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Histoire de l’Église de Corée/Partie 1/Livre 1/01

La bibliothèque libre.
Librairie Victor Palmé (1p. 1-12).

HISTOIRE DE L’ÉGLISE DE CORÉE




PREMIÈRE PARTIE

De l’introduction du Christianisme en Corée à l’érection de ce royaume en Vicariat Apostolique.
1784-1831




LIVRE Ier

Depuis les premières conversions, jusqu’à l’arrivée du P. Jacques TSIOU, prêtre chinois, envoyé par l’Évêque de Péking.
1784-1794




CHAPITRE Ier

Invasion des Japonais en Corée, au xvie siècle. — Néophytes et martyrs coréens au Japon.


Vers la fin du xvie siècle, quarante ans après la mort de saint François-Xavier, lorsque l’Église du Japon florissante comptait déjà des millions d’enfants, lorsque la Chine évangélisée dès le vie siècle, évangélisée de nouveau aux xiiie et xive siècles, venait enfin de se rouvrir pour la troisième fois au zèle des missionnaires, le royaume de Corée, dont le nom même était inconnu en Europe, n’avait encore jamais entendu prêcher Jésus-Christ.

À cette époque, on put espérer un instant que le jour de la miséricorde était arrivé pour ce pays. Taïko-Sama, devenu maître absolu de tout le Japon, avait conçu le projet de conquérir la Chine. Pour se frayer un chemin, en l’an 1592, il fit envahir la Corée par une armée de deux cent mille hommes, qui battirent les Coréens et les Chinois venus à leur secours, s’emparèrent de cinq provinces sur huit, prirent la capitale, firent un immense carnage, et envoyèrent comme esclaves, au Japon, un nombre considérable de prisonniers.

La plupart de ces soldats japonais étaient chrétiens, car Taïko-Sama, qui avait secrètement résolu de faire disparaître du Japon la religion de Jésus-Christ, avait surtout employé pour cette expédition les princes et les seigneurs chrétiens. Il comptait, s’ils étaient vainqueurs, leur donner des apanages dans le pays conquis, et y transplanter de gré ou de force tous les chrétiens de son empire ; s’ils étaient vaincus, les abandonner sans secours et s’en débarrasser ainsi sans se donner l’odieux d’une persécution ouverte.

La guerre se prolongeant en Corée, les princes et les seigneurs chrétiens, et surtout Augustin Arimandono, roi de Fingo et grand amiral du Japon, le principal et le plus zélé d’entre eux, firent de vives instances auprès du supérieur de la mission du Japon pour obtenir un prêtre. Vers la fin de 1593, le vice-provincial de la Compagnie de Jésus leur envoya le P. Gregorio de Cespedes, et un frère japonais nommé Foucan Eion. Ce Père et son compagnon furent forcés d’hiverner dans l’île de Tsoutsima, dont le prince, néophyte zélé, servait lui-même en Corée. Ils y baptisèrent un grand nombre de païens, entre autres les quatre principaux conseillers de Tsoutsimandono. Enfin, au commencement de 1594, après une navigation assez longue et remplie de dangers, ils arrivèrent en Corée et gagnèrent la forteresse de Comangaï où résidait Augustin[1].

Pendant près d’un an, le P. de Cespedes exerça son ministère parmi les troupes japonaises avec un zèle infatigable. Il allait de forteresse en forteresse, luttant contre les désordres de toute nature, réformant les abus, raffermissant les chrétiens par l’administration des sacrements, et baptisant de nombreux soldats païens. Mais il fut soudain arrêté au milieu de ses travaux. Un général païen, jaloux de la haute fortune du prince Augustin, le dénonça à Taïko-Sama, prétendant que ses efforts et ceux du P. de Cespedes, pour la propagation de la foi chrétienne, cachaient une vaste conspiration contre le pouvoir de l’empereur. Averti à temps, Augustin renvoya immédiatement le prêtre au Japon, et y retourna lui-même peu après, pour se laver de l’accusation intentée contre lui. Il parvint aisément à se justifier, et l’affaire n’eut pas de suites fâcheuses.

