Histoire de Nala/Introduction

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Histoire de Nala (Conte indien)
Traduction par Paul-Émile Dumont.
Texte établi par M. Lamertin, Edition du « Flambeau » (p. 7-16).

INTRODUCTION


Par son étendue et par sa variété, le Mahâbhârata est le plus imposant de tous les monuments de l’antique littérature de l’Inde. Ce vaste poème a plus de cent mille stances, alors que l’Iliade ne compte pas seize mille hexamètres. Le Mahâbhârata, c’est, comme son nom l’indique, la grande épopée des Bhâratas ; c’est l’histoire de la lutte acharnée, de la terrible bataille, que les Pândavas et les Kauravas, descendants les uns et les autres du héros Bharata, se sont livrée dans la plaine sacrée que l’on appelle le Kouroukshetra, et qui s’étend entre la Sarasvatî et la Drishadvatî, à l’ouest du Gange et de la Yamounâ.

C’est là l’élément essentiel du poème. Mais à cette épopée primitive se sont ajoutés, au cours des siècles, une foule d’autres récits épiques ; ce qui fait que le Mahâbhârata est non seulement l’épopée des Bhâratas, mais une sorte de répertoire de toute la matière épique de l’Inde ancienne. C’est autre chose encore : on y trouve non seulement une foule de récits épiques, mais une foule de légendes mythologiques, de contes merveilleux, de fables, de paraboles, d4histoires édifiantes ; on y trouve de longues énumérations de préceptes religieux et moraux, des prières, des litanies, la généalogie des dieux et des héros, de longs poèmes cosmologiques et métaphysiques, des traités de morale, de droit, de politique et de philosophie ; de sorte que le Mahâbhârata, plus encore qu’un poème épique, est comme une vaste encyclopédie de l’Inde ancienne.

Il va de soi que ce poème gigantesque, qui contient d’admirables beautés, de délicieuses fleurs d’immortelle poésie et des pensées d’une singulière profondeur, est dans son ensemble une sorte de monstre. Il n’a pas la belle ordonnance des épopées classiques, et l’on est tenté de le comparer plutôt à une immense forêt sauvage qu’à un édifice aux lignes harmonieuses et au plan bien établi. Pendant de longs siècles, la grande épopée a été remaniée bien des fois ; née des récits héroïques des anciens bardes de la caste guerrière, elle a reçu l’empreinte de la caste sacerdotale ; elle a subi l’influence de la littérature mystique et ascétique, et de la littérature des sectes vishnouites et çivaïtes ; elle a accueilli dans son sein toutes sortes d’éléments disparates, appartenant à différentes époques et provenant de différents milieux ; et comme cependant le style est resté en général à peu près le même partout — attendu que le style épique était facile à imiter et que de tout temps les Indiens ont excellé dans l’art du pastiche, — les problèmes de la genèse et de la composition du poème sont très complexes et extrêmement difficiles à résoudre.

Il est fort difficile également d’établir la date du Mahâbhârata. D’après les dernières études qui ont été faites, il semble que c’est à une date qui ne peut être ni antérieure à l’an 400 avant J.-C, ni postérieure à l’an 400 après J.-C, que le poème a reçu la forme qu’il a actuellement. M. Hopkins propose comme date l’époque qui s’étend de l’an 300 à l’an 100 avant notre ère. Mais s’il est probable que c’est à cette époque que le Mahâbhârata a reçu sa forme définitive, s’il est vrai que jusqu’à présent on ne peut prouver qu’une épopée intitulée Mahâbhârata existait avant le quatrième siècle avant J.-C-, il est certain cependant que le Mahâbhârata contient des légendes, des récits épiques, des contes, qui sont beaucoup plus anciens et dont quelques uns remontent à l’époque védique.

L’Histoire de Xala, dont nous présentons ici une traduction nouvelle^ appartient sans aucun doute aux parties les plus anciennes du Mahâbhârata. Nala, le roi des Nishadhas, le héros de l’histoire, est cité dans le Çatapathabrâhmana, un texte qui est peut être de l’an 900 avant notre ère. D’autre paît, selon l’opinion autorisée d’Oldenberg, la forme du récit épique dans l’Inde à l’epoque védique, était un mélange de prose et de vers, les vers venant prendre la place de la prose dans les parties les plus dramatiques du récit ou du dialogue. Or nous trouvons un souvenir de cette forme primitive dans l’Histoire de Nala : en effet, dans ce conte qui est tout entier en vers, il est spécifié que certaines paroles sont dites en vers, reniai que qui ne s’explique guère que dans un ouvrage rédigé partie en prose, partie en vers. De plus, il faut noter que l’on ne voit paraître dans l’Histoire de Nala, ni Çiva, ni Vishnou, mais seulement les anciens dieux védiques : Indra, Varouna, Agni et Yama. Enfin il y a dans la peinture des sentiments, dans les descriptions de la nature, dans certains traits de mœurs, une simplicité, une naïveté que l’on ne retrouve pas dans les parties postérieures de la grande épopée.

