Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 96

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 407-411).


M Lovelace à M Belford.

mardi et mercredi, 11 et 12 avril. Tu veux que j’exécute ma promesse, et que je ne te dissimule rien de ce qui s’est passé entre ma déesse et moi. Il est vrai que jamais un plus beau sujet n’exerça ma plume. D’ailleurs, j’ai du temps de reste. Si j’en croyais toujours la dame de mes affections, l’accès me serait aussi difficile auprès d’elle, qu’au plus humble esclave auprès d’un monarque de l’orient. Il ne me manquerait donc que l’inclination, si je refusais de te satisfaire ; mais notre amitié, et la fidèle compagnie que tu m’as tenue au cerf-blanc, me rendraient inexcusable. Je te quittai, toi et nos camarades, avec la ferme résolution, comme tu sais, de vous rejoindre, si mon rendez-vous manquait encore ; pour nous rendre ensemble chez le sombre père des Harloves, demander audience au tyran, lui porter mes plaintes de la liberté avec laquelle on attaque mon caractère ; pour tenter, en un mot, par des voies honnêtes, de lui inspirer de meilleures idées, et le porter à traiter sa fille avec moins de barbarie, et moi-même avec un peu plus de civilité. Je t’ai dit les raisons qui m’avoient empêché de prendre la lettre de ma déesse. Je ne me trompais pas. J’y aurais trouvé un contre-ordre ; et le rendez-vous aurait manqué. A-t-elle pu croire qu’après avoir été une fois trompé, je n’insisterais pas sur sa promesse ; et que je ne trouverais pas le moyen de retenir une femme dans mes filets, après avoir apporté tant de soins à l’y engager ? Aussi-tôt que j’entendis remuer le verrou du jardin, je me crus sûr d’elle. Ce mouvement me fit tressaillir. Mais lorsqu’il fut suivi de l’apparition de ma charmante, qui m’environna tout d’un coup d’un déluge de lumière, je marchai sur l’air, et je me regardai à peine comme un mortel. Je te ferai quelque jour la description de ce spectacle, au moment qu’il s’offrit à mes yeux, et tel que j’eus ensuite le tems de le mieux observer. Tu sais quel critique je suis, pour tout ce qui regarde l’agrément, la figure et l’ajustement des femmes. Cependant il y a dans celle-ci une élégance naturelle qui surpasse tout ce qu’on peut se représenter. Elle orne ce qu’elle porte, plus qu’elle n’en est ornée. N’attends donc qu’une foible esquisse et de sa personne et de sa parure. L’effort qu’elle avait fait sur elle-même, pour tirer le verrou, ayant comme épuisé sa hardiesse, un trouble charmant, qui succéda aussi-tôt, me fit remarquer que le feu naturel de ses yeux se tournait en langueur. Je la vis trembler. Je jugeais que la force lui manquait, pour soutenir les agitations d’un cœur qu’elle n’avait jamais trouvé si difficile à gouverner. En effet, elle était prête à s’évanouir, et je fus obligé de la soutenir dans mes bras. Précieux moment ! Que mon cœur, qui battait si près du sien, partagea délicieusement une si douce émotion ! Son habillement m’avait fait juger, au premier coup-d’œil, qu’elle n’était pas disposée à partir, et qu’elle était venue dans l’intention de m’échapper encore une fois. Je ne balançai point à me servir de ses mains, que je tenais dans les miennes, pour la tirer doucement après moi. Ici commença une dispute, la plus vive que j’aie jamais eue avec une femme. Tu me plaindrais, cher ami, si tu savais combien cette aventure m’a coûté. Je priai, je conjurai. Je priai et je conjurai à genoux. Je ne sais si quelques larmes n’eurent point part à la scène. Heureusement que, sachant fort bien à qui j’avais à faire, mes mesures étoient prises pour toutes les suppositions. Sans les précautions que je t’ai communiquées, il est sûr que j’aurais manqué mon entreprise ; mais il ne l’est pas moins que, renonçant à ton secours et à celui de tes camarades, je serais entré dans le jardin, j’aurais accompagné la belle jusqu’au château ; et qui sait qu’elles auraient été les suites ? Mon honnête agent entendit mon signal, quoique un peu plus tard que je ne l’eusse souhaité, et joua fort habilement son rôle. Ils viennent, ils viennent ! Fuyez, vîte, vîte, ma chère ame, m’écriai-je en tirant mon épée d’un air redoutable, comme si j’avais été résolu d’en tuer une centaine ; et, reprenant ses mains tremblantes, je la tirai si légèrement après moi, qu’à peine étois-je aussi prompt avec les aîles de l’amour, qu’elle avec l’aiguillon de la crainte. Que veux-tu de plus ? Je devins son monarque. Je te ferai ce détail, la première fois que nous nous