Histoire de deux peuples/Chapitre I

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Flammarion (p. 7-29).

CHAPITRE PREMIER

LA MONARCHIE HÉRÉDITAIRE DES CAPÉTIENS
ET L’ANARCHIE ALLEMANDE.

Dès que la persévérance de plusieurs générations capétiennes eut commencé de donner à la France une figure, le problème des frontières de l’Est se posa. Le royaume, ayant grandi, se heurtait soudain à un monde hostile. L’Allemagne montait la garde devant le Rhin, et c’était vers le Rhin qu’il fallait tendre pour que l’œuvre fût achevée, classique, pour qu’elle satisfît la raison. L’instinct des chefs poussait les ducs de France, héritiers de la tradition gallo-romaine, à refaire la Gaule de César. Et déjà il se révélait que, vers la Germanie, la lutte serait difficile et longue… Si longue, si difficile, qu’au XXe siècle, loin d’être achevée, elle aura repris dans les conditions les plus inhumaines, les plus terribles qui se soient vues depuis les invasions barbares. Sur cinq côtés de l’hexagone, les successeurs de Hugues Capet avaient donné à la France sa forme et ses limites. Ils ont disparu avant d’avoir achevé leur tâche. Et l’œuvre de tant d’années a même été entamée, compromise, sur cette frontière du Nord-Est où la nation française avait porté si longtemps son effort.

La menace anglaise a existé à plusieurs moments de notre histoire : elle n’est pas la plus grave pour la France. L’Anglais a eu plus d’une fois des intérêts communs avec nous. Entre-t-il en conflit, passe-t-il son canal, on peut le jeter à la mer, le « bouter hors du royaume », le prier de rester dans son île. Mais l’Allemand ? Il vit avec nous porte à porte. Il voisine, il communique avec nos vallées et nos rivières. Faites refluer sur ce point la masse germanique : avec sa plasticité, elle affluera sur un autre point. La France est en péril d’invasion tant qu’elle ne possède pas ces frontières que l’on a très vite appelées des frontières naturelles parce que ce sont nos frontières nécessaires. La France n’est pas en sûreté tant que le voisinage de l’Allemagne pèse sur elle, tant que les armées allemandes se trouvent à quelques jours de marche de Paris. La France, jusqu’en temps de paix, est menacée par ce peuple prolifique et migrateur, toujours prêt à loger dans le nid des autres. Mais l’Allemagne, de son côté, se croit atteinte, se croit blessée, si elle est refoulée au delà du Rhin, si elle abandonne à l’ascendant de la langue et de la civilisation françaises les colonies germaniques fixées sur l’ancien domaine de la Gaule impériale. Ainsi le royaume de Lothaire a gardé au cours des siècles son caractère de territoire contesté. Toutes les solutions essayées, toutes les combinaisons politiques mises en œuvre n’ont pu résoudre le vieux conflit. Pays-Bas de 1815, grand-duché de Luxembourg, terre d’Empire : ces inventions qui succédaient aux anciennes villes si clairement nommées « de la barrière », et qui marquent aujourd’hui notre limite, ont été à l’origine de simples compromis. Ces sortes d’États tampons ont pu devenir des nations dans toute la force du terme, comme la Belgique vient de le prouver magnifiquement. Cependant les marches de l’Est et du Nord-Est restent des champs de bataille que jamais on n’a réussi à neutraliser d’une manière définitive.

De Bouvines à Sedan et à la Marne, vingt fois le peuple français et le peuple allemand se sont affrontés. Mais les guerres, les combats n’ont été que les éclats d’une rivalité permanente. Durant les armistices, d’une étendue souvent considérable, la politique et la diplomatie poursuivaient l’effort des armées au repos, tendaient, tout en prenant des avantages, à supprimer le risque de guerre, à réduire le rival à l’impuissance. Ici, de très bonne heure, grâce à des conditions politiques particulières, ce fut la France qui prit le pas sur l’ennemi.

Économes du sang français, les gardiens héréditaires de notre sécurité devaient mettre à profit toutes les circonstances qui désarmeraient le colosse germanique, le diviseraient contre lui-même, détourneraient son attention. Ces circonstances, on les provoquerait au besoin. Le royaume d’Allemagne avait, à l’origine, une forte avance sur le royaume de France. L’État germanique était même adulte avant qu’il existât un État français. Il fallut tâter tous les défauts de la gigantesque cuirasse, pratiquer d’opportunes interventions dans les troubles, querelles et embarras de l’Allemagne. Il fallut se mêler activement à la politique intérieure allemande. C’est ainsi que s’est formée l’histoire d’une lutte incessante, étendue sur la série des siècles, mais où, les guerres d’extermination ne se concevant pas entre populations si nombreuses, c’étaient le calcul et l’intelligence qui devaient l’emporter. Des deux nations, celle qui aurait le meilleur cerveau gagnerait la partie.

Le génie éminemment réaliste des Capétiens, habile à se servir des événements, apte à s’instruire des expériences, ne s’était pas trompé sur la manière dont il convenait de traiter le problème allemand. La preuve que les Capétiens avaient vu juste, ce sont les résultats atteints, résultats prodigieux si l’on rapproche les points de départ, si l’on compare l’humble duché de France au puissant royaume d’Allemagne qui était comme le résidu de l’Empire carolingien… Que la monarchie française, dans les applications, ait commis quelques fautes, qu’elle n’ait pas été infaillible, nul n’en sera surpris. Ce qui frappe, c’est que jamais elle n’ait persévéré dans l’erreur et surtout qu’elle n’ait ni varié sur les principes, ni perdu de vue le but à atteindre. Les coups de barre maladroits ont été réparés à temps, la marche redressée au premier signe qu’on faisait fausse route. Nous trouverons deux moments, dans l’histoire diplomatique de l’ancien régime, où de lourdes erreurs ont failli tout gâter. C’est sous Louis XIII, à la bataille de la Montagne Blanche, et sous Louis XV, à la première guerre de Sept Ans. En définitive, rien n’a été compromis parce que le principe directeur, si on avait pu l’interpréter mal, n’avait jamais été méconnu.

