Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 1

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(Vol 5p. 1-22).

CHAPITRE PREMIER.



Procès de Fieschi. — Morey. — Pépin. — Nina Lassave. — Triple exécution.

Le 30 janvier 1836, les portes du palais du Luxembourg s’ouvrirent pour un procès nouveau. La Cour des pairs allait juger l’assassin du 28 juillet et ses complices. Dans l’enceinte, et en avant du bureau du greffier, on voyait étalés, entre autres pièces à conviction, une machine supportant des fusils inclinés, un tison, un poignard, un martinet à lanières garnies de balles de plomb, un gantelet de fer, une corde ensanglantée. La foule se pressait dans les tribunes, partagée entre une sorte de curiosité sauvage et un profond sentiment d’horreur.

Les accusés furent introduits. Ils étaient au nombre de cinq ; mais il y en eut trois qui fixèrent plus particulièrement l’attention des spectateurs.

Le premier était un homme petit, impétueux dans ses mouvements. Son visage, défiguré par de récentes blessures, exprimait tout à la fois l’astuce et l’audace. Il avait le front étroit, les cheveux courts, le coin de la bouche relevé à gauche par une cicatrice, le sourire provocateur et faux, la lèvre impudente. Il s’agitait beaucoup pour qu’on ne remarquât que lui seul, insultant d’un geste familier ceux qu’il connaissait, et jouissant avec affectation de son odieuse importance.

Le second était un vieillard malade et blême. Toutefois, à l’austérité de sa physionomie, à son œil plein d’une flamme sombre, au calme implacable de sa face romaine, on devinait son cœur. Il s’avança lentement, s’assit à la place désignée sans donner le moindre signe d’émotion et, la tête penchée sur sa main amaigrie, il demeura immobile, le regard fixe, indifférent à ce qui l’entourait, et comme plongé dans la contemplation du monde intérieur.

Le troisième ne se détachait de ses compagnons que par l’excès de son abattement.

On procéda aux interrogatoires. Mais, avant d’aller plus loin, il faut reprendre l’affaire au point où nous avions dû la laisser dans le volume qui précède.

Le lecteur connaît les détails de l’horrible catastrophe qui, le 28 juillet 1835, avait épouvanté Paris. Quelques instants après l’explosion, une jeune fille venant de l’hospice de la Salpétrière traversait le boulevard, à la hauteur du jardin Turc. Une pâleur mortelle couvrait ses joues, et son regard effaré semblait interroger les passants avec angoisse. Arrivée au no 50, et apprenant que c’était de là qu’était partie l’explosion, elle revint sur ses pas précipitamment, regagna la Salpétrière et ne s’y arrêta que le temps nécessaire pour changer de vêtements. Elle pleurait, elle tremblait, et ne cessait de répéter d’une voix étouffée « Je suis perdue ! » C’était la maîtresse de l’assassin: Nina Lassave.

Dans sa frayeur, elle courut se réfugier chez un vieux bourrelier nommé Morey, avec lequel son amant avait eu des relations fréquentes. Celui-ci la reçut affectueusement, la rassura, la conduisit dans un asile qu’il croyait sûr, et ne la quitta qu’après lui avoir promis de revenir le lendemain. Il revint en effet suivi d’un commissionnaire qui portait une malle mystérieuse ; et ce fut par là que tout se découvrit. Cette malle avait appartenu à l’assassin et avait été portée, quelques heures avant l’attentat, chez un ouvrier marbrier, avec ordre de ne la remettre qu’à Morey. On n’eut pas de peine à connaître l’itinéraire de la malle, par les commissionnaires auxquels elle avait été successivement confiée ; et, le 3 août (1835), l’asile de Nina Lassave était envahi par les agents de la force publique. À leur aspect, elle essaya de se tuer, mais on enchaîna son désespoir. Alors elle tira de son corset une lettre qui contenait ces mots « Vous êtes prié de ne plus aller « voir Nina elle n’existera plus dès ce soir. Elle « laisse dans la chambre la chose dont elle était dépositaire. Voilà ce que c’est que de l’avoir abandonnée. Adieu. » Interrogée, Nina Lassave refusa quelque temps de s’expliquer. Enfin elle avoua que c’était Morey qui avait fait porter la malle chez elle, et que c’était à lui qu’était destiné le billet.

Morey nourrissait contre les rois une haine contenue. Ame violente et profonde dans un corps usé par l’âge, il parlait peu, et possédait cette sinistre puissance que donnent une passion unique et le mépris de la mort. On l’arrêta, et il fut traîné devant le juge d’instruction. Mais là il se montra si impassible, si complétement maître de sa pensée, il répondit avec tant de sang-froid aux questions dont on le pressa, que la justice le rendit à la liberté. Elle se ravisa bientôt ; et, quand elle se présenta pour la seconde fois, il lui ouvrit tranquillement sa porte et se livra de nouveau à elle avec une inconcevable sérénité.