La lettre annuelle de la mission du Japon, qui nous donne ces détails, raconte aussi que le prince de Tsoutsima envoya à sa femme Marie, fille d’Augustin, deux jeunes esclaves coréens, l’un fils d’un secrétaire du roi de Corée, et l’autre aussi d’une très-noble famille. La princesse touchée de leur infortune les donna à l’Église, envoya immédiatement le plus âgé au séminaire des PP. Jésuites, et garda l’autre chez elle jusqu’à ce qu’il pût y être envoyé à son tour[2].

Dans sa lettre de l’année suivante le P. Louis Froës parle encore des Coréens, « Cette année, dit-il, on a instruit beaucoup d’esclaves coréens, tant hommes que femmes et enfants, qui demeurent ici à Nangasaki, et dépassent, dit-on, le chiffre de trois cents. Il y a deux ans qu’ils ont été baptisés pour la plupart, et le plus grand nombre s’est confessé cette année. On voit clairement par l’expérience, que c’est un peuple très-disposé à recevoir notre sainte Foi ; ils sont très-affables, reçoivent le baptême avec allégresse, et sont heureux de se voir devenus chrétiens. Ils aiment à se confesser, et en très-peu de temps, le plus grand nombre a appris la langue japonaise avec tant de facilité, que presque aucun d’eux n’a besoin d’interprète pour le faire. Le vendredi saint, aussitôt que la nuit se fit, pendant qu’on apprêtait l’église dont les portes étaient fermées, et qu’on disposait les fonts baptismaux pour le lendemain, un Père et quelques Frères qui dirigeaient les préparatifs, entendirent un grand bruit du dehors, près de la porte de l’église. Ils ouvrirent une fenêtre et demandèrent ce que c’était. Quelques hommes, agenouillés avec une grande humilité, répondirent : « Père, ce sont les pauvres Coréens. Parce que nous sommes esclaves, nous n’étions pas prêts hier pour la procession, mais nous voici maintenant venus tous ensemble, pour demander à Dieu miséricorde et pardon pour nos péchés. » En disant cela ils se flagellaient cruellement, et tous ceux qui les entendirent et virent la rigueur de leur pénitence, en versaient des larmes. Cette nation unit un bon jugement à une grande simplicité, et elle paraît ne le céder en rien aux Japonais. Il a plu à Dieu Notre Seigneur de prendre ces prémices du royaume de Corée, à l’occasion de cette guerre, pour le plus grand bien de leurs âmes. L’opinion commune, dans les entretiens qu’ils ont entre eux, est que si la prédication de la loi évangélique pénétrait une fois en Corée (ce qui semble ne devoir pas être difficile par la voie du Japon), elle y serait très-facilement reçue, et pourrait prendre dans ce royaume de grands développements[3]. »

Ces belles espérances ne furent point réalisées. En 1598, Taïko-Sama, se sentant mourir, envoya à ses troupes l’ordre formel d’abandonner toutes leurs conquêtes, et de revenir de suite au Japon. Les tuteurs de son fils pressèrent l’exécution immédiate de cet ordre, et la Corée tout entière, sauf le poste militaire de Fusan-kaï sur la côte sud-est, se retrouva sans coup férir sous l’autorité de son propre roi.


Les troupes japonaises, en quittant la Corée, y laissèrent-elles quelques germes de christianisme, et faut-il faire remonter à cette expédition la véritable origine de l’Église coréenne ? On l’a dit et répété dans ces derniers temps ; mais cette assertion ne soutient pas un examen sérieux.

