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Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 1

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Pagnerre (Vol 1p. 147-187).


CHAPITRE PREMIER.


Ministère Polignac. — Politique extérieure de la Restauration à cette époque. — La Russie à Constantinople, et la France sur le Rhin. — Origine de l’expédition d’Alger. — Propositions faites au nom de Méhémet-Ali. — Situation intérieure de la monarchie. — Adresse des 221. — Prorogation des chambres. — Portrait de Charles X. — Menaces de l’Angleterre. — Attitude du cabinet des Tuileries. — Tentative de lord Stuard de Rothsay auprès de MM. de Polignac et d’Haussez. — Préparatifs de l’expédition d’Alger : difficultés suscitées par la bourgeoisie ; vive opposition des amiraux. — Brevet de l’amiral Roussin déchiré ; hésitations de l’amiral Duperré. — Départ de la flotte ; intrigues de l’Angleterre. — Dissolution de la chambre des députés. — Agitations. — Caractère de l’opposition libérale : le roi et la loi. — Charles X chez le duc d’Orléans. — Effet produit par la conquête d’Alger. — Le ministre de la marine veut traduire l’amiral Duperré devant un conseil de guerre. — Vues de la Restauration sur Alger. — Allures démagogiques de la royauté attaques dirigées par des libéraux contre le peuple. — Situation de la bourgeoisie : elle redoute une révolution. — Dispositions de ses chefs. Portrait de M. Laffite. — Indifférence politique du peuple. — Division des royalistes en deux partis les hommes de l’Empire et les émigrés. — Influence du clergé. — Charles X se décide à un coup d’état. — Appréhensions du corps diplomatique. — Les hommes de bourse et M. de Talleyrand. — Discussion secrète des ordonnances : opinions des divers ministres. — Confidence à Casimir Périer. — Signature des ordonnances.


Depuis l’entrée de M. de Polignac aux affaires, la bourgeoisie vivait dans l’attente d’une révolution ; et elle s’agitait partagée entre la colère et l’épouvante.

La cour avait tout l’aveuglement du fanatisme, mais elle en déployait l’audace. Des missionnaires s’étaient répandus sur toute la surface de la France, remuant les esprits par de sombres prédications, promenant sous les yeux des femmes les pompes d’une religion redoutable, et élevant sur les places publiques l’image de Jésus crucifié. On méditait des mesures propres à exalter l’esprit militaire. Et la royauté se préparait à tout oser, appuyée qu’elle était sur des soldats et sur des prêtres.

Lorsqu’un roi passe, que ce soit sur la route du trône du sur celle de l’échafaud, il s’élève presque toujours du sein de la foule quelques clameurs confuses. Ces clameurs, Charles X les avait entendues dans son voyage en Alsace ; il les avait interprétées dans le sens de son orgueil : il se crut aimé.

Ce voyage, pourtant, avait été marqué par quelques scènes de sinistre augure. À Varennes, la famille royale avait dû s’arrêter, pour changer de chevaux, au même endroit d’où fut jadis ramené Louis XVI fuyant sa capitale et désertant la royauté. Tout-à-coup, et à l’aspect du relai fatal, la Dauphine éprouve un tressaillement convulsif ; elle ordonne à ses gens de passer outre, et laisse pour adieux au peuple rassemblé, quelques-unes de ces paroles qui perdent les princes. Plus loin, à Nancy, la famille royale se montre sur un balcon pour saluer la multitude. Des sifflets retentissent. À qui s’adresse l’injure ? La Dauphine s’en émeut, et fait brusquement fermer les fenêtres, après être rentrée dans les appartements, frémissante et toute éplorée.

Cependant, considéré dans son ensemble, le voyage d’Alsace n’était pas un trop malheureux essai de popularité, et Charles X en avait rapporté un surcroit de confiance.

Mais avant de dire à quelles extrémités cette confiance devait le pousser, il importe de jeter un coup-d’œil sur la politique extérieure de la France à cette époque.

C’était dans un intérêt de dynastie que les traités de 1815 avaient été imposés à la France par les Bourbons. Ce fut dans un intérêt de dynastie que, dès 1829, on parla de les modifier profondément. Car, que les destins d’un peuple suivent les affaires d’une famille, c’est la règle dans les monarchies.

L’honneur de ce projet appartenait en partie à M. de Reyneval : M. de Polignac en fit la base de sa politique extérieure.

Ainsi, en 1830, un grand changement diplomatique se préparait dans le monde. Il s’agissait de rendre le Rhin à la France.

Des négociations avaient commencé, à ce sujet, entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et celui des Tuileries. Voici qu’elles en auraient été les bases :

La France et la Russie contractaient une alliance étroite, spécialement dirigée contre l’Angleterre. La France reprenait les provinces rhénanes. Du Hanovre, enlevé à la Grande-Bretagne, on faisait deux parts, destinées, l’une à indemniser la Hollande, l’autre à désintéresser la Prusse, dont on aurait, en outre, arrondi le domaine par l’adjonction d’une partie de la Saxe aux provinces prussiennes de la Silésie. Le roi de Saxe aurait été dédommagé aux dépens de la Pologne. On assurait à l’Autriche la Servie, une partie non possédée par elle, de la Dalmatie et l’une des deux rives du Danube. De son côté, maîtresse de la rive opposée, la Russie dominait la Mer Noire, s’installait à Constantinople, sauf à s’élancer de là sur l’Asie.

Depuis Pierre Ier, on le sait, la Russie n’avait cessé de convoiter la possession du Bosphore, et son ambition n’avait été que trop bien secondée par la France et par l’Angleterre trompées. C’était à son profit exclusif qu’avait eu lieu le fait d’armes de Navarin. Elle en avait poursuivi les conséquences avec une vivacité menaçante pour nous et cependant applaudie. Mais elle ne devait pas même s’arrêter au traité d’Andrinople.

Mahmoud avait essayé la réforme de son empire. Vaine tentative ! L’originalité des races fait leur force. Mahmoud, en brisant les vieilles traditions, énerva son peuple sans le rajeunir ; et l’épuisement de la race jadis si vigoureuse des Osmanlis n’était lui-même qu’un symptôme de la décadence de l’Islamisme.

Déjà le dogme du fatalisme, admis par l’Orient, avait laissé reconnaître à des signes certains sa désastreuse influence. Condamné par ce dogme à rester immobile pendant que le dogme opposé de la liberté humaine versait au sein des nations occidentales d’irrésistibles ardeurs, l’Orient semblait redemander à l’Europe la vie qu’autrefois il lui avait donnée, et il se présentait comme un domaine riche et sans bornes, mais inculte et sans possesseurs.

Y appeler la Russie, c’était lui livrer tout l’avenir.

Quant à la France, la Révolution de 1789 l’avait rendue essentiellement industrielle, et avait donné à son génie nouveau les ailes de la concurrence. Elle ne pouvait plus, par conséquent, contracter que des alliances continentales. Car étendre devant une production toujours croissante un marché toujours plus vaste, courir de comptoirs en comptoirs, conquérir des consommateurs, asservir la mer, glisser en un mot sur la pente qu’avait descendue le génie britannique, telles étaient les nécessités de la situation que lui avait faite le triomphe de la bourgeoisie. En renonçant à toute alliance avec l’Angleterre, elle ne faisait donc qu’obéir aux lois d’une rivalité inévitable : elle renonçait à l’impossible.

Mais pour la Russie à Constantinople, était-ce donc assez que la France sur le Rhin ? Était-il digne d’une nation telle que la nôtre, d’abandonner à un peuple nouveau venu en Europe et encore à demi-barbare, le soin des affaires du monde et le règlement des destinées universelles ? Fallait-il fermer à l’activité française la carrière que semblait lui ouvrir le vide immense fait en Orient. Était-ce trop d’une semblable issue pour cette force d’expansion qui, sous la République, avait éclaté en catastrophes immortelles, et, sous l’Empire, en prodigieuses conquêtes ? La Russie, placée sur les routes de l’Inde, ne pourrait-elle pas un jour, même comme puissance maritime, remplacer l’Angleterre, et nous causer de mortelles angoisses ? La Restauration ne voyait ni de si haut, ni si loin. Les traités de 1815 avaient laissé dans les cœurs une trace ardente : on espérait l’effacer en nous rendant le Rhin pour frontière.

