Histoire de l’Église de Corée/Introduction/08

La bibliothèque libre.
Librairie Victor Palmé (1p. c-cxv).

VIII.

État social. — Différentes classes. — Noblesse. — Peuple. — Esclaves.


Il y a cinq siècles, dans les premiers temps de la dynastie actuelle, la société coréenne était divisée en deux classes seulement ; les nobles, et les serfs ou esclaves. Les nobles étaient les partisans du fondateur de la dynastie, ceux qui l’avaient aidé à s’asseoir sur le trône, et qui, en récompense, avaient obtenu les richesses, les honneurs, et le droit exclusif de posséder les dignités et de remplir les fonctions publiques. La masse de la population, placée sous leur autorité, se composait de serfs attachés à la glèbe, et d’esclaves. Les descendants de ces premiers nobles, et ceux de quelques autres personnes qui à diverses époques rendirent aux rois des services signalés, forment encore actuellement l’aristocratie coréenne. Mais par la force naturelle des choses, il est arrivé pour les serfs, ce qui s’est vu en Europe pendant le moyen âge ; le plus grand nombre ont, peu à peu, conquis leur liberté, et ont formé, avec le temps, le peuple de laboureurs, soldats, marchands, artisans, etc., tel qu’il existe de nos jours. De sorte qu’il y a maintenant en Corée trois classes distinctes, subdivisées en diverses catégories : les nobles, les gens du peuple, et les esclaves proprement dits. Ces derniers sont en assez petit nombre.

La noblesse est héréditaire, et comme les emplois et dignités sont le patrimoine à peu près exclusif des nobles, chaque famille conserve avec une précaution jalouse ses tables généalogiques, ainsi que des listes complètes, détaillées, et fréquemment révisées de chacun de ses membres vivants. Ceux-ci ont grand soin d’entretenir des relations suivies entre eux, et avec le représentant de la branche principale de leur race, afin de trouver appui et protection en cas de besoin.

Autrefois et pendant plusieurs siècles, la loi ne reconnaissait comme nobles que les descendants légitimes des familles aristocratiques. Il n’y avait d’exception que pour les bâtards des rois qui toujours ont été traités comme nobles de droit. Mais depuis plus d’un siècle, les enfants naturels des nobles, qui jadis formaient une classe à part et très-inférieure, sont devenus tellement nombreux et puissants, qu’ils ont peu à peu usurpé tous les privilèges des véritables nobles. En 1857, un décret royal a renversé les dernières barrières qui les séparaient des enfants légitimes, en leur reconnaissant, comme à ceux-ci, le droit de parvenir à presque toutes les dignités du royaume. Quelques-unes sont encore exceptées, par un reste de respect pour les anciennes coutumes, mais l’exception ne peut tarder à disparaître complètement. Néanmoins, les vrais nobles conservent toujours au fond du cœur un grand mépris pour ces parvenus, mépris qui se manifeste assez fréquemment, bien que, dans les relations ordinaires de la vie, ils soient obligés de les traiter avec toutes les formes habituelles du respect et de l’étiquette.

Le dévergondage des mœurs n’a pas été la seule cause de cette révolution importante dans les coutumes de l’aristocratie coréenne. Les luttes violentes entre les partis politiques, et par suite l’avantage énorme pour les grandes familles d’avoir le plus possible de partisans, y ont puissamment contribué. Les bâtards nobles, quoiqu’ils se marient généralement sans distinction de partis civils, sont toujours comptés comme appartenant à la famille de leurs pères respectifs. C’est cette famille qui les pousse dans les emplois, les protège contre les mandarins criminels quand ils ont commis quelque délit, et en retour, ces hommes naturellement frondeurs, audacieux et turbulents, lui prêtent un puissant concours en temps de troubles et de commotions politiques.

Tous les nobles ont certains privilèges communs, tels que celui de ne pas être inscrits sur les rôles de l’armée, celui de l’inviolabilité pour leurs personnes et leurs demeures, celui de porter chez eux le bonnet de crin qui est le signe distinctif de leur rang, etc. Cependant, il y a dans la noblesse divers degrés plus ou moins élevés. Les familles de ceux qui ont rendu à l’état quelque service signalé, ou accompli quelque grand acte de dévouement à la personne du roi, ou acquis une réputation exceptionnelle de science, de piété filiale, etc., sont beaucoup plus influentes que les autres, et accaparent les principales charges de la cour. Les princes du sang et leurs descendants ont, en tant qu’ils appartiennent à la famille royale, des titres honorifiques très-fastueux, mais jamais d’emplois importants. Les rois de Corée, comme tous les rois absolus, sont trop jaloux de leur autorité, et trop soupçonneux de complots vrais ou faux, pour leur laisser la moindre participation à l’exercice du pouvoir. Il en est de même pour les parents des reines. La première femme du roi est toujours choisie dans quelque grande famille, et par le fait de son mariage avec le souverain, son père et ses frères obtiennent de hautes dignités, quelquefois même des emplois lucratifs, mais presque jamais de fonctions qui leur donnent une autorité réelle. Ce n’est que par des voies indirectes, par l’influence des reines, par toutes sortes d’intrigues, ou bien en temps de minorité de l’héritier du trône, qu’ils exercent une influence plus ou moins puissante.