Pendant son séjour en Corée, l’an 1594, le P. de Cespedes n’avait vu d’autres indigènes que les prisonniers de guerre que l’on expédiait au Japon pour y être vendus comme esclaves. Les lettres écrites alors par les jésuites du Japon à leur Père général prouvent qu’il lui avait été impossible d’entrer en relation avec les gens du pays. En effet, la tactique des Coréens était d’isoler les Japonais, en dévastant complètement la contrée autour des forteresses qu’ils occupaient ; la plupart des habitants avaient fui dans les provinces septentrionales ; les autres reculaient devant les envahisseurs, et, à leur approche, cherchaient un refuge dans les bois et les montagnes. Après le départ du P. de Cespedes, l’armée japonaise resta encore plus de trois ans en Corée, mais le zélé missionnaire ne put y revenir, et aucun autre prêtre ne fut envoyé à sa place. Les Japonais chrétiens ne purent, pas plus que lui, se mettre en rapport avec les habitants ; d’ailleurs la haine innée des Coréens pour tout ce qui est étranger, l’exaspération naturelle d’un peuple vaincu contre ses vainqueurs, auraient certainement fait échouer toute tentative de prosélytisme. Les Coréens emmenés au Japon comme prisonniers de guerre eurent donc, seuls de leurs compatriotes, l’opportunité de connaître la foi chrétienne, et nous avons vu que, grâce à Dieu, un grand nombre en profitèrent. Quelques années après l’expédition de Taïko-Sama, commençait, au Japon même, cette persécution si longue, si sanglante, si glorieuse qui semblait devoir y éteindre le christianisme, et on comprend facilement que les missionnaires de ce pays ne purent plus songer à la Corée, et ne firent aucune tentative pour y pénétrer.


Dans cette grande persécution, un certain nombre de néophytes coréens partagèrent avec leurs frères japonais l’honneur de confesser Jésus-Christ devant les bourreaux. Leur vie et leur martyre appartiennent à l’Église du Japon, mais, par leur naissance, ils sont les prémices de l’Église de Corée. C’est pourquoi nous reproduisons ici, dans l’ordre chronologique, ce que l’on sait de leurs noms et de leur histoire[4].

Michel, pauvre laboureur coréen, avait été baptisé à Nangasaki. Il était d’une charité singulière envers les lépreux, les attirait dans sa maison, les faisait asseoir à son foyer, les servait de ses mains en leur disant : « Vous êtes mes frères, et votre infirmité m’oblige à vous honorer davantage. » On le suspendit à une fourche, puis on lui comprima les jambes et on lui coupa les jarrets. Il expira dans ce supplice, le 22 novembre 1614. Après sa mort, on lui trancha la tête, et son corps fut haché en morceaux.

Le même jour fut aussi martyrisé Pierre Djincouro. Il avait été esclave chez les païens, depuis l’âge de treize ans jusqu’à celui de trente. Omis sur la liste des chrétiens dénoncés, parce qu’il n’était que locataire d’une boutique et n’avait pas de maison à lui, il fit de vives réclamations et obtint d’être inscrit avec eux. Il supporta courageusement les tortures, et comme il ne cessait d’invoquer le saint nom de Jésus, il eut les lèvres et la bouche fendues, fut percé d’un poignard, et enfin décapité. Il était âgé de trente-trois ans.

Le 18 novembre 1619, Cosme Takeya fut brûlé vif à Nangasaki. Trois ans plus tard, sa femme Inès, âgée de quarante-deux ans, subit à son tour le martyre. Elle eut la tête tranchée. C’était le 2 septembre 1622, journée à jamais glorieuse pour l’Église du Japon, qui s’enrichit d’un seul coup de cinquante-deux martyrs. Cinq d’entre eux étaient Coréens : Inès, que nous venons de nommer, Antoine, qui fut brûlé vif, Marie, femme d’Antoine, et leurs deux enfants, Jean, âgé de dix ans, et Pierre, âgé de trois ans, qui furent décapités.