L’arrestation la plus importante après celle de Morey fut celle d’un marchand d’épiceries nommé Pépin, homme excessivement timide et faible, mais qui avait été compromis dans les troubles de juin et qu’un solennel verdict d’acquittement n’avait pu protéger, depuis, contre les soupçons de la police. Une fouille opérée dans sa maison et en sa présence par trois agents seulement, lui ayant fourni l’occasion de s’évader, il en profita. Où se cachait-il ? On l’ignora long-temps ; et une fausse nouvelle, rapidement propagée par les journaux, le faisait déjà supposer hors du royaume, lorsque tout-à-coup M. Gisquet reçut avis qu’on était sur la trace du fugitif ; que sa retraite était située entre Meaux et Coulommiers, dans l’épaisseur de la forêt de Crécy. Il ne tarda pas effectivement à être arrêté à Magny, où il fut trouvé en chemise, caché dans une fausse armoire, au fond d’une alcôve, et troublé à un point qui touchait au délire.

Indépendamment des ouvriers Boireau et Bescher, qui figurèrent au procès, on mit la main sur plusieurs individus dont on ne devait plus entendre parler. À Péronne, par exemple, dans la nuit du 30 au 31 juillet (1835), on raconte que, profitant du moment où une des portes s’ouvrait pour livrer passage à une diligence, un homme s’introduisit furtivement dans la ville. Il était sans chapeau, sans papiers on le mena au chef de la gendarmerie, et bientôt on remarqua qu’une de ses mains, qu’il s’étudiait à cacher, portait l’empreinte d’une blessure qui semblait faite par une corde le long de laquelle il se serait laissé glisser. On le dirigea sur Paris ; mais aucun indice ne vint fortifier l’hypothèse de sa complicité.

Cependant, les ténèbres qui avaient d’abord environné l’assassin commençaient à se dissiper. Il s’était donné d’abord le nom de Girard et s’était dit natif de Lodève : sur l’indication de M. Olivier Dufresne, inspecteur des prisons, M. Lavocat fut appelé auprès de lui et le reconnut. Son véritable nom était Fieschi.

Doué d’une énergie que servaient en lui les calculs de la bassesse la plus raffinée, et vaniteux jusqu’à la démence, cet homme avait contracté toutes les souillures. Condamné comme voleur et comme faussaire, après s’être battu bravement comme soldat, il était sorti des prisons d’Embrun, amant d’une femme dont plus tard il corrompit la fille. En lui tout apparaissait monstrueux, même son origine ; car il était né en Corse, terre habitée par une race héroïque, et jamais pareil misérable n’appartint à si noble pays. Long-temps il traîna de ville en ville son inquiétude d’esprit, sa pauvreté intrigante et ses vices. Attiré à Paris en 1830, il y exerça, non sans intelligence, divers métiers dont sa fourberie accrut les profits. C’est ainsi qu’à l’aide de certificats supposés, il avait obtenu du gouvernement les faveurs réservées aux condamnés politiques. Sicaire en disponibilité, il lui arriva d’offrir à ceux dont le patronage s’était égaré sur lui, ses services meurtriers. Ayant vendu à la police son âme et son bras, il se fit l’homme des partis contraires, souffla la révolte, marcha contre l’émeute un poignard à la main, et vécut en aventurier de carrefour jusqu’au moment où ses fraudes découvertes ne lui laissèrent que périls, opprobre et détresse. Réduit alors à fuir un châtiment plein d’ignominie, abandonné par l’une des deux femmes qu’il flétrissait d’une affection incestueuse, désespéré, furieux, impuissant pour tout, si ce n’est pour un crime, il médita quelque coup terrible. Comment il le frappa, et comment sa rage fut trompée, nous l’avons dit.

Il n’y a jamais eu peut-être de scélérat complet : Fieschi possédait une vertu, la reconnaissance. M. Lavocat, directeur de la manufacture des Gobelins, avait su le gagner en le traitant avec bonté dans les rapports qu’ils avaient eus ensemble antérieurement au crime. On put juger, d’après les discours de Fieschi, que, pour obtenir de lui des aveux, le plus sûr était de le soumettre à l’influence de celui qu’il appelait son bienfaiteur. La Cour des pairs avait confié l’instruction à M. Pasquier et aux membres de la pairie par lui désignés M. Lavocat fut prié d’intervenir officieusement auprès du coupable. Mission fâcheuse qu’on ne saurait accepter, surtout dans un pays tel que le nôtre, sans encourir le blâme de l’opinion publique et blesser le plus susceptible de tous les instincts.