Dans cet état de choses, une grave détermination fut prise par Charles X et ses ministres. Le coup d’éventail donné par le dey d’Alger au consul français était jusque-là resté impuni. Encouragé par la faiblesse que révélaient dans le gouvernement français trois ans d’un blocus inutile, le dey d’Alger avait fait canonner le vaisseau d’un parlementaire, et forcé notre consul à Tripoli de quitter son poste en toute hâte. Où s’arrêterait l’outrage ? Combien de temps durerait l’impunité ? Une expédition contre les pirates d’Afrique fut résolue.

La Russie appuya fortement ce projet. La France lui plaisait campée sur la rive africaine de la Méditerranée, parce qu’elle pouvait y tenir en échec la souveraineté maritime des Anglais dans ces parages.

Sur ces entrefaites, deux hommes d’un esprit aventureux, MM. Drovetti et Liveron, arrivèrent à Paris. Ils se donnèrent aux ministres de Charles X pour les envoyés de Méhémet-Ali. Le pacha d’Égypte, disaient-ils, consentait à courir sus aux pirates, à envahir leur repaire, et à venger sur leur chef les injures de la France.

Ces singulières ouvertures, combattues vivement par MM. de Bourmont, ministre de la guerre, d’Haussez, ministre de la marine, de Guernon-Ranville et Courvoisier, reçurent au contraire du prince de Polignac l’accueil le plus empressé. Il les fit agréer au roi ; et, sans que le conseil eût été consulté, un traité fut conclu. Il contenait des stipulations étranges : la France s’engageait à fournir à Méhémet-Ali dix millions, des moyens de transport, et quatre vaisseaux de ligne montés par des officiers français.

À la lecture de ce traité, passé sans leur participation, les ministres de la guerre et de la marine éprouvèrent un mécontentement très-vif. Ils ne négligèrent rien pour en entraver l’exécution, se réservant d’abandonner le pouvoir si leurs efforts étaient inutiles. Mais les scrupules religieux du roi leur promettaient une victoire aisée. M. de Bourmont avait dit qu’il ne se résoudrait jamais, pour son compte, à faire servir des officiers chrétiens sous les ordres d’un musulman. Charles X était ébranlé, des influences puissantes sur son cœur le décidèrent : le traité fut révoqué.

Méhémet-Ali, qui en avait déjà connaissance, sans en avoir toutefois reçu communication officielle, ne se montra point blessé. Il désavoua même tout ce qui avait été proposé en son nom. Aussi bien, il avait dû demander au sultan un firman d’autorisation, que le sultan avait refusé. Alors seulement il fut décidé que la France s’armerait pour la querelle de la France.

L’Angleterre sentit aussitôt se réveiller toutes ses vieilles haines. Elle se montra tour à tour surprise et indignée. Elle demanda des explications, fit entendre des plaintes, eut recours aux menaces.

Le gouvernement français n’en fut ni troublé ni ému. Il était assuré de l’appui de la Russie. L’Autriche et la Prusse lui étaient favorables. Toutes les petites puissances de l’Italie approuvaient le dessein de purger la Méditerranée des pirates qui l’infestaient. Le roi de Sardaigne y voyait l’affranchissement du commerce de ses sujets. La Hollande, n’avait pas oublié qu’en 1808, son consul à Alger, M. Frassinet, avait été mis insolemment à la chaîne, par ordre du bey, pour un léger retard dans le paiement du tribut accoutumé. Seule, l’Espagne semblait inquiète, des accroissements possibles de notre puissance, qui allait se rapprocher d’elle. Mais on n’avait rien à craindre de l’Espagne : son rôle diplomatique en Europe n’avait cessé de s’amoindrir depuis le jour où Charles-Quint s’était enseveli vivant dans le monastère de Saint-Just.

Charles X avait, d’ailleurs, un intérêt pressant à résister aux injonctions de l’Angleterre. On n’eut pas de peine à lui faire comprendre que les embarras de sa politique intérieure exigeaient une diversion éclatante : que la monarchie, qui commençait à chanceler sous les coups répétés du libéralisme, voulait être défendue avec passion et que l’éclat d’une récente conquête rendrait moins périlleuse une atteinte aux libertés publiques.

La monarchie, en effet, s’était créé en France une situation violente et désespérée. C’était toujours entre le pouvoir du roi et celui de l’assemblée, cette lutte inévitable et terrible qui s’était terminée au 10 août pour Louis XVI, et pour Napoléon, le lendemain de Waterloo. Quinze ans d’essais divers n’avaient rien changé à cet antagonisme nécessaire entre deux pouvoirs opposés. Le 2 mars, Charles X adressait à la chambre, nouvellement convoquée, ces paroles solennelles : « Je ne doute point de votre concours pour opérer le bien que je veux faire. Vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon pouvoir des obstacles que je ne dois pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans l’amour qu’ils ont toujours montré pour leur roi. » Et l’assemblée répondait dans une adresse signée par 221 de ses membres : « La Charte a fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas. »

La chambre fut prorogée.

Il avait d’abord été question de la dissoudre immédiatement. C’était l’avis de M. de Montbel, qui aurait désiré que l’ordonnance de dissolution fut suivie d’une proclamation adressée du roi aux électeurs. Cette opinion fut vivement combattue par M. de Guernon-Ranville. Il représenta qu’en faisant ainsi descendre le roi lui-même dans l’arène des partis, en compromettrait gravement la majesté de la couronne, et qu’une défaite, dans ce cas, serait un ébranlement du principe monarchique. M. de Montbel avait paru compter beaucoup sur l’affection des Français pour Charles X : M. de Guernon-Ranville n’hésita pas à déclarer, en présence du monarque, que son collègue, sous ce rapport, était dans une erreur profonde. « Les Français ont cessé d’aimer leurs rois, disait-il. Ne le voyez-vous pas à cette haine implacable qui poursuit au pouvoir les hommes les plus considérables et les plus considérés aussitôt qu’ils ont été honorés du choix de la couronne ? » Cette rude franchise ne déplût pas à Charles X. L’idée d’une dissolution immédiate fut abandonnée. Mais les choses en étaient à ce point que Charles X ne pouvait plus que se réfugier dans la dictature.

Eh ! quelle autre issue restait à la monarchie ? Était-il permis à Charles X d’oublier la leçon que semblait lui donner le monument funèbre élevé en face de son palais ? Les concessions avaient-elles sauvé Louis XVI ? Se voyant menacé, lui aussi, il s’était mis à reculer, il avait reculé jusqu’à la place Louis XV ; et, arrivé là, ne pouvant aller plus loin, il s’était arrêté sous la main du bourreau.

Charles X aurait pu abdiquer, il aurait pu déclarer la royauté abolie en France ; mais quel autre genre de modération lui était permis ? Les concessions n’auraient fait que le conduire plus tard à l’alternative d’abdiquer ou de s’imposer.

N’importe. Sacrifier la nation à ce duel obstiné entre deux pouvoirs inconciliables, marcher au renversement de tous les principes conquis par tant d’années de révolutions, sans autre excuse que l’impossibilité de maintenir la royauté contre la force des choses, c’était un crime envers le peuple et envers Dieu.

Que si Charles X croyait sincèrement à son droit, en couvrant sa couronne de son audace, il lui manqua toujours, pour échappera la condamnation de l’histoire, d’avoir personnellement appelé sur sa tête les dangers de la révolution qu’il préparait. Ne voulant ni abaisser son trône ni en descendre, il se devait d’y mourir.

