Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 9

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Pagnerre (Vol 1p. 437-484).


CHAPITRE IX.


Le duc d’Orléans ménage soigneusement la chambre. — Ses prédilections. — Intrigues. — Deux partis dans la bourgeoisie. — Les Orléanistes abusent de leur victoire. — Aveuglement de Lafayette. — Complot avorté. — Les droits de le chambre mis en question. — Prudence du lieutenant-général ; bassesse des courtisans. — Projet de M. Bérard. — Les places envahies ; nuée de solliciteurs ; défections. — La révolution s’étend par toute la France. — Détails sur le mouvement révolutionnaire de Lyon. — Séance du 6 août. — Cris tumultueux. — Constitution refaite en quelques heures. — Entrevue de MM. Arago et Chateaubriand ; discours de ce dernier à la chambre des pairs. — Rôle subalterne de la Pairie. — Séance du 9 août. — Détresse des ouvriers. — On ne fait rien pour l’adoucir. — Protection accordée aux hommes de Bourse.


Le parti légitimiste était consterné. Le parti républicain venait de perdre une occasion dernière d’agiter les esprits. Le duc d’Orléans n’avait donc plus à redouter d’autre influence que celle de M. de Lafayette. On décida que l’emploi de commandant général des gardes nationales du royaume serait donné plus tard à ce vieillard redouté. C’était lui livrer la dictature, s’il eût été capable de la porter. Mais on le connaissait. En lui confiant un pouvoir qui, entre ses mains, ne devait être qu’une autorité d’étalage, on flattait sa vanité dans une juste mesure, on associait sa popularité aux premiers actes du gouvernement ; et, d’un autre côté, en embarrassant sa vie de mille détails sans importance, on trouvait moyen de l’écarter des grandes affaires, et on le confinait dans la politique, peu sérieuse, des proclamations et des ordres du jour.

Pour ce qui est de la chambre des députés, le duc d’Orléans la savait disposée à devancer jusqu’à ses moindres désirs, et déjà il y avait eu autour de lui émulation de flatterie. Mais il sentait la nécessité d’ennoblir et de légitimer lut-même par un respect apparent le seul pouvoir dont sa royauté naissante attendît et voulut accepter la consécration. Pour que le peuple ne fît aucune difficulté de s’incliner devant la volonté d’une chambre qui n’avait plus de mandat, le prince traitait l’assemblée avec une déférence démonstrative. Il semblait s’humilier sous la toute-puissance de ses décisions. Lorsque, suivant l’usage de la monarchie, on lui vint présenter la liste des cinq candidats à la présidence de la chambre, il choisit sur cette liste celui qui avait obtenu le plus de voix, M. Casimir Périer ; et, pourtant, il répétait volontiers que nul ne méritait plus que M. Laffitte les premiers hommages de la reconnaissance publique. Il alla plus loin, et s’expliqua très nettement sur le droit que devait avoir désormais la chambre de nommer son président sans l’intervention du monarque. Ainsi, le duc d’Orléans relevait comme pouvoir politique l’assemblée dont les membres, pris un à un, s’asservissaient à l’envi au mouvement ascendant de sa fortune.

Du reste, les préférences du prince commençaient à se déclarer. Il avait peu de goût pour MM. Guizot et de Broglie, dont il redoutait l’esprit altier et dont les manières sèches lui déplaisaient. Mais entre lui et ces deux hommes il y avait une parenté de doctrines qui faisait taire des répugnances purement personnelles. Le duc avait pour M. Laffitte un penchant beaucoup plus prononcé. Il aimait son caractère facile ; il prêtait à ses longues et spirituelles histoires une oreille complaisante ; et, très-verbeux lm-même, il recherchait dans M. Laffitte un auditeur toujours bienveillant. Il espérait, d’ailleurs, en faire un instrument aveugle de ses desseins. Malheureusement, M. Laffitte avait des droits à la reconnaissance de la cour, chose que les princes ne pardonnent pas. Sa popularité était trop grande pour un rôle de familier ; et, sous ce rapport, le général Sebastiani convenait mieux au prince.

Au point où en étaient les affaires, le ministère le plus important était celui des relations extérieures, car déjà le duc d’Orléans n’avait plus d’autre souci que celui de fléchir l’Europe. M. Bignon avait été chargé, comme on l’a vu, des affaires étrangères. Le général Sébastiani, qui convoitait secrètement son héritage, insinua que les souverains étrangers entreraient difficilement en rapport avec l’historien de la diplomatie impériale ; toutefois, n’osant se produire trop tôt, il fit donner le portefeuille des affaires étrangères au maréchal Jourdan, à qui son grand âge et ses blessures ne permettaient pas de le conserver long-temps. M. Bignon fut relégué provisoirement au ministère de l’instruction publique. M. Girod de l’Ain, de son côté, obtint de remplacer M. Bavoux à la préfecture de police.

Au milieu de ces intrigues, l’austère Dupont (de l’Eure) se trouvait déplacé et mal à l’aise. Séduit par la bonhomie du prince, il le croyait impatient du joug de ses nouveaux courtisans ; il n’en luttait pas moins péniblement contre le dégoût que le pouvoir lui inspirait. Et puis, les chefs de ce qu’on appela plus tard l’école doctrinaire dominaient déjà sourdement dans le conseil. Il fut aisé de le reconnaître au fameux erratum du Moniteur, où à ces mots « Une charte sera désormais une vérité », étaient substitués ceux-ci : « La charte sera désormais une vérité. »

Au fond, parmi les chefs de la bourgeoisie victorieuse, les dissidences étaient plus vives dans leur manifestation que sérieuses par leur objet. Le maintien de l’ordre social fondé sur la concurrence la liberté de l’industrie, celle du commerce, et, dans de certaines limites, celle de la presse, l’empire de la banque, la consécration des inégalités de fortune, la concentration de la puissance politique dans la classe moyenne plus ou moins sévèrement circonscrite, voilà ce qu’ils voulaient tous d’une commune ardeur.

Seulement, les uns, tels que MM. Dupont (de l’Eure) Laffitte, Bérard, Benjamin Constant, Eusèbe Salverte, Demarçay, auraient désiré qu’on se laissât aller plus volontiers sur la pente des idées libérales ; que le pouvoir monarchique fût plus limité ; que le cens électoral lut réduit ; que la liberté individuelle fût plus respectée, et la puissance de la presse abandonnée avec moins de défiance à son élasticité naturelle ; en un mot, ils demandaient l’affaiblissement du pouvoir au profit de l’opinion, et semblaient considérer le respect de tout ce qui est individuel comme la meilleure des garanties sociales.

Les autres, tels que MM. de Broglie et Guizot, croyaient à la nécessite de modérer sans cesse, en le surveillant, le mouvement des esprits ; ils se défiaient de l’opinion, ne songeaient qu’a fortifier le principe d’autorité en augmentant les prérogatives de la couronne, et regardaient une trop grande liberté laissée au génie individuel comme une cause de trouble et une source de dangers pour la société tout entière.

Les premiers, par instinct, voulaient la domination de la bourgeoisie plus complète ; les seconds, par calcul, la voulaient plus durable.

De là, dans les premiers, une répugnance très marquée pour tout ce qui tenait aux principes que la Restauration avait cherché à faire prévaloir ; et, dans les seconds, une tendance manifeste à emprunter à la Restauration certaines formes conservatrices.

Ces deux partis se dessinèrent dès le lendemain de la révolution. MM. de Broglie et Guizot, qui en cela répondaient à la pensée intime du duc d’Orléans, affectaient de croire que la révolution s’était faite uniquement pour obtenir l’exécution stricte de la charte. Mais leurs adversaires eurent le dessus, et M. Bérard se mit à réviser la constitution.

L’Hôtel-de-Ville appartenait définitivement aux Orléanistes. Le succès avait enflé leur audace, et leur violence, depuis le 31, ne connaissait plus de bornes. Tous ceux qui soient élevé la voix contre le duc d’Orléans étaient dénoncés comme ennemis du bien public. Le général Dubourg, surtout, était accusé avec une véhémence calculée. Le colonel Rumigny, aide-de-camp du lieutenant-général, faisait passer M. Dubourg pour un ancien émigré, un agent de Charles X, un traître. Après la scène du 31 à l’Hôtel-de-Ville, le général Dubourg avait compris que sa place n’était plus là : il s’était retiré. Il voulut reparaître deux jours après ; des mesures étaient prises pour le repousser. A peine eut-il atteint la première marche du second escalier, qu’il se vit assailli par des furieux, et courut risque d’être assassiné.

M. de Lafayette lui-même était près de céder au courant et avait perdu contenance. Il avait fait écrire sur les drapeaux de la garde nationale ces trois mots : liberté, égalité, ordre public. M. Girod (de l’Ain) le vint trouver de part du duc d’Orléans, et le supplia de faire effacer ce mot égalité, qui rappelait de si lamentables souvenirs. M. de Lafayette hésitait, mais M. Girod (de l’Ain) s’écria : « C’est un fils qui vous en prie au nom de la mémoire de son père. » D’autres drapeaux furent commandés.

