Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 12

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(Vol 2p. 447-491).


Chapitre XII.


Dispositions des diverses Puissances à l’égard de la Pologne : vues secrètes de l’Autriche. M. Walewski à Londres et M. Zaluski à Bruxelles. — Contraste entre la politique du cabinet de Saint-James et la politique du Palais-Royal. — Guerre de Pologne. — Paskewitch ; nouveau plan de campagne. Mouvements de l’armée russe ; funeste indécision de Skrzynecki ; causes de cette indécision ; dépêches de M. Sébastiani ; lettres de M. de Flahaut. — Scènes anarchiques dans Varsovie. — Triomphe de Dembinski ; on le nomme généralissime. — Nuit du 15 août. — Krukowiecki dictateur. — Nouveau généralissime, conseil de guerre ; Ramorino est envoyé sur la rive droite. — Bataille de Varsovie. — Négociations ; assaut ; capitulation de Praga. — Chute de la Pologne. — Paris se soulève. — Orages parlementaires. — Effet produit en Europe par la prise de Varsovie. — Traité des 24 articles dirigé contre la France. — Situation générale de l’Europe à la fin d’octobre 1831.


Pendant que la France se laissait distraire par ces tristes débats, la Pologne se préparait à étonner et à passionner encore une fois les hommes par le spectacle de son agonie. Mais avant de dire combien cette agonie fut douloureuse et solennelle, il importe de faire connaître quelles étaient, à l’égard de ce peuple infortuné, les disposition des diverses Puissances de l’Europe.

En apprenant l’insurrection de Varsovie, l’Autriche avait été d’abord saisie d’un grand effroi. Gouvernée par la politique des traités de Vienne, et maîtresse de la Gallicie, elle se sentait doublement menacée. Cependant la résistance des Polonais étant devenue opiniâtre et formidable, l’Autriche dût se demander si la reconstitution d’une Pologne indépendante ne vaudrait pas mieux pour le peuple autrichien que la continuation d’une lutte dont la Gallicie devait si profondément s’émouvoir et dont les suites étaient incalculables.

Il est certain que la reconstitution de la Pologne comme état indépendant était dans les véritables intérêts de l’Autriche, alors même qu’elle eût perdu la Gallicie. Car, depuis le fameux acte de partage, les choses avaient complètement changé d’aspect. La Russie, penchant vers le sud-ouest, n’avait cessé d’entraîner par son poids tout ce qui s’était trouvé sur son passage. Sa marche le long de la mer Noire et ses progrès en Turquie étaient de nature à éveiller toute la sollicitude de l’Autriche qui se voyait sur le point d’être tournée et enveloppée. Dans cette situation, que pouvait-elle désirer de plus avantageux pour elle que la formation d’un royaume qui, du sud-est au nord-ouest, aurait couvert et garanti ses frontières ?

Soit qu’elle eût été touchée de ces considération, soit qu’elle cédât à des motifs moins élevés, la cour de Vienne ne tarda pas à séparer, dans cette question, sa politique de celle des autres cabinets[1]. Toutefois, fidèle à ses habitudes de circonspection, elle eût soin de donner à ses agents des instructions telles qu’il lui fût possible, au besoin, de les désavouer. Le consul d’Autriche n’avait point quitté Varsovie. Il fit entendre au gouvernement polonais que l’Autriche n’était pas éloignée de donner les mains au rétablissement de la nationalité polonaise, et même d’y contribuer par l’abandon de la Gallicie, mais à ces deux conditions : la première, que la Pologne accepterait pour roi un prince autrichien ; la seconde, que la proposition en serait faite conjointement par la France et l’Angleterre.

Par suite de ces communications, M. Walewski fut chargé d’aller sonder les dispositions du cabinet des Tuileries et du cabinet de Saint-James. Il arrivait à Paris, dans les premiers jours du mois de mars, c’est-à-dire au moment où le ministère de M. Laffitte faisait place à celui de M. Casimir Périer. Le Palais-Royal ne repoussa pas les ouvertures de l’Autriche ; seulement il déclara qu’il ne pouvait qu’unir son adhésion à celle de l’Angleterre, si le projet se trouvait du goût des Anglais. M. Walewski se rendit donc à Londres. Mais la réponse du cabinet britannique fut bien différente de celle du cabinet français. Lord Palmerston avoua sans détour que la France était l’unique objet des défiances et des craintes de l’Angleterre ; que sa majesté britannique entretenait avec Saint-Pétersbourg des relations amicales qu’elle n’avait nulle envie de rompre et qu’elle ne consentirait jamais à unir ses efforts à ceux du roi des Français dans un but hostile ou désagréable à la Russie.

On peut juger par là de la niaiserie du rôle que jouaient dans le monde diplomatique, et les directeurs de la politique française, et M. de Talleyrand, leur représentant à Londres. Mais l’aveuglement de nos hommes d’état, au sujet de l’alliance anglaise devait aller jusqu’à la folie.

La cause de la Pologne, sous le rapport diplomatique, semblait donc perdue sans retour, lorsque fut mis sur le tapis ce fameux traité des 18 articles dont nous avons déjà raconté l’origine. Quoique favorable à la Belgique, ce traité, comme on l’a vu, avait été fort mal accueilli à Bruxelles. Que le congrès belge l’eût repoussé, l’élection de Léopold de Saxe-Cobourg était compromise, et la prévision de ce résultat jetait le cabinet de Saint-James dans la plus grande perplexité.

Sur ces entrefaites, M. de Mérode ayant vu à Londres M. Walewski, et lui ayant fait part de la sympathie qu’inspiraient aux catholiques belges la cause des Polonais et leur courage, M. Walewski conçut l’espoir de servir utilement son pays. M. de Mérode ne paraissait pas douter que le parti catholique ne votât, dans le congrès, pour l’acceptation des 18 articles, si, à cette condition, l’Angleterre promettait d’intervenir, conjointement avec la France, en faveur de la Pologne. Lord Palmerston, interrogé à cet égard, refusa de s’engager d’une manière formelle, mais il insinua que lacceptation des 18 articles serait, peut-être, un éminent service rendu à la Pologne. Quant à M. de Talleyrand, il adopta chaudement le projet, et promit de présenter en ce sens une note au gouvernement britannique. Sur cette assurance, un envoyé polonais, M. Zaluski, partit de Londres pour Bruxelles, et ses démarches contribuèrent beaucoup, en effet, à l’acceptation des 18 articles[2].

Mais l’Angleterre avait obtenu ce qu’elle désirait, et ne s’était pas engagée. Aussi, lorsque M. de Talleyrand lui présenta la note convenue, elle répondit par un refus dont la forme polie ne couvrit qu’imparfaitement l’insolence[3]. Ici encore, M. de Talleyrand venait d’être joué.

Et il s’attendait si peu à ce résultat, qu’avec une étourderie impardonnable chez un vieillard, il s’était hâté d’écrire au Palais-Royal que des négociations s’entamaient en faveur de la Pologne. M. Sébastiani crut cela ; il s’empressa d’en prévenir la légation polonaise à Paris, et un courrier fut aussitôt expédié à Varsovie, avec une mission conforme au caractère pacifique de cette nouvelle. Plus tard, l’Opposition s’appuya sur ce fait et sur les conséquences désastreuses qui en découlèrent, pour accuser le ministère de perfidie. L’accusation était injuste : le ministère, cette fois, n’était coupable que d’incapacité.

Ainsi, les Polonais avaient contre eux toutes les puissances : la Russie s’épuisait, pour les

exterminer, en efforts gigantesques ; l’Autriche les abandonnait par timidité ; la Prusse aidait à les accabler ; l’Angleterre voulait les voir périr, pour qu’il fut prouvé à l’Europe combien peu valait l’amitié de la France ; la France enfin, gouvernée par une politique sans élévation et sans intelligence, était devenue un instrument dont se servait contre eux une diplomatie implacable dans son égoïsme.

Cependant, du fond de la Russie accouraient incessamment des masses nouvelles. L’armée russe, forte de soixante-dix mille hommes et de trois cents pièces de canon, avait passé sous le commandement du feld-maréchal Paskéwitch d’Erivan, vainqueur des Perses. Renonçant à attaquer par la rive droite Varsovie que défendaient de ce côté le faubourg de Praga et le fleuve, cet homme hardi forma le projet de transporter sa ligne d’opération de l’autre côté de la Vistule. Son plan était de marcher vers la frontière prussienne où l’attendaient des secours de tout genre, de traverser la Vistule à Oziek, et de revenir sur Varsovie pour l’attaquer par la rive gauche.

