Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 9

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(Vol 2p. 327-366).


CHAPITRE IX.


Seconde phase du gouvernement de la bourgeoisie. — Casimir Périer premier ministre ; son ascendant sur la chambre ; ses rapports avec le roi, son programme. — Séance du 18 mars. — L’Italie abandonnée ; les réfugiés italiens persécutes à Lyon et à Marseille. — Les Autrichiens envahissent l’Italie. — Piège tendu au gouvernement de Bologne ; il fait désarmer les Modenais. — Mission confiée à M. Hubert ; M. Hubert à Paris. — Les Autrichiens à Bologne. — Convention d’Ancône. — Vengeances et perfidie du Vatican. — Comment le gouvernement français est jugé en Italie. — Rappel du général Guilleminot ; véritables motifs de ce rappel. — Violences de Casimir Périer. — Histoires des sociétés populaires ; Société des Amis du Peuple. — Progrès du parti républicain ; son but sa physionomie ; son premier procès. — Décoration de juillet ; troubles. — Éloignement de Casimir Périer pour le roi. — Le roi s’absente de la capitale ; son passage à Metz. — Menaces adressées au maréchal Soult par Casimir Périer. — Dissolution de la chambre.


Continuer la politique de la ruse était désormais impossible. À quoi bon, d’ailleurs ? Toute la force que peut contenir le mensonge des concessions nécessaires, le régime nouveau la possédait : il était fondé, il ne s’agissait plus que de le défendre. Le cours naturel des choses appelait donc au pouvoir un ministre violent. M. Laffitte se retirait de la scène : M. Casimir Périer y monta.

Il arrivait aux affaires avec une colère immense, un orgueil sans bornes et je ne sais quelle impatience farouche d’écraser ses ennemis. Banquier opulent et toujours en éveil, le bruit des factions lui avait causé de mortelles alarmes et il brûlait de s’en venger. Tant que la situation était restée incertaine, il avait épié le pouvoir avec anxiété, et ne s’était point senti la hardiesse d’y porter la main. Mais lorsqu’il crut voir que le peuple s’ignorait ; que la puissance des parais ne répondait pas à leur fougue ; que les ressources de l’esprit de révolte étaient incomplètes, éparses ; que la résistance ne serait ni efficace, ni durable contre tous ces éléments réunis de domination, les capitaux, le crédit, l’organisation, les positions acquises, la discipline… il prit son parti impétueusement, et ne songea plus qu’à prouver à la bourgeoisie tout ce qu’elle pouvait, par l’excès de ce qu’il allait tenter pour elle, en la traînant à sa suite ; car il manquait de courage, non de vigueur ; et s’il tremblait devant l’humiliation d’une défaite possible, devant les dangers d’une lutte inégale, il n’était pas homme, du moins, à perdre les avantages de la force par défaut de résolution et de nerfs.

Bien convaincu, du reste, que dans les intérêts de la classe moyenne c’étaient les siens propres qu’il venait sauver, apportait dans le combat sa personnalité tout entière. Le trône, il le voulait sauver aussi, et il accourait pour le défendre, mais sans illusions, sans dévouement, sans amour, et tout simplement parce qu’il couvait dans la royauté une institution protectrice de la banque.

Président de la chambre, il avait déjà montré, en maintes occasions, combien intraitable était son égoïsme et sauvage son orgueil. Un jour, par exemple, tandis que l’émeute grondait, il arrive au Palais-Bourbon qu’il trouve entouré de soldats Aussitôt son regard s’enflamme ; il va droit aux questeurs, et d’une voix tonnante : « Des soldats, messieurs ? Et en vertu de quels ordres ? – C’est, répondent les questeurs le ministre… – Quel ministre ? Vous n’avez d’ordres à recevoir ici que de moi. » Et M. de Bondy lui faisant observer que la police de la chambre entrait dans les attributions de la questure, « la police de la chambre ! monsieur, s’écria-t-il avec insulte ; dites la police des corridors. » Voilà ce qu’était cet homme. Il fit croire à tous qu’il était né pour le commandement, à force de fierté, de brusquerie et de dédain. Il est juste d’ajouter qu’il atteignit quelquefois à la grandeur, et que s’il lui arriva de prendre pour instruments des êtres méprisables, ce ne fut jamais sans les accabler de son mépris. Premier ministre, il mit le pied sur la législature, comme il l’avait mis, président de la chambre, sur le ministère ; et il en vint au point de ne plus vivre que dans son despotisme et dans ses rancunes, dur à ses serviteurs autant qu’implacable pour ses adversaires, conspuant les hommes de cour, parlant en maître à ses collègues, et n’accordant au roi lui-même qu’une coopération hautaine et un respect amer.

Le lendemain du jour où il avait saisi le pouvoir, s’étant rendu au château, il fut frappé de n’y rencontrer que des visages où se peignaient le mécontentement et la défiance. Les courtisans chuchottaient, sur son passage, d’une manière injurieuse ; on le suivait avec des regards de haine. Il arrive dans le salon où l’attendait la famille royale. Le roi est souriant, la reine polie et grave ; mais madame Adélaïde affecte un maintien glacé, et le duc d’Orléans laisse percer dans son attitude la répugnance que le nouveau ministre lui inspire. A cette vue, Casimir Périer frémit ; et le front pâle, les lèvres contractées par la fureur, il s’approche du monarque, et lui demande quelques moments d’entretien secret. Ils passent dans une pièce voisine ; alors Casimir Périer, d’une voix brusque : « Sire, je vous donne ma démission. » Le roi se récrie, interdit et troublé. Mais Casimir Périer continuant : « Des ennemis dans les clubs, des ennemis à la cour, c’est trop, sire, c’est trop. Faire face à tant de haines à la fois est impossible. » Le roi l’écoutait avec anxiété. Il sentait bien qu’un pareil ministre serait un instrument indocile, si même il n’aspirait à l’empire. Et d’un autre côté, quel moyen de repousser les brûlants services de cet homme ? Comment affronter l’éclat de son inimitié, et le scandale de sa démission qu’on apprendrait avec la nouvelle de son avènement ? Le roi, se répandant en paroles bienveillantes, essaya d’adoucir Casimir Périer. Le trouvant inflexible, il appelle sa sœur et son fils, leur dit l’irritation de son ministre, ce qu’il est convenable de faire pour le calmer. Casimir Périer attendait, jouissant déjà de son triomphe. Il consentit à rester ministre ; mais il ne quitta le palais que satisfait et vengé.

Les collègues de M. Casimir Périer furent, au ministère de la guerre, le maréchal Soult ; aux affaires étrangères, M. Sébastiani ; aux finances, le baron Louis ; à la justice, M. Barthe ; à l’instruction publique et aux cultes, M. de Montalivet ; au commerce et aux travaux publics, M. d’Argout ; à la marine, M. de Rigny. De ces ministres, aucun n’était en état de lutter contre l’ascendant du président du conseil. Seul le maréchal Soult avait assez d’importance pour l’oser impunément. Mais il paraissait disposé à renoncer à la suprématie dans le cabinet, pourvu que, dans la sphère de son autorité, on le laissât librement exercer son adroit despotisme et accroître sa fortune. Car, à côté d’une science militaire incontestable et des plus hautes qualités de l’administrateur, il y avait dans ce soldat heureux tous les défauts des anciens chefs de barbares qui envahirent les Gaules : la rudesse, l’avidité, la ruse.

Assuré de son empire, Casimir Périer ne songea plus qu’à en faire l’épreuve sur la chambre, où, depuis l’émeute de février, le parti de la résistance ne montrait qu’indécision et frayeur. Casimir Périer se présenta au Palais-Bourbon le 18 mars. Quand il parut à la tribune, ému et impérieux, il y eut un moment d’attente solennelle. On sentait bien que le ministère d’un tel homme ne pouvant être qu’un long duel, son programme allait être un défi. On ne se trompait pas. Il commença par nier avec une franchise pleine de fiel que le principe de la révolution de juillet fut un principe d’insurrection. Il annonça hautement sa résolution de briser les partis, de faire faire silence autour du pouvoir. Les peuples insurgés à notre exemple, il les abandonnait à leurs destinées. Ainsi, avec l’Europe monarchique, une paix obstinée ; avec la France démocratique, une guerre à mort, voilà ce qu’il venait promettre.