Mais par ses vertus aussi bien que par ses défauts, Charles X était au-dessous de son destin. Plein de foi et de loyauté, de grâce et de courtoisie, fidèle à ses amitiés, fidèle à ses serments, il avait tout d’un chevalier, si ce n’est l’enthousiasment le courage. Seulement, ses manières avaient quelque chose de si royal, que, malgré son défaut de cœur, il conjurait le mépris dans un pays de guerrier. Avec cela, il aurait peut-être suffi à son rôle, si, au lieu d’être obligé de porter la monarchie, il eût été, comme ses aïeux, soutenu et porté par elle. Louis XVIII n’était parvenu à mourir dans son lit qu’en faisant de son règne une longue abdication de la royauté. Charles X avait gémi de l’abaissement de son frère, en voyant tout ce qu’il avait abaissé autour de lui. Il espérait refaire ce qui avait été détruit, relever ce qui avait été jeté par terre, c’est-à-dire, affranchir la couronne, en présence de parlementaires impatients de domination ; faire revivre l’autorité de l’église au sein d’un peuple qui s’était laissé traîner aux fêtes de l’athéisme ; rétablir le prestige de la royauté, dans un pays où un roi était mort en place publique, les mains liées derrière le dos ; ressusciter enfin l’empire de l’étiquette chez une nation amoureuse, sinon de l’égalité, au moins de ses formes et de ses mensonges. La tâche était immense, elle aurait épuisé le génie d’un grand homme : elle n’étonnait pas Charles X. Il est vrai qu’il en ignorait l’étendue. Il était dominé par les prêtres, et, depuis le jour où expiant les voluptés de sa jeunesse, il avait communié avec la moitié de l’hostie offerte aux lèvres mourantes de la marquise de Polastron, sa piété s’était empreinte d’exaltation et de mélancolie, mais ce n’en était pas moins une piété naïve, sans profondeur, sans portée, et qui assurait au catholicisme déchu un genre de protection plus fastueux qu’héroïque. Il tenait aux vieilles idées, mais faute d’intelligence pour les juger et de force pour s’en défendre. Il courait après l’agrandissement de son autorité, mais pour en consacrer le principe beaucoup plus que pour en étendre l’usage. Les petites âmes se complaisaient dans la majesté du commandement ; seules, les âmes viriles en recherchent la puissance. Le despotisme a sa gloire, puisqu’il a ses orages : Charles X n’était même pas capable de s’élever jusqu’à la tyrannie. Il disait souvent : « On pilerait tous les princes de la maison de Bourbon dans un mortier, qu’on n’en tirerait pas un grain de despotisme. » Il disait vrai. La dictature, que d’autres auraient poursuivie par excès d’activité ou de vouloir, il ne la convoitait, lui, que par paresse. Aussi humain que médiocre, s’il voulait que son pouvoir fût absolu, c’était pour être dispensé de le rendre violent. Car il n’y avait en lui rien d’énergique, pas même son fanatisme, et rien de grand, pas même son orgueil.

Quoi qu’il en soit, Charles X avait pris son parti, et dans sa pensée la guerre d’Alger se liait de plus en plus au mesures qui, suivant lui, devaient mettre la royauté hors de page. Les représentations l’Angleterre furent donc dédaignées. De là une dépêche ministérielle adressée le 12 mars à notre ambassadeur à Londres, M. de Laval.

Cette dépêche était rédigée avec une obscurité soigneusement calculée. Après avoir dit que l’expédition avait eu d’abord pour but de venger l’injure faite à la France, M. de Polignac parlait du développement plus étendu que les événements avaient ensuite donné aux projets du roi.

Mais que signifiaient ces paroles ambiguës ? Lord Stuart fut chargé par le comte d’Aberdeen d’obtenir une réponse moins vague.

Ces instructions, datées du 3 mai provoquèrent une seconde dépêche, qui répondait en ces tetmes aux pressantes instances de l’Angleterre :

« Le roi, ne bornant plus ses desseins à obtenir la réparation des griefs particuliers de la France, a résolu de faire tourner au profit de la chrétienté toute entière l’expédition dont il ordonnait les préparatifs ; et il a adopté pour but et pour prix de ses efforts la destruction définitive de la piraterie ; l’abolition absolue de l’esclavage des chrétiens ; l’abolition du tribut que les puissances chrétiennes paient à la régence. »

Une autre dépêche, en date du 12 mai, portait que le roi ne poserait les armes qu’après avoir atteint le double but qu’il s’était proposé : savoir, le redressement des griefs, cause immédiate des hostilités ; et, en second lieu, le triomphe des intérêts communs à toute la chrétienté. Mais la France se proposait-elle d’occuper Alger à son profit et de s’y établir ? Voilà ce que l’Angleterre désirait surtout connaître ; et, sur ce point, le cabinet des Tuileries se r’enfermait dans une réserve absolue.

L’attitude des ministres français causa une irritation profonde en Angleterre. À Paris, lord Stuart, dans des entretiens semi-diplomatiques, essaya d’intimider successivement le ministre de la marine, M. d’Haussez, et le président du conseil, M. de Polignac. Le premier repoussa les démarches hautaines de l’ambassadeur anglais avec beaucoup de véhémence[1]. Le second leur apposa une politesse froide et dédaigneuse. Anglais par ses habitudes, par ses amitiés personnelles, par le souvenir de sa jeunesse passée à Londres, par ses manières, et même par son costume, M. de Polignac était, comme homme politique, entièrement dévoué au système de l’alliance russe.

Le sort en fut donc jeté : les préparatifs de guerre se poursuivirent avec ardeur ; l’armée de terre fut rapidement organisée ; et, dans tous les ports du royaume, la tâche des ouvriers fut doublée ainsi que leur salaire.

Les libéraux, cependant, avaient pris l’alarme. Convaincus que cette fougue militaire de la royauté cachait une pensée funeste, ils mirent en doute les résultats de la guerre, exagérant les obstacles, créant à plaisir des difficultés insurmontables, et mettant tout en œuvre pour enrayer les esprits. Le Journal des Débats, surtout, faisait à la politique belliqueuse du cabinet une opposition implacable.

Au ministère de la guerre, on avait entouré M. de Bourmont, dont on cherchait à troubler les pensées par les plus noires prophéties. L’eau manquait, assurait-on, dans les environs d’Alger, on n’y trouverait pas de bois pour les fascines ; l’armée serait détruite sans avoir même pu combattre. Il y avait alors à Paris un homme qui, fait jadis prisonnier par les Algériens, avait été forcé de vivre quelque temps à bord d’un corsaire, où il remplissait les fonctions d’interprète. C’était M. Arago. Le ministre de la guerre l’interrogea, et il répondit que les environs d’Alger fourniraient de l’eau et du bois en abondance.

Mais, de leur côté, les amiraux déclaraient le débarquement impossible, et irritaient sans la déconcerter, l’inexpérience du ministre de la marine.

Poussé à bout, le baron d’Haussez résolut de consulter deux capitaines de vaisseau qui, employés au blocus d’Alger, étaient en état de donner sur la question des renseignements exacts. Mandés par lui, MM. Gay de Taradel et Dupetit-Thouars affirmèrent que le débarquement était, non-seulement praticable, mais facile ; et, appuyé sur leur opinion, M. d’Haussez convoqua les amiraux.

M. Roussin était le seul d’entre eux qui ne se fût pas encore prononcé bien nettement. Quand son tour vint de s’expliquer, il se rangea de l’avis de ses collègues, et combattit sous le rapport maritime le projet de l’expédition. Alors, tirant un papier de sa poche : « Je regrette, Monsieur, dit le ministre de la marine, que telles soient vos convictions ; car je tiens dans mes mains le brevet qui vous créait vice-amiral et vous donnait le commandement de la flotte. » En disant ces mots, le baron d’Haussez mit le papier en lambeaux. Sa résolution était irrévocablement arrêtée. « Pour commander la flotte, disait-il, le roi, si les amiraux s’abstiennent, est décidé à descendre jusqu’à un capitaine de brick, et, s’il le faut, jusqu’à un enseigne. »

Une seconde réunion eut lieu chez le prince de Polignac. L’expédition, contre laquelle l’amiral Jacob avait préparé un discours écrit, ne fut appuyée que par MM. de Taradel, Dupetit-Thouars et Valazé. « Je ne suis pas marin, dit le général Valazé, mais je ne vois point qu’à aucune époque de l’histoire, les tentatives du genre de celle qu’on propose aient échoué par l’impossibilité du débarquement. La marine n’a-t-elle fait aucun progrès ? qui oserait le prétendre ? » Cette opinion devait naturellement prévaloir dans le conseil. C’est ce qui arriva.