Le 4 septembre 1624, Sixte Cazayernon et sa femme Catherine furent décapités à Chembocou.

Le 5 novembre de la même année, le jeune Coréen Caïo fut brûlé vif à Nangasaki. Son histoire prouve, d’une manière éclatante, que Dieu ferait un miracle plutôt que d’abandonner un infidèle qui suit les lumières de sa conscience, et cherche la vérité d’un cœur droit et docile. Né quelque temps avant l’invasion japonaise, il éprouva dès son jeune âge un désir extrême de parvenir au vrai bonheur, c’est-à-dire à un bonheur qui n’eût point de fin. Il se retira dans une solitude pour méditer plus à son aise sur cette félicité qu’il cherchait. Il n’avait pour habitation qu’une caverne, qu’il partageait avec un tigre qui l’occupait avant lui. Ce féroce animal respecta son hôte ; il lui céda même la caverne quelque temps après, et se retira ailleurs. Le jeune solitaire dans l’unique vue de conserver son innocence, s’exerçait à toutes sortes de mortifications ; il s’abstenait de tout ce qui n’était pas absolument nécessaire à la vie. Une nuit qu’il était en méditation, un homme d’aspect majestueux lui apparut, et lui dit : « Prends courage ; dans un an tu passeras la mer, et, après bien des travaux et des fatigues, tu obtiendras l’objet de tes désirs. » Cette même année, les Japonais entrèrent en Corée, et le jeune solitaire fut fait prisonnier. Le vaisseau qui le transportait au Japon ayant fait naufrage près de l’île Tsoutsima, Caïo se sauva à la côte ; ceux qui le conduisaient périrent probablement dans les flots. Quoi qu’il en soit, il recouvra sa liberté. Séduit par la vie austère des bonzes, il crut avoir trouvé ce qu’il cherchait depuis tant d’années, et se retira dans une des plus célèbres pagodes de Méaco. Mais il ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de son erreur ; ces religieux idolâtres n’étaient rien moins que des hommes parfaits.

Cette méprise lui causa un si grand chagrin qu’il en tomba malade. Pendant sa maladie, il lui sembla voir la pagode tout en feu, puis un enfant d’une beauté ravissante lui apparut et le consola : « Ne crains pas, lui dit-il, tu es à la veille d’obtenir ce bonheur tant désiré. » Il n’était pas encore guéri, qu’il abandonna la bonzerie. Le jour même, il rencontra un chrétien à qui il raconta ses peines et ses aventures ; celui-ci l’amena sur-le-champ au collège des Jésuites, où on l’instruisit des mystères de la religion. Comme son cœur était déjà préparé à recevoir la divine semence, il crut sans hésiter, goûta sans peine la sainte morale de l’Évangile, et demanda aussitôt le baptême. On ne pensa pas devoir le soumettre à une plus longue épreuve, et la grâce du sacrement produisit dans une âme si bien disposée des effets admirables. Pendant qu’on l’instruisait, un des Pères lui montra un tableau représentant Notre-Seigneur : « Oh ! voilà, s’écria-t-il, voilà celui qui m’a apparu dans ma caverne, et qui m’a prédit tout ce qui m’est arrivé. » Il se mit à la suite des missionnaires et se consacra au soin des malades, surtout des lépreux. Il n’est point de vertu dont cette âme prédestinée n’ait donné l’exemple : mortifications presque excessives, charité pour les malheureux, soins empressés pour les missionnaires, dont il partageait les travaux et les dangers, zèle pour le salut des âmes, etc… Rien n’était au-dessus de ses forces, lorsqu’il fallait témoigner de la reconnaissance pour un Dieu qui l’avait prévenu de tant de grâces, avant même qu’il pût connaître et apprécier ses dons. En 1614, il suivit aux Philippines, Ukandono, général des armées du Japon, qui était exilé pour la foi. Après la mort de ce grand homme, il retourna au Japon, et reprit ses fonctions de catéchiste. La persécution prenant tous les jours un caractère plus effrayant, il se crut obligé de redoubler de ferveur ; il multiplia ses austérités et ses oraisons. Dieu récompensa tant de vertus par un glorieux martyre. Le néophyte étant allé un jour, selon sa coutume, visiter les confesseurs de la foi, se déclara lui-même chrétien et catéchiste ; il fut arrêté sur-le-champ et conduit dans les prisons de Nangasaki, où il eut beaucoup à souffrir. On le condamna à être brûlé à petit feu, supplice horrible, qu’il subit avec une constance admirable.

