Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 7

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(Vol 2p. 237-264).


CHAPITRE VII.


Belgique : candidatures du duc de Nemours et du duc de Leuchtemberg. — Démenti donné à M. Sébastiani dans le congrès belge. — La Belgique protestant contre la politique de la France ; enthousiasme des Belges pour le duc de Leuchtemberg. — M. Bresson et lord Pomsouby à Bruxelles. — Envoi de M. de Lœvestine en Belgique ; Il promet l’acceptation de la couronne pour le duc de Nemours, et engage sa parole d’honneur. — Le duc de Nemours élu par le Congrès et la candidature du duc de Leuchtemberg écartée. — Le roi des français refuse la couronne offerte à ton fils. — Joie des Anglais, situation critique de l’Angleterre à cette époque. — La Belgique à jamais irritée. — Pologne : manifeste polonais. — M. de Mortemart nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg ; étranges circonstances de cette nomination ; lettres curieuses et inédites de MM. Nesselrode et Pozzo-di-Borgo. — Chlopicki dépose la dictature à Varsovie ; Radzivill nommé généralissime de l’armée polonaise ; la diète prononce la déchéance de la maison de Romanoff ; sensation produite en France par ces nouvelles. — Accablement de l’empereur Nicolas ; il craint la guerre ; il craint son frère. — Entrée de Diébitsch en Pologne. Bataille de Grocbow.


Il n’y avait alors en Belgique que deux candidatures sérieuses : celle du duc de Nemours et celle du duc de Leuchtemberg. L’un et l’autre convenaient à la France. Roi des Belges, le duc de Nemours était un lien naturel entre les deux pays. Le duc de Leuchtemberg, fils d’Eugène Beauharnais, était d’un sang cher à la nation française : roi des Belges, il pouvait un jour demander à la France une plus brillante couronne, et lui offrir en échange un beau royaume.

Mais l’intérêt de la France ici ne se combinait pas avec celui de la dynastie de Louis-Philippe. Consentir au couronnement du duc de Nemours, c’était offenser l’Angleterre, qu’on désirait avant tout ménager. Consentir au couronnement du duc de Leuchtemberg, c’était courir les risques du voisinage d’un Bonaparte.

Aussi M. Sébastiani n’hésita-t-il pas à déclarer à M. Firmin Rogier, au nom de Louis-Philippe, 1o que la réunion était impossible, parce qu’elle était contraire à la volonté des Anglais ; 2o que le prince Othon de Bavière était le roi qui convenait le mieux à la Belgique ; 3o que le roi des Français n’accorderait jamais une de ses filles au fils d’Eugène Beauharnais, et que les Belges, en couronnant ce prince, s’exposaient à être privés de la puissante amitié de la France.

M. Firmin Rogier fit connaître cette réponse au comité diplomatique par deux lettres adressées au comte de Celles, lettres confidentielles, mais dont le congrès exigea la lecture. La seconde de ces lettres contenait le passage suivant :

« Je crus devoir demander à M. Sébastiani si ses paroles avaient un caractère officiel qui me permit de les rapporter, « Oui, sans doute, reprit-il, et vous allez en juger. » Alors, faisant appeler son secrétaire, il lui dicta, pour M. Bresson, une lettre que j’expédie avec cette dépêche, et dans laquelle les intentions du gouvernement français relativement au projet de réunion, à la candidature du duc de Nemours, et à celle du duc de Leuchtemberg, sont clairement et formellement exprimées. M. Bresson est, je crois, autorisé à vous communiquer cette lettre, qui, d’ailleurs, ne renferme pas autre chose que ce que je vous écris aujourd’hui. C’est sans doute avec intention que M. Sébastiani l’a dictée devant moi à voix haute. »

La publicité inattendue donnée à ces étranges détails jeta le trouble au Palais-Royal. M. Sébastiani se vit réduit à contester dans le Moniteur la fidélité du récit de M. Firmin Rogier, qui, à son tour, opposa un démenti formel au démenti de M. Sébastiani. Devant le scandale de ces affirmations contraires l’opinion publique hésitait, lorsque tous les doutes lurent éclaircis, en faveur de M. Rogier, par la lettre suivante adressée au comte d’Aërscnot, président du comité diplomatique :

« M. le comte, le congrès national ayant, dans sa prudence, jugé convenable de consulter le gouvernement de S. M. le roi des Français, dont les sentimens d’intérêt et de bienveillance envers la Belgique lui sont connus, je m’empresse de vous donner communication d’une dépêche que je viens de recevoir de M. le comte Sébastiani. Agréez, etc.

« Bruxelles, 23 janvier 1831.

Signé Bresson. »

La dépêche adressée par M. Sébastiani à M. Bresson, était datée du 11 janvier 1831, et commençait ainsi :

« Monsieur, la situation de la Belgique a fixé de nouveau l’attention du roi et de son conseil. Après un mûr examen de toutes les questions politiques qui s’y rattachent, j’ai été chargé de vous faire connaître d’une manière précise les intentions du gouvernement du roi. Il ne consentira point à la réunion de la Belgique à la France ; il n’acceptera point la couronne pour M. le duc de Nemours, alors même qu’elle lui serait offerte par le congrès. Le gouvernement de S. M. verrait dans le choix de M. le duc de Leuchtemberg une combinaison de nature à troubler la tranquillité de la France. Nous n’avons point le projet de porter la plus légère atteinte à la liberté des Belges dans l’élection de leur souverain ; mais usons aussi de notre droit en déclarant, de la manière la plus formelle, que nous ne reconnaîtrions point l’élection de M. le duc Leuchtemberg. Sans doute, de leur côté, les puissances seraient peu disposées à cette reconnaissance. Quant à nous, nous ne serions déterminés dans notre refus que par la raison d’état, à laquelle tout doit céder lorsqu’elle ne blesse les droite de personne, etc.