Mais à qui confier la conduite de la flotte ? Le général Bourmont, qui prenait le commandement de l’armée de terre, désigna au choix de M. d’Haussez l’amiral Duperré, alors préfet maritime à Brest.

L’amiral Duperré n’eût, d’abord, aucune objection à présenter.

Mais, le lendemain, il paraissait avoir perdu toute confiance, soit que des influences dont il ne s’était pas rendu bien compte, eussent victorieusement agi sur lui, soit qu’un examen plus attentif de l’entreprise lui en eût mieux révélé les obstacles et les dangers. Il accepta, pourtant, le commandement qui lui était offert. Mais, comme son attitude et ses relations inspiraient aux ministres quelque défiance, le général Bourmont emporta secrètement une ordonnance qui lui donnait tout pouvoir et sur l’armée de terre et sur l’armée de mer.

Du reste, les préparatifs étaient immense et l’appareil magnifique. L’armée, composée de trois divisions, que commandaient les lieutenant-généraux Berthezène, Loverdo et d’Escars, s’élevait plus de 37,000 hommes, y compris un régiment de chasseurs et détachement du corps du génie, sous les ordres du baron Valazé. La flotte comprenait 103 bâtiments de guerre, montés par 27,000 marins, 377 bâtiments de transport, et environ 225 bateaux ou radeaux. L’Angleterre nous ayant menacés, on s’était préparé à repousser vigoureusement ses attaques, le cas échéant. Les marins témoignaient la plus vive ardeur ; l’amiral qui les commandait était brave, expérimenté. On comptait, pour le reste, sur la fortune de la France.

Voici tout ce que tenta l’Angleterre. Sur ses instigations, la Porte, usant de son droit de suzeraineté, résolut d’envoyer à Alger un pacha chargé de saisir le dey, de le faire étrangler, et d’offrir à la France toutes les satisfactions qu’elle pouvait désirer. C’était enlever tant prétexte a l’expédition. Tahir-Pacha partit donc pour Alger sur une frégate fournie par les Anglais. Mais le ministre de marine prévenu à temps, avait ordonné à la croisière française d’interdire au pacha l’entrée du port. La frégate qu’il montait ayant rencontré un petit batiment commandé par l’enseigne Dubruel, cet intrépide officier déclara résolûment qu’il ne laisserait passer la frégate qu’après s’être fait couler bas. Tahir-Pacha n’osa poursuivre sa route, fut joint par la flotte française, et envoyé à Toulon. Là vinrent aboutir les menaces du cabinet de Saint-James.

Le 16 mai, jour où la flotte devait appareiller de Toulon, la chambre, qui n’avait été que prorogée, fut dissoute. La lutte se déclarait de plus en plus : deux ministres, qui en prévoyaient le dénouement, se retirèrent. C’étaient MM. de Chabrol et Courvoisier. Il fallait les remplacer. Or, depuis quelque temps M. de Chantelauze était désigné au roi, comme un homme capable, résolu, et entièrement dévoué aux intérêts de la monarchie. Le Dauphin, à son retour de Toulon, avait eu avec lui, avant de se rendre à Paris, un entretien sérieux, et lui avait fait de vives instances. M. de Chantelauze mit à son entrée au pouvoir deux conditions ; la première qu’on appliquerait l’article 14 de la Charte, la seconde que M. de Peyronnet aurait place au conseil. Le portefeuille de l’intérieur fut donc offert à M. de Peyronnet, et lorsque le prince de Polignac lui dit : « Songez que nous voulons appliquer l’article 14, » M. de Peyronnet répondit : « C’est mon opinion. »

M. Capelle, qui s’était acquis, en matière d’élections, une grande réputation de dextérité, fut aussi appelé à faire partie du conseil, et comme il n’y avait pas de portefeuille vacant, on créa pour lui le ministère des travaux publics.

La cour marchait évidemment à un 18 brumaire. La bourgeoisie tremblait à la seule pensée d’un 10 août. Menacés par ces deux sortes de révolutions, également redoutées par eux, les libéraux se réfugièrent dans le privilège électoral dont ils jouissaient, ils s’armèrent de la légalité, ils invoquèrent la Charte, ils déployèrent, en un mot, cette violence fébrile qui naît des grandes frayeurs. Des associations se formaient partout pour le refus de l’impôt. Des comités électoraux s’étaient établis à Paris. D’ardentes circulaires recommandaient aux électeurs la tactique des ovations. Pour mieux animer les esprits, un banquet fut donné, à Paris, à plus de six cents électeurs ; deux cent vingt-une couronnes décoraient symboliquement la salle du festin ; et le discours prononcé en cette occasion par M. Odilon-Barrot confondit dans un même hommage le roi et la loi.

Car il est à remarquer que ; dans la pensée des libéraux, le trône restait placé au-dessus de tous ces orages. Dans la société Aide-toi, dont M. Odilon-Barrot faisait partie, on avait très-vivement agité la question de savoir si, au banquet des Vendanges de Bourgogne, un toast serait porté à la royauté. Mais ceux qui étendaient jusqu’au monarque la haine qu’inspiraient ses ministres, s’étaient trouvés en minorité, et avaient dû s’abstenir. Les libéraux réunis aux Vendanges de Bourgogne, burent à la santé de Charles X.

Et ils ne s’éloignaient pas en cela de l’esprit qui animait les 221, esprit qui, lors de la discussion de l’adresse, s’était clairement révélé dans ces paroles de M. Dupin aîné : « La base fondamentale de l’adresse est un profond respect pour la personne du roi ; elle exprime au plus haut degré la vénération pour cette race antique des Bourbons ; elle présente légitimité, non-seulement comme une vérité légale, mais comme une nécessité sociale, qui est aujourd’hui, dans tous les bons esprits, le résultat de l’expérience et de la conviction. »

Les rares partisans du duc d’Orléans avaient donc besoin de quelque circonstance éclatante qui permit aux Français de se souvenir de lui. L’arrivée du roi et de la reine de Naples fit naître cette circonstance. On en profita.

Le 31 mai, à neuf heures du soir, le Palais-Royal resplendissait de lumières ; des rangées nombreuses d’orangers embaumaient les galeries qui l’entourent ; et, au-dehors, dans le jardin gracieusement ouvert à la foule, se pressaient des milliers de spectateurs.

À cette fête splendide où devait figurer, dans la personne d’un grand nombre d’hommes célèbres par leur opposition à la cour, l’élite de la bourgeoisie, le duc d’Orléans avait invité toute la famille royale et toute la cour. Charles X, que les assiduités du duc et ses prévenances presqu’obséquieuses avaient toujours tenu en garde contre les soupçons qui germaient dans l’esprit des courtisans, Charles X se rendit à l’invitation du fils de Philippe-Égalité. Mais de hauts personnages murmuraient de cette démarche, dans laquelle ils affectaient de voir une dérogation à l’étiquette.

Averti de l’approche du roi, le duc d’Orléans l’alla recevoir, accompagné de sa famille, au bas de l’escalier et s’inclinant profondément, il témoigna en termes expressifs à son souverain toute la reconnaissance qu’il éprouvait de l’honneur insigne qui lui était fait.

La fête fut d’une somptuosité royale. Trois mille personnes circulaient dans les appartements décorés avec magnificence. Et déjà tous les cœurs étaient au plaisir, lorsqu’un grand bruit se fit entendre dans ce même jardin d’où jadis Saint-Hurugues était parti pour conduire à Versailles la foule irritée, par qui furent accomplies les journées des 5 et 6 octobre. On se presse dans les salons, on se précipite. Des flammes s’élevaient dans le jardin, au pied de la statue d’Apollon. Des lampions remplis de graisse brûlante volaient çà et là, lancés par des mains inconnues. Les femmes fuyaient et poussaient des cris d’effroi. À ce spectacle, les ennemis du duc d’Orléans, invités à sa fête, se regardent les uns les autres avec surprise. Des propos étranges circulent. On raconte que, le matin même, le préfet de police est allé demander au duc l’autorisation de placer dans le jardin quelques soldats pour prévenir des désordres possibles, et que cette autorisation a été refusée. On interroge des yeux l’attitude du prince, qui, au milieu d’un groupe nombreux, semble prononcer de vives paroles, accompagnées de gestes animés.