Après avoir coulé à Varsovie, la Vistule continue son cours vers le nord, pendant cinq lieues, c’est-à-dire jusqu’à Modlin, place fortinée que les Polonais occupaient. A Modlin, le fleuve fait un coude et se détourne brusquement vers l’ouest. En cet endroit le Bug et la Narew réunis viennent se jeter par une seule embouchure dans la Vistule. Modlin était donc une forteresse du haut de laquelle les Polonais allaient dominer le nouveau théâtre de la guerre. Mais la résolution du feld-maréchal était bien arrêtée, et le 4 juillet l’armée russe s’ébranla. Divisée en quatre colonnes, elle devait exécuter une marche de flanc, en tournant autour de Modlin comme autour d’un pivot, et là colonne le plus l’approchée de Modlin avait ordre de s’avancer avec lenteur pour que celle qui se trouvait à l’extrémité du rayon eut le temps d’accomplir son mouvement. Cette marche était au plus haut point dangereuse et téméraire. Les soldats avaient à parcourir un terrain défoncé par les pluies, coupé de rivières et de torrents. Fatiguées par des chemins difficiles embarrassées de leurs équipages, de leurs nombreuses pièces de canon, et de l’immense attirail que suppose un approvisionnement pour vingt jours, poursuivies en outre par le choléra qui jonchait la route de malades et de mourants, les divisions se traînaient péniblement, haletantes, rompues, dispersées. Qu’une armée de quarante mille hommes, débouchant de Modlin se fût abattue sur ces masses en désordre, c’en était fait peut-être de Paskéwitch, et la Pologne était sauvée. Un corps de Polonais, envoyé en reconnaissance, prouva combien ce résultat était probable, par la confusion qu’il jeta dans l’armée russe, en culbutant les cosaques d’Ataman.

Mais, tranquille sur la rive gauche, Skrzynecki s’occupait à faire dire des messes dans son camp. La bataille ! la bataille ! criaient les soldats avec transport, toutes les fois que le généralissime passait devant le front des troupes ; lui, opiniâtre, inflexible, il souriait ou haussait les épaules. Quel mystère cachait cette conduite ? Le héros de Dobre, de Grochow, de Wawer et de Dembewilk le voulait-il attirer les Russes sur la rive gauche, dans l’espoir d’écraser sous les murs de Varsovie le feld-maréchal, coupé alors de toutes ses communications avec la Russie et perdu dans les désastres d’une retraite impossible ? Mais saisir la victoire qui s’offrait valait toujours mieux que l’attendre ; la vouloir complète, c’était la rendre incertaine. Ainsi pensaient les généraux, les soldats ; et il s’élevait de ce camp forcé au repos une clameur immense et sinistre. Car Paskéwitch pendant ce temps passait le fleuve sur des ponts dont la Prusse avait préparé à Thorn tous les matériaux, et son armée s’avançait, compacte, pour engloutir Varsovie.

Le déchaînement bientôt devint universel. Skrzynecki n’avait pas compris qu’il y avait une révolution dans cette guerre ; qu’il fallait au plus vite pousser la Pologne sur l’ennemi, ne fut-ce que pour la sauver d’elle-même, que le général ici devait être un homme d’état, et que tout retard portait l’anarchie. Un homme et le système de l’audace, voilà ce qui a manqué évidemment à cette malheureuse Pologne. Il eût suffi, pour sa délivrance, que la France lui envoyât un chef qui, étranger à toutes les préventions, à toutes les jalousies locales, eût su faire prévaloir à Varsovie l’autorité du nom français, réduire à l’impuissance les aristocrates négociateurs, et assurer la prépondérance au parti démocratique, seul capable de porter aux Russes les grands coups et de demander le triomphe au désespoir Mais non : quatre généraux français, MM. Excelmans, Hulot, Lallemand, Grouchy, se présentaient : ils dûrent renoncer à leur projet, la Prusse ne laissant point passer de volontaires, et la France n’osant pas ce que la Prusse avait osé ! Les avertissements indirects de M. Sébastiani, les lettres de nôtre ministre à Berlin, M. de Flahaut, qui, comme M. Sébastiani, poussait à la temporisation, les menées infatigables du parti qui, en Pologne, redoutait le principe révolutionnaire plus encore que les Russes, telles sont les circonstances qui expliquent l’indécision de Skrzynecki sans l’absoudre.

Car les suites furent terribles. Un pouvoir démocratique et fort manquant à Varsovie, cette ville était tombée dans tous les excès d’une démagogie sans frein. La proposition faite par le généralissime de confier le pouvoir à un seul n’avait servi qu’à enfanter des discussions brûlantes. L’insuccès de l’expédition de Jankowski dans le palatinat de Lublin, attribué à de lâches perfidies, rendit nécessaires des arrestations précipitées. Les passions inoccupées, en face du péril et au milieu du trouble, s’employaient naturellement à augmenter le trouble et le péril. Ici, c’étaient des bandes irritées qui parcouraient la ville en demandant la mort des traîtres ; là, c’étaient des agitateurs qu’enflammait sourdement, pour le compte de son ambition, le vieux Krukowiecki, habile à jouer la grossièreté et l’audace. Pour empêcher le peuple de massacrer le général Hurtig, il fallut que le père de Roman Soltyk, vieilli dans les cachots du czar, se traînât presque mourant sur un balcon du haut duquel il exhorta la multitude à la clémence. Mais ces journées de deuil eurent aussi leur grandeur. S’élevant tout-à-coup dans cet orage qui grondait autour d’elle, la Diète déclara la patrie en danger. La proclamation qu’elle adressa au peuple avait quelque chose de sublime : « Au nom de Dieu et de la liberté, au nom de la nation placée entre la vie et la mort, au nom des rois et des héros vos ancêtres qui sont tombés sur les champs de bataille pour la foi et l’indépendance de l’Europe, au nom des générations futures qui demanderont compte à vos ombres de leur servitude : prêtres du Christ, bourgeois, cultivateurs, vous tous, levez-vous en masse ! » Et à cette évocation, tous, en effet, se levèrent en masse. Un cri de désespoir, solennel, formidable, retentit dans toutes les campagnes. Les prêtres arborèrent le crucifix ; les enfants, les vieillards s’armèrent, et les paysans accoururent, brandissant leurs faulx et oubliant leurs moissons.

Ce fut au milieu de cette exaltation universelle que parut Dembinski, ramenant du fond de la Lithuanie où il était allé semer l’insurrection, les débris de sa petite armée. L’expédition commandée par Gielgud, avait été malheureuse ; soupçonné de trahison Gielgud y avait été tué d’un coup de pistolet par son aide-de-camp ; mais là, comme partout, les Polonais avaient fait des prodiges ; on y avait vu une jeune fille de vingt ans, la comtesse Plater, se mettre à la tête d’un détachement d’insurgés, et le conduire à l’ennemi. Quant à Dembinski, forcé de céder au nombre, il avait, immortalisant sa retraite, passé onze rivières, fait deux cent dix lieues de France en vingt jours, traversé de vastes forêts désertes, et il ramenait, pour un dernier combat, ses escadrons épuisés et en guenilles. L’accueil qu’il reçut ne se peut décrire. On entourait son cheval ; on lui baisait les pieds et les mains ; on déchirait son uniforme dont la foule, les yeux en pleurs, se partageait les lambeaux. Paskéwitch avançait toujours. Sur les injonctions formelles de la Diète, Skrzynecki avait promis de combattre et ne tenait point sa promesse : Dembinski lui fut donné provisoirement pour successeur, par une commission envoyée au camp. Mais, ami de Skrzynecki et, comme lui, entouré par le parti des diplomates, il déclara qu’il marcherait sur les traces de son prédécesseur. Il n’en fallut pas davantage pour le perdre dans les esprits ardents. Tant d’agitations aboutirent à la nuit du 15 août. La journée que suivit cette nuit sanglante avait été consacrée tout entière à la mémoire de Napoléon, dont on célébrait la fête. Le buste de l’empereur y fut promené en triomphe par des enfants du peuple. Des hommes qu’on n’avait jamais vus y parurent revêtus d’uniformes impériaux. Un éclair de joie avait brillé dans Varsovie. Mais soudain la nouvelle se répand que les Russes sont aux portes de la ville on assure même que Dembinski s’avance pour la réduire ; le canon retentit du côté du faubourg de Jérusalem. Le soir, le club de la Redoute s’assemblait en tumulte, et la nuit n’était pas plus tôt descendue sur la ville, que des groupes sinistres, harangués à la lueur des réverbères, couraient à la prison d’état et y massacraient les généraux accusés de trahison. On égorgea aussi d’autres prisonniers enfermés à Wola, mais dont la plupart étaient des malheureux oubliés par la justice, pourvoyeur d’infâmes débauches et couverts de crimes que la plume se refuse à retracer. Krukowiecki, auteur présumé de ces meurtres[4], crime d’un petit nombre, s’en servit pour saisir le pouvoir. Il courut au palais du gouvernement et nommé gouverneur de la ville, il dissipa les attroupements d’un signe de sa cravache. Tout rentra dans le silence. Il ne restait plus à la Pologne qu’un malheur à subir !

Le lendemain, les quintumvirs, humiliés, accablés de leur impuissance, donnèrent leur démission. La Diète, changeant la forme du gouvernement, décréta que le pouvoir serait confié à un président qui se choisirait six ministres et aurait le droit de nommer le généralissime. Krukowiecki fut élu à une grande majorité. Le premier soin du nouveau dictateur fut de destituer Dembinski et de nommer en sa place le général Malachowski, vieillard octogénaire et plein de patriotisme qui avait déjà refusé le commandement en montrant sa tête blanchie.

Pendant ce temps Paskéwitch avançait toujours. L’armée polonaise était ramassée sous les remparts de Varsovie, et le feld-maréchal n’était plus qu’à un mille de la capitale. Rudiger venait de passer la Vistule avec 15, 000 hommes et 40 pièces de canon et il allait compléter l’investissement de Varsovie par sa jonction avec Paskéwitch.