Devant M. Lavocat, Fieschi se composa un rôle dont la suite dévoila bien l’hypocrisie. Il exagéra, il enfla d’une manière étrange l’expression de sa reconnaissance il l’étala orgueilleusement, et il en vint à croire qu’elle lui serait une sauve-garde. Alors, pour que l’homme dont il attendait protection acquît la puissance et le crédit nécessaires, il en fit le sauveur du roi. « Au moment d’accomplir le dessein fatal, disait-il, j’ai aperçu mon bienfaiteur, je me suis troublé ; et la machine, abaissée de deux ou trois pouces, a manqué le but. »

Quant aux révélations qu’on lui demandait, il s’y refusa d’abord, fuis, abordant les demi-confidences, il promena les juges instructeurs dans un dédale de contradictions, de subterfuges, de réticences, de mensonges. On dut penser qu’indirectement il marchandait le prix de ses aveux, et l’on s’oublia jusqu’à faire luire à sa vue la promesse d’une grâce qu’on était décidé à ne pas lui accorder[1]. M. Lavocat contribua-t-il à l’entretenir dans le lâche espoir de racheter sa vie en trahissant ses complices ? Nous croyons pouvoir affirmer le contraire. Mais ce qui est certain,— et l’on en verra plus bas la preuve, — c’est que Fieschi conserva jusqu’à la fin la conviction qu’au moment décisif sa tête serait refusée au bourreau. Ce qui est encore certain, c’est que les représentants de la justice ne dédaignèrent pas de spéculer sur la vanité de ce malheureux. On l’entoura d’égards dont l’artifice égalait à peine le scandale. Pour qu’il pût envoyer de l’argent à sa maîtresse, faire largesse à ses gardiens, et ajouter, comme Pépin et Morey, quelques douceurs au régime de la prison, diverses sommes lui furent successivement données elles finirent par s’élever à près de quatre mille francs, et il se plaisait à en disposer d’une manière fastueuse. Que de fois ne s’entendit-il pas appeler monsieur et mon cher ! On s’informait de sa santé avec une sollicitude dont l’urbanité l’enchantait, on lui laissait deviner en quelle estime on tenait son intelligence. Et lui, il acceptait ces hommages comme une sorte d’amende honorable faite tardivement par la société à son génie long-temps méconnu ! Du fond de sa prison, il poursuivait les plus hauts personnages de lettres écrites dans un jargon à part, et où aux plus bizarres adulations se trouvaient cousus des lambeaux d’érudition grotesque. Un jour, il traça un parallèle entre Pépin l’épicier et Pépin-le-Bref ; un autre jour, il composa un long travail dans lequel il se comparait à Salvator Rosa. « Lorsque Talleyrand m’a entendu, disait-il, il s’est troublé, retrouvant dans mon organe celui de Napoléon, qu’il a trahi. » Si bien qu’un scélérat, le plus vil peut-être qui ait jamais existé, en était venu à tomber dans l’adoration de lui-même.[2]

Pour tirer parti de cette ivresse sans nom, il ne restait qu’à rendre odieux à Fieschi les complices qu’on lui supposait. Or, Nina Lassave ayant déclaré tenir de Morey que c’était lui qui, dans la nuit du 27 au 28, avait chargé la machine, on eut soin de rappeler à l’assassin l’explosion qui l’avait mis à deux doigts de la mort. Plus de doute : Morey avait chargé quelques-uns des fusils de manière à les faire éclater, parce que, craignant une trahison de la part de son complice, il l’avait pris pour victime. Ces insinuations eurent le succès prévu le A septembre 855 l’assassin compléta ses aveux.

Il en résultait en substance que Fieschi avait inventé la machine dans un but purement stratégique que l’idée de la faire servir à tuer le roi était venue de Morey que Pépin avait fourni l’argent pour le loyer de la maison et l’achat du bois de la machine. Du reste, le dénonciateur niait la complicité de Victor Boireau, si fortement compromis dès l’origine et, pour ce qui est de Bescher, on n’avait à lui reprocher que d’avoir prêté à Fieschi, sur la prière de Morey, son livret et son passeport.

Tel était l’état des choses lorsque, le 30 janvier 1836, comme nous l’avons dit, les débats s’ouvrirent.

