Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 7

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(Vol 5p. 187-223).
CHAPITRE VII


Elargissement des prisonniers de Ham. — Attentat. — Débats sur l’Espagne. — Procès de Strasbourg. — Lutte sourde entre M. Molé et M. Guizot. — Projet d’ostracisme. — Loi de disjonction rejetée. Tableau des souffrances publiques. — Présentation de la loi d’apanage. — Pamphlet de M. de Cormenin, — Continuation de la lutte secrète engagée au sein du Conseil. — Origine, physionomie et influence du tiers-parti. — Dislocation du Cabinet du 6 septembre. — Efforts pour constituer un ministère de tiers-parti comment ils échouent. — M. Guizot vaincu ; Cabinet du 15 avril.


Un acte qui semblait préluder à la politique de l’amnistie avait signalé l’avènement du ministère Molé le château de Ham ne renfermait plus de prisonniers.

Déjà trois médecins célèbres, les docteurs Rostan, Ferrus et Andral, avaient été chargés par le gouvernement de visiter les prisonniers de Ham, dont on disait la santé compromise. Parmi les ex-ministres, deux seulement, MM. de Peyronnet et de Chantelauze, consentirent alors à recevoir la visite des médecins, qui, après un examen consciencieux, ne crurent pas devoir conclure, dans leur rapport, à la nécessité de l’élargissement des captifs. Plus tard, néanmoins, le 17 octobre (1836), MM. de Peyronnet et de Chantelauze dont les souffrances s’étaient accrues, furent autorisés à résider, sur parole, le premier à Monferrand, dans le département de la Gironde, et le second dans le département de la Loire. Quant à MM. de Polignac et de Guernon-Ranville, ils s’étaient refusés à faire auprès du gouvernement de Louis-Philippe une démarche qui ne leur paraissait pas compatible avec leur serment. Mais la mort de Charles X étant venue les délier, ils demandèrent à être transférés dans une maison de santé, et, le 23 novembre (1836),une ordonnance parut qui commuait en vingt années de bannissement hors du royaume la peine prononcée contre M. de Polignac, et autorisait M. de Guernon-Ranville à résider, sur parole, dans le département du Calvados.

Ainsi, M. Molé semblait dès son début se séparer de la politique de ses prédécesseurs. Du reste, le roi avait failli devenir victime d’une nouvelle tentative d’assassinat, le jour même de l’ouverture de la session et cette persistante contagion du régicide prouvait assez combien la rigueur était impuissante à garantir le trône.

L’année 857 s’annonça par de vifs débats parlementaires. MM. de Dreux-Brezé et de Noailles avaient fait entendre à la Chambre des pairs des plaintes éloquentes la Chambre des députés les répéta et les agrandit. M. Thiers avait une défaite à venger, le pouvoir à ressaisir ; et, entouré de quelques amis frémissants, il attendait M. Molé au Palais-Bourbon, espérant le convaincre d’impuissance et l’accabler.

L’Espagne, noyée dans son sang, attirait alors tous les regards c’était pour avoir voulu la sauver de la guerre civile que M. Thiers avait succombé. Ce fut donc au sujet de l’Espagne que la lutte s’engagea.

Le rôle de M. Molé dans cette querelle n’avait ni éclat ni grandeur : c’est ce que M. Thiers fit ressortir avec beaucoup d’impétuosité. Il prouva que, considéré dans son esprit et non dans ses termes, le traité de la Quadruple-Alliance liait à la conservation de la royauté d’Isabelle les destins de. la monarchie constitutionnelle née en France, de la tempête de juillet ; que l’intervention en Espagne nous était commandée par notre alliance avec les Anglais ; qu’en courant combattre au-delà des Pyrénées don Carlos, l’élu de l’absolutisme, c’était la cause des gouvernements constitutionnels que nous allions soutenir à la face des peuples, et comme il convenait à des Français, fièrement, l’épée àla main que nous ne pouvions abandonner ainsi la Péninsule, sans y perdre notre influence, sans nous amoindrir à l’excès, sans nous priver d’avance de cette bonne et fidèle arrière-garde que l’amitié de l’Espagne aurait à nous fournir si jamais l’Europe coalisée revenait sur nous par les routes du nord. Répondant à ceux qui n’apercevaient aucune différence entre le système du 11 octobre, celui du 22 février, et celui du 6 septembre, qu’il attaquait, « la différence, s’écriait l’orateur, la voici : Le premier n’avait accordé à l’Espagne que des secours insuffisants le second voulait lui en porter d’efficaces, le troisième n’en veut pas donner du tout ». Puis, habile à manier les craintes qu’inspiraient à la classe moyenne de France les premières clameurs de la démocratie espagnole et ses progrès orageux, il faisait entrevoir à la bourgeoisie française le châtiment possible de son apathie. Car enfin, les juntes espagnoles se formant de toutes parts en tumulte Toreno renversé par Mendizabal, Mendizabal par Isturiz ; l’Espagne constitutionnelle poussée violemment dans les bras du parti démocratique l’épée des démagogues frappant aux portes de St.-Ildefonse parce qu’on ne savait pas écraser les carlistes dans la Navarre ; en un mot, l’émeute dans les appartements de Christine, et la royauté d’Isabelle sur le point de manquer de place entre les séides enrégimentés du vieux despotisme et les partisans de la constitution de 1812 soulevés, furieux… tout cela n’accusait-il pas assez haut l’égoïsme des hommes d’État opposés à l’intervention, et la folie de leur prudence ?

C’étaient là des considérations pressantes : M. Molé leur opposa l’élasticité manifeste des termes dans lesquels le traité de la Quadruple-Alliance était conçu, les inconvénients d’une politique d’aventures, l’or et le sang de la France à mettre en réserve pour des intérêts français, la guerre à éviter là où dominait l’imprévu. Quelque autorité qu’eussent de tels arguments sur une assemblée depuis long-temps asservie à la peur, M. Molé aurait duRcilement triomphé de son adversaire, s’il n’avait pu l’opposer à lui-même. De fait, M. Thiers avait varié dans sa politique à l’égard de l’Espagne. Sous le charme des flatteries dont la diplomatie autrichienne l’avait enivré, il lui était arrivé de repousser l’intervention, dans une dépêche en date du 18 mars, dépêche fatale que M. Molé vint lire à la tribune, et dont il loua la sagesse avec une triomphante ironie.

La discussion fit aussi revivre le souvenir de l’anaire Conseil, basse intrigue dans laquelle on avait laissé tomber le nom de la France. Vainement M. Odilon-Barrot demanda-t-il des explications sur un mystère dont la honte se perdait dans les derniers mois du Cabinet que M. Thiers avait présidé : M. Thiers affirma qu’il n’avait pas tout su, et renvoya la responsabilité à M. de Gasparin, qui, en balbutiant, la rejeta sur M. de Montalivet. M. de Montalivet n’était pas dans la salle en ce moment. Le lendemain, il se contenta d’écrire à ses collègues, dans une missive arrogante, qu’il était prêt à répondre de ses actes. Mais il ne donnait pas les explications attendues. Et la Chambre se tint pour satisfaite en se voyant bravée ! soit qu’on s’effrayât de l’Imminence du scandale, soit qu’on respectât dans M. de Montalivet son protecteur caché.

Le ministère du 6 septembre venait de sortir vainqueur d’une épreuve pleine de péril ; mais son existence n’en était pas plus assurée, parce qu’il couvait dans son propre sein le germe de sa dissolution.