C’était un bien petit seigneur que le roi de France des premières générations capétiennes en face du puissant Empereur romain de nation germanique, héritier de Charlemagne, successeur des Césars, « moitié de Dieu », et qui prétendait à la suzeraineté dans tout le monde chrétien. Il y eut un siècle où cette prétention faillit devenir une réalité, où l’on crut que le Saint-Empire dominerait la chrétienté tout entière. Jusqu’alors, la couronne impériale était restée élective. Barberousse et ses successeurs, qui représentaient l’idée allemande aux XIIe et XIIIe siècles comme les Hohenzollern l’ont représentée de nos jours, avaient entrepris de fonder l’unité de tous les pays allemands pour étendre ensuite leur domination à l’Europe. Le premier point de ce programme consistait à consolider le pouvoir impérial. Privés du bénéfice de l’hérédité, usufruitiers d’une couronne élective qui, à chaque changement de règne, remettait toutes choses en question, les Hohenstaufen ne croyaient pas à l’accomplissement de leurs vastes projets. La transmission directe et par héritage de la couronne leur était apparue comme la condition même de la puissance politique.

Cependant la monarchie capétienne, dont les modestes débuts n’avaient éveillé la jalousie ni l’attention de personne, était déjà parvenue à s’affranchir de l’élection. Dès la cinquième génération, les successeurs de Hugues Capet avaient réussi à prendre cet avantage. Aussi, se sentant bien en selle, ils tournaient les yeux vers la Flandre, vers la Lorraine, vers toutes ces terres d’Empire qu’ils considéraient avec raison comme terres françaises. En même temps, un instinct sûr avertissait les Capétiens que, si les rois d’Allemagne devenaient aussi indépendants qu’eux-mêmes, s’il arrivait que le Hohenstaufen entrât en possession de ce privilège du droit héréditaire qui faisait leur propre force, la jeune France serait menacée d’un péril grave, l’avenir de la dynastie créée par Hugues se trouverait peut-être à jamais compromis.

C’était un premier intérêt que lésait dans la personne des rois de France l’ambition des Hohenstaufen. Servis par une force qui n’était plus négligeable, appuyés sur une nation qui tous les jours prenait mieux conscience d’elle-même, les Capétiens étaient déjà de taille à opposer des difficultés sérieuses au dessein de leurs rivaux allemands. Mais il y avait ailleurs, en Europe, une puissance qui, elle aussi, se sentait atteinte par l’ambition des héritiers de Charlemagne. Le Pape ne pouvait admettre que l’Empereur, son associé dans le gouvernement du monde, s’affranchît du pacte commun. La première « moitié de Dieu » redoutait vivement que la seconde pût la réduire en esclavage, rompît l’équilibre du spirituel et du temporel. Le pouvoir impérial était soumis à la double servitude de l’élection et du sacre. L’Église pressentait qu’une fois affranchi de la première formalité l’Empereur chercherait à éluder la seconde. L’expérience lui avait également appris à craindre pour sa propre indépendance que le Saint-Empire romain germanique ne devînt trop fort. Et elle comprenait que le bénéfice de l’hérédité apporterait à l’Empereur un formidable accroissement de puissance.

C’est pourquoi le Saint-Siège pensa, comme la jeune royauté française, qu’il importait d’arrêter net l’ambition des Hohenstaufen. À Paris et à Rome, on opta pour le statu quo ; en Allemagne, la prudence commanda de s’opposer à la grande transformation politique rêvée par l’Empereur. Une rencontre devait naturellement se produire, une alliance se nouer entre ces deux intérêts identiques. Ainsi naissait une communauté de vues destinée à durer à travers les siècles, malgré les accidents, les passions, les malentendus, les circonstances aussi, qui ont pu quelquefois séparer Rome de la France, sans jamais briser complètement un lien formé par la nature des choses et les nécessités de la politique.

Derrière cet effort des Hohenstaufen pour acquérir l’hérédité, il n’y avait rien d’autre, en somme, que le dessein d’achever le royaume d’Allemagne. C’était la question de l’unité allemande qui se posait à l’Europe du moyen âge, comme elle s’est posée à l’Europe de la Renaissance et à l’Europe contemporaine. C’était le péril de la puissance germanique grandie à l’excès qui effrayait déjà les esprits politiques. Aussi les résistances qui vinrent du dehors au projet impérial posèrent-elles un principe en perpétuant et en aggravant la division et l’anarchie de l’Allemagne. Ce fut, dès ce moment, l’intervention de l’étranger, ce furent les combinaisons de la diplomatie qui maintinrent « les Allemagnes » dans l’état de particularisme où les avait introduites le morcellement féodal, état singulièrement aggravé par le régime de la monarchie élective, en sorte que, dès le moyen âge, dès avant le grand Interrègne, l’Allemagne répondait à la définition qu’en donnait plus tard Frédéric II : « Une noble République de princes. » Car si l’Allemagne — de même que l’Italie — est restée si longtemps émiettée, ce n’est pas qu’une mystérieuse fatalité l’ait voulu. Il n’est pas moins faux d’accuser la configuration du sol, le caractère des peuples. Ces sortes de prédestinations sont purement imaginaires. L’Allemagne, l’Italie ont prouvé depuis quarante ans que l’unité était dans leur nature autant que le particularisme. L’Italie a des limites aussi nettes que celles de l’Allemagne sont imprécises. Et cependant l’une et l’autre ont pareillement connu tour à tour le régime d’un gouvernement unique et le régime des innombrables souverainetés. C’est M. Ernest Lavisse qui en a fait la remarque : au Xe siècle, de tous les pays qui avaient formé l’héritage de Charlemagne, l’Allemagne semblait « le plus proche de l’unité ». Cette unité presque faite se défit. Elle était manquée définitivement un peu plus tard, et ses chances ne devaient plus reparaître que dans les temps modernes. À quoi a tenu cette destinée ? À quoi a tenu cet échec ? C’est encore M. Lavisse qui l’observe : l’Allemagne, aux temps de sa décadence, n’a pas trouvé « cette continuité dans l’action monarchique par laquelle d’autres pays furent constitués en États qui devinrent ensuite des nations ».