« Le sang francais n’appartient qu’à la France ! » s’était-il écrié au milieu de son discours. Parole impie ! blasphême de l’ignorance et de l’incapacité ! le génie de la France ayant toujours été dans son cosmopolitisme, et le dévouement lui ayant été imposé par Dieu comme un élément de sa puissance, comme une condition de sa vie.

Pourtant, la majorité de la chambre applaudit avec transport. C’est en vain que le général Lafayette vient opposer à ce programme de l’égoïsme en délire, un touchant appel à tous les sentiments généreux ; c’est en vain qu’il commande au gouvernement le respect de ses promesses, la fidélité, l’honneur ; c’est en vain qu’il montre les Italiens soulevés sur la foi de nos déclarations, et les Polonais armés pour notre querelle. La majorité reste immobile froide, silencieuse. La Pologne, continue le vieux général, c’est l’avant-garde qui s’est retournée contre le corps de bataille. Et il lit des lettres trouvées dans le portefeuille de Constantin, douloureux témoignages des dangers qui menaçaient l’Occident, lorsque la Pologne, se jetant au-devant du czar, s’était offerte en holocauste. Des applaudissements partent des bancs de la gauche. Alors, laissant tomber sur les ministres un regard accusateur : « Est-il vrai, demande Lafayette, que le gouvernement a déclaré qu’il ne consentirait jamais à l’entrée des Autrichiens dans les pays actuellement insurgés de l’Italie ? » À cette foudroyante apostrophe, tous les yeux se portent sur M. Sébastiani. « Entre ne pas consentir et faire la guerre, répond le ministre embarrassé, il y a une grande différence. — Et moi, reprend l’orateur avec force, je dis qu’après une déclaration officielle, laisser violer l’honneur de cette déclaration en se contentant de dire « Non, je n’y consens pas, » est incompatible avec la dignité, avec l’honneur du peuple français. » Une extrême agitation suivit cette lutte parlementaire, et elle eut un retentissement qui se prolongea longtemps dans toute l’Europe.

Casimir Périer ne pouvait plus douter de son ascendant sur la chambre il s’élança, la tête haute, dans la voie qu’il s’était tracée ; mais il avait peu à s’inquiéter de la partie diplomatique de son système. Une volonté supérieure à la sienne avait déjà tout réglé, et l’abandon de l’Italie, par exemple, était résolu.

Dans les derniers jours de février, un grand nombre de réfugiés italiens s’étaient réunis à Lyon. Une expédition en Savoie fut concertée entre eux et activement préparée. Les uns devaient marcher sur Grenoble où les attendaient avec impatience des patriotes français. Les autres devaient se rassembler à Tenay et pénétrer dans la Maurienne. L’accueil qu’ils avaient reçu a Lyon avait singulièrement exalté leurs espérances. De toutes parts leur venaient des marques de sympathie et des excitations puissantes. Des compagnies de volontaires se formaient pour les escorter. Le préfet de Lyon lui-même, M. Paulze d’Yvoi, leur prêtait une noble assistance, croyant répondre en cela aux vues du gouvernement. Une dépêche ministérielle ne tarda pas à le détromper. On lui enjoignait de dissoudre les rassemblements d’Italiens, d’empêcher leur départ, de faire en un mot avorter leur projet. M. Paulze d’Yvoi fut saisi de surprise et de douleur. Opposer une résistance brutale à l’accomplissement de desseins qu’il avait approuvés sans détour, persécuter des proscrits qu’il avait encouragés, il ne put s’y résoudre, et il partit précipitamment pour une tournée administrative, laissant à un conseiller de préfecture le triste honneur d’une mission dont sa générosité ne voulait pas. Cependant, les sympathies de la population lyonnaise pour les exilés devenaient de plus en plus vives dans leurs manifestations. On les pressait de partir, de partir en masse ; et un courageux citoyen, M. Baune, offrait de mettre à leur disposition deux bataillons de la garde nationale. Il ne crurent pas devoir profiter de ces offres. Leurs chefs, qui correspondaient, à Paris, avec plusieurs personnes considérables et, notamment, avec la princesse Beljioioso, parurent craindre de se hâter et de donner trop d’éclat à leur tentative. Peut-être avaient-ils peur, en acceptant une coopération trop bruyante, de mécontenter le gouvernement dont, après tant de promesses indirectes, il leur était malaisé de suspecter la bonne foi. Les réfugiés hésitèrent donc, et ne sortirent enfin de Lyon que par petites bandes. Un lieu de réunion avait été fixé d’avance. Mais au moment où quelques-uns d’entre eux allaient toucher la frontière, entre Maximieux et le pont de Chazet, ils entendirent retentir derrière eux des pas de chevaux. Bientôt parurent des dragons et des gendarmes, envoyés à leur poursuite, et commandés par M. Carrelet, loyal officier qui n’épargna rien pour adoucir la rigueur de sa mission. Résister était impossible les malheureux réfugiés rentrèrent à Lyon, le désespoir dans l’âme.

Quelques jours après, MM. Misley et Linati arrivèrent à Marseille, prêts à s’embarquer pour l’Italie. Ils avaient frété un navire, et possédaient douze cents fusils, deux pièces de canon, des munitions. A eux s’étaient joints plusieurs Italiens qu’appelait à son secours la patrie menacée le comte Grilenzoni (de Reggio), l’avocat Mantovani (de Pavie), le lieutenant Mori (de Faënza), le docteur Franceschini. Le jour de l’embarquement était arrivé, lorsque une dépêche télégraphique vint tout-à-coup porter au préfet des Bouches-du-Rhône, M. Thomas, l’ordre d’arrêter les proscrits. Aussitôt défense de mettre à la voile leur fut signifiée, et l’on mit sous le séquestré le bâtiment qu’ils avaient frété. De semblables violences furent exercées à l’égard de M. Visconti (de Milan) et de l’illustre. général Guillaume Pépé, qui, depuis son arrivée à Marseille, s’était vu sans cesse enveloppé d’espions, ainsi que les officiers attachés à sa fortune.

Et pendant ce temps, les Autrichiens envahissaient insolemment l’Italie ; une bande de jeunes patriotes, armés pour la plupart de fusils de, chasse, courait à Novi se faire accabler par le nombre ; Marie-Louise était rétablie dans son duché ; le duc de Modène, entouré de baïonnettes étrangères, entrait dans cette ville où, en témoignage de sa perfidie, allait couler le sang de Menotti, devenu sa victime pour n’avoir pas voulu devenir son meurtrier ; enfin, les insurgés de Modène se dirigeaient sur Bologne, apportant à leurs frères des légations le secours de leurs armes et d’un ressentiment immortel.

Ce fut alors qu’apparut clairement le piège tendu au Italiens par le principe de non-intervention. Apres l’occupation de Ferrare par les Autrichiens, le gouvernement de Bologne avait envoyé le comte Bianchetti à Florence, avec mission d’y sonder, sur les dispositions de l’Angleterre et de la France, les représentants de ces deux pays. La réponse avait été favorable ; les cœurs étaient remplis d’espérance et de joie. Convaincu que la parole donnée au monde par un ministre du roi des Français était inviolable, mais, que pour avoir droit à la protection du principe de non-intervention, les Italiens devaient le respecter les premiers, le gouvernement de Bologne ferma les yeux sur l’intervention de l’Autriche à Modène, et, quand les Modenais commandés par le noble général Zucchi se présentèrent, il les désarma. Il alla plus loin encore. Trompant la tendresse inquiète de leurs parents, Napoléon et Louis Bonaparte, fils du comte de St.-Leu, s’étaient jetés vivement dans l’insurrection et avaient déployé aux avant-postes un brillant courage : ils furent rappellés en toute hâte par le général Armandi, tant on mettait de soin à conjurer le mauvais vouloir de la diplomatie et à délivrer le Palais-Royal de tout sujet d’alarmes !

