Histoire de l'abbaye de Morimond/I

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Loireau-Feuchot (p. 1-9).

CHAPITRE PREMIER.



De l’origine, de la marche, du développement et des transformations de l’esprit monastique dans le diocèse de Langres et le nord- est de la France, jusqu’à la fondation de Cîteaux et de Morimond.




L’église de Langres, une des plus anciennes du nord-est de la France, fut fondée par saint Bénigne, disciple de saint Polycarpe, sous le règne de Marc-Aurèle[1] ; puis, fécondée presqu’aussitôt par le sang le plus pur de ses évêques et de ses enfants, elle grandit rapidement, et se dressa en face du paganisme, du haut de son rocher immobile[2], où la Providence semble l’avoir jetée dès le commencement comme une digue sur le passage des barbares[3] et comme une avant-garde du christianisme vers les forêts de la Germanie.

Bientôt sur cette terre bénie se développèrent toutes les plus belles institutions du catholicisme : à la suite de plusieurs saints pontifes, tels saint Didier, saint Urbain, saint Grégoire, etc., une foule d’âmes d’élite s’essayèrent dans les voies les plus élevées du mysticisme, et s’envolèrent, semblables à de chastes colombes, dans les vallons solitaires, dans les forêts silencieuses, afin d’y chercher le lieu de leur repos, et de continuer, pour l’exemple et le salut du monde, la vie de fraternité, d’égalité et de communauté volontaire des premiers jours du christianisme.

Ainsi l’Église est constituée : pour marcher à travers les peuples, les sanctifier et les civiliser, il faut qu’elle ait à sa prêtre et à sa gauche un moine ; le second appui lui est presque aussi nécessaire que le et, lorsqu’elle en est privée, elle ne peut plus que se traîner péniblement : son action est entravée ; c’est l’action d’un corps auquel il manque un membre. Aussi Dieu, qui voulait opérer de grandes choses par l’église de Langres, y souffla de bonne heure l’esprit monastique.

Dès l’an 440, lorsque Clodion régnait sur les Francs et Gondioc sur les Burgundes, saint Hilaire et Quiète son épouse, tous deux de l’ordre sénatorial, firent construire l’abbaye de Réome (Moutier-Saint-Jean), à peu de distance des murs croulants de la vieille Alize, ce grand tombeau du druidisme et de ses derniers défenseurs, en faveur de Jean leur fils qui en fut le premier abbé, avec la règle de saint Macaire , et l’on vit les merveilles des laures de la Thébaïde se renouveler sous le ciel de la Bourgogne[4].

Il paraît que le Tonnerrois, un des douze pagi qui formaient la province lingone sous les Romains, était plus à l’abri que des incursions barbaresques, surtout dans sa partie située entre le Serein et l’Armançon[5]. Ce fut dans cette contrée, alors paisible, que les premiers ascètes langrois se réfugièrent, comme dans une anse hospitalière, loin du bruit et de l’orage. Là où avait fini le monde païen, là commença le monde monastique.

Aussitôt que le catholicisme a arraché un peuple à la barbarie, il le confie à la garde des moines pour qu’il se dépouille de son âpre écorce et achève sa transformation sous l’influence religieuse et civilisatrice du froc. Or les Bourguignons, quoique convertis dès l’an 414, et devenus par cela même les plus doux des barbares, n’en avaient pas moins conservé la plupart de leurs habitudes grossières : c’étaient encore, à la fin du ve siècle, du temps de saint Sidoine Apollinaire, des géants de sept pieds (Burgundio septipes), couverts de peaux et de larges braies, armés de massues et de framées, adonnés à l’ivrognerie, hurlant des chants sauvages, les cheveux graissés avec du beurre acide, exhalant l’odeur empestée de l’ail et de l’oignon, etc.[6]. Ce fut au sein de cette horde, sur le front de laquelle l’eau baptismale venait de couler, que l’église de Langres jeta ses premiers cénobites.