Vincent Kouan-Cafioïe, qui, en 1626, souffrit le martyre avec plusieurs des PP. Jésuites, était fils d’un des principaux officiers du roi de Corée. Ce seigneur, allant combattre les Japonais, confia son fils à une personne sûre, pour le conduire avec toute sa famille dans un château inaccessible ; mais Dieu qui voulait faire de Cafioïe un chrétien et un martyr, permit qu’il s’égarât en route et se trouvât par hasard assez près de l’armée japonaise. Bien loin d’en être effrayé, le jeune Cafioïe qui avait à peine treize ans, voulut, par une curiosité bien naturelle à son âge, la voir de plus près ; et, sans penser à quoi il s’exposait, il alla droit à la tente d’Augustin, roi de Fingo, général en chef. Ce prince se sentit ému de compassion à la vue du jeune orphelin, le prit en affection, et chargea un de ses parents d’en avoir soin jusqu’à la fin de la guerre. Il confia ensuite son éducation aux Jésuites, qui l’instruisirent de la religion et le baptisèrent. Le jeune Cafioïe, autant par affection que par reconnaissance, ne voulut plus se séparer de ceux qui l’avaient engendré à Jésus-Christ ; il les accompagna toujours dans leurs courses apostoliques, et fut enfin pris et conduit avec eux dans les prisons de Chimabara. Quelque affreuse que fût cette prison, les saints confesseurs ajoutaient encore des austérités volontaires à leurs souffrances. On avait choisi les gardes les plus brutaux, pour accroître la dureté de leur détention ; mais la vie angélique des prisonniers, leur patience, et un air de sainteté qui paraissait sur leur personne, adoucissaient insensiblement la férocité de ces satellites. Ils commençaient par admirer une religion qui élève l’homme au-dessus de lui-même, et finissaient souvent par l’embrasser. Aussitôt qu’on apercevait en eux quelques sentiments d’humanité, on leur substituait d’autres geôliers, qui bientôt se trouvaient vaincus à leur tour. À la fin, le gouverneur furieux commit le soin des confesseurs à un officier de ses parents, qui était plus semblable à une bête féroce qu’à un homme. Sa haine contre le christianisme ne connaissait point de bornes ; cependant, dès qu’il eut vu les prisonniers, il se sentit ému, et au bout de huit jours se déclara chrétien. Le gouverneur aussi surpris qu’irrité de cette conversion, n’épargna ni reproches ni menaces pour ramener le néophyte au culte des idoles. Cet officier lui répondit invariablement : « Vous pouvez me dépouiller de mes emplois, m’enlever mes biens, m’ôter même la vie ; mais vous ne pourrez rien sur mon esprit, je vivrai et mourrai chrétien. »