L’ordre ne tarda pas à être rétabli ; des troupes rassemblées d’avance dans le voisinage furent appelées et le bal se termina sans autre accident. Mais indiquer un but à des esprits incertains et leur donner quelque chose à vouloir, c’est créer une force. Une candidature venait d’être posée dans le tumulte d’une fête.

Au milieu des préoccupations universelles, cent coups de canon retentirent dans Paris. Le baron d Haussez courut aussitôt chez le roi, le cœur plein d’émotion et le visage rayonnant. Charles X s’avança vers lui en étendant les bras, et comme le ministre s’inclinait pour baiser la main du monarque : « Non, non, s’écria Charles X avec effusion. Aujourd’hui, tout le monde s’embrasse. » Alger appartenait à la France.

À cette grande nouvelle, la cour fit éclater son enthousiasme en l’exagérant. Les libéraux ne montrèrent qu’une joie indécise, et c’est à peine si les principaux meneurs de la bourgeoisie dissimulèrent l’amertume de leurs sentiments. Par un déplorable effet de l’impiété des haines de parti, les conquêtes d’une armée française attristèrent la moitié de la France. L’honneur national venait de s’élever ; la rente baissa. Elle avait été en hausse le jour où l’on apprit à Paris le désastre de Waterloo.

Les passions, loin de se calmer, devinrent donc plus ardentes que jamais. Les feuilles libérales avaient fait revivre, pour en accabler M. de Bourmont, un des plus cruel souvenirs d’une époque féconde en perfidies ; elles cherchèrent à détourner toute la gloire de l’expédition sur l’amiral Duperré.

Les royalistes, à leur tour, exhalaient contre lui des plaintes amères, quoique peu bruyantes.

« Le départ de la flotte se disaient-ils l’un à l’autre, était fixé au 16 mai pourquoi l’amiral a-t-il, sans aucun motif plausible, différé le départ jusqu’au 25 ? Et, lorsque le 30 au matin, la flotte n’était plus qu’à cinq ou six lieues du cap Caxine, pourquoi l’a-t-il ramenée dans la baie de Palma, malgré les instances du général Bourmont, et sans que la force du vent fournit une légitime excuse à cette détermination subite ? Et puis, que ne montrait-il plus de prévoyance ? N’aurait-il pas dû, dans tous les cas, fixer d’avance et indiquer aux escadres le point où, dispersées, elles pourraient se réunir ? La Méditerranée n’aurait pas vu plusieurs de nos vaisseaux errer sur les flots à l’aventure, et la flotte n’aurait pas mis huit jours à se rallier dans la baie de Palma. Ce n’est pas tout encore. À qui la faute, si, après le débarquement, l’absence des moyens de transport a trompé l’ardeur de nos troupes ? Sans l’arrivée si tardive du convoi qui portait les chevaux du train, la grosse artillerie, et le matériel du siège, le combat de Staouëli n’aurait pas eu lieu, peut-être, et nous aurions payé de moins de sang une conquête plus rapide. » Quelques-uns prétendaient, sur la foi de leurs correspondances privées, que pendant le siège du Château de l’empereur, la flotte avait défilé hors de la portée du canon, et n’avait que très-imparfaitement soutenu les efforts de l’armée de terre.

Ces accusations, suspectes d’ailleurs dans la bouche d’adversaires politiques, étaient dirigées moins contre l’amiral que contre ceux à l’influence desquels on le supposait accessible. Quoiqu’il en soit, le baron d’Haussez demanda que M. Duperré fût traduit devant un conseil de guerre. Mais, non content de s’y refuser formellement, Charles X l’éleva à la pairie. Les libéraux se plaignirent, disant que le titre de pair n’équivalait pas à la dignité de maréchal de France, accordée à M. de Bourmont.

Le bruit du Te Deum se perdit dans ces clameurs des partis aux prises. Elles furent si fortes, que l’on remarqua peu le rapport financier où M. de Chabrol annonçait pour 1831 un excédant de recettes de 3 millions.

Si, lorsqu’il s’était agi de conquérir Alger, la politique du ministère Polignac n’avait pas manqué de vigueur, ses vues, lorsqu’il fut question de mettre à profit la conquête, manquèrent complètement de hardiesse et de portée. D’après l’opinion qui semblait prévaloir dans le conseil, on se serait borné à raser la ville d’Alger, à occuper Oran comme position militaire, et Bone comme position commerciale. Aussi M. de Bourmont avait-il l’ordre de se renfermer proprement dans Alger. Son expédition sur Blida passait les limites de sa mission : considérée à la cour comme un envahissement de l’esprit militaire, elle y fut désapprouvée. De conquérants de l’Afrique, nous devenions en quelque sorte concierges de Méditerranée. La puissance des moyens disparaissait dans l’inanité du résultat. Mais la piraterie abolie et la chrétienté délivrée d’un tribut honteux suffisaient pour la satisfaction de Charles X, sa dévotion n’ayant pas besoin de la conquête d’un monde.

Cependant des rumeurs sourdes commençaient à se répandre. Était-il vrai qu’un charbonnier, parlant au nom des forts de la halle et des ouvriers du port, eût dit au roi : « Sire, le charbonnier est maître chez lui ; soyez maître chez vous » ? Les courtisans l’affirmèrent, et commentèrent le mot avec emphase, tandis que les écrivains de la bourgeoisie, tout en le niant, insistaient sur l’abrutissement des classes ouvrières, sur le danger de leur alliance, et dénonçaient avec emportement ce qu’il y avait d’artificieux dans les allures démagogiques de la royauté.

Voici, par exemple, ce que publiait le 22 juillet 1830, le National, journal crée dans l’intérêt de la maison d’Orléans : « Un journal qui n’a pas toute la confiance du ministère, mais qui partage tous ses sentiments, s’écrie à propos d’une opinion exprimée par nous ces jours passés : « On ne veut point de sabots ni de piques, mais on veut bien des patentes. Quoi ! les patentes sont au-dessus des sabots ! Y pense-t-on ? » Voilà ce qui caractérise, bien mieux encore que la petite histoire de l’orateur-charbonnier, la situation désespérée de nos contre-révolutionnaires. Quand on s’est mis en opposition avec l’esprit public dans un pays, quand on ne peut s’entende ni avec les chambres qui le représentent légalement, ni avec les organes tout aussi légaux que lui fournit la presse, ni avec la magistrature indépendante qui relève de la loi seule, il faut bien trouver dans la nation une autre nation que celle qui lit les journaux, qui s’anime aux débats des chambres, qui dispose des capitaux, commande l’industrie et possède le sol. Il faut descendre dans ces couches inférieures de la population où l’on ne rencontre plus d’opinion, où se trouve à peine quelque discernement politique, et où fourmillent par milliers des êtres bons, droits, simples, mais faciles à tromper et à exaspérer, qui vivent au jour le jour, et, luttant à toutes les heures de leur vie contre le besoin, n’ont ni le temps, ni le repos de corps et d’esprit nécessaire pour pouvoir songer quelquefois à la manière dont se gouvernent les affaires du pays. Voilà la nation dont il plairait à nos contre-révolutionnaires d’entourer la couronne. Et, en effet, c’est dans les bras de la populace qu’il faut se jeter quand on ne veut plus de lois. »

On verra comment, trois jours après la publication de cet article, ceux qui traitaient la populace avec tant de mépris, se servirent d’elle.

La dissolution de la chambre avait donné lieu à des élections nouvelles. Là devait être le triomphe des libéraux : là fut aussi leur danger. La royauté avait résolu d’exciter contre eux les fureurs populaires. À ce pouvoir électif, dont ils s’armaient pour la contenir, elle opposait par ses écrivains le suffrage universel. Quelques-uns de ses agents parcouraient les villes du Midi, et cherchaient à y fomenter des émeutes factices. À Montauban, l’élu de la bourgeoisie, M. de Preissac, fut assailli dans sa maison par une bande furieuse, qui demandait sa tête en criant Vive le roi ! Les meneurs du parti libéral exagérèrent ces actes de violence, ne songeant pas que c’était gagner au parti opposé toutes les âmes sans courage.