La fondation de Réome fut suivie bientôt de celle de la maison de Molôme, ainsi nommée de Melundœ, vieux castrum ruiné, près de Tonnerre. Des ermites, à cette époque, s’étant établis sur le mont Volut, non loin de la même ville, leurs grottes devinrent le berceau de l’abbaye de Saint-Michel[7]. À mesure que le calme se fait, les moines se rapprochent des cités. Vers l’an 509, le monastère de Saint-Bénigne semble sortir par enchantement du songe mystérieux de saint Grégoire, et aussitôt une colonie de Réome vient veiller et prier nuit et jour près du corps de l’apôtre de la Bourgogne[8]. Quelques années plus tard, Seine, fils unique du comte de Mémont, disciple de Saint-Jean-de-Réome, va aux sources de la Seine, où les bains, les villas et les temples des Romains s’écroulaient, construire quelques huttes avec des branches et du feuillage ; d’où l’abbaye de Saint-Seine tira son origine[9].

Nos vieux solitaires se sont fixés des grandes ruines soit parce qu’elles jettent l’âme dans une mélancolie religieuse, soit parce qu’elles leur offrait des matériaux et un emplacement tout prêts pour les mondes nouveaux qu’ils étaient appelés à fonder. Ainsi, on avait vu dès le principe les anachorètes chrétiens accourir de toutes parts au milieu des débris de l’empire des Pharaons, et dresser leurs cabanes aux pieds des obélisques et des pyramides.

L’impulsion première étant donnée, l’institut monastique s’étend de proche en proche ; le duc Amalgar bâtit aux sources de la Bèze (ad fontem Besuam) deux monastères, l’un pour son fils Wandalène ou Valdalène, élevé par saint Colomban au couvent de Luxeuil, et l’autre pour sa fille Adalsinde[10]. Plusieurs maisons religieuses édifiaient déjà la ville de Langres elle-même : c’étaient Saint-Geômes, Saint-Amâtre et Saint-Fergeux.

Ces moines n’avaient rien d’uniforme dans leurs observances. L’évêque Albéric, au milieu du ixe siècle, les rangea tous sous la règle de saint Benoît ou sous celle de saint Augustin[11] ; mais les guerres des rois de Neustrie et d’ Austrasie, les hostilités des barons durant l’anarchie où fut plongé le royaume sous les faibles successeurs de Charlemagne, les incursions des Sarrazins et des Normands, avaient porté les coups les plus terribles aux institutions dont nous venons de parler. Les couvents étaient devenus la proie des favoris des rois, ou des prisons d’état pour ceux qui encouraient leur disgrâce ; on substituait des soldats aux religieux dans les cloîtres et des religieux aux soldats dans les armées. Cluny, après avoir été pendant un siècle la pépinière des grands hommes qui gouvernaient l’Église, ne ressemblait plus, dans les premières années du xiie siècle, à la maison pauvre et simple où Hildebrand était venu se retremper dans les plus dures austérités[12]. C’en était fait ; le ciel de la terre allait s’évanouir et l’esprit de communauté se perdre, lorsque la Providence appela du désert une nouvelle race monastique.

Le mouvement premier et créateur était parti des monts de l’Auxois et du Tonnerrois ; c’est de là que partira le mouvement régénérateur. Robert, accompagné des ermites de la solitude de Colan, vient s’établir au sein de la forêt de Molesme. La pauvreté de ce nouvel institut fut pendant quelques années sa force et sa gloire ; mais, à mesure que les biens temporels y entrèrent, les biens spirituels en sortirent : cum cœpissent abundare temporalibus, cœperunt spiritualibus evacuari[13]. Les richesses firent disparaître la nécessité du travail ; les moines refusèrent l’obéissance à leur abbé, qui se retira quelque temps et ne rentra que sur un ordre du Souverain-Pontife. Mais il y a pour les sociétés malades, comme pour les individus, des moments de crise où la vie, avant de s’éteindre, livre un dernier et suprême combat à la mort ; il en fut ainsi pour Molesme[14].