Un jugement droit, une élocutionsans relief mais suffisante et sobre, beaucoup de tenue, de la présence d’esprit et du sang-froid, de l’habileté dans le maniement des hommes, tout ce que donne l’habitude des grandes relations, l’expérience des affaires, une politique apprise à l’école de l’Empire et par conséquent le goût du despotisme, mais avec cela une facilité singulière à se plier au joug des circonstances, peu d’élévation dans les vues, nulle hardiesse dans l’exécution, un amour-propre inquiet et trop aisément irritable : voilà ce que M. Molé avait apporté aux affaires en qualités et en défauts.

Qu’il eût occupé dans le Conseil la première place sans y prétendre à la domination, M. Guizot le lui aurait pardonné ; mais M. Molé, comme premier ministre, entendait avoir le pas sur ses collègues, et c’est ce qui paraissait intolérable à M. Guizot, jaloux de personnifier dans un poste secondaire le Cabinet tout entier, et réclamant une influence proportionnée aux haines soulevées contre lui. M. Molé devant M. Guizot, c’était la susceptibilité patricienne aux prises avec l’orgueil. Le premier s’irritait d’avoir la suprématie à conquérir ; le second affectait à l’égard de l’homme qui la lui contestait une sorte d’étonnement dédaigneux dont rien n’égalait l’injure. De là un duel sourd, implacable, dans lequel les conceptions législatives, les desseins politiques, l’emploi des agents, les mesures les plus générales en apparence, n’entraient que comme des armes à l’usage de la jalousie. Nous en pourrions citer mille preuves ; quelques-unes suffiront, et peut-être le lecteur trouvera-t-il instructive la puérilité même de certains détails.

C’était, on l’a vu, M. Guizot qui avait fait placer au ministère de l’intérieur, pour y être tout-puissant, M. de Gasparin. La présence de M. de Gasparin dans le Conseil était donc très-gênante pour M. Molé. Aussi, quelle ne fut pas la joie du premier ministre lorsque, dans la discussion de l’adresse, il vit son importun collègue réduit à laisser tomber de la tribune des excuses insignifiantes, embarrassées, dignes enfin des murmures qu’elles excitèrent. Plus de doute, M. de Gasparin était perdu dans l’esprit de la Chambre après une démonstration aussi claire de son insuffisance oratoire, M. Guizot oserait-il encore le soutenir ? Evidemment c’était impossible : le moment était venu de porter à une influence rivale un coup décisif… Ainsi pensa M. Molé ; et le soir même de la séance marquée par l’échec de M. de Gasparin, il s’en exprima librement chez Mme de Boignes, dont le salon avait à cette époque une importance politique. Le lendemain, le premier ministre courait chez M. Guizot pour le mettre en demeure, ou d’accepter le ministère de l’intérieur, ou d’y souffrir M. de Montalivet à la place de M. de Gasparin. M. Guizot s’était attendu à la démarche et il avait pris son parti. En apercevant M. Molé, il s’écria : « Je sais ce que vous venez me proposer : le ministère de l’intérieur ? Je le prends. » À ces mots, prononcés d’un air impérieux et d’une voix altière, M. Mole s’émeut, et, par un soudain revirement de pensée, il demande à garder pour collègue celui-là même dont il était disposé à exiger le renvoi.

Cependant, une nouvelle venait de se répandre qui remplissait les ministres de trouble et de confusion. Le 6 janvier, les débats judiciaires relatifs à la conspiration du 30 octobre 1836 avaient commencé, et le Cabinet en avait appris le dénouement au milieu des dernières rumeurs soulevées par la discussion de l’adresse.

Parmi les complices du neveu de Napoléon, MM. de Persigny, Lombard, Gros, Pétry, Dupenhouat, de Schaller, étaient contumaces et il y avait sept accusés présents : le colonel Vaudrey, les chefs d’escadron Parquin et de Bruc, les lieutenants Laity et de Querelles, M. de Gricourt, Mme Gordon. Depuis 1830, les procès extraordinaires n’avaient certes pas manqué à la curiosité publique ; mais tout concourait à donner à celui-ci une physionomie particulière et saisissante : le rang des accusés, militaires pour la plupart le glorieux passé des uns, la jeunesse et la fierté des autres ; cette impériale révolte si pleine de souvenirs ; Louis Bonaparte voguant impuni vers des contrées lointaines ; parmi les pièces à conviction, l’aigle aux ailes déployées le tribunal érigé dans Strasbourg, ville à la fois républicaine et guerrière placée sur le chemin de nos victoires, et, sous ses dehors allemands, la plus française peut-être de nos cités ; le Rhin, en un mot, coulant à quelques milles de l’enceinte où siégeaient les juges, ce Rhin que Napoléon avait franchi ! Aussi ne vit-on jamais pareil spectacle. Les audiences commençant de grand matin, l’impatience, pour éclater, n’attendait pas le lever du jour ; et, avant l’aube, les abords du palais de justice ne présentaient que groupes agités, que femmes se pressant aux portes une lanterne à la main.

L’attitude des accusés répondit à l’intérêt qu’ils excitaient. Le commandant Parquin puisa dans son dévouement à la mémoire de l’Empereur des accents d’une force et d’une vérité singulières. Douée d’une éloquence naturelle que relevait le caractère énergique de sa beauté, Mme Gordon sut ennoblir par la vivacité de ses convictions politiques ce qu’avait d’inusité son rôle de conspiratrice. MM. de Querelles, de Gricourt et de Bruc soutinrent l’interrogatoire avec assurance, et le colonel Vaudrey avec une fermeté toute militaire, quoique mêlée par fois d’embarras. Mais, parmi les accusés, nul ne remua plus fortement les âmes que le lieutenant Laity. C’était un jeune homme plein de courage, au regard triste, à la figure transparente, sérieuse et passionnée. En se jetant dans une entreprise où tout n’était que périls, il avait cru faire pacte avec la mort. Vaincu, il refusa de se défendre, et l’on ne parvint à l’y décider qu’en lui montrant jusqu’à quel point sa résolution compromettait ses compagnons d’infortune. Devant les juges, il fut indomptable et calme. Il s’exprimait noblement, sans recherche et d’un ton bref, en soldat. « Je suis républicain, dit-il, et n’ai suivi le prince Louis Bonaparte que parce que je lui ai trouvé des opinions démocratiques. » Les dépositions des témoins donnèrent lieu à divers incidents qui ajoutèrent à l’impression de l’ensemble. Le colonel Tallandier ayant raconté qu’en arrêtant le commandant Parquin, il lui avait arraché une de ses épaulettes de général, « il est très-vrai, s’écria celui-ci, que M. Tallandier m’a insulté. Il pouvait le faire impunément j’étais son prisonnier. » Et ces mots provoquèrent entre les deux soldats un échange de paroles et de regards dont chacun put deviner la portée sinistre.

Au dehors, l’émotion allait croissant. La ville retentissait de vœux formés en chœur pour l’acquittement des accusés. On entendit crier dans les rues Vivent les opinions du lieutenant Laity ! Un procès gagné en quelque sorte par l’ombre auguste de Napoléon était, aux yeux des bonapartistes, une merveilleuse victoire. Les républicains brulaient de voir l’autorité morale du roi régnant affaiblie et décriée. Plusieurs ne poursuivaient que l’humiliation du ministère. Et chacun de masquer les conseils de la haine ou les entraînements de la passion en invoquant le principe de l’égalité. Car, pouvait-on frapper les complices de Louis Bonaparte, quand Louis Bonaparte lui-même était élevé au-dessus du châtiment ? Ici l’injustice paraissait toucher au scandale. Aussi, s’en expliquait-on bruyamment dans les salons, dans les cafés, dans les hôtels, dans les brasseries. Et les jurés n’allaient nulle part sans traverser des impressions dont il fallait subir l’empire.

