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Histoire de deux peuples/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 135-147).

CHAPITRE VI

LA CATASTROPHE


L’histoire, quand elle est vue dans ses ensembles, montre la rigueur avec laquelle les événements s’enchaînent et s’engendrent les uns des autres. Mais ces enchaînements sont lents. Ils s’espacent sur de longues séries d’années. Ils sont d’une complexité redoutable aux yeux des vrais hommes d’État qui en ont l’intelligence et qui savent que, bon ou mauvais, un germe fixé dans le sol politique peut ne lever que longtemps après qu’ils ont eux-mêmes disparu. Les exemples abondent, au cours des siècles de notre histoire que nous venons de passer en revue et, pour ainsi dire, à vol d’oiseau. Le bienfait que Louis-Philippe a valu à notre pays en créant la neutralité belge n’a porté tous ses fruits que sous nos yeux. De même les erreurs de la Révolution et de l’Empire n’ont produit toutes leurs conséquences funestes qu’avec le temps. C’est de la même manière que la guerre de 1870, en plus des effets directs de la défaite pour notre pays, a eu, pour l’Europe entière, des effets indirects, qui ont lentement formé la situation d’où la guerre générale devait sortir.

Et d’abord, après 1870, lorsque l’unité allemande fut faite et un Empire allemand fondé, les suprêmes garanties de l’Europe contre les abus de la force disparurent avec les derniers vestiges des traités de Vienne et de Westphalie. « Il n’y a plus d’Europe » est le mot juste que le cardinal Antonelli avait dit le premier, qu’on a cent fois répété depuis. Il n’y a plus eu, en effet, après l’unité allemande, de traces de l’ancien système d’une Europe, organisée, vaille que vaille, contre les excès des plus forts. Le système d’équilibre auquel le monde européen était arrivé, grâce à la France, et qui reposait essentiellement sur l’impuissance de l’Allemagne, a été rompu. Le germanisme une fois en liberté, le règne de la force sans condition a reparu dans l’ancien monde, aggravé encore par la puissante concentration des États modernes et les ressources de la science. Terrible régression de l’espèce humaine dans un âge où jamais les hommes n’avaient été aussi fiers de leur progrès.

La Prusse ayant brisé les dernières conventions de la société des peuples, les autres États, il faut le reconnaître, s’affranchirent à leur tour et de la même façon. L’année 1870 marque l’avènement de l’anarchie internationale. Si l’égoïsme est une loi de la vie des États, il est des circonstances où l’égoïsme absolu coûte cher. Dans le désordre où la chute des anciens principes, la mêlée des nationalités et les fautes de la démocratie napoléonienne avaient jeté l’Europe, chacun assista à la défaite de notre pays avec la pensée de profiter de l’occasion. Thiers s’en aperçut cruellement lorsqu’il entreprit à travers les capitales cette tournée où il tenta de gagner des concours à notre pays. On raconte qu’arrivé à Londres, tandis qu’il plaidait la cause de la France dans le cabinet de lord Granville, le vieillard, vaincu par la fatigue, s’affaissa soudain et se tut. Lord Granville, sur le moment, le crut mort, et il se mit à penser qu’elle était très belle la fin de cet illustre homme d’État, succombant à l’heure où il parlait pour sa patrie vaincue… Ce n’est pas seulement avec cette indifférence esthétique que l’Angleterre de 1870 a regardé nos revers. Tout à fait négligente du péril allemand qui, alors, ne faisait que de germer pour elle, l’Angleterre agit même en sorte que personne ne pût venir à notre aide. Elle organisa la ligue des neutres, qui ne pouvait nuire qu’à la France en interdisant à ses membres d’entrer dans la guerre les uns sans les autres ; c’était exactement le contraire du pacte de Londres, signé en septembre 1914. Gladstone et le parti libéral, qui gouvernaient la Grande-Bretagne, ont assumé alors une lourde responsabilité envers leur pays. En laissant naître l’Empire allemand, ces pacifistes ont préparé pour l’avenir une guerre à laquelle leurs successeurs se sont vus contraints de faire face. Car c’est encore par un de ces retours des choses d’ici-bas dont l’histoire est coutumière, que l’Angleterre a dû déclarer la guerre à l’Allemagne en 1914 et que d’autres libéraux n’ont pu échapper à la nécessité de lancer ce défi.