La noblesse se perd de diverses manières, par jugement, par mésalliance, par prescription. Quand un noble quelconque est exécuté comme coupable de rébellion ou de lèse-majesté, ses parents, ses enfants, et les membres de sa famille à un degré assez éloigné, sont tous dégradés, privés de leurs emplois et de leurs titres de noblesse, et relégués au rang des gens du peuple. Quand un noble épouse en légitime mariage une veuve ou une esclave, ses descendants perdent à peu près tous les privilèges de leur caste, et l’accès des emplois leur est fermé. De même, quand une famille noble a été exclue de toute espèce d’emplois publics pendant un temps considérable, ses titres sont par le fait même annulés, et les tribunaux lui refusent les privilèges de son rang.

L’aristocratie coréenne est relativement la plus puissante et la plus orgueilleuse de l’univers. Dans d’autres pays, le souverain, la magistrature, les corporations diverses, sont des forces qui maintiennent la noblesse dans ses limites, et contrebalancent son pouvoir. En Corée, les nobles sont si nombreux, et malgré leurs querelles intestines, savent si bien s’unir pour conserver et augmenter les privilèges de leur caste, que ni le peuple, ni les mandarins, ni le roi lui-même ne peuvent lutter contre leur autorité. Un noble de haut rang, soutenu par un certain nombre de familles puissantes, peut faire casser les ministres, et braver le roi dans son palais. Le gouverneur ou mandarin qui s’aviserait de punir un noble haut placé et bien protégé, serait infailliblement destitué.

Le noble coréen agit partout en maître et en tyran. Qu’un grand seigneur n’ait pas d’argent, il envoie ses valets saisir un marchand ou un laboureur. Si celui-ci s’exécute de bonne grâce, on le relâche ; sinon il est conduit dans la maison du noble, emprisonné, privé d’aliments, et battu jusqu’à ce qu’il ait payé la somme qu’on lui demande. Les plus honnêtes de ces nobles déguisent leurs vols sous forme d’emprunts plus ou moins volontaires, mais personne ne s’y trompe, car ils ne rendent jamais ce qu’ils ont emprunté. Quand ils achètent à un homme du peuple un champ ou une maison, ils se dispensent le plus souvent de payer, et il n’y a pas un mandarin capable d’arrêter ce brigandage.

D’après la loi et les coutumes, on doit à un noble quel qu’il soit, riche ou pauvre, savant ou ignorant, toutes les marques possibles de respect. Nul n’ose approcher de sa personne, et le satellite qui oserait mettre la main sur lui, même par erreur, serait sévèrement puni. Sa demeure est un lieu sacré ; entrer même dans la cour serait un crime, excepté pour les femmes, qui, de quelque rang ou quelque condition qu’elles soient, peuvent pénétrer partout. Un homme du peuple qui voyage à cheval doit mettre pied à terre en longeant la maison d’un noble. Dans les auberges, on n’ose ni l’interroger, ni même le regarder ; on ne peut fumer devant lui, et on est tenu de lui laisser la meilleure place, et de se gêner pour qu’il soit à son aise. En route, un noble à cheval fait descendre tous les cavaliers plébéiens ; ordinairement ils le font d’eux-mêmes, mais au besoin on les presse à coups de bâton, et s’ils résistent, on les culbute de force dans la poussière ou dans la boue. Un noble ne peut aller seul à cheval ; il lui faut un valet pour conduire l’animal par la bride, et, selon ses moyens, un ou plusieurs suivants. Aussi va-t-il toujours au pas, sans trotter ou galoper jamais.

Les nobles sont très-pointilleux sur toutes leurs prérogatives, et quelquefois se vengent cruellement du moindre manque de respect. On cite le fait suivant d’un d’entre eux qui, réduit à la misère et pauvrement vêtu, passait dans le voisinage d’une préfecture. Quatre satellites, lancés à la recherche d’un voleur, le rencontrèrent, conçurent quelques soupçons à sa mine, et lui demandèrent assez cavalièrement s’il ne serait point leur homme. « Oui, répondit-il, et si vous voulez m’accompagner à ma maison, je vous indiquerai mes complices, et vous montrerai le lieu où sont cachés les objets volés. » Les satellites le suivirent, mais à peine arrivé chez lui, le noble appelant ses esclaves et quelques amis, les fit saisir, et après les avoir roués de coups, fit crever les deux yeux à trois d’entre eux, et un œil au quatrième, et les renvoya en leur criant : « Voilà pour vous apprendre à y voir plus clair une autre fois, je vous laisse un œil afin que vous puissiez retourner chez le mandarin. » Il va sans dire que cet acte de barbarie sauvage est demeuré impuni. De semblables exemples ne sont pas rares, aussi le peuple, surtout dans les campagnes, redoute les nobles comme le feu. On effraye les enfants en leur disant que le noble vient ; on les menace de cet être malfaisant, comme en France on les menace de Croquemitaine. Le plus souvent, leurs injustices et leurs insolences sont subies avec une résignation stupide ; mais chez beaucoup d’hommes du peuple, elles font naître et entretiennent une haine sourde et vivace qui, à la première occasion favorable, amènera de sanglantes représailles.