Il n’était pas jusqu’au choix des avocats qui ne fût de nature à protéger puissamment les accusés. M. Ferdinand Barrot portait un nom illustré par les luttes politiques ; M. Parquin, membre célèbre du barreau de Paris, se présentait pour défendre la vie ou la liberté d’un frère ; M. Thierret jouissait d’une grande réputation de science ; l’avocat de M Gordon, M. Liechtemberger, avait acquis dans l’Alsace l’influence de la vertu colorée par le talent. Quant à M. Martin (de Strasbourg), il n’avait pas encore atteint à la réputation qu’il devait acquérir plus tard mais déjà l’on pouvait aimer et estimer en lui un républicain sans reproche, un homme en qui l’austérité des convictions, la fermeté du caractère, se mariaient à une rare simplicité de mœurs et à une douceur exquise.

Attaqués par le procureur-général, M. Rossée, avec un emportement dont la modération de M. Gérard, procureur du roi de Strasbourg, fit ressortir l’excès, les accusés furent éloquemment défendus. Chacun des avocats vint plaider à son tour, et sous des formes variées, le système de l’égalité devant la loi. Quant à M. Parquin, il n’eut, pour attirer à lui tous les cœurs, qu’à s’abandonner aux inspirations de la tendresse fraternelle. « 0 ma vénérable mère, s’écria-t-il en finissant, toi qui, à quatre-vingt deux ans, as retrouvé des jours sans repos et des nuits sans sommeil, toi qui accuses le ciel de ne t’avoir pas enlevée plus tôt à la terre, je te vois, je t’entends… Parquin, qu’as-tu fait de ton frère ?… Ah ! ma bonne, ma vénérable mère, sèche « tes pleurs. Ton fils ! un jury d’Alsace te le rendra. » Des sanglots retentirent alors de toutes parts, et ce fut au milieu d’un attendrissement inexprimable qu’on se sépara. Le lendemain, 18 janvier 1837, au moment où les jurés entraient dans la salle des délibérations, plusieurs voix s’élevèrent : Acquittez ! acquittez ! Un profond sentiment d’angoisse se peignait sur tous les visages. Mais, lorsque les jurés étant rentrés en séance, leur chef prononça ces mots « Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, sur toutes les questions, la réponse du jury est : Non, les accusés ne sont pas coupables, » il y eut dans l’auditoire un mouvement de satisfaction contenu à peine par le respect dû à la justice. Bientôt la lecture du verdict d’acquittement par le greffier ouvrant un libre cours aux sentiments de tous, les accusés se précipitent dans les bras de leurs défenseurs on s’empresse autour d’eux, on les félicite ; et ce cri résonne avec force dans la salle : Vive le jury ! le jury d’Alsace ! Dans la cour extérieure du palais, mêmes transports. La ville de Strasbourg prit un air de fête, on offrit aux accusés un banquet somptueux, et les émotions furent prolongées par un duel entre le colonel Tallandier et le commandant Parquin, duel où celui-ci reçut une assez grave blessure, après avoir mis lui-même son adversaire en danger.

L’issue du procès de Strasbourg consterna les ministres. Le roi en fut particulièrement affecté. À Vendôme le sous-officier Bruyant venait de tenter une insurrection avec le drapeau de la république ; la pensée des complots grandissait ; des haines implacables germaient dans la nuit dont s’étaient environnées les sociétés secrètes ; un ouvrier mécanicien nommé Champion fut découvert tramant un régicide, et il s’étrangla dans son cachot, sans qu’on pût savoir s’il ne laissait pas quelque sanglant héritier. Tout cela pesait sur le cœur de Louis-Philippe. Accoutumé, lorsqu’il n’était qu’un prince du sang, au bonheur des promenades solitaires, il gémissait sur sa liberté perdue et il s’irritait de cette prudence pleine d’angoisse dont il avait dû s’armer contre les desseins de tant d’ennemis invisibles. Qu’il se mêlât à une semblable tristesse des élans d’indignation et le désir de couper court à toute tentative nouvelle par des mesures de rigueur, rien de plus naturel sans doute ; mais dans cette tendance à établir un vaste système de répression, il y eut abus, et le tort vint des ministres. Dominés par des ardeurs jalouses, M. Guizot et M. Molé se tenaient sans cesse en observation auprès du roi, se disputant ses préférences, épiant, sans se l’avouer peut-être à eux-mêmes, les premiers indices de sa volonté pour accaparer sa faveur, et, par une triste émulation de condescendance, exagérant sa propre pensée. Aussi s’étudièrent-ils comme à l’envi à nourrir les inquiétudes du maître et ses chagrins vigilants. Réprimer devint, pour ainsi dire, le mot d’ordre du Conseil, et ce fut à qui proposerait le plus promptement les mesures les plus sévères.

M. Molé conçut alors un projet tel, qu’on n’aurait pu l’exécuter qu’en temps de crise ou sous le régime du pouvoir absolu. Il s’agissait de faire accorder au ministère le droit d’éloigner arbitrairement de Paris quiconque paraîtrait un peu trop dangereux. C’était un véritable plagiat de la loi des suspects. M. Guizot ne goûta pas la proposition ; mais il craignit, s’il la combattait directement, que son rival n’en prît avantage dans le combat d’influence qu’ils se livraient. Il en consulta donc avec ses amis, et M. Duvergier de Hauranne se chargea d’une démarche auprès de M. Molé. L’entretien eut tout le succès désirable. M. Duvergier de Hauranne fit observer que la mesure était d’une portée incalculable ; qu’elle se liait à un système de coups d’État ; qu’une crise seule pouvait justifier l’emploi de pareils moyens qu’il ne convenait pas après tant d’efforts de montrer la France dans une situation révolutionnaire… M. Molé se rendit, mais non sans humeur et l’on finit par s’arrêter à trois projets de loi marqués évidemment à la même empreinte. Le premier portait que, lorsque des crimes prévus par certaines lois déterminées auraient été commis en commun par des militaires et des individus appartenant à l’ordre civil, ceux-ci seraient renvoyés devant les tribunaux ordinaires et ceux-là devant les conseils de guerre. Le second demandait qu’on établît à l’île Bourbon une prison destinée à recevoir les citoyens déportés. Le troisième menaçait de la réclusion quiconque ne révélerait pas, en ayant connaissance, les complots formés contre la vie du roi.

En même temps, et comme pour rendre profitables à la fortune du roi les dangers que courait sa personne, les ministres conviaient la Chambre à constituer au duc de Nemours un riche apanage et à donner à la reine des Belges, sur l’argent des contribuables, une dot d’un million.