Cette dépêche qui, comme les lettres précédentes, fut lue au congrès, était celle dont M. Firmin Rogier avait parlé et que M. Sébastiani avait dictée devant lui à voix haute. Tous les membres du congrès furent frappés de stupeur. Ils se demandaient avec indignation s’il était permis de se jouer à ce point d’un peuple ami. Se rappelant les dénégations hautaines de M. Sébastiani, les uns en admiraient l’audace, les autres cherchaient à les expliquer par ce genre d’abnégation absolue, propre aux courtisans. Tous se soulevaient contre les prétentions d’un gouvernement qui, né de la liberté, voulait la détruire chez les autres peuples. « Je demande, s’écria M. Devaux, je demande l’impression de la pièce que vous venez d’entendre, pour que l’Europe entière, et surtout la nation française, sachent comment le gouvernement français entend la liberté des peuples. Je demande l’impression, afin que M. Sébastiani, qui a osé nier les communications officieuses faites à notre envoyé, ne puisse pas nier les communications officielles. »

Comme il arrive presque toujours, en commettant une injustice, le gouvernement français venait de commettre une faute. Son penchant, bien connu pour la paix, rendait ses menaces vaines, sans les rendre moins irritantes. La force du parti de Leuchtemberg s’en accrut. Ce qui n’avait été jusque-là pour la Belgique qu’une affaire de calcul devenait une question d’honneur, et les injonctions blessantes du cabinet du Palais-Royal faisaient naturellement passer du côté des Leuchtembergistes toute l’autorité des sentiments généreux, toute la puissance des entraînements patriotiques. Déjà le protocole du 9 janvier, par lequel la conférence enjoignait aux belges de renoncer à leur entreprise sur Maëstricht ; et au roi de Hollande, de rétablir la libre navigation de l’Escaut, avait excité dans le congrès le plus terrible orage, et n’avait été accepté qu’au milieu d’un frémissement universel, comme on accepte les lois de la violence. Or, si les Belges s’indignaient des prétentions de la diplomatie, avec quel surcroît de douleur et de colère ne devaient-ils pas voir ces prétentions dépassées par celles de la France, dont ils n’avaient attendu qu’amitié, secours et protection ! Bientôt l’éloge du fils d’Eugène vola de bouche en bouche. Son buste fut couronné au spectacle, en présence de tout un peuple qui faisait retentir l’air de ses acclamations, tandis que les partisans de la France n’osaient plus élever la voix, honteux qu’ils étaient du rôle impopulaire que venait de leur imposer le gouvernement français.

Ce résultat, si facile à prévoir, jeta la consternation au Palais-Royal ; on y mande M. de Lœvestine. C’était un homme loyal, de mœurs militaires ; et on le savait très-estimé en Belgique où il avait long-temps vécu. M. de Lœvestine reçut des instructions secrètes, et partit pour Bruxelles.

M. Bresson qui y avait été envoyé par la conférence de Londres, y était sans influence. Lord Ponsonby, au contraire, y jouissait, comme représentant de la Grande-Bretagne, d’une autorité fort grande, et dont il faisait le plus triste usage. Lord Ponsonby était un diplomate très-versé dans la science des petits moyens et des roueries vulgaires. Ajoutant ses propres passions à celles de son pays, et animé contre la France d’une haine qu’il affichait avec une légèreté arrogante, il avait embrassé la cause du prince d’Orange, dont il se disait parent par sa femme. Et cette cause, il la servait avec autant de puérilité que d’ardeur, lançant ses domestiques dans tous les lieux publics pour y semer des propos factieux, et ne dédaignant pas lui-même d’aller de boutique en boutique faire l’apologie du fils aîné de Guillaume, ou exciter contre le nouvel état de choses et ses désordres, l’âme sordide des marchands. Mais les membres les plus notables du congrès n’en couraient pas moins chaque jour adorer, dans Lord Ponsomby, le victorieux ascendant de l’Angleterre. Il était entouré, surtout, par ceux des Belges qui, se piquant d’être des hommes politiques, comptaient, pour leur fortune, sur les bonnes grâces de la diplomatie. Plus d’une fois il fit fermer sa porte à MM. Van de Weyer et Notbomb, dont il goûtait fort peu l’érudition diplomatique, relativement au grand duché de Luxembourg, et que, dans les épanchements de l’intimité, il appelait des pédants.

M. de Loevestine vint en aide à l’influence expirante de M. Bresson, et tout ce qu’ils purent imaginer pour ruiner la candidature du duc de Leuchtemberg, ils le mirent en œuvre, aidés, du reste, en cela par lord Ponsonby ; car l’Angleterre ne voulait pas pour roi des Belges d’un prince qui aurait pu devenir roi des Français.

En dépit de tous ces efforts, le parti du duc de Leuchtemberg allait se fortifiant chaque jour, parce que les habiles redisaient de compromettre leur avenir en se prononçant contre un candidat sans concurrent. M. de Lœvestine écrivit donc au Palais-Royal que l’élection du fils d’Eugène était assurée, si on ne lui opposait pas formellement le duc de Nemours.

Cette lettre fut envoyée aussitôt à M. de Talleyrand. Il répondit que l’Angleterre ne voulait à aucun prix du duc de Nemours. Il fallait se décider pourtant. Les minutes étaient précieuses. Sur l’invitation de M. de Lœvestine, M. Bresson fit un voyage à Paris, et en rapporta l’autorisation expresse de promettre que la couronne, si elle était offerte au duc de Nemours, serait acceptée pour lui par son père.