Depuis la fondation de la dynastie actuelle, et par conséquent depuis l’origine de l’aristocratie coréenne telle qu’elle existe aujourd’hui, on compte seize ou dix-sept générations. Aussi, le nombre des nobles, qui tout d’abord était considérable, s’est-il multiplié dans des proportions énormes. C’est là aujourd’hui la grande plaie de ce pays ; c’est de là surtout que viennent les abus dont nous avons parlé. Car, en même temps que la caste aristocratique est devenue plus puissante, un plus grand nombre de ses membres, tombés dans un dénûment absolu, sont réduits à vivre de pillage et d’exactions. En effet, il est absolument impossible de donner à tous des dignités et des emplois ; tous cependant les recherchent, tous dès l’enfance se préparent aux examens qui doivent leur en faciliter l’accès, et presque tous n’ont aucun autre moyen de vivre. Trop fiers pour gagner honnêtement leur subsistance, par le commerce, l’agriculture, ou quelque travail manuel, ils végètent dans la misère et l’intrigue, criblés de dettes, attendant toujours que quelque petit emploi leur arrive, se pliant à toutes les bassesses pour l’obtenir, et s’ils ne peuvent réussir, finissant par mourir de faim. Les missionnaires en ont connu qui ne mangeaient de riz qu’une fois tous les trois ou quatre jours, passaient les hivers les plus rudes sans feu, et presque sans habits, et cependant refusaient obstinément de se livrer à quelque travail qui, tout en leur procurant une certaine aisance, les eût fait déroger à leur noblesse, et les eût rendus inhabiles aux fonctions de mandarin. Les nobles chrétiens qui, depuis les dernières persécutions surtout, obtiennent très-difficilement des charges publiques, sont les plus malheureux de tous. Quelques-uns ont essayé de se faire laboureurs, mais ne connaissant pas le métier, et n’ayant pas la force que donne la longue habitude des travaux du corps, ils peuvent à peine suffire à leurs plus pressants besoins.

Quand un noble parvient à quelque emploi, il est obligé de pourvoir à l’entretien de tous ses parents, même les plus éloignés. Par cela seul qu’il est mandarin, les mœurs et l’usage constant du pays lui font un devoir de soutenir tous les membres de sa famille, et s’il ne montre pas assez d’empressement, les plus avides mettent en usage divers moyens de se procurer de l’argent à ses dépens. Le plus souvent, ils se présentent chez un des receveurs subalternes du mandarin, pendant l’absence de celui-ci, et demandent une somme quelconque. Naturellement, le receveur proteste qu’il n’a pas en caisse une seule sapèque ; on le menace, on lui lie les bras et les jambes, on le suspend au plafond par les poignets, on lui inflige une rude bastonnade, et on parvient à lui extorquer l’argent demandé. Plus tard, le mandarin apprend l’affaire, mais il est obligé de fermer les yeux sur un acte de pillage, qu’il a peut-être commis lui-même avant d’être fonctionnaire, ou qu’il est prêt à commettre demain, s’il perd sa place.

Les emplois publics étant, pour la noblesse coréenne, la seule carrière honorable et souvent le seul moyen de vivre, on comprend aisément quelle nuée de flatteurs, de parasites, de pétitionnaires, de candidats malheureux, d’acheteurs de places, doivent encombrer jour et nuit les salons des ministres et autres grands dignitaires de qui dépendent les nominations. Cette foule de mendiants avides spécule sur leurs passions, flatte leur orgueil, et met constamment en jeu, avec plus ou moins de succès, mais toujours sans le moindre scrupule, toutes les intrigues, toutes les flatteries, toutes les caresses, toutes les ruses dont la bassesse humaine est capable.

M. Pourthié, l’un des missionnaires martyrisés en 1866, s’est amusé à décrire en détail, dans une de ses lettres, l’espèce la plus commune de ces solliciteurs, ceux qu’on appelle moun-kaik. Son récit, quoiqu’un peu long, met si bien en relief divers aspects intéressants du caractère coréen, que nous le donnons tout entier.

« Le moun-kaik, comme l’indique son nom, est un hôte qui a ses entrées dans les salons extérieurs ; mais on applique plus spécialement cette dénomination aux individus pauvres et désœuvrés, qui vont passer leurs journées dans les maisons des grands, et qui, à force de ramper et de prodiguer leurs services, parviennent à recevoir, en récompense, quelque dignité. Il y a différentes catégories de moun-kaik, selon le degré de noblesse ou les prétentions. Autres sont ceux qui hantent le palais du roi, autres ceux qui entourent un petit mandarin ; mais tous se ressemblent.

