Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Pagnerre (Vol 1p. 189-199).


CHAPITRE II.


26 juillet. — Publication des ordonnances. — Le peuple s’en préoccupe peu. — Stupeur de la bourgeoisie. — Consultation d’avocats. — Sensation produite à la bourse par les ordonnances ; douleur des joueurs à la hausse. — Agitation à l’Institut ; désespoir de Marmont. — Conciliabule tenu par les journalistes : ils protestent au nom de la loi. — Incertitude et frayeur des députés ; attitude de Casimir Périer ; son portrait. — L’esprit de résistance s’étend ; l’autorité judiciaire engagée dans la lutte. — La bourgeoisie poussée peu-à-peu à l’insurrection par les plus audacieux ou les plus compromis. — Ébranlement communiqué au peuple.


À Paris, la journée du 26 fut très calme. Au Palais-Royal, cependant, on vit quelques jeunes gens monter sur des chaises, comme autrefois Camille Desmoulins. Ils lisaient le Moniteur à voix haute ; en appelaient au peuple de la violation de la Charte, et par des gestes ardents, des discours enflammés, cherchaient à exciter dans les autres et dans eux-même un vague besoin d’agitation. Mais on dansait aux environs de la capitale. Le peuple était à ses travaux ou à ses plaisirs. Seule, la bourgeoisie se montrait consternée. Les ordonnances venaient de l’atteindre doublement : dans sa puissance politique, en frappant ses législateurs ; et dans sa puissance morale, en frappant ses écrivains.

Ce ne fut d’abord, dans toute la partie bourgeoise de la population, qu’une stupeur morne. Banquiers, commerçants, manufacturiers, imprimeurs, hommes de robe, journalistes, s’abordaient avec étonnement. Dans cette soudaine interdiction de la liberté d’écrire, dans cette altération profonde et hardie du régime électif, dans ce renversement de toutes les lois en vertu d’un article obscur, il y avait une sorte de provocation hautaine dont on fut généralement étourdi. Tant d’audace supposait la force.

Par une assez triste bizarrerie, cette révolution qui devait faire tomber la couronne dans le greffe, commença précisément par une consultation d’avocats. A la première nouvelle des ordonnances, plusieurs coururent, suivis de quelques jurisconsultes, chez M. Dupin aîné. Ils voulaient savoir s’il n’y aurait pas moyen de publier les journaux sans autorisation, et jusqu’à quel point une semblable audace serait couverte par la protection des juges et par celle des lois. Là, se dessinèrent quelques hommes destinés à un rôle applaudi. A côté de M. de Remusat qui montrait une fermeté réfléchie, M. Barthe semblait plongé dans une sorte d’ivresse morale qu’il exhalait en paroles ardentes et juvéniles. Assis un peu à l’écart, M. Odilon barrot feuilletait un code d’un air distrait, mais son trouble paraissait dans l’altération de son visage. Quant à M. Dupin, habile à cacher sous une affection de rudesse la pusillanimité de son cœur, il ne refusait pas ses conseils, mais il s’écriait, non sans emportement, qu’il n’était plus député, déclinant de la sorte toute responsabilité politique dans des événements dont l’issue était ignorée.

Cependant les joueurs de bourse n’avaient pas été les derniers à s’émouvoir. Dans les lignes funestes du Moniteur ils avaient lu, ceux-ci des millions perdus, ceux-là des millions gagnés. M. de Rothschild apprit dans l’avenue des Champs-Élysées, en revenant de sa maison de campagne, la nouvelle des ordonnances. Il pâlit : c’était un coup de foudre pour un joueur à la hausse. Nous dirions plus bas à quelle mesure il dût de ne perdre à cette crise que quelques millions. D’autres avaient mieux calculé. Les ordonnances furent pour eux le point de départ d’une série d’opérations fructueuses. La rente 3 pour 0/0 étant subitement descendue de 78 à 72, il y eut des hommes qui purent dater leur fortune de ce jour là.