On préparait, du reste, avec vigueur, les moyens de défense. Mais comment le gouvernement de Bologne, livré à lui-même, aurait-il résisté à l’Autriche ? Sept mille hommes, dont un tiers seulement se composait de soldats de ligne, de gendarmes et de douaniers, voilà tout ce qu’avaient à opposer aux forces de l’invasion les chefs de l’insurrection italienne. Les armes manquaient d’ailleurs. Il n’existait, dans toute l’étendue des provinces insurgées, que six mille cinq cents fusils. Les piques que le général Grabinski avait fait fabriquer ne pouvaient servir efficacement contre l’ennemi. La Toscane avait refusé de laisser passer quatre cents fusils et quatre cents sabres, achetés à Livourne. Le sort de l’Italie flottait donc au gré de tous les hasards, ou, plutôt, il dépendait de la France. Le gouvernement de Bologne avait prié lord Normanby d’agir en faveur des patriotes italiens auprès du cabinet de Londres : on confia la même mission auprès du cabinet de Paris à M. Hubert, officier de l’état-major général de la confédération suisse. C’était un touchant spectacle que celui de la faiblesse appelant ainsi la force au secours du droit violé. Car enfin, en vertu de quel principe l’Autriche envoyait-elle ses armées au-delà des Alpes terminer une querelle qui n’était pas la sienne ? Elle n’avait pas même ici, comme à Modène, un prétexte dont elle pût couvrir ses violences. Sa conduite, sauvage et inhumaine à l’égard de l’Italie, était en outre, à regard de la France, pleine d orgueil et d’insulte, puisque le cabinet de Vienne, en foulant aux pieds le principe de non-intervention, ne se donnait même plus la peine d’atténuer par le mensonge de ses prétentions l’insolence de ses dédains. M. Hubert se rendit à Paris. Il y plaida la cause confiée à sa loyauté avec beaucoup d’énergie et de noblesse. Le gouvernement transis ne devait-il pas, au moins, s’offrir comme médiateur entre le Saint-Siège et les provinces insurgées ? L’insurrection italienne avait eu des motifs incontestablement légitimes. Éteindre l’embrasement de l’Italie, en y faisant triompher la justice et en la sauvant des ravages d’une invasion brutale, quel rôle plus digne d’un pays tel que la France ! Une politique généreuse et fière était, d’ailleurs, de toutes les politique la plus sûre, la plus prudente. Faire bénir le nom français par le midi de l’Europe ne pouvait être d’un médiocre avantage. Où sont les alliés naturels d’un peuple en révolution si ce n’est dans les contrées ou le souffle de l’esprit révolutionnaire a passé ? Mais on avait hâte, au Palais-Royal, de faire tomber les agitations produites par la grande secousse de 1830. L’intérêt dynastique dominait tous les calculs de la sagesse aussi bien que tous les conseils du devoir. M. Hubert fut reçu poliment par MM. Casimir Périer et Sébastiani, et ne put rien obtenir. Non content d’empêcher les Italiens qui se trouvaient sur notre sol d’aller au secours de leur patrie, le gouvernement français laissait les Autrichiens fondre sur Bologne. C’était aider nos ennemis à violer contre nos amis le principe proclamé par nous-mêmes.

Le 21 mars, tes Autrichiens entrèrent à Bologne. Le gouvernement provisoire courut se réfugier à Ancône, dernier asile ouvert à la liberté italienne. Mais la place n’était pas tenable. Démantelée en 1815 par les Autrichiens qui avaient seulement conservé la vieille enceinte, après en avoir fait sauter les saillants, elle n’était protégée que par une citadelle étroite et à demi-ruinée. Le général Geppert, qui s’avançait pour la réduire, était le même qui en 1815 l’avait occupée. Elle était à la veille d’être attaquée par terre et par mer ; et la nombreuse armée qui la menaçait tramait à sa suite, outre un matériel considérable, un équipage à la congrève. La garnison ne se composait que de huit cents hommes de troupes de ligne, d’une compagnie de canonniers et de quelques centaines de volontaires. Le général Armandi, ministre de la guerre, essaya néanmoins des préparatifs de défense. Le général Busi, qui commandait sous lui, donna ordre de monter à la pointe du môle une batterie qui donnait un double rang de feux sur l’entrée du port. L’ennemi approchait : bientôt tout fut confusion dans la ville. Ici, c’étaient des commerçants furieux de leurs périls. Là, c’étaient les patriotes enthousiastes qui demandaient à grands cris l’emploi des moyens décisifs. Les uns, avec cet emportement naturel aux partis dans le malheur, reprochaient au gouvernement provisoire sa mollesse, ses illusions, et de n’avoir pas su compromettre la révolution pour la sauver, de n’avoir pas cru assez fermement au salut de l’Italie. Les autres parlaient de pousser les choses à l’extrême et de transporter la résistance dans les montagnes de l’Apennin, inaccessible à des troupes régulières. Au milieu de ce mouvement, MM. Vicini, Armandi, Orioli, Silvani, Bianchetti, Sarti, Zanolini, Sturani, Mamiani, qui composaient le gouvernement provisoire, se décidèrent à résigner leur pouvoir et nommèrent un triumvirat. Mais ce triumvirat n’eut pas le temps d’entrer en fonctions. La nouvelle du traité conclu le 5 mars entre la cour de Rome et celle de Vienne étant venue dissiper l’espoir que les plus confiants avaient placé dans la loyauté du gouvernement de France, le général Armandi va trouver ses collègues, leur expose tout ce que la situation a d’inévitable, tout ce qu’une lutte inégale entraînerait de désastres, et leur propose de traiter avec le Saint-Siège. Cette opinion prévaut. Une députation composée de MM. Armandi, Bianchetti, Sturani et Silvani se rend auprès du cardinal Benvenuti, prisonnier du gouvernement provisoire depuis les premiers jours de la révolution ; et c’est avec leur captif, devenu tout-à-coup le représentant diplomatique du Pape, que les chefs de l’insurrection arrêtent les bases du traité par qui l’insurrection était close. Dans la convention d’Ancône, le cardinal Benvenuti accordait aux insurgés amnistie pleine et entière, il engageait à l’exécution fidèle de la convention sa parole sacrée, et il prenait le titre de légat à latere. Ces garanties parurent suffisantes à tous les membres du gouvernement provisoire, un seul excepté, le comte Mamiani : il refusa sa signature. Le lendemain 27 mars, Ancône appartenait à l’autorité du Pape.

La capitulation ne fut pas plus tôt connue à Rome, qu’on y prit la résolution de la déclarer nulle. Mais on dissimula, pour mieux frapper les victimes désignées aux vengeances pontificales. Les patriotes, trompés, se livrèrent de toutes parts. La colonne, commandée par le général Sercognani, déposa les armes dans les forts de Spoleto et de Pérouse. Alors seulement éclata la perfidie, des rancunes du Vatican. Le cardinal Benvenuti avait mis un honorable scrupule à tenir sa parole ; les engagements pris par lui furent considérés comme non avenus. De sanglants édits jetèrent la consternation dans les états du Pape. Les personnes, les biens, tout fut frappé avec une rage aveugle, avec un inconcevable mépris de la foi des traités. Et comme si ce n’était pas assez de la part indirecte de responsabilité que ces horreurs faisaient peser sur le gouvernement français, le nom de son ambassadeur à Rome fut mêlé aux phrases cruelles des proclamations du cardinal Bernetti, sans qu’un démenti de cet ambassadeur vînt couvrir l’honneur de la France. Quant à l’Autriche, elle sut rendre son triomphe plus sauvage encore que son agression n’avait été inique. Quatre-vingt-dix-huit Italiens s’étaient embarqués sur un navire pontifical, avec le consentement formel du légat, et munis de papiers en règle visés par le consul de France. Ces infortunés furent capturés dans la mer Adriatique par les Autrichiens, et plongés comme des malfaiteurs dans les cachots de Venise. De quel crime s’étaient-ils rendus coupables envers l’Autriche ? Faisaient-ils la guerre à cette puissance ? l’avaient-ils offensée ? Voilà ce qu’on se demanda bientôt avec indignation, mais à voix basse, dans toute l’étendue de l’Italie redevenue silencieuse et morne. On pensait aussi au jeune Napoléon Bonaparte, subitement enlevé par une maladie mystérieuse au moment où son apparition sur la scène politique était venue inspirer des ombrages à l’implacable diplomatie des cabinets. De son côté, le duc de Modène livrait Menotti au bourreau, et son ambition déçue se consolait par le sang versé. Le monde assistait avec étonnement à ce spectacle lugubre, et on regardait du côté de la France.