Dans la Normandie, on avait vu s’allumer des incendies mystérieux. Ces calamités, nées du hasard ou des haines privées, devinrent bientôt, interprétées par les passions, des combinaisons atroces et comme un essai de terrorisme monarchique. On se rappela les verdets ; on s’entretint avec inquiétude, dans les familles, des scènes qui, en 1815, avaient ensanglanté le Midi. Alors les alarmes redoublèrent, et, parmi les agitateurs opulents, plusieurs commencèrent à se repentir.

La santé du vieux monarque, qu’on avait vu dans les dernières années décliner rapidement, semblait s’être tout à coup ranimée. Il se montrait alerte et triomphant, sans qu’on put savoir d’une manière bien précise sous quelle influence s’étaient rouvertes en lui les sources épuisées de la vie.

Du reste, la contenance altière du premier ministre, l’air contraint de ses collègues, un redoublement d’arrogance chez les courtisans, quelques paroles imprudentes, recueillies à la dérobée et propagées par la peur, le langage des feuilles publiques plus passionné que jamais, tout cela ouvrait carrière à des conjectures sinistres : les esprits étaient en suspens.

Beaucoup, dans le parti libéral, pressentaient un coup d’état, mais, à part quelques jeunes gens qui prenaient leurs désirs pour de la prévoyance, nul ne pensait que de ce coup d’état dût sortir une révolution prochaine. Dans la journée du 22 juillet, M. Odilon-Barrot disait à deux des membres les plus hardis de la société Aide-toi : « Vous avez foi dans une insurrection de place publique ? Eh mon Dieu ! si un coup d’état venait à éclater, vaincus vous seriez traînés à l’échafaud, et le peuple vous regarderait passer. » Les chefs politiques de la bourgeoisie ne comptaient pas sur la protection armée de la multitude, sans parler de tout ce qu’une protection semblable leur paraissait avoir de violent et d’orageux.

La bourgeoisie, en effet, avait alors trop à risquer pour affronter les chances d’une révolution. Elle jouissait de toutes les ressources du crédit ; la majeure partie des capitaux était dans ses mains ; son intervention dans le maniement des affaires, était importante sinon décisive. Elle avait donc peu de chose à désirer. Ce qu’elle voulait, elle le demandait avec fougue ; mais l’hostilité de son attitude dépassait évidemment la portée de ses prétentions. Une réduction appréciable dans les dépenses publiques, et dans le cens électoral une diminution légère ; la suppression des Suisses et de quelques états-majors trop fastueux, une presse moins sévèrement surveillée, le rétablissement de la garde nationale : voilà tout ce que lui paraissait réclamer le soin de ses intérêts.

Quant à ses passions, elles manquaient trop complètement de grandeur pour la pousser aux extrêmes. La bourgeoisie abhorrait les nobles, parce qu’elle se sentait humiliée par la supériorité de leurs manières et le bon goût de leur vanité ; le clergé, parce qu’il aspirait à une domination temporelle et faisait cause commune avec les nobles ; le roi, parce qu’il était le protecteur suprême des nobles et du clergé. Mais la vivacité de ces répugnances était tempérée chez elle par une crainte excessive du peuple et par des souvenirs effrayants. Au fond, elle aimait dans la monarchie un obstacle permanent am aspirations démocratiques ; elle aurait voulu asservir la royauté sans la détruire. Ainsi, tourmentée de sentiments contraires, furieuse et tremblante, placée, en un mot, dans cette alternative, ou de subir un régime de cour, ou de déchaîner le peuple, elle hésitait, se troublait, ne sachant ni se résigner ni agir.

Cependant quelques esprits inquiets avaient émis des idées singulières. On avait comparé les Bourbons aînés à la famille incorrigible des Stuarts ; on avait parlé de Guillaume III ; de 1688, date d’une révolution pacifique, et pourtant profonde ; de la possibilité de chasser une dynastie sans renverser un trône ; du meurtre de Charles Ier, inutile jusqu’au moment de l’exil de Jacques II. Ces discours avaient circulé d’abord dans quelques salons. Le National, feuille de création nouvelle, les avait divulgués en les appuyant. Mais de telles idées, émises avec réserve par des écrivains habiles, MM. Thiers et Mignet, obtenaient peu de créance dans le public. Ceux-là même qui en essayaient la vertu, ne les présentaient guère que comme des éventualités lointaines.

Il n’y avait pas de vrai parti républicain, à cette époque. Seulement, quelques jeunes hommes, sortis de la charbonnerie, s’étaient mis à exagérer le libéralisme et professaient pour la royauté une haine qui leur tenait lieu de doctrine. Quoiqu’en petit nombre, ils auraient pu remuer fortement le peuple par leur dévouement, leur audace et leur mépris de la vie ; mais ils manquaient de chef : M. de Lafayette n’était qu’un nom.

Enfin, en dehors de toute opinion systématique, quelques personnages connus voulaient pousser à une révolution, mûs par des motus ou des instincts divers : MM. Barthe et Mérilhou par habitude de conspiration ; M. de Laborde par chaleur d’âme et légèreté d’esprit ; M. Mauguin pour déployer son activité ; M. de Schonen par exaltation de tête ; MM. Audry de Puyraveau et Labbey de Pompières par principes ; d’autres par tempérament.

Quelques-uns, comme MM. de Broglie et Guizot, sentant l’impuissance du dogmatisme en des jours de colère, redoutaient un mouvement au milieu duquel leur personnalité s’effacerait. Plusieurs, tels que MM. Sébastiani et Dupin, se ménageaient entre la peur et l’espérance. M. de Talleyrand attendait.

Mais de tous ces hommes, aucun n’était en état d’influer plus puissamment que M. Laffitte sur le dénouement d’une révolution, parce qu’il était à la fois riche et populaire. Peu propre à jouer un rôle révolutionnaire sur cette grande scène, la place publique, nul, mieux que lui, ne pouvait diriger une révolution de palais. La finesse de son esprit, son affabilité, sa vanité remplie de grâce, et son libéralisme exempt de fiel, lui avaient fait une sorte de royauté de salon dont il soutenait l’éclat sans fatigue, et avec complaisance pour lui-même. Sous la Restauration, il avait non pas conspiré, mais causé en faveur du duc d’Orléans. C’était assez pour lui. Car il n’avait ni cette persistance passionnée, ni cette ardeur dans la haine et l’amour, double puissance des hommes faits pour commander. Toutefois, et malgré l’indolence de ses désirs, il était capable, dans un moment donné, de beaucoup de fermeté et d’élan, comme les femmes dont il avait l’habituelle mollesse et la sensibilité nerveuse. Du reste, il prenait volontiers les conseils du poète Béranger, tête froide, volontaire et il avait besoin de cet appui, étant l’homme des situations qui durent peu.

Telles étaient les dispositions de la bourgeoisie et de ses chefs. Les sentiments qui animaient le peuple n’avaient pas le même caractère. Tout entier au souvenir de celui qui fut l’Empereur, le peuple ne connaissait pas d’autre culte politique. Il lui était resté des habitudes militaires de l’Empire et de la licence des camps un profond mépris pour tes Jésuites et le clergé. Les Bourbons, il les repoussait, mais seulement à cause du scandale de leur avènement, que son orgueil associait à toutes les humiliations de la patrie. Pour lui-même, il demandait peu de chose, parce qu’entretenu depuis long-temps dans une ignorance complète de ses propres affaires, il était aussi incapable de désirer que de prévoir. Il n’y avait donc entre la bourgeoisie et le peuple ni communauté d’intérêts ni conformité de haines.

En s’appuyant sur de semblables données, tenter un coup d’état monarchique n’aurait eu rien de téméraire. Mais il n’y avait en France ni un véritable parti royaliste, ni un véritable roi.

J’ai dit ce qu’était Charles X. Autour de ce monarque débile s’agitaient deux partis royalistes. L’un s’appuyait sur le clergé ; il se composait d’émigrés, de gentilshommes, et avait pour meneurs le prince de Pougnac, le baron de Damas, le cardinal de la Fare. L’autre s’appuyait sur l’armée ; il comprenait tous les hommes nouveaux que la Restauration avait attirés, la plupart des généraux de l’Empire, et ceux des anciens nobles qui, successivement gagnés à la cause de tous les pouvoirs, s’étaient offerts au dernier par intérêt ou scepticisme.