Les républicains, cependant, n’avaient pas perdu toute espérance. Ils savaient de quelles haines jalouses la bourgeoisie poursuivait la pairie héréditaire. Faire décréter sur la place publique l’abolition de ta chambre des pairs était une tentative hardie, mais réalisable. Or, cela fait, que resterait-il du régime politique de la Restauration ? quelques députés incertains de la légitimité de leur mandat, au milieu des débris d’une royauté vaincue, maudite, foulée aux pieds. Les républicains résolurent donc de faire de l’abolition de la pairie une question de coup de main. Considéré dans ses effets immédiats, leur projet avait quelque chose de puéril et même de ridicule. On devait, de divers points de Paris, se réunir sur la place de l’Hôtel-de-Ville, partir de là pour le palais du Luxembourg en poussant des cris propres à exciter le peuple, envahir le palais, jeter les banquettes par les fenêtres, et sceller les portes. Quelque peu sérieuse que fût en elle-même une démonstration de ce genre, elle pouvait avoir d’immenses résultats dans un moment où le peuple bivouaquait encore sur quelques places, dans un moment où la force publique n’était pas encore en action, et où nul pouvoir ne fonctionnait régulièrement. Mais ce qui donnait à cette démonstration une importance véritable, c’est qu’elle s’appuyait sur l’adhésion, formellement promise, d’un grand personnage que les républicains voulaient compromettre sans retour, et pousser au pouvoir à travers l’émeute. Or, voici ce qui arriva. Dans la nuit du 4 au 5 août, M. Charles Test reçut la visite de M. Marchais, qui lui apportait une lettre par laquelle le général Lafayette les mandait l’un et l’autre à l’Hôtel-de-Ville. Ils s’y rendent sans retard, et sont admis dans l’appartement du général. Le jour commençait à poindre, mais la clarté d’une lampe mourante vacillait encore dans la salle. Sur un lit recouvert de basin blanc, Lafayette était étendu les mains croisées sur sa poitrine et profondément endormis. MM. Charles Teste et Marchais s’assirent en silence au chevet du vieillard, et respectèrent longt-temps son sommeil. Mais Charles Teste avait trouvé singuliers les termes de la lettre de Lafayette, et il était impatient d’une explication. Il lui posa légèrement la main sur le front et le réveilla. — « Ah ! vous voici, Messieurs, dit Lafayette en ouvrant les yeux ; je vous mandais pour vous dire que le projet convenu est impossible. — Impossible ! s’écria avec emportement Charles Teste, nature loyale, mais ardente et soupçonneuse. — Que voulez-vous ? reprit Lafayette, on est venu me conjurer de ne pas livrer Paris aux hasards d’une révolution nouvelle. Je l’ai promis, et sur l’honneur. — Mais c’est sur l’honneur aussi que vous nous avez promis de ne pas laisser la révolution se perdre dans une intrigue, répliqua Charles Teste, surpris et désespéré. » Il n’insista pas, et bientôt les républicains apprirent qu’ils ne devaient plus compter sur Lafayette.

Ainsi s’étendait peu à peu et se fortifiait, en se dégageant de tous les obstacles, une puissance qui n’avait pourtant pas ses racines au cœur même de la révolution. Néanmoins, quelques ménagements étaient imposés par la situation des esprits aux plus âpres ambitions. Le mot royal, qui pendant les trois jours avait été effacé partout, n’avait encore reparu nulle part. Les avocats à la cour royale ne s’intitulaient qu’avocats à la cour d’appel. Parmi ceux qui auraient voulu voir couronner le duc d’Orléans, les uns se réjouissaient à l’idée qu’il allait devenir roi en étendant la main sur la couronne ; d’autres, moins initiés à la connaissance du passé, craignaient qu’il ne fut arrêté par d’intimes scrupules.

Du reste, les droits de la chambre des députés étaient chaudement discutés dans les journaux, dans les salons, et jusque dans la rue. Un jeune avocat, qui à un cœur généreux joignait un esprit droit et mûri par l’étude, M. Camille Roussel, écrivait dans une brochure qui fit sensation : « La charte de Louis XVIII n’existe plus, Charles X l’a déchirée. Les cartouches de ses soldats et les nôtres en ont dispersé les lambeaux. La nation française est rentrée dans le plein exercice de sa souveraineté. Elle seule peut et doit délibérer sur la forme et la nature de son gouvernement. Mais trente millions d’hommes ne peuvent délibérer que par des mandataires : quels seront ces mandataires ? Les chambres actuelles ne sauraient exercer le pouvoir législatif en vertu de la charte, parce que cette charte n’existe plus ; que, d’ailleurs, elle exige le concours du roi, et que nous n’avons plus de roi. » La brochure se terminait en ces termes : « Les chambres peuvent s’occuper immédiatement de tracer le mode suivant lequel la nation sera consultée sur le choix de ses mandataires : ce doit être là le principal, on peut même dire l’unique objet de leurs délibérations. Sur toute autre matière, leurs décisions, quelque sages qu’elles puissent être, ne sauraient avoir qu’un caractère provisoire… Il serait à désirer que la réponse au discours du lieutenant-général contînt une déclaration positive à cet égard : cette assurance calmerait beaucoup d’inquiétudes, et apaiserait des mécontentements prêts à éclater. »

Cet écrit posait nettement la question, et révélait l’état des esprits dans toute la portion saine de la bourgeoisie.

Le lieutenant-général ne s’y trompait pas : aussi apportait-il dans toute sa conduite une prudence consommée. Toutes ses paroles respiraient un libéralisme intelligent. S’il parlait de la liste civile, c’était pour se plaindre de tout ce que le chiffre jusqu’alors assigné avait d’écrasant pour le peuple. M. Laffitte était dans un enchantement inexprimable. M. Dupont (de l’Eure) lui-même sentait ses défiances se dissiper insensiblement. Il voyait bien que la révolution allait à la dérive ; mais le poids de son chagrin retombait tout entier sur les doctrinaires, ses collègues ; et, le 4 août, M. Berard lui avait entendu dire : « Nous sommes envahis pas une faction aristocatico-doctrinaire, qui emploie tous ses efforts à faire avorter les germes de liberté semés par la Révolution. Je n’ai d’espoir que dans la loyauté du duc d’Orléans, qui me paraît animé des meilleures intentions, mais qui n’a pas toujours le degré de lumières que l’on pourrait désirer. »

le lieutenant-général, en effet, ne se montrait ni impatient, ni avide de domination. Il semblait attendre qu’on vint à lui, soit qu’il voulût faire bien sentir à la bourgeoisie, dont le triomphe était lié à son élévation, combien sa personne lui était nécessaire, soit qu’il ne fût pas fâché de se présenter à sa famille et à l’Europe comme une victime du bien public.

De leur côté, les courtisans ne paraissaient pas craindre de perdre sa faveur, en faisant violence à son patriotisme. La responsabilité de toutes les mesures jugées utiles, ils l’assumaient avec une sorte d’intrépidité bruyante, et mettaient beaucoup de soin à compromettre leur popularité pour mieux ménager celle du prince, bien convaincus d’ailleurs que ce dévouement resterait pas sans récompense, quoiqu’il eût cessé d’être périeux.

Leur zèle, à cet égard, allait si loin que dès le 5 août, le droit avait été accordé aux ducs de Chartres et de Nemours d’assister aux séances de chambre des pairs. Cette distinction, créée, en faveur d’un jeune homme et d’un enfant dut paraître et parut extraordinaire le lendemain d’une révolution faite contre les privilèges de naissance. Mais, comme le lieutenant-général n’avait jamais fait mystère de son dédain pour ces enfantillages monarchiques ; comme son langage et ses manières avaient été jusque-là d’un honnête plébéïen ; comme enfin il était en France le premier prince qui eût mis ses enfants au collège, les esprits peu clairvoyants purent croire que c’était contre son gré qu’avait lieu l’admission des ducs de Chartres et de Nemours à la chambre de pairs.

Sa conduite, du reste, éloignait toute défiance. Jamais prince n’était allé au-devant de la popularité avec plus de bonhomie, plus d’abandon. Combien d’hommes du peuple, en ce temps-là, purent se vanter d’avoir pressé de leurs mains calleuses la main du prince, vivement offerte aux passants ! Ne l’avait-on pas vu, dans la rue Saint-Honoré, porter à ses lèvres un verre présenté par un ouvrier ? Le peuple, qui n’aime pas qu’on descende pour lui plaire, était faiblement touché peut-être de ces démonstrations ; mais elles fournissaient un texte inépuisable d’éloges à ceux qui avaient besoin d’éblouir les esprits par le prestige des nouveautés.

Aussi l’admiration pour le duc ne trouvait-elle, dans le cercle de son entourage, ni septique, ni contradicteur. Si on lui attribuait quelques légers défauts, c’était pour y chercher un motif de plus de joie et d’espérance ; si on parlait de ses habitudes un peu parcimonieuses, c’était pour montrer quelle économie allait s’introduire dans l’administration de l’État. Les actes mêmes qui auraient pu effaroucher les âmes soupçonneuses tournaient à sa gloire. On le plaignait hautement des sacrifices que lui imposaient des ministres qui ne le valaient pas ; de sorte que l’éclat de son libéralisme était rehaussé par les fautes apparentes de ses courtisans.

Pendant ce temps, M. Berard se préparait à présenter à la chambre une proposition dans laquelle on remarquait ce passage :

« Le rétablissement de la garde nationale, avec l’intervention des gardes nationaux dans le choix des officiers ; l’intervention des citoyens dans la formation des administrations départementales et municipales ; la responsabilité des ministres et des agents secondaires de l’administration ; l’état des militaires légalement fixé ; la réélection des députés promus à des fonctions publiques, nous sont déjà assurés.