Mais le rôle providentiel de ce grand peuple semblait épuisé. Sa diplomatie, semblable à celle des plus faibles nations, s’usait en condescendances et n’osait pas même s’élever aux artifices. Nous avons laissé le général Guilleminot préparant tout à Constantinople, pour une guerre prévue. Soldat, cet homme nourrissait un sentiment très-vif de la dignité de son pays. L’embrassement de l’Europe, si on le rendait nécessaire, ne lui paraissait pas une calamité beaucoup plus terrible que le déshonneur immortel d’un peuple dont l’inviolabilité importait à la liberté du monde. Le 19 mars, l’ambassadeur français avait remis au Divan une note dans laquelle il engageait la Turquie, non pas à se déclarer précipitamment en hostilité avec les Russes, mais à se tenir prête pour les combats. Le langage de la note était à la fois habile et noble. On faisait observer à la Turquie que, pour secouer un vasselage qui lui pesait, l’occasion était favorable ; que, dans une conflagration générale, sa neutralité serait sa perte, et que prendre résolument un parti la sauverait du danger de fournir, au moyen de son territoire partagé, les indemnités de la guerre finie. Dans la situation où elle se trouvait, il fallait donc que la Turquie armât son escadre, fît trève à son ressentiment contre le pacha de Bagdad, ordonnât au Grand-Visir d’en finir avec les Albanais et d’augmenter ses troupes.

Cette communication fut accueillie par le Divan avec faveur, mais non sans trouble. On lui proposait des résolutions hardies. Accoutumé à chercher auprès de l’internonce autrichien un appui ou des conseils, il se voyait poussé hors de toutes ses habitudes diplomatiques. Dans ses perplexités, il crut devoir s’adresser à lord Gordon, ambassadeur anglais, et il lui fit part des ouvertures du général Guilleminot. La démarche du Divan était justifiée par les marques de sympathie que se donnaient réciproquement à Constantinople, depuis la révolution de 1830, les Français et les Anglais. Naguère encore, une vaste tente avait été dressée, et, dans un repas somptueux, les deux peuples avaient fraternisé. Malheureusement, lord Gordon était tory et anglais dans l’âme. Son intention fut-elle de trahir la France ? Ou bien, ne fit-il qu’obéir aux habitudes de la diplomatie anglaise ? Quoi qu’il en soit, une dépêche adressée par lui à l’ambassadeur d’Angleterre à Vienne fut mise sous les yeux de M. de Metternich, qui écrivit à Paris pour se plaindre et menacer.

Les ambassadeurs étrangers se rassemblent aussitôt chez M. Sébastiani. Le ministre, vivement interpellé par eux sur la conduite de notre ambassadeur, conduite si peu conforme aux assurances pacifiques qu’on leur donnait, le ministre déclare que le général Guilleminot a désobéi aux instructions qu’on lui avait envoyées ; il se joint aux ambassadeurs étrangers pour blâmer l’ardeur jalouse avec laquelle un représentant de la France a servi les intérêts de son honneur ; et, pour mieux prouver la sincérité de son indignation, il prend le parti de frapper le général Guilleminot d’une destitution éclatante et brutale.

La stupeur du général, quand il reçut son ordre de rappel, fut à peine égalée par sa colère. Une destitution ! et pourquoi ? S’il avait cru le gouvernement français capable de faire respecter ses plus solennelles déclarations ; s’il l’avait jugé assez soigneux de sa dignité pour ne pas revenir sur un ultimatum s’il avait ressenti, comme le maréchal Maison, l’injure dans laquelle le maréchal Maison avait vu l’imminence de la guerre…; étaient-ce donc là des crimes irrémissibles ? C’est aux gouvernements nouveaux, surtout, qu’est imposé le devoir de ne point faiblir : un ambassadeur français était-il donc si coupable d’avoir compris que, souvent, la fermeté n’est que le côté noble de la prudence ? Le général Guilleminot revint à Paris, le cœur ulcéré. Mais il ne sut ni obtenir justice ni tirer vengeance d’un gouvernement qui n’était fort que contre la France et contre lui-même.

Ces choses furent donc tenues dans l’ombre. Aussi bien l’importance des négociations diplomatiques disparaissait au milieu des préoccupations que la politique intérieure du nouveau cabinet avait enfantées. Casimir Périer tenait la France en haleine et la remplissait du bruit de ses violences. Il s’était absorbé, d’abord, dans le soin de raffermir le pouvoir. Jusqu’à lui, les fonctionnaires avaient ménagé l’opinion : il leur enseigna le mépris de la popularité et les rangea sous une discipline sévère. Des attroupements menaçaient la tranquillité de la capitale il arracha aux frayeurs de la chambre une loi qui, après trois sommations, prescrivait le feu.[1] Une association nationale, dont les patriotes de Metz avaient fourni le plan et donné l’exemple, s’était formée à Paris, dans le but avoué de rendre à jamais impossible le retour des Bourbons, mais en réalité pour tenir la contre-révolution en échec ; et cette association publiait des listes qui se couvraient de signatures, elle avait une caisse qu’alimentaient une foule de cotisations mensuelles, elle dominait dans la presse, elle élevait à côté du gouvernement un gouvernement rival : Casimir Périer courut au parlement la dénoncer comme factieuse, il la combattit par une circulaire véhémente, destitua les fonctionnaires dont elle avait obtenu l’adhésion, et lui opposa, d’après un projet financier exposé par M. Henri Rodrigues, une association de tous les citoyens amis du pouvoir, ligue de préteurs dont il se déclarait en quelque sorte le chef. Appeler trente mille individus à réaliser un emprunt de cent vingt millions, en prenant chacun, et au pair, une inscription de deux cents francs de rente, tel était le système proposé par M. Henri Rodrigues. Il tendait manifestement à éloigner des emprunts l’intervention ruineuse des banquiers, à ébranler leur souveraineté avide ; et, sous ce rapport, il devait déplaire à Casimir Périer. Mais c’était, dans la situation critique où l’on se trouvait, un puissant moyen de lutte : à ce point de vue Casimir Périer l’adopta, se réservant d’y renoncer, quand serait produit l’effet moral qu’il en attendait. L’emprunt de cent vingt millions ne tarda pas en effet à être adjugé à une compagnie de banquiers. Les souscriptions n’avaient pas atteint le chiffre de vingt-un mille francs. Circonstance heureuse pour cette oligarchie financière dont le président du conseil était l’âme !