Morey s’y montra jusqu’au bout ce qu’on l’avait vu d’abord. Il y avait dans l’attitude de ce vieillard quelque chose de terrible et de singulier. Au milieu de tant d’hommes diversement émus, seul il ne témoignait ni haine, ni inquiétude, ni étonnement, ni colère, ni pitié. Toujours taciturne, toujours immobile, il n’appartenait à l’assemblée que lorsqu’on l’interrogeait. Il répondait alors pour nier ce dont il était accusé, mais cela froidement, en peu de mots, sans ostentation, sans embarras sans insistance. Hautement dénoncé par Fieschi, il ne sortit pas un instant de cette impassibilité extraordinaire. Son front resta de glace, et l’on ne surprit pas même sur ses lèvres le sourire du dédain.

Pépin, au contraire, passait tour-à-tour d’une agitation fébrile à un morne accablement. À la moindre question, il se troublait, promenait sur l’assemblée des yeux suppliants et remplis de larmes, parlait de sa femme, de ses quatre enfants, et balbutiait des paroles étranges, évidemment dictées par l’égarement de la peur. Je suis innocent, disait-il sans cesse. Il ajoutait qu’il était victime d’un complot infernal, qu’on avait juré de le perdre. Puis, il retombait sur son banc, épuisé, anéanti.

Pour ce qui est de Fieschi, comment décrire son attitude et son rôle dans ces déplorables débats ? La tête haute, le regard superbe, le sourire du triomphe sur les lèvres, il marquait ses victimes d’un geste théâtral et se haussait en quelque sorte sur son infamie, amusant les juges par des bouffonneries ignobles, faisant l’orateur, affichant des prétentions d’érudit, visant à l’effet, attendant qu’on l’applaudît, ainsi qu’un bateleur sur ses tréteaux. Et parmi les juges, il s’en trouva qui l’applaudissaient. À chacune de ses atroces pasquinades, on se mettait à rire, sur les bancs de la pairie, de ce rire approbateur qui semble encourager. L’assassin venait-il à se lever ? les lorgnons se braquaient de toutes parts sur lui, comme en un spectacle. Faisait-il signe qu’il avait à parler ? aussitôt des voix impatientes s’élevaient « Fieschi a demandé la parole ; Monsieur le président, la parole est à Fieschi. » On ne voulait pas perdre un mot de ce qui pouvait sortir de la bouche de ce grand homme Et lui ne se possédait pas d’orgueil et de joie. Sa main sanglante cherchait des mains à presser publiquement. et elle en trouvait. Il échangeait avec sa concubine, placée dans les tribunes, des signes d’intelligence et d’affection. Il posait, il trônait. Que dire encore ? C’était lui qui dirigeait les débats, lui qui excitait ou gourmandait les témoins, lui qui exerçait les fonctions d’accusateur public, lui qui gouvernait l’audience. Etait-il rien qui ne lui fut permis ? Tantôt, pour donner une idée de la manière dont il fallait viser, il criait à M. Pasquier en le couchant en joue avec ses doigts « Je suppose, Monsieur le président, que vous soyez un canard ; » tantôt, raillant le malheureux Pépin, qui semblait engagé dans un commencement d’aveu : « Il ne faut a pas se décourager, disait-il : une femme accouche à sept et à neuf mois. Voilà sept mois… Pépin commence à accoucher. » Quelle que fut son impudence, Fieschi n’osait, tout en le dénonçant, insulter Morey mais, voyant la timidité de Pépin, il prenait un plaisir féroce à le tourner en ridicule et à l’accabler. Pour lui, il s’accusait avec complaisance, s’avouait le plus grand des criminels, et se déclarait trop heureux d’avoir à payer de son sang la vie des infortunés morts sous ses coups. Mais plus II insistait sur le sort qui lui était réservé, sur l’échafaud qui l’attendait, plus il devenait manifeste qu’intérieurement il croyait à sa grâce. D’autant qu’il avait soin de flatter outre mesure ceux de qui elle paraissait dépendre.

Heureusement, il se passa, dans le cours du procès, quelques scènes qui consolent du scandale d’un tel triomphe. Parmi les témoins que Fieschi eut pour contradicteurs, il s’en était présenté un qui avait le front couvert en partie d’une plaque d’argent. Après la déposition Fieschi s’étant écrié « Que voulez-vous que je réponde à un homme qui a la tête felée ? —Il est vrai, répliqua le témoin en foudroyant de son regard le meurtrier, il est vrai que j’ai eu la tête fracassée, mais c’est dans une bataille, ce n’est pas dans un assassinat. »

Les débats avaient employé déjà douze audiences sans ajouter de grandes lumières à celles qui jaillissaient de l’instruction, lorsque la situation d’un des accusés fut aggravée par une circonstance inattendue. Irrité d’une déclaration de Pépin dirigée en apparence contre lui, et vaincu d’ailleurs par les larmes de sa mère, qui le conjurait de tout avouer, Boireau exposa, le février (1836), que si, la veille de l’attentat, il avait fait une promenade à cheval pour que Fieschi pût ajuster ses canons, c’était à la demande de Pépin, qui devait la faire lui-même.