L’opinion réclame, en outre, non plus une vaine tolérance de tous les cultes, mais leur égalité la plus complète devant la loi ; l’expulsion des troupes étrangères de l’armée nationale ; l’initiative des lois également attribuée aux trois pouvoirs ; la suppression du double vote électoral ; l’âge et le cens convenablement réduits ; enfin, la reconstitution totale de la pairie, dont les bases ont été successivement viciées par des ministres prévaricateurs.

Nous sommes les élus du peuple, Messieurs ; il nous a confié la défense de ses intérêts et l’expression de ses besoins. Ses premiers besoins, ses plus chers intérêts sont la liberté et le repos. Il a conquis sa liberté sur la tyrannie ; c’est à nous d’assurer son repos, et nous ne le pouvons qu’en lui donnant un gouvernement stable et juste. »

A ces conditions, M. Bérard proposait à ses collègues de proclamer le duc d’Orléans roi des Français, et de le proclamer immédiatement. La proposition de M. Bérard fut portée au conseil par M. Dupont (de l’Eure) : elle ne parut pas suffisamment monarchique à la partie doctrinaire du cabinet. Des regards plus pénétrants que ceux de MM. Guizot et de Broglie, y découvrirent un défaut plus grave. Elle contenait un exposé de principes dont elle ne fixait pas l’application, et qui devaient être ultérieurement discutés. N’y avait-il pas là un danger sérieux pour une monarchie qui, au fond, ne voulait pas trop différer des autres monarchies ? Laisser dans le vague le pacte constitutionnel, c’était ouvrir carrière à des controverses sans fin, et introduire l’esprit révolutionnaire dans les commencements d’un règne. Ne valait-il pas mieux profiter de l’étourdissement public pour clore la révolution, et gagner à la coure, en même temps que la couronne, tout ce qui pouvait servir à la consolider et à l’abriter ? Voilà ce que le duc d’Orléans comprit, et il confia à MM. Guizot et de Broglie le sein de substituer un pacte définitif à une proposition indécise. Du reste, comme on se défiait de M. Bérard à cause de l’attitude énergique qu’il avait prise dans la révolution, et qu’on doutait de son obéissance, on l’écarta deux fois de suite du conseil, où cependant on lui avait promis de l’appeler, pour qu’il pût discuter son travail. Déjà l’on n’acceptait plus que des dévouements sans réserve.

Aussi bien, les flatteurs accouraient en foule autour du trône nouveau. Chacun de vanter ses services de la veille, en y ajoutant la promesse des services du lendemain. Il y eut pendant quelques jours, dans toutes les avenues du pouvoir, une fièvre d’avidité, un débordement de vanteries et de bassesses dont il serait difficile de donner une idée. Seuls, les hommes qui avaient payé de leur personne dans la révélation montraient une dignité modeste. Douze ou quinze croix ayant été offertes à l’École polytechnique, les élèves, réunis dans un amphythéâtre, délibérèrent sur ce qu’il y avait à répondre à cette offre, et décidèrent à l’unanimité que les croix seraient refusées. Ils arrêtèrent aussi que ceux d’entr’eux qui auraient des habits bourgeois dépouilleraient l’uniforme, afin qu’on ne les confondît pas avec les traîneurs de sabre et les gens de parade.

A mesure qu’on s’éloignait de la révolution, Paris devenait un immense foyer d’intrigues. Les places étaient courues avec une ardeur dont rien n’arrêtait le cynisme. Les voitures publiques versaient à Paris, chaque jour et à chaque heure du jour, une foule de solliciteurs venus du fond des provinces pour se partager les premières faveurs. C’était partout une cohue hideuse. Toutes l’écume de la société flottait à sa surface. Parmi ceux qui, sous la Restauration, avaient occupé les emplois, beaucoup crurent pouvoir sans honte les défendre contre les candidats arrivés par le coche. De tous côtés, les défections se négocièrent en présence des pétitions qui affluaient de tous côtés. On entendit alors nombre de royalistes crier anathème à M. de Polignac, et dénoncer violemment, pour se ménager la ressource d’une trahison, ce qu’ils appelaient la folie des ordonnances. Elles avaient paru moins folles à ces royalistes indignés, le jour où on les publia. Un fait très-remarquable, et que fit connaître le dépouillement de la correspondance au ministère de l’intérieur, c’est que presque tous les préfets s’étaient prononcés pour les ordonnances. Un seul avait déclaré qu’il ne les mettrait pas à exécution : c’était M. de Lascours, préfet des Ardennes, qu’il donna sa démission sur-le-champ. M. Alban de Villeneuve, préfet du Nord, s’était soumis aux ordonnances, tout en témoignant son regret de voir la royauté engagée dans une telle voie. MM. Sers, préfet du Puy-de-Dôme, Rogniat, préfet de la Moselle, Lezay-Marnésia, préfet de Loir-et-Cher, n’avaient pas dissimulé les dangers qui pouvaient naître de la suspension de la charte. Préfet depuis la création des préfectures, M. de Jessaint n’avait fait aucune observation. Les ministres de Charles X, on le voit, n’avaient pas eu tout-à-fait tort de compter sur l’appui des fonctionnaires publics et des membres influents du parti de la cour. Mais aux yeux de quiconque ne s’était attaché aux anciens ministres que par intérêt, leur défaite fut leur premier crime !

La révolution qui venait de s’accomplir était l’œuvre de la France entière. Paris n’en avait été, à tout prendre, que le théâtre. Aussi s’était-elle propagée avec une extrême rapidité dans tous les départements. Partout le drapeau tricolore fut salué avec amour. L’explosion fut électrique et unanime. « On se bat à Paris », criait-on sur tous les points de la France, le jour où les communications de la capitale avec les provinces se trouvèrent coupées. C’était la conséquence naturelle de cette forte centralisation que l’Empire avait établie et dont la Restauration avait recueilli l’héritage.

Nous n’entrerons pas dans le détail des innombrables soulèvements partiels qui ne furent que le contre-coup de l’insurrection de Paris. Tous ces épisodes d’une grande épopée se ressemblent : ils présentent la même physionomie, ils renferment les mêmes enseignements. Seule, l’insurrection lyonnaise arrêtera quelques instants nos regards, parce que nous aurons plus tard à montrer la révolution de 1830 se prolongeant dans l’histoire de Lyon, ville infortunée que devait deux fois ébranler et ensanglanter la guerre civile.

De toutes les cités de France, aucune n’était, peut-être, mieux préparée que Lyon à résister énergiquement aux ordonnances. En 1816 et 1817, elle avait été le foyer de conspirations orléanistes et bonapartistes. Les âmes y avaient gardé, en traits de feu, le souvenir des cruautés de la cour prévôtale, alors que la guillotine fonctionnait aux cris de vive Henri IV. De 1820 à 1825, la charbonnerie avait poussé à Lyon des racines profondes. La classe commerçante y était libérale ; et des instincts démocratiques, mêlés de bonapartisme, y dominaient dans la classe ouvrière accrue d’un grand nombre de vieux soldats, que le licenciement de l’armée de la Loire avait rendus aux travaux de l’industrie. L’ovation décernée en 1829 à Lafayette, revenant d’Amérique, prouvait de quelle indignation le ministère Polignac avait pénétré cette ville persévérante et brave. Sa résistance aux ordonnances pouvait donc être prévue à coup sûr. Et en effet, elle n’attendit pas, pour se soulever, la nouvelle de la victoire des Parisiens.

Ce fut le 29 que les journaux apportèrent à Lyon les ordonnances. Quelques heures après, tous les travaux étaient suspendus comme par enchantement ; les citoyens encombraient les places et les rues : des groupes désarmés, mais menaçants, faisaient en quelque sorte le siège des autorités civiles et militaires, sans qu’un régiment de cavalerie, chargé de les refouler, pût parvenir à les dissiper d’une manière définitive. Une assemblée nombreuse se réunit aux Broteaux, sous l’influence de quelques anciens membres de vente. Mais là, comme à Paris, les premiers chefs se montrèrent au-dessous de leur rôle et des circonstances. Se couvrant, dans leur révolte, de la protection des formes légales, ils invoquaient la charte, protestaient de leur respect pour les Bourbons trompés, parlaient d’une pétition collective, et de s’entendre avec l’autorité pour le rétablissement de la garde nationale urbaine sur les anciens cadres. Dans ce but, une commission fut nommée ou, plutôt, se nomme elle-même. Les principaux membres de cette commission étaient MM. Mornand, Duplan, aujourd’hui conseiller à la cour de cassation, et Prunelle, qui, plus tard, devait être maire de Lyon.

Ces choses se passaient le 30. mais le parti de la résistance comptait beaucoup d’hommes énergiques qu’irritaient l’attitude incertaine et molle de la commission. Ils convinrent donc de se rassembler en armes, le lendemain 31 juillet, sur le quai de Retz, à quelques pas de l’Hôtel-de-Ville, et de se nommer des chefs sur le terrain. A six heures, les premiers hommes armés parurent, aux applaudissements de la multitude.