A l’institut, l’émotion fut aussi vive qu’à la Bourse, avec un caractère plus élevé. M. Arago y vit accourir à lui, l’œil en feu et les traits bouleversés, le maréchal Marmont duc de Raguse. « Eh bien ! s’écriait impétueusement le maréchal, les ordonnances viennent de paraître. Je l’avais bien dit ! Les malheureux, dans quelle horrible situation ils me placent ! Il faudra peut-être que je tire l’épée pour soutenir des mesures que je déteste ! » Il ne se trompait pas. Il était dans la destinée de cet homme d’être deux fois fatal à son pays.

L’éloge de Fresnel, que M. Arago devait prononcer le 26 juillet, avait attiré à l’Institut un grand concours de monde ; mais la nouvelle du jour occupait tous les esprits. M. Arago resolut de ne point prononcer son discurs : il en aurait donné pour motif la gravité de la situation. Plusieurs de ses collègues l’engageaient vivement à cet acte de courage.

Quelqueq-uns, et parmi ceux-ci M. Cuvier, homme plus grand par l’intelligence que par le cœur, lui représentaient au contraire qu’en de telles circonstances, son silence factieux, et qu’il devait à l’ordre public, qu’il se devait à lui-même de ne pas compromettre dans des luttes du parti la majesté de la science. Sur ces entrefaites, M. Villemain parut, et il s’engagea entre lui et M. Cuvier un débat d’une violence extrême. M. Arago se décida enfin à parler ; mais il eût soin d’introduire dans l’éloge de Fresnel d’ardentes allusions aux choses du moment. Elles excitèrent dans l’assemblée un sombre enthousiasme.

Les rentes avaient baissé, les paroles de M. Arago étaient applaudies ; la vieille monarchie eût donc contre elle, dès le premier jour, l’argent et la science de toutes les puissances humaines, la plus vile et la plus noble.

Mais elle avait défié un pouvoir plus formidable encore. Menaces dans leur propriété, dans leur importance politique, dans leur liberté peut-être, les journalistes s’étaient réunis tumultueusement dans les bureaux du National. Quel parti prendre ? Jeter dans les rues un long cri d’alarme, déployer le drapeau tricolore, soulever les faubourgs, attaquer en un mot la royauté par le glaive, les rédacteurs de la Tribune l’auraient osé ; mais les écrivains des feuilles libérales ne poussaient pas encore si loin l’ardeur de leurs convictions. Remplis des souvenirs de 93, ils auraient volontiers demandé à une révolution de place publique la protection de leurs intérêts menacés, s’ils n’eussent craint de déchaîner d’irrésistibles tempêtes. D’ailleurs, pouvaient-ils espérer qu’ils associeraient aux ressentiments de la bourgeoisie les passions de la multitude ? Les ateliers fourniraient-ils à la cause d’une chambre où le peuple n’avait pas de représentants, à celle d’une presse qui n’avait pas encore donné un seul publiciste à la pauvreté, un nombre suffisant de soldats et de martyrs ? Parmi les écrivains rassemblés au National, quelques-uns venaient de traverser Paris : rien n’y annonçait l’approche des orages populaires. On avait dit : Le peuple ne remue pas. Et ce mot était bien propre à glacer les courages.

Aussi ne songea-t-on qu’à protester au nom de la Charte, et la protestation des journalistes, telle que la rédigèrent MM. Thiers, Châtelain et Cauchois-Lemaire, ne fut, en effet, qu’un intrépide et solennel hommage rendu à l’inviolabilité de la loi. On y opposait au pouvoir dictatorial des ordonnances l’autorité du pacte fondamental on y invoquait contre les modifications arbitrairement introduites, soit dans le régime électif, soit dans la constitution de la presse, non seulement les termes de la Charte, mais les décisions des tribunaux et la pratique suivie jusqu’alors par le roi lui-même ; enfin, la violation de la légalité par le gouvernement y était présentée comme la consécration d’une désobéissance qui devenait par là nécessaire, légitime, et en quelque sorte sacrée. C’était combiner, dans une juste mesure, la prudence et l’énergie. Conçue dans cet esprit, la protestation fut unanimement adoptée.