Tandis qu’en France la fonction royale arrivait à la plénitude de ses effets, la monarchie allemande se heurtait à toutes sortes de difficultés et d’obstacles. Nous avons entrevu les inimitiés qui, de bonne heure, s’étaient élevées contre elle au dehors. À l’intérieur, les adversaires qu’elle rencontra ne furent pas moins redoutables. L’hérédité avait pu s’établir sans peine dans la race de Hugues Capet qui ne portait encore ombrage à personne, qui était beaucoup moins puissante que maintes familles de grands feudataires. Mais la maison de Hohenstaufen, au moment où elle voulut s’affranchir des électeurs et de leur contrôle, ne pouvait se flatter de l’avantage de passer inaperçue. Déjà elle était redoutable. Elle était soupçonnée en Europe de viser à l’empire du monde, en Allemagne de viser au pouvoir absolu. Son éclat fit sa faiblesse. Ainsi arriva-t-il plus tard aux Habsbourg avec Charles-Quint et ses successeurs, tandis que les modestes marquis de Brandebourg n’éveillaient encore la méfiance que de quelques rares esprits à longue portée.

On comprend dès lors comment toute tentative de l’Empereur pour affranchir sa couronne de l’élection devait unir contre lui les divers éléments qui craignaient de voir s’élever en Allemagne un pouvoir fort. À l’intérieur, l’idée même de l’État, représentée par la monarchie, rencontrait — aventure qui s’est répétée cent fois, en Allemagne, en France, partout, — la résistance des intérêts particuliers, attachés à la douce habitude de prospérer aux dépens de l’intérêt commun, ennemis du bien général et de la condition du bien général qui est l’indépendance de l’État. Seigneurs de toute taille, princes, ducs, burgraves, rhingraves, toute cette poussière de dynastes allemands du moyen âge redoutait, haïssait la dynastie unique qui eût limité les pouvoirs des petites souverainetés. Pareillement, les princes ecclésiastiques, les oligarchies marchandes, la Hanse, les villes libres, les démocraties paysannes (dont les cantons suisses sont les vestiges), les pièces infiniment diverses, enfin, de la mosaïque allemande tenaient à conserver une liberté fructueuse. On se disait, par un calcul bien humain, qu’il y a un profit à tirer de chaque élection aussi longtemps que le pouvoir reste électif. L’élection, qu’elle ait lieu au suffrage universel ou au suffrage le plus restreint qu’on puisse concevoir, est une affaire, un marché, un placement. Elle a même un caractère d’échange d’autant plus commercial que le nombre des votants est moins grand et que le vote a plus de poids. Trafiquant de leur bulletin sans vergogne pour obtenir à chaque élection d’Empereur quelque avantage politique ou matériel, les Électeurs du Saint-Empire retenaient de toute leur énergie l’instrument de leur influence et la marque de leur dignité. Ceux même d’entre les princes qui n’avaient pas voix au chapitre où était proclamé le César conspiraient en faveur de l’électorat, d’où ils attendaient du moins le maintien de leur privilège et de leurs libertés.

Ainsi l’Empereur allemand, Empereur élu, ne disposait que d’une autorité à peu près nominale, rendue plus précaire par les marchandages et par les concessions, par les pourboires payés à chaque tour de scrutin. Plus les élections se renouvelaient, plus s’affaiblissait l’autorité impériale. Bonne chance pour le roi de France qui se sentit de bonne heure l’ami naturel de ces barons, de ces répliques bourgeoises, de ces prélats, également opposés aux desseins de l’Empereur et faciles à distraire du faisceau des forces germaniques.

Et comment le roi de France n’eût-il pas encore été l’allié de cette autre puissance qui, du dehors, joignait ses forces à celles des particularistes d’Allemagne pour conserver à l’Empire un caractère électif et républicain ? Le Pape, entré de bonne heure en querelle avec l’Empereur, se trouvait par là en communauté d’intérêts avec le roi de France. Cette communauté d’intérêts devint assez vite communauté d’idées. « Tenir sous main les affaires d’Allemagne en la plus grande difficulté qu’on pourra », devait dire, trois siècles plus tard, un conseiller du roi Henri II. Cette maxime, Philippe Auguste se l’était déjà formulée à lui-même tandis qu’un pontife, doué du plus brillant génie diplomatique, composait, contre les menaces du pouvoir impérial, un plan de défense et d’attaque destiné, en dépit d’une erreur initiale, au succès.