Le nouvelle d’une bataille livrée dans les rues de Paris circulait déjà confusément au milieu des groupes. Les diligences n’étaient point arrivées la veille. Le préfet et le général gardaient sur les communications que leur pouvait apporter le télégraphe, le plus morne silence. A huit heure, M. Morin, rédacteur en chef du journal libéral de Lyon, accourut au quai de Retz. Il avait refusé de se soumettre ; ses presses avaient été saisies, et il venait demander secours aux insurgés. Quelques hommes armés furent mis à sa disposition, et il fit paraître sa feuille, qui contenait une protestation vigoureuse contre les ordonnances. Cependant, le nombre des citoyens prêts à combattre grossissait à chaque instant. Par malheur, les armes étaient rares. Des marchands regrattiers vendirent à des prix fabuleux des fusils rouillés, de vieux sabres sans fourreau. Le commandement des insurgés fut déféré au capitaine Zindel, homme de résolution et ardent patriote. D’autres officiers furent élus par acclamation. La foule, épaisse et menaçante, se tenait évidemment aux ordres de l’insurrection.

MM. Debrosses et Paultre dt Lamotte, le premier préfet, le second commandant de la division militaire, étaient dans une situation dont chaque minute augmentait les périls. Les nouvelles de Paris étaient sombres ; la fidélité des troupes, douteuse ; et on savait que plusieurs bourgeois influents étaient liés d’opinion et d’amitié avec des officiers du 10e et du 47e de ligne qui, joints à un régiment de chasseurs et à quelque artillerie, composaient la garnison.

Dans ces circonstances critiques, M. Debrosses déploya un courage qui contrastait singulièrement avec la frayeur dont les royalistes lyonnais semblaient saisis. Une proclamation qui sommait les insurgés de se dissoudre, sous peine d’être passés par les armes, fut affichée sur les murs de Lyon. Par une faiblesse étrange, la commission, élue la veille, appuya cette démarche audacieuse, promettant d’intervenir auprès du pouvoir pour obtenir une organisation régulière de la garde nationale.

Ces deux proclamations furent accueillies avec un égal dédain ; et un membre de la commission, M. Thomas Tissot, étant venu engager les pelotons stationnés sur le quai de Retz à se dissiper, il fut repousse avec colère.

Les autorités s’étaient concentrées à l’Hôtel-de-Ville avec la garnison. L’arsenal et la préfecture étaient soigneusement gardés. Des ordres, dont quelques-uns furent interceptés, pressaient vivement les garnisons de Clermont, du Puy, de Montbrison et de Vienne, d’arriver sur Lyon à marches forcées. Un coup de fusil partit : on crut la lutte commencée. Alors, le lieutenant de M. Zindel, M. Prévost, se présente seul sur le perron de l’Hôtel-de-Ville, pénètre dans les appartements, et somme les autorités de confier à un nombre égal de gardes nationaux et de soldats le poste de l’Hôtel-de-Ville. On refuse, on exige des concessions. Prévost tire aussitôt sa montre, et la déposant sur la table du conseil : « Vous n’avez, dit-il, que cinq minutes pour accepter ce que je vous propose. Si, ce temps expiré, je ne suis pas de retour auprès de mes camarades, ils ont ordre d’attaquer. »

Il disait vrai : les préparatifs de l’attaque se faisaient partout ; le régiment de chasseurs, qui se portait sur l’Hôtel-de-Ville, ne pouvait percer les rangs serrés du peuple ; déjà les pavés étaient arrachés, déjà les voitures servaient de barricades ; la ligne avait chargé ses armes. Le traité que Prévost proposait fut repoussé par le préfet mais le général et les conseillers municipaux l’acceptèrent. Les gardes nationaux furent en conséquence introduits à l’Hôtel-de-Ville, où on laissa un poste de soldats. Les bataillons regagnèrent leurs casernes, pendant que la foule criait vive la Charte ! à bas les Bourbons ! acclamations auxquelles d’anciens soldats mêlèrent le cri accoutumé de vive l’Empereur ! L’arsenal fut rendu, les télégraphes furent occupés, la garde nationale s’organisa dans tous les quartiers. La cocarde tricolore fut portée en face des soldats portant encore la cocarde blanche. C’était une victoire complète ; celle de Paris ne fut connue que le lendemain.

Il y avait cela de remarquable dans la résistance lyonnaise que, bien qu’elle n’eût pas été déterminée par les événements de Paris, elle fut impétueuse, irrésistible ; et on triompha ici sans coup férir, par le seul effet de l’attitude imposante du peuple. La résistance ne fut ni moins prompte, ni moins vive dans un grand nombre de villes. Il y eut un combat à Nantes ; Rouen et le Havre envoyèrent des auxiliaires aux insurgés parisiens. A Arras, le rédacteur en chef du Propagateur, M. Frédéric Degeorge, publia courageusement son journal le 27 malgré l’opposition du commissaire de police, et tint l’autorité en échec pendant trois jours. Au reste, une partie du 1er régiment du génie en garnison à Arras était disposée à se ranger du côté du peuple, pour lequel se déclaraient déjà hautement le capitaine Cavaignac, ainsi que les lieutenants Lebleu et Odier. L’ardeur de quelques soldats était même si grande que, dans la nuit du 30 au 31, une cinquantaine d’entre eux sortirent de la ville, et marchèrent sur Paris, sous la conduite d’un fourrier.

Le 6 août, M. Guizot remit à M. Bérard un papier écrit de la main de M. de Broglie, et qui contenait un projet de modification à la charte beaucoup plus restreint que celui que M. Bérard avait conçu. L’acte d’abdication de Charles X y était présenté comme un des motifs déterminants d’appeler le duc d’Orléans au trône, ce qui était donner à la dynastie nouvelle le baptême de la légitimité ; l’abaissement du cens électoral et du cens d’éligibilité n’y était point admis ; enfin, les garanties le mieux précisées dans le projet de M. Bérard s’effaçaient, dans celui des deux ministres, sous le vague des expressions. M. Bérard, sans s’arrêter à des modifications aussi insuffisantes, résolut de ne présenter que son propre travail à la chambre.

La séance du 6 août s’ouvrit sous la présidence de M. Laffitte, qui remplaçait au fauteuil M. Casimir Périer. M. Dérard n’eut pas plutôt lu sa proposition que des applaudissements retentirent. Ceux-mêmes qui n’approuvaient pas son projet y voyaient le bénéfice d’un danger couru par un autre. Mais M. Demarçay s’était levé pour protester contre des modifications dont il niait la portée. Sur l’observation de M. Villemain, la chambre nomma une commission chargée d’examiner le projet. Tout-à-coup on annonce que des groupes menaçants encombrent les avenues du Palais-Bourbon. M. Keratry demande une séance de nuit, à cause de la gravité des circonstances. Et, en effet, on entendait les cris tumultueux du dehors : « A bas l’hérédité ! la chambre nous trahit ! » Les députés sont en proie à une vive anxiété. Ils sortent, ils rentrent tour à tour, profondément émus : la plupart entourent Lafayette, Benjamin Constant, Labbey de Pompière, en appelant à leur popularité, dont ils implorent à mains jointes la protection. M. Girod (de L’Ain) sort, et rencontrant sur les marches du péristyle M. Lhéritier (de l’Ain) : « Vous connaissez Montebello, lui dit-il ? — Oui. — C’était un brave. Eh bien, sa fille est mon gendre. » Car tel était le trouble de tous ces législateurs ! Ils promettent que le peuple sera consulté. On fait circuler dans les tribunes une protestation contre ce qu’on appelle des fauteurs de désordres, et on obtint contre les républicains qui s’agitent au dehors la signature de quelques jeunes gens abusés. Benjamin Constat, Labbey de Pompières, se présentent successivement sous le péristyle du palais. Lafayette paraît à son tour. À sa vue le tumulte s’apaise, mais les plus ardents continuaient à crier : « A bas l’hérédité ! » et M. de Lafayette de dire d’une voix suppliante : « Mes amis, mes bons amis, nous veillons sur vos intérêts. Nous reconnaissons que nous sommes ici sans mandat. Mais retirez-vous, vous en conjure. » C’était la seconde fois que M. de Lafayette livrait la révolution à la royauté.

La chambre attendait avec impatience le rapport de la commission. Tous ces députés sentaient qu’ils ne représentaient pas la nation, que leur mandat était expiré, qu’il n’y avait pas de raison pour que leur autorité survécût à la ruine de toutes les institutions dont elle dépendait. Il fallait donc empêcher à tout prix le peuple de se reconnaître ; il fallait profiter de l’étourdissement général, devancer les objections, prévenir à force de promptitude et de hardiesse toutes les résistances. La couronne une fois posée sur la tête du duc d’Orléans, la situation une fois fixée, qu’importeraient de tardives protestions ? Le nouveau régime aurait en sa faveur, à défaut de la consécration du droit, celle du fait, et on savait bien qu’un peuple n’essaie pas tous les jours d’une révolution.

Aussi la chambre accueillit-elle avec un empressement extrême la communication officielle qui lui fut faite par M. Guizot, de l’acte d’abdication. Quelques députés, et M. Mauguin entr’autres, se récrièrent, à la vérité, sur la nullité d’un pareil acte, disant que la déchéance de Charles X avait été prononcée par la victoire, et que c’était non pas en vertu d’une abdication, mais en vertu de la volonté populaire, que le duc d’Orléans devait devenir roi. Vains efforts ! Le peuple faisait peur. Le dépôt aux archives fut ordonné.