verrons. Tu jugeras de mes peines, et de sa perversité. Tu te réjouiras avec moi de mon triomphe sur une femme si pénétrante et si réservée. Mais que dis-tu de cette fuite, de ce passage d’un amour à l’autre ? Fuir des amis qu’on était résolue de ne pas quitter pour suivre un homme avec lequel on était résolue de ne pas partir. Tu ne ris pas, Belford ? Dis-moi donc, connais-tu rien de si comique ? ô sexe ! Sexe ! Charmante contradiction ! Tiens, l’envie de rire me prend. Je suis forcé de quitter ma plume pour me tenir les côtés. Il faut que je me satisfasse, tandis que je suis dans l’accès. Ma foi ! Belford, je suis trompé si mes coquins de valets ne me croient fou. J’en viens d’appercevoir un qui a passé la tête à ma porte, pour voir avec qui je suis, ou quelle manie m’agite. L’impudent m’a surpris dans un éclat de rire, et s’est retiré en riant lui-même. Oh ! L’aventure est trop plaisante ! J’en veux rire encore… si tu pouvais te la représenter comme moi, tu serais forcé d’en rire aussi ; et je t’assure, mon ami, que si nous étions ensemble, nous en ririons une heure entière. Mais, vous, charmante personne ! N’ayez pas regret, je vous prie, aux petites ruses par lesquelles vous soupçonnez que votre vigilance a pu se laisser surprendre. Prenez garde d’en exciter d’autres qui pourraient être plus dignes de vous. Si votre monarque a résolu votre chute, vous tomberez. Quelle imagination, ma chère, de vouloir attendre, pour votre mariage, que vous soyez convaincue de ma réformation ! Ne craignez rien ; si tout ce qui peut arriver arrive, vous aurez à vous plaindre de votre étoile plus que de vous-même. Mais, au pis aller, je vous ferai des conditions glorieuses. La prudence, la vigilance, qui défendront généreusement la place, sortiront avec les honneurs de la guerre. Tout votre sexe et tout le mien conviendront, en apprenant mes stratagêmes et votre conduite, que jamais forteresse n’aura été mieux défendue, ni forcée plus noblement. Il me semble que je t’entends dire : quoi ! Vouloir rabaisser une divinité de cet ordre, à des termes indignes de ses perfections ? Il est impossible, Lovelace, que tu aies jamais eu dessein de fouler aux pieds tant de sermens et de protestations solennelles. C’est un dessein que je n’ai pas eu ; tu as raison. Que je l’aie même aujourd’hui, mon cœur, le respect que j’ai pour elle, ne me permettent pas de le dire. Mais ne connais-tu pas mon aversion pour toutes sortes d’entraves ? N’est-elle pas au pouvoir de son monarque ? Et seras-tu capable, Lovelace, d’abuser d’un pouvoir que tu dois… ? à quoi ? Nigaud. Oseras-tu dire à son consentement ? Mais ce pouvoir, me diras-tu, je ne l’aurais pas, si elle ne m’avait estimé plus que tous les autres hommes. Ajoute que je n’aurais pas pris tant de peine pour l’obtenir, si je ne l’avais aimée plus que toute autre femme. Jusques-là, Belford, nos termes sont égaux. Si tu parles d’honneur, l’honneur ne doit-il pas être mutuel ? S’il est mutuel, ne doit-il pas renfermer une mutuelle confiance ? Et quel degré de confiance puis-je me vanter d’avoir obtenu d’elle ? Tu sais tout le progrès de cette guerre ; car je ne puis lui donner un autre nom ; et je suis même fort éloigné de pouvoir la nommer une guerre d’amour. Des doutes, des défiances, des reproches de sa part ; les plus abjectes humiliations de la mienne ; obligé de prendre un air de réformation, que tous, autant que vous êtes, vous avez craint de me voir adopter sérieusement. Toi-même, n’as-tu pas souvent observé qu’après m’être approché du jardin de son père à la distance d’un mille, et sans avoir eu l’occasion de la voir, je ne retournais pas de bonne grâce à nos plaisirs ordinaires ? Ne mérite-t-elle pas d’en porter la peine ? Réduire un honnête homme à l’hypocrisie, quelle tyrannie insupportable ! D’ailleurs, tu sais fort bien que la friponne m’a joué plus d’une fois, et qu’elle n’a pas fait scrupule de manquer à des rendez-vous promis. N’as-tu pas été témoin de la fureur que j’en ai ressentie ? N’ai-je pas juré, dans mes emportemens, d’en tirer vengeance ? Et, parjure pour parjure, s’il faut que j’en commette un en répondant à son attente ou en suivant mes inclinations, ne suis-je pas en droit de dire comme Cromwel : " il s’agit de la tête du roi ou de la mienne, et le choix est en mon pouvoir ; puis-je hésiter un moment " ? Ajoute encore que je crois appercevoir, dans sa circonspection et dans sa tristesse continuelle, qu’elle me soupçonne de quelque mauvais dessein : et je serais fâché qu’une personne que j’estime fût trompée dans son attente. Cependant, cher ami, qui pourrait penser sans remords à se rendre coupable de la moindre offense, contre une créature si noble et si relevée ? Qui n’aurait pas pitié ?