Mais fallait-il la revêtir des signatures de tous ceux qui y avaient concouru ? MM. Baude et Coste, l’un administrateur, l’autre rédacteur en chef du journal le Temps, représentèrent que l’influence des journaux tenait en partie au mystère dont les écrivains restaient enveloppés ; que la solennité d’une semblable résistance serait inévitablement atténuée par la désignation de quelques noms obscurs, et qu’il convenait de laisser toute son action à la puissance de l’inconnu. M. Thiers répondit qu’il valait mieux assurer à la protestation ce genre de faveur que mérite et obtient toujours le courage. Cet avis prévalut à cause de son apparente hardiesse. Au fond, partager la responsabilité de la résistance et l’étendre sur tant de têtes, c’était l’affaiblir.

Il faut dire, toutefois, que la plupart des signatures croyaient jouer leur vie, et quelques-uns coururent au-devant de la mort avec une véritable magnanimité. Une députation d’étudiants s’étant présentée, M. de Laborde n’hésita pas à les encourager à la révolte. Mais l’opinion de M. Thiers, de M. Mignet et de la plupart des électeurs influents, était qu’il fallait emprunter à la loi elle-même les moyens de la faire triompher. Parmi ces moyens se trouvait le refus de l’impôt. La chambre ayant été illégalement dissoute, en refusant l’impôt on ne faisait qu’en appeler à la Charte. Une nouvelle réunion, composée principalement d’électeurs, eut donc lieu au National. Il s’agissait d’organiser ce mode d’opposition qui, en Angleterre, avait commencé par la résistance de Hampden pour aboutir au supplice de Charles Ier. Car c’est un des traits caractéristiques de la bourgeoisie française au 19e siècle d’avoir toujours copié les procédés de l’Angleterre sans les comprendre.

Dans cette réunion s’étaient glissés des hommes ardents ; quelques mesures violentes y furent proposées. M. de Schonen y montrait une exaltation singulière, et ses discours, entrecoupés de sanglots, remuaient profondément l’assemblée. M. Thiers, de son côté, cherchait à calmer cette effervescence. S’adressant aux plus fougueux, il leur demandait où étaient les canons qu’ils opposeraient à l’artillerie royale, et s’il leur suffirait pour sauver la liberté, de présenter aux balles des Suisses leurs poitrines découvertes. Mais cette timidité était condamnée, et par ceux qu’animait un enthousiasme sincère, et par ceux qui, craignant de s’être mis trop en avant, ne songeaient plus qu’à brouiller toutes choses, pour se faire oublier et disparaître en quelque sorte derrière le chaos.

Pendant ce temps, quelques députés, réunis chez M. de Laborde, s’y essayaient l’audace. Le, cri aux armes avait retenti ; « il s’agit d’un nouveau jeu de Paume », disait M. Bavoux ; et M. Daunou ajoutait qu’il fallait recourir à l’appel au peuple. M. Casimir Périer parut tout-à-coup. Il venait, non pour pousser au mouvement, mais pour l’arrêter, s’il était possible. Il dit que la chambre avait été dissoute que, par conséquent il n’y avait plus de députés, depuis que le Moniteur avait paru ; qu’après tout, les faiseurs de coups d’état invoquaient la Charte, eux aussi, et qu’entre le pouvoir et l’opinion il n’y avait pas de juge ; qu’il fallait attendre les événements, laisser à l’indignation publique le temps de se déclarer, ou plutôt, à la royauté trompée celui de rentrer dans une voie meilleure. Et tout cela, il le disait avec un geste dominateur, avec un accent passionné. En fallait-il davantage pour briser le ressort des âmes dans un moment où l’hésitation pouvait sembler naturelle ? Vainement MM. de Schonen, de Laborde et Villemain qui avaient été envoyés par leurs collègues dans la réunion des électeurs, en rapportèrent-ils de vives exhortations au courage, rien ne fut décidé. Casimir Périer, qui ne cherchait qu’à contenir les esprits, offrit sa maison pour le lendemain. On se sépara