A neuf heures et demie du soir, M. Dupin, qui n’avait eu que deux heures pour rédiger son rapport, vint en faire la lecture. Il était tard. Les députés étaient accablés de fatigue. Mais on voulait commencer la discussion immédiatement. MM. Benjamin Constant et Salverte s’élevèrent avec tant de force contre le scandale d’une telle précipitation, que la chambre, par pudeur, ajourna la discussion au lendemain.

Le lendemain, dès huit heures, on vit arriver les députés au Palais-Bourbon. Les journalistes étaient absents, les tribunes désertes. Cela tenait à ce que la veille on avait fixé à dix heures le commencement de la séance. Or, pendant la nuit, les meneurs de la bourgeoisie avaient fait distribuer aux députés une convocation extraordinaire qui avançait l’ouverture de la séance, tant on redoutait les regards du public !

La délibération allait commencer. M. Demarçay se lève avec indignation que signifie cette souveraineté furtive que la chambre s’arroge ? Qu’est-ce que ce roi qu’on prétend faire en cachette ? L’usurpation paraissait, surtout, flagrante à M. de Cormenin, dont l’inexorable logique devait, plus tard, porter des coups terribles à la dynastie nouvelle. Enfin la discussion est ouverte sur le rapport de M. Dupin, relatif à la proposition Bérard. MM. de Conny et Hyde de Neuville expriment de courageux regrets sur la famille déchue, sur cette race de rois si souvent et si rudement frappée. Le dernier produit une impression profonde sur l’assemblée, lorsque, parlant d’une aussi terrible catastrophe et des insensés qui l’ont amenée, il ajoute : « Je ne trahirai point le malheur de ceux que j’ai servis depuis mon enfance. Je ne puis rien contre un torrent, mais du moins j’adresse des vœux au ciel pour le bonheur et les libertés de la patrie ! » MM. Benjamin Constant et de Laborde répondent avec mesure à ces deux discours, tout en repoussant d’une manière énergique le principe de la légitimité. M. Berryer reconnaît à la chambre le droit de modifier la constitution, mais non celui de changer la dynastie. « L’intérêt premier, répond M. Villemain, est à la fois que le trône soit occupé et que les libertés publiques soient garanties. » M. Villemain, le 30, avait déclaré solennellement qu’il ne se croyait pas le droit de disposer de la suprême puissance. Mais la force, qui se déplace, conserve toujours des adorateurs !

La première partie de la proposition Bérard, modifiée par la commission fut adoptée en cet termes, qui expliquent parfaitement la politique du duc d’Orléans et de la bourgeoisie dans cette première période de leur commune domination :

« La chambre des députés prenant en considération l’impérieuse nécessité qui résulte des événements des 26, 27, 28 et 29 juillet, et de la situation générale où la France s’est trouvée placée à la suite de la violation de la charte constitutionnelle ; considérant en outre que, par suite de cette violation et de la résistance héroïque des citoyens de Paris, le roi Charles X, S. A. R. Louis-Antoine, dauphin, et tous les membres de la branche aînée de la maison royale sortent en ce moment du territoire français, déclare que le trône est vacant en fait et en droit, et qu’il est indispensable besoin d’y pourvoir. »

Cette rédaction était fort bien calculée. L’élévation du duc d’Orléans y était présentée comme le résultat forcé d’événements auxquels il avait bien pu lui-même ne prendre aucune part. Charles X n’était pas chassé du royaume, il en sortait ; et le duc d’Orléans ne montait sur le trône que parce que le trône se trouvait vacant. Ainsi, tout ce que les cabinets étrangers auraient pu voir de révolutionnaire dans la prise de possession du duc d’Orléans, s’effaçait naturellement à leurs yeux. Ce prince n’était plus un usurpateur, c’était le continuateur inévitable des traditions d’ordre et de paix garanties par la forme monarchique. Le duc d’Orléans avait voulu faire croire à l’Europe qu’il respectait dans Charles X en membre de la famille des rois inviolables, lorsqu’il envoyait à Rambouillet des commissaires chargés de le protéger contre des passions par lui-même excitées. Rien n’était plus propre à remplir les vues du prince que la déclaration qu’on vient de lire. Elle fut adoptée presque sans opposition.

Il ne restait plus qu’à stipuler les conditions de l’établissement nouveau, pour masquer l’usurpation vis-à-vis du peuple comme on venait de le faire vis-à-vis de l’Europe. Le second paragraphe de la proposition supprimait le préambule de la charte. M. Persil s’écrie, à cette occasion, que c’est dans le peuple seul qu’est la souveraineté ; qu’il faut proclamer ce principe, qu’il faut l’écrire, afin que nul à l’avenir ne se puisse dire roi par la grâce d’en haut. Et il propose que, sous le titre de souveraineté, on insère dans la charte ces deux articles de la constitution de 1791 :

« La souveraineté appartient à la nation ; elle est inaliénable et imprescriptible. — La nation ne peut exercer ses droits que par délégation. »

Cette proposition n’a pas de suite.

On répond à M. Persil que sa pensée se trouve exprimée dans le second paragraphe de la commission, ainsi conçu :

« La chambre des députés déclare que, selon le vœu et dans l’intérêt du peuple français, le préambule de la charte est supprimé comme blessant la dignité de la nation, en paraissant octroyer aux Français des droits qui leur appartiennent essentiellement. »

Ce paragraphe est voté ; mais les hommes habiles du parti se réservaient d’en faire disparaître l’hommage rendu à la souveraineté du peuple, ce qui eut lieu réellement lors de l’impression de la charte nouvelle. Supercherie grossière, que dans le conflit des hommes et la confusion des choses, personne alors ne remarqua !

L’assemblée passe à la révision de quelques articles de la charte, qu’elle examine à la hâte. La suppression de l’article 6, qui déclarait la religion catholique religion de l’État, soulève cependant une vive contestation. Les uns veulent, avec la commission, que la religion catholique soit déclarée la religion de la majorité des Français. Cette constatation, que Benjamin Constant trouve puérile et oiseuse, est demandée ardemment par M. Charles Dupin, qui y voit un acte de haute politique, et invoque en faveur de son opinion le fanatisme, si facile à alarmer, des populations du midi. M. Viennet s’élève contre le préjugé qui flétrit les Israélites : il voudrait que les ministres de tous les cultes fussent rétribués par l’État. Des balancements de la chambre sort enfin l’article suivant :

« Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, professée par la majorité des Français, et ceux des autres cultes chrétiens, reçoivent des traitements du trésor public. »

Cette rédaction indécise ne devait satisfaire ni les catholiques, ni les protestants, ni les Français des autres cultes : les premiers, parce que leur religion n’était plus celle de l’État ; les seconds, parce que la loi constatait injurieusement leur minorité ; les autres, parce que la loi, ne désignant que les cultes chrétiens, paraissait n’accorder qu’à ceux-ci le bénéfice d’un patronage public. Étrange compromis entre le principe de l’unité morale et la libre manifestation de toutes les croyances, le pontificat du souverain et la loi athée !

La chambre déclare ensuite la censure à jamais abolie, étendant de la sorte sur l’avenir son omnipotence.

Quelques instants sont consacrés à l’examen de l’article 14. On le supprime. Vain obstacle opposé à l’audace qui possède la force !

A mesure que la chambre avance dans ce travail de révision hâtive, elle semble oublier les récents combats. Ses souvenirs se raniment pourtant lorsque le colonel Jacqueminot propose d’exclure les troupes étrangères, du service de l’État. Mais la peur du progrès, aussi décisive que celle des Suisses, lui fait rejeter tout ce qui tend à l’affaiblissement des priviléges. C’est ainsi qu’elle n’admet d’éligibles qu’à trente ans, et d’électeurs qu’à vingt-cinq. Toutefois, elle déclare nulles les nominations et créations de pairs faites sous le règne de Charles X, mais en réservant l’examen de la grave question de l’hérédité. Le même sentiment d’hésitation lui fait repousser, avant tout développement, la proposition de M. Duris-Dufresne, qui soumet la magistrature à une institution nouvelle. Cette mesure, reproduite sous une autre forme par M. de Brigode, est enfin discutée. Mais en vain MM. de Brigode et Salverte invoquent-ils à l’appui du projet l’exemple de Napoléon et de Louis XVIII en vain rappellent-ils que, depuis quelques années, les nominations de magistrats n’ont eu pour but que d’asservir la justice à la politique ; en vain M. Mauguin s’écrie-t-il qu’il faut réorganiser toutes choses ; que la révolution, partie du sommet, doit descendre jusqu’à la base, sous peine de nouvelles et plus terribles commotions ; enrayée par M. Villemain, rappelée par M. Dupin aîné aux idées de conservation, et saisie d’un soudain respect pour les positions de la veille, la chambre conserve à la magistrature son existence et son inamovibilité.

Cependant le temps s’écoule, l’heure est avancée : il faut, dans la journée même, proclamer un roi. On décide qu’il sera pourvu plus tard, et par des lois séparées, aux objets qui suivent : — application du jury aux délits politiques ; — responsabilité des ministres ; — réélection des députés fonctionnaires ; — vote annuel du contingent de l’armée ; — garde nationale ; — état des officiers de terre et de mer ; — institutions départementales et municipales ; — instructions publique et liberté d’enseignement ; — fixation des conditions électorales et d’éligibilité.

