Histoire de Notre-Dame de France/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER

Origine de l’Œuvre.


Il est au sein des monts, sous une roche inculte,
Vierge, une cité célèbre par ton culte,
Depuis les jours sans nombre où ses volcans éteints
Pour la première fois virent l’image sainte,
Que d’obscurs pèlerins dans son heureuse enceinte,

Portèrent des climats lointains.

Là, parmi tous ces pics, qui sur la ville antique
Dessinent dans les airs leur forme fantastique,
Il en est un surtout qu’on renomme en tous lieux.
La terre en a reçu les puissantes racines
Et son altier sommet couronné de ruines

Semble se perdre dans les cieux.

Voilà le piédestal qu’on t’a choisi pour trône.
Ah ! celui-là du moins, ô céleste Patronne !
Des volages mortels peut défier l’affront :
Son pied large et profond, qui trempe dans la lave,
Rirait de leurs efforts ; et la foudre qu’il brave

Tonne sans entamer son front.

Et quel bras contre toi se tournerait sans crainte ?
L’on verrait, ranimant leur cendre mal éteinte,
Les volcans entr’ouvrir leur gouffre menaçant ;
Et le grand Duguesclin, le vaillant connétable,
Dont ce sol garde encor la tombe redoutable,

Se lèverait en frémissant[1].


La statue de Notre-Dame de France est si bien faite pour le rocher qui lui sert de base, la basilique et la ville qu’elle protège, le magnifique panorama qu’elle embellit encore et qu’elle couronne, qu’on se demande, en la contemplant, comment Le Puy-Notre-Dame a pu exister sans elle. Et cependant, jusqu’au 8 décembre 1854, date de la proclamation du dogme de l’Immaculée-Conception et de l’arrivée à la cime du rocher de la première pierre du piédestal, il n’y avait, sur le sommet de Corneille, qu’une enceinte circulaire délabrée, formée par un mur d’environ deux mètres d’élévation, débris informe d’une sorte de vedette, d’où il était facile de signaler un incendie. Au milieu de ces ruines battues par tous les vents, s’agitait une girouette placée là, il y a une trentaine d’années, par les soins de la Société d’agriculture.

« Ce rocher, dit M. Bertrand, d’après Arnaud, est formé de brèches volcaniques. Il recouvre le gypse et le calcaire d’eau douce ; il repose immédiatement sur des sables jaunâtres. » Faujas de Saint-Fond dit qu’il est entièrement composé de laves poreuses, de fragments de basalte, de gros noyaux de quartz, de granit, de nœuds de pierre calcaire ordinairement altérée, avec quelques portions de spath calcaire sain et intact.

Il affecte la forme d’un mur de cent trente-deux mètres d’élévation et d’une épaisseur variable, qui court du nord au midi, puis du midi s’incline vers l’est, et protège la ville échelonnée à ses pieds contre les vents du nord et du nord-ouest.

Une charte de Louis-le-Gros, datée de 1134, donne à l’évêque Humbert la cité d’Anis ou du Puy, avec le château de Corneille ; Louis-le-Jeune la confirme en 1146. Au XVIe siècle, le château fut fortifié, muni d’un pont-levis et armé de plusieurs pièces d’artillerie. En 1582, on posa une cloche d’alarme sur le sommet du rocher, où fut bâtie une enceinte de murs crénelés. Le 10 décembre 1589 et les jours suivants, un feu continuel d’artillerie bien nourri était échangé entre le château de Corneille d’une part, et, de l’autre, les forts d’Espaly, de Polignac et de Saint-Marcel. Et pourquoi cette lutte meurtrière ? C’est que l’évêque Antoine de Senecterre avait reconnu Henri IV pour roi de France, avant d’avoir obtenu le bon plaisir des ligueurs, maîtres de la ville.

Il était temps de remplacer la cloche d’alarme et même la girouette inoffensive par un symbole de concorde et de paix. Il était temps de substituer aux canons braqués contre le château épiscopal des canons transformés par le feu en objet d’art, en statue religieuse. Il était temps d’élever près de Notre-Dame, sur le piédestal que le Créateur lui-même nous avait fourni, un monument qui fût en rapport avec la beauté de notre site, la constance de notre foi et les exigences de notre histoire.