Le gouverneur voyant que la rigueur de la prison était inutile, se résolut à tourmenter les confesseurs, mais séparément, afin qu’ils ne pussent pas s’encourager les uns les autres, Il commença par Cafioïe ; croyant qu’un étranger serait vaincu plus facilement. Il le fit venir chez lui, le combla d’amitiés et de caresses, lui fit les promesses les plus séduisantes, et le menaça en même temps des plus horribles supplices, s’il n’obéissait à l’heure même. Le néophyte coréen lui répondit simplement : « Je suis chrétien et je ne renoncerai jamais à ma religion. » À l’instant même, il le fil exposer tout nu à un vent glacial, et oubliant en même temps le caractère de juge dont il était revêtu, il n’eut pas honte d’exercer la fonction de bourreau. Il tenailla de ses propres mains le saint confesseur, qui ne faisait que rire d’un si horrible supplice ; ensuite il lui fit avaler une drogue, que le patient rejeta par la bouche avec des flots de sang. Ce tourment lui causa une défaillance, mais il reprit aussitôt ses sens et recouvra ses forces. Dès ce moment, il ne sentit plus d’autre douleur qu’un léger engourdissement aux pieds et aux mains. On continua les tortures plusieurs jours de suite, sans pouvoir jamais lasser sa constance. Enfin on le renvoya en prison, dans une masure ouverte à tous les vents ; il y passa vingt-quatre jours, exposé aux injures de l’air et privé de toute nourriture. Il respirait encore lorsque l’empereur donna ordre de le transporter à Nangasaki, pour y être brûlé vif comme chrétien, avec les illustres compagnons de sa prison et de ses souffrances. Avant de mourir, il demanda au Père Pacheco, provincial des Jésuites, de l’admettre dans la société ; ce Père lui accorda cette grâce, et reçut ses vœux sur le lieu même où ils allaient tous les deux consommer leur sacrifice.

Vers le même temps, une jeune Coréenne, nommée Julie Ota, donna une preuve de courage à peu près semblable. Issue d’un sang illustre, elle était élevée à la cour de Cubo-Sama, et fort chérie de ce prince, qui voulait la marier à un des plus grands seigneurs de l’empire. Il s’agissait d’abord de changer de religion ; Julie refusa, et fit, sur-le-champ, vœu de virginité. Puis, non contente de paraître en public avec toutes les marques extérieures de sa foi, elle se mit à fréquenter les maisons où les chrétiens tenaient leurs assemblées, chose extraordinaire au Japon, où les femmes de qualité ne sortent jamais qu’accompagnées du plus grand cortège, et encore très-rarement. Elle voulait par là, à quelque prix que ce fût, forcer Cubo-Sama à lui accorder la palme du martyre ; or, il ne s’agissait de rien moins que d’être condamnée au feu, ou à d’autres supplices bien plus cruels encore. Cubo-Sama, essaya par toutes sortes de moyens d’ébranler sa constance, et à la fin, voyant que les caresses et les menaces étaient également inutiles, il la déporta dans une île lointaine où vivaient quelques pauvres pêcheurs, qui n’avaient d’autres habitations que de misérables cabanes. Son exil et ses souffrances durèrent quatre ans, c’est-à-dire autant que sa vie ; mais si les consolations humaines lui manquèrent, elle en fut pleinement dédommagée par l’abondance des faveurs du ciel. Son seul chagrin était de n’avoir point versé son sang pour Jésus-Christ. Elle trouva l’occasion d’écrire à un missionnaire jésuite à ce sujet ; le missionnaire lui répondit que l’Église regarde aussi comme martyrs ceux qui ont été exilés pour la foi. Cette réponse la combla de joie, et dissipa toutes ses craintes.