Au moment où la chambre va conférer la couronne, M. Fleury (de l’Orne) demande que les collèges électoraux soient convoqués, et donnent un mandat spécial pour l’élection d’un roi. Allons donc ! s’écrie avec humeur Casimir Périer, et M. Laffitte s’empresse de lire le dernier paragraphe qui invite Louis-Philippe d’Orléans, duc d’Orléans, à prendre le titre de roi des Français, moyennant l’acceptation de la charte modifiée.

Ce paragraphe est adopté à une grande majorité. Trente membres de la droite s’abstiennent. M. de Corcelles veut qu’on soumette, du moins, l’élection du duc d’Orléans à l’acceptation du peuple : tous gardant le silence.


La chambre est sur le point de procéder au scrutin secret sur l’ensemble de la proposition, lorsque le vénérable Labbey de Pompière demande que les votans écrivent leur noms sur un registre. M. Bérard appuie la motion, mais beaucoup n’ont pas le courage d’un public aveu. Le don de la couronne de France est voté comme un simple article du règlement.

Seul de tous députés de l’opposition, M. de Cormenin s’abstint de voter. Suivant lui, consulter le peuple était indispensable, puisqu’on adoptait le principe de la souveraineté du peuple. Il s’était donc rendu à la chambre comme spectateur, non comme législateur. Déjà, dans la séance du 30, il avait repoussé, par un noble scrupule, le titre de commissaire des travaux public, que lui apportait un message de l’Hôtel-de-Ville. Plus tard, il avait refusé son concours à la nomination d’un lieutenant-général. Maintenant, tandis que tous ses collègues, les uns par aveuglement, les autres par calcul, s’abandonnaient au flot des circonstances, immobile sur son banc, l’inflexible logicien protestait une fois encore contre une usurpation sans exemple.

Quelques jours après, il publia sa démission en ces termes : « Je n’ai pas reçu du peuple un mandat constituant, et je n’ai pas encore sa ratification. Placé entre ces deux extrémités, je suis absolument sans pouvoir pour faire un roi, une charte, un serment. Je prie la chambre d’agréer ma démission. Puisse ma patrie être toujours glorieuse et libre ! » Les carlistes poussèrent un cri de joie ; et, pour atténuer l’effet de cette démission, quelques orléanistes répandirent le bruit que M de Cormenin était un carliste déguisé. Mais la calomnie devait passer : la protestation resta.

Voici quel fut le résultat du scrutin d’où sortit une royauté :

Nombre des votants : 252
Boules blanches, 219
Boules noires, 33

L’appel nominal n’était pas terminé que M. Dupin se présentait, montrant un ruban tricolore à sa boutonnière et l’on votait par acclamation que la France reprendrait ses couleurs.

Peu d’instants après, les habitants de la rue Saint-Honoré regardaient passer avec surprise quelques bourgeois qui se dirigeaient, quatre à quatre, vers le Palais-Royal. Ces bourgeois allaient apprendre au duc d’Orléans qu’il était roi.

Le lieutenant-général reçut les députés, entouré de sa famille, et M. Laffitte ayant lu la déclaration, le prince répondit d’un ton modeste et pénétré :

« Je reçois avec une profonde émotion la déclaration que vous me présentez. Je la regarde comme l’expression de la volonté nationale, et elle me paraît conforme aux principes politiques que j’ai professés toute ma vie.

Rempli de souvenirs qui m’ont toujours fait désirer de n’être jamais appelé au trône, exempt d’ambition, et habitué à la vie paisible que je menais dans ma famille, je ne puis vous cacher tous les sentiments qui agitent mon cœur dans cette grande conjoncture ; mais il en est un qui les domine tous, c’est l’amour de mon pays. Je sens ce qu’il me prescrit et je le ferai. »

En disant ces mots, il se jeta dans les bras de M. Laffitte, et parut avec lui et M. de Lafayette sur le balcon, pour saluer la foule, qui applaudit toujours aux spectacles inusités.

Au moment où ils sortaient du Palais-Royal, MM. de Lafayette et Benjamin Constant rencontrèrent un combattant de la veille, M. Pagnerre. « Ah ! qu’avez-vous fait, s’écria-t-il, en les voyant ? » Mais Benjamin Constant s’approcha du jeune homme, et, l’embrassant, « Ne craignez rien, lui dit-il, nous avons pris des garanties. »

Ainsi, en moins de sept heures, 219 députés qui, dans les temps ordinaires, n’auraient formé qu’une majorité de deux voix, avaient modifié la constitution, prononcé la déchéance d’une dynastie, érigé une dynastie nouvelle. Et ces députés avaient été élus sous l’empire d’une charte qu’ils refaisaient à leur gré, sous le règne d’un homme dont ils proscrivaient la famille. Et tout cela venait de s’accomplir en vertu du principe de la souveraineté du peuple.

On s’était si avidement emparé du prétexte de la nécessité présente et de la raison d’état, qu’on n’avait songé à la chambre des pairs que pour lui faire une sorte de communication qui ressemblait plus à un acte volontaire de convenance qu’à une formalité indispensable. Et sans s’inquiéter de son adhésion, sans l’attendre, la chambre des députés, ainsi qu’on l’a vu, était allé porter sa déclaration au Palais-Royal, comme un pacte définitif, comme l’arrêt d’une volonté sans contrôle. La pairie ne s’étant formée que de toutes les défections éclatantes dont trente ans de secousses politiques avaient fourni l’occasion et donné au monde le scandale, on l’avait jugée toute prête pour une nouvelle servitude.

Mais il y avait alors, parmi les pairs, un homme dont on connaissait, au Palais-Royal, la loyauté chevaleresque et l’âme fidèle. Le bruit avait couru que M. de Chateaubriand préparait un discours accusateur et terrible qu’il allait y donner, envers tous, l’exemple du courage, protester une dernière fois pour la monarchie vaincue, dénoncer enfin les amis qui l’avaient égarée et les parents qui l’avaient trahie.

Cette nouvelle était parvenue au Palais-Royal, où elle avait jeté là plus grande inquiétude. Il fallait à tout prix conjurer un pareil danger. Mme Adélaïde fit savoir à M. François Arago que le duc d’Orléans désirait avoir avec lui un entretien secret. M. Arago ne put parvenir jusqu’au prince, soit par l’effet de circonstances fortuites, soit que le duc d’Orléans craignit de se compromettre personnellement dans une négociation aussi délicate. Mme Adélaïde leva la difficulté. Elle vit M. Arago et lui déclara qu’en lui saurait un gré infini d’aller trouver M. de Chateaubriand pour le supplier de renoncer à son discours. À cette condition, M. de Chateaubriand était assure d’avoir sa place dans lie ministère. M. Arago se rendit chez l’illustre poète. Il lui exposa que la France venait d’être remuée dans ses profondeurs ; qu’il importait de ne la point livrer aux hasards des réactions trop promptes ; que le duc d’Orléans, devenu roi, pouvait beaucoup pour les libertés publiques, et qu’il était digne d’un homme tel que le vicomte de Chateaubriand de ne pas se faire, au début d’un règne, l’orateur des agitations. Il finit en disant qu’un meilleur moyen s’offrait à lui de servir utilement son pays, et qu’on n’hésiterait pas à lui donner un portefeuille, celui de l’instruction publique, par exemple. Chateaubriand secoua tristement la tête. Il répondit que de tout ce qu’il venait d’entendre, ce qui touchait le plus son cœur, c’était l’intérêt de la France si profondément troublée ; qu’il n’attendait rien et ne voulait rien accepter d’un régime élevé sur la ruine de ses espérances ; mais que, puisque son discours pouvait jeter dans son pays des semences de haine, il en adoucirait les formes. Cette négociation singulière avait lieu la veille du 7 août.

Le lendemain, la chambre des pairs s’étant rassemblée à neuf heures et demie du soir, le président lut la déclaration de la chambre des députés, après quoi le vicomte de Chateaubriand se leva et s’exprima en ces termes au milieu du plus profond silence :

« Messieurs, la déclaration apportée à cette chambre est beaucoup moins compliquée pour moi que pour ceux de MM. les pairs qui professent une opinion différente de la mienne. Un fait, dans cette déclaration, domine, à mes yeux, tous les autres, ou plutôt les détruit. Si nous étions dans un ordre de choses régulier, j’examinerais sans doute avec soin les changements qu’on prétend opérer dans la charte. Plusieurs de ces changements ont été par moi-même proposés. Je m’étonne seulement qu’on ait pu entretenir la chambre de cette mesure réactionnaire, touchant les pairs de la création de Charles X. Je ne suis pas suspect de faiblesse pour les fournées, et vous savez que j’en ai combattu même la menace, mais nous rendre les juges de nos collègues, mais rayer du tableau des pairs qui l’on voudra, toutes les fois qu’on sera le plus fort, cela ressemble trop à la proscription. Veut-on détruire la pairie ? Soit. Mieux vaut perdre la vie que la demander. »

Après ces paroles qui faisaient honte à l’assemblée de sa patience dans l’abaissement, l’orateur cherche quelle forme de gouvernement est désormais applicable à la France. La république ne lui paraît pas possible ; mais la monarchie l’est-elle aux conditions qu’on lui fait ? « La monarchie, s’écrie-t-il, sera débordée et emportée par le torrent des lois démocratiques, ou le monarque par le mouvement des factions. »

Avant de passer à la solution la meilleure, selon lui, du problème formidable posé devant la France, M. de Chateaubriand rend hommage à l’héroïsme du peuple de Paris.