L’Angleterre de ce temps ne fut pas, entre les puissances, la seule à prendre sa liberté. On n’a jamais déchiré tant de traités, renié à la fois tant de signatures qu’en 1870. L’Italie, entrant à Rome, tenait pour non avenue la convention de septembre. La Russie, effaçant les résultats de la guerre de Crimée, provoquait une révision du traité de Paris. De toutes parts, on s’affranchissait des obligations et des contrats. On a pu citer beaucoup d’aphorismes bismarckiens sur le droit et sur la force. Mais qui donc était le ministre qui affirmait alors que « le droit écrit fondé sur les traités n’avait pas conservé la même sanction morale qu’il avait pu avoir en d’autres temps » ? C’était Gortschakof, c’était le chancelier de l’Empire russe.

Le duc de Broglie a raconté que, lorsqu’il fut délégué par Jules Favre à la conférence de Londres, il partit avec un espoir et une ambition : recommencer l’œuvre de Talleyrand à Vienne, rendre à la France par la diplomatie ce qu’elle avait perdu par les armes. Il fut vite détrompé. La conférence internationale exclut de ses travaux les questions qui concernaient la France et l’Allemagne. Les temps avaient changé depuis 1815. Les circonstances aussi. Et le duc de Broglie, jusque-là beaucoup plus libéral que royaliste, regretta de n’avoir pas eu derrière lui un Louis XVIII, comme Talleyrand.

Vaincue et meurtrie, la France de 1871 avait pourtant pensé un moment à la monarchie comme à l’instrument ancien et éprouvé du relèvement national. La déception était immense et le peuple français venait d’être éveillé de son rêve par des coups cruels. L’invasion, deux provinces perdues, plus d’un million de Français arrachés à la patrie, une monarchie autoritaire et militaire mettant la main sur l’Allemagne, et l’Allemagne acceptant l’hégémonie prussienne : c’était donc cela, c’était cette faillite qu’avait apportée la politique fondée sur les principes de la Révolution, la cause des peuples et la propagande des idées libérales ! Alors, le peuple français, revenu de ses illusions, renoncera à toute grande action extérieure, se repliera sur lui-même, se vouera à sa réorganisation intérieure. Une nouvelle ère, une nouvelle expérience commenceront pour lui.

Au cours des années qui ont immédiatement suivi le traité de Francfort, on peut dire que la démocratie a véritablement fait son examen de conscience. Il est vrai qu’elle ne l’a pas conclu en reconnaissant ses erreurs. Oubliant le mandat impératif qu’elle avait donné à Napoléon III, les approbations répétées qu’elle avait apportées à sa politique, elle fit retomber toutes les responsabilités du désastre sur le « pouvoir personnel ». Les monarchistes eux-mêmes, à l’Assemblée Nationale, furent en grand nombre convaincus que le pouvoir personnel avait été la cause de nos malheurs. C’est le sentiment qu’exprimait le duc d’Audiffret-Pasquier lorsqu’il disait : « Nous ramènerons le roi ficelé comme un saucisson. » Le résultat fut qu’il n’y eut pas de roi du tout, ni « ficelé », ni autrement. C’est essentiellement sur cette idée qu’échoua la restauration de la monarchie. Le régime républicain parlementaire, la démocratie intégrale eurent des lors partie gagnée, et Bismarck, il ne s’en est pas caché, accepta cette solution avec plaisir. Même il s’est vanté d’avoir, à plusieurs dates critiques de nos luttes intérieures, « mis les choses en scène à Berlin ». La monarchie des Hohenzollern rendait à la France ce que les Capétiens avaient fait autrefois à l’Allemagne. Elle voyait chez nous avec faveur des institutions qui étaient le contraire des siennes. Et, quant à l’attitude à prendre à l’égard des affaires de France, Bismarck donnait à son maître le même conseil que Pierre Dubois avait donné à Philippe le Bel et Marillac à Henri II pour les affaires d’Allemagne.