En 1629, le 31 juillet, le gouverneur de Nangasaki fit conduire aux étangs sulfureux d’Oungen, soixante-quatre chrétiens des deux sexes, parmi lesquels une néophyte coréenne, nommée Isabelle. On avait averti les confesseurs qu’ils ne seraient point mis à mort, mais que leur supplice se prolongerait, plusieurs années s’il était nécessaire, jusqu’à leur apostasie ; car les juges sachant que les chrétiens regardent comme un grand bonheur de mourir pour Jésus-Christ, ne voulaient pas laisser cette consolation à leurs victimes. Les eaux d’Oungen sont si corrosives qu’elles couvrent de plaies les parties du corps sur lesquelles on les répand. On avait partagé les confesseurs en cinq troupes, et les femmes avaient été séparées de leurs maris. Tous les jours on les arrosait de cette eau brûlante, et après quelque temps, le plus grand nombre faiblirent. Isabelle, presque seule, resta intrépide jusqu’à la fin, « Votre mari à apostasie, » lui disait-on. — « Que m’importe ! j’ai dans le ciel un époux immortel, et c’est à lui d’abord que je dois obéissance. » On la plaça debout pendant plus de deux heures, avec une pierre au cou, des pierres dans la bouche, et une autre sur la tête, lui déclarant que si cette dernière tombait, ce serait signe d’apostasie, « Non, répondit-elle, il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher que cette pierre ne tombe, mais quand je tomberais moi-même à terre, ma volonté ne changera point. » La pierre ne tomba pas, et la nuit suivante une vision céleste vint consoler la courageuse chrétienne. Le lendemain, elle fut inondée de nouveau. « Nous continuerons dix ans, vingt ans, s’il le faut, » répétaient les bourreaux. — « Dix ans, vingt ans, cent ans même, s’il m’était donné de les vivre, sont un intervalle bien court, et je m’estimerai heureuse de passer ma vie entière dans les supplices, pour rester fidèle à mon Dieu. » La patience d’Isabelle finit par lasser ses persécuteurs. Après treize jours, on la traîna épuisée, meurtrie, devant le gouverneur de Nangasaki. On lui prit la main de force, et avec cette main on signa une déclaration d’apostasie, puis sans lui laisser proférer une parole, on la renvoya.

Tels furent les principaux martyrs coréens qui, les premiers de leur nation, allèrent intercéder auprès de Dieu pour la conversion de leurs infortunés compatriotes.


L’invasion japonaise avait disparu de la Corée sans y laisser aucune trace de christianisme, et, dans les desseins de Dieu, deux siècles encore devaient s’écouler avant que la foi pût pénétrer en ce royaume que la jalousie de l’enfer tenait si complètement fermé. Le seul fait à citer pendant ce long intervalle, est l’introduction en Corée, à diverses reprises, de quelques livres chrétiens en langue chinoise. Ceci eut lieu au moyen des ambassades que le roi de Corée envoie chaque année en Chine. On conçoit, en effet, que les ambassadeurs coréens et les seigneurs de leur suite, ne pouvaient pas ignorer entièrement l’existence officielle à Péking des missionnaires. D’un autre côté, les Jésuites fixés à la cour impériale, quelque gênés qu’ils fussent dans l’exercice de leur zèle, n’ont certainement pas laissé échapper de pareilles occasions d’entrer en rapport avec les représentants d’un royaume païen non encore évangélisé.

Dans un recueil coréen de documents curieux, on lit qu’en l’année sin-mi (1631), l’ambassadeur Tsieng Tou-ouen-i vit à Pékin un Européen nommé Jean Niouk, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, et jouissant encore d’une santé parfaite. « Il semblait, dit-il, être un des bienheureux sin-sien (les bienheureux immortels de la secte de Lao-tse). » C’était sans doute un des premiers compagnons du P. Ricci. L’ambassadeur reçut de lui beaucoup de livres de science, faits par les Européens, et aussi des objets curieux, tels que pistolets, télescopes, lunettes, horloges, etc.

Ni Siou, surnommé Si-pong, l’un des ancêtres du martyr Charles Ni, et l’un des plus célèbres savants qu’ait eus la Corée, mentionne dans ses écrits l’ouvrage du P. Ricci, intitulé : Tien-tsou-sir-ei, ou Véritables principes sur Dieu, dont il donne une analyse assez exacte. Il parle aussi de la constitution de l’Église sous l’autorité du Souverain Pontife.