Le 19 août, Krukowiecki assembla un conseil de guerre, et de tous les partis que l’on pouvait prendre on négligea celui qui était à la fois le plus hardi et le seul praticable, celui que le dictateur lui-même conseillait, qui était de livrer bataille sous les murs de Varsovie avec l’ensemble des forces dont le gouvernement disposait. Uminski proposa de détacher une moitié de l’armée sur la rive droite de la Vistule, dans la Podlachie, pour approvisionner la capitale et la rendre capable d’une longue défense. Dembinski voulait que toute l’armée abandonnât Varsovie pour se transporter en Lithuanie en écrasant sur son passage les petits corps de Rosen et de Golowin. Ces deux derniers plans n’étaient évidemment admissibles qu’après la mise à exécution du premier. Car lorsqu’on aurait livré bataille, il serait temps, en cas de défaite, de se retrancher dans la ville, de l’approvisionner par la rive droite, d’armer le peuple, de barricader les rues et de recommencer l’immortelle défense de Sarragosse. Quant à la proposition de Dembinski, elle n’était bonne qu’en dernière analyse et comme parti extrême. Ce fut le plan d’Uminski qu’on adopta, plan funeste, car il divisait une armée déjà trop faible pour aviser quinze jours trop tôt au ravitaillement d’une ville dont le plus grand danger pour le moment n’était pas la famine, mais l’assaut.

On envoya donc Ramorino avec 20,400 hommes et 42 pièces de canon, dans la Podlachie, Lubienski avec un détachement de 4,000 hommes, dans le palatinat de Plock, et il ne resta pour défendre la capitale que 35,000 hommes. En apprenant que l’armée polonaise se divisait, Paskéwitch se décida à tenter l’assaut et il en fixa le jour au 6 septembre. Ses forces venaient de s’accroître d’une nouvelle armée de 30,000 hommes que le général Kreutz avait amenée. Ainsi la capitale de la Pologne était menacée sur divers points par une masse totale de 120,000 hommes et de 386 pièces de canon. L’effectif de l’armée polonaise était de 80,000 hommes environ et de 144 pièces de canon, mais il n’y avait dans Varsovie que 35,000 hommes et 136 bouches à feu. La ville était défendue sur la rive gauche par trois lignes de fortifications demi-circulaires dont la plus étendue n’occupait pas moins de cinq lieues. Les saillies principales étaient Wola, Pariz et Marymont, reliées ensemble par des lunettes. Cet immense développement eut exigé une armée triple de celle des Polonais ; certains points trop peu garnis devaient facilement tomber aux mains de Paskéwitch, de sorte qu’on avait bâti des forts pour l’ennemi, et que les ouvrages qui auraient dû arrêter l’assiégeant devenaient pour lui une chance de plus de succès. Pour comble de malheur, les points le mieux fortifies étaient précisément ceux que les Russes ne pouvaient, attaquer. Krukowiecki avait songé à mobiliser le peuple des faubourgs, et Zaliwski, le célèbre chef des porte-enseignes était parvenu à organiser une garde urbaine de plus de 20,000 hommes dont les cadres avaient été formés avec les officiers sans emploi ; mais, Chrzanowski en faisant peur d’une autre nuit du 15 août, obtint la dissolution de cette redoutable milice. Tout se réunissait donc pour entraîner la chute de Varsovie, et chaque pas que faisait la Pologne vers sa ruine, correspondait à l’affaiblissement de l’élément démocratique.

Avant de commencer l’attaque, Paskéwitch voulut tester un arrangement ; et le général Berg se présenta aux avant-postes où il eut une entrevue avec Prondzynski, mais le conseil des ministres et Krukowiecki lui-même ayant déclaré qu’on ne traiterait que sur les bases du manifeste, ce qui équivalait à une rupture, le feld-maréchal ordonna l’attaque pour le lendemain 6 septembre, et il y prépara ses troupes en leur faisant distribuer d’énormes rations d’eau-de-vie. Car les Russes sont de bons soldats, durs à la fatigue et obéissants jusqu’à la mort ; mais ils manquent de cet élan nécessaire à un aussi terrible assaut.

A la pointe du jour, les Russes ouvrent un feu de deux cents pièces de canon. Au moment où, à leur droite, Murawieff et Strantmann attaquent Uminski, les colonnes de Kreùtz et de Luders débouchent du centre, se jettent sur les retranchements à la gauche de Wola et enlèvent deux redoutes ; mais comme elles s’emparent de la batterie 54, le lieutenant Gordon met le feu aux poudres et se fait sauter avec l’ennemi. Wola est alors attaqué de revers par les troupes victorieuses et de front par les généraux du corps de Pahlen qui précipitent à l’assaut leurs soldats ivres, après avoir battu les remparts avec cent quinze pièces de gros calibre. Assaillie sur tous les points à la fois, la garnison de Wola, trop faible se, ramasse et se retranche dans l’église, où son vieux commandant Sowinski lui fait jurer sur le crucifix de ne pas se rendre. Bientôt ils sont forcés, mis à mort, et Sowinski tombe percé de coups sur l’autel.

Maîtres de Wola, les Russes y logent de l’artillerie, et ils en sortent vers midi, sous le feu de cent pièces qui les protègent, pour attaquer la seconde ligne. Cette ligne appuyée sur le faubourg de Czyste, était couverte en cet endroit par 40 pièces de canon, sous les ordres du nonce Roman-Soltyk[5], et du général Bem, cet artilleur incomparable qui avait été si fatal à Diébitch dans la journée d’Ostrolenka. En voyant les Russes déboucher du fort, le général Bem aligne ses pièces de campagne, fait un feu terrible, renverse infanterie et cavalerie et nettoye tout le terrain jusqu’aux retranchements de Wola, que Soltyk inonde d’obus et de projectiles. Le généralissime Malachowski saisit ce moment, pousse deux bataillons du 4e de ligne pour reprendre Wola, et une lutte acharnée s’engage aux pieds de ce fort hérissé de canons, défendu par une infanterie double en nombre. Quatre bataillons de grenadiers viennent la renforcer encore. Trois fois ces masses fondent sur les deux bataillons polonais ; chaque fois elles sont ramenées sur le fort par une de ces charges à la baïonnette qui ont immortalisé le 4e de ligne. L’ennemi se voit forcé d’envoyer contre eux les escadrons de Chilkoff, et les deux bataillons, n’étant pas soutenus, se replient en bon ordre sur le faubourg de Czyste. Les Russes étaient maîtres de la première ligne dont ils occupaient les points culminants.

À minuit, le dictateur Krukowiecki s’enferma avec quelques intimes, et sans en faire part à ses ministres, il écrivit au feld-maréchal pour lui demander, un entretien. Sur la réponse affirmative de Paskéwitch, il se rendit secrètement à Wola avec le général Prondzynski. Là eurent lieu de longues négociations. Un armistice de huit heures fut conclu.

Le 7 septembre, les ministres, en apprenant la démarche de Krukowiecki, donnèrent leur démission. À dix heures du matin, la Diète se réunit. Le général Prondzynski s’y présenta, et après avoir obtenu du maréchal des nonces la permission de parler, il rendit compte de l’entrevue que le dictateur et lui venaient d’avoir dans le camp russe, avec Paskéwitch et le grand-duc Michel. Ses explications furent écoutées à huis-clos[6]. Il commença par faire un tableau sinistre de la situation : « ce matin, dit-il, j’ai vu l’armée russe rangée en bataille aux pieds de nos murs, à une demi-portée de canon : elle est dans un état parfait et plus nombreuse que nous ne le supposions. En ce moment notre position est telle que, par la perte de Wola et des redoutes extérieures, nous pouvons à peine soutenir pendant quelques heures l’attaque de l’ennemi. » Après ce début, Prondzynski, comme s’il eût voulu porter la terreur dans l’assemblée, parla du prochain assaut et peignit avec de sombres couleurs toutes les horreurs d’une invasion armée dans Varsovie : le berceau de la nationalité mis à feu et à sang, les propriétés livrées en proie à un peuple déchaîné, à des soldats en déroute. Les nonces l’écoutaient avec stupeur, et paraissaient surpris de la singularité de ce discours. « Les conditions que nous offre Paskéwitch, poursuivit le général, ne sont pas telles que nous les eussions proposées nous-mêmes. Le maréchal est d’un caractère bouillant ; Toll est avec lui : tous les deux sont de vrais Russes, ils s’impatientent à la moindre opposition du général Krukowiecki. Ils insistent sur leurs conditions, qui n’ont pas l’entier assentiment du grand-duc Michel. J’ai beaucoup parlé au duc pendant que le président s’entretenait avec Paskéwitch et Toll ; le langage du général Krukowiecki a été digne de la nation, peut-être même un peu plus fier que ne le comportait la circonstance. » Il expose, enfin, les conditions de la capitulation, qui étaient le retour du royaume de Pologne sous le sceptre de l’empereur Nicolas, moyennant une amnistie pleine et entière, sur laquelle il restait à s’entendre. Le maréchal de la Diète demande à Prondzynski jusqu’à quelle heure doit durer l’armistice ? – Jusqu’à une heure après-midi, répond le général. — L’assemblée conserve une attitude calme. Le nonce Worcell se lève et dit : « La patrie a été déjà plusieurs fois sauvée, cela peut arriver encore. Nous seuls pouvons signer sa sentence de mort. Quiconque veut la signer doit sortir de cette enceinte. » Precizewski lui succède ; il invoque le Dieu tout-puissant, et montrant son sabre : « Jamais, dit-il, ma main ne s’est sentie plus habile à le manier. » — « Rassemblons les généraux, dit Niemojowski, chargeons du commandement celui qui aura le plus de foi dans notre cause, et ne donnons pas par un trait de plume un démenti solennel à nos protestations. » Le palatin Ostrowski appuie cette motion, et il ajoute : « Il faut armer les habitants de Varsovie, et nous présenter avec eux sur les remparts. Nous tiendrons l’ennemi en respect jusqu’à ce que nous ayons entouré la ville de retranchements, ce qui pourra se faire cette nuit même. » Le général Prondzynski demande alors la parole ; mais on refuse de l’entendre, et le maréchal de la Diète, Ostrowski, déclare qu’il lèvera plutôt la séance et quittera le fauteuil. Szaniecki s’écrie aussitôt : « Sortons de Varsovie, quand les Russes y entreront. Allons chercher dans notre pays une autre capitale, et si toutes nos villes sont occupées par l’ennemi, dispersons-nous dans le monde plutôt que de nous déshonorer. » Un vieillard se présente à la tribune : « C’est la dernière fois dit-il, que je prends la parole, et je finirai sans doute en Sibérie ; mais j’ai l’espoir que toutes les provinces de l’empire russe se soulèveront. Moi, vieillard, je ne verrai pas ce temps ; vous, messieurs ; qui êtes encore jeunes, gravez bien dans votre cœur que la Pologne ne doit avoir d’autres limites que le Dniéper et la Dwina. » Godebski, Zienkowicz et Lelewel combattent avec énergie toute transaction. Un aide-de-camp de Krukowiecki entre dans la salle et vient rappeler à l’assemblée qu’il est une heure. La Diète continue sa délibération. Wolowski presse, conjure ses collègues de quitter la capitale pour le salut de la Pologne, et d’accorder aux présidents des deux chambres le droit de convoquer la Diète dans tel lieu de l’Europe qu’ils jugeront convenable. Pendant ce temps, Godebski a rédigé des proclamations brûlantes, qu’il lit à l’assemblée, la priant d’ajourner les délibérations et de marcher à l’ennemi. Tout à coup le bruit du canon d’alarme fait trembler les vitres du palais. C’est le signal de l’assaut. Tous les nonces se lèvent et poussent ensemble ce cri terrible : Aux remparts ! aux remparts !