La première de ces trois lois, restée célèbre sous le nom de loi de disjonction, était une œuvre de colère, une revanche cruelle du verdict de Strasbourg : elle révolta la conscience publique. Quoi donc ? Pour un même crime des juges différents ! La division des causes dans la connexité des délits ! Et qui sait ? À deux pas du tribunal par qui des soldats coupables de rébellion seraient condamnés à mort, un autre tribunal qui acquitterait leurs complices ! L’opposition à la Chambre fut terrible. M. Dupin aîné commença l’attaque avec une verve sans égale et une autorité qu’il puisait dans son dévouement, bien connu, au gouvernement dont, cette fois, il se posait l’adversaire. Jamais sa physionomie n’avait été plus expressive son geste plus vif, sa voix plus mordante son éloquence plus féconde en étincelles. Rappelant que le principe d’indivisibilité avait été proclamé saint par tous les criminalistes anciens ou modernes, il montra ce principe mis hors d’atteinte dans les États despotiques comme dans les démocraties agitées ; il le montra respecté même à une époque où il y avait des juridictions royales, seigneuriales, prévôtales, ecclésiastiques, universitaires ; il le montra survivant aux révolutions, traversant les âges, debout enfin, toujours debout au milieu de tant de ruines entassées par l’histoire. Puis, pénétrant dans les entrailles de la question, « pourquoi, s’écriait-il, lorsqu’un délit est commis de complicité par des militaires et de simples citoyens, pourquoi recourir, à l’égard des premiers, à une juridiction exceptionnelle ?… Est-ce que le jury ne veut pas de discipline dans l’armée ? Est-ce qu’il préfère le désordre ? Est-ce que le propriétaire, le négociant, ne savent pas que, sans l’ordre, leur travail, leur industrie, seraient compromis, et que la discipline dans l’armée est le gage de leur repos ? Passant aux conséquences, la justice militaire, Messieurs, veut que ses arrêts soient promptement exécutés. Ferez-vous exécuter l’arrêt ? Vous renoncez à la confrontation des témoins. Si, au contraire, vous faites surseoir à l’exécution vos témoins ce sont des condamnés à mort. Et quoi de plus cruel que de tenir a un homme pendant trois ou quatre mois sous le coup de la mort ? Ne comprenez-vous pas que son supplice sera augmenté, sera doublé ?… Mais j’aperçois quelque chose de plus terrible encore dans ces deux procès qui se font séparément. Si les accusés du conseil de guerre sont condamnés, l’accusateur public se présentera au jury, leur tête à la main, en quelque sorte, pour demander la tête des autres !… » S’élevant à des considérations plus générales l’orateur ajoutait « Votre loi détruit le sentiment qui lait le bon soldat, ce sentiment qui dit au soldat qu’il est citoyen. Ce qui rattache le soldat au pays, c’est qu’il pense à la maison de son père, à son champ, au cimetière qui a reçu les cendres de ses aïeux et doit recevoir les siennes. C’est tout ce qui tient à sa petite patrie qui lui rend la grande chère. Les bons citoyens font les bons soldats… La justice est une en France, disait Napoléon on est citoyen avant d’être soldat. (Vous l’entendez… Napoléon ! Voilà sa pensée). Il faut que les délits du soldat soient soumis à la justice civile. Oui, cela doit être ainsi, sauf à l’armée, car l’armée emporte tout avec elle, c’est l’État qui voyage… Un autre point capital, c’est qu’il ne faut pas que la tutelle de la société soit abdiquée par elle-même. Eh quoi ! quand un crime à la répression duquel tout l’État et est intéressé aura été commis, ce ne sera plus la société qui aura le droit de répression Or, le jury, c’est la société même… Si vous faites de l’armée un corps comme autrefois le clergé ; si, après lui avoir mis les armes à la main vous l’investissez du droit de rendre la justice sous les armes, vous abdiquez la justice, vous n’êtes plus la société, vous déléguez vos droits à des hommes armés qui peuvent en user contre le pays et contre vous-mêmes ».

Pour détruire l’effet de cette vigoureuse improvisation, successivement appuyée par MM. Delespaul, de Golbéry et Nicod, il fallait un orateur puissant : M. de Lamartine se présenta. Il commença par dénoncer dans le verdict de Strasbourg un scandale sans exemple. Il s’étonnait, il s’indignait de tant de faveur accordée à d’aussi hardis rebelles ; et, quant à l’impunité dont leur chef s’était vu couvert par la clémence royale, il rappelait que Louis Bonaparte avait été mis hors la loi commune le jour où, puni de la gloire de son nom, il fut frappé par la raison d’État d’un exil éternel. Qu’y avait-il d’injuste à ce qu’il profitât, coupable, d’une position exceptionnelle dont il avait souffert innocent ? Et à supposer que l’indulgence du roi se fût trompée, de quel droit douze jurés faisaient-ils comparaître à leur barre la majesté du trône ? Avaient-ils mission de venger les principes violés, de rappeler le pouvoir au respect de l’égalité méconnue ? Suivant M. de Lamartine, il fallait se prémunir contre de tels abus en adoptant, au moins comme mesure transitoire, la loi proposée, loi bien facile à justifier, après tout, puisque les délits politiques commis par les militaires avaient un caractère spécial de gravité qui réclamait une juridiction particulièrement sévère.

Un long tumulte suit ce discours. M. Charamaule, pour le réfuter, paraît à la tribune, et la lutte continue. Appuyé par MM. Parant, Moreau (de la Meurthe), Persil, Magnoncourt, Martin (du Nord), le projet est flétri par l’Opposition avec une vivacité croissante. M. Chaix-d’Est-Ange l’appelle une loi de suspicion contre le jury. M. Teste le range dans la catégorie de ces mesures sinistres dont la liste comprend dans notre histoire et le tribunal révolutionnaire et les cours prévôtales. Mais la violence des partisans du projet se retrempe dans l’ardeur même de ces attaques. Dépassant la limite fixée par les ministres, le général Tirlet ne craint pas de demander que, dans le cas où les crimes prévus seraient commis par des individus de l’ordre civil, de complicité avec des militaires réunis et commandés par un ou plusieurs chefs militaires, tous les prévenus sans distinction soient traduits devant le conseil de guerre. De son côté, le général Bugeaud veut que la révolte à main armée soit justiciable des conseils de guerre, à quelque classe qu’appartiennent les coupables. Ainsi, c’est le renversement de la Charte que proposent des hommes d’épée. L’agitation redouble. Alors, s’élançant à la tribune, M. Berryer adjure ironiquement les soutiens du ministère d’imiter les généraux Bugeaud et Tirlet, d’aller jusqu’au bout, de se montrer logiques dans leurs pernicieux desseins. Car la disjonction lui paraît non moins insensée que cruelle. « Comment ! vous allez envoyer les coupables d’un même crime devant des juges différents ! Et vous ne comprenez pas quelle atteinte est portée par là à l’autorité de la justice, à sa dignité, au respect dû à ses décisions ? Supposez que vous l’eussiez eue, cette loi, la veille de l’attentat commis à Strasbourg : que serait-il arrivé ? que serait-il arrivé si, le jury restant imbu des opinions que vous redoutez, le conseil de guerre avait été animé, au contraire, des sentiments de rigueur que vous a attendez de lui ? que serait-il arrivé, après l’acquittement prononcé par l’un des deux tribunaux et la condamnation prononcée par l’autre ? Quoi en même temps, dans la même ville, deux portes se seraient ouvertes : ici la marche funèbre des condamnés à mort, là l’ovation aux coupables acquittés et à leurs juges ! Et vous auriez laissé passer le convoi à côté de ces joies bruyantes des triomphateurs de la justice !… »

À peine M. Berryer a-t-il cessé de se faire entendre, qu’un bourdonnement s’élève. Les députés ont quitté leurs places et vont se former en groupes dans les couloirs et dans l’hémicycle. Les tribunes sont en mouvement. Les ministres se concertent. Enfin, M. de Salvandy, rapporteur du projet de loi, essaie de justifier son œuvre ; mais, au milieu de l’émotion qui se prolonge, on l’écoute à peine, et la discussion générale est fermée.