Au reste, Casimir Périer, à cette époque, vivait tout entier dans le désir d’abattre le parti républicain. Au fond, la puissance de ce parti était devenue formidable, et tout avait contribué à la servir. Dès le lendemain de la révolution de juillet, un grand nombre de sociétés politiques s’étaient formées. L’Association des Écoles, dirigée par deux hommes d’un patriotisme énergique, MM. Eugène Lhéritier et Marc Dufraisse, demandait avec fougue la destruction de l’Université. Un étudiant, nommé Sambuc, avait fondé dans le quartier latin la Société de l’ordre et des progrès, véritable complot ayant pour but de rendre au peuple l’exercice de sa souveraineté chaque membre de cette association devait avoir chez lui un fusil en état et cinquante cartouches. Avec un caractère moins agressif, et à l’abri des formes légales, l’Union poursuivait à peu près le même but ; tandis qu’à côté d’elle, et sous la présidence de M. Cauchois-Lemaire, qui avait posé avec tant d’éclat devant la royauté mourante de Charles X la candidature du duc d’Orléans, la Société constitutionnelle poussait à l’abolition de la pairie héréditaire, à la suppression des monopoles, à une meilleure répartition de l’impôt et à une réforme électorale prudemment limitée. La Société aide-toi, si célèbre sous la restauration, subsistait encore et n’avait rien perdu de son empire sur l’opinion, grâce à l’activité merveilleuse de MM. André Marchais et Garnier-Pagès. Toutefois, l’esprit qui l’animait n’était plus tout-à-fait le même, et le parti républicain y dominait, depuis qu’elle ne renfermait plus dans son sein ni M. de Broglie, ni M. Guizot, ni aucun de ceux qui ne l’avaient traversée que pour arriver au succès.

Mais de toutes les sociétés populaires la plus active sans contredit et la plus importante était celle des Amis du Peuple. Peu de temps après la révolution de juillet, on avait vu les membres de la Loge des amis de la vérité, dont M. Cahaigne était alors vénérable, descendre sur la place publique, déployer leurs symboliques bannières et entraîner une multitude émue sur cette place de Grève où coula le sang précieux des quatre sergents de la Rochelle. Cette cérémonie fut solennelle et touchante. M. Buchez y prononça un discours dont chaque mot était un ressouvenir. Mais la Loge des amis de la vérité venait de rendre pour la dernière fois témoignage d’elle-même. Embarrassée de ses formes mystiques qui répondaient peu aux sentiments de la plupart de ses membres, elle alla bientôt se fondre dans la Société des Amis du Peuple, société hardie, bruyante, que composaient tous ces héroïques jeunes gens qui avaient guidé, en juillet, les coups du peuple, et à laquelle il fut donné de faire revivre un instant les traditions du club des Jacobins. Dans les premiers mois de la révolution de juillet, les séances de la Société des Amis du Peuple avaient été publiques. Elles se tenaient au manège Peltier, dans une vaste salle où la foule toujours très-nombreuse des auditeurs n’était séparée des membres de la société que par une mince balustrade. Là étaient accourus, tout d’abord, pour s’essayer à la vie publique, et ceux qu’emportait l’élan d’une conviction sincère, et ceux qui, impatients de tout rôle obscur, brûlaient d’agrandir leur destinée. Là, au milieu de beaucoup d’accusations déclamatoires et de propos frivoles, s’étaient produits des discours sérieux, des plaintes éloquentes, et quelquefois des projets d’une savante audace. MM. Guizot, de Broglie, en ce temps-là, siégeaient encore, dans le ministère, à côté de MM. Laffitte et Dupont (de l’Eure). Les doctrinaires prennent soudain l’alarme. M. Guizot propose contre les sociétés populaires des mesures de rigueur. M. Dupont (de l’Eure) combat les inspirations de cette politique violente. Mais pendant ce temps des agents subalternes du pouvoir sont parvenus à ameuter contre la Société des amis du Peuple, les marchands craintifs de la rue Montmartre. Le 25 septembre 1830, la société se trouvant réunie au manège Peltier, un grand bruit éclate au-dehors. Un capitaine de la garde nationale est introduit, et d’un ton respectueux : « Messieurs, dit-il, je n’ai aucun ordre à vous donner. Mais votre séance est l’occasion d’un rassemblement de deux mille personnes dans la rue Montmartre ; peut-être feriez-vous bien de l’ajourner. » – « J’appuie cette proposition, crie une voix. » Un officier d’état-major entrant alors dans l’assemblée, la conjure de se séparer il se présente, dit-il, au nom du général Lafayette. La Société délibère. Il faut résister, disent les uns. Montrons-nous amis de l’ordre, sans pourtant laisser prescrire nos droits, répondent les autres. Enfin, le second de ces deux avis l’emportant la société décide que sa prochaine séance aura lieu sur convocation à domicile, et les membres se séparent en silence, au milieu d’une grande foule diversement agitée.

Il y avait donc long-temps que la Société des Amis du Peuple n’existait plus comme assemblée publique, lorsque Casimir Périer monta au pouvoir ; mais elle était loin d’avoir perdu son influence. Nous avons dit dans un précédent chapitre qu’elle avait armé à ses frais un bataillon, et l’avait envoyé au secours de la Belgique. Un de ceux qui partirent alors comme chefs sous ce populaire drapeau ne devait plus revoir son pays ! Il se nommait Caunes, et avait rédigé à Paris un journal intitulé le Moniteur des faubourgs. L’indépendance de la Belgique le compta bientôt au nombre de ses martyrs. Fidèlement secondée par l’intelligence de M. Félix Avril, son secrétaire, et membre du comité, la Société du Amis du Peuple entretenait avec les départements des relations assidues, ralliait les combattants épars, soutenait les convictions chancelantes, et tenait sans cesse le gouvernement en échec par une série de vives publications ; attaques d’autant plus redoutables qu’on ne savait y répondre que par les pamphlets impurs de la police, ou par des calomnies. Car le ministère public osait à peine provoquer à une lutte judiciaire, devant la magistrature de Charles X, conservée, des hommes que la révolution de juillet avait entourés d’une sorte d’auréole et qui touchaient la multitude par leur courage. « Messieurs, avait dit un jour[2] en plein tribunal, le président de la Société des amis du peuple, M. Hubert, traduit pour un placard où la chambre était offensée, c’est un étrange spectacle que de voir citer devant vous, deux mois après la révolution de juillet, des hommes qui n’ont pas été étrangers au succès de nos grandes journées. Que ceux qui n’ont pas reculé devant cette funeste anomalie en portent la peine ! Quant à moi, je n’aurai pas l’inexcusable faiblesse de vous accepter pour juges et de me défendre devant vous… Juges de Charles X, récusez-vous : le peuple vous a dépouillés de la toge en rendant la liberté à vos victimes, et vous-mêmes avez sanctionné sa sentence en fuyant lorsqu’il se battait. Voyez les rubans tricolores dont nous sommes parés : il y a deux mois encore, vous les eussiez flétris comme des insignes de sédition. Comment osez-vous, avec la même confiance, juger ceux qui les ont portés au mépris de vos vengeances ? Comment osez-vous affronter, sur vos sièges, dont les fleurs-de-lys ont été arrachées, ceux qui ont chassé l’idole à laquelle ont été sacrifiés tant de proscrits ? » Tel était le langage de ces hommes audacieux. Les juges auraient troublé d’avoir à leur infliger des condamnations sévères, et le peuple applaudissait à leur fierté.

Les agitations, quand elles naissent d’un naturel ébranlement du peuple, tournent presque toujours au profit des partis extrêmes : républicaines et constitutionnelles, toutes les sociétés populaires avaient également ajouté à la force du parti républicain, et il était déjà d’un grand poids dans la balance des destinées nationales lorsque Casimir Périer jura sa ruine. Ce parti avait des représentants distingués, et même illustres, dans le parlement, à l’Institut, dans la presse, dans l’armée, dans les sciences, dans les arts, dans l’industrie. Mais c’est surtout comme parti militant que le parti républicain mérite d’être envisagé dans cette période de notre histoire.

Une grande, une sérieuse pensée occupait les chefs de la milice républicaine et allait remplir leur vie. Ils voulaient renouer cette chaîne des idées modernes que l’Empire avait si brutalement brisée. Ils voulaient faire rentrer dans l’histoire cette merveilleuse époque de notre première révolution, sur laquelle étaient passés les coups d’état du général Bonaparte. Leur gloire, on le verra, fut d’accomplir ce dessein profond par le sacrifice absolu de leurs personnes. Service incalculable, qui suffirait pour marquer à jamais leur place dans le récit des plus fécondes vicissitudes de la société française !