« Dès que le moun-kaik a trouvé un prétexte plausible pour s’introduire chez le ministre, le mandarin, ou le noble dont il convoite la faveur, un soin unique le préoccupe : c’est celui de connaître à fond le caractère, les penchants et les caprices de son protecteur, et de gagner ses bonnes grâces à force d’esprit, de souplesse et de protestations de dévouement. Il étudie avec soin les goûts dominants du cercle qu’il fréquente, et faisant bonne contenance contre mauvaise fortune, il s’y plie avec une adresse incomparable. Il est tour à tour causeur, lorsqu’il aurait plus d’envie de se taire, content et radieux lorsque le mauvais état de sa famille et de ses finances l’accable de tristesse, emporté et furieux, triste et en pleurs lorsque son cœur est dominé par les sentiments du bonheur et de la joie. Sa femme et ses enfants succomberaient-ils aux tourments de la faim, lui-même passerait-il de longues journées à jeun, il faut néanmoins qu’arrivé dans les salons, il rie avec ceux qui rient, joue avec ceux qui jouent ; il faut qu’il compose et chante des vers sur le vin, les festins et les plaisirs. C’est pour lui un devoir de n’avoir ni manières, ni couleurs, ni tempérament à lui propres. L’air joyeux ou affligé, passionné ou calme, vivant ou abattu, qui se voit sur les traits de son maître, doit être réfléchi sur les siens comme dans un miroir. Il ne doit être qu’une copie, et plus la copie est fidèle, plus ses chances augmentent.

« À une complaisance sans bornes, le moun-kaik doit joindre un assortiment complet de tout ce que l’on nomme talents de société. C’est toujours lui qui se met en avant pour ranimer la gaieté de la compagnie, soutenir et intéresser la conversation. Répertoire vivant de toutes les histoires et de toutes les fables, il s’ingénie à raconter souvent et avec intérêt ; il connaît le premier toutes les nouvelles de la province et de la capitale, toutes les anecdotes de la cour, tous les scandales, tous les accidents. Il est, auprès des dignitaires, la renommée aux cent bouches, un véritable journal ambulant. Il pénètre tous les desseins, les plans secrets, les intrigues des différents partis ; il compte sur ses doigts le nombre, le nom, la position et les chances de tous les mandarins qui montent et descendent dans l’échelle des faveurs du gouvernement ; il récite avec aisance le catalogue universel et l’état financier de tous les nobles du royaume.

« Nouveau Janus au double visage, sans conscience, et vrai caméléon de la politique, le moun-kaik a soin d’exposer sa belle face au soleil levant de la faveur. Toutes ses gentillesses sont exclusivement pour le côté d’où peuvent venir les dignités ; mais à tout ce qui lui est inutile, ou hostile, ou inférieur, il laisse voir une âme basse et cupide, uniquement gouvernée par les instincts du plus froid égoïsme. Il tourne avec la fortune, flattant ceux qu’elle flatte, laissant de côté ceux qu’elle abandonne, calculant toujours s’il est de son intérêt de se montrer raide ou souple, avare ou généreux, traître ou fidèle. Mettre la division là où elle le sert, séparer les parents et les amis, susciter des haines et des inimitiés mortelles entre les familles au pouvoir, faire tour à tour agir les ressorts de la vérité et du mensonge, de la louange et de la calomnie, du dévouement et de l’ingratitude, tels sont ses moyens d’action les plus habituels.

« Sachant qu’en Corée le cœur des grands ne s’épanouit que lorsqu’on repaît leurs yeux de la vue des sapèques, il est à la quête de tous les gens en procès, de tous les criminels, de tous les ambitieux de bas étage, leur offre son entremise et leur promet son crédit, moyennant une bonne somme pour lui-même, et une plus grosse encore pour le maître dont il doit faire intervenir la puissance. L’argent une fois payé, les rustres, par son aide, deviennent grands docteurs, les roturiers nobles, les criminels innocents, les voleurs magistrats ; bref, il n’y a pas de difficultés que le moun-kaik et l’argent ne puissent aplanir, pas de souillure qu’ils ne parviennent à laver, pas de crime qu’ils ne sachent justifier, pas d’infamie qu’ils ne viennent à bout de dissimuler et d’ennoblir.

« Cependant, le moun-kaik ne perd pas de vue que sa profession actuelle n’est qu’un chemin pour parvenir au but de son ambition. Toujours vigilant, toujours aux aguets, il n’examine que le moment favorable où il pourra surprendre ou arracher à son protecteur le don de quelque fonction, de quelque dignité. Malheureusement pour lui, son influence n’est pas seule en jeu. L’argent, la parenté, l’intérêt, les sollicitations diverses, font porter ailleurs le choix du ministre, et souvent l’infortuné passe de longues années dans une pénible attente. Dans ce cas, le moun-kaik déploie une constance admirable. Au reste la vertu dominante du Coréen candidat est la patience. Il n’est pas rare de voir des vieillards à cheveux blancs se traîner avec peine pour la vingtième, la quarantième ou même la cinquantième fois aux examens du baccalauréat. Notre moun-kaik est, lui aussi, armé d’une patience héroïque ; plutôt que de désespérer et d’abandonner la partie, il continuera indéfiniment à vivre de misères et de déceptions. Enfin, s’il ne peut emporter l’affaire par la douceur et les caresses, il s’armera quelquefois d’impudence, et fera comme violence à son protecteur.