L’alliance du roi de France et d’Innocent III ne résulta d’aucune idée préconçue. Les événements la déterminèrent. Dans ces siècles où l’on a pris l’habitude de voir le règne sans partage du mysticisme et la prédominance du sentiment, la politique avait plus de froideur, plus de calcul, moins de désintéressement qu’on ne pense. Ce fut seulement à la suite de plusieurs tentatives en sens divers que se rejoignirent la politique de Paris et la politique de Rome. Philippe Auguste, après avoir songé pour lui-même à la couronne impériale, soutint d’abord un candidat à l’Empire qui n’était pas celui du Pape. L’événement prouva que le roi de France avait eu raison de repousser cet Othon de Brunswick que le Saint-Siège réussit à faire élire. « Défiez-vous de cet homme, disait Philippe Auguste au Pape. Vous verrez comme il vous récompensera de ce que vous faites pour lui. » Le Capétien avait de sérieux motifs, en effet, de redouter qu’un neveu de Jean sans Terre, un allié de ses grands ennemis les Plantagenets, ne régnât en Allemagne. Il put se rassurer quand il vit Othon, ce qui ne tarda guère, rouvrir l’éternel conflit du Sacerdoce et de l’Empire, entrer en lutte avec la papauté, et, à peine couronné, envahir le patrimoine de Saint-Pierre. Alors Innocent III reconnut que Philippe Auguste avait eu raison, que le roi de France avait été bon prophète, et il réclama son assistance. Le Capétien était peu disposé à dégarnir son armée : il se contenta d’assurer la curie romaine qu’il était d’accord avec elle, et, dès lors, les deux diplomaties s’appuyèrent. Contre Othon excommunié, Rome et Paris eurent le même candidat à l’Empire : Frédéric, un Hohenstaufen, il est vrai, mais jugé inoffensif à cause de son jeune âge. Et c’est à Bouvines que se joua la partie décisive, Othon ayant compris qu’il importait d’abattre Philippe Auguste pour ruiner son rival et pour atteindre Innocent III. Au moment de livrer cette bataille qui décidait du sort de son royaume, le Capétien, de son côté, ne négligeait pas la force que lui apportait son alliance avec le Saint-Siège. Il s’en recommandait hautement auprès de ses vassaux, prenait soin de troubler l’adversaire en se proclamant champion de l’Église et de la foi. La victoire fit tomber entre ses mains l’aigle d’or et le dragon, symboles de l’Empire. Il les envoya à Frédéric dont la défaite d’Othon fit un Empereur, mais l’Empereur le plus soumis à Rome, le plus limité dans son pouvoir que l’on eût encore vu. La victoire de Bouvines, fruit d’une habile diplomatie, libérait la France. Elle marquait aussi l’entrée de la monarchie française dans la grande politique européenne.

Innocent III et Philippe Auguste l’avaient emporté en même temps. Une coalition franco-romaine avait brisé la puissance impériale. Ainsi naissait de l’expérience un principe d’équilibre européen, tout à l’avantage de la nation française et qui ne devait pas cesser, à travers les siècles, de prouver sa bienfaisance. Rome et la France étaient réunies par un même intérêt contre une Allemagne trop forte. Et ce qui était vrai au XIIIe siècle l’est resté au XIXe. Sedan fait la contre-partie de Bouvines. On a

vu, quand le pouvoir pontifical fut tombé, le roi de France
FORTINS ET SENTINELLES ROMAINES SUR LE « LIMES » GERMANIQUE. Bas-relief de la colonne Trajane.
Photos Flammarion.
UN ROI DE FRANCE ET UN EMPEREUR AU DÉBUT DU XIVe SIÈCLE : PHILIPPE IV LE BEL ET HENRI VII DE LUXEMBOURG.
Photos Flammarion.
L’EMPEREUR ENTOURÉ DES SEPT ÉLECTEURS. Gravure du xvie siècle.
ENTRÉE DE L’EMPEREUR CHARLES IV À PARIS. Il est accompagné de son fils, le roi des Romains, et précédé du roi Charles V. Miniature du xive siècle
étant loin du trône, un Empire allemand héréditaire proclamé à

Versailles. Telle est la chaîne d’airain où s’attachent les grandes dates de notre histoire.

Près de cent ans après Bouvines, le problème allemand se posait de nouveau, et dans des termes presque identiques, à la monarchie française. Mais, durant le XIIIe siècle, la puissance capétienne s’était accrue autant qu’avait encore baissé la force allemande. Philippe le Bel, continuant la politique de Philippe Auguste, n’avait plus, grâce à la victoire de 1214, le péril d’une invasion à craindre. À l’entreprise méthodique de division et d’affaiblissement de l’Empire déjà pratiquée par son prédécesseur, il n’eut besoin que d’appliquer les ressources de la diplomatie. C’est pourquoi, aux prétentions et à l’ultimatum d’Adolphe de Nassau, Philippe le Bel se contenta de répondre, d’un mot qui mériterait d’être plus célèbre : « Trop allemand ». Les Chroniques de Saint-Denis rapportent cette anecdote, presque inconnue et que tous les enfants de France devraient apprendre à l’école, en ces termes d’une spirituelle ironie : « Quand le roy de France ot receues ces lettres, si manda son conseil par grant deliberacion et leur requist la response des dites lettres. Tantost les chevaliers se départirent de court et vindrent à leur seigneur (Adolphe de N.), lui baillèrent la lettre de response ; il brisa le scel de la lettre qui moult estoit grant. Et quand elle fut ouverte, il n’y trouva riens escript, fors : troup alement. Et ceste réponse fut donnée par le conte Robert d’Artois avec le grant conseil du roi[1]. »

D’où venait tant d’assurance et tant d’audace ? Comment le Capétien pouvait-il se permettre de répondre d’un ton si cavalier à l’Empereur germanique ? C’est que le roi de France avait étendu et perfectionné ses alliances avec les seigneurs et les villes du Rhin, alliances qui annonçaient la Ligue célèbre par laquelle Mazarin devait mettre plus tard les populations rhénanes au service et dans la sphère d’influence de la France. Philippe le Bel n’eut besoin de mobiliser une armée ni contre Adolphe de Nassau, ni contre Albert d’Autriche. Ses diplomates suffirent à la tâche. Et quand Albert mourut, le roi de France poursuivit sa politique en posant la candidature de son propre frère Charles de Valois à l’élection impériale. Ce fut Henri de Luxembourg pourtant qui fut élu. Mais par l’éducation, par le langage, par les mœurs, Henri était un prince de notre pays, et de son règne date la première époque du rayonnement de la France, des mœurs, des idées et de la littérature françaises en Allemagne.

La méthode de l’intervention politique et diplomatique s’était montrée efficace. La royauté française n’en voulut plus d’autre dans ses rapports avec l’Allemagne, d’ailleurs tombée en pleine anarchie. Nos rois ne connurent que cette politique à l’égard des choses d’Allemagne jusqu’à Charles-Quint, c’est-à-dire jusqu’au moment où se présenta une situation nouvelle et où apparut la nécessité de la lutte à main armée contre la maison d’Autriche.