Du reste, c’étaient, pour la plupart, des hommes brillants, spirituels, d’une bravoure chevaleresque, et qui reproduisaient plus fidèlement que le parti légitimiste lui-même l’ancien type national. Parmi eux s’étaient réfugies, dans une société que le mercantilisme avait envahie, ces traditions de légèreté moqueuse et de turbulence intelligente, ce goût des aventures, cette impétuosité dans le dévouement, cette gaîté dans le péril, ce besoin d’agir, ces vives façons de traiter les choses sérieuses, qui constituaient autrefois les caractères saillants de la nation. Ainsi, par un contraste bizarre, la préoccupation des choses de l’avenir se voyait précisément chez ceux dont les qualités personnelles rappelaient le mieux le côté brillant du passé.

Mais ces qualités, qui n’excluaient assurément aucun genre d’aptitude politique, étaient loin de répondre aux tendances grossières et matérialistes de la classe dominante. Le parti républicain, d’ailleurs, était difficile à conduire. S’il avait les vertus de tout ce qui est fort et viril, il avait, en revanche, des vices graves : une exubérance d’ardeur de l’étourderie dans le courage, une aveugle foi dans l’efficacité des coups de main, un secret penchant à se défier des hommes supérieurs, l’intolérance, l’indiscipline. Ces vices, une habile direction les eût fait sans peine servir à l’accomplissement des plus vastes desseins. Malheureusement les chefs du parti se trouvaient dans un milieu où tout leur était obstacle. Repoussés par le gros de la bourgeoisie qui les traitait de rêveurs dangereux, sans action sur l’ensemble des affaires, privés de la consistance que donnent les positions acquises, incessamment menacés par le pouvoir ou calomniés par la police, il ne leur fut loisible ni de régler leur marche, ni de combiner savamment leurs efforts, ni d’enrégimenter l’armée frémissante qui s’offrait à eux, ni de choisir lettre allies. Dans un parti qui à déclaré la guerre et au gouvernement établi et à toutes les tyrannies acceptées, les défections sont d’autant plus à craindre qu’elles sont bien moins souvent punies que récompensées. De là, pour les chefs du parti républicain, la nécessité de ménager, dans chaque auxiliaire de la veille, l’ennemi possible du lendemain. Il fallait transiger avec des préjugés qu’on déplorait se laisser porter trop loin par les passions de la masse, pour ne les pas avoir contre soi il fallait être faible par calcul, et, devant des entraînements dont on était affligé, céder une portion du commandement sous peine de le perdre tout entier. Situation difficile d’où naissaient naturellement les embarras et les dangers ! Il est certain que ce ne fut pas toujours sur la fraction la plus sûre du peuple que le parti républicain s’appuya. Il lui arriva même de voir se glisser dans ses rangs des citoyens indignes d’y figurer, et qui étendirent sur lui une solidarité funeste. Que le parti fut circonspect dans ses choix, réservé dans ses alliances, c’est ce qu’auraient voulu quelques hommes qui, comme MM. Charles Fortoul et Charles Teste, unissaient aux plus hautes vertus civiques un naturel soupçonneux et cette amère science de la perversité que donnent les longues luttes. Mais à tout système d’épuration s’opposaient, chez la plupart, et le désir de battre puissamment en brèche un pouvoir détesté, et l’impatience d’arriver au but.

Quoi qu’il en soit, et avant d’entrer d’une manière irrévocable dans l’ardente carrière ouverte leur courage, ces hommes hardis résolurent de confesser hautement leur foi. L’occasion en fut bientôt fournie à quelques-uns d’entre eux. À la suite des troubles de décembre, dix-neuf citoyens avaient été arrêtés, parmi lesquels MM. Trélat, Cavaignac et Guinard, tous trois jeunes encore, mais mûris par l’épreuve des persécutions. Lors du procès des ministres de Charles X, deux d’entre eux, MM. Guinard et Cavaignac, commandaient la deuxième batterie, dont M. Trélat faisait partie en qualité de simple artilleur. Et on les accusait d’avoir voulu substituer violemment la république à la monarchie. Sous le poids de cette accusation, seize citoyens[3] comparaissaient avec eux devant la cour d’assises dans les premiers jours d’avril. Des étudiants, des ouvriers, des hommes de toutes les conditions les attendaient aux portes de la salle d’audience. De nombreux détachements de gardes municipaux occupaient et l’intérieur et les abords du Palais de Justice. Les cours situées sous les voûtes étaient remplies de cavaliers. Quand les accusés parurent, mille bras s’agitèrent pour les saluer au passage ils étaient accompagnés de leurs avocats, républicains comme eux : MMes Marie, Dupont, Boussy, Plocque, Boinvilliers, Rittiez, Michel (de Bourges) ; et on remarquait avec sympathie la sérénité empreinte sur ces visages à la fois si nobles et si fiers. Sur le bureau étaient déposés des carabines, des pistolets et quelques paquets de cartouches.

Après une courte allocution du président, M. Hardoin qui crut devoir recommander le calme aux acteurs du drame judiciaire qui allait se dérouler, les interrogatoires commencèrent. Mais il était aisé de juger à l’attitude des prévenus combien ils comptaient sur l’ascendant de leur patriotisme et de leur intrépidité. Loin de songer à se défendre, ils attaquèrent, tour à tour amers et véhéments, ironiques et passionnés. Les débats durèrent plusieurs jours, et l’émotion du peuple allait croissant. On s’était armé contre les accusés d’un prétendu projet de complot formé, disait-on, sous le Pont-des-Arts : le ridicule de cette accusation fut mis en relief avec beaucoup de bonheur par un des témoins, M. Degousée. M. de Lafayette fut appelé, lui aussi, à la barre comme témoin ; et, à son aspect, toute rassemblée se leva par un mouvement spontané de respect et d’affection. Le vieux général venait protéger de sa présence et de son témoignage les prévenus, qu’il connaissait presque tous, et qui, tous, lui envoyaient, de leurs places, des gestes et des regards amis.

Ce procès donna lieu à des scènes d’un grand intérêt. Dans l’audience du 7 avril, le président ayant reproché à un des accusés, M. Pécheux d’Herbinville, d’avoir eu des armes à sa disposition et d’en avoir distribuée : « Oui répondit-il avec chaleur j’ai eu des armes, beaucoup d’armes, et je vais vous dire comment je les ai eues. » Alors, rappelant la part qu’il avait prise aux combats des trois journées, il dit comment, suivi de ses camarades, il avait désarmé des postes, soutenu de glorieuses luttes, et comment il avait, quoique peu riche, équipé à ses frais des gardes nationaux. Il restait encore au sein du peuple quelque chose de l’ardeur que la révolution de juillet y avait excitée ; on s’animait à de tels récits : les paroles du jeune homme furent accueillies avec exaltation. Lui-même, en terminant sa courte défense, il avait le visage rayonnant d’enthousiasme et les yeux pleins de larmes.

Tout cela rendait les plaidoieries presque superflues. Cependant, MMes Bethmont, Rouen, Marie, Rittiez, Boussy, Plocque, Dupont, Michel (de Bourges), prirent successivement la parole, et jamais cause n’avait été plaidée avec une éloquence plus mâle, plus altière.

MM. Trélat, Cavaignac et Guinard furent aussi entendus. Un talent grave, une admirable sévérité de mœurs, une conviction dont l’énergie se mêlait à beaucoup de tendresse et de charité, distinguaient M. Trélat dans le parti auquel il appartenait. Médecin, il avait plus d’une fois visité les réduits sombres où languit le peuple des grandes villes ; plus d’une fois, il était allé s’asseoir au chevet du pauvre gémissant et abandonné il fit une pathétique peinture des souffrances dont il avait été le témoin ; Il rappela des promesses solennelles qu’on n’avait point tenues, de grands services qu’on avait oubliés.

M. Cavaignac se leva ensuite. Quoique doué d’une organisation d’artiste, qui se révélait par la grace originale de ses manières, l’imprévu de ses écrits, et une conversation d’où jaillissaient mille étincelles, M. Cavaignac se plaisait aux études approfondies et avait donné à sa vie une direction, avant tout, sérieuse. Fils du conventionnel de ce nom, il veillait avec un soin jaloux sur l’honneur de souvenirs si cruellement calomniés pendant la Restauration et l’Empire.