« Un bachelier de la province Hoang-haï était depuis trois ou quatre ans très-assidu dans les salons d’un ministre, et comme il avait de l’esprit, aucun des moyens d’attirer un sourire de la fortune n’avait été négligé. Néanmoins, nulle lueur d’espoir ne brillait encore. Un jour qu’il se trouvait seul avec le ministre, celui-ci, occupé à chercher un mandarin pour un district, se prit à dire : « Tel district est-il un bon mandarinat ? » Le bachelier se lève brusquement, se prosterne aux pieds du ministre, et répond d’un ton pénétré : « Votre Excellence est vraiment trop bonne, et je la remercie bien humblement de penser à donner à son petit serviteur un district quel qu’il soit. » Le ministre, qui n’avait d’autre intention que de lui demander des renseignements, resta interdit devant cette réponse, et n’osant pas contrister trop le pauvre moun-kaik, lui donna cette préfecture.

« D’autres fois ce sera un trait d’esprit, une bouffonnerie qui mettra le moun-kaik sur le piédestal. L’exemple que je vais citer, est demeuré célèbre dans le pays. Un bachelier militaire faisait très-fidèlement sa cour au ministre de la guerre. Quinze années s’étaient écoulées depuis qu’il avait commencé ce rude métier, et cependant rien ne semblait indiquer qu’il fût plus avancé que le premier jour. À chaque moment, des nominations se faisaient sous ses yeux, et néanmoins il n’avait encore pu surprendre ni un signe, ni une parole, qui dénotât qu’on pensait à lui. Son talent à raconter des histoires, l’avait rendu le boute-en-train de la société habituelle du ministre, et ses absences, lorsqu’elles avaient lieu, produisaient un vide notable dans l’assemblée. Un temps vint où il cessa tout à coup de se montrer dans les salons, et quoique les grands, en ce pays-ci, fassent en général peu d’attention à ces sortes de choses, notre ministre remarqua que son assidu moun-kaik avait disparu, mais s’imaginant qu’il était tombé malade, ou bien qu’il s’était mis en voyage pour des affaires particulières, il ne s’en inquiéta pas davantage. Cette absence du moun-kaik se prolongeait depuis près de trois semaines, lorsqu’enfin, un beau jour, il reparaît tout pétillant de joie et s’en vient avec empressement saluer le ministre. Celui-ci, content aussi de le revoir, n’a rien de plus pressé, après avoir reçu son salut, que de lui demander comment, après une si longue disparition, il est enfin tombé du ciel. — « Ah ! » répond le moun-kaik. « Votre Excellence dit en ce moment plus vrai qu’elle ne pense ! — Quoi donc, » reprend le ministre, « expliquez-vous, avez-vous été malade ? — Un bachelier qui est sur le pavé depuis quinze ans, ne peut manquer d’avoir une maladie que Votre Excellence connaît fort bien, mais néanmoins ce n’est pas cela. Oh ! en ce monde il arrive des histoires bien étranges ! — Mais expliquez-vous donc, pourquoi nous tenir en suspens ? — Moi, vous tenir en suspens, jamais. Je viens de faire une expérience telle que je ne désire certes plus, ni à moi ni aux autres, d’être suspendu en l’air. » Le ministre, de plus en plus intrigué et impatient de connaître une histoire qui semblait devoir être curieuse, dit d’un air piqué : « Si votre histoire est étrange, il faut avouer que vous l’êtes encore davantage vous-même ; encore une fois, expliquez-vous sans détour. — Puisque Votre Excellence le commande je vais tout révéler ; mais c’est si extraordinaire qu’il n’a fallu rien moins qu’un ordre de Votre Excellence pour me décider à faire connaître une histoire à laquelle nul ne voudra ajouter foi.