« Pas plus que ses prédécesseurs, dit un historien du moyen âge, Philippe le Bel ne voulait d’une guerre ouverte avec l’Empire : les voies diplomatiques lui semblaient préférables, et ses successeurs penseront de même jusqu’à François Ier. Les guerres entre la France et l’Allemagne avant le XVIe siècle ne furent jamais que des escarmouches sans importance. » Et quand il fallut recourir aux armes, l’expérience acquise au cours des siècles ne fut pas négligée. C’est précisément dans ces circonstances que fut fixé le système de protection des « libertés germaniques », système de garantie de l’anarchie allemande, en réalité, et sur lequel l’ancien régime ne devait plus varier.

L’anarchie allemande des temps passés forme un contraste complet avec cette organisation, cette discipline où l’on a cru reconnaître, de nos jours, la faculté maîtresse des Allemands. On peut douter des conclusions de la « psychologie des peuples » lorsque l’on voit de telles métamorphoses dans les caractères nationaux. Ces métamorphoses ne s’expliquent que par l’influence des institutions. Elles sont dans la dépendance étroite de la politique : jusqu’au succès des Hohenzollern, l’histoire de l’Allemagne a été celle d’une longue lutte entre le principe d’autorité et l’individualisme, entre la monarchie et l’esprit républicain.

On se fait d’étranges illusions sur les hommes des siècles anciens lorsqu’on les représente comme mieux disposés que les hommes d’aujourd’hui à recevoir des maîtres et à se laisser commander. Contrairement à un préjugé engendré par l’ignorance, la monarchie héréditaire est une forme de gouvernement à peine moins répandue de nos jours qu’à la plupart des autres époques de l’histoire. Elle rencontre beaucoup moins d’objections et de résistance qu’elle n’en rencontrait autrefois. Dans l’Europe du moyen âge, les monarchies électives et même les républiques étaient au moins égales en nombre aux royautés proprement dites. Sait-on assez que le passé de la Russie est républicain et que, sur la terre de l’autocratie, florissaient, voilà sept cents ans, les institutions libres et le régime des partis ? La plus grossière des erreurs est de s’imaginer que le genre humain ait attendu 1789 pour sentir le goût de l’affranchissement et redouter la tyrannie. Presque partout en Europe, jusqu’au XIXe siècle, où pour la première fois des royautés se sont installées de but en blanc en divers pays et ont pris racine sans difficulté, on a vu les peuples répugner à la monarchie héréditaire, ou ne la laisser s’établir qu’avec lenteur, quelquefois par surprise, quelquefois aussi, comme ce fut le cas pour la dynastie capétienne, en reconnaissance des services rendus.

L’histoire de la France au Xe siècle jusqu’à l’élection de Hugues Capet présente le raccourci de toute l’histoire d’Allemagne jusqu’à l’aurore de la période contemporaine. Les carolingiens s’étaient affaiblis beaucoup plus vite, leur décadence avait été beaucoup plus profonde en France qu’en Allemagne. Chez nous, les grands feudataires avaient entrepris aussitôt de profiter de cette circonstance pour énerver et ruiner définitivement le pouvoir royal en portant au trône tantôt un carolingien et tantôt un robertinien, dans l’idée d’empêcher que le pouvoir ne se fixât dans une même famille. Quand Hugues Capet eut pris le pouvoir, les mêmes éléments se retrouvèrent pour battre en brèche l’autorité de ses successeurs avec l’espoir de la détruire comme ils avaient détruit celle des carolingiens. Le loyalisme n’est pas toujours la vertu des aristocraties ni des grands.

Hugues Capet et ses descendants restaient des rois élus, en quelque sorte consuls à vie, qui, pour tourner le principe de l’élection, faisaient sacrer leur fils aîné avant leur mort, de même que les Empereurs germaniques faisaient, de leur vivant, nommer leur fils « roi des Romains ». Mais l’archevêque de Reims n’avait-il pas d’abord refusé à Hugues Capet de sacrer Robert le Pieux, « de peur, disait-il, que la royauté ne s’acquît désormais par droit héréditaire » ? Paroles significatives dans la bouche d’un haut dignitaire ecclésiastique qui vivait il y aura bientôt mille ans… Au XIIIe siècle seulement, Louis VIII, le père de saint Louis, est le premier capétien qui ait eu véritablement accès au trône en vertu du principe héréditaire, qui ait été roi par droit de succession avant de l’être par le sacre et par l’acclamation populaire. Une centaine d’années plus tard, la « loi salique » fixera ce progrès et cette conquête de nos capétiens. La maxime : « Le Roi est mort, vive le Roi ! » prendra cours. Singulière rencontre de l’histoire : cette acquisition de l’hérédité par la royauté française correspond presque exactement, pour l’Allemagne, au grand Interrègne, à l’échec définitif de la puissante maison des Hohenstaufen.