« Mon père, dit-il en commençant, fut un de ceux qui, dans le sein de la Convention nationale, proclamèrent la république, à la face de l’Europe, alors victorieuse. Il la défendit aux armées. C’est pour cela qu’il est mort dans l’exil, après douze années de proscription ; et tandis que la Restauration elle-même était forcée de laisser à la France les fruits de cette révolution qu’il avait servie, tandis qu’elle comblait de ses faveurs les hommes que la république avait créés, mon père et ses collègues souffraient seuls pour la grande cause que tant d’autres trahissaient. Dernier hommage de leur vieillesse impuissante à la patrie que leur jeunesse avait si vigoureusement défendue ! Cette cause, Messieurs, se lie donc à tous mes sentiments comme fils ; les principes qu’elle embrassait sont mon héritage. L’étude a fortifié cette direction donnée naturellement à mes idées politiques ; et aujourd’hui que l’occasion s’offre enfin à moi de prononcer un mot que tant d’autres proscrivent, je le déclare sans affectation comme sans crainte, de cœur et de conviction je suis républicain. »

Après ce noble début, M. Cavaignac repoussa avec une singulière élévation de pensée tous les reproches adressés au parti républicain. On l’accusait de conspirer ? Accusation futile ! Depuis qu’on faisait des révolutions, les conjurations étaient trop peu de chose. Le parti républicain était trop sûr de l’avenir pour manquer de patience et ne se point reposer sur la fortune des peuples. Il aimait bien mieux laisser la monarchie conspirer pour lui par un entassement d’inévitables fautes et d’iniquités fatales. Pourquoi le parti républicain se presserait-il ? Lui était-il permis d’ignorer qu’il existait dans la société un dissolvant si énergique de tous les moyens de pouvoir, que le pouvoir était à refondre tout entier ? Ne savait-il pas qu’en présence des besoins immenses et nouveaux qui tourmentaient le monde, un Dieu même trouverait plus difficile de le gouverner que de le refaire ? On évoquait, contre les républicains, les souvenirs sanglants de 93 ! Mais les gens sensés, ceux qui jugent l’histoire par ses résultats, n’avaient pas oublié sans doute que la Convention avait défendu le sol, étendu la France jusqu’à ses limites naturelles, fécondé le germe de toutes les grandes pensées politiques ; et que, de tous les gouvernements tour à tour poussés sur la scène dans l’espace de trente-six ans, seul le gouvernement de la Convention s’était retiré parce qu’il l’avait voulu, triomphant, et abdiquant au bruit du canon de vendémiaire Des ambitieux déçus, disait-on en parlant des républicains ! C’étaient les ambitieux repus qui disaient cela. Passant à des considérations d’une autre nature, M. Cavaignac montra ce qu’il y avait de réfléchi, de pratique dans l’opinion républicaine, trop éclairée pour antidater son programme et pour vivre des réminiscences de Rome ou d’Athènes. Il combattit la monarchie, considérée dans son action nécessaire, non sur la France, mais sur les nations de second ordre. Grâce au ciel ! la France portait en elle, de quoi surmonter les plus déplorables épreuves ; mais qu’allaient devenir les peuples naturellement placés sous son égide, et qu’il était dans les nécessités de la monarchie de sacrifier ? « La révolution, s’écria M. Cavaignac en terminant, c’est la nation tout entière moins ceux qui l’exploitent ; c’est notre patrie remplissant cette mission d’affranchissement qui lui a été confiée par la providence des peuples ; c’est toute la France qui a fait son devoir envers eux. Pour nous, Messieurs, nous avons fait notre devoir envers elle, et elle nous trouvera toutes les fois qu’elle aura besoin de nous : quoiqu’elle nous demande, elle l’obtiendra. » Une explosion d’applaudissements couvrit ces dernières paroles. Et l’impression ne fut pas moindre, après le discours de M. Guinard, un de ces jeunes gens à la taille élevée, au front noble, qui montraient réunies en eux les fortes vertus du républicain et l’élégance du gentilhomme.

Comme on l’espérait, les prévenus furent acquittés. Ce ne furent alors qu’acclamations, pleurs d’enthousiasme et mouvements passionnés. Les spectateurs se mêlant aux accusés, on voulut reconduire ceux-ci en triomphe. MM. Guinard et Cavaignac et les élèves des écoles parvinrent à se soustraire à l’ovation qu’on leur préparait. L’adjudant Guilley fut reconnu et porté à bras jusqu’à sa demeure, malgré ses exhortations et ses efforts. Plus de trois mille personnes couvraient la place du Palais-de-Justice et le Quai-aux-Fleurs.

MM. Trélat et d’Herbinville étaient montés en voiture avec trois de leurs amis, MM. Achille Roche, Avril et Lhéritier. La voiture partit avec vitesse, mais une foule impatiente la suivait. Bientôt des fleurs pleuvent de tous côtés. On arrête les chevaux ; on les dételle. M. Trélat et ses amis essaient en vain de rappeler la multitude à ce sentiment de réserve qui convient à une peuple libre ; on les traîne à la course jusqu’à la porte de M. Trélat, à travers les applaudissements et les cris de joie. Le soir, un grand nombre de maisons furent illuminées dans Paris. Le triomphe était complet.

Le procès que les républicains venaient de gagner n’annonçait qu’une partie de l’œuvre qu’ils allaient entreprendre. Ils n’avaient touché, dans leur déclaration de principes, qu’aux questions purement politiques et nationales ; ils n’ayaient point abordé celles qu’indique, en les résumant, ce mot, redoutable et profond, le prolétariat. Mais il était facile de prévoir qu’ils ne resteraient étrangers l’examen d’aucun des problêmes sociaux dont la solution emportait au peuple. La suite de cette histoire montrera combien fut hardie et féconde l’intervention du parti républicain dans l’élaboration des doctrines par qui devaient être à jamais discrédités les vices fondamentaux des sociétés modernes. En attendant, c’était une grande victoire que celle qu’ils venaient de remporter. Les destinées de la monarchie en France venaient d’être remises en question aux yeux des souverains étrangers, et la consternation fut grande au château.

Le lendemain, 16 avril, Paris fut sur pied. D’une part, la population s’entassait sur tous les points ; de l’autre, gardes nationaux, cavaliers et fantassins se mettaient en mouvement. La lutte, toutefois, ne s’engagea point.

Casimir Périer avait espéré, par un fastueux déploiement de force, intimider, du moins, le parti républicain. Mais ce parti, conduit par des hommes dont l’audace grandissait par le péril même, redoubla de fougue et sut bientôt trouver l’occasion d’agiter puissamment les esprits. La décoration instituée par la loi du 15 décembre 1830 allait être remise aux plus valeureux combattants de juillet : il fut décidé, à la cour, que la croix de juillet porterait pour légende : Donnée par le Roi, et entraînerait la formalité du serment. À cette nouvelle, les républicains se réunissent, s’organisent pour la résistance, puis courent répandre partout la colère qui les anime. On osait donc faire revivre l’ancien droit monarchique tout par le roi, pour le roi ! La révolution de juillet n’existait donc plus que par le bon plaisir d’un prince, sans qui elle s’était faite, que nul n’y avait vu figurer et qui n’aurait pu y figurer que comme le premier des rebelles ! À quoi songeait-on de transformer en hochet de cour ce qui ne devait être qu’un impérissable témoignage de l’impuissance du despotisme et de la fragilité des trônes ? Que signifiait ce serment qui associait des sentiments serviles au souvenir d’un événement par où avait éclaté la souveraineté du peuple, du peuple en armes ? On s’excite ainsi mutuellement, on s’encourage à l’énergie. Des pétitions véhémentes circulent de main en main. Des protestations sont rédigées. On donne des banquets publics, joyeux essais de révolte. Plusieurs des citoyens qu’attend la décoration, se montrent hardîment un ruban bleu à la boutonnière, comparaissent devant le jury, sont acquittés. Réunis au passage du Saumon au nombre de près de douze cents, sous la présidence de M. Gamier-Pagès, les décorés jurent de n’admettre ni l’obligation du serment ni la légende. Bientôt tout Paris est en émoi. Le chant de la Marseillaise retentit le long des boulevards que parcourent des bandes d’hommes exaltés. La place Vendôme est au pouvoir du peuple, et, pour le disperser, on n’ose employer que des pompes à incendie, le meurtre pouvant donner aux troubles l’importance d’une insurrection.