« Il y a une vingtaine de jours, voulant me délivrer de l’ennui qui me poursuivait, je songeai à me distraire en faisant une partie de pêche. Je pris donc ma ligne, et fus me poster sur le bord d’un grand étang aux environs de la capitale. À peine ma ligne avait-elle touché l’eau, que des milliers de cigognes vinrent s’abattre tout près de moi. Pensant de suite que quelqu’un de ces oiseaux pourrait bien avoir envie de mordre à l’hameçon, et prévoyant que mon poignet ne serait pas assez robuste pour comprimer ses ébats, je me hâtai de saisir l’extrémité de la longue corde de ma ligne, et je la fixai solidement autour de mes reins. Cette précaution était à peine prise, qu’une grosse cigogne plus vorace que les autres se jeta sur l’appât, et le dévora en un clin d’œil. Envie me prit de laisser la captive avaler paisiblement l’hameçon ; je ne bougeai pas, et ma cigogne de son côté resta calme et immobile comme quelqu’un qui médite un mauvais coup. Mais ces volatiles ont l’estomac tellement chaud, et la digestion tellement rapide, que mon hameçon, une minute et demie après, reparut à l’autre bout. Pendant que je restais stupéfait de cette merveille, une autre cigogne se jette sur l’appât, l’avale et le digère à son tour. Une troisième la suit ; bref : cinq, vingt, cinquante cigognes viennent successivement s’enfiler dans ma ligne. Toutes y auraient passé jusqu’à la dernière, mais ne pouvant plus tenir à un si étrange spectacle, je partis d’un éclat de rire, et je remuai. Soudain, l’escadron effrayé prend son vol, et comme j’étais lié par les reins, je suis emporté avec lui dans les airs. Plus nous allions et plus les cigognes s’effarouchaient. Il ne m’agréait que tout juste de voler ainsi, suspendu à des distances énormes au-dessus de la terre, traîné à droite, à gauche, plus haut ; plus bas, à travers des zigzags interminables ; mais je n’avais pas à choisir, et je me cramponnais le mieux possible à ma corde, lorsqu’enfin, lasses de me voiturer ainsi, les cigognes allèrent s’abattre dans une vaste plaine déserte.

« Je n’eus rien de plus pressé que de les délivrer en me délivrant moi-même. Je revivais ; mais étais-je en Corée ? ou m’avaient-elles transporté aux derniers confins du monde ? C’est ce qu’il m’était impossible de savoir. De plus, parti inopinément pour un voyage si long, je n’avais pu faire aucune provision, et, à peine redescendu en ce bas monde, je me sentis dévoré d’une faim canine ; mais la solitude m’environnait de toutes parts. Pestant contre moi-même et contre les cigognes, je me dirigeai machinalement vers un énorme roc qui dominait toute la plaine et dont la cime semblait toucher les cieux. J’arrivai tout auprès, et à mon grand étonnement, ce que j’avais pris pour un roc ne fut plus qu’une statue colossale dont la tête s’élevait à perte de vue. Chose plus admirable encore, un grand poirier chargé de fruits magnifiques avait pris racine et s’élevait majestueusement sur la tête du colosse. La vue seule de ces fruits faisait découler dans mon estomac je ne sais quelle douce liqueur qui paraissait me faire grand bien, et excitait d’autant plus mon appétit : mais comment les cueillir ? comment atteindre à cette hauteur démesurée ? La nécessité fut, dit-on, la mère de l’industrie. La plaine était couverte de roseaux. La pensée me vint d’en couper une grande quantité, puis, les enfilant les uns au bout des autres, je fabriquai une perche aussi longue que la hauteur de la statue. Alors, enfonçant l’extrémité dans les narines du colosse, je poussai tant et si bien, que la gigantesque tête de la statue, prise d’un éternuement formidable, s’agita dans des convulsions terribles, et secoua si fortement le poirier que toutes les poires tombèrent à mes pieds. La bonté en égalait la beauté ; je me rassasiai de ces fruits succulents, puis j’allai à la découverte du pays. J’appris bientôt que le lieu où je me trouvais était le district d’Eun-tsin (province de Tsiong-Tsieng, à quatre cents lys de la capitale), et sans tarder, je repris le chemin de Séoul, où me voici enfin revenu. Cependant je dois avouer que, quoique étourdi par la rapide succession de tant d’événements extraordinaires, je n’oubliai pas un instant Votre Excellence, et, en preuve, voici une de ces poires que j’ai soigneusement conservée pour vous en faire connaître la suavité, plutôt que pour appuyer la vérité de mon étrange histoire. » En même temps le moun-kaik plaça dans les mains du ministre une énorme poire. Le ministre voulut la goûter sur-le-champ, et la trouva délicieuse. Le lendemain le moun-kaik était nommé mandarin. »

Outre les nobles de naissance dont nous avons parlé jusqu’à présent, il y a des nobles d’adoption. Ce sont des individus riches qui achètent à prix d’argent des titres de noblesse, non pas au roi ni aux ministres, mais à quelque puissante famille. Ils obtiennent ainsi d’être inscrits sur les registres généalogiques comme descendants de tel ou tel, et dès lors tous les membres de cette famille les reconnaissent comme parents devant le gouvernement et le public, les soutiennent et les protègent comme tels en toute circonstance. Cette pratique est contraire au texte de la loi ; mais elle a de nos jours passé dans les mœurs, et les ministres et le roi lui-même sont obligés de la tolérer.

Mentionnons enfin la classe inférieure de la noblesse, c’est-à-dire les familles que l’on appelle : demi-nobles ou nobles de province. Ce sont les descendants de personnes qui ont rempli quelque charge publique peu importante comme celle de tsoa-siou ou de piel-kam[1]. Ces familles ont quelques privilèges, entre autres celui de porter le bonnet de crin, et quand leurs membres ont souvent été honorés de ces emplois secondaires, elles jouissent, dans la province même, d’une certaine considération. On doit se servir en leur parlant des mêmes formules de courtoisie qu’envers les vrais nobles. Mais au fond leur autorité est beaucoup moins grande, et en dehors de leur propre district, elle devient presque nulle.