Le lendemain, 7 mars, M. Jaubert se jetait, éperdu, dans la mélée. Pour cet homme fougueux, âpre avec esprit, incisif, aussi incapable de faiblesse que de discrétion, et qui mettait à soutenir des théories de despotisme l’impatience factieuse et l’emportement d’un tribun, la loi proposée par les ministres n’était pas encore assez dure, assez absolue. Il venait donc appuyer le général Tirlet, et provoquer M. Dupin aîné, qui avait à ses yeux le tort d’être momentanément l’adversaire du pouvoir, bien que fonctionnaire public. M. Dupin répondit avec une aigre éloquence. Ce fut le dernier épisode de la discussion. Le scrutin est interrogé et la loi rejetée par 211 voix contre 209. Alors montèrent jusqu’aux voûtes des cris d’enthousiasme que, depuis long-temps, on n’avait pas entendus. Les députés échangeaient des félicitations passionnées des mains qui ne s’étaient pas levées pour les mêmes serments se cherchaient, se pressaient avec effusion, et les femmes agitaient leurs mouchoirs du haut des tribunes.

Une crise ministérielle paraissait inévitable. Et pourtant la note suivante parut dans le journal ministériel du soir : « Le ministère du 6 septembre ne se retirera pas devant le vote de la Chambre. Il voulait renforcer la discipline de l’armée et prévenir le retour d’affligeants désordres : les mesures qu’il proposait ayant été rejetées, ce n’est pas sur lui que retombe la responsabilité. » Mais, évidemment, une crise approchait.

Or, tandis qu’elle se préparait dans le palais du roi, la défiance et la misère envahissaient tout. De chaque point du royaume venaient de tristes nouvelles. À Rouen, les filatures languissaient, après avoir chômé une partie de l’hiver les ouvriers teinturiers ne travaillaient presque pas et, quant aux tisseurs, ils souffraient cruellement d’une récente diminution de salaire ; plusieurs ouvriers sans emploi avaient porté leurs livrets à la mairie ; quelques-uns étaient occupés par la ville à des travaux de balayage rapportant douze sols par jour. Dans les campagnes du département de l’Aude, un commencement de disette se faisait sentir. On citait, dans l’arrondissement de Limoux, deux cantons dont les habitants venaient d’émigrer pour se répandre, affamés, dans les plaines du Roussillon et du Bas-Languedoc. On racontait même qu’une famille du village de Charnus, situé au cœur des montagnes, voyant ses provisions épuisées, avait tué un cheval, dont elle s’était nourrie. Dans FAriège, la mendicité était telle, que les pauvres erraient par troupes, la besace sur le dos, le long des routes. Des mendiants, dans le canton d’Ax, moururent de faim. La Normandie fut désolée, vers le même temps, par un affreux sinistre un vent violent du nord-est ayant poussé la mer avec force contre les portes de flot de Pont-de-Vey, les eaux de la Vire, grossies par la fonte des neiges et par des pluies abondantes, franchirent brusquement les digues, inondèrent les marais de Dommartin, de Graignes, de Saint-Fromond, entraînant et noyant les bestiaux. Enfin, l’on écrivait de Lyon les lignes suivantes, que beaucoup de journaux reproduisirent : « Aujourd’hui plus que jamais la misère ici est à son comble. Le gouvernement croit-il qu’on meurt de faim comme d’un coup d’épée, sans agonie ? Croit-il que le spectacle récent de cette pauvre mère qui se traîne sur la place Bellecour pour y rendre le dernier soupir soit de nature à conseiller la résignation ? Pendant six jours, cette malheureuse, qui n’avait rien à manger, a nourri son enfant. Ses forces épuisées, son lait s’est tari. Alors, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, elle s’est traînée sur le pavé, où elle est morte en recommandant son fils à la pitié des passants. » Des symptômes non moins douloureux se manifestaient dans la capitale sur la place du Châtelet, ce n’étaient que ventes par autorité de justice ; les faillites allaient se multipliant ; et, chaque jour, la place de l’Hôtel-de-Ville était encombrée de journaliers qui après avoir inutilement offert leurs services se retiraient la malédiction à la bouche et la révolte dans l’âme. D’un autre côté, la caisse d’épargne suffisait à peine aux demandes de remboursement, les moins malheureux courant réclamer avec inquiétude le fruit de leurs économies si bien que, dans une seule semaine, la première du mois d’avril, la somme des remboursements opérés par la caisse de Paris s’éleva au chiffre énorme de 1 million 766,000 francs ! Le pauvre, dans les grandes villes, est un être enterré vivant et qui s’agite au fond d’un tombeau : on passe, on repasse sur sa tête sans entendre ses cris on le foule, et on l’ignore ! Seulement, de loin en loin, il semble que la société s’entr’ouvre un instant pour laisser descendre dans ses abîmes le regard effrayé de l’homme heureux. C’est ce qui arrivait. Que de drames singuliers et profonds joués devant la justice ! Tantôt c’était une mère qui, à la vue de son fils expirant sur la paille, avait dérobé pour lui un morceau de ce pain que dédaigne souvent la sensualité des riches tantôt c’étaient de blêmes ouvriers qui, manquant d’ouvrage, s’étaient fait ramasser comme vagabonds sur le pavé des rues, pour qu’on les convainquît du crime de pauvreté, et qu’on les admît comme coupables à l’amer banquet où ils n’avaient pu trouver place comme travailleurs. Et ce qui se passait alors dans l’enceinte des tribunaux, on le devine : ils étaient condamnés, ces coupables, mais par des juges attendris, mais devant un auditoire qui, quelquefois, fondait en larmes et, lorsqu’ils se mettaient en route pour la prison, la charité les attendait aux portes de la salle d’audience, la main pleine de dons pieux. Protestation admirable contre les vices de notre ordre social ! touchant et philosophique hommage rendu à la puissance de l’Évangile, au milieu des douleurs et des folies d’une civilisation corrompue !

Cependant, la loi d’apanage est présentée. Non contente de demander un million pour la dot de la fille aînée du roi, reine des Belges, et un accroissement de revenu d’un million pour l’héritier présomptif, duc d’Orléans, la Cour veut qu’on donne au duc de Nemours le domaine de Rambouillet, en y ajoutant les forêts de Sénonche, de Châteauneuf et de Montécaut. Mais, accueillie d’abord sans murmures dans les bureaux de la Chambre, la proposition n’est pas plus tôt connue du public, que partout l’opinion s’émeut et gronde. On rappelle que le roi jouit d’une liste civile de douze millions ; que la munificence nationale lui a généreusement abandonné neuf millions perçus en trop dans les premiers mois de son règne qu’il lui a été loisible de conserver son domaine privé, à la différence de tous ses prédécesseurs, lesquels se faisaient gloire, en montant sur le trône, d’ajouter le leur à celui de l’État ; que ce domaine privé est considérable que Louis-Philippe, dont il s’agit de faire apanager les fils et doter les filles par la nation, est un des plus opulents souverains de l’Europe. Sur ces entrefaites, le bruit se répand que, pour ënûer, à l’insu de tous, le don féodal réservé au duc de Nemours, les courtisans n’ont pas rougi de recourir à des évaluations fausses. L’irritation des esprits s’en accroît, et bientôt on ne parle plus que d’un pamphlet sorti de la redoutable plume de M. de Cormenin.