Le combat venait de s’engager par une canonnade où les Russes apportaient la supériorité numérique de leurs canons, et les Polonais la supériorité de leurs pointeurs. 350 pièces tonnaient à la fois. Pour faciliter la principale attaque dirigée par les corps de Kreutz et de Pahlen contre le faubourg de Czyste, Muravieff reçut ordre de marcher sur Uminski qui tenait la gauche des Polonais, du côté des barrières de Jérusalem. La batterie 75, du colonel Przedpelski, placée sur une lunette saillante, prenait d’écharpe l’artillerie russe qui battait Czyste, démontait les pièces ennemies et emportait tout dans ses volées. Muravieff veut forcer cette artillerie d’abandonner sa position. Deux colonnes d’infanterie, que le général Witt commande en personne, s’avancent sur les deux flancs de la chaussée de Raszyn qui mène à la porte de Jérusalem. Les grenadiers polonais, sans attendre l’ennemi, se précipitent sur les colonnes déjà rompues par la mitraille et en font un grand carnage. Comme elles se rallient, Uminski les fait charger de flanc par les lanciers bleus et les escadrons de Sandomir, qui les rejettent sur leurs batteries. Mais une brigade de cavalerie de la garde russe accourt les dégager et repousse les Polonais jusqu’à leurs lignes, où elle se laisse emporter imprudemment. Les feux polonais l’écrasent, et il ne reste de deux régiments russes que 30 chevaux. De nouvelles masses de cuirassiers veulent enlever la batterie 73 ; le canon les décime et ils se replient au galop.

Tandis que cette redoutable batterie est occupée de sa propre défense, Kreutz et Pahlen remplacent leurs pièces démontées, et recommencent l’attaque de Czyste, qui était le point saillant de la seconde ligne. Leurs colonnes marchent résolûment sur le terrain que leur artillerie a balayé, et elles enlèvent deux batteries. Assaillie de tous côtés par les troupes de Pahlen qui se glissent le long des maisons et des clôtures de jardins, la 23e batterie, commandée par le colonel Romanski, soutient une lutte désespérée. Romanski se fait tuer. C’était, avec Bem, le plus habile artilleur des deux armées.

Il était cinq heures du soir. Une grèle d’obus avait mis le feu au faubourg de Czyste et les flammes de l’incendie éclairaient des rues jonchées de morts. Les jardins et les enclos devenaient le théâtre de combats partiels, où l’on se battait presque d’homme à homme. Le 4e de ligne, retranché dans le cimetière, s’y défend avec fureur, mais il est bientôt refoulé sous le mur d’octroi par l’incendie qui le gagne. Le général Nabakoff et les grenadiers que Szachoskoï conduit lui-même, s’avancent jusqu’à la barrière de Wola, cherchent un passage à travers les flammes, et s’engagent dans un dédale de ruelles, de fossés et de parapets. Arrivés au carrefour, ils sont à trois reprises balayés par quatre pièces de canon braquées au fond de l’allée. Ce combat meurtrier se prolonge bien avant dans la nuit. Ce jour-là, le peuple de Varsovie fut désarmé et l’on dissipa les attroupements ! Les rues de la ville étaient silencieuses et désertes : tous les regards se tournaient vers Praga d’où l’on espérait, à chaque instant, voir revenir les 20,000 hommes de Ramorino, si cruellement en retard. À neuf heures du soir, l’armée reçut la nouvelle de la capitulation, avec l’ordre de se retirer sur Praga.

Voici comment s’était opérée cette capitulation mémorable de Varsovie. La Diète avait tenu à quatre heures une seconde séance. Krukowiecki lui avait envoyé sa démission, mais tant qu’elle n’était pas acceptée, il se croyait maître de négocier. Après une discussion violente, l’assemblée, privée de ses plus énergiques membres, présents aux remparts, refuse la démission du président et l’autorise à traiter. À cinq heures, Prondzynski, envoyé pour la troisième fois dans le camp russe, en ramenait le général Berg à travers l’incendie et le combat. Enfermé avec ce général, Krukowiecki opposa, dit-on, de la fermeté à ses exigences. On l’entendit qui disait en frappant sur la table : « S’il en est ainsi, je rappelle Ramorino, j’arme les faubourgs, et je m’enterre sous les ruines de Varsovie. » Le rusé Moscovite laissa passer l’orage et ne sortit qu’en emportant la lettre suivante :

« Sire,

« Chargé dans ce moment même de parler à V. M. I. et R., au nom de la nation polonaise, je m’adresse, par S. Exc. Mgr. le comte Paskéwitch d’Érivan, à votre cœur paternel.

« En se soumettant sans aucune condition à V. M. notre roi, la nation polonaise sait qu’elle seule est à même de faire oublier le passé et de guérir les plaies profondes qui ont lacéré ma patrie.

Varsovie, le 7 septembre, à six heures du soir.

Signé : le Comte Krukowiecki, président du gouvernement. »

Tout à coup, au milieu des nonces réunis au palais du gouvernement, apparaît le généralissime Malachowski, haletant et noir de poudre. Le vieillard les harangue, les conjure avec l’accent du désespoir de rompre toute transaction et de mourir. Les nonces se précipitent vers la grille du palais. Krukowiecki avait donné ordre de la fermer. Le maréchal Ostrowski se fait reconnaître des soldats, marche au dictateur, le somme d’abdiquer de nouveau et revient avec sa démission au sein de la Diète, qui nomme par acclamations Bonaventure Niemojowski, président du gouvernement.