D’où vient cette différence ? D’où vient que les modestes capétiens aient réussi où avaient échoué ces brillantes familles othoniennes, henricienne, frédéricienne et, après elles, ces Habsbourg qui disposaient de tant de ressources ? Était-ce donc une tâche plus lourde de faire l’unité de l’Allemagne que de faire l’unité de la France ? Est-il plus malaisé de gouverner et de commander les Allemands que les Français ?… À tout compter, les difficultés ont été les mêmes pour former une nation française et une nation allemande, un État français et un État germanique. Les peuples allemands ont sans doute leur particularisme. Mais nous avons nos partis. Si la « querelle d’Allemands » symbolise leurs guerres civiles, nous avons nos factions à la gauloise qui perpétuent l’antique et funeste travers des divisions. Qu’on évoque, dans l’histoire de notre pays, les minorités et les régences — l’unique faiblesse des monarchies héréditaires. Ces éclipses de l’autorité royale ont toujours été périlleuses, toujours marquées par un retour offensif de l’anarchie. Depuis la minorité de saint Louis jusqu’à celle de Louis XIV, on a vu, dans notre pays, les séditions se renouveler chaque fois que les rênes étaient moins fermement tenues. C’est une plaisante idée que de s’imaginer que les mouvements insurrectionnels et les révolutions datent chez nous de 1789. Un auteur obscur mais judicieux a écrit, dans la première moitié du siècle dernier, une originale histoire de ce qu’il appelait « les six restaurations ». Il voyait Louis IX, Jean le Bon (après la conjuration d’Étienne Marcel), Charles VII, Henri IV et Louis XIV (après la Fronde) réoccupant le trône dans les mêmes conditions que Louis XVIII. Il y a du vrai dans cette vue. Et les cabochiens, la Ligue dite du Bien public, le siècle si affreusement troublé des guerres de religion : autant de souvenirs encore où l’on reconnaît que le naturel français n’a pas rendu la tâche de nos rois plus facile que ne l’a été celle des Empereurs allemands. Il est aussi enfantin de se représenter l’histoire de notre monarchie comme une idylle qui a brusquement pris fin sur l’échafaud le 21 janvier 1793, que de s’imaginer, comme les historiens révolutionnaires, un peuple français courbé, des siècles durant, dans l’obéissance, qui aurait enfin, voilà cent vingt-cinq ans, relevé la tête et, comme disait Clemenceau, attendu ce moment pour « régler un terrible compte avec le principe d’autorité ».

Les causes pour lesquelles la monarchie héréditaire n’avait pu, jusqu’à nos jours, s’établir en Allemagne sont évidentes et simples. Le grand Interrègne allemand a duré, selon une juste remarque, de 1250 à 1870. C’est qu’une grande monarchie germanique faisait peur, et avec raison, à beaucoup de monde. C’est que des forces nombreuses étaient toujours prêtes à se coaliser avec succès pour empêcher qu’il n’y eût une Allemagne unie et puissante sous un seul sceptre. « Pas de roi d’Allemagne », disaient les princes allemands. Et c’était aussi la pensée des rois de France : « Pas de roi d’Allemagne. » L’intérêt de la France ne voulait pas qu’il y eût un chef héréditaire pour rassembler les masses germaniques. Cette idée était tout à fait claire chez nos écrivains politiques de l’ancien temps. Pierre Dubois (un de ces « légistes » qui tenaient, en somme, l’emploi des grands journalistes et des grands orateurs d’aujourd’hui, qui étaient des conseillers du pouvoir et des guides de l’opinion), Pierre Dubois était extrêmement précis à cet égard. Cet élève de saint Thomas d’Aquin, ce contemporain de Dante tenait (cela peut se dire sans rien forcer) le même langage que Thiers en 1867. Mais il l’a tenu utilement. Il craignait pour la France l’unité de l’Allemagne, et cette unité lui apparaissait comme étant en rapport direct avec l’établissement dans les pays germaniques d’une puissante royauté construite sur le modèle capétien. « Ne laissons pas faire cela, ou nous sommes perdus », était sa conclusion. Pierre Dubois est à juste titre admiré de Renan qui a vu en lui « vraiment une politique », le premier qui ait exprimé nettement « les maximes qui, sous tous les grands règnes, ont guidé la couronne de France ».

Cette conspiration des ennemis d’un pouvoir stable et fort en Allemagne, ennemis de l’intérieur, ennemis de l’extérieur, eut pour effet de cristalliser l’Empire, pour de longues séries d’années, dans une anarchie de pompeuse apparence. Le Saint-Empire romain de nation germanique a été défini une « république fédérative sous la présidence impériale ». Ces Empereurs, qui se réclamaient des Césars et de Charlemagne, n’étaient que les présidents élus de cette République, et leur fonction eut une tendance croissante à ne plus être que décorative.

Malgré tous leurs efforts, malgré leurs violences ou leurs subterfuges, les Empereurs ne parvinrent jamais à s’affranchir de l’élection. Ils réussirent quelquefois à en faire une simple formalité. Jamais ils ne purent l’abolir. « Le point culminant du droit de l’Empire, disaient les autorités de la science juridique allemande, est réputé consister en ceci que les rois ne sont pas créés par la parenté du sang, mais par le vote des princes. » L’élection des Empereurs avait beau n’appartenir qu’à un très petit nombre de votants, le principe électif n’en portait pas moins ses fruits. Il n’y avait que sept électeurs, le collège électoral le plus étroit qu’on ait jamais vu. Pourtant, les effets de ce suffrage si sévèrement restreint furent les mêmes que ceux dont on accuse le suffrage universel dans les démocraties. C’est un exemple qui prouve jusqu’à l’évidence que l’élection est pernicieuse en elle-même et non par ses modalités.