Quelques religieux que Dieu s’était réservés, et à la tête desquels se trouvait Étienne Harding, anglais d’origine, formé à la vie crucifiée des cloîtres dans le monastère de Sherbourne, se concertèrent avec l’abbé et constatèrent que les usages nouveaux ne s’accordaient pas avec la règle de saint Benoît qu’ils avaient juré d’observer ; c’est pourquoi ils songèrent sérieusement à remédier à un pareil désordre[15].

Il fallait ou tomber dans la vieille ornière de Cluny, qui menait à l’abîme, ou retourner à la lettre de la règle bénédictine, c’est-à-dire rétrograder du xiie au vie siècle, quitter Molesme, se retirer dans une autre forêt, et s’exposer dans le dénûment le plus complet à tous les embarras qui assiègent une communauté naissante. Mais le cri de la conscience et la perspective des écueils contre lesquels tant de monastères étaient venus se Page:Louis Dubois - Histoire de l'abbaye de Morimond (1852).pdf/60 Page:Louis Dubois - Histoire de l'abbaye de Morimond (1852).pdf/61 Page:Louis Dubois - Histoire de l'abbaye de Morimond (1852).pdf/62

  1. Nous nous en tenons à cette date, même après avoir lu les Origines Dijonnaises de M. de Belloguet. Voir notre note au commencement des Pièces justificatives.
  2. Lengres sur ce rocher ferme je suis assize
    Ayant tousjours gardé l’inviolable foy.
    Des François très-chrestiens et de la sainte Eglise,
    Et la fidélité que je dois à mon Roy.

    (Gaultherot, Lengres Chrestienne, p. 484.)
  3. Ce fut sous les murs de Langres que Constance-Chlore vers l’an 301, arrêta 60,000 Germains et les mit en déroute. — Eutrop., Hist. Rom., 1. 9 ; — Eumen., Panégyr. ad Const., c. 21.
  4. Gall. christ., t. 4, p. 658 ; Reomaus, seu Hist. S. Joannis Reom., 1637, in-4o.
  5. Voir sur ces douze pagi le P. Jacques Vignier, Décade historique, Ms. ; — les Recueils de M. Mathieu, t. 1, Ms. ; — Migneret, Précis de l’Histoire de Langres, p. 26 ; enfin, les Pièces justificatives de cet ouvrage. On nous reprochera peut-être de ne pas signaler l’abbaye de St-Étienne. Sans doute, la crypte de St-Étienne est le plus ancien monument chrétien de Dijon ; mais les fidèles ayant élevé un oratoire sur cette crypte vers l’an 343, les évêques de Langres envoyèrent des clercs de leur église pour y remplir les fonctions du ministère pastoral ; ces clercs, vivant ensemble formaient une communauté ecclésiastique et non une communauté monastique. — Fyot, Hist. de l’Egl. abb. et collég. de St-Estienne, p. 21, in-fol.
  6. Apoll., carm. 12.
  7. Lemaistre, Notice sur l’Abbaye de St-Michel près Tonnerre, le Tonnerrois, Molosme, etc. ; 3 broch. in-8o.
  8. C’est l’opinion la plus accréditée et la plus probable que les premiers moines de St-Bénigne furent tirés de St-Jean-de-Réome. Voy. Spicileg. d’Achéry, Chronic. S. Benig., p. 1 — Mangin, Hist. ecclés. et civ. du diocèse de Langres, t. 1, p. 226.
  9. L’emplacement de ce monastère et ses alentours étaient affreux : sylva densissima, nulli adhuc hominum pervia… ; les habitants étaient sauvages et barbares ; mais S. Seine les eut bientôt rendus doux comme des colombes : quos antea feroces ad columbarum mansuetudinem adduxit. — In Vit. S. Sequan., 17 sept., Brev. Div.
  10. D’Achéry, Spicileg., Chonic. Besuens., p. 1.
  11. Math., Hist. des évêques de Langres, p. 34.
  12. Voigt, Hist. de Grég. VII.
  13. Annales cistercienses auct. Angel. Manrique, t. 1, pp. 1-10.
  14. Exord. parvum, c. 10.
  15. Exord. mag, l. 1, c. 10. — Surius, apr. 29.