Ces deux partis voulaient deux choses également impossibles, quoique opposées. En demandant que les droits de primogéniture et de substitution fussent rétablis, que l’Église fut rendue à son ancienne splendeur, que les dignités fussent accordées aux titres, que la cour primât le parlement, le premier posait les conditions naturelles et nécessaires de la monarchie, mais sans tenir compte de l’état de la société. En demandant, au contraire, que le partage des terres fut maintenu, que le clergé se fit modeste, que les services, même à la cour, eussent le pas sur les titres, que la puissance élective fut ménagée, le second tenait compte de l’état de la société, mais sans comprendre à quelles conditions une monarchie peut vivre et durer.

Cette division des royalistes était devenue de jour en jour plus marquée, et Charles X par l’éclat de ses préférences en avait multiplié les dangers. Ceux qui n’avaient pas reçu le baptême de l’émigration, ceux que le roi n’avait pas eyx pour amis d’enfance ou compagnons d’exil, trouvaient auprès de lui un accueil bienveillant ; mais sa confiance leur était refusée ; il leur faisait sentir, à travers les formes d’une politesse exquise, qu’ils n’étaient, après tout, que des bleus rentrés en grâce, et qu’ils devaient s’estimer fort heureux qu’on voulut bien employer leur dévouement. Ces dedains du monarque, qu’il savait adoucir par une extrême délicatesse de procédés, se traduisaient chez les favoris en airs impertinents, et préparaient à la royauté des déceptions mortelles. L’étiquette de la cour était surtout offensante pour les royalistes qui ne devaient leur illustration qu’à leur épée. Car, au château, un gentilhomme de pure noblesse était préféré, n’eût-il été que simple sous-lieutenant, à une plébéien maréchal de France. De là, des mécontentements, une désaffection sourde ; et, dans les chefs de l’armée, une grande défiance de leur propre autorité. Combien ne devait pas être irritante pour d’anciens soldats comme le duc de Reguse et le général Vincent, cette prédominance absolue de la hiérarchie de cour sur la hiérarchie militaire ? Dans les pays despotiques, ils avaient vu la splendeur des titres s’éclipser à côté de l’éclat des grades : ils s’étonnaient tout à la fois et s’indignaient que, dans un régime constitutionnel, on fit plus de cas d’un parchemin que des plus brillants états de service.

À ces fautes de Charles X, le clergé ajoutait les siennes. Pendant que le bas clergé déconsidérait le pouvoir par ses taquineries, le haut clergé le compromettait par ses intrigues et son orgueil. L’influence des aumoniers dans les régiments y était un sujet de sarcasme quand elle n’y était pas encouragement à l’hypocrisie. Lorsqu’il s’était agi d’inaugurer le monument expiatoire élevé à Louis XVI, Charles X devait figurer dans cette cérémonie en habit violet, le violet étant la couleur de deuil pour les rois. Eh bien, le bruit courut parmi les soldats que son intention était de paraître en public, revêtu d’un costume d’évêque. Tout cela prêtait au ridicule chez un peuple qui n’est jamais plus frondeur que sous les armes. Du reste, quand on appelle à soi la protection divine, il ne faut pas la faire trop descendre. C’est insulter le suprême arbitre des choses que d’associer la majesté de son nom à des actes sans grandeur. L’alliance conclue par Charles X entre la monarchie et la religion, n’élevait plus le trône : aux yeux du peuple, elle rapetissait Dieu.

Voilà dans quel milieu la royauté se trouvait quand elle résolut de briser toutes les résistances légales. Violer la charte, le roi n’y songeait même pas. Non qu’il la trouvât bonne, mais il l’avait jurée. Or, il était à la fois gentilhomme et dévot[2]. Entre l’accomplissement de ses désirs et le respect de sa parole, l’article 44 lui semblait offrir une conciliation possible. User du bénéfice de cet article devint bientôt sa plus ardente préoccupation, et mille circonstances la dénoncèrent sans en définir exactement l’objet.

Alors, parmi les royalistes, les plus clairvoyants se montrèrent inquiets. M. de Villèle fit un voyage à Paris pour détourner de la royauté, s’il en était temps encore, le coup qu’il prévoyait. De son côté, M. Beugnot disait : « La monarchie va sombrer sous voile comme un vaisseau tout armé. » Chaque jour, et de toutes parts, on assiégeait les ministres pour avoir le mot de cette redoutable énigme ; mais ils s’enveloppaient de mystère, et le président du conseil rassurait les membres du corps diplomatique, lorsque, tremblant pour la paix du monde, ils venaient l’interroger sur les choses du lendemain. Instruit de tout ce qu’il y avait d’extraordinaire à Paris, dans la physionomie de la cour, M. de Metternich s’était ouvert de ses craintes à l’ambassadeur de France, M. de Reyneval, et il avait prononcé ces paroles remarquables : « Je serait beaucoup moins inquiet, si le prince de Polignac l’était davantage[3]. »

La vérité est que l’attitude de M. de Polignac vis-à-vis des ambassadeurs étrangers avait toujours eu un caractère particulier de défiance et de hauteur. Aussi leurs dispositions étaient-elles peu favorables au dernier ministère. L’expédition d’Afrique avait irrité la jalousie des Anglais, dont lord Stuart représentait en France les crainte et les répugnances. Dans le projet relatif à la cession des provinces du Rhin, on n’avait pas fait à la Prusse une part, suivant elle assez large ; et relations de M. de Werther avec la cour en avaient été légèrement altérées. Quant à l’ambassadeur de Russie, M. Pozzo-di-Borgo, il était secrètement irrité contre Charles X, qui, sans blesser les convenances, n’avait jamais pu se résoudre à le traiter autrement que comme un parvenu.

Tout se réunissait donc pour rendre la situation grave et alarmante. Mais Charles X communiquait à M. dp Polignac une sécurité qu’il recevait de lui à son tour, l’avait pris pour ministre, précisément parce qu’il n’avait pas à redouter en lui un contradicteur. Charles X manquait tout à fait de décision ; mais, ainsi que tous les esprits irrésolus, losqu’une fois il avait pris un parti, il voulait avec fougue pour n’être pas obligé de vouloir long-temps.

C’est pourquoi le monarque et le ministre mirent l’un et l’autre à s’aveugler une folie opiniâtre et impatiente. Malheureux à qui manquait la vigueur de leur témérité, et qui fermaient les yeux devant le péril, capable qu’ils étaient de braver, mais non de le braver sans s’étourdir.

Quoi qu’il en soit, l’incertitude publique, en se prolongeant, éveilla cet esprit de spéculation propre à la haute bourgeoisie. L’audace des hommes de bourse trouvait dans les obscurités de la politique un aliment dont elle ne manqua pas de s’emparer. Les banquiers assiégeaient par leur émissaires toutes les avenues du trône. Des influences de sacristie furent mises en jeu ; des traités furent passés avec certains personnages qui avaient l’oreille des ministres. Un financier qui, sous l’Empire d’abord, puis sous la Restauration, s’était acquis une déplorable réputation de hardiesse et d’habileté, s’érigea, par acte passé devant notaire, à payer cinquante mille francs la communication d’un travail préparatoire des ordonnances qu’on prévoyait. Les cinquante mille francs furent payés, et l’heureux spéculateur se mis à jouer à la baisse. Moins bien informé, et convaincu que la crise n’éclaterait qu’au mois d’août, M. Rothschild, au contraire, jouait à la hausse. Dans la nuit du 25 au 26 juillet, le prince de Talleyrant manda auprès de lui un de ses amis, dont la fortune était fortement engagée dans les affaires de bourse. Il lui apprit qu’il était allé à Saint-Cloud dans la journée ; qu’il avait cherché à entretenir Charles X des appréhensions du roi d’Angleterre, dont il avait reçu confidence ; mais que, pour l’éloigner du monarque, tout avait été mis en œuvre par les familiers du château, qu’il avait dû en conséquence quitter Saint-Cloud, et qu’il concluait de l’accueil qu’il venait de recevoir l’imminence d’une catastrophe.