Marchandage électoral, brigue, corruption, trafic des bulletins de vote, non seulement ces menues tares se retrouvent dans les mœurs politiques du Saint-Empire ; on y voit encore ce qui a été si souvent reproché en France au « scrutin d’arrondissement », c’est-à-dire la subordination de l’intérêt public aux intérêts particuliers, et la surenchère. Chaque élection était un assaut de convoitises. Chez les électeurs, comme chez l’élu, les calculs personnels dominaient. Les Électeurs avaient beau s’appeler les sept flambeaux mystiques du Saint-Empire, se comparer aux sept lampes de l’Apocalypse : ils se servaient de leur droit de suffrage pour imposer leurs conditions aux candidats, obtenir des avantages matériels, lorsqu’ils ne monnayaient pas leur bulletin de vote. Quant à l’élu, obligé de se comporter comme un candidat vulgaire avant l’élection, c’est-à-dire obligé de promettre et de donner, il ne songeait, une fois le mandat obtenu, qu’à se dédommager de ses sacrifices et à rentrer dans ses frais. L’Empereur, cette demi-divinité, agissait exactement comme un de nos députés de sous-préfecture. L’historien anglais James Bryce, qui a étudié de près les institutions et les mœurs politiques du Saint-Empire, a décrit en termes énergiques les conséquences du système de l’élection appliqué à la majestueuse souveraineté de ceux qui se prétendaient les suzerains de l’Europe chrétienne : « Les Électeurs, dit Bryce, obligeaient le nouvel élu à prendre l’engagement de respecter toutes les immunités dont ils jouissaient, y compris celles qu’ils venaient à l’instant même de lui extorquer pour prix de leur vote ; ils le mettaient dans l’impossibilité absolue de recouvrer des terres ou des droits perdus ; ils s’enhardirent enfin jusqu’à déposer leur chef consacré, Wenceslas de Bohême. Ainsi garrotté, l’Empereur ne cherchait qu’à tirer le plus grand profit possible de son court passage au pouvoir, usant de sa situation pour agrandir sa famille et s’enrichir par la vente des terres et des privilèges de la couronne. » Quel jugement plus sévère porter sur un système politique ? Dans une de ces scènes touffues, au premier abord si obscures, de son second Faust, et qui sont de brefs tableaux allégoriques de l’histoire des hommes, Gœthe a représenté avec ironie l’Empereur et les grands, sous le couvert d’un noble langage, calculant, chacun pour son compte et de son côté, ce que leur rapportera l’opération du vote. James Bryce montre autre chose encore : c’est que la monarchie élective, « combinaison qui a séduit et qui séduira toujours une certaine catégorie de théoriciens politiques », n’avait pas même apporté à l’Allemagne les bienfaits que l’on croit devoir attendre de la désignation du chef à la majorité des voix. Celui qui était choisi n’était ni le plus capable ni le plus digne : en fait, la couronne impériale fut détenue par un petit nombre de familles qui s’efforçaient de ne pas la laisser échapper. L’habileté, l’intrigue, les combinaisons, la « politique », dans le sens le plus décrié du mot, se substituaient au mérite, qui n’était pris en considération d’aucune manière. C’est ainsi qu’après quelques succès suivis d’échecs la maison de Habsbourg, à partir de 1438, et sauf une courte interruption de cinq ans au XVIIIe siècle, parvint à garder le mandat impérial, à combiner l’hérédité avec l’élection. Nous avons vu de la même manière, dans notre démocratie républicaine, des sièges de députés se transmettre de père en fils. Mais les convoitises, les calculs, les intérêts de l’élu étaient trop apparents, ses concessions à l’électeur trop nombreuses et trop criantes. Il en résulta que le mandat impérial souffrit du même discrédit qui, de nos jours, en France, a fini par atteindre le mandat législatif. L’Empereur, cette « moitié de Dieu », fut frappé d’une diminution de même nature que celle à laquelle nos parlementaires n’ont pas échappé. La faiblesse et l’anarchie sans cesse aggravées dans lesquelles tombait l’Empire n’étaient d’ailleurs pas faites pour valoir aux Empereurs la gratitude ni l’admiration des peuples.

La monarchie élective, la présidence à vie, qui a ruiné tour à tour la Bohême, la Hongrie, la Pologne, n’a pas produit de meilleur effet sur l’Allemagne. Elle l’a terriblement affaiblie, sans lui apporter cet équilibre entre l’autorité et la liberté qui a fait recommander quelquefois ce système et lui a valu des partisans. « L’influence de la couronne, dit encore James Bryce, ne fut pas tempérée mais détruite. Chaque candidat fut forcé à son tour d’acheter son titre par le sacrifice de droits que possédaient ses prédécesseurs et dut recourir encore, un peu plus tard dans son règne, à cette politique ignominieuse pour assurer l’élection de son fils. Sentant, en même temps, que sa famille ne pouvait s’asseoir solidement sur le trône, il en usait comme un propriétaire viager fait de ses terres, cherchant uniquement à en tirer le plus large profit actuel. Les Électeurs, ayant conscience de la force de leur position, s’en prévalurent et en abusèrent… » Abus tout naturel : l’homme a peu de tendance à respecter l’autorité qu’il a nommée et qu’il a faite. C’est pourquoi Æneas Sylvius pouvait dire avec ironie aux Allemands : « Vous avez beau appeler l’Empereur votre roi et votre maître, il ne règne qu’à titre précaire. Il n’a aucune autorité. Vous ne lui obéissez qu’autant que vous le voulez bien, et vous le voulez extrêmement peu. »

Le plus grand mal datait du jour où un Empereur animé de louables intentions avait cru tirer l’Allemagne du désordre en lui apportant une Constitution. Car l’esprit constitutionnel, lui non plus, ne date pas du XIXe siècle. Charles IV, en 1356, s’imagina de bonne foi qu’en donnant à l’Empire une Charte, un papier bien en règle, il lui assurait la tranquillité et la puissance. Il avait voulu mettre fin à de vieilles contestations en stipulant une fois pour toutes le nombre et les pouvoirs des électeurs, le lieu et le cérémonial de l’élection. En réalité, il fixait l’Empire dans le désordre, il rendait impossible l’institution d’une monarchie indépendante et forte. Maximilien qui, cent cinquante ans plus tard, essaya de réagir, de tirer l’Allemagne du gâchis, de lui rendre l’unité et la puissance, devait échouer sur la Bulle d’Or. « Jamais, disait-il, peste plus pestilentielle que ce Charles IV n’a sévi sur la Germanie. » Et, de nos jours, un historien anglais, et comme tel fort attaché aux principes constitutionnels, a pu écrire de Charles IV : « Il légalisa l’anarchie et appela cela faire une Constitution[2]. »