… mais, d’autre part, si lente à se fier à moi, quoiqu’à la veille de se voir forcée de prendre un homme dont la seule concurrence est une disgrâce pour ma fierté ! Et d’une humeur si chagrine, à présent qu’elle a franchi le pas ! Quel droit a-t-elle donc à ma pitié, sur-tout à une pitié dont son orgueil serait infailliblement blessé ? Mais je ne prends pas de résolution. Je veux voir à quoi son inclination sera capable de la porter, et quel mouvement je recevrai aussi de la mienne. Il faut que le combat se fasse avec égalité d’avantage. Malheureusement pour moi, chaque occasion que j’ai de la voir me fait sentir que son pouvoir augmente, et que le mien s’affoiblit. Cependant, quelle folle petite créature, de vouloir attendre, pour m’accorder sa main, que je sois un homme réformé ; et que ses implacables parens deviennent traitables, c’est-à-dire qu’ils changent de nature ! Il est vrai que, lorsqu’elle m’a prescrit toutes ces loix, elle ne pensait guère que, sans aucune condition, mes ruses la feraient sortir hors d’elle-même . C’est l’expression de cette chère personne, comme je te le raconterai dans un autre lieu. Quelle est ma gloire, de l’avoir emporté sur sa vigilance et sur toutes ses précautions ! J’en suis plus grand de la moitié, dans ma propre imagination. Je laisse tomber mes regards sur les autres hommes, du haut de ma grandeur et d’un air de supériorité sensible ; ma vanité approche de l’extravagance. En un mot, toutes les facultés de mon ame sont noyées dans la joie. Lorsque je me mets au lit, je m’endors en riant. Je ris, je chante à mon réveil. Cependant je ne saurais dire que j’aie rien en vue de fort proche : et pourquoi ? Parce qu’on ne me trouve point encore assez réformé. Je t’ai dit dans le tems, si tu t’en souviens, combien cette restriction pouvait tourner au désavantage de la belle, si je pouvais l’engager une fois à quitter la maison de son père, et si je me trouvais disposé à la punir tout ensemble et des fautes de sa famille, et des peines infinies que je l’accuse elle-même de m’avoir causées. Elle ne s’imagine guère que j’en aie tenu le compte ; et que, lorsque je me sentirai trop attendri en sa faveur, je n’ai qu’à jeter les yeux sur mon mémoire, pour m’endurcir autant qu’il sera convenable à mes vues. ô charmante Clarisse ! Rappelle bien ton attention. Retranche tes airs hautains. Si tu n’as que de l’indifférence pour moi, je ne crois pas que ta sincérité te puisse tenir lieu d’excuse. Je ne l’admettrai pas. Songe que tu es en mon pouvoir. Si tu m’aimes, ne crois pas non plus que les déguisemens affectés de ton sexe te puissent servir beaucoup, avec un cœur aussi fier et aussi jaloux que le mien. Souviens-toi d’ailleurs que tous les péchés de ta famille sont rassemblés sur ta tête. Mais, Belford ! Lorsque je vais revoir ma déesse, lorsque je me retrouverai sous les rayons brûlans de ses yeux, que deviendront toutes ces vapeurs, qui se forment de l’incertitude de mes idées et de la confusion de mes tyranniques sentimens ? Quelles que puissent être mes vues, sa pénétration m’oblige d’avancer à la sape . Rien ne doit manquer aux apparences. Elle sera ma femme, quand je le voudrai : c’est un pouvoir que je ne saurais perdre. Les premières études, quoique les mêmes pour tous les jeunes gens qu’on met au collége, font distinguer la différence de leur génie, et découvrir d’avance le jurisconsulte, le théologien, le médecin. Ainsi la conduite de ma belle me fera décider si c’est en qualité de femme qu’elle doit m’appartenir. Je penserai au mariage, lorsque je serai résolu de me réformer. Il sera temps alors pour l’un, dit la belle : moi, je dis pour l’autre. Où s’égare mon imagination ? C’est le maudit effet d’une situation, dans laquelle en vérité je ne sais à quoi m’arrêter. Je te communiquerai mes vues, à mesure qu’elles s’éclairciront pour moi-même. Je te dirai de bonne foi le pour et le contre. Mais il me semble qu’étant si loin de mon sujet, il est trop tard aujourd’hui pour y revenir. Peut-être t’écrirai-je tous les jours ce que l’occasion pourra m’offrir ; et je trouverai, par intervalles, le moyen de t’envoyer mes lettres. Ne t’attends pas à beaucoup d’exactitude et de liaison dans mon style. Il te suffit d’y reconnaître ma volonté suprême, et le sceau de ton chef.