Il y avait là, pour Pépin, comme un coup de foudre. Et pourtant ce fut le signal de la transformation qui s’opéra subitement en lui, transformation complète et véritablement phénoménale. L’un de ses deux avocats, Me Marie, s’était empressé de l’aller voir dans sa prison, au sortir de l’audience. Il le trouva plein de calme, de résolution et de dignité. « Boireau m’envoie à la mort, dit le prisonnier, et je pourrais bien aisément me venger. Mais non… je ne veux pas l’exciter à charger aussi Morey. » À dater de ce moment, Pépin fut un autre homme. Sa figure prit une expression de fermeté simple et touchante sa parole devint lucide ; on eût dit que des horizons nouveaux venaient d’apparaître à cette intelligence jusque-là si bornée.

La compassion qu’il avait généralement éveillée s’en accrut. Il n’avait en effet échappé à personne que si un homme de la nature de Pépin avait trempé dans un complot du genre de celui qu’on jugeait, ce ne pouvait être que par entraînement, terreur ou faiblesse. On l’accusait d’avoir commandité le crime ? Mais l’argent donné par lui, l’avait-il offert spontanément ou pour obéir à une influence terrible que sa pusillanimité ne lui avait permis ni de fuir, ni de secouer, ni de vaincre. L’opinion s’était emparé des interrogatoires des condamnés et de ce document, produit sous la garantie du président de la Cour des pairs, il résultait que Pépin avait fait, pour détourner Fieschi du crime projeté, tous les efforts que comportait la timidité de son caractère que ne pouvant détruire la machine et ne l’ayant jamais vue, il en avait du moins détruit le modèle qu’il avait cherché à arrêter Fieschi en lui représentant le nombre des victimes qu’il allait frapper. Voilà ce qui ressortait, même des dénonciations de Fieschi confronté avec Pépin. N’étaient-ce point là, dans tous les cas, des circonstances atténuantes ? Ainsi pensaient beaucoup d’esprits modérés, bien que l’attentat commis le 28 juillet leur fit horreur.

Cependant, le procureur-général, M. Martin (du Nord), avait prononcé son réquisitoire. Il y avait soutenu l’accusation avec beaucoup de force à l’égard de Fieschi, de Pépin et de Morey, l’avait abandonnée à l’égard de Bescher, et s’était exprimé sur Boireau en termes qui provoquaient une sentence indulgente. Les plaidoiries commencèrent immédiatement.

Chargé de la défense de Fieschi, cause impossible à plaider, Me Patorni ne put que se rejeter sur le meilleur emploi qu’auraient trouvé les facultés de Fieschi dans une société dirigée d’une manière plus intelligente. Mais, comme il partait de ce point de vue pour reprocher au gouvernement d’avoir réduit Fieschi au ésespoir, un mouvement de désapprobation se manifesta sur les bancs de la pairie. Alors, fidèle à son rôle, Fieschi eut l’effronterie de rappeler à l’ordre son propre avocat, ce qui était une flatterie indirecte adressée aux juges et le couronnement de tant de bassesses !

Me Dupont, avocat de Morey, prit à son tour la parole. Après avoir marqué Fieschi au front comme avec un fer rouge, et fait ressortir, à côté de la jactance du délateur, le courage si calme et si vrai de son client, Me Dupont signala des contradictions sans nombre, soit dans les dépositions des témoins à charge, soit dans les déclarations du principal accusé. Il s’étudia ensuite à prouver que Fieschi avait un complice dont il cachait le nom et auquel se rapportaient les inculpations dirigées contre Morey ; que celui-ci n’avait été choisi que pour tenir la place du complice inconnu protégé par Fieschi ; que Fieschi, en un mot, et Nina Lassave, s’étaient entendus pour perdre Morey. Ce système, développé avec un admirable talent d’induction, avait produit sur l’auditoire une impression profonde ; elle fut au comble quand, d’une voix saisissante et avec un geste violent, M. Dupont s’écria: « Croyez-vous que la tâche de l’avocat soit achevée quand il a défendu son client ? Oui, si son client est acquitté ; mais, si on le condamne, il est pour l’avocat un autre devoir à remplir. Pour moi, si Morey est condamné, je ne passerai pas un seul jour de ma vie sans rechercher le complice véritable de Fieschi. Et vous, Messieurs, après avoir fait tomber la tête de Morey, ne craindriez-vous pas que mes recherches ne fussent suivies de succès, et qu’un jour je ne vinsse jeter à votre audience un nom de coupable… quand Morey serait mort ? »