Tandis que la France agitait la question de savoir si elle serait monarchie ou république, la terre continuait de tourner, les problèmes européens de se poser. L’unité italienne, l’unité allemande accomplies, le repos n’était pas acquis pour l’Europe. La question d’Orient, qui ne cessait de grandir et de s’impliquer plus dangereusement dans les affaires européennes depuis le XVIIIe siècle, se développait encore et sous des formes plus aiguës. Comme l’avait prévu Proudhon, de nouvelles nationalités aspiraient à prendre leur place au soleil, revendiquaient leur droit à l’indépendance et à la vie. Des peuples aussi négligés autrefois que peuvent l’être aujourd’hui des tribus asiatiques (qu’on se souvienne de ce que les Bulgares étaient pour Voltaire) prenaient conscience d’eux-mêmes. La conception des races s’étendait aux confins du monde européen. L’idée slave devenait un ferment semblable à ce qu’avait été l’idée germanique dans la période antérieure. Ce devait être l’origine de nouveaux et vastes conflits envenimés par les rivalités européennes.

La guerre russo-turque, la grande guerre nationale de la Russie, la guerre pour la délivrance des frères slaves opprimés, se termina par le Congrès de Berlin, théâtre des plus subtiles intrigues de Bismarck. La France, représentée à ce Congrès de l’Europe, en fut pourtant moralement « absente ». L’opinion publique, pour qui ces affaires orientales étaient neuves autant que lointaines, y assista distraitement. Distraction bien naturelle. Là-bas, pourtant, se formaient les orages de l’avenir, et la guerre de 1914 est sortie du Congrès de Berlin comme la plante sort de la graine. Bismarck avait spéculé sur l’inquiétude que les progrès de la Russie avaient inspirée à l’Angleterre pour s’introduire entre les deux puissances et exploiter leur rivalité. D’autre part, il avait saisi l’occasion de séduire l’Autriche, de l’attacher définitivement à l’Allemagne en lui montrant le chemin de l’Orient comme la compensation de Sadowa. Le point capital de son projet, c’était l’attribution à l’Empire austro-hongrois de la Bosnie et de l’Herzégovine. Quel Français se doutait alors que, de ce fait, son pays dût, trente-cinq ans plus tard, être engagé dans la guerre ? Les Anglais ne s’en doutaient pas davantage. Bien plus, l’Angleterre elle-même entra dans la combinaison de Bismarck. Ce fut lord Salisbury qui, par un scénario fort bien préparé, proposa que l’administration des deux provinces fût confiée à l’Autriche. Ainsi l’Autriche se trouvait mise en antagonisme, à plus ou moins longue échéance, mais d’une manière inéluctable, avec les Serbes, la Russie, le monde slave. Depuis, l’Angleterre est devenue, comme la France, l’alliée des Russes. Elle est entrée en guerre contre l’Autriche et l’Allemagne. Et l’une des causes immédiates de cette guerre a été l’annexion définitive de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’empereur François-Joseph. Qui sait les renversements de points de vue, d’intérêts, de situations que pourra revoir l’avenir ?…

De longues années de paix armée suivirent, tandis que couvait cet incendie. On vit alors le peuple français laisser peu à peu tomber en oubli l’idée de revanche et, non sans ressentir par intervalles l’aiguillon de la menace allemande, s’abandonner à l’illusion de toutes les démocraties, qui, depuis celle d’Athènes, ont donné aux conflits de la politique intérieure le pas sur le reste. Les Républiques ont toujours tendance à vivre en vase clos. Ce paysan dont un pré ferme l’horizon, ce prolétaire dont les deux bras sont le seul bien, ce commerçant accablé de soucis, et même, dans une sphère supérieure, ce médecin, cet avocat, que leur profession spécialise, comment leur attention se porterait-elle avec continuité au delà des frontières ? Pendant quarante ans, à la Chambre française, faite à l’image de la société moyenne, les questions de politique extérieure n’ont jamais été traitées que par un petit nombre de parlementaires, toujours les mêmes, écoutés avec la déférence qu’on accorde à ceux qui ont pénétré des sciences ardues, mais écoutés avec distraction. En réalité, tous les ministres des Affaires étrangères du gouvernement de la République avaient suivi la politique qu’ils voulaient. Le Parlement leur donnait un blanc-seing. La démocratie française s’est occupée avant tout d’une redistribution des richesses. Sa grande préoccupation a été les impôts, les traitements, les retraites. Sa politique a été surtout fiscale. Son souci a été de répartir le capital de la nation, non de l’accroître, ni même de le protéger. Dans le même temps, nous avons vu, en Angleterre, une tendance toute pareille diriger le corps électoral et le Parlement. Selon la parole si souvent répétée par lord Rosebery dans ses campagnes contre le radicalisme anglais, et qui servira peut-être plus tard à caractériser l’attitude de la France et de l’Angleterre dans les années qui ont précédé la guerre, on s’occupait de créer, dans ces deux pays, une sorte de chimérique Eden sans s’inquiéter de savoir si les loups ne seraient pas tentés d’entrer dans la bergerie.