« Avouez, disait M. de Cormenin au duc de Nemours, avouez, Monseigneur, que c’est une bien généreuse nation que la nation française, et que votre famille lui doit une reconnaissance sans bornes pour les aises, profits et grands biens dont elle a été de tout temps emplie et remplie, comblée et recomblée, chargée et surchargée… Tout d’abord, Monseigneur, les édits de 1661, 1672 et 1692 prirent à l’État et donnèrent à votre aïeul un apanage composé de tant de fiefs, de terres, de manoirs, de villes, de palais, de châteaux, de fera mes, de gouvernements, de principautés, de duchés, de marquisats, de comtés et de baronies, d’aleux, de champarts, de redevances féodales, de prés, de canaux, de bois et de forêts, que je me fatiguerais, dans cent pages, à vous les énumérer. Votre maison, Monseigneur, passait, en 1789, pour la maison princière non régnante la plus riche de l’Europe, puisqu’on évaluait son capital à 112 millions, somme énorme qui représente 200 millions de nos jours ; somme trop grande, de toute manière, entre les mains et à la disposition d’un seul homme, quelque prince qu’il soit, et, selon les temps, menaçante tantôt pour la liberté, tantôt pour le pouvoir lui-même. Car l’histoire ne sera que juste, Monseigneur, lorsqu’elle dira que l’emploi révolutionnaire que votre aïeul fit de sa prodigieuse fortune contribua plus que toute autre chose au renversement du trône de Louis XVI, son parent et son maître. Cette fatalité de bonheur pécuniaire qui s’attache obstinément à ses pas poursuivit votre famille jusque dans l’exil. Car, tandis que les autres émigrés mouraient de faim à l’étranger, la duchesse d’Orléans, votre grand’mère, recevait une grosse pension de la république française, et, vers le même temps, le trésor payait, à la décharge de votre père émigré, plus de 40 millions de dettes. 40 millions ! Quelle brillante anticipation de liste civile ! Ce n’est pas tout : Louis XVIII, à peine débarqué d’Angleterre, vous remit, sur vos vives prières, par une ordonnance de bon plaisir, ce qui restait entre les mains de la nation des biens non vendus de l’apanage d’Orléans, apanage irrévocablement aboli, non par les lois de 1795 sur l’émigration, mais par l’article 2 de la loi du 21 décembre 1790 sur les apanages. Pour excuser cette insigne violation des lois, on a prétendu que Louis XVIII était alors omnipotent. Mais avec ce beau raisonnement-là on aurait pu dépouiller, pour vous enrichir, le premier citoyen venu, comme on dépouillait l’État… La loi sur l’indemnité des émigrés, qui semble avoir été faite pour votre heureuse famille, vint augmenter encore ses bons points, commodités, aises et profits, en lui fournissant l’occasion de répudier la succession paternelle, qui était criblée de dettes, pour accepter la succession maternelle, qui rayonnait d’or et d’argent ; ce qui lui valut, au moyen de cette ingénieuse division des patrimoines, subtilement admise par des conseillers d’État amovibles, un boni de 12 millions d’écus bien pesants, bien comptés et bien encoffrés. Enfin, indépendamment du joyau de la couronne de France, le plus éclatant joyau de l’univers, les Chambres, voulant gonfler d’or votre famille comme elles la gonflaient de pouvoir, ajoutèrent aux immenses richesses de votre père les meubles et immeubles de la dotation royale de Charles X. J’ai fait trop de fois votre compte, Monseigneur, pour que j’aie encore ici besoin de vous rappeler que vous et les vôtres jouissez du Louvre, des Tuileries et de l’Elysée-Bourbon ainsi que de leurs dépendances ; des châteaux de Marly, Saint-Cloud, Meudon, Saint-Germain, Compiègne, Fontainebleau et Pau, ainsi que des maisons, bâtiments, fabriques, terres, prés, corps de fermes, bois et forêts qui les composent des bois de Boulogne et de Vincennes et de la forêt de Sénart ; des diamants, perles, pierreries, statues, tableaux, pierres gravées, musées bibliothèques et autres monuments des arts ; ainsi que des meubles meublants contenus dans l’hôtel du Garde-Meuble et les divers palais et établissements royaux. »

M. de Cormenin prouvait ensuite, dans un style rapide, pittoresque, aiguisé en épigrammes mortelles et tout étincelant d’amère gaîté, que la loi proposée était étrange avec sa physionomie féodale, car institutions aristocratiques et manoirs féodaux avaient disparu dans de légitimes tempêtes qu’elle était menaçante pour l’avenir, car elle tendait à concentrer dans une même famille et dans un pays morcelé par le principe de la division des héritages une puissance immobilière sans contre-poids ; qu’elle était insolente, car elle allait contre l’esprit de la révolution de juillet, source unique de la majesté du trône nouveau qu’elle était absurde, car il y avait absurdité à doter héréditairement les fils d’un roi pourvu seulement d’une dotation viagère ; qu’elle était contraire à la loi du 21 décembre 1790, portant : « Il ne sera concédé à l’avenir aucun apanage en biens fond » ; qu’elle était contraire à la loi de 1832 sur la liste civile, laquelle n’admettait que des dots éventuelles et non des apanages, et encore dans le cas où le domaine privé serait insuffisant. Or, soutenir l’insuffisance du domaine privé eût été, selon M. de Cormenin et d’après ses calculs, le comble de l’effronterie. Se demandant enfin à quel noble usage se pouvait employer le capital énorme dont les courtisans prétendaient gratifier le duc de Nemours, le hardi pamphlétaire ajoutait :

« Avec les 40 millions de Rambouillet, vous donneriez des bibliothèques populaires aux trente-huit mille communes de France.

Vous institueriez douze mille écoles de couture pour les pauvres femmes de la campagne.

Vous feriez les frais d’établissement de dix mille salles d’asile pour les petits enfants.

Vous ouvririez dans trois cent cinquante villes des refuges libres pour les vieillards des deux sexes.

Vous empêcheriez de mourir de faim, pendant deux mois de la saison d’hiver, trente mille ouvriers sans ouvrage.

Vous fourniriez, pendant cinq ans, une pension de cent francs à cinq mille soldats blessés a estropiés ou infirmes. »

C’étaient là des considérations toutes républicaines. Elles touchèrent néanmoins une bourgeoisie qui se croyait et se disait monarchique. Ils ne comprirent pas, ces bourgeois Inconséquents qu’il est dans la nature des choses qu’une royauté s’entoure d’éclat et pèse sur le peuple. Ils auraient désiré une royauté obéissante, modeste vivant de peu, mesurant avec sagesse ses demandes à ses besoins, et, même alors, se résignant volontiers à rendre des comptes. Désir chimérique ! Quand on s’est avisé de placer un homme sur ces hauteurs qui donnent le vertige, quand on lui a permis de regarder les générations à venir comme la propriété de sa race, quand on l’a déclaré inviolable, quand on a osé dire de lui qu’il ne pouvait mal faire, la folie est grande de vouloir assigner des limites à son orgueil et à ses exigences. Il faut le subir tel qu’on l’a fait. Il faut, ou ne se point donner un maître, ou s’entendre à servir.