La sensation ne fut pas moindre lorsque, dans sa plaidoirie en faveur de Pépin, Me Marie prononça ces vives paroles « Fieschi peut être satisfait de sa gloire. Comment donc ! mais on l’admire, mais on le caresse, mais on vous a parlé de l’intérêt qu’il a reconquis ! Oh, apparemment, vous voulez que sa marche à l’échafaud soit une marche triomphale ! J’espère, moi, que la morale publique protestera contre cette prétention. Votre crime, vous en subirez la peine ; et si votre nom passe à la postérité, il y passera exécrable ! »

On entendit encore pour Fieschi, Me Parquin et Chaix-d’Est-Ange ; pour Pépin, Me Dupin jeune ; pour Boireau, Me Paillet ; pour Bescher, Me Paul Fabre. Puis, Fieschi se leva et débita une espèce de discours dans lequel il insistait avec emphase sur la grandeur de son crime, sur l’immensité de son repentir, sur la postérité qui l’attendait, sur le courage avec lequel on le verrait mourir. Et toutefois, n’oubliant pas de qui sa grâce dépendait, il avait soin d’affirmer en terminant qu’il estimait Louis-Philippe à l’égal de Napoléon.

Le lendemain, 15 février (1836), la Cour prononça un arrêt qui acquittait Bescher, condamnait Fieschi à la peine du parricide, Pépin et Morey à la peine de mort, Boireau à vingt ans de détention[3]

MM. Philippe Dupin et Marie s’étaient rendus, après l’arrêt, dans la prison de Pépin. Ils le trouvèrent dans sa camisole de force et au milieu de ses gardiens, aussi calme, aussi maître de lui que s’il eût été libre et environné de sa famille. Il les entretint de ses affaires privées avec une netteté d’esprit et une précision de langage qui les étonna.

Morey avait été tel jusqu’alors, qu’il ne pouvait étonner personne en se montrant incapable d’être ému. On avait imaginé un moyen détourné pour lui faire tenir du poison, il répondit « J’aime mieux être guillotiné ; je veux que mon sang leur coule sur la tête. »

Quant à Fieschi, il conservait toujours l’espoir d’avoir la vie sauve. Et comment n’aurait-il pas espéré ? Entouré de soins prévoyants, de complaisances empressées, il pouvait se croire des admirateurs. On lui demandait son portrait, on recueillait précieusement ses facéties, on attendait de lui des mémoires, on s’arrachait ses autographes, devenus pour sa maîtresse l’objet d’un commerce lucratif Et il y en avait, même parmi ses juges, qui brûlaient d’avoir de son écriture, de posséder ses fautes d’orthographe. Il y a plus recevoir la fille de son ancienne concubine, Laurence Petit, passer avec elle des heures entières, prendre avec elle ses repas, voilà ce qu’on lui permettait !

Ajoutons qu’il n’était pas de forme qu’il ne donnât à son repentir ; jusque-là qu’il écrivit un jour à l’archevêque de Paris une lettre dans laquelle il sollicitait la permission d’entendre la messe, rappelant que la première messe avait été servie par le larron pénitent.

Aussi, quelle ne dut pas être la surprise de Fieschi lorsque son confesseur lui vint dire il faut se préparer à mourir. C’est impossible, s’écria-t-il aussitôt, et la suite prouva combien ce cri était sincère. La veille de l’exécution, il disait à Me Patorni, son avocat, qu’on devait lui faire une pacotille et l’envoyer en Amérique. Me Patorni essayant de lui prouver qu’il se berçait d’un faux espoir, il devint soucieux, et, regardant Nina Lassave, assise à sa table « En tout cas, Nina ira se jeter aux genoux de Madame de Trévise, qui ne refusera point de parler au roi. » Il prétendit, du reste, qu’on lui avait fait des promesses et, comme son avocat lui avait prêté quelques livres « Je vais écrire, dit-il, ce qu’on m’a promis, et, si je meurs, a vous trouverez l’écrit caché dans un de vos livres, quand on vous les rendra. » Les livres furent rendus, mais l’écrit ne s’y trouvait point.

Cependant, l’heure dernière approche, l’échafaud a été dressé pendant la nuit sur la place de la Barrière Saint-Jacques, tout est prêt, les condamnés sont attendus. Fieschi prie l’abbé Grivel de remettre un cigare à Morey comme gage de réconciliation. Morey refuse le cigare, Pépin l’accepte.