Cependant l’État monstrueux que la Prusse avait créé en Allemagne pesait sur la vie de l’Europe. Cette vaste monarchie autoritaire et militaire n’était pas dangereuse seulement par son organisation et par sa puissance. Les conditions mêmes de sa formation l’obligeaient à toujours grandir, à s’armer toujours davantage. Comme s’ils eussent senti que l’existence de l’Allemagne unie était un phénomène anormal, les fondateurs du nouvel Empire ont pensé, et leurs successeurs ont pensé comme eux, que cet Empire ne pouvait durer qu’en s’appuyant sur une force militaire immense, en gardant toujours les moyens d’intimider et d’attaquer à son heure des voisins, dont la coalition possible était pour Bismarck un cauchemar. De là est sortie la théorie de la guerre préventive. Il y a eu autre chose encore. Le prestige de l’Allemagne venait de ses victoires. Elle avait fondé son crédit dans le monde, son crédit politique et commercial et même le prestige de sa « culture » sur sa supériorité militaire. Nietzsche a dit un jour qu’en fait de poètes, d’artistes, de philosophes, l’Allemagne nouvelle avait Bismarck, et encore Bismarck, mais seulement Bismarck. Cette Allemagne a vécu, en effet, de l’autorité que lui avaient donnée les trois victoires successives de la Prusse, ces trois guerres de 1864, de 1866, de 1870, dont sir Edward Grey a dit avec éloquence et avec raison, mais une raison tardive, qu’elles avaient été trois guerres déclarées à l’Europe. Le système qui avait fondé la Prusse d’abord, l’Empire allemand ensuite, ne pouvait aller qu’en s’aggravant. Les choses se conservent par les mêmes conditions qui ont présidé à leur naissance. L’Allemagne unie a continué et duré par les mêmes moyens qui l’avaient tirée du néant, c’est-à-dire par la guerre, considérée comme une industrie nationale. C’est la pensée que ses chanceliers les plus divers n’ont jamais manqué de développer. Toujours plus de soldats, toujours plus de canons. L’Allemagne devait avoir des régiments comme une banque d’État a de l’or dans ses caves pour donner de la valeur à ses billets. Le chancelier Bethmann-Hollweg exposait la théorie peu de temps encore avant la guerre. Seulement, une heure est venue où la tentation a été trop forte de se servir de cette encaisse. Et la grande illusion de l’Europe aura été de croire que l’Empire allemand pouvait tenir neuf cent mille hommes de première ligne sous les armes pour conserver la paix, que cette puissance militaire, une des plus formidables que le monde ait jamais vue, n’exalterait pas le peuple qui la possédait, ne le pousserait pas aux idées de conquête et d’agression.

Les grands États qui, par indifférence, aveuglement ou calcul, avaient laissé la Prusse s’emparer de l’Empire allemand, n’avaient pourtant pas tardé à sentir la pointe du péril. En 1871, Charles Gavard, un de nos meilleurs diplomates, à ce moment à Londres, notait ceci dans son journal : « Le public anglais comprend que c’est la guerre perpétuelle qui commence. » Intuition fugitive sans doute. Bismarck s’appliqua à la dissiper en excitant l’Angleterre contre la Russie. Mais, dès 1875, quand il méditait d’en finir avec la France, la Triple-Entente s’était déjà spontanément dessinée comme une nécessité naturelle. Du temps devait passer encore avant qu’elle prît forme. Pourtant on peut dire que l’union des trois puissances destinées à devenir alliées, et leur conflit avec l’Empire allemand étaient inscrits dans le livre de la fatalité dès le jour où une grande Allemagne s’était refaite.