Dès ce moment, les difficultés s’aplanirent devant M. de Lœvestine. L’acceptation, présentée comme certaine, attirait les ambitions par l’appât d’un succès facile. Les amis de la France reprirent courage, et une fraction du parti orangiste se réunit à eux, en haine des patriotes. Il restait, toutefois, dans beaucoup d’esprits une défiance invincible. « Prenez garde, disaient les partisans du duc de Leuchtemberg et les républicains, on vous trompe. M. de Lœvestine est un honnête homme sans doute ; mais ne serait-il pas l’instrument aveugle de quelque intrigue ? Il affirme officieusement que le duc de Nemours nous serait accordé, mais les dépêches officielles de M. Sébastiani n’annoncent-elles pas le contraire ? Et n’est-ce pas le comble de l’imprudence que d’ajouter aux déclarations d’un particulier plus de foi qu’à des documents diplomatiques ? » Cette objection avait été prévue. On fit écrire, de Paris, à tous les membres du congrès, des lettres signées par les plus hauts personnages, et qui toutes avaient pour but de confirmer le témoignage de M. de Lœvestine. Lui-même, dans sa candeur, il n’hésita pas à déclarer, devant les membres du gouvernement provisoire, que sa mission était autorisée ; et, comme on balançait encore, il engagea sa parole, sa parole d’honneur.

Ce fut sous l’influence de ces menées que s’ouvrit la discussion relative au choix d’un souverain. Elle fut vive et passionnée. La crainte et l’espoir agitaient les âmes tour-à-tour. On savait que, de cette urne ; placée devant l’assemblée, pouvaient sortir, non-seulement la prospérité ou le malheur de la Belgique, mais un changement profond dans les destinées de l’Europe. Les orateurs qui appuyèrent le plus vivement la candidature du duc de Nemours, étaient MM. de Mérode, Charles Rogier, Charles de Brouckère. On remarqua parmi eux M. Van de Weyer qui, devenu le représentant de la diplomatie en Belgique, semblait devoir garder le silence. Le duc de Leuchtemberg eut pour lui MM. de Stassart, Jottrand, de Gerlache, de Rhodes, et M. Lebeau, dont la parole remua puissamment l’assemblée.

Pendant ces débats, lord Ponsonby continuait à miner, au profit du prince d’Orange, l’influence du parti français, un moment ressuscité, soit qu’il ignorât le secret de la politique dont ce parti était le jouet, soit que, dans l’exagération de ses haines, il enviât à la France l’honneur d’un vote favorable, quoique stérile. Un mouvement orangiste qui éclata, dans la ville de Gand, fut attribué à l’ambassadeur anglais, et aussitôt réprimé.

Ce qui est certain, c’est que le jour même où le congrès allait se décider, lord Ponsonby faisait traduire par un de ses secrétaires, M. Oury, un memorandum dirigé contre l’élection du duc de Nemours, et qu’il se disposait à aller lire à l’assemblée.

M. Bresson, de son côté, pour faire pencher la balance en faveur du prince français, donnait communication au congrès d’une lettre de M. Sébastiani. Il était dit que le gouvernement de Louis-Philippe n’adhérait pas au protocole du 20 janvier, et qu’il considérait le consentement libre des deux états comme nécessaire pour la solution de toutes les difficultés entre la Hollande et la Belgique. Cette déclaration était trompeuse, ainsi que la suite le prouva ; mais l’effet n’en fut pas moins décisif. On crut encore une fois aux sympathies du gouvernement français.

Des messagers allaient et venaient sans cesse du palais des représentants à l’hôtel de lord Ponsonby, qui brûlait d’impatience et se plaignait amèrement des retards de son traducteur. Enfin, le travail était près d’être terminé, et la voiture de l’ambassadeur anglais l’attendait, lorsqu’on vint lui apprendre que ç’en était fait, et qu’à un second tour de scrutin, l’assemblée, à la majorité d’une voix, venait de proclamer le duc de Nemours, roi des Belges.

Cette décision fut accueillie avec le plus vif enthousiasme. Elle arrachait la Belgique aux convulsions de l’anarchie. La ville fut illuminée. Des acclamations joyeuses se mêlèrent, dans tous les quartiers, au bruit du canon. Les partisans du duc de Leuchtemberg s’associèrent à la joie de ce triomphe, les uns par désintéressement et par loyauté, les autres parce qu’ils avaient à se faire pardonner un vote hostile au candidat victorieux.

Les Belges ne se doutaient pas que, dans le temps même où, par ces démonstrations touchantes, ils témoignaient de leurs sympathies pour la France, M. de Talleyrand signait, à Londres le protocole du février, protocole où se trouvaient démenties les dernières assertions de M. Sébastiani sur la liberté de la Belgique, protocole qui excluait du trône de Belgique tout prince français.

La conférence fut obéie. L’opinion des ministres, à Paris, était pour l’acceptation, et cette opinion trouvait dans le fils aîné de Louis-Philippe un appui énergique. Mais une volonté plus forte planait sur la France. A l’élection du duc de Nemours, M. Sébastiani fut chargé de répondre par un refus. Et telle était la dépêche, que le jeune homme qui servait de secrétaire au ministre refusa de la transcrire, par un courageux sentiment d’orgueil et de pudeur.

La députation, qui devait offrir la couronne au duc de Nemours, était déjà en route pour Paris. Le roi des Français la reçut avec affabilité, et refusa formellement la couronne offerte à son fils. Il motivait son refus sur son peu d’ambition, sur la nécessité de conserver la paix.

Toute la partie saine de la nation française fut consternée. Les Anglais furent transportés de joie.