Quel était donc cet homme qui se présentait ainsi comme médiateur entre les libéraux et le trône, à cette heure solennelle ? Casimir Périer avait la taille haute et la démarche assurée. Sa figure naturellement douce et noble, était sujette à des altérations subites qui la rendaient effrayante. L’ardeur mobile de son regard, l’impétuosité de son geste, son éloquence fiévreuse, les fréquents éclats de sa colère fougueuse jusqu’à la frénésie, tout semblait révéler en lui un homme né pour exciter des orages. Mais l’élévation manquait à son esprit, et la générosité à son cœur. Il n’avait pas ce dévouement sans lequel l’art de dominer n’est plus qu’un charlatanisme illustre. Il ne haïssait l’aristocratie que par l’impuissance de s’égaler à elle, et le peuple soulevé n’apparaissait à son imagination malade que comme une horde de barbares courant au pillage à travers le sang. L’amour de l’or possédait son âme et ajoutait à la frayeur que lui inspirait ce peuple, qui se compose de pauvres. Timide avec véhémence, et prompt à écraser sous son humeur tyrannique quiconque la provoquait en paraissant la redouter, il aimait le commandement, parce qu’il promet l’impunité à la violence. Du reste, son énergie ne prenait sa source que dans la ruse, mais la ruse chez lui était merveilleusement servie par un tempérament aigre et bilieux. Aussi apportait-il un immense orgueil à faire de petites choses. D’autant plus hautain en apparence qu’il était plus humble en réalité, son empire au sein de l’abaissement avait quelque chose d’irrésistible ; et jamais homme ne fut plus propre que lui à faire prévaloir de pusillanimes desseins ; car il ne les conseillait pas, il les imposait.

Casimir Périer aurait donc certainement étouffé la révolution à son berceau, s’il n’avait eu besoin pour cela que de l’appui de ses collègues. Mais ce n’était pas a eux qu’obéissaient ce jour-là les événements.

Je l’ai déjà dit : après avoir cédé à un premier élan, beaucoup craignirent de s’être trop engagés, et comptant peu sur la clémence royale, ils résolurent de généraliser la résistance et d’intéresser le peuple à leurs périls. C’est ainsi que, dès le 26, le bruit se répandit parmi les bourgeois qu’on avait pris le parti de fermer les ateliers et de pousser les ouvriers sur la place publique. On s’adressa aussi à l’autorité judiciaire pour la compromettre. On y réussit aisément, les tribunaux se recrutant, surtout, dans la bourgeoisie ; et les gérants du Courrier Français, du Journal du Commerce, du Journal de Paris obtinrent du président du tribunal de première instance, M. Debelleyme, une ordonnance qui prescrivait aux imprimeurs de prêter leurs presses aux journaux non autorisés.

On a vu de quelle manière l’agitation produite à la surface de la société avait enfanté la protestation des journalistes. Cette protestation, en donnant une formule à la résistance légale, compromit quelques noms. Les existences menacées firent effort pour propager l’esprit de révolte, ce qui revenait à décentraliser le danger. Si bien que peu à peu les couches inférieures de la société furent ébranlées. Quelques pierres lancées contre la voiture de M. de Polignac dans la soirée du lundi, n’étaient qu’un prélude à de plus audacieuses entreprises. Voilà par quel enchaînement de petites mesures, par quelle filiation de nobles instincts, d’indécisions, de frayeurs, la résistance légale tendait à se transformer en une émeute, qui devait à son tour engendrer une révolution. Révolution étrange assurément ! Car elle fut amenée par la haute bourgeoisie qui la redoutait, et accomplie par le peuple qui s’y jeta, presque sans y songer !

Dans la nuit du 26 au 27, voici en quels termes un postillon apprenait à un de ses camarades, sur la route de Fontainebleau, la nouvelle des ordonnances : « Les Parisiens étaient joliment vexés hier soir. Plus de chambre, plus de journaux, plus de liberté de la presse. — Vrai ! répondit l’autre ? Eh bien tant mieux. Moi, pourvu que le pain soit à deux sous et le vin à quatre, je me moque du reste. » Sur une feuille où cette anecdote était racontée, nous avons lu, écrite de la main même du prince de Polignac, la note suivante : « C’est qu’une Charte pour le peuple se réduit, avant tout, à trois choses : avoir du travail, du pain à bon marché, et payer peu d’impôts. » M. de Polignac se trompait en ceci. Il ne parlait que des intérêts matériels du peuple, peu exigeant, en effet, dans des temps d’ignorance. Or, il aurait fallu tenir compte de ses passions, dans ce qu’elles avaient de plus élevé. Car pour que le langage du postillon cessât d’être vrai, il suffisait que le drapeau tricolore fût déployé et vînt rappeler aux vieux soldats que la dernière amorce de Waterloo n’était pas encore brûlée.