Il est un cas historique, illustré cent fois par le roman et par le théâtre, et qui montre les mœurs politiques du Saint-Empire toutes pareilles aux mœurs électorales de tous les pays et de tous les temps. C’est l’élection fameuse où Charles-Quint eut pour rival François Ier. Tous deux rois de droit divin, l’un en France, l’autre en Espagne, ces preux, ces fleurs de chevalerie ne luttèrent pas pour la couronne impériale par d’autres moyens qu’un vétérinaire et un avocat concurrents au même siège dans une de nos circonscriptions rurales. Le roi de France se présentait en ces termes et faisait cette déclaration de candidature dans un manifeste rédigé par le cardinal Duprat : « … Le Roi est largement comblé des biens de l’esprit, du corps et de la fortune, en pleine jeunesse, en pleine vigueur, généreux et, par suite, cher aux soldats, capable de supporter les veilles, le froid, la faim… Quant au roi catholique, fault considérer son jeune âge et que ses royaumes sont lointains de l’Empire, en sorte que ne lui viendrait à main d’avoir le soing et cure de l’un et des autres… Et avec ce, les mœurs et façons de vivre d’Espaignols ne sont conformes, ains totalement contraires à celles d’Allemands. Au contraire, la nation française, quasi en tout, se conforme en celle d’Allemagne, aussi en est-elle issue et venue, c’est assavoir de Sicambres, comme les historiographes anciens récitent… »

À quoi le Habsbourg répondait que, « s’il n’était de la vraie race et origine de la nation germanique », il n’aspirerait pas à l’Empire. Il promettait que, s’il était élu, la liberté germanique « tant en spirituel que temporel ne serait seulement conservée mais augmentée ». Au lieu que, « si le roi de France était empereur, il voudrait tenir les Allemands en telle subjection comme il faisait les Français et les tailler à son plaisir ». Chose curieuse, de voir l’absolutisme, l’« ancien régime » servir d’argument à Charles-Quint contre François Ier, comme à un candidat radical contre un candidat réactionnaire. Pour ajouter à la ressemblance, il y eut un désistement, celui de Frédéric de Saxe, dont les voix passèrent à Charles. Son élection ne lui en avait pas moins coûté cher : un million de ducats, pour lesquels il dut s’endetter. Et dans son drame d’Hernani, Victor Hugo, qui eut quelquefois de ces intuitions de l’histoire, a fait du roi d’Espagne le type du candidat éternel lorsqu’il a mis dans sa bouche les vers fameux : « Être Empereur, ô rage, ne pas l’être… » ou bien : « Il me manque trois voix, Ricardo, tout me manque », qui s’appliquent toujours avec le même succès aux ambitieux en mal d’élection.

Il est aisé de comprendre qu’avec la Réforme, les rivalités religieuses, la division de l’Allemagne en deux camps (le luthérien et le catholique), le coup de grâce ait été porté à l’unité et à la puissance de l’Allemagne. Suivant son principe bien établi (« tenir sous main les affaires d’Allemagne en la plus grande difficulté qu’on pourra », disait alors Marillac, le négociateur de confiance du roi Henri II), la monarchie française s’empressa de profiter de cette heureuse conjoncture. Elle était au plus âpre de sa lutte contre l’Empereur lorsqu’elle trouva des alliés dans la personne des princes protestants. D’eux-mêmes, ceux-ci s’étaient tournés vers le roi de France, avaient sollicité son appui contre l’Empereur, qui voulait, disaient-ils, — car tel était leur langage républicain, — « asservir à jamais la nation allemande ». Une si belle occasion ne fut pas perdue. Le traité de Chambord fut conclu sur-le-champ avec la ligue luthérienne. Ce traité portait pour titre, et ce titre était tout un programme, pro germaniæ patriæ libertate recuperanda, « pour la restauration de la liberté germanique », liberté dont le roi de France devint dès lors le protecteur officiel. Des grands comme Maurice de Saxe, des villes libres comme Strasbourg et Nuremberg étaient partie au traité. Le roi de France s’engageait à soutenir les confédérés contre l’Empereur, à leur fournir des subsides. Eux, en échange, lui abandonnaient Metz, Toul et Verdun. Le traité signé, forte de cette alliance, la ligue luthérienne imposait quelques mois plus tard à l’Empereur la transaction de Passau par laquelle Charles-Quint s’engageait à ne pas reconstituer de « royaume d’Allemagne ».

C’est le modèle des opérations économiques et à risques limités par lesquelles la monarchie française parvint à conjurer le péril allemand, tout en poursuivant son œuvre d’extension du territoire national. Il est très peu probable que, sans cette alliance avec les luthériens allemands, la France eût triomphé de la maison d’Autriche. L’Empire, affaibli et troublé à l’intérieur, voyait en même temps ses domaines rongés. La France se faisait, s’achevait à proportion que se défaisait et que se dissolvait l’Allemagne ou, comme on disait alors, « les Allemagnes ». Fixer et organiser l’anarchie allemande, ce devait être le chef-d’œuvre politique du XVIIe siècle français qui couronnait les peines et les labeurs de plusieurs générations et marquait l’apogée de la France, dès lors sans crainte en face de son dangereux voisin, impuissant et désarmé.

  1. Il ne s’agit pas d’une légende. Alfred Leroux (Recherches critiques sur les relations politiques de la France avec l’Allemagne de 1292 à 1378) a établi que cette mémorable réponse de Philippe le Bel fut bien envoyée et remise à l’Empereur, comme les Chroniques de Saint-Denis le disent. Les Chroniques de Flandre nous apprennent même que plusieurs seigneurs français jugèrent que cette réponse était inconvenante et de mauvais goût : l’esprit de critique sévissait déjà chez les gens du monde.
  2. « Les sept princes électeurs acquirent, avec l’extension de leurs privilèges, une prédominance marquée et dangereuse en Allemagne… Ils étaient autorisés à exercer des droits régaliens absolus dans leurs États ; leur consentement était indispensable à tout acte public de quelque importance… Ils eurent bientôt leur large part de cette vénération populaire qui entourait l’Empereur aussi bien que de ce pouvoir effectif qui lui manquait (Bryce). » Nous avons également assisté, dans la France contemporaine, à l’abaissement du pouvoir exécutif, tandis que l’autorité véritable passait à l’élément électif.