Mais la bourgeoisie voulait un maître qu’elle eût le droit d’humilier au besoin. Elle salua donc de ses cris l’apparition du pamphlet lancé contre la loi d’apanage. Le succès de ce pamphlet fut prodigieux. Vingt-quatre éditions le répandirent en France sous toutes les formes. Il pénétra dans les campagnes les plus désertes, dans des chaumières où jamais journal n’était entré. Dans les villages du nord, on montait sur les bornes pour le lire à la foule, qu’il passionnait. Traduit dans les langues étrangères, il apprit aux rois de l’Europe que l’esprit d’affranchissement vivait encore dans notre pays, contenu mais indompté. Le triomphe de M. de Cormenin s’accrut des colères qu’il déchaîna. Car les hommes de Cour se montraient furieux, sachant que, dans la circonstance, l’indignation était le meilleur moyen de flatter.

Depuis le rejet de la loi de disjonction, le ministère se traînait languissant et divisé. Le soulèvement de l’opinion contre le projet d’apanage précipita la crise. Entre M. Guizot et M. Molé, c’était toujours la même rivalité, rivalité sourde et voilée par des égards réciproques, mais active, nourrie de fiel, excitée par un perpétuel contact, et sans cesse envenimée par les propos des subalternes. La situation était dure pour nous, pour M. de Gasparin, notamment. Écrasé en quelque sorte au ministère de l’intérieur, entre M. Guizot, qui l’accablait de sa protection, et M. Molé, qui le poursuivait d’une défiance implacable, il recevait le contre-coup de chaque combat que se livraient autour de lui les deux influences ennemies. Mais à mesure qu’il chancelait, les doctrinaires redoublaient de véhémence dans leur langage et de vivacité dans leurs attaques. Ils demandaient de quel droit on confiner dans le ministère de l’instruction publique, position évidemment secondaire, un homme aussi considérable que M. Guizot par son crédit sur les Chambres, par son talent, pas sa passion… et ils auraient pu ajouter : par la place qu’il occupait dans les haines. C’était donc pour lui qu’ils réclamaient le ministère de l’intérieur, poste aussi bon à occuper que difficile à défendre. M. Duvergier de l’Hauranne s’en ouvrit librement à M. Molé dans un entretien qu’ils eurent un jour ensemble au jardin des Tuileries. Mais celui-ci bien résolu à ne pas céder. Et l’importance qu’il attachait à ces vaines querelles d’amour-propre était si grande qu’en racontant sa conversation avec M. Duvergier à un de ses confidents, il s’échappa jusqu’à cette exclamation : « L’Europe a les yeux sur nous ; elle veut savoir qui l’emportera de M. Guizot ou de moi. » De sorte que, dans un pays où des hommes avaient paru sur la scène, vers la fin du dernier siècle, gouvernant au milieu des plus effroyables périls, dans l’unique intérêt d’une moitié du monde asservie par l’autre, et sans soucis de leur repos, de leur vie, de leur mémoire, tant il y avait en leur abnégation de profondeur et d’héroïsme !… dans ce même pays, misérablement affaissé sous le régime constitutionnel, la vie publique n’était plus qu’un jeu d’enfant et le pouvoir qu’une intrigue !

Pour compléter l’enseignement, remarquons que la rivalité des chefs les rendant esclaves des inférieurs, ils n’avaient rien à refuser aux distributeurs de popularité, aux simples donneurs d’éloge. M. Loëve Weymar fut jugé apte aux fonctions diplomatiques pour avoir publié dans la Revue des Deux-Mondes un article plus favorable au président du Conseil qu’au ministre de l’instruction publique. De là, dans le camp opposé, mille rumeurs des exhortations, des menaces. M. Guizot souffrirait-il plus long-temps un pareil système d’attaques souterraines et qu’on marchât à la ruine de son influence par l’obscurcissement de sa renommée ? Que tardait-il à rompre avec des collègues pour qui sa supériorité seule était une offense ? « Décidez-vous, lui disait M. Bertin, et, si vous succombez, je vous promets que le Journal des Débats vous suivra dans l’Opposition. » La mesure des griefs était comblée de part et d’autre : la lutte prit un caractère décisif. Alors vous eussiez vu, spectacle accusateur des institutions plus que des hommes ! les deux principaux personnages de l’État réduits à se disputer le cœur du monarque, s’empresser autour de ’lui, deviner ses désirs, faire assaut de propositions dont le prétexte du bien publie colorait à peine le sens véritable. Pour témoigner de sa sollicitude à l’égard de la personne royale, M. Molé avait voulu se faire accorder le droit d’éloigner de Paris les citoyens suspects à son tour, M. Guizot demanda qu’on trainât devant la juridiction exceptionnelle de la Cour des pairs le Courrier français, coupable, suivant lui, d’outrage au prince. Portée au Conseil, la mesure y parut grave ; et, comme les avis se montraient partagés, on raconte que le roi se répandit en plaintes éloquentes sur ce qu’on le livrait désarmé à la fureur des partis. Un tel éclat semblait faire pencher du côté des doctrinaires la faveur royale ils se réjouirent du succès de leur tactique, mais ils n’avaient pas tout prévu.

Entre la majorité par qui Casimir Périer et ses successeurs fidèles avaient été soutenus si violemment et l’Opposition que guidait M. Odilon Barrot, un parti s’était formé dans la Chambre qui mêlait certaines intentions louables à une ambition à la fois impatiente et timide. Dirigé d’abord par MM. Sauzet, Passy, Dufaure, il harcelait sans ménagement l’ancienne majorité, dont il s’était détaché, et néanmoins il n’en diSérait pas d’une manière sensible. Car il se bornait à vouloir qu’on apportât un adoucissement aux lois de septembre ; qu’on accordât un peu plus d’air et d’espace aux opinions extrêmes que la main du roi se fit moins sentir dans les affaires publiques qu’on opposât des mesures d’oubli et de clémence à l’opiniâtreté des ressentiments, fruit de tant de révoltes armées. L’avènement de M. Molé au ministère, le 6 septembre, servit à donner de la vie à cette coalition de froids agitateurs. M. Thiers, qui avait besoin de leur appui pour reconquérir le pouvoir, n’hésita pas à se rapprocher d’eux, se fit leur chef, leur donna un nom, —celui de Centre Gauche,— et leur communiqua ce qu’il y avait en lui d’inquiétude belliqueuse, d’honorables caprices, de disposition enfin à braver par fantaisie l’Europe et le roi. Ainsi conduit, le Centre Gauche avait fini par peser sur les décisions importantes, et, dans toute crise ministérielle, il fallait désormais compter avec lui.

Telle était la division des forces parlementaires, lorsque la crise ministérielle éclata. Plus que jamais impénétrable sous des dehors de bonhomie, le roi chargea M. Guizot de la formation d’un nouveau Cabinet, et lui laissa croire que le ministère du 11 octobre était encore possible. M. Guizot alla donc trouver M. de Broglie, qui accueillit la démarche avec une froideur où perçait quelque ressentiment. Abandonné, au 6 septembre, par un homme qu’il avait jusqu’alors regardé comme un ami sûr, il était tout entier au souvenir de cette espèce de trahison. Il ne refusa pas, toutefois, d’entrer dans la combinaison proposée, si M. Thiers y adhérait. Mais M. Guizot irait-il s’humilier, par un empressement ambitieux et des offres flatteuses, devant M. Thiers, devenu son plus redoutable adversaire, son émule le plus vanté ? C’est à quoi il consentit, cependant, à la grande surprise de ceux qui connaissaient le tour altier de son caractère. Si ce fut petitesse ou grandeur, amour immodéré du pouvoir ou dignité courageuse, il est difficile de le dire, l’un et l’autre se pouvant supposer dans une âme capable de se porter à toutes les extrémités de l’orgueil.