Inutile d’ajouter qu’en Corée comme ailleurs les usurpations de titres de noblesse ne sont pas rares. Beaucoup d’aventuriers, quand ils se trouvent dans une province éloignée de la leur, se font passer pour nobles, prennent le bonnet de crin, et usent et abusent de tous les autres privilèges de caste, avec une insolence tout à fait aristocratique. Quand la fraude est découverte, on les traîne à la préfecture la plus voisine, et ils reçoivent une forte bastonnade ; mais s’ils ont des talents, de l’adresse, de l’argent surtout, les mandarins ferment les yeux, et le peuple est obligé de les supporter. Souvent, pendant les persécutions, des chrétiens ont employé ce moyen pour se mettre à l’abri des molestations, et, s’en trouvant bien, persistent à se faire passer pour nobles. « De temps en temps, écrivait Mgr Daveluy, je me permets de plaisanter un peu ces nobles d’emprunt. Mais les quelques chrétiens qui sont véritablement de race noble prennent la chose plus au sérieux. Ils font entendre des plaintes amères sur un abus qui est à leurs yeux un crime énorme. Ils m’accusent d’une tolérance coupable envers ces roturiers qui osent les traiter d’égal à égal, et j’ai quelquefois peine à les calmer. »

Entre la noblesse et le peuple proprement dit, se trouve la classe moyenne, qui n’existe réellement qu’à la capitale. Elle se compose des familles qui depuis plusieurs générations remplissent auprès du gouvernement certaines fonctions spéciales, telles que celles d’interprètes, d’astronomes, de médecins, etc… Nous en avons parlé plus haut.

Au-dessous de la classe moyenne vient le peuple, qui n’a absolument aucune influence politique. Légalement, un homme du peuple peut concourir aux examens publics pour les emplois civils et militaires ; mais en fait, quelque titre qu’il obtienne, même de licencié ou de docteur, il ne recevra jamais du gouvernement que des fonctions insignifiantes. Pour se défendre contre les exactions, les cruautés et l’arbitraire des nobles, les gens des diverses classes de métiers se sont unis entre eux, et ont formé des associations qui, à la longue, sont devenues assez puissantes, à la capitale surtout, et dans les grandes villes. Quelques-unes de ces corporations, telles que : les faiseurs de cercueils, les couvreurs, les maçons, les porte-faix, etc… possèdent, soit par droit écrit, soit par prescription, le monopole de leur industrie. Elles payent régulièrement au trésor royal une contribution déterminée, afin d’empêcher tout autre que leurs membres d’exercer tel ou tel métier. D’autres sociétés n’ont pas de monopole ; le but unique de leurs membres est de se protéger réciproquement, et de se faciliter les moyens de travail. Ces dernières reçoivent dans leur sein quiconque se présente, ouvrier ou non, pourvu qu’il paye sa cotisation, et se soumette aux règles communes.

Cet esprit d’association, si naturel et si nécessaire dans un pays où il n’y a guère d’autre loi que celle du plus riche ou du plus fort, est très-répandu parmi les Coréens, depuis les familles princières jusqu’aux derniers esclaves. Nous l’avons signalé dans les divers partis politiques qui divisent l’aristocratie, dans la classe moyenne, parmi les prétoriens et satellites des tribunaux. Nous le retrouvons dans toutes les classes du peuple. Chaque village forme une petite république, et possède une caisse commune à laquelle toutes les familles sans exception doivent contribuer. Cet argent est placé en fonds de terre ou à intérêt, et les revenus servent à payer les suppléments d’impôts, les objets d’utilité publique pour les mariages, enterrements, etc…, et autres dépenses imprévues. Les individus attachés aux temples de Confucius ou d’autres grands hommes ; les gardiens, les portiers, les commissionnaires, les différentes espèces de domestiques des palais royaux ; les employés des ministères, des administrations civile, militaire ou judiciaire ; tous ceux, en un mot, qui ont un genre de travail ou des intérêts communs, forment entre eux des corporations ou sociétés, analogues à celles des ouvriers proprement dits, et ceux qui n’appartiennent par leur état ou leur situation à aucune de ces sociétés, s’y font affilier, moyennant une somme plus ou moins considérable, afin de trouver aide et protection en cas de besoin.