La pièce destinée aux préparatifs mortuaires s’ouvrit et reçut les trois condamnés. Fieschi était agité dans sa jactance, Pépin résigné, Morey indifférent et austère. Pendant qu’on procédait à la toilette funéraire, Fieschi n’avait cessé de diriger vers la porte des regards inquiets il s’écrie enfin « Mais M. Lavocat ! est-ce que M. Lavocat ne vient pas ? » On lui répond qu’il ne doit point s’y attendre. Alors, l’œil en feu, le visage crispé, le corps animé d’un mouvement convulsif, furieux, effrayant, il s’écrie « Ah ! si M. Lavocat ne vient pas, je meurs damné ! »

Trois voitures, qui devaient transporter les condamnés et les abbés Grivel, Gallard et Montès, leurs confesseurs, stationnaient dans la cour de l’Orangerie. Au moment où Fieschi montait dans celle qui lui était réservée, le colonel de Pozac lui cria « Fieschi, pense à Dieu, et souviens-toi du soldat de Gaëte. » Fieschi expliqua aussitôt à son confesseur qu’il s’agissait d’un soldat corse qui, au siége de Gaëte, avait déployé un courage prodigieux. Lui-même, au reste, il fit preuve, durant tout le trajet, de la plus grande intrépidité. Croyant la conserver, il avait tenu à la vie, mais, rendu à l’affreuse certitude, il contemplait la mort sans trouble. « Je devrais être superstitieux, disait-il à l’abbé Grivel dans la voiture qui le traînait à l’échafaud ; car, lorsque j’étais en Calabre, une bohémienne me prédit que je mourrais un jour guillotiné et l’âme contente elle ne m’a pas trompé. »

Vers huit heures, le lugubre cortège arrivait sur le lieu du supplice. Le triple rang de soldats qui en barrait l’entrée s’ouvrit pour livrer passage aux condamnés et se referma. Pépin, Morey et Fieschi descendirent de voiture. Morey, courbé par les souffrances physiques, s’avançait à demi porté par deux gardes. Il leur avait dit « Soutenez-moi. Le cœur va, mais les jambes ne vont plus. » Les trois condamnés allèrent se placer, les mains liées derrière le dos, au pied de l’instrument du supplice, les prêtres qui les assistaient leur donnant à plusieurs reprises le crucifix à baiser. En cet instant suprême, un commissaire de police vint avertir Pépin que, s’il avait des révélations à faire, il serait sursis pour lui à l’exécution. Il répondit avec fermeté qu’il n’avait rien à dire.

Il s’écoula un moment d’inexprimable angoisse. Puis, un homme fut aperçu qui, la figure pâle, un long manteau jaune sur les épaules, montait d’un pas assuré les degrés de l’échafaud c’était Pépin. Arrivé sur la plate-forme, il cria : « Je meurs innocent, je meurs victime, adieu ! » leva les yeux au ciel, et se livra aux exécuteurs.

Morey vint ensuite. Il n’y avait pas la plus légère altération sur ses traits, et il gardait le silence. Seulement, comme l’exécuteur portait sur ses vêtements une main brusque « Pourquoi, lui dit-il avec douceur et à voix basse, gâter ce gilet ? il peut servir à un pauvre. » Quand on ôta au vieillard son bonnet de soie, ses cheveux blancs furent soulevés par le vent sur sa tête nue. Et il se fit dans la foule un mouvement suivi d’une rumeur sourde.

C’était le tour de Fieschi. Accompagné du digne abbé Grivel, qu’il avait prié « de ne le quitter que le « plus près possible de l’éternité », il s’avance fièrement, prend sur l’échafaud l’attitude d’un orateur, prononce quelques paroles d’adieu, de repentir, et, se penchant vers son confesseur : « Je voudrais bien pouvoir, dans cinq minutes d’ici, venir vous donner de mes nouvelles. » Cela dit, il se retourne vivement, se place de lui-même sur la planche…, et pour la troisième fois le couteau de la guillotine s’abaissa.

Deux jours après, la foule s’amoncelait et se pressait sur la place de la Bourse, aux portes d’un café. Dans un comptoir orné de sculptures précieuses et qu’ombrageaient de riches draperies, vous eussiez vu gravement assise une femme d’une figure commune, borgne, et n’ayant d’autre mérite extérieur que l’éclat de la jeunesse. C’était Nina Lassave. Elle était là, le front rayonnant, la lèvre épanouie, aussi joyeuse que fière de l’empressement qui rendait hommage à sa célébrité. Par un de ces traits qui servent à caractériser une époque, un spéculateur avait compté, pour s’enrichir, sur l’exposition d’une femme immortalisée par la délation et maîtresse incestueuse d’un assassin. Il y en eut beaucoup à qui cela parut tout simple.