À onze heures du soir, les généraux Berg et Prondzynski reviennent demander à Krukowiecki les ratifications. On leur apprend que le gouvernement est changé. Introduit au palais, Berg trouve les nonces en frac et armés de sabres. Il déclare ne vouloir traiter qu’avec le général Krukowiecki. On va le chercher dans Praga et on l’amène à trois heures du matin. A la vue du général Berg, Krukowiecki jette son bonnet par terre en criant : « Je ne suis plus rien je ne suis qu’un simple particulier. » Puis il se répand en injures contre Ostrowski. « Voilà le maréchal des chambres entre nos mains, dit-il tremblant de rage, au général Berg, c’est lui qui par son exaltation insensée a nourri le coupable orgueil de la nation. Vous resterez ici, Monsieur ! » Mais le maréchal avec calme : « Je ne réponds pas à de vaines menaces ; elles n’ont aucune influence sur moi ; je suis ici en sûreté, puisque j’y vois des Polonais. » Et il ajoute : « Vous n’avez pas de mandat pour traiter au nom de la nation. » Le général Berg ayant dit alors qu’il demandait la permission d’ajouter foi aux déclarations de l’honorable général Krukowiecki, Dembinski s’écria avec emportement que le maréchal de la Diète avait la confiance de la nation, et que personne ne souffrirait qu’il fut offensé. « Qu’il signe donc avec moi, répliqua l’ex-président, et qu’il m’autorise à conclure au nom de la Diète. — Non, non, » répondit Ostrowski ; et il repoussait un écrit en langue française qu’on lui présentait à signer. Alors Krukowiecki, entrant en fureur : « Vous êtes arrêté, Monsieur le maréchal ! – Arrêté, reprit froidement Ostrowski ! … Crois-tu obtenir de moi par la force une signature honteuse. Quand il y aurait ici cent mille baïonnettes moscovites, je ne m’écarterais pas de mes devoirs. » Et il se retira tranquillement avec les plus hardis patriotes. Pressé par les généraux qui l’entouraient et entraîné par le découragement de tous, Malachowski signa à contre-cœur la capitulation qui livrait Varsovie ainsi que le pont et la tête de pont de Praga. Les Russes accordèrent en échange aux Polonais un armistice de 48 heures pour évacuer Varsovie avec armes, munitions et effets d’habillement. Mais tandis que l’armée se retirait sur Modlin emmenant avec elle la Diète, dont la plupart des nonces étaient à pied, les Russes, une fois en possession de Praga, violèrent audacieusement la capitulation en s’opposant à la sortie des effets militaires. Au lieu de rejoindre l’armée principale, Ramorino crut devoir prendre une autre route il dut entrer en Gallicie, et y déposa les armes. Le dernier généralissime des Polonais, Rybinski, marcha sur la Basse-Vistule, et se vit forcé de se réfugier en Prusse Au moment de mettre le pied sur cette frontière, Dembinski fit tout-à-coup volte-face avec l’arrière-garde, et il eut la gloire de brûler contre les Russes la dernière cartouche de la Pologne.

Le 15 septembre la nouvelle de ce désastre fut annoncée à la France par quelques lignes, cruellement concises, du Moniteur. Ce ne fut d’abord, comme il arrive dans les grandes douleurs, qu’une sorte de surprise morne, et il y eut un accablement universel. Des mille préoccupations de la veille, pas une ne survivait : les débats sur les grades des cent-jours, l’abolition de la pairie héréditaire, le rapport de M. Bérenger sur cette question si importante, les admirables pamphlets qu’elles avaient inspirés à M. de Cormenin, tout avait été oublié ; une seule pensée remplissait les esprits : la Pologne ! un seul mot sortait de toutes les bouches : la Pologne ! Les affaires furent suspendues ; le soir, les théâtres furent fermés. La population, et ce sera dans les siècles à venir l’éternel honneur de ce pays, la population s’en allait par les rues consternée, silencieuse, et comme abaissée sous le poids d’une irréparable humiliation. Nous avions tous cessé de gémir sur nos propres malheurs, en songeant à ce peuple de vaillants hommes, qui périssait à quatre cents lieues de nous ; et tous, nous nous étonnions de cet acharnement inouï de la fortune qui, même après 1850 et ses prodiges, envoyait à la France une autre journée de Waterloo !

Le lendemain, l’abattement s’était changé en rage. Sur tous les points de Paris se formaient des groupes d’où la fureur publique s’exhalait en imprécations et en menaces. Des boutiques d’armuriers pillées, des barricades essayées, donnèrent, durant quelques jours, à la capitale l’aspect d’une ville en révolution. Ce n’étaient, sur les places, le long des quais, le long des boulevards, que fantassins et cavaliers attendant un signal funeste. Au rappel qu’on battait dans tous les quartiers se mêlait la voix perçante des crieurs publics, moniteurs ambulants que suivait le peuple ému. La foule s’était hâtée vers ce jardin du Palais-Royal qui, depuis 1789, se trouvait sur le chemin de toutes les révolutions, et la famille d’Orléans, du haut de sa demeure, eût pu voir repasser sous ses yeux les scènes qui, à son profit, perdirent la branche aînée. Mais les soldats, cette fois, n’arrivèrent pas trop tard : on dispersa la multitude, on ferma les grilles précipitamment, et des malheureux allèrent tomber sur la place frappés au hasard par l’épée des sergents de ville. Pendant ce temps, une voiture, vivement poursuivie traversait avec vitesse la place Vendôme. Cette voiture s’arrêta tout à coup, et deux hommes en descendirent. C’étaient MM. Sébastiani et Casimir Périer. On les avait reconnus, au sortir de l’hôtel des affaires étrangères, et le peuple était très-animé contre eux : la fermeté de leur contenance le désarma. Ainsi croissaient les colères, les périls, les alarmes ; et cette explosion du sentiment public, même en ce qu’elle avait d’exagéré et de juvénile, accusait l’insuffisance de ces ministres à petites vues, qui se font passer pour des hommes pratiques, en négligeant dans leurs calculs tout le côté sympathique de la nature humaine ; esprits étroits, incapables de comprendre que dans les élans du cœur se trouve le plus puissant levier de la politique.

Aussi accueillait-on avec empressement tous les écrits provocateurs qu’on répandait à profusion. La douleur était devenue révolte, et l’on récitait partout, avec l’enthousiasme de l’indignation, ce dithyrambe de la Némésis, feuille hebdomadaire, écrite en vers :


Noble sœur ! Varsovie ! elle est morte pour nous,
Morte un fusil en main, sans fléchir les genoux,
Morte en nous maudissant à son heure dernière,
Morte en baignant de pleurs l’aigle de sa bannière,
Sans avoir entendu notre cri de pitié,
Sans un mot de la France, un adieu d’amitié !
Cachons-nous, cachons-nous nous sommes des infâmes ;
Que tardons-nous Prenons la quenouille des femmes ;
Jetons bas nos fusils, nos guerriers oripeaux,


Nos plumets citadins, nos ceintures de peaux.
Le courage à nos cœurs ne vient que par saccades ;
Ne parlons plus de gloire et de nos barricades ;
Que le teint de la honte embrase notre front.
Vous voulez voir venir les Russes… Ils viendront !

Ce fut au milieu de cette effervescence que s’ouvrit la séance du 19 novembre. Dans celle du 16, M. Mauguin, quoique malade, avait annoncé qu’il interpellerait le ministère, et il accourait pour accomplir sa menace. Impétueux et pressant, il accabla les ministres de questions posées avec netteté. Pourquoi avait-on souffert la scandaleuse et barbare intervention de la Prusse en faveur de la Russie ? Pourquoi, du moins, n’avait-on pas agi pour sauver la Pologne, de la même manière que les Prussiens pour la perdre ? Pourquoi M. Sébastiani avait-il enlevé à la France, par le rappel du général Guilleminot, l’appui de la Turquie et le moyen d’envoyer une flotte dans la mer Noire ? Pourquoi s’était-on hâté de donner aux affaires belges une solution anti-française au lieu de tenir, ainsi que l’avait dit M. Bignon, la Belgique en disponibilité et de la faire servir de rançon à la Pologne ? Comment, malgré les déclarations formelles du ministre de la guerre, notre armée tout entière avait-elle sitôt évacué la Belgique ? Etait-il vrai que, sans égard pour la dignité de la France, un courrier envoyé à Varsovie par le gouvernement français eût été, sous de futiles prétextes, arrêté dans le duché de Posen ? Etait-il vrai, et M. de Lafayette croyait en avoir la preuve, qu’on eût enchaîné les Polonais dans une inaction à jamais funeste, en leur faisant faussement espérer qu’on négociait pour eux et que, dans deux mois, ils rentreraient, grâce à la diplomatie, dans la grande famille des peuplés libres ? Et M. Mauguin sommait les ministres de fournir sur tout cela des explications précises, de produire des pièces, de prouver autrement que par des allégations vagues, sinon le mérite, au moins la loyauté de leur politique.

M. Sébastiani répondit que la Prusse s’étant bornée à fournir aux Russes des secours d’argent, de vivres et de munitions, une intervention pareille n’était pas un cas de guerre ; que le général Guilleminot avait été rappelé parce qu’en cherchant à exciter la Turquie contre les Russes, il avait eu le triple tort de compromettre le système de la paix, de désobéir à ses instructions[7], et de parler à un cadavre ; que, par la Belgique déclarée neutre, les intérêts de la France étaient suffisamment garantis, cette neutralité ne pouvant être violée qu’à notre profit, à cause du voisinage ; que l’évacuation de ces contrées par nos troupes avait été, à l’égard de la Conférence, une question de bonne foi[8] ; que le courrier, arrêté dans le duché de Posen, ne l’avait été que par mesure sanitaire ; qu’enfin, en ce qui touchait les prétendus conseils donnés par le gouvernement français à la Pologne, pour qu’elle abandonnât tout système de guerre offensive, avec l’espoir d’être reconnue dans deux mois, « le gouvernement n’avait jamais rien dit de semblable[9]. »

Cette réponse dans laquelle, d’ailleurs, on présentait les faits d’une manière inexacte, était d’une faiblesse déplorable. Dire que, par amour pour la paix, on avait permis à la Prusse une intervention indirecte, qu’on s’interdisait à soi-même à Constantinople, c’était avouer hautement l’infériorité de notre politique, et encourager les ennemis de la France à tout oser contre elle. Quant à la neutralité des Belges, il était au moins singulier de prétendre qu’on avait bien fait de la déclarer inviolable, parce que nous pourrions plus aisément que les autres la violer.

