Histoire de l’Église de Corée/Partie 2/Livre 2/01

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Librairie Victor Palmé (2p. 131-155).

LIVRE II

La persécution de 1839.
1839-1840.




CHAPITRE I.

Commencement de la persécution. — Premières exécutions.


Au commencement de 1839, de beaux jours semblaient se lever pour l’Église de Corée ; son horizon, si longtemps assombri par le délaissement et la persécution, s’éclaircissait rapidement, et tout lui promettait un avenir de paix et de prospérité. L’entrée successive des trois missionnaires européens, la présence d’un évêque, leurs travaux, leurs visites annuelles à toutes les chrétientés, l’administration régulière des sacrements, avaient relevé le moral des néophytes, consolé les bons, raffermi les chancelants, réconcilié les pécheurs, ramené les transfuges, et donné à la propagation de l’Évangile un nouvel et vigoureux essor. De toutes parts, des païens, quelques-uns très-influents, embrassaient la foi, ou au moins apprenaient un peu à la connaître. À l’extérieur, les relations avec le Saint-Siège, avec le séminaire des Missions qui devait fournir des ouvriers apostoliques, avec l’église de Chine, étaient assurées ; à l’intérieur, malgré la pénurie d’ouvriers et de ressources, les catéchistes, les livres, les associations pieuses, toutes les œuvres nécessaires ou utiles se multipliaient.

Mais, il nous a fallu et il nous faudra le répéter à chaque page de cette histoire, l’arbre de la foi ne s’implante solidement dans un pays païen que quand il est arrosé de sang, et plus cet arbre doit grandir, plus le sang doit couler en abondance sur ses racines. En 1839, Dieu, dans ses vues mystérieuses de miséricorde sur la Corée, retira le seul appui humain qu’avaient depuis quelque temps les fidèles, et la persécution éclata de nouveau, plus furieuse que jamais. Le premier régent, depuis longtemps fatigué et malade, donna sa démission, et le pouvoir exécutif resta tout entier dans les mains du ministre Ni Tsi-en-i, de la branche des Ni de Tsien-tsiou, ennemi acharné des chrétiens. Les rancunes des grands personnages, l’avidité des mandarins subalternes et de leurs satellites, toutes les mauvaises passions qui en pareil cas se groupent instinctivement au service de l’enfer, n’attendaient que le signal. Comme toujours, parmi les chrétiens il se trouva des traîtres, pour attiser le feu, diriger les coups, et vendre à vil prix leurs frères et leurs pasteurs ; les sourdes menées de ces misérables contribuèrent beaucoup à rendre la persécution plus dangereuse et ses résultats plus funestes.

Mgr Imbert lui-même nous a laissé le récit détaillé des premiers faits de cette persécution, dans un journal interrompu par son propre martyre. Nous ne faisons guère ici que le copier, en le complétant à l’aide des notes de Mgr Daveluy.

« Un fervent chrétien, que j’avais administré quelques jours avant de quitter la capitale, avait un neveu, païen forcené et sergent dans les satellites. Le 16 janvier 1839, à la chute du jour, celui-ci, accompagné de plusieurs de ses hommes, vint s’emparer du néophyte qui avait assisté son oncle à la mort, et pour être plus sûr de son coup, saisit trois familles entières : François Tsio, Pierre Kim, Pierre Kouen, notre chargé d’affaires, qui avait assisté le malade et m’avait conduit chez lui, et aussi son beau-frère qui se trouvait chez lui par hasard ; en tout quatre hommes, six femmes et sept petits enfants dont trois encore à la mamelle. C’était un touchant spectacle de voir ces petits innocents dans le séjour destiné aux criminels ; les mandarins eux-mêmes, émus de pitié et fâchés de cette arrestation, différèrent plusieurs jours de commencer l’interrogatoire. Les malheureuses mères apostasièrent aussitôt qu’on les mit à la question, et furent renvoyées de suite avec leurs enfants. Pierre Kim et une jeune veuve, belle-sœur de François Tsio, eurent aussi la faiblesse de céder aux supplices. Pierre Kim mourut quelques jours après, des suites des tourments qu’il avait éprouvés. Il ne me fit pas appeler ; il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre les exhortations de sa femme repentante. Je suis sûr que c’est le désespoir qui l’a tué, plus que ses blessures, car cet infortuné avait non-seulement renié la foi, mais encore répété, sous la dictée du mandarin, les plus sales et les plus odieuses imprécations contre Dieu, contre chacune des trois personnes de la sainte Trinité, contre la très-sainte Vierge surtout. Je n’ai pu en entendre le récit sans frémir d’horreur. Ces malédictions ne furent pas du reste particulières à cet apostat ; la plupart ont à prononcer des formules analogues pour être mis en liberté. Les satellites s’emparèrent de la maison de Pierre Kouen qu’ils vendirent à moitié prix, puis des meubles et effets des trois familles, ce qui leur fut une bonne aubaine, car François Tsio et surtout sa belle-sœur étaient riches.