M. Thiers reçut avec bienveillance ce visiteur inattendu. Long-temps ils avaient vécu des mêmes pensées, couru les mêmes périls. Que de souvenirs propres à les rapprocher ! Mais aussi, depuis leur rupture, que d’emportement dans leurs querelles et combien diverses leurs alliances ! M. Guizot ayant commencé par dire à son ancien collègue : « Je vous apporte le ministère du octobre, Vous m’en apportez le personnel, répondit vivement M. Thiers, mais non la politique. » Et il l’interrogea sur l’abandon complet de l’Espagne. Il se rejetait, d’autre part, sur ses amitiés récentes. À les dénouer il ne pouvait y avoir pour lui ni profit ni honneur. Chef du Centre Gauche, lui était-il permis de monter au pouvoir en reniant, pour les amis de M. Guizot, ses propres amis, ses alliés et presque ses soldats de la veille ? Voilà comment M. Thiers motiva son refus. Il en éprouva du regret, peut-être peut-être aurait-il désiré que, fournissant quelque honorable prétexte à son dévouement dans l’embarras, le roi, par une intervention directe et solennelle, l’eût sauvé du joug des scrupules.

Les tentatives de M. Guizot ayant ainsi échoué, une négociation s’entama entre le maréchal Soult, MM. Thiers, Humann et Passy. On crut qu’elle réussirait. Il est vrai que M. Passy avait peu de goût pour M. Thiers, dont il avait eu à supporter, dans le Cabinet du 22 février, la présidence impérieuse. Mais M. Passy ne pouvait craindre, cette fois, rien de semblable, l’âge du maréchal Soult et son illustration militaire lui assignant la première place dans le Cabinet qu’il s’agissait de former.

L’émotion fut donc grande parmi les doctrinaires, et ils n’épargnèrent aux nouveaux candidats ni le dédain ni la raillerie. Ils les montraient divisés sur presque toutes les questions, quoique unanimes sur le partage du pouvoir ; ils affirmaient que chacun d’eux avait réservé quelque chose : le maréchal Soult, la non intervention ; M. Thiers, l’intervention M. Humann, la conversion des rentes ; M. Passy, Alger ; et ils ne tarissaient pas d’attaques contre ce qu’ils appelaient ironiquement le ministère des questions réservées.

Sur ces entrefaites, M. Thiers avait été mandé au Château. Le roi lui fit un accueil plein de grâce, et sembla d’abord courir au-devant d’une explication franche. « J’ai deux volumes à faire, lui dit M. Thiers un sur la politique intérieure, l’autre sur la politique extérieure », et, comme il n’ignorait pas que c’était sur le second que portaient les plus graves dissidences, il commença par le premier. Il exposa que la société s’acheminait vers un état de calme qui autorisait une politique moins absolue qu’on avait atteint le but, qu’il fallait craindre de le dépasser que la ligne à suivre était indiquée par le fractionnement de cette majorité parlementaire, si compacte et si inflexible lorsque l’émeute venait pour ainsi dire frapper chaque jour aux portes du palais et qu’on était réduit à lui livrer bataille dans la rue ; que le temps des concessions prudentes était arrivé. Le roi parut en tomber d’accord, et il laissa M. Thiers se bercer de l’espoir qu’on adopterait ses vues mais, quant à celles qui avaient trait à la politique étrangère, il en renvoya l’exposition au lendemain. Là pouvait être l’écueil, et M. Thiers le sentait. Aussi apporta-t-il beaucoup de réserve dans l’énoncé de ses projets. L’intervention en Espagne, telle qu’il l’avait voulue, il l’abandonnait par respect pour les décisions de la Chambre. Mais il demandait que, du moins, on n’enviât pas à l’Espagne le bénéfice d’un secours naval ; qu’on empêchât les vaisseaux russes ou hollandais de porter à don Carlos des munitions de guerre ; et qu’en un mot on coupât court au renouvellement du scandale qu’avait offert Bitbao secouru par la marine anglaise sous les yeux de nos braves marins, condamnés, eux, à rester à bord, humiliés et immobiles. Ce n’était pas trop exiger ; et il était assurément bien difficile que le roi jugeât de semblables mesures compromettantes pour le repos du monde. Mais l’Europe croyant, à tort ou à raison, qu’en France le principe de la paix était représenté par Louis-Philippe et le principe de la guerre par M. Thiers, quelques-uns ont pensé que, pour ne pas paraître vaincu par un de ses sujets, le roi avait besoin de garder tout-à-fait intacte la politique qui lui était propre et qu’il personnifiait aux yeux des souverains.

Quoi qu’il en soit, M. Thiers se retirant, M. Guizot est rappelé et, à son tour, il invoque l’appui de M. de Montalivet. Ce dernier étant de la part du roi l’objet d’une prédilection particulière, son alliance, pour les doctrinaires, était un danger mais une force. Aussi apprirent-ils avec satisfaction qu’il semblait se prêter de bonne grâce aux avances de M. Guizot, et qu’il s’était borné à demander vingt-quatre heures pour réfléchir. Le roi, de son côté, avait paru charmé de la combinaison. Et pourtant, M. de Montalivet nnit par déclarer qu’il ne pouvait accepter la présidence de M. Guizot. Les doctrinaires en conçurent un violent dépit ; et l’on assure qu’à ce sujet M. Duchâtel s’emporta jusqu’à dire, dans un langage plus spirituel que mesuré : « Le roi a deux manières de sonner M. de Montalivet. Quand il le sonne d’une façon, il vient ; quand c’est de l’autre, il s’en va. »

Or, pendant que les intrigues se croisaient de la sorte autour du trône, le public se perdait en conjectures sur les causes, sur la durée de l’interrègne ministériel. La presse nourrissait et déjouait par milles récits changeants la curiosité des oisifs. À la Chambre, plus de discussions suivies ; tout débat languissait ; la parole découragée des orateurs tombait dans le vide, et chacun s’inquiétait du pouvoir absent. Enfin, dans la séance du 15 avril (1837), M. Guizot, en allant reprendre, au Centre Droit, sa place de simple député, apprit à ses collègues qu’un dénouement venait d’être donné à la crise. Deux listes, en effet, avaient été concurremment présentées au roi l’une par M. Guizot, l’autre par M. Molé. La première portait les noms de MM. de Montebello, Guizot, Dumon, de Rémusat. La seconde assignait la présidence du Conseil et le département des affaires extérieures à M. Mole la justice et les cultes à M. Barthe ; l’intérieur à M. de Montalivet l’instruction publique à M. de Salvandy ; les finances à M. Lacave-Laplagne. Ce fut pour celle-ci que le roi se décida. Elle laissait le ministère des travaux publics à M. Martin (du Nord), le portefeuille de la marine à M. de Rosamel, et chassait du pouvoir le parti doctrinaire, frappé dans la personne de MM. Guizot, de Gasparin et Duchâtel.