L’honneur de la nation française, à travers ses distractions et ses faiblesses, est d’avoir toujours gardé irréductibles l’idée de son indépendance et le sentiment de ses devoirs. Nous avons, au cours de ce livre, montré les erreurs et les responsabilités des régimes d’opinion. Mais ce qu’il faut proclamer très haut, c’est que jamais peut-être dans l’histoire on n’aura vu un peuple en démocratie fournir autant de résistance que le nôtre aux principes de dissolution que ses institutions lui apportaient. Une démocratie qui, pendant quarante-quatre années, a su accepter le lourd fardeau du service obligatoire et universel, c’est un des phénomènes les plus rares qu’il y ait dans les annales de l’humanité. La France, et elle s’en est aperçue cruellement, aurait dû s’armer, se préparer davantage pour résister à l’agression de l’Allemagne. Son grand titre de gloire, c’est qu’elle n’aura pas renoncé. Elle a assumé les sacrifices nécessaires. En 1914, elle a relevé le défi de l’Allemagne. Elle a fourni un effort, montré une persévérance qu’admirera l’histoire, une énergie qui fait honneur aux ressources de la race. Nous pouvons le dire hautement : aucun autre pays que la France n’était capable de cela. Quel n’eût pas été notre destin si, chez nous, la prévoyance eût été égale au courage, si le cerveau de l’État eût été aussi bon que le cœur des citoyens ?

Quelques années avant 1914, il était devenu opportun de reprendre l’image fameuse de Prévost-Paradol avant 1870. Les deux locomotives lancées sur la même voie à la rencontre l’une de l’autre, et dont Prévost-Paradol avait parlé à la fin du Second Empire, ce n’était plus seulement la France et la Prusse : c’était le monde germanique d’un côté, la Triple-Entente de l’autre. Un lieu commun, développé dans des discours et dans des journaux innombrables, a permis de soutenir jusqu’au jour de la déclaration de la guerre que la Triplice et la Triple-Entente avaient reconstitué l’équilibre de l’Europe, que les deux systèmes d’alliances se faisaient contrepoids, que le risque de guerre était par là-même écarté. Sans doute la France, la Russie, l’Angleterre, oubliant ce qui les avait séparées, avaient fini par s’unir contre le péril commun. Encore subsistait-il un doute sur la décision que prendrait l’Angleterre, qui, répugnant aux engagement précis, n’intervint en effet que le jour où la Belgique eut été envahie. Peut-être Guillaume II, qui, jusqu’à la vingt-cinquième année de son règne, s’était vanté d’être « l’empereur de la paix », n’eût-il pas jeté les « dés de fer » s’il n’avait cru que l’Angleterre resterait neutre. Encore n’est-ce pas certain. Il est sûr, en revanche, que la Triple-Entente avait un caractère purement défensif, ce qui n’empêchait pas que l’Allemagne se plaignît d’être « encerclée ». De là, chez elle, des armements croissants, un effort plus grand chaque fois qu’un événement nouveau, survenant dans la situation politique, semblait propre à diminuer son prestige en Europe. De son côté, la Triple-Entente, à regret le plus souvent, avec lenteur et avec retard, devait se mettre à égalité avec l’Empire allemand. Cet équilibre imparfait ne pouvait se terminer que par la guerre.

Ainsi la Triple-Entente n’a fait que suivre les impulsions venues de Berlin. Elle n’a fait que répliquer — toujours d’ailleurs, avec insuffisance, — aux mesures prises par l’Allemagne. Elle est restée fidèle au principe qui avait présidé à ses origines : le principe de résistance, le principe de non-acceptation, en réponse à la volonté expresse de l’Allemagne de dominer toujours par la puissance de ses armes, d’imposer sa volonté en intimidant l’Europe. La provocation ne pouvait pas partir du groupe formé par l’Angleterre, la France et la Russie. Mais l’obstacle que ce groupe opposait à l’hégémonie allemande, les efforts croissants auxquels il obligeait l’Empire, irritaient celui-ci. Dix fois l’Allemagne tenta de dissocier la Triple-Entente. En dépit de ses hésitations, de ses faiblesses, de ses lacunes, la Triple-Entente a duré. Plus l’Allemagne s’armait, se montrait menaçante et provocante, plus aussi la Triple-Entente se resserrait. Le jour devait venir où l’Allemagne tenterait de la briser. Ainsi, ce qui était fait pour conserver la paix se transforma en principe de guerre. Telle était encore une des fatalités vers lesquelles, depuis 1871, l’Europe marchait.