« Le 25 janvier, j’appris cette affligeante nouvelle, dans la chrétienté de Kattengi, à dix lieues de la capitale. Je me pressai d’en terminer la visite et, sans aller jusqu’à In-tsien, je retournai le 30 janvier à la capitale, tant pour rassurer et encourager les chrétiens épouvantés que pour profiter du nouvel an coréen, époque à laquelle, ici comme en Chine, on jouit de quelque tranquillité de la part des mandarins. Je voulais me presser de faire l’administration des mille chrétiens de Séoul avant que la persécution eût le temps de se propager. Je commençai le premier dimanche de carême, 17 février, et poussai vigoureusement le travail jusqu’au jeudi saint. J’entendis environ cinq cent cinquante confessions dans les divers kong-so ou lieux de réunion. Malgré les précautions que nous prenions, quoique les femmes ne vinssent que la nuit, et se retirassent avant le jour, deux fois les satellites s’aperçurent de nos réunions, et se mirent en faction dans la rue pour observer, mais je partais au chant du coq et tout rentrait dans l’ordre. Jamais je n’ai éprouvé tant de fatigues. À Pâques, je pris quelques jours de repos, tant pour écrire en Chine et faire partir les courriers de Pien-men, que pour éviter la grande affluence qu’aurait amenée la solennité. Il ne restait plus guère à visiter que les chrétiens de deux quartiers, mais les deux kong-so n’existaient plus. Damien Nam eut la charité de prêter sa maison pour une réunion, deux jours avant Quasimodo. J’avais toujours défendu qu’on admît plus de vingt personnes par jour, mais les chrétiens n’étaient pas encore habitués à suivre une règle ; on invita une soixantaine de fidèles pour ces deux jours, et ceux-ci en amenèrent d’autres. D’ailleurs, comme ils ne connaissaient pas la maison, il leur fallait des guides, de sorte qu’il y eut plus de cent personnes réunies le vendredi soir. J’en chassai quelques-uns, mais, le samedi, d’autres arrivèrent plus nombreux ; et les allées et venues ne cessaient pas. Je fus très-fâché ; le pauvre Damien l’était plus encore, cependant il se contint. J’entendis cent quarante-six confessions en deux jours, et le dimanche de Quasimodo je partis avant le jour pour retourner à notre résidence. Là, je célébrai une seconde messe, avant laquelle je reçus la confession de la vieille mandarine Barbe Nam, âgée de quatre-vingts ans, qui profitait de l’absence de son fils pour venir faire ses pâques. Le soir même, la maison de Damien était envahie par les satellites.

« Déjà, le 7 mars, un chrétien, fabricant et marchand de vin, avait été arrêté près du fleuve. Il se nommait Philippe T’soi et jouissait d’une certaine aisance. Sa femme, glacée de frayeur, nia énergiquement qu’elle fût chrétienne, ce qui n’empêcha pas les satellites qui voulaient piller la maison, de la garrotter et de l’amener à la ville avec son mari. On saisit par la même occasion deux caisses de livres de religion, quelques-uns propriété de Philippe, les autres appartenant à différentes familles qui les avaient cachés chez lui. Le mandarin fit donner à Philippe et à sa femme une bastonnade assez légère, renvoya cette femme apostate qui était enceinte et fit le lendemain une fausse couche, et mit le mari à la grande prison. Il y resta généreusement jusqu’au 20 avril, jour où il eut, à son tour, le malheur d’en sortir par l’apostasie.

« En province, la persécution débutait d’une manière tout aussi menaçante. Le 21 mars, à Koui-san, district de Koang-tsiou, à quatre lieues de la ville, on arrêtait les frères Kim. Cette première fois ils purent se faire relâcher pour quelque argent, mais on les reprit plus tard. Le 28 mars, une catéchumène, marchande de cheveux, fut emprisonnée avec son fils aussi catéchumène. Cette femme peu instruite, mais extrêmement forte dans sa foi, souffrit à plusieurs reprises les plus cruels supplices, sans jamais proférer un seul mot d’apostasie.