Une des corporations les plus puissantes et les mieux organisées est celle des porte-faix. Le commerce intérieur se faisant presque toujours à dos d’hommes ou de bêtes de charge, est entièrement entre leurs mains. La plupart d’entre eux sont des gens veufs ou qui par pauvreté n’ont pu se marier ; les autres traînent à leur suite, le long des routes, leurs femmes et leurs enfants. Répandus dans le pays au nombre de huit ou dix mille, ils sont subdivisés par provinces et par districts, sous les ordres de chefs, sous-chefs, censeurs, inspecteurs, etc… Ils parlent un langage de convention pour se reconnaître entre eux, se saluent partout où ils se rencontrent, et se prodiguent les marques extérieures du respect le plus cérémonieux. Ils sont soumis à des règles sévères, et leurs chefs punissent eux-mêmes, quelquefois de mort, les crimes et délits commis par les confrères. Ils prétendent que le gouvernement, n’a pas le droit de se mêler de leurs affaires, et jamais on n’en a vu aucun demander justice à un mandarin. Ils passent généralement pour probes et honnêtes, et les paquets ou ballots qu’on leur confie pour les provinces les plus éloignées, sont fidèlement remis à leur adresse. On prétend que leurs mœurs sont très-corrompues, et que presque tous s’adonnent à des vices contre nature. Néanmoins, leurs femmes sont respectées, et celui d’entre eux qui toucherait à la femme d’un de ses confrères, serait immédiatement mis à mort. Ils sont insolents vis-à-vis du peuple, et se font redouter même des mandarins. Quand ils croient avoir à se plaindre d’un affront, d’une injustice quelconque, ils se retirent en masse du district ou de la ville, et leur retraite arrêtant le commerce, et empêchant la circulation des marchandises, on est obligé de parlementer avec eux, et de subir leurs conditions, après quoi ils reviennent plus fiers que jamais.

La corporation la plus méprisée est celle des valets de bouchers ou abatteurs de bœufs. Le bœuf étant un animal absolument nécessaire pour la culture et le transport des fardeaux, une loi très-ancienne défend de le tuer sans permission du gouvernement, et l’opinion publique, d’accord avec la loi, regarde l’acte de tuer un bœuf comme le plus avilissant de tous. Les abatteurs de bœufs forment donc une classe à part, plus dégradée aux yeux de tous que les esclaves eux-mêmes. Ils ne peuvent demeurer dans l’intérieur des villages ; ils vivent en dehors de la population qui les repousse avec horreur, et ne se marient qu’entre eux. C’est parmi eux que sont pris les exécuteurs des hautes œuvres. Seuls ils ont le droit d’abattre les bœufs, et tout autre Coréen qui le ferait serait chassé de son village et de sa famille, et forcé de se réfugier chez eux. Il est bon de noter en passant que le mépris public n’atteint que ceux qui tuent l’animal, et nullement les bouchers qui en vendent la viande. Ceux-ci sont de gros personnages nommés par les mandarins, auxquels ils payent un impôt très-lourd afin de conserver leur monopole. Tout autre individu qui ferait abattre un bœuf, aurait à payer une amende de 54 à 56 francs, prix ordinaire d’un petit bœuf.

Le nombre des esclaves est aujourd’hui bien moins considérable qu’autrefois, et va toujours en diminuant. On n’en rencontre plus guère, au moins dans les provinces centrales, que chez les grandes familles nobles. Sont esclaves : ceux qui naissent d’une mère esclave ; ceux qui se vendent ou sont vendus par leurs parents comme tels ; enfin les enfants abandonnés qui sont recueillis et élevés ; mais dans ce dernier cas l’esclavage est personnel, et les enfants de celui qui a ainsi perdu sa liberté, naissent libres. L’esclavage est très-doux dans ce pays ; généralement on ne garde et on n’emploie comme esclaves que les jeunes gens, surtout les jeunes filles pour le service intérieur de la famille. Quand ils sont en âge de se marier, les garçons sont le plus souvent laissés libres de se retirer où ils voudront, à seule charge de payer au maître une espèce de capitation annuelle ; d’autres fois, le maître les garde auprès de lui et les marie à quelqu’une de ses esclaves. Les filles demeurent dans la famille du maître, et après leur mariage habitent une petite maison à part. Elles sont astreintes à quelques travaux, et tous leurs enfants appartiennent au maître.

Le maître a droit de vie et de mort sur ses esclaves ; néanmoins, s’il usait de ce droit dans les circonstances ordinaires, ou même s’il les frappait trop violemment, il serait justiciable des tribunaux. Les missionnaires assurent qu’il y a peu d’excès de ce genre. En somme, le sort des esclaves est souvent préférable à celui des pauvres villageois, et il n’est pas rare de voir des gens du peuple se réfugier auprès des grands, demander à épouser leurs esclaves, et à devenir esclaves eux-mêmes, pour se mettre à l’abri des exactions et des violences des nobles ou des mandarins.

Outre les esclaves qui sont la propriété des particuliers, il y en a d’autres qui appartiennent au gouvernement. Ils sont attachés aux diverses administrations, ministères, préfectures, où ils remplissent les plus bas offices de domesticité. Quelques-uns de ces esclaves le sont de naissance ; la plupart le sont devenus par suite d’une condamnation en cause criminelle, et ces derniers sont des forçats plutôt que des esclaves. Cet esclavage est, surtout pour les femmes, beaucoup plus pénible que l’esclavage ordinaire. Les femmes esclaves des préfectures sont traitées à peu près comme des animaux. Elles sont à la merci, non-seulement des mandarins, mais des prétoriens, des satellites, des valets, du premier venu. Rien n’égale le mépris qu’on a pour elles, et la condamnation à une telle servitude est, pour une honnête femme, mille fois pire que la mort.

  1. Voir plus haut, p. xxxvii.