Au point où en était la discussion, et après les longs débats de l’adresse, tous les arguments semblaient épuises ; et le général Lamarque ne put, en effet, que donner à des redites la forme pompeuse de son éloquence. Mais M. Thiers trouva moyen de rajeunir la discussion en développant dès considérations inattendues. S’adressant d’abord à ceux qui, pour demander la guerre, partaient de ce point de vue qu’elle était inévitable il prouva, ce qui était vrai, qu’il n’y avait chez les Puissances ni désir d’entreprendre la guerre, ni pouvoir de la faire. Répondant ensuite à ceux qui, comme M. Bignon, auraient voulu voir le salut de la Pologne résulter de négociations habilement conduites, il examina si la reconstitution de la Pologne était possible. La Pologne, selon lui, n’étant qu’une vaste plaine, dépourvue de frontières solides, songer à la refaire eût été chimérique. La république avait-elle pu rien de semblable, avec ses quatorze armées ? Le cabinet de Versailles, qui avait fait une Amérique, avait-il fait une Pologne ? Napoléon lui-même ne s’était-il pas arrêté devant cette impossibilité douloureuse, mais fatale ? Le grand Frédéric n’aurait jamais songé à ce fameux partage pour lequel il s’associa si habilement la politique intéressée de Catherine et de Kaunitz, s’il n’eat reconnu l’impuissance, de la Pologne à couvrir l’Europe.

Ce discours fit une impression profonde sur l’assemblée. M. de Lafayette y répondit avec beaucoup de grâce et d’esprit, mariant dans une juste mesure l’urbanité à l’ironie, et opposant à l’érudition un peu étourdie du jeune orateur qui l’avait précédé à la tribune, ses souvenirs personnels et son expérience de vieillard.

Mais la partie importante du discours de M. Thiers était à peine abordée dans celui de M. de Lafayette, bien que cet arrêt prononcé contre la nationalité polonaise fut une donnée politique sans fondement et sans grandeur. En montrant la Pologne dépourvue de frontières, M. Thiers n’avait pas pris garde qu’il la montrait, non point telle que l’avait voulue la nature, mais telle que l’avaient faite des combinaisons perfides et le sacrilège abus de la force. Est-ce que, de la mer Noire au golfe de Livonie, de Kherson à Riga, le Dnieper, continué par la Dwina, ne tracerait pas une ligne de frontières capable de protéger la Pologne ressuscitée ? Nul doute que la Pologne, constituée comme elle aurait-dû l’être, avec deux grands fleuves pour limites, et s’appuyant au littoral de la Baltique, ne fut une barrière contre la Russie, et ne l’empêchât de déborder sur l’Occident. Napoléon l’avait bien compris ; et ne s’arrêtant pas à cette petite idée que la Pologne ne serait jamais, à l’égard de la France, qu’une avant-garde trop éloignée du corps de bataille, il avait mis au nombre des projets les plus chers à son ambition celui de créer une autre France sur les bords de la Vistule, France assez forte pour résister par elle-même et pour attendre. Et s’il n’avait pas réalisé ce plan à Tilsitt, c’est qu’il nourrissait déjà au fond de sa grande âme le dessein de l’aller réaliser à Moscou. Quant à la république, elle n’avait pas eu trop de ses quatorze armées pour vivre malgré l’Europe. Le crime de Frédéric, de Catherine et de Kaunitz n’avait été, après tout, qu’un crime stupide. La dernière guerre de Pologne le disait assez et les flots de sang répandus par suite de ce partage, la terreur profonde avec laquelle il avait fallu en surveiller les abominables résultats, l’incertitude qu’il jetait dans l’avenir des trois Puissances co-partageantes, tout cela prouvait suffisamment qu’il ne saurait y avoir de forfaits impunis et de brigandages intelligents ; que le succès des spoliations les plus savantes disparaît, considéré dans le temps et dans l’espace ; que toujours, enfin, le crime est puéril. Et puis, l’audace était peu commune de déclarer impossible une nationalité qui deux fois avait sauvé la chrétienté et qu’il eût été plus juste assurément de déclarer immortelle ? A combien d’épreuves, en effet, n’avait-elle pas résisté ? Combien de fois, se relevant alors qu’on la croyait anéantie, n’avait-elle pas convaincu d’impuissance, et la guerre, et les égorgements, et les trahisons et les ruses infernales de la diplomatie ? Que fallait-il donc pour démontrer la vitalité de la Pologne, si on ne comptait pour rien les efforts que la cinquième partie de cette Pologne venait de faire, leur durée, et leur énergie véritablement prodigieuse ?

Le discours de M. Thiers n’était donc, en réalité, qu’un brillant jeu d’esprit, sans parler de l’énorme contradiction qu’il contenait et que personne alors, dans la chambre, ne se mit en devoir de relever. Car il y avait une singulière imprudence à soutenir, d’une part, que la guerre, vu les dispositions et les ressources des diverses Puissances, n’était nullement à craindre ; et de l’autre, que le gouvernement avait eu raison de sacrifier tout au désir de l’éviter.

L’émeute continuait à gronder dans Paris, et la polémique, dans les journaux, prenait un ton d’aigreur extraordinaire. En annonçant à la chambre, dans la séance du 16 septembre, que Varsovie était au pouvoir des Russes, M. Sébastiani s’était servi de cette expression malheureuse : l’ordre règne à Varsovie ; dans la séance du 19, il lui était échappé de dire que 1815 ne revivrait pas, si la France était sage : ces mots volèrent bientôt de bouche en bouche, commentés par la haine. D’un autre côté, tout concourait à augmenter la fatigue et l’irritation des troupes, forcées, depuis plusieurs jours, de bivouaquer sur les places. Deux députés, MM. Audry de Puyraveau et Laboissière, ne purent, au sortir d’une séance, franchir la ligne des soldats répandus autour du Palais-Bourbon et, même après avoir fait connaître leur qualité, ils se virent en butte à des menaces grossières. Il était difficile que la chambre ne ressentît pas le contre-coup de ces animosités. « M. Mauguin veut une émeute ! » avaient dit les partisans du ministère ; et lui, avec son audace accoutumée, il avait renvoyé cette accusation au Pouvoir. Les deux partis manquaient de preuves positives, et s’exposaient avec une égale témérité au danger d’être injustes ; mais les grandes passions se contentent des apparences. Le 21 septembre, Casimir Périer se montre tout à coup à la tribune. Il cherche des yeux dans la salle M. Mauguin qu’il voudrait accabler de sa colère, et ne l’apercevant point, il se plaint de son absence. Il engage le combat, pourtant, et repousse avec indignation le reproche d’avoir favorisé l’émeute, reproche qu’il traite de lâche calomnie. M. Mauguin était entré au moment où finissaient ces vives récriminations. Il monte à la tribune à son tour, et s’emparant du rôle agressif, il dit ce qu’ont fait les ministres pour exciter les révolutions que maintenant ils désavouent. Étalant sur le marbre passeports et feuilles de route, voilà, s’écrie-t-il, voilà les preuves écrites de l’appui que prêtait à la révolution espagnole, il y a quelques mois, un des plus fervents soutiens du ministère, M. Guizot. Puis, prenant un à un les membres du cabinet, il demande avec emportement ce qu’ils représentent au Pouvoir. L’un, M. d’Argout, était négociateur ostensible de Charles X à l’Hôtel-de-Ville, pendant les trois jours ; l’autre, M. Casimir Périer, avait obstinément refusé sa signature à l’acte de déchéance ; tous enfin avaient, en juillet, défendu la légalité, tandis que le peuple se battait. Et quel était, au dehors, le représentant de ce cabinet ? M. de Talleyrand, le même qui avait servi de parrain à la légitimité ; le même qui, en 1814, avait signé l’abaissement et la ruine de son pays. C’est donc là Restauration, la Restauration tout entière qui est au Pouvoir, continue M. Mauguin : Là est le mal, là est le danger, et l’on vient nous faire peur de la République !

Pendant cet implacable réquisitoire, interrompu à chaque instant par des exclamations, des applaudissements, des murmures, de brusques démentis, Casimir Périer se livrait, sur son banc, à des mouvements de rage. En lui reprochant certaines visites mystérieuses qu’il avait faites a l’hôtel de Hollande, rue de la Paix, M. Mauguin lui avait imprudemment offert l’occasion de se faire honneur à lui-même de sa générosité. Il raconta donc, avec une éloquente vivacité, qu’une malheureuse femme qui portait un nom glorieux entre tous dans l’histoire de notre pays, était venue en France avec son fils malade, fuyant l’Italie et bravant les lois cruelles qui la bannissaient du sol où Napoléon avait régné. Il raconta que cette femme s’était adressée au Palais-Royal ; qu’elle avait sollicité, pour quelques jours, une hospitalité qui ne fût pas un danger. Et il avoua que le ministère n’avait pas eu le courage de se montrer inflexible ; que c’était là son crime. L’aveu était noble et toucha l’assemblée. Mais l’orateur était incapable de se modérer. Il voulut s’armer de l’invective contre son ennemi et alors commença entre ces deux hommes le long duel parlementaire qui dévora la vie de Casimir Périer et le précipita au tombeau. Car M. Mauguin avait sur Casimir Périer la supériorité du dédain sur la violence. Aux fureurs de son adversaire il répondait tantôt avec une politesse ironique, tantôt par un sourire glacé, toujours accusateur, mais toujours méprisait et maître de lui.