Le lendemain, jour de l’Ascension, le calme était sur la place publique, mais non dans les cœurs. L’ébranlement de la veille recevait partout des commentaires moitié plaisants, moitié sinistres. Les ridicules moyens de répression mis en œuvre par le maréchal Lobau pour dissiper la multitude, donnèrent lieu à un nombre infini de caricatures où la majesté royale elle-même fut livrée en proie à la gaîté française. La cour s’effraye ; l’idée de la légende est abandonnée ; les maires sont chargés de distribuer les médailles le pouvoir s’avouait vaincu.

De tels faits avaient une signification profonde. Il était clair que, dans cette circonstance, les meneurs de la classe moyenne s’étaient abstenus. C’est qu’en effet la cause de la royauté ici ne se confondait pas avec celle de la bourgeoisie. Au fond, quoique le roi n’eût pris en juillet 1830 aucune initiative, quoiqu’il n’eût couru personnellement aucun danger, quoique la fortune l’eût salué vainqueur sans l’avoir fait combattant, il était dans les conditions du régime monarchique qu’on lui attribuât l’honneur de toutes les belles actions faites sans lui. Au point de vue de la monarchie, cela était non seulement admissible, mais nécessaire. Si la bourgeoisie ne le comprit pas, c’est, je l’ai dit, parce qu’elle n’avait cessé de poursuivre la réalisation de cette frivole utopie : une royauté en sous-ordre, une royauté qui fut un instrument plutôt qu’un principe.

Cette erreur était celle de Casimir Périer. Et par là s’explique la mollesse que, contrairement aux habitudes de sa politique, il venait de montrer. Peut-être aussi ressentait-il une satisfaction secrète du coup qui atteignait la personne du roi. Car il avait pour ce prince une aversion qu’il ne prenait aucun soin de dissimuler, parlant de lui en termes qui excluaient également toute modération et toute décence, et paraissant n’être son ministre que pour être plus à portée de se faire son détracteur.

Le roi, de son côté, regrettait chaque jour davantage M. Laffitte, dont il se rappelait, non sans quelques retours amers, les manières affectueuses, la bonté d’âme, le langage persuasif, et les services modestes. Forcé de subir Casimir Périer il apportait dans ses relations avec cet homme indomptable une contrainte que ne masquait pas toujours suffisamment sa prudence profonde. Casimir Périer, d’ailleurs, jetait plus d’éclat qu’il ne convient dans une monarchie où tout se doit rapporter au monarque. Il occupait trop de place dans les haines.

Soit que le roi voulut ramener à lui l’attention publique trop long-temps distraite, soit qu’il fut bien aise d’interroger par lui-même les sentiments de la France, il résolut tout-à-coup de s’éloigner de la capitale. Après avoir, dans un premier voyage, parcouru la Normandie, il se dirigea vers les départements de l’est. Il ne manqua pas d’aller visiter le champ de bataille de Valmy. Là il parut s’arrêter avec complaisance sur l’emplacement des batteries qu’il avait jadis commandées en avant et à l’ouest du moulin. Arrivé au pied de la pyramide qui consacre la mémoire de Kellermann, il y trouva un vieux soldat qui, à la bataille de Valmy, avait eu un bras emporté par un boulet de canon. Le roi détacha aussitôt le ruban qu’il portait à sa boutonnière et en décora le soldat, comme avait coutume de faire Bonaparte. C’est la règle dans les monarchies d’accorder une importance capitale à ces imperceptibles épisodes d’un drame immense. Les feuilles de la cour faisaient grand bruit des moindres détails du voyage entrepris par l’ancien compagnon d’armes de Dumouriez. On s’attachait beaucoup à occuper la France de son roi.

Au reste, le passage du cortège provoqua partout les manifestations de ce banal enthousiasme, enfantillage éternel éternellement pris au sérieux ! A Metz, cependant, la réception faite au roi fut presque impérieuse. C’était dans cette ville qu’avait été rédigé par le maire, M. Bouchotte, par M. Charpentier, président de la cour royale, par M. Voirhaye, avocat-général, et par M. Domez, le premier plan d’association nationale. La destitution dont M. Casimir Périer avait frappé, à ce sujet, MM. Bouchotte et Voirhaye avait accru l’irritation des patriotes, parmi lesquels comptaient la plupart des conseillers municipaux, tous les officiers supérieurs de la garde nationale et plusieurs militaires de la garnison. Le roi répondit sèchement au corps municipal qui, dans son allocution, s’était élevé contre l’hérédité de la pairie. La garde nationale ayant voulu exprimer, par l’organe de M. Voirhaye, la même opinion, le roi interrompit avec impatience l’orateur, et lui arrachant l’adresse, « La garde nationale, dit-il, ne doit pas s’occuper de questions politiques. Cela ne la regarde pas. – Sire, reprit M. Voirhaye, ce n’est pas un avis qu’elle donne, c’est un vœu qu’elle exprime. La garde nationale n’a point de vœu à former ; les délibérations lui sont interdites ; je ne veux pas en entendre davantage. »

Cette sortie imprévue produisit dans la ville de Metz la plus vive sensation. Les officiers supérieurs de la garde nationale ayant été invités à la table du roi, un seul se rendit à l’invitation. Louis-Philippe ne prolongea pas son séjour à Metz. Il en sortit à cheval, par une pluie battante. A quelque distance de la ville, le cheval d’un jeune homme mêlé au cortège étant venu heurter violemment sa tête à la jambe du roi, il y eut un moment d’anxiété générale. On avait craint une tentative dirigée contre les jours de Louis-Philippe.

Ce fut pendant ce voyage que Casimir Périer, dont une circonstance particulière avait excité le mécontentement, écrivit au maréchal Soult, qui accompagnait le roi : « Si cela continue, je vous brise comme verre. »

Le 14 juillet, jour anniversaire de la prise de la Bastille, le projet formé de planter un arbre de la liberté donna lieu, dans Paris, à des scènes tumultueuses. Un jeune homme, nommé Désirabode, s’était élancé un pistolet à la main à la rencontre du magistrat qui, suivi d’un détachement de gardes nationaux, voulait s’opposer a cette démonstration populaire. Ce jeune homme fut entouré par les gardes et tomba percé de plusieurs coups de baïonnettes. On n’eut pas à déplorer d’autre malheur, et les rassemblements se dissipèrent après avoir fait redouter un moment quelque grande catastrophe.

La chambre des députés avait été prorogée le 20 avril ; le 3 mai, elle fut dissoute. On a vu sur quelles bases elle avait assis la domination de la bourgeoisie. Casimir Périer lui imposait irrésistiblement la loi de son orgueil, il avait obtenu d’elle près de treize cent millions par provisoire, et se tenait d’autant plus assuré de la conduire qu’elle lui obéissait sans l’aimer. Mais on pensa que cela même la rendait importune au roi, qui, d’ailleurs, couronné par elle, lui devait une reconnaissance dont il était, peut-être, secrètement offensé.



  1. Loi sur les attroupements adoptée par la chambre des députés le 2 avril 1831, et par la chambre des pairs le 9 avril de la même année.
  2. Audience du 2 octobre 1830.
  3. C’étaient MM. Sambuc, Francfort, Audry, Penard, Rouhier, Chaparre, Gourdin, Guilley, Chauvin, Pécheux d’Herbinville, Lebastard, Alexandre et Charles Garnier, Danton, Lenoble Pointis.