« Jouez à la baisse, ajouta-t-il, on le peut. »

Le 24, en effet, les ministres avaient tenu conseil à Paris, et le sort de la monarchie en France y avait été discuté pour la dernière fois.

Aucun des ministres ne mettait en doute la nécessité d’un coup d’état. La proposition en avait été faite formellement au conseil par M. de Chantelauze, dans les premiers jours de juillet[4]. Sortir audacieusement de la légalité était le but que M. de Polignac s’était proposé. MM. d’Haussez et de Chantelauze avaient presque fait de l’adoption des mesures les plus vigoureuses la condition de leur entrée au ministère. Mais sur l’opportunité du coup d’état, M. de Guernon-Ranville élevait plus que des doutes. « Les élections, disait-il, ont prononcé contre nous. N’importe. Laissons la chambre s’assembler. Si, comme il est probable, elle refuse son concours, il restera démontré aux yeux de l’Europe que c’est elle qui rend le gouvernement impossible. La responsabilité d’un budget refusé ne saurait peser sur la couronne. Notre situation alors sera bien plus favorable, et nous pourrons aviser bien plus aisément au salut de la monarchie. »

M. de Gernon-Ranville avait une facilité oratoire qui lui permettait d’affronter les débats de la chambre. Ces motifs n’existaient pas pour ses collègues. M. de Peyronnet n’avait rien d’entraînant dans son langage. M. de Chantelauze était animé d’une sorte d’ardeur maladive qui supportait mal aisément la discussion. MM. de Polignac, de Montbel, Capelle, d’Haussez n’étaient pas hommes de tribune. Ces considérations avaient prévalu, et on était décidé à prévenir la chambre, lorsqu’eût lieu, le 24, la réunion des ministres.

La première question qu’on agita était relative au mode électoral à établir. M. d’Haussez n’approuvait pas le travail préparatoire de M. de Peyronnet. Il pensait que, puisqu’on voulait s’affranchir de la légalité, il fallait le faire plus complètement et plus hardiment : qu’il était tout aussi dangereux et moins profitable d’altérer le système électoral que de le détruire ; que les riches, nobles ou bourgeois étant les soutiens naturels de la royauté, c’était sur eux qu’il convenait de l’appuyer ; et qu’en conséquence, le meilleur parti à prendre était d’appeler provisoirement à faire les lois, les plus imposés de chaque département, en nombre égal à celui des députés. Ce projet dont l’audace était du moins logique, ne fut pas adopté.

Le système électoral de M. de Peyronnet avait aussi été combattu par M. de Guernon-Ranville, qui finit par lui dire : « Autant valait réduire yotre ordonnance à quatre lignes, et régler que les députés seraient élus par les préfets des départements », paroles dont M. de Peyronnet se montra irrité.

On passa ensuite à l’examen des forces dont on pouvait disposer. Sous ce rapport plusieurs ministres n’étaient pas sans avoir conçu de vives inquiétudes. M. de Polignac, au départ de M. de Bourmont, avait ajouté à ses fonctions de président du conseil celle de ministre de la guerre. Double fardeau, bien lourd pour une tête aussi fragile ! C’est en vain qu’en partant, M. de Bourmont avait recommandé à son collègue de ne rien tenter avant son retour : M. de Polignac avait en lui-même une confiance sans bornes. « Sur combien d’hommes vous est-il permis de compter, à Paris, lui demanda M. d’Haussez ? En avez-vous au moins 28 ou 30 mille ? — Mieux que cela, répondit « M. de Polignac, j’en ai 42 mille. » Et roulant un papier qu’il tenait à la main, il le jeta au baron d’Haussez, placé de l’autre côté de la table. —  « Eh quoi ! s’écria le ministre de la marine, je ne vois ici que 15 mille hommes ! 15 mille hommes sur le papier ! Mais cela veut dire que, pour combattre, il y en aurait à peine 7 ou 8 mille ! Et les 29 mille qui complètent votre chiffre, ou sont-ils ? » M. de Polignac assura qu’ils étaient répandus autour de Paris, et qu’au bout de dix heures, s’il en était besoin, ils seraient rassemblés dans la capitale.

Ce dialogue fit sur les ministres une impression profonde. Ils allaient jouer les yeux fermés une partie formidable.

Cependant, on était au 25 juillet, et rien de tout-à-fait certain n’avait encore transpiré. Tel était même le vague des prévisions, que le prince de Condé, ce jour-là, donna au duc d’Orléans une grande fête. Les heures s’écoulèrent dans la joie au château de Saint-Leu. Le soir, il y eut spectacle ; et la baronne de Feuchère parut en scène.

Pendant ce temps, un personnage qui entretenait avec la cour, depuis quelques mois, des relations assidues et secrètes, M. casimir Périer, reçut dans sa maison du bois de Boulogne une petite lettre de forme triangulaire. Il l’ouvrit avec anxiété en présence de sa famille, et laissa retomber ses bras avec désespoir. Son visage avait pris une teinte livide.

Il était exactement renseigné. Ce jour-là même, les ministres se réunissaient à Saint-Cloud pour y signer des ordonnances qui suspendaient la constitution du pays.

Le Dauphin était présent. Il s’était d’abord prononcé contre les ordonnances, mais son opinion s’était bien vite effacée devant celle du roi. Car le Dauphin tremblait sous l’œil de son père, et il poussait jusqu’à la puérilité, à l’égard du chef de la famille, ce respect, dans lequel Louis XIV voulait que les princes fussent entretenus.

Les ministres se rangèrent en silence autour de la table fatale. Charles X avait le Dauphin à sa droite et le prince de Polignac à sa gauche. Le roi interrogea l’un après l’autre ses serviteurs. M. d’Haussez, quand son tour fut venu de répondre, reproduisit ses observations de la veille. « Refusez-vous, dit Charles X ? — Sire, répondit le ministre, qu’il me soit permis d’adresser une question au roi. Sa majesté est-elle décidée à passer outre, dans le cas où ses ministres se retireraient ? — Oui, dit Charles X, d’un ton ferme. »

Le ministre de la marine prit la plume et signa.

Toutes les signatures ayant été apposées, il y eut un moment solennel et terrible. Une exaltation mêlée d’inquiétude se peignait sur le visage des ministres. Seul, M. de Polignac avait un front radieux. Charles X se promenait dans la salle avec beaucoup de sérénité. Passant à côté de M. d’Haussez, qui levait les yeux d’un air fortement préoccupé : « Que regardez-vous ainsi lui demanda-t-il ? — Sire, je cherchais s’il n’y avait pas ici, par hasard, quelque portrait de Strafford. »




  1. Dans la Conversation qu’il eût avec l’ambassadeur anglais, M. d’Haussez, irrité du ton tranchant que prenait lord Stuart, laissa échapper ces mots : « Si vous désirez une réponse diplomatique, M. le président du conseil vous la fera. Pour moi, je vous dirai, sauf le langage officiel, que nous nous f…… de vous. »
  2. « Charles X, Voyant son trône et la charte menacés, a voulu défendre l’un et l’autre. On ne saurait nier aujourd’hui que l’un et l’autre ne fussent en danger, puisque la charte et le trône ont été renversé à la fois. »
    (Note manuscrite de M. de Polignac.)
  3. Nous avons sous les yeux un recueil de lettres écrites de la main de M. de Polignac et relatives aux événements de 1830. Nous publions ces notes au fur et à mesure, alors même que nous serions fondés à croire inexactes les assertions qu’elles contiennent. Car il s’agit ici pour nous d’un devoir de loyauté. Voici une de ces notes :

    « Les ambassadeurs ne firent aucune représentation. Je ne les laissais pas s’immiscer dans les affaires intérieures de la France. »

  4. Tous les ministres furent unanimes sur la nécessité des ordonnances et sur le droit de les rendre. M. de Rainville, seul, désirait qu’on en ajournât l’exécution de quelques semaines. Ce n’était qu’une question de temps.
    (Note manuscrite de M. de Polignac.)