Ces luttes produisirent dans Paris une forte sensation. Le soir de la séance du 21 et le lendemain, il ne fut bruit que des attaques de M. Mauguin. Mais cette popularité même offusqua, dans la chambre, ceux de ses collègues que leurs opinions rapprochaient de lui. Il avait réclamé une enquête ; le ministère demandait l’ordre du jour : l’ordre du jour fut voté. Dans un discours grave et mesuré que prononça à ce sujet M. Odilon-Barrot, on crut apercevoir quelques allusions sévères et l’intention de détourner la gauche des voies où semblait vouloir l’entraîner la fougue de M. Mauguin. M. Laurence avait aussi interpellé les ministres sur les affaires intérieures : ces interpellations aboutirent à un nouvel ordre du jour. Il n’avait fallu qu’une semaine pour faire succéder la fatigue à l’exaltation, et dans le parlement et au dehors.

La chute de la Pologne et la stérile effervescence de Paris achevaient la ruine du principe révolutionnaire en Europe. Il y parut par l’attitude nouvelle que prit la Conférence, dans les démêlés de la Belgique et de la Hollande. Guillaume avait bravé ouvertement les diplomates de Londres : au mépris de leurs ordres, il avait envahi la Belgique, et ne s’était retiré que devant les baïonnettes françaises ; plus tard, interrogé sur ses desseins par les émissaires de la Conférence, il répondait avec hauteur qu’il n’avait point à faire connaître ses intentions. Il était donc naturel que la Conférence se rangeât, contre lui, du parti de ses adversaires. Ce fut le contraire qui arriva : d’abord, comme je l’ai dit, parce que le meilleur moyen de faire fléchir les Puissances était de leur tenir tête, ensuite parce que les derniers événements faisaient passer, du principe révolutionnaire au principe opposé, toute l’autorité morale. De là, le traité connu sous le nom de traité des 24 articles.

Par cet acte, la Conférence défaisait encore son œuvre, et, cette fois, au profit de la Hollande, Mais il faut remarquer que, dans ce nouveau revirement, dans cette scandaleuse annulation du traité des 18 articles, les choses furent combinées de manière à ce que l’intérêt français restât sacrifié. Voici, en effet, quelles furent les bases du traité des 24 articles, signé le 15 octobre 1831.

Quant au partage des dettes entre la Hollande et la Belgique, la Conférence décida que celles qui avaient été contractées pendant la communauté, et elles s’élevaient à 10,100,000 florins, seraient divisées en deux portions égales, de telle sorte que la part de la Belgique fût de 5, 050, 000 florins. La Conférence mit aussi à la charge de ce dernier pays les dettes belges antérieures à la réunion, et qui formaient une somme de 2,750,000 florins, somme à laquelle elle ajouta 600,000 florins, comme indemnité des sacrifices imposés à la Hollande par la séparation. Cette décision était assez équitable car si, d’un côté, les Belges pouvaient contester l’origine des dettes antérieures à la réunion, et, par exemple, celle de la dette austro-belge, née d’une extension arbitraire donnée par Guillaume aux traités de Paris et de Lunéville, d’un autre côté il est clair qu’on ne traitait pas la Belgique avec défaveur en suivant la proportion des impôts et non celle de la population, dans le partage des dettes contractées en commun. Restait l’indemnité de 600 mille florins. Or, ce n’était pas trop pour des avantages de commerce, tels que le transit libre vers l’Allemagne à travers le Limbourg, la liberté de l’Escaut, et la navigation des eaux intermédiaires entre l’Escaut et le Rhin.

La question commerciale et financière n’était donc pas résolue, à tout prendre, au détriment de la Belgique. Il en fut autrement de la question territoriale, parce qu’ici la Conférence avait pour principal but de faire revivre, contre la France, la pensée qui, au congrès de Vienne, avait déterminé la formation du royaume des Pays-Bas.

Pour cela, il, y avait trois choses à faire, la séparation des deux pays étant maintenue : 1° déclarer la Belgique neutre, et lui donner la partie septentrionale du Luxembourg, de manière à ce que la frontière française, depuis Longwi jusqu’à Givet, fut emprisonnée par la neutralité belge ; 2° assurer au roi de Hollande une partie assez considérable du Luxembourg pour qu’il restât membre de la confédération germanique ; 3° donner à la Hollande, non seulement ce qu’elle possédait, en 1790, dans le Limbourg, c’est-à-dire la moitié de Maëstricht, Venloo et 55 villages ; mais encore tout le territoire qui pouvait lui permettre, en s’étendant le long de la Meuse, d’acquérir une consistance continentale et de former contre la France une forte barrière.

Eh bien, tout cela fut décidé par le traité des 24 articles. Et la décision fut prise à l’unanimité ! La signature de M. de Talleyrand, depuis le commencement de ce siècle, n’avait manque a aucun des actes funestes à notre pays.

Ici se termine, dans ce qu’il avait eu de plus important, de plus héroïque et de plus orageux, le mouvement européen que la révolution de 1830 avait enfanté. Au plus vaste bouillonnement dont il soit fait mention dans l’histoire des agitations humaines succédait le calme de l’épuisement et un silence universel.

Victime de son propre gouvernement, la France n’avait plus d’autre spectacle que celui de la joie qu’inspiraient aux Puissances ennemies de sa gloire, leurs succès inattendus.

La Prusse, en effet, voyait rentrer paisiblement sous l’empire de ses lois les provinces rhénanes où le nom de la France n’éveillait plus d’écho.

L’Autriche était rassurée et satisfaite. En provoquant les insurrections de Modène, de Parme, de Bologne, la révolution de juillet n’avait servi qu’à fournir au cabinet de Vienne l’occasion de faire consacrer d’une manière éclatante ses prétentions sur l’Italie.

L’Angleterre avait tenu, durant toute l’année, le sceptre de la diplomatie, et avait fait tourner à son profit cette révolution belge que la fortune semblait avoir envoyé à la France comme un dédommagement des revers de 1815. Le bill de réforme, adopté par la chambre des communes, venait d’être rejeté par la chambre des lords ; mais l’indignation que ce rejet avait excitée dans toute l’Angleterre assurait une prochaine victoire à l’aristocratie des Whigs, aristocratie non moins hostile que celle des Tories, au peuple, à la France et à la liberté du monde, mais plus habile à voiler ses haines et à colorer les calculs de son égoïsme.

La Russie venait de perdre, dans la dernière campagne, un nombre considérable de soldats ; mais elle ne portait plus dans son sein, comme un foyer de rébellion, la Pologne vivante. D’ailleurs, sa domination à Constantinople, loin de s’être affaiblie, s’était fortifiée par le concours de nos fautes et des circonstances. Car, dépeuplée par la peste, troublée par une sorte de guerre religieuse, menacée par les révoltes des pachas de Bagdad et de Scutari, la Turquie penchait de plus en plus vers sa ruine. Aux réformes de Mahmoud, les vrais croyants répondaient par des incendies ; naguère encore, l’embrasement du faubourg de Péra avait attesté la haine qui animait contre les Giaours, les adorateurs du prophète. Et pendant ce temps, le réformateur de l’Égypte, Méhémet-Ali, premier sujet du Sultan, son émule, son ennemi secret, Méhémet-Ali équipait une flotte de 22 bâtiments, levait une armée de trente mille hommes, et, couvrant de ses rancunes contre le pacha d’Acre, les projets de son ambition, se préparait à fondre sur la Syrie, avec ou sans l’autorisation de la Porte, que bravait son orgueil. Jamais la Turquie n’avait été plus impérieusement soumise au joug d’une protection étrangère. Or, le rappel du général Guilleminot lui avait montré combien était inévitable pour elle le protectorat des Russes, et Constantinople était à leur merci.

Telles étaient pour les grandes Puissances, ennemies de notre pays, les conséquences de la révolution de juillet, et elles jouissaient avec étonnement de leur inconcevable prospérité.

Pour ce qui est des peuples que devait protéger la France, ils étaient rayés de la carte ou réduits en servitude. La patrie des Polonais n’existait plus que sur la terre étrangère. On ne parlait plus de l’Italie. Le parti apostolique ; en Espagne, l’emportait sur la reine aiguillonnait là férocité de Ferdinand, et se vengeait des tentatives de Torrijos par des cruautés sans nom. Une insurrection, étouffée dans le sang, et les succès du comte de Villaflor, heureux champion de dona Maria, avaient mis le comble, en exaspérant don Miguel, aux infortunes de la nation portugaise. La Belgique, enfin la Belgique elle-même, désormais languissante et mutilée, se courbait sous la dictature de la Conférence, tandis que le roi de Hollande prononçait des discours remplis de menaces et semblait appeler une seconde fois son peuple aux armes.

Et pour tout cela il avait suffi d’une année ; tout cela était l’œuvre de quelques hommes sans génie, sans grandeur, sans prestige, sans habileté, n’ayant d’autre prévoyance que la peur du lendemain et d’autre profondeur que celle du mal voulu avec persévérance. Ainsi, l’égoïsme restait triomphant ; en face des monarchies promptes à se concerter, les peuples soulevés n’avaient pu ni se rapprocher ni s’unir ; et le problême de la solidarité humaine, posé devant le monde sous deux formes différentes, venait d’être résolu dans un sens misérable. Pour surcroît de douleur, le choléra s’était étendu sur l’Europe et la dévastait.