Aussi était-ce pour les habitants de la ville de Notre-Dame comme un désir inné de voir toutes les beautés naturelles et artistiques qui abondent sur le mont Anis et dans ses environs, rehaussées par un monument que les progrès de l’art avaient rendu de plus facile exécution. Ce monument devait servir de pendant à la chapelle aérienne qui surmonte la roche d’Aiguilhe, compléter la reconstruction de notre cathédrale, réparer l’outrage sacrilège, qui, le 8 juin 1794, avait livré aux flammes l’image de Notre-Dame vénérée depuis tant de siècles, et ramener à notre antique sanctuaire le concours empressé des pèlerins. M. Mandet a dit avec raison : « Après avoir vu le prestigieux effet produit par les roches monumentales de Polignac, de Ceyssac, de Saint-Michel, d’Espaly, de Bouzols, il n’est personne à qui l’idée d’une statue gigantesque sur la cime de Corneille ne soit venue parfois sourire. »

Mais pouvait-on espérer que ce monument serait le perpétuel mémorial de la définition si longtemps attendue du dogme de l’Immaculée-Conception ?… Qu’il serait en même temps le trophée national d’une glorieuse victoire ?… Qu’il serait érigé par la France entière… et dénommé à jamais la Statue de Notre-Dame de France ?… Qu’il serait un vrai chef-d’œuvre de sculpture religieuse ?… Qu’il paraîtrait, accompagné et de l’histoire monumentale intitulée Notre-Dame de France et de l’immense collection des documents relatifs à la définition de l’Immaculée-Conception, offerte par un ancien directeur de notre séminaire à Notre-Dame du Puy et à Pie IX et appelée par le Pontife-Roi un monument splendide ?… — Non, le succès a dépassé de beaucoup toutes nos espérances, et c’est pourquoi nous disons avec l’abbé Sire : La Sainte Vierge elle-même a inspiré, béni et conduit à bon terme tout ce grand dessein.

L’Œuvre a coûté plus de sept ans de travail ; et ce travail s’est fait à travers des circonstances tantôt contraires et tantôt favorables ; mais la divine Providence, qui sait tirer le bien du mal, a fait contribuer au succès les incidents qui semblaient devoir l’entraver. Ainsi la retraite de M. Crozatier a amené l’avènement et le triomphe de M. Bonnassieux ; le refus d’autorisation d’une loterie comme moyen de faire face à la dépense a rendu nécessaire la souscription nationale ; et la souscription nationale a fait de notre monument celui de la nation très-chrétienne et partout lui a fait donner le nom de Notre-Dame de France, que le moyen-âge attribuait à Notre-Dame du Puy ; les prétentions élevées à Givors par l’habile contre-maître de notre fondeur ont rendu notre sculpteur de plus en plus exigeant et difficile, et ses exigences n’ont cessé de tourner au profit de notre œuvre et de la rendre de tout point accomplie ; les mesures un peu vives prises par l’administration, au moment de la pose de la statue, ont amené une expertise dont le jugement a été favorable et quelques modifications dont nul ne se plaint aujourd’hui.

Parmi les circonstances propices, il faut placer le mouvement universel imprimé par Rome en faveur de l’Immaculée-Conception, mouvement inespéré, qui a disposé tous les cœurs à concourir à notre entreprise. Ajoutons l’influence heureuse produite par le Jubilé semi-séculaire de 1851, par le grand Jubilé que Notre-Dame du Puy a célébré en 1853 et le couronnement de Notre-Dame en 1856. N’oublions pas de rappeler aussi la reconstruction de notre cathédrale, commencée sous Mgr Darcimoles ; mais mentionnons surtout comme circonstance des plus favorables la présence sur le siège épiscopal du Puy de Mgr Joseph-Auguste-Victorin de Morlhon, qui a pris l’initiative et la responsabilité de cette grande entreprise et, par sa prudence et sa persévérance, l’a conduite au plus heureux terme.

Les pieuses dispositions de notre population ont puissamment secondé le digne Évêque. Elles expliquent la parfaite unanimité qui s’est déclarée dans la ville et le diocèse, toutes les fois que les sympathies pour notre monument ont dû se traduire en offrandes et en sacrifices. Nulle opposition, hâtons-nous de le dire, n’a été remarquée dans la cité de Notre-Dame. Hors du diocèse, sauf quelques attaques huguenotes de M. Puaux, une critique en style tudesque qu’un économiste allemand a fait paraître dans la Revue européenne et quelques insinuations jalouses qui ont trouvé place dans certains journaux lyonnais, l’Œuvre n’a rencontré partout qu’encouragement, félicitation, sympathie généreuse.

Dès 1846, pendant que le P. de Ravignan préparait à Vals ses belles conférences pour Notre-Dame de Paris, ce vénéré Père, émerveillé de notre site, essaya de persuader à Mgr Darcimoles, d’élever sur la crête de Corneille une statue à la Mère de Dieu. Une dame anglaise, qui s’occupait à Paris de l’instruction religieuse des anglicanes en voie de conversion au catholicisme, lady Murray, interrogea par écrit le P. de Ravignan sur la part qu’il avait prise à cette belle œuvre. Le Père lui répondit sur un petit billet qu’on garde dans nos archives : Il est vrai : une première idée fut suggérée, il y a déjà bien des années, par votre pauvre serviteur… ; mais Mgr Darcimoles en avait assez de la reconstruction de la cathédrale. Le diocèse du Puy devait le céder bientôt à l’église métropolitaine d’Aix. Il ne crut pas pouvoir donner suite à cette proposition, qu’un autre orateur devait reprendre dans des conditions plus favorables.