Pour comprendre combien le refus de Louis-Philippe dût être agréable à l’Angleterre, il suffit de considérer quelle était alors la situation de ce royaume. Ses finances étaient si obérées, qu’une suppression de deux cent dix places dans la trésorerie avait été résolue, et que, dans ce pays tout monarchique, on se préparait à faire subir à la liste civile une réduction offensante pour la royauté. La misère des classes ouvrières avait atteint cette limite funeste où commence le désespoir. La récolte des pommes de terre venait de manquer en Irlande, où le peuple ne mange pas de pain, et les propriétaires tremblaient au sein de leur opulence oppressive ; car on ne voyait plus dans les campagnes qu’une errante et pâle multitude de pauvres en armes. Puis, O’Connell s’était levé, du milieu de tant de ruines, orateur violent, cœur indomptable et orageux, homme tout puissant par l’excès de ses haines, par l’excès de son audace, demi-dieu d’un peuple d’affamés. « Le rappel de l’union ! » avait-il crié, d’une voix qui faisait tressaillir tous les Irlandais et ce cri semblait présager les horreurs d’une espèce de guerre servile. A cette agitation d’esclaves à jamais irrités répondait, en Angleterre, celle des partis se débattant dans une mêlée furieuse. Le ministère de lord Wellington, renversé, triomphait déjà de l’épuisement convulsif qu’il léguait au ministère de lord Grey. Ici les tories, ardents à la vengeance là les whigs, absorbés par le soin de se faire absoudre de leur bonheur ; au-dessous, les radicaux insultant à la défaite des premiers, menaçant les seconds de leur appui, entraînant le peuple à leur suite ; et pour prétexte à ces déchirements, la réforme électorale, fatal problème, sacrifice fait à l’inconnu, première atteinte portée par le génie des innovations modernes à cette aristocratie anglaise par qui vivait l’Angleterre.

De là pour les Anglais impossibilité absolue de faire la guerre, d’y songer même. De sorte qu’en attirant à elle la Belgique, la France leur eût infligé la double humiliation de leur impuissance constatée et de leurs menaces punies. Aussi s’empressèrent-ils de bénir la fortune. Plus que jamais M. de Talleyrand put se croire un homme de génie : il était populaire à Londres.

Quant aux Belges, menacés par M. Bresson, trompés par M. Sébastiani, trompés au moyen de M. de Loevestine, humiliés, rebutés, ils accusèrent la France de tous les maux où ils se voyaient replongés, et séparant peu, comme il arrive souvent, la nation française du gouvernement qui la représentait, ils lui jurèrent dès ce moment la même haine qui animait déjà contre elle l’âme de tout fidèle Espagnol.

Pendant ce temps, une horrible tempête se formait au nord et menaçait la Pologne éperdue. Investi du souverain pouvoir, Chlopicki ne l’avait exercé comme on l’a vu, que pour arrêter la marche ascendante de la révolution. Plein de respect pour la majesté du Czar, il continuait à se considérer comme son lieutenant, et c’était dans la crainte de rendre les négociations impossibles qu’il retardait l’organisation de l’armée. Les chauds patriotes murmuraient de cette obstination à temporiser, et la popularité du dictateur en souffrait. Il multiplia ses ennemis en faisant arrêter momentanément le républicain Lelewel et en refusant de sanctionner la rédaction du manifeste polonais. Ce manifeste, depuis si fameux, était pourtant rédigé avec beaucoup de dignité et de modération. Les droits et les malheurs de la Pologne y étaient exposés sur un ton de tristesse magnanime dont tous les peuples de l’Europe furent touchés. Mais le dictateur était une âme sans · poésie et un esprit sans portée. Il défendit l’impression du manifeste : on fut réduit à le lithographier clandestinement. Il se terminait par ces mots :

« Convaincus que notre liberté et notre indépendance, loin d’avoir jamais été hostiles vis-à-vis des états limitrophes, ont, au contraire, servi, dans tous les temps, d’équilibre et de bouclier à l’Europe, et peuvent lui être plus utiles que jamais, nous comparaissons devant les souverains et les nations, avec la certitude que la voix de la politique et de l’humanité se feront également entendre en notre faveur… Si la Providence a destiné cette terre à un asservissement perpétuel, et si, dans cette dernière lutte, la liberté de la Pologne doit succomber sous les ruines de ses villes et les cadavres de ses défenseurs, notre ennemi ne régnera que sur des déserts ; et tout bon Polonais emportera en mourant cette consolation qu’il a, du moins, par ce combat à mort, mis à couvert pour un moment la liberté de l’Europe menacée. »

Ce grand et mélancolique appel s’adressait particulièrement à la France. Tournée du côté de l’Occident, la Pologne invoquait le génie tutélaire de ce peuple français qui jadis était allé sauver les chrétien de Terre Sainte ; qui avait rempli de la valeur de ses chevaliers toute l’histoire du moyen âge ; qui, à la veille d’une révolution profonde et mémorable, avait envoyé les plus nobles d’entre ses enfants au secours de la jeune liberté du Nouveau Monde ; qui, sur la fin du 18e siècle, avait, pour propager une doctrine de fraternité, inondé de son sang les champs de bataille et les échafauds ; qui, sous l’Empire, enfin, s’était consumé en efforts mortels, pour ouvrir aux nations les plus faibles les libres routes de l’Océan. Peuple d’ardents soldats et d’aventuriers généreux ! Mais, par un bizarre concours de fatalités historiques, sur ces soldats et ces aventuriers pesait un gouvernement de froids calculateurs. Dans le moment même ou, des bords de la Vistule, tous les bras étaient tendus vers nous, le cabinet du Palais-Royal laissait mettre à sa réconciliation avec la cour de Russie les conditions les plus humiliantes et les plus dures.

Dans sa haine pour la maison d’Orléans, l’empereur Nicolas avait envoyé un ordre de rappel à son ambassadeur en France, M. Pozzo di Borgo. Cette nouvelle consterna le château. Mais on y était instruit de l’estime et de l’affection que l’empereur de Russie portait au duc de Mortemart. Nul doute que la paix ne fût obtenue si on employait un semblable intermédiaire. Nicolas le désignait comme le seul qu’il fut disposé à recevoir favorablement. On sonda les dispositions du duc de Mortemart. Il ne voulait point partir pour St.-Pétersbourg, et on dût employer, pour l’y déterminer, les sollicitations les plus pressantes. Il s’obstinait dans son refus, lorsqu’une lettre du comte Nesselrode vint lui apprendre que son acceptation serait agréable à l’empereur. M. Pozzo di Borgo, de son côté, lui écrivait : « Après votre nomination et son insertion au Moniteur, je présenterai immédiatement mes lettres de créance.[1] »

La crainte de voir une guerre s’allumer entre la Russie et la France, si on n’obtempérait pas au désir de l’empereur, vainquit les répugnances du duc de Mortemart. Nommé ambassadeur de France à St.-Pétersbourg par le gouvernement français, après l’avoir été en quelque sorte par le gouvernement russe, il se mit en route. Ses instructions étaient de nouer aussi étroitement que possible l’alliance des deux cabinets, sur les bases posées par les traités de Vienne, et, à l’égard de la Pologne d’implorer la clémence de l’empereur.