Un État où tout est né de la guerre et fait pour la guerre, dont la guerre est « l’industrie nationale », n’en court pourtant pas le grand risque sans qu’un ensemble de circonstances se soit produit qui l’y ait déterminé. L’Allemagne a peut-être laissé passer pour sa guerre préventive contre la Russie, sa guerre d’agression contre la France, des occasions meilleures que celle qu’elle a choisie en 1914. Ce fut en 1909, à propos des affaires d’Orient, que, pour la première fois, Guillaume II prit une attitude nettement belliqueuse. Pourquoi cela ?

Révolution turque de 1908, annexion définitive de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, protestation de la Russie, mouvement général du slavisme contre la poussée du monde germanique vers l’Orient : l’enchaînement des causes est certain. Mais il faut remonter plus haut, comprendre que l’Allemagne, au Congrès de Berlin, en faisant attribuer la Bosnie à l’Autriche pour acquérir son alliance, en lui accordant une compensation à sa défaite de 1866, s’était engagée pour l’avenir. Cette compensation, il fallait la garantir à l’Autriche, sous peine de voir celle-ci aspirer à reprendre un rôle dans le monde germanique d’où elle avait été expulsée après Sadowa. Or, dans l’entre-temps, les peuples balkaniques s’étaient définitivement éveillés à l’existence. Comme l’avaient prévu, après Proudhon, quelques esprits pénétrants, le principe des nationalités, propagé dans l’Europe orientale, y produisait les mêmes bouleversements qu’il avait produits dans l’Europe centrale. Et la Russie se trouvait derrière la Serbie comme Napoléon III s’était trouvé derrière le Piémont… Conflits d’idées, de sentiments, d’intérêts, tout faisait glisser l’Europe vers la guerre. À l’ultimatum allemand de 1909, lui enjoignant de reconnaître l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, la Russie avait pu céder. Eût-elle cédé encore à l’ultimatum de 1914, l’Allemagne eût-elle remporté un nouveau succès de sa politique d’intimidation en obtenant que la Russie permît à l’Autriche d’écraser les Serbes, que la même situation se fût reproduite tôt ou tard. Un jour devait venir où une résistance profonde, commandée par l’instinct de conservation, serait opposée à une nouvelle exigence de l’Allemagne, sous peine pour l’Europe de subir la loi du monde germanique.

Malgré la puissance de ses armées, la plus redoutable machine de guerre que le monde ait vue, malgré sa préparation et son organisation, poussées à un degré qui jamais n’avait été atteint, l’Allemagne a été vaincue. À quel prix ! Pour venir à bout de l’Empire fondé par Bismarck, il a fallu plus de quatre ans de guerre, le sacrifice de plusieurs millions d’hommes, une destruction de richesses qui pèsera longtemps encore sur l’humanité. De cette guerre sont sortis des bouleversements immenses. Elle a été révolution plus que toutes les révolutions. La France, envahie, dévastée, avait couru un des plus grands dangers de son histoire. Victorieuse mais blessée, elle payait cher, elle payait pour la seconde fois ses fautes du XIXe siècle. L’Europe, l’Amérique elle-même, expiaient leur indifférence au triomphe prussien de 1870. Alors le monde parut comprendre que le repos, la sécurité, la civilisation étaient incompatibles avec l’existence d’une grande Allemagne unie. Il semblait qu’une idée fût désormais souveraine, celle que l’Allemagne ne devait jamais retrouver la puissance politique puisqu’elle ne savait pas même s’en servir pour son propre bien.

On peut dire que, quelques heures après l’armistice, cette leçon était oubliée. Loin de détruire ou seulement d’ébranler l’unité allemande, les traités de 1919 la confirmèrent. La dynastie des Hohenzollern s’étant écroulée avec la défaite, il parut suffisant que l’Allemagne devînt une République. Car, de vieilles illusions renaissant en France avec le drapeau noir, rouge et or, celui de 1848, qui flottait de nouveau, on se plaisait dans la pensée que cette République suivrait le même cours que la nôtre et que cette démocratie serait pacifique. Ce sont les quinze années d’erreurs, achevées par un coup de théâtre et une immense surprise, qu’il nous reste à raconter.