Ce succès était réservé à M. l’abbé Combalot, orateur et écrivain, qui excelle à revêtir de grandioses images les pensées religieuses. En 1850, il fut invité à prêcher la retraite à notre clergé. À cette époque, le Puy avait pour évêque Mgr de Morlhon, appelé à succéder à Mgr Darcimoles par sa nomination du 5 décembre 1846 et sa prise de possession en 1847. Neveu de Mgr de Morlhon, mort archevêque d’Auch, issu d’une des plus anciennes et des plus nobles familles du Rouergue, ce pieux Prélat, né le 18 décembre 1799, était prédestiné à devenir, selon le mot de Pie IX, l’Évêque de la Grande-Madone. MM. les vicaires capitulaires ont interprété la pensée de tous ceux qui l’ont connu, quand ils ont loué, dans leur mandement, sa tendre piété, son zèle ardent, sa généreuse charité, sa libéralité inépuisable, l’ineffable bonté de son cœur. Bon sans faste, généreux jusqu’à l’entier épuisement de ses ressources, on a dit de lui qu’il se montrait jaloux d’un seul droit : celui de tout donner avant de demander la plus légère obole. Longtemps indécis sur le meilleur parti à prendre, acceptant volontiers un conseil, il marchait dès qu’il se sentait appuyé par l’opinion, et se montrait constant, prudent et suivi dans ses entreprises. Plein de saints désirs pour le bien de son diocèse, il ne savait pas résister à une noble et généreuse inspiration, et son concours était acquis d’avance à toute bonne œuvre ; s’il se montrait timide ou irrésolu, c’était surtout quand il fallait demander aux autres ou punir. L’abbé Combalot n’eut pas de peine à l’engager à entreprendre une œuvre si bien faite pour l’époque et le pays, et qui devait devenir une des gloires de son épiscopat. Avec son autorisation, le puissant orateur profita du concours du clergé et des fidèles rassemblés, le vendredi 27 juillet, à Notre-Dame, par la rénovation des promesses cléricales, pour lancer du haut de la chaire l’idée du monument à élever et de la souscription nécessaire pour en couvrir les frais.

M. Mandet rapporte en ces termes la péroraison de son discours : « Après avoir décrit la génératrice influence de l’Église d’Anis sur les destinées de la province : « Enfants du Velay, » s’écria l’orateur, « le passé est pour vous le gage d’un prospère avenir. Je le prédis, vous verrez accourir de tous les points de l’horizon une foule avide d’admirer vos pittoresques vallées, le jour où la reconnaissance et la foi uniront leurs efforts pour élever une statue colossale sur le front superbe du rocher qui commence où s’achève le dôme de cette basilique. »

Cet appel à la piété des enfants de Notre-Dame ne resta pas sans écho. Il avait retenti jusqu’au fond de l’âme du généreux Prélat. À l’issue du sermon, il fut convenu que le dimanche 4 août, MM. les curés de la ville monteraient en chaire pour recommander l’œuvre à leurs paroissiens et que des zélateurs nommés par eux feraient la quête dans la ville. Cette quête fut faite, en effet, dans les quatre paroisses. Elle fit verser de mille à onze cents francs. Des sommes plus considérables furent souscrites ; mais ces souscriptions ne dépassèrent pas quelques milliers de francs et ne reçurent aucune publicité. L’Évêque avait souscrit pour 1 500 fr. MM. les grands-vicaires et les chanoines, les uns pour 100 fr., les autres pour 50 fr[2]. Tout cela voulait dire qu’on était en présence de l’inconnu et que l’opinion publique, très sympathique d’ailleurs, n’était pas encore convaincue que l’œuvre fût née viable. M. Coupe a dit avec juste raison, dans l’oraison funèbre de Mgr de Morlhon : « Oui, il y a loin de cette première idée échappée à l’improvisation d’un célèbre prédicateur, de ce que nous appelions alors un rêve poétique, traversant un moment une pieuse imagination pour aller bientôt se perdre dans l’oubli, à cette magnifique réalisation du chef d’œuvre, qui, sous le nom de Notre-Dame de France, a fait de la ville du Puy comme la capitale du culte de Marie, et qui perpétuera avec son nom celui de l’immortel ouvrier à qui il a été donné de l’entreprendre et de l’achever ! »

  1. Notre-Dame de France. Ode, par Léon Valéry, couronnée par l’Académie des Jeux Floraux, en 1858.
  2. Sur ces premières listes, conservées à l’évêché, le séminaire est inscrit pour 1 000 francs ; l’Instruction pour la même somme ; M. le curé de Notre-Dame pour 600 fr. ; l’abbé Michel, grand-chantre, pour 200 ; MM. les vicaires de Notre-Dame pour 50 fr., etc.