L’Histoire de Nala est une belle et simple histoire d’amour, que pendant de longs siècles et encore aujourd’hui les habitants des bords du Gange et de l’Indus ne se sont point lassés d’écouter et de répéter ; et l’héroïne Damayantî, exemple de fidélité conjugale, est aussi célèbre dans l’Inde que Pénélope dans l’antiquité classique. Nala est un prince doué de toutes les vertus et de toutes les qualités, qui aime, sans l’avoir jamais vue, une princesse d’une beauté incomparable, Damayantî. Des cygnes merveilleux annoncent à Damayantî l’amour de Nala, et la belle princesse leur répond qu’elle l’aime. Les plus puissants des dieux se présentent pour obtenir sa main. Mais elle leur préfère Nala, et sait pourtant se concilier leur faveur et leur protection. Cependant le mauvais génie Kali, le démon du jeu, qui lui aussi désirait épouser la princesse, furieux du choix de Damayantî, jure de se venger. Possédé par Kali, le roi Nala perd au jeu de dés son royaume et tous ses biens. Il fuit alors dans la forêt avec Damayantî, et dans son affollement, afin que son épouse ne soit pas forcée de partager ses misères, espérant qu’elle s’en retournera chez ses parents, il l’abandonne. Après de nombreuses et merveilleuses aventures, les deux époux se retrouvent, et Nala, qui, ayant appris l’art de compter rapidement, possède désormais la science du jeu de dés et a pu enfin se débarrasser de Kali, reconquiert son royaume, et, adoré de ses sujets, vit heureux avec son épouse fidèle et ses deux beaux enfants.

Comme on voit, le jeu de dés, dont il s’agit ici, n’est pas tout à fait un jeu de hasard ; il importe aussi de calculer rapidement sans erreur. En quoi consistait le jeu de dés dans l’Inde ancienne ? Malgré l’abondance des textes, les indianistes sont restés longtemps sans pouvoir répondre à cette question d’une manière satisfaisante. Mais l’excellent travail que M. Lueders a publié en 1905 nous permet aujourd’hui de nous faire une idée de ce qu’était ce jeu. Les dés étaient simplement des noix, non marquées, de l’arbre vibhitaka. Il semble que l’on jouait ainsi : l’un des joueurs, après avoir annoncé son enjeu, prenait au tas une poignée de noix et la jetait ; l’autre joueur aussitôt jetait une autre poignée de noix, et s’il arrivait ainsi à former un total divisible par quatre, cela faisait Krita, le coup parfait, et il avait gagné ; si la division par quatre donnait trois de reste, c’était trétâ ; si elle donnait deux de reste, c’était dvâpara ; si elle donnait un de reste, c’était kali, et il avait perdu. De là pour le second joueur l’importance de compter d’un coup d’œil les noix jetées par le premier.

Les personnages de l’Histoire de Nala, ce sont des rois et des reines, des princes et des princesses, leurs serviteurs et leurs servantes ; ce sont aussi des dieux et des génies, et de saints anachorètes, qui par leurs pratiques ascétiques ont acquis des pouvoirs surnaturels. L’action est pleine de merveilleux : de saints rishis vont visiter les dieux, des oiseaux aux ailes d’or parlent, le roi des serpents Karkotaka, demi-dieu, homme et serpent à la foi, se fait petit comme le pouce ; Nala est métamorphosé.

La scène, c’est la cour et le palais des rois ; puis, c’est la forêt tropicale dans toute sa splendeur et dans toute son horreur, avec ses arbres fleuris, ses fleuves, ses lacs, ses cascades, ses montagnes, et aussi ses tigres, ses éléphants, ses serpents monstrueux,

L’Histoire de Nala est un des épisodes les plus célèbres du Mahâbhârata. Mais si elle a été souvent traduite en anglais et en allemand, il n’en existait, je pense, jusque dans ces derniers temps, qu’une seule traduction française, la traduction peu satisfaisante d’Hippolyte Fauche, dans son Mahâbhârata (1863 1870). J’avais à peu près terminé la moitié du travail que je publie aujourd’hui, lorsque j’ai appris que M. Sylvain Lévi venait de faire paraître dans la collection des classiques de l’Orient de M. Goboulew, une traduction de Nala (Paris 1920). J’ai hésité alors à achever l’ouvrage commencé. Mais comme il m’a semblé que par la forme et par l’esprit dans lequel elle était conçue, ma traduction était assez différente de celle de M. Sylvain Lévi, que d’ailleurs j’avais suivi une autre édition du texte, l’édition d’Eggeling (Edimbourg 1913), et qu’enfin je m’adressais à d’autres lecteurs, j’ai cru pouvoir achever mon travail et le publier. Si je suis parvenu à faire goûter à mes lecteurs le charme de cette touchante histoire d’amour, la poésie étrange d’un conte qui a fait la joie de tant de générations dans l’Inde antique, ce n’est pas en vain que j’aurai persévéré.

Je me suis efforcé de faire une traduction à la fois fidèle et élégante. Je ne me flatte pas d’avoir toujours réussi ; car c’est là une tâche difficile. Comme dans tous les contes orientaux, il y a dans l’Histoire de Nala des longueurs, des redites, une grande accumulation d’épithètes. J’ai cru qu’il était de mon devoir de traducteur de maintenir tout cela. Je me suis permis seulement de supprimer les exclamations telles que « ô roi ! ô fils de Kountî ! ô Bhârata ! » par lesquelles le brahmane Brihadaçva, qui dans le Mahâbhârata raconte l’Histoire de Nala au roi Youdhishthira, appelle l’attention de celui-ci, au cours de son récit.

P.-E. Dumont