  1. On lit page 113 des interrogatoires: « Vous devez tenir à votre famille et à la vie Il n’y a pas d’autre moyen d’être utile à vos enfants et à vous-même que de dire la vérité. »
  2. Nous avons sous les yeux plusieurs autographes de Fieschi ; et si nous transcrivons ici textuellement une lettre écrite par lui à M. le président Pasquier, c’est d’abord parce que cette lettre, si astucieuse et si burlesque, fait connaître parfaitement celui qui l’a écrite, et ensuite parce qu’elle indique avec quels égards on traitait ce misérable, qui devait naturellement se croire et se crut en effet tout permis :

    A Monsieur le président Pasquier.

    « Monsieur le Président,

    Pourège laisser glice en silence la triste nouvelle que j’ait apri quil m’a était sucgéré par Mosieur Zangiacomi, mon digne juge d’istruction.

    Vottre délégué au pré de moi depui long temps, et que même que l’istruction soit finie vous avait la bonté de le prier de venir aupré de moi pour qu’il puise vous doner de mé nouvelle ; Mosieur, conviens cet atention et grand de votre part, car je suis persuade que le mine, serons pour vous sadis’écente, je me porte à mervégle ?

    Mais le votre il sont ette pour moi désagréable ; Davoir appri que vottre santet et Emparfait, Monsieur le Président, conviens cet nouvelle ma plongé dans une profonde rêverie conviens il at attristé mon faible cœur. et jen fait point de difficulté, que vous puisse le croire, parce que vous este en même de juger les homme. Mais la circonstance si funeste pour moi et d’autre victimes que je regret plus que ma vie, qu’il a était la cause que vous avait eu à istruire en si gros couppable comme moi. Au reste vous savait que je nen suis pas flacteur, car tout flacteur est un traitre. et moi cet mon cœur qui parle avecque la plus grand sincérite sans réserve.

    Monsieur le Président Cet lettre elle et écrite san aucoun but aucoun sentiment de flaterie pour aspirer vottre prolection ni cel de persone, car ma conduite mérite le mépri de tous le monde

    Monsieur le Président

    « Empossible à moi de garder mon silence, sans que je puise vous dire voila l’homme, yottre aute sagesse sous tous le points et principalement pour nen me.tre jamais apperçue à vottre age que lé travaux législatif vous fus à charge.

    Que le gran nombre san plagnerait jusque à dire, c’est un fardeau plus pèsent que le Mont Etena que moi je conais tré bien. Pour moi je vous admire et que je vous ai bien éttudié dans mes entérogatoir.

    Car tout saison de la vie a ses eppine pour qui conque qu’il travaglerait, si sérieusement, depuis long temps pour la patrie, car un homme en négligent ses traveaux particuliers nen crain le reproche de persone.

    Mais celui qu’il est sincère à son pay néglige la famigle et ses affaire pour prouver la douce sadisfactions qu’il nen neglige riens pour lui éttre utile. Monsieur le président, l’homme devait sa gloire a sa patrie et non à lui-même. Le mellieurs arme de la viellesse sont le lettres et la vertu, cultivé dans le cours de sa vie.

    Elle produisent à la fin des fruit bien précieux non solement parce que elle-même sont pas abondante, pas dans l’arrière saison. cet qu’il est déjà beaucoup Mais encore parce que le témoignage d’un conscience pure Et le souvenir de plaisir action vertueus sont des grand sadisfaction pour L’homme.

    Monsieur le Président

    Quel sadisfaction de terminer une vie pure et tranquille par un vieglesse heureuse et douce. tel fut cele de Platon qu’il mourue à lage de quatre-vinct un ans ; tenant la plume a la main. Tel fut la fin de Isocrate que quatre vinct 14 ans composa son panathainaige, et qu’il vécut encore cinque ans ! «Son maitre Gorgias de Leonse vecque cent 7 ans sans abandonner ses occupation ordinaire;

    a repondit a quelqu’un

    Je vous voudrais vivre encore Ion temps parce que je nais pas de reproche à me faire.

    E bien Monsieur le Président

    Je madrece et je exorte au près de lettre suprême que vous pusie terminer une si belle carrière.

    La sadisfaction que j’ai prouve en voyant Monsieur Ziangiacomi mat empeche de dormir et je me suis leve pour vous écrire tres pressé une lettre de trois page.

    av

    à Vottre ser embre et obest s

    St FIESCHI. »
  3. Il est à noter qu’avant la délibération décisive, M. Pasquier n’avait pas craint d’interroger Boireau sur un autre complot que celui pour lequel Boireau comparaissait en ce moment devant la cour des pairs. De sorte qu’on profitait de ta teneur que devait naturellement inspirer à un jeune homme le voisinage de l’échafaud pour lui arracher des révélations qui ne concernaient point le crime dont il s’agissait.