En l’an kieng-tsa (1720), l’ambassadeur Ni I-mieng-i vit aussi à Péking plusieurs missionnaires, et eut avec eux des conférences sur les questions religieuses. Il raconte qu’il a trouvé l’enseignement chrétien sur la mortification des mauvais instincts et la purification du cœur, assez semblable aux théories de la religion des lettrés ; il croit voir dans le mystère de l’incarnation une des doctrines de Fo, et assure qu’il ne faut nullement placer cette nouvelle religion au même rang que la secte de Lao-tse.

Ni Ik-i, surnommé Seng-ho, parle aussi de la religion dans ses livres. D’après lui, le Dieu des chrétiens n’est pas autre que le Siang-tiei des lettrés (le chang-ti des Chinois). La doctrine du paradis et de l’enfer lui semble empruntée au système de Fo. Il a aussi quelques mots sur les sept vertus, opposées aux sept péchés capitaux.

La lecture de quelques livres chrétiens, les rapports nécessairement très-rares et très-limités des ambassadeurs avec les missionnaires de Péking, n’avaient, on le voit, pu donner aux Coréens qu’une idée bien vague du christianisme. Elle fut suffisante néanmoins, si l’on en croit les traditions coréennes, pour convertir un homme de bonne volonté. Cet homme nommé Hong Iou-han-i, ou Sa-riang-i, était né en 1736, d’une famille honorable dont les membres avaient souvent rempli des charges importantes. Il habitait Niei-san, et, dans sa jeunesse, avait pris des leçons de Ni Ik-i dont nous venons de parler. En 1770, il rencontra des livres chrétiens, les lut avec joie, abandonna toute autre étude, et se livra à la pratique de la religion. N’ayant ni calendrier ni livre de prières, et sachant seulement que les fêtes se succédaient de sept en sept jours, il se mit à chômer religieusement les 7, 14, 21 et 28 de chaque mois, laissant de côté, ces jours-là, toutes les affaires du siècle, pour se donner tout entier à l’oraison. Comme il ne connaissait pas les jours d’abstinence, il prit pour règle de se priver toujours des mets les plus délicats, donnant pour raison à ceux qui lui en faisaient la remarque que la cupidité naturelle est mauvaise de soi, et qu’il faut, autant que possible, la dompter. On raconte de lui plusieurs traits édifiants. Un jour qu’il voyageait à cheval dans un chemin boueux, il vit un vieillard chargé d’un lourd fardeau. Touché de compassion, il descendit de cheval, fit monter cet homme à sa place, et marchant à pied le conduisit lui-même. Une autre fois, ayant appris qu’un champ vendu par lui, venait de disparaître sous un éboulement de montagne, il en renvoya le prix à l’acquéreur, et malgré le refus de celui-ci, le força à l’accepter. On dit que Hong Iou-han-i passa treize ans dans les montagnes de Paik-san, pour se livrer sans obstacle, dans la solitude, à la contemplation et à la prière. Il mourut à Niei-san, n’ayant probablement jamais reçu d’autre baptême que le baptême de désir. On ne voit pas qu’il ait cherché à convertir personne, et à sa mort, il ne laissa point de disciples.

  1. Lettre annuelle du Japon, de Mars 1593 à Mars 1594, écrite par le P. Pierre Gomez au P. Claude Acquaviva, général de la Compagnie de Jésus — Milan, 1597, — p. 112 et suivantes.
  2. Lettre annuelle du Japon pour 1595, du P. Louis Froës au P. C. Acquaviva. — Rome, 1598, — p. 32 et suivantes.
  3. Lettre annuelle du Japon pour 1595. — Rome, 1599. — p. 136 et suivantes.
  4. Le P. Charlevoix, Hist. du Christianisme au Japon, passim. — M. Léon Pagès, Hist. du Japon. Tome III, passim. — Les noms de famille des martyrs coréens cités par ces auteurs sont des noms japonais, soit qu’on ait donné aux captifs de nouveaux noms, soit qu’on ait purement et simplement traduit en japonais leurs noms coréens.