Quant à la France, coupable d’avoir manqué à sa mission et d’avoir souffert qu’on fit violence à son génie, elle allait être plus rudement frappée qu’aucune autre nation. Dans leur amour pour la paix, qui répondait aux sentiments de la classe dominante et à ses intérêts, compris d’une manière étroite et frivole, les ministres français avaient violé les notions les plus élémentaires de la science politique et les règles de la plus vulgaire prudence. Au lieu de conserver la paix, en inspirant aux Puissances la peur de la guerre, ils avaient donne lieu à nos ennemis de nous imposer leurs volontés en nous faisant peur à nous-mêmes. Le vice de cette politique venait d’être clairement démontré par Guillaume qui, nous l’avons déjà dit, eût la gloire de dicter presque les conditions de la paix, en se montrant résolu à ne les point subir. De la conduite du gouvernement français, il devait résulter et il résulta que la voix de la France perdit toute autorité dans les conseils de l’Europe, et que notre diplomatie tomba sous le joug de cette inexorable fatalité d’abaissement que créent des concessions inhabiles. Il n’était pas jusqu’à nos conquêtes en Afrique qui ne dussent être pour nous, comme la suite de cette histoire le montrera, une source de fautes et de calamités.

Il y avait, du reste, une singulière petitesse de vues à croire qu’on obtiendrait, au prix des faiblesses, le repos intérieur. Quand les passions d’un peuple sont fortement éveillées, il faut, si on ne sait pas les employer, se résigner à les combattre. Aussi allait-on voir la France, seule agitée au milieu des peuples redevenus immobiles. Par une juste et mémorable expiation, elle était condamnée à troubler, pendant long-temps encore, ce morne silence qu’elle avait laissé s’établir autour d’elle ; et les passions généreuses, qui partout étaient refoulées, allaient en quelque sorte refluer sur elle, pour se convertir en tumulte et en guerre civile. Je raconterai ces malheurs, ces désordres ; et j’ai le désir sincère de ne pas mêler une amertume trop grande à ce récif des souffrances et des humiliations de mon pays. Car les devoirs de l’historien sont austères, et l’on exige de lui qu’il commande le calme à son cœur.





fin du tome deuxième.
  1. Les faits que nous consignons ici n’ont été ni racontés, ni même indiqués par aucun des historiens de la révolution de Pologne. Mais nous n’avançons rien que nous l’ayons puisé à bonne source.
  2. Nous avons sous les yeux deux lettres écrites à M. Walewski par M. Zaluski. Voici ce que nous y lisons :

    « Bruxelles, le 8 juillet 1831.------
    « Mon cher Walewski,

    Les discussions au congrès ne sont pas encore terminées, mais l’acceptation des propositions de la Conférence n’est pas douteuse… Il faut que je vous fasse remarquer que la considération de la question polonaise a, surtout, puissamment contribué à ramener beaucoup de membres du congrès de l’opinion contraire à l’acceptation des propositions. Les adversaires de cette mesure avaient un côté généreux à exploiter,

    qui était l’abandon de Venloo ; on leur a opposé aussi un côté généreux, en leur représentant les vrais intérêts de la Pologne, etc. »

    « Bruxelles, le 10 juillet 1831.------
    « Mon cher Walewski,

    Je vous ai annoncé hier l’acceptation par le congrès des 18 articles. Aujourd’hui, je crois devoir vous prévenir que la considération de la question polonaise a grandement contribué à amener ce résultat de l’aveu de quantité de membres du congrès. Je tâche maintenant de tirer parti de cette circonstance pour obtenir une reconnaissance de notre gouvernement national par le nouveau roi. M. Lebeau, qui se charge de cette lettre, veut nous aider de tous ses moyens, etc… »

  3. Voici la note de lord Palmerston, dont nous avons eu communication :

    « Le soussigné, etc. etc., en réponse à la note que lui a présentée l’ambassadeur de France à l’effet d’engager le gouvernement Britannique à intervenir, de concert avec la France, dans les affaires de Pologne par une médiation qui aurait pour but d’arrêter l’effusion du sang et de procurer à la Pologne une existence politique et nationale,

    A l’honneur d’informer S. E. le prince de Talleyrand que, malgré tous les désirs que pourrait avoir le roi de la Grande-Bretagne de concourir avec le roi des Français à toute démarche qui pourrait consolider la paix en Europe, surtout à celle qui aurait pour effet de faire cesser la guerre d’extermination dont la Pologne est aujourd’hui le théâtre, S. M. se voit forcée de déclarer :

    Qu’une médiation toute officieuse, vu l’état actuel des événements, ne pourrait pas manquer d’être réfutée par la Russie, d’autant plus que le cabinet de St.-Pétersbourg vient de rejeter les offres de ce genre qui lui ont été faites par la France ; que par conséquent l’intervention des deux cours, pour être effective, devrait avoir lieu de manière à être appuyée en cas de refus.

    « Le roi d’Angleterre ne croit devoir adopter aucunement cette dernière alternative ; l’influence que peut avoir la guerre sur la tranquillité des autres états, n’est pas telle qu’elle doive nécessiter ces démarches, et les relations franches et amicales qui existent entre la cour de St.-Pétersbourg et S. M. ne lui permettent pas de tes entreprendre. S. M. B. se voit donc forcée de décliner (to declin) la proposition que vient de lui transmettre S. E. le prince de Talleyrand par sa note du 20 juin, jugeant que le temps n’est pas encore venu de pouvoir l’entreprendre avec succès contre le gré d’un souverain dont tes droits sont incontestables.

    « Pourtant, S. M. charge le soussigné de témoigner à S. E. l’ambassadeur de France combien son cœur souffre de voir tous les ravages qui ont lieu en Pologne, et de lui assurer qu’elle fera tout ce que ses relations amicales avec la Russie lui permettront, pour y mettre fin, et que déjà des instructions ont été données à l’ambassadeur de S. M. à St.Pétersbourg pour déclarer qu’elle tiendra à ce que l’existence politique de la Pologne établie en 1815 ainsi que ses institutions nationales lui soient conservées.

    Signé : Palmerston. » -----
  4. Le général a publié une explication de sa conduite. Toutefois, MM. Roman Soltyk et Louis Miéroslawski qui ont écrit l’un et l’autre, avec des qualités et des opinions diverses, mais tous deux avec beaucoup de cœur et de talent, l’histoire de la révolution de Pologne, s’accordent à représenter Krukowiecki comme l’auteur de la nuit du 15 août. Cette opinion paraît être aussi celle de M. Marie Brzozowaski, exact et loyal historien des opérations militaires, et elle concorde avec les renseignements particuliers que nous avons recueillis.
  5. Le même qui a écrit l’histoire de la Révolution de Pologne.
  6. Nous avons entre les mains le manuscrit d’une traduction faite en Allemagne de procès-verbaux inédits des séances de la Diète dans la journée de l’assaut de Varsovie. Ce manuscrit précieux nous a mis à même de bien connaître la physionomie de ces mémorables scènes. Ces procès-verbaux ayant été imprimés, étaient sur le point d’être mis au jour, lorsque des agents russes achetèrent à l’éditeur allemand tous les exemplaires et les détruisirent jusqu’au dernier. C’est sur un exemplaire d’épreuves, sauvé par bonheur, qu’a été faite la traduction dont nous possédons le manuscrit.
  7. Le général Guilleminot n’avait pu désobéir à ses instructions, n’en ayant pas reçu. La vérité est, et ceci fut démontre plus tard, que ces instructions dont parle ici M. Sébastiani, ne furent envoyées à M. Guilleminot qu’avec son ordre de rappel, et en duplicata. Or, le primata, chose étrange, n’était point parvenu à Constantinople !
  8. M. Sébastiani ajoutait en propres termes :

    « Que vous avait dit le ministre de la guerre ? Que l’armée française ne sortirait de la Belgique qu’après que l’assurance de l’indépendance de la Belgique nous serait donnée. Nous l’avons obtenue. »

    (Voir le Moniteur du 20 septembre 1831.) -----

    Or, voici en quels termes s’était exprimé le maréchal Soult :

    « L’armée hollandaise a reçu l’ordre de se replier devant nos troupes. Cependant, nos troupes ne rentrent point pour cela. Car il faut que inexécution ait répondu à la disposition et que nous ayons la certitude qu’il n’y aura pas de retour, avant que nos troupes rentrent en France. »

    (Moniteur du 14 août 1831.) -----

    Il s’agissait donc non pas de l’assurance de l’indépendance belge, mais de la certitude que les Hollandais ne retourneraient point en Belgique. Car, quant à l’indépendance de la Belgique, est-ce que M. Sébastiani ignorait, lui, ministre des affaires étrangères, que cette indépendance avait été reconnue bien avant l’invasion des Hollandais ?

  9. Le général Lafayette ayant, sur ce point, demandé des explications à la légation polonaise, voici la réponse qu’il reçut :

    « Nous nous empressons de vous assurer

    Que c’est M. le ministre des affaires étrangères qui nous a engagés, le 7 juillet, à envoyer un messager à Varsovie auquel il a donné les frais de route ; que le but de cet envoi était, comme nous l’a dit, S. Exc. M. le comte Sébastiani, de porter notre gouvernement à tenir encore deux mois, parce que c’était le temps nécessaire pour les négociations. »