« Jamais, dit-il, défense ne fut plus juste, plus héroïque que celle du peuple de Paris. Il ne s’est point soulevé contre la loi, mais pour la loi ; tant qu’on a respecté le pacte social, le peuple est demeuré paisible. Mais lorsqu’après avoir menti jusqu’à la dernière heure, on a tout à coup sonné la servitude ; quand la conspiration de la bêtise et de l’hypocrisie a soudainement éclaté ; quand une terreur de château organisée par des eunuques, a cru pouvoir remplacer la terreur de la république et le joug de fer de l’Empire, alors ce peuple s’est armé de son intelligence, et de son courage. Il s’est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement la fumée de la poudre, et qu’il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n’aurait pas autant mûri un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France. »

L’orateur parle ensuite du duc de Bordeaux. N’aurait-on pu respecter en lui ce principe de légitimité si nécessaire à l’existence des monarchies ? Le duc d’Orléans aurait servi de tuteur à l’enfant royal. Il l’aurait conduit, en qualité de régent, jusqu’à l’époque de sa majorité et une pareille combinaison, en maintenant l’inviolabilité du dogme monarchique, aurait, peut-être, épargné à la France de périlleux ébranlements.

Faisant sur lui-même un retour amer : « Inutile Cassandre, s’écrie-t-il, j’ai assez fatigué le trône et la pairie de mes avertissements dédaignés. Il ne me reste qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissances, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme. Après tout ce que j’ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s’acheminent vers l’exil. »

Enfin, après avoir foudroyé la lâcheté de tous ces ardents royalistes qui, par leurs exploits projetés, ont fait chasser les descendants de Henri IV à coups de fourches, et qu’il montre accroupis maintenant sous la cocarde tricolore : « Quelles que soient, dit-il, en terminant, les destinées qui attendent M. le lieutenant-général, je ne serai jamais son ennemi s’il fait le bonheur de ma patrie. Je ne demande à conserver que la liberté de ma conscience et le droit d’aller mourir partout où je trouverai indépendance et repos. »

Ces plaintes éloquentes tombaient sur des cœurs glacés. La pairie ne discuta que la mesure qui tendait à la décimer. Mais l’atteinte portée à sa dignité par l’autre chambre la trouvait tellement insensible, que, sur la question de savoir si elle serait aussi outrageusement mutilée, elle déclara s’en rapporter à la haute prudence du prince. Elle ajoutait elle-même à son humiliation par cette éclatante flatterie. Une députation fut nommée pour aller porter au Palais-Royal les félicitations de ce premier corps de l’État. Elle s’avança vers le prince, respectueuse et calme sous l’injure. Le prince fit à ces grands seigneurs une réponse banale. La pairie était déjà morte en France.

Il ne restait plus qu’à donner à la transmission de la couronne la sanction des formes et ce genre de légitimité que l’imbécillité publique attache au prestige d’un cérémonial imposant. Tout fut donc préparé le lundi, 9 août, pour une séance royale. On éleva, au Palais-Bourbon, un trône ombragé de drapeaux tricolores et surmonté d’un dais en velours cramoisi. Devant le trône trois pliants étaient disposés pour le lieutenant-général et ses deux fils aînés. Une table recouverte de velours, où se trouvaient l’écritoire et la plume devant servir à la signature du contrat, séparait du trône le pliant destiné au prince, emblème de l’intervalle qu’il avait à franchir pour atteindre à la royauté. Le duc d’Orléans fit son entrée au son de la Marseillaise et au bruit du canon des Invalides. Quand il eût pris place, il se couvrit, et invita les membres des deux chambres à s’asseoir, changeant ainsi, dans un objet frivole, ce qui touche le plus les hommes, le cérémonial d’usage. Car ses prédécesseurs ne s’adressaient qu’à la chambre des pairs, et faisaient dire à la chambre des députés par l’organe du chancelier : « Messieurs, le roi vous permet de vous asseoir. » Le prince invita M. Casimir Périer, président de la chambre des députés, à lire la déclaration du 7 août. M. Périer fit cette lecture d’une voix ferme, insistant sur plusieurs passages, sur celui-ci, par exemple : le trône est vacant en fait et droit. Au dernier article, Casimir Périer ayant dit : « Appelle au trône S. A. R. Philippe d’Orléans, duc d’Orléans », le lieutenant-général, qui suivait la lecture avec la plus sévère attention, reprit vivement : « Louis-Philippe. » Le baron Pasquier ayant lu, à son tour, l’acte d’adhésion de la pairie, les deux actes furent remis au lieutenant-général, qui les transmit à M. Dupont (de l’Eure), remplissant les fonctions de garde-des-sceaux. Le lieutenant-général lut son acceptation en ces termes :

« Messieurs les pairs, Messieurs les députés, j’ai lu avec une grande attention la déclaration de la chambre des députés et l’acte d’adhésion de la chambre des pairs. J’en ai pesé et médité toutes les expressions.

J’accepte, sans restriction ni réserve, les clauses et engagements que renferme cette déclaration, et le titre de roi des Français qu’elle me confère, et je suis prêt à en jurer l’observation. »

Le duc se lève alors, ôte son gant, se découvre, et prononce la formule de serment, que lui remet Dupont (de l’Eure) :

« En présence de Dieu, je jure d’observer fidèlement la charte constitutionnelle, avec les modifications exprimées dans la déclaration ; de ne gouverner que par les lois et selon les lois ; de faire rendre bonne et exacte justice à chacun selon son droit, et d’agir en toute chose dans la seule vue de l’Intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. »

Au milieu des cris de Vive le roi ! qui accueillent ces paroles, Louis-Philippe signe les trois originaux de la charte et de son serment, qui doivent être déposés aux archives du royaume et dans celles des deux chambres. En ce moment, les quatre maréchaux déploient les attributs de la royauté : le sceptre, la couronne, l’épée et la main de justice. On enlève le pliant sur lequel le prince s’est assis, et le nouveau roi monte alors sur le trône, se couvre, et fait signe qu’il va parler :

« Je viens, dit-il, de consacrer un grand acte. Je sens profondément toute l’étendue des devoirs qu’il m’impose. J’ai la conscience que je les remplirai. C’est avec pleine conviction que j’ai accepté le pacte d’alliance qui m’était proposé.

J’aurais vivement désiré ne jamais occuper le trône auquel le vœu national vient de m’appeler ; mais la France, attaquée dans ses libertés, voyait l’ordre public en péril ; la violation de la charte avait tout ébranlé ; il fallait rétablir l’action des lois, et c’est aux chambres qu’il appartenait d’y pourvoir. Vous l’avez, fait, Messieurs : les sages modifications que nous venons de faire à la charte garantissent la sécurité de l’avenir, et la France, je l’espère, sera heureuse au dedans, respectée au dehors, et la paix de l’Europe de plus en plus assurée. »

Le duc d’Orléans était roi. Il fut appelé Louis-Philippe Ier. On n’avait voulu donner à ce continuateur incertain des trente-cinq Capets ni le nom de Philippe V, qui était un engagement pris avec le passé, ni le nom de Philippe Ier qui semblait ouvrir au peuple un avenir nouveau. Au titre de roi de France fut substitué celui de roi des Français, ces innovations dans les mots paraissant propres à donner le change à la multitude.

Cependant, un effroyable malaise commençait à s’introduire parmi les classes ouvrières. Ces hommes qui avaient crié Vive la Charte, et qui, pendant trois jours, s’étaient si vaillamment battus pour elle, s’étonnaient du surcroît de douleurs que leur apportait le triomphe. En créant le 31 juillet une garde nationale mobile, et en arrêtant que le soldat recevrait une solde de trente sous par jour, la commission municipale et Lafayette n’avaient pu avoir en vue qu’une mesure provisoire, qui d’ailleurs resta sans effet.

Grâce à des combinaisons habiles, à des promesses décevantes, à quelques distributions d’argent faites à propos, on avait obtenu sans peine du peuple qu’il se laissât disperser et désarmer. On afficha ensuite une proclamation qui commençait par ces mots : « Braves ouvriers, rentrez dans vos ateliers. » Les malheureux y rentrèrent, et n’y trouvèrent plus d’ouvrage.

Par une conséquence trop facile à prévoir, les capitaux se cachaient ; toutes les relations industrielles se trouvaient interrompues : chaque coup de fusil tiré pendant les trois jours avait préparé une faillite. La banque de France, quoique instituée pour parer aux grandes crises, mesurait ses escomptes sur ses craintes avec une prudence cruelle, et la sentinelle accoutumée veillait pour la protection de ces caves toutes remplies d’or, dans une ville toute remplie de pauvres.

Chaque jour ajoutait à la détresse du peuple, attestée par des faits innombrables. De toutes les imprimeries de la capitale, la plus considérable employait, quand, la révolution éclata, environ deux cents ouvriers, qui gagnaient régulièrement par jour de quatre à six francs. Après la révolution, les ateliers furent fermés pendant huit ou dix jours, au bout desquels on y rappela dix ou douze ouvriers et six mois après, on n’y en comptait encore que vingt-cinq ; et ils gagnaient, ceux-là, non plus quatre, cinq ou six francs, mais vingt-cinq ou trente sous par jour. L’imprimerie, pourtant, semblait devoir moins souffrir que les autres professions des résultats de la crise. Qu’on juge par là de l’immensité des désastres ! Dans le quartier des Gravilliers, une maison, située rue Chapon, n° 28, et louée à deux cents ouvriers de professions diverses, rapportait au moment de la révolution dix-sept mille francs. Le revenu tomba subitement à dix mille, et il n’est aujourd’hui encore, après plus de dix ans, que de quatorze mille francs.