« Dans la province de Kang-ouen, vers la fin de la première lune, un païen dénonça les chrétiens du village de Sie-tsi, et aussitôt de nombreux satellites furent lâchés à leur poursuite. Arrivés au village, ils ne trouvèrent que la famille de Jean T’soi Iang-pok-i ; tous les voisins avaient pris la fuite. Jean et les siens furent conduits à la prison de Ouen-tsiou. (Nous aurons occasion de reparler de lui à l’époque de son martyre, sept mois plus tard.) Les satellites avaient suivi les traces des autres chrétiens fugitifs, jusqu’au grand village de Kottang-i, district de Tsiei-t’sien. Ils étaient bien persuadés que presque tous y étaient réfugiés, mais ne sachant dans quelles maisons, et craignant de se compromettre, ils se bornaient à circuler et à faire le guet dans le voisinage. Quelques jours après, par l’imprudence d’un vieillard, un livre de religion tomba entre les mains d’un valet du prétoire. On parvint bien à le lui arracher, mais le bruit de cette querelle, presque insignifiante, se répandit en se grossissant de mille commentaires, et un nouveau catéchumène, saisi de frayeur, pensa ne pouvoir se mettre à l’abri qu’en allant faire lui-même une dénonciation. Il se rendit donc près du mandarin arrivé non loin de là pour surveiller la rentrée des impôts, et lui déclara les noms des chrétiens cachés dans le village. Sur-le-champ, le mandarin expédie six ou sept satellites et prétoriens, avec ordre d’amener les coupables. Ils font invasion sur différents points à la fois, saisissent tous ceux qu’ils rencontrent, et déjà ils en avaient lié un bon nombre, quand la nouvelle en parvint à une famille chrétienne du nom de Nam. Ces Nam étaient nobles et chefs du village. Ils appellent aussitôt leurs esclaves et tous les chrétiens qu’ils rencontrent, et en vertu de l’usage qui accorde aux nobles la police de leurs villages, et ne permet pas aux satellites d’en arrêter les habitants sans une communication préalable du mandarin, ils donnent l’ordre de saisir et de garrotter les envahisseurs. Jamais ordre ne fut mieux accueilli. Le chapeau d’esclaves sur la tête, et le bâton à la main, nos gens courent sus aux prétoriens, les accablent de coups, les chargent de liens, remettent les chrétiens en liberté, et amènent ces nouveaux captifs au chef de la famille Nam. Celui-ci les fait suspendre à un arbre vis-à-vis sa maison, et sous les coups d’une rude bastonnade, leur fait déclarer les auteurs de cette échauffourée. Par malheur, un prétorien qui s’était échappé courut avertir le mandarin qui, furieux de la résistance, envoya de suite un renfort considérable pour délivrer ses hommes et saisir les chrétiens. Mais il n’était plus temps ; déjà tous avaient fui, ou s’étaient réfugiés dans des maisons légalement inviolables, et on ne put mettre la main sur aucun d’eux. Les choses en seraient restées là si quelques chrétiens ne s’étaient trop pressés, malgré les conseils des autres, de regagner leurs maisons. Ils furent saisis par les satellites demeurés en embuscade, et conduits d’abord à la ville de Tsiei-t’sien, puis au juge criminel de T’siong-tsiou, et enfin devant le gouverneur. Quelques-uns furent relâchés après plusieurs mois de captivité, les autres furent écroués à la prison. Aucun d’eux malheureusement n’eut la fermeté de persister jusqu’à la fin dans la profession de sa foi.

« Mais ce fut surtout à partir du 7 avril, dimanche de Quasimodo, que la persécution prit à la capitale une tournure décisive, que ne laissait plus apercevoir aucun remède. Le soir, les satellites entrèrent tout à coup dans la ci-devant auberge de la mission et arrêtèrent tous ceux qui s’y trouvaient. De ce nombre était une femme que son mari, mauvais catéchumène qui connaissait toutes les affaires des chrétiens, vint réclamer de suite. Comme elle ne voulait pas apostasier, les satellites refusèrent de la lui rendre. Alors cet homme furieux dénonça tout ce qu’il connaissait de chrétiens et donna, dit-on, une liste de cinquante-trois personnes. La maison attenante à l’auberge fut aussitôt envahie, puis deux escouades de satellites de la droite et de la gauche[1] se portèrent aux maisons de Damien Nam et d’Augustin Ni. Damien et sa famille, extrêmement fatigués de l’affluence des chrétiens pendant les deux jours précédents, avaient négligé de faire porter en lieu sûr les ornements épiscopaux, comme je l’avais commandé en partant. Ils étaient déjà couchés, quand ils furent réveillés en sursaut par le bruit des satellites. La belle-sœur de Damien se sauva par une porte de derrière, avec son fils âgé de huit ans, et une couturière, et se rendit chez Augustin Ni, où les satellites, arrivant peu après, les saisirent aussi. Tous les membres de ces deux familles furent arrêtés ; l’ornement de l’évêque, un bréviaire et la mitre simple tombèrent entre les mains des satellites. Cette mitre, tissue et brodée en argent, leur parut la huitième merveille du monde ; ils l’estimèrent 500 taëls coréens, environ 1,280 francs de notre monnaie. Une vingtaine de personnes furent donc déposées à la prison, et les arrestations continuèrent les jours suivants.