M. Sébastiani feignait de croire que la Pologne n’attendait que pitié de celui qui avait été si long-temps son maître. Il savait, cependant, par Wolicki, agent polonais, que la mission pacifique de Lubecki et de Jezierski auprès du Czar n’était due qu’aux hésitations personnelles du dictateur de Varsovie. Quant à la Pologne, Wolycki n’avait pas caché, au ministre qu’elle n’attendait rien que de son épée.

À son passage par Berlin, le duc de Mortemart rencontra un agent diplomatique de la Pologne, qui lui fit part d’une proposition soumise à la diète et relative à la déchéance de la maison de Romanoff. Tremblant à la vue des dangers que la Pologne appelait sur elle, et persuadé que, le gouvernement français l’abandonnant, elle allait s’abîmer dans une impossible résistance, M. de Mortemart s’attacha vivement à déconseiller toute mesure violente. Il était trop tard la Pologne en était déjà venue au point de ne plus écouter que son désespoir.

D’ailleurs, la réponse de Nicolas, si long-temps attendue, était arrivée à Varsovie le janvier 1851. Le Czar y encourageait la fidélité du dictateur par d’adroites flatteries mais il entendait que la Pologne se rendît à discrétion. Chlopicki paraissait disposé à obéir ; là diète, au contraire voulait courir les chances d’une guerre à mort. Une rupture éclata donc, le 19 janvier, entre la diète et Chlopicki ; et celui-ci déposa là dictature, après une scène terrible où il s’était emporté jusqu’à frapper les portes de la botte et du poing. Czartoryski essaya vainement de l’apaiser vainement il le supplia d’accepter, du moins, le commandement de l’armée, « Non non, s’écria-t-il, je serais un gredin si j’acceptais. » À cette nouvelle, les soldats montrèrent une affliction profonde ; les hommes du mouvement cherchèrent à ameuter le peuple contre l’ex-dictateur, et quelques-uns allèrent jusqu’à l’accuser de trahison. Lui, sûr de sa vertu, il affichait son mépris pour de tels soupçons, et il se promenait sans uniforme dans les rues de Varsovie, tranquille et respecté.

Il fallait un généralissime on jeta les yeux sur le prince Michel Radziwill, excellent Polonais, mais timide par modestie, et incapable par irrésolution. On le choisit à cause de sa parenté avec la maison de Prusse et du bon effet que produisait sur les puissances un aussi grand nom. Chlopicki, d’ailleurs, en le désignant au choix de la diète, s’engageait à l’aider de ses conseils. Cela fait, on s’occupa, dans la séance du 25 janvier, de la proposition du nonce Roman Soltyk, tendance à ce que la Pologne fût déclarée indépendante, et la maison de Romanoff à jamais exclue du trône. Czartoryski a tout mis en œuvre pour faire retirer cette motion qui l’épouvante. Il a vu Soltyk ; il lui a représenté les chances de la guerre, et que tout espoir d’accommodement serait fermé sans retour ; il a voulu le toucher par des considérations de famille, ou le séduire en caressant sa vanité. Soltyk est resté inébranlable.

Cependant la Diète était incertaine ; elle hésitait devant ce grand acte qui ne lui laisserait plus d’autre force que l’héroïsme. L’un des négociateurs envoyés à St.-Pétersbourg, Jesierski, parle de son entrevue avec le czar, puis il lit à la diète le mémoire qu’il avait remis à Nicolas, et que l’empereur lui avait fait rendre chargé de notes écrites de sa main. Une de ces notes était ainsi conçue : « Je suis roi de Pologne, je la roulerai. Le premier coup de canon tiré par les Polonais anéantira la Pologne. » La lecture de cette note fait courir un frémissement dans l’assemblée : on en lit d’autres où les auteurs de la révolution sont injuriés, traités de misérables, etc. Alors un membre se présente à la tribune, et frappant sur la poignée de son sabre, il demande s’il est permis à un souverain d’insulter des gens de cœur. L’assemblée est immobile : elle regarde l’orateur en silence. Antoine Ostrowski lève pour soutenir la motion, et il rappelle vivement les paroles de son père à Alexandre, en lui remettant la charte : « Ce pacte est sacré. Malheur à qui le violera ! » Wolowski veut parler à son tour ; mais déjà l’émotion a gagné tous les cœurs ; au silence a succédé une agitation formidable. Tout-à-coup on entend la voix tonnante de Leduchowski qui s’écrie : Il n’y a plus de Nicolas ! En ce moment tous les nonces sont debout, et tous répètent ce cri terrible : Plus de Nicolas ! Plus d’empereur ! A cette nouvelle que les nonces coururent répandre dans la ville, une clameur immense s’éleva du sein du peuple. Le soir Varsovie fut illuminée. Il y régnait un enthousiasme lugubre et cette grande ardeur mêlée d’un grand trouble qui s’empare d’une nation, quand elle a le pressentiment de sa fin.

De tels événements étaient du plus haut intérêt pour la France ; elle s’en montra fière à la fois et inquiète. De toutes parts s’élevaient des accents de sympathie pour nos anciens compagnons d’armes ; chaque jour de nouvelles luttes s’engageaient pour eux à la chambre. M. Mauguin interpellait vivement le ministère ; il lui demandait s’il voulait soutenir ou abandonner la Pologne, si la France pouvait concevoir quelque espérance pour ce peuple qu’elle avait toujours aimé.