Pour adoucir ces maux, voici quels moyens furent mis en usage. On chantait sur les théâtres une Marseillaise nouvelle, composée par M. Casimir Delavigne. On célébrait dans un langage pompeux les héros morts pour la liberté. Le journal du duc d’Orléans, le National, s’était écrié : « Vous avez été toujours les plus braves et les plus héroïques des hommes. Honneur à vous braves Parisiens ! » Et non moins enthousiastes que les journalistes, les magistrats de la cité renchérissaient sur ces éloges. « Qui peut se flatter, disait dans une proclamation aux habitants de Paris, M. Alexandre de Laborde, de mériter le rang de premier magistrat d’une population dont la conduite héroïque vient de sauver la liberté et la civilisation ? » En effet, le pain manquait dans beaucoup de familles, et plus d’une mère en pleurs fut aperçue cherchant, sur les froides dalles de la Morgue, un cadavre aimé. Toutefois, comme des souscriptions s’ouvraient de toutes parts en faveur des victimes de juillet (c’est ainsi qu’on appelait les morts ou les blesses), ceux qui avaient péri furent, en cela du moins, utiles à leurs femmes et à leurs enfants. Beaucoup de ceux qui avaient survécu furent moins heureux.

Pendant ce temps, on s’occupait au château de réviser la charte, c’est-à-dire, de rétablir la garde nationale, dont il devait être facile d’exclure le peuple, en faisant d’un uniforme coûteux une condition nécessaire d’admission ; d’affranchir plus complètement la presse qui, jusque là, n’avait guère étudié les intérêts du peuple ; d’étendre à un plus grand nombre de citoyens le pouvoir de faire des lois ; d’accorder aux législateurs de la bourgeoisie le droit d’initiative ; de reprendre, enfin, par l’égalité des cultes et la défaite de la noblesse, les traditions de 89.

Mais répartir plus équitablement les impôts, alléger les charges qui écrasent le pauvre, abolir ces contributions indirectes de la Restauration, nées des droits réunis de l’Empire, aviser aux moyens de porter remède à la mobilité homicide des salaires, fonder des ateliers pour les combattants de la veille, devenus le lendemain des ouvriers sans travail…, rien de tout cela ne parut digne d’être mis en discussion ; rien de tout cela n’exista, même sous forme de promesse.

En revanche, on étendit sur les joueurs de bourse une sollicitude remarquable. Les ordonnances de Charles X étaient venues subitement favoriser les spéculateurs à la baisse. Or, quelques-uns d’entr’eux, comme on l’a vu, avaient été mis dans le secret des ordonnances et avaient joué à coup-sûr. Les spéculateurs à la hausse se prévalurent de cette circonstance pour demander que la liquidation des primes n’eût lieu que le 9 août. Les banquiers qui avaient joué à la hausse, et qui étaient en état d’agir sur la bourse avec des millions, comptaient profiter du délai accordé, pour raffermir les cours par des achats convenablement calculés. Mais l’accorder, ce délai, c’était consacrer une injustice. Car, en premier lieu, on rendait tous les joueurs à la baisse victimes d’une perfidie que tous n’avaient pas commise ; et, ensuite, on méconnaissait arbitrairement, au profit des uns, au détriment des autres, le caractère essentiellement aléatoire des opérations de bourse. N’importe. Les joueurs à la hausse étaient du côté des vainqueurs : l’arrêté qu’ils désiraient fut pris par le commissaire au département des finances, et l’opulence compromise en des marchés honteux, en des spéculations illicites, obtint une protection qu’attendirent en vain des ouvriers réduits au désespoir, et offrant leur travail pour un peu de pain.

Pour cette charte qu’on révisait, le sang des pauvres avait coulé à flots, et le gouvernement n’ignorait point la grandeur du sacrifice, lorsque le 5 août, il faisait publier par le Moniteur, journal officiel, l’article suivant :

« Les renseignements qui ont été donnés dans divers journaux sur le nombre des blessés et des morts étaient inexacts ; nous croyons devoir donner les suivants, transmis hier, 4 août, à l’Académie royale de médecine, par les divers chirurgiens ou médecins des hôpitaux : Hôtel-Dieu. Il y est entré près de cinq cents blessés, appartenant pour la plus grande partie aux citoyens, puisqu’on ne comptait que vingt-cinq militaires sur ces cinq cents blessés. Il en est mort trente-huit le premier jour, douze le deuxième et huit le troisième.

Hôpital de la Charité. Il y est entré environ cent blessés, dont quarante sont morts. On espère sauver un grand nombre des autres.

Hôpital Beaujon. On avait annoncé qu’il existait six cents blessés dans cet hôpital. Il n’y en a été porté que quatre-vingts. Huit ou dix ont été amputés. On comptait hier de quinze à seize morts.

Hôpital du Gros-Caillou. On a reçu deux cents blessés. Un grand nombre d’amputations ont été faites. Il n’est mort aucun malade. Ce fait, qui semblait extraordinaire à l’Académie, a été confirmé par les assertions de MM. Larrey et Ladibert.

Hôpital du Val-de-Grâce. On n’y a reçu que vingt blessés environ. Des enquêtes faites portent le nombre des morts et des blessés, pendant les fumées des 27 et 28, de 1,600 à 1,700. il est probable que le nombre est plus considérable, mais on n’a pu avoir de renseignements sur les blessés reçus dans les ambulances ou qui se sont fait reconduire chez eux. Il n’est question ici que des hôpitaux. »

Voilà pour les morts : j’ai dit quelle part avait été faite aux vivants.

Les difficultés étaient grandes, sans doute. Après une révolution comme celle qui venait de s’accomplir, quelque rapide qu’eût été la victoire, on ne pouvait se flatter de faire revivre le crédit par ordonnance, de calmer les terreurs du commerce par des articles de journaux, et de ranimer par des proclamations la confiance éteinte. Mais la Convention avait montré, sans même parler ici de ses provocations à l’Europe et de ses fureurs immortelles, quels prodiges peuvent sortir d’un enthousiasme véritable. Si ceux qui s’emparèrent du mouvement des affaires en 1830, avaient fait, pour retirer le peuple de la route des abîmes, des efforts persévérants et courageux, leurs efforts, eussent-ils été stériles, suffiraient pour les absoudre aux yeux de l’histoire. Mais rien ne fut tenté : au-dessous de la charte révisée et du couronnement d’un roi, il n’y eût plus que le règne d’un fatalisme brutal.

On se prépara, toutefois, à prêter trente millions au commerce. Mais il n’était pas loisible au gouvernement de distribuer au hasard le revenu public. On prêta donc sur gages à ceux qui possédaient ; par conséquent, on prêta à des banquiers connus, à des manufacturiers opulents. La crise n’en pesa pas moins de tout son poids sur les plus pauvres.

L’histoire ne présente rien de comparable à l’impuissance dont l’administration fit preuve dans les premiers jours qui suivirent la révolution, impuissance pour le bien, non pour le mal.

Quelques citoyens avaient eu l’idée de fonder à Saint-Denis un grand établissement d’imprimerie, avec l’aide et sous le patronage de l’État, Ils en firent la proposition au ministère de l’intérieur ; ils auraient réimprimé spécialement les œuvres révolutionnaires, les écrits de Rousseau, de Voltaire, des encyclopédistes, et leurs ateliers auraient servi d’asile à beaucoup d’ouvriers voués au vagabondage et à la misère. Cette proposition fut repoussée, par le motif que de pareils livres n’auraient point d’écoulement, puisqu’ils étaient des armes dont les libéaux n’avaient plus besoin après la bataille. Réponse profonde et qui vaut la peine qu’on la médite !

Au reste, il y avait un moyen plus sûr d’employer beaucoup d’ouvriers sans travail : les arsenaux ne contenaient que neuf cent mille fusils, et il en fallait trois millions pour armer la garde nationale dans tout le royaume. Des sollicitations journalières venaient stimuler le zèle du ministère de l’intérieur ; il recourut à son tour au ministère de la guerre. Eh bien ! cinq cent mille fusils seulement furent livrés. En vain la fabrication de ceux qui manquaient fut-elle réclamée vivement et à plusieurs reprises ; en vain fut-il demandé, au nom de tous les ouvriers en fer et en bois, qu’un grand atelier de fabrication fut ouvert à Paris ; en vain des propositions satisfaisantes furent-elles transmises aux bureaux de la guerre, de diverses parties du royaume, et notamment de Saint-Étienne, toutes ces tentatives se brisèrent contre une inertie invincible : elles n’eurent pour résultat que d’éveiller l’esprit de spéculation. On verra, dans la suite de cette histoire, à quelle date remonte cet achat de fusils fait plus tard en Angleterre, et qui devait produire tant de scandale.

Cependant, on fit exécuter quelques travaux au Champ-de-Mars, mesure qui, sans prouver la sollicitude du pouvoir pour les pauvres, servait, du moins, à masquer son indifférence.

Malheur à ceux qui se jettent au hasard dans les révolutions et qui courent au combat en poussant des cris inconnus !