« Je dois ici dire quelques mots des principaux prisonniers. Damien Nam Moun-hou descendait d’une famille noble, bien connue dans le pays. Avant sa conversion, il vivait sans règle ni retenue, se mêlait à toute espèce de gens dévoyés, et n’avait d’autres occupations que le jeu. Ayant été instruit de la religion, à l’âge d’environ trente ans, il se mit franchement à la pratiquer, et quand le P. Pacifique Yu entra en Corée, il se fit immédiatement baptiser, et redoubla de ferveur pour tous ses devoirs religieux. Il avait rompu avec ses nombreux amis païens, s’appliquait sans cesse à l’étude de la doctrine, et se faisait remarquer par son zèle à instruire les autres. Sa famille était l’objet spécial de ses soins, mais il les prodiguait aussi aux chrétiens tièdes et aux païens ; il allait consoler les malades, les aidait dans tous leurs besoins, et tâchait de procurer le baptême aux enfants infidèles, en danger de mort. C’est dans l’exercice de toutes ces vertus qu’il fut arrêté et mis en prison. On rapporte qu’un jour un de ses amis lui demanda en riant : « Dans l’autre monde, comment vous appellera-t-on ? » Il répondit : « Si on m’appelle Damien Nam de la confrérie du saint scapulaire, martyr pour Dieu, mes désirs seront comblés. » Son épouse Marie Ni, femme d’un caractère énergique et d’une grande intelligence, se faisait aussi remarquer par son assiduité aux bonnes œuvres. Quand elle fut prise et déposée à la prison, elle gourmandait les satellites de leur insolence ; son mari Damien lui dit à haute voix : « Un chrétien doit mourir pour son Dieu comme un agneau, ne perds pas une si belle occasion ; » et Marie, touchée de ces paroles, supporta dès ce moment sans aucune impatience les injures et les mauvais traitements.

« Augustin Ni T’si-moun-i, de la branche des Ni de Koang-tsiou, qui en 1801 donna plusieurs martyrs, descendait d’une famille de la plus haute noblesse. Il avait le caractère généreux, mais porté aux plaisirs. Dès son plus jeune âge, il aimait à fréquenter les maisons de divertissements et vivait sans aucun frein. Il n’avait pas encore trente ans lorsqu’il se convertit, déplora ses égarements passés, et, docile à l’inspiration de la grâce, se mit à veiller avec tant de soin sur toutes ses paroles et actions, qu’il devint bientôt grave et réglé, au point qu’on pouvait le proposer à tous comme modèle. Ayant dû fuir plusieurs fois pour éviter la persécution, il eut bientôt épuisé tout son petit avoir ; mais animé d’un véritable esprit de pénitence, il supportait patiemment les privations de la pauvreté. Toujours gai et content, il s’efforçait de rendre service au prochain et ne regardait ni à la peine ni à la fatigue, quand il s’agissait de réchauffer les tièdes ou d’évangéliser les païens ; beaucoup lui furent redevables de leur conversion. Sa femme Barbe Kouen, convertie en même temps que lui, édifia les fidèles par sa patience et sa résignation dans le dénûment ; son assiduité à servir les prêtres et les chrétiens dans les réunions qui se faisaient chez elle pour la réception des sacrements était incomparable.

« L’interrogatoire commença le lundi 8 avril ; il ne fut pas aussi terrible qu’on pouvait le craindre, et le juge semblait peu à son aise. Il voulut exiger l’apostasie, mais grands et petits, sans distinction de sexe, s’y refusèrent tout d’une voix, et reçurent dans les tourments le prix de cette unanime confession. L’ornement, le bréviaire et la mitre saisis chez Damien, devenaient pour lui une affaire personnelle et rendaient sa position délicate ; mais le juge, effrayé de la rumeur que ces objets extraordinaires excitaient parmi le peuple et les satellites, voulut bien recevoir telles quelles les explications de Damien. Celui-ci prétendit que le tout avait appartenu au P. Tsiou en 1801, suggérant même que, dans l’assemblée des chrétiens, lui Damien, assis sur une peau de tigre, revêtait ces habits. Le mandarin fit semblant de le croire, afin de ne pas trouver la vérité, car ses collègues et lui savaient fort bien, et se disaient à l’oreille, qu’il y avait dans le royaume trois Européens prêchant la religion. Il était clair, par conséquent, que ces ornements ne pouvaient appartenir à