« La Pologne a des droits à l’amitié de la France, répondait M. Sébastiani ; seule, elle nous est restée fidèle aux jours de l’adversité. Ses douleurs retentissent au fond de nos âmes ; mais que pouvons-nous pour elle ? Quatre cents lieues nous séparent de ce peuple infortuné. Faut-il tenter, les armes à la main, la conquête de tout le nord de l’Europe ? Ce sont les campagnes de Napoléon qu’on nous propose. » Mais Lamarque, Bignon répondaient avec beaucoup de chaleur et d’éloquence. Ils rappelaient, indignés ce partage de la Pologne qui fut le plus grand attentat du 18e siècle. Tous deux soutenaient que les droits de la Pologne découlaient des traité de 1815, qui avaient promis à ce peuple une organisation distincte, une nationalité, et dans lesquels Alexandre s’était engagé à le gouverner comme État uni. Ils prouvaient que le czar n’était que le roi constitutionnel de la Pologne. « Irons-nous braver le colosse du nord, s’écriait le général Lamarque ? mais ce colosse redoutable chez lui ; où les frimats le protègent, ne saurait long-temps se mouvoir sans le secours des Anglais. Abandonné à lui-même, il connaît ses points vulnérables. Un langage ferme d’habiles négociations pourraient le ramener à la justice, à la modération. Ces vertus ne sont pas étrangères au jeune conquérant qui a franchi les Balkans. Il sait, d’ailleurs, que la Suède songe encore à la Finlande ; que la Turquie est toujours prête à repasser le Danube que la Perse reviendrait bientôt sur l’Araxe que les Circassiens ; les peuplades belliqueuses du Caucase, les Tartares qui frémissent sous le joug, invoquent le moment de courir aux armes ; et que si l’Angleterre et la France voulaient intervenir ensemble, quelques vaisseaux de ligne, quelques frégates, franchissant les Dardanelles et le Bosphore pour entrer dans la mer Noire, porteraient la terreur sur ses rivages, et détruiraient Sébastopol et son escadre, Odessa et ses magasins. »

Ces discours étaient applaudis avec enthousiasme. Ils entretenaient, ils enflammaient l’opinion et à force de désirer le salut de la Pologne, on finissait par l’espérer. Mais avoir de son côté la justice n’est, pour les peuples comme pour les individus, qu’une médiocre chance de triomphe !

Et pourtant, la puissance de la Russie était en réalité beaucoup moins formidable qu’en apparence ; et les orateurs de l’opposition, tels que MM. Lamarque, Bignon, Mauguin, ignoraient eux-mêmes jusqu’à quel point la généreuse politique conseillée par eux était une politique savante, une politique d’affaires. Le Czar connaissait trop bien les ressources de son empire pour n’avoir pas conçu, des choses qui se passaient en Pologne, un immense effroi. Tant qu’il avait vu la Pologne s’agenouiller devant sa colère dans la personne de Chlopicki, il avait déployé cet orgueil démesuré propre aux despotes, et c’était alors qu’il avait écrit ces mots sauvages : « Je la roulerai. » Mais quand il apprit que les Polonais en appelaient à Dieu et à leur épée ; que la dictature de Chlopicki ne pouvait l’emporter sur la révolution, et que la déchéance de la maison de Romanoff était prononcée, il tomba tout-à-coup dans le plus étrange abattement. M. de Mortemart, dont la voiture avait été arrêtée par les neiges entre Koenisberg et Memel, et qui n’était arrivé à St.-Pétersbourg qu’après les résolutions énergiques prises par la diète de Varsovie, M. de Mortemart fut surpris de la tristesse de l’empereur. Nicolas s’ouvrit à l’ambassadeur français des concessions qu’il eût été dans son désir de faire à la Pologne insurgée. Entr’autres avantages, il lui aurait assuré celui de n’être gouvernée à l’avenir que par un Polonais, que lui, Czar, aurait choisi sur une liste de trois candidats présentés par la diète. Quel bonheur pour la Pologne, si, par une médiation énergique et même menaçante, le cabinet du Palais-Royal eût tiré parti de ce qu’il y avait, en de pareilles dispositions, de favorable pour les Polonais !

Aussi bien, l’empereur Nicolas était le moins guerrier de tous les princes de son temps. Manœuvres, revues, parades, il aimait tout cela, et pouvait être vanté comme le premier caporal de l’Europe. Mais la vue d’un champ de bataille l’accablait. Il craignait aussi l’issue que les bouleversements de l’Europe auraient ouverte aux ambitions haineuses qui veillaient dans sa propre famille. Car Constantin, par l’insolence de son attitude et, quelquefois, par la hauteur de ses refus semblait reprocher au Czar le bienfait d’une couronne cédée. Une vive dissidence était venue, lors de la guerre de Turquie, ajouter à l’aigreur des rapports qui existaient entre les deux frères : le grand-duc n’avait pas voulu détacher de l’armée polonaise des régiments qu’on lui demandait, mais dont il avait besoin, dans l’excès de sa bizarrerie, pour son amusement et ses parades.

Ce fut dans les premiers jours de février que le feld-maréchal Diébitch Sabalkanski entra en Pologne avec 120, 000 Russes et 400 pièces de canon. La révolution polonaise n’avait à opposer à cette invasion formidable que 35,000 hommes d’infanterie, 10,000 cavaliers et 136 bouches à feu. Le reste de ses forces, s’élevant à 15,000 hommes, était dispersé dans les garnisons de Praga, de Modim et de Zamosc.

L’armée de Diébitch avait passé sur la glace les marais de la haute Narew, et elle se trouvait resserrée entre la Narew et le Bug, marchant vers le confluent de ces deux fleuves mais une nuit de dégel ayant tout-à-coup amolli les terres et entrouvert les glaces le feld-maréchal changea brusquement son plan de campagne et résolut de transporter sa ligne d’opération sur la rive gauche du Bug, laissant en arrière toute son aile droite composée de 25, 000 grenadiers sous les ordres du prince Szachoskoï. Chlopicki a deviné ce grand mouvement. Il propose d’aller passer le Bug, et de tomber sur les colonnes russes à mesure qu’elles arriveront, ou bien de se tenir sur la rive gauche, de culbuter l’ennemi dans la débâcle du fleuve, et d’en défendre le passage de manière à renfermer Diébitch entre deux larges courants qui allaient devenir infranchissables. D’autres pensaient à brûler Varsovie ; on aurait déplacé le théâtre de la guerre ; on serait allé joindre les Lithuaniens en révolte ; on aurait poussé, au besoin, jusqu’à Constantinople, et, de là, soulevant la Turquie, on aurait tenu en échec ce grand empire du Czar, embarrassé de son étendue. Hardiment exécuté, ce plan pouvait sauver la Pologne mais Radziwill ne songea qu’à ramasser toutes ses troupes autour de la capitale et à livrer sous Praga une bataille décisive. Intelligence timide, il ne savait pas que les peuples en révolution se sauvent par les moyens qui feraient périr les peuples régulièrement gouvernés.

Le 19 février, l’armée polonaise se déployait sur toute la ligne qui s’étend des marais de Zastaw à Kavenczvn. Chlopicki, généralissime de fait, comptait choisir son champ de bataille entre Grochow et le bois d’aunes ; mais à peine le comte Pahlen a-t-il débouché à la tête de 30, 000 hommes, de la forêt de Milosna que le général Szembec fond sur lui à la hauteur de Wawer, suivi de près par la division Zimirski. Au lieu d’un simple engagement, c’est un combat acharné qui se livre sur la lisière de la forêt. Attaqués à l’arme blanche, les Russes sont repoussés dans le bois et n’en sortent que pour y être refoulés encore, jusqu’à ce que Rosen arrivant à leur secours avec trente pièces de canon, les agresseurs sont forcés de se replier sur Grochow, favorisés dans leur retraité par le général Krukowiecki.

Le lendemain, 20 février, l’armée polonaise qui n’avait perdu qu’un quart de mille de terrain, s’appuyait à droite sur la Vistule, à gauche sur le bois d’aunes. Derrière elle était Varsovie qui lui offrait un asyle, mais il était effrayant de penser qu’en cas de revers, une armée de 45, 000 hommes n’aurait qu’un seul pont pour opérer sa retraite. La victoire était pour la Pologne une nécessité.

Diébitch veut emporter le bois d’aunes qui est la clef du champ de bataille. Là se trouvent Skrzynecki, et la brigade Gielgud qui occupe la lisière du bois. Rosen s’y porte avec six régiments d’infanterie, soutenus par trente-six pièces de canon qui couronnent les mamelons de Dombrowa-Gora. La lutte s’engage corps à corps, à la baïonnette. Les grenadiers de Rosen entrés dans le bois en sont trois fois repoussés et la lisière se couvre de morts. Arrive pour les soutenir la cavalerie du comte Witt, mais l’artillerie polonaise se développe en croissant, l’écrase de son double feu, la met en fuite, et la sépare par une ligne de sang des grenadiers russes qui ne peuvent plus ni reculer ni avancer.

Surpris, furieux de voir ses troupes décimées par un ennemi aussi inférieur en nombre, Diébitch mit fin au combat, et résolut d’attendre l’arrivée du prince Szachoskoï qu’il avait laissé en arrière. La plaine était jonchée de cadavres ; il y avait des régiments russes que la mitraille avait réduits au chiffre d’un bataillon ; les deux armées conclurent une trêve de trois heures pour enterrer leurs morts ; mais épuisées de fatigue, après un carnage de trente six heures, elles prolongèrent la trêve pendant trois jours. Le prince Szachoskoï dont le généralissime n’avait pas sû arrêter la marche, arriva le 23 février à Nieporent, après avoir passé la Narew sans obstacles.

Le 25 au matin, le soleil trouva les deux armées rangées en bataille. Quarante-cinq mille Polonais faisaient face à plus de cent mille Russes. Le silence régnait dans les deux camps. Rassemblés dans une masure, les généraux polonais tiennent conseil ; mais la partie est trop inégale, et le découragement est dans leurs cœurs. Chlopicki, désespérant du salut de son pays, pleure de rage. Cependant les divisionnaires sont à leurs postes. Skrzynecki occupe le centre avec sa division renforcée par les faucheurs. Szembec est à la droite, tenant Grochow et s’appuyant sur les marais de la Vistule. A Falle gauche Zimirski est en possession du bois d’aunes.

A neuf heures du matin, la bataille s’engage sur toute la ligne. Diébitch veut s’emparer à tout prix du bois d’aunes, qui est la clef de la position. Chlopicki envoie l’ordre de le défendre jusqu’à la dernière extrémité. La division de Zimirski s’y bat à outrance et lui-même y est frappé mortellement. Alors, à force de soldat, à force de canons, le feld-maréchal se rend maître du bois y loge son artillerie, et attaque la seconde ligne des Polonais, commandée par Skrzynecki. Ce général reçoit l’ordre de repousser les Russes et de reprendre le bois d’aunes. Chlopicki lui vient en aide et tous deux se mettent à la tête des grenadiers, s’avancent au pas de charge, la baïonnette haut, fondent sur la droite du bois, et en chassent les Lithuaniens, qui se replient en désordre, communiquant leur frayeur à toute l’armée. C’est le moment de lancer sur eux la cavalerie. Chlopicki envoie dire au général Lubienski de charger, mais celui-ci refuse d’obéir. Désespéré, Chlopicki se jette dans les rangs ennemis, et répond aux aides-de-camp qui viennent prendre ses ordres : « Allez en demander à Radziwill ; pour moi, je ne cherche que la mort. » Bientôt il est renversé de cheval par un éclat d’obus, et on l’emporte mystérieusement du champ de bataille ; mais la nouvelle de sa blessure se propage dans l’armée et y répand la consternation.

Cependant le feld-maréchal a mis en mouvement toutes ses réserves ; le prince Szachoskoï qui a été battu toute la matinée à Bialolenka, a trompé la vieille expérience de Krukowiecki, lui a masqué ses manœuvres, et, lui laissant son arrière-garde pour occuper ses triomphes, il a enfin opéré sa jonction avec Diébitch. Entouré, foudroyé par une batterie de 40 pièces qui le prend d’écharpe, Skrzynecki bat en retraite et abandonne le bois. Diébitch appelle alors ses 15, 000 hommes de cavalerie, qui s’élancent dans la plaine, poussant devant eux 58 pièces volantes. On distingue dans la masse les fameux cuirassiers du prince Albert, les mêmes qui, en 1814, étaient entrés dans Paris en tête des alliés. L’infanterie polonaise s’est reformée et présente un nouveau front qui demeure impénétrable aux hulans ; mais chargée par une nuée de hussards, la division Szembec fléchit et se replie en bon ordre sur Praga, pendant qu’un bataillon de recrues s’enfuit lâchement sur les glaces de la Vistule, et va porter la terreur dans Varsovie. En ce moment tous les yeux se tournent vers le nord, on s’attend à voir venir la division de Krukowiecki victorieuse à Bialolenka : Krukowiecki reste immobile, comme Grouchy à Waterloo. Pour comble de malheur, les avenues de Praga sont encombrées ; les paysans effarés s’y pressent en foule ; les morts et les mourants sont entassés pêle-mêle ; toutes les issues sont obstruées par des équipages de luxe qui ont servi au transport des blessés et qu’inonde le sang plébéïen. Le désordre est immense, la nuit est venue, l’air est plein de fumée et retentit de gémissements. Pour démasquer les batteries de la tête du pont, Malachowski met le feu aux édifices de Praga, et les flammes de l’incendie viennent éclairer cette scène de désastre, cette Bérésina de la Pologne. Les femmes et les enfants de Varsovie poussent des cris de désespoir ; mais du fond de la vieille ville accourent des ouvriers armés de haches ; en un instant ils renversent les obstacles, enlèvent les décombres, et les barrières sont libres. Alors l’infanterie se remet en ligne et arrête les cavaliers russes par un feu nourri. Les cuirassiers d’Albert franchissant les intervalles des carrés, ont poussé imprudemment jusqu’à la seconde-ligne des Polonais. Engagés dans la boue, leurs pesants escadrons sont bientôt cernés de toutes parts. Sillonnée par les fusées à la congrève, chargée avec furie par les lanciers blancs, toute cette fière cavalerie du prince Albert est anéantie, et l’on entend les hourras des faucheurs qui viennent abattre tout ce qui a échappé aux lances et aux baïonnettes. Ainsi la France est vengée, et c’est de la main des Polonais que périt écrasée l’ancienne avant-garde de l’invasion. Terrible journée où périrent cinq mille Polonais et qui coûta aux Russes l’élite de leurs officiers et plus de dix mille hommes mis hors de combat.

La nuit est close, la canonnade a cessé. Skrzynecki et Szembec veulent poursuivre la victoire un instant ressaisie. Ils proposent au généralissime de tomber sur les Russes à la faveur des ténèbres. Radziwill craint que l’unique pont de Praga ne soit emporté par les glaces : il ordonne la retraite, et passe sur la rive gauche de la Vistule, tandis que Diébitch fait rentrer son armée dans la forêt.



  1. Nous avons sous les yeux les originaux des lettres MM. Nesselrode et Pozzo-di-Borgo, lettres précieuses et inédites que M. de Mortemart veut bien nous communiquer, et que voici :

    « L’Empereur me charge, mon cher duc, de vous témoigner de sa part, combien la mission qui doit vous ramener en Russie lui est personnellement agréable. Dans cette circonstance il a daigné se rappeler, qu’en prenant congé, vous lui avez donné l’assurance que si jamais l’occasion se présentait, de rendre un service spécial à l’union entre la Russie et la France, vous seriez prêt à revenir auprès de sa Majesté, afin de consacrer tous vos efforts pour obtenir un résultat aussi conforme aux intérêts des deux Empires, qu’il serait d’accord avec les intentions et les vœux de l’empereur.

    « Vous venez de prouver, mon cher duc, que vous tenez à remplir votre promesse. Sa Majesté se plaît à vous le dire. Elle aimera encore davantage à vous le répéter de vive voix. Je n’ajouterai rien de plus aujourd’hui, car vous connaissez trop bien les sentiments de l’Empereur à votre égard, pour ne pas être sûr de la satisfaction avec laquelle sa Majesté verra de nouveau auprès d’elle un compagnon d’armes de la guerre de Turquie, qu’elle se plaît à honorer de son estime et de sa confiance.

    Permettez moi, en mon particulier, de vous exprimer le plaisir bien sincère que j’aurai à renouer avec vous, mon cher duc, des relations auxquelles j’ai toujours attaché tant de prix.

    Recevez en l’assurance, ainsi que celle de ma haute considération et de ma sincère amitié.

    Signé : Nesselrode.

    Saint-Pétersbourg, ce 11 décembre 1830. »

    « Mon cher duc,

    Un courrier qui m’est arrivé cette nuit apporte la nouvelle que l’Empereur vous recevra avec la plus vive satisfaction, vous en trouverez une preuve de plus dans la lettre ci-jointe pour vous du comte de Nesselrode. Je viens de communiquer ces heureux renseignements au général Sébastiani qui est allé en rendre compte au roi. Après votre nomination et son insertion au Moniteur, je présenterai immédiatement mes lettres de créance. Garder en attendant tout cela pour vous seul. Parlez-en cependant avec le roi et le ministre, et hâtez ce qui doit précéder votre départ.

    « Agréez mes compliments bien sincères et tous mes sentiments.

    « Votre très-dévoué,
    « Signé : Pozzo-de-Borgo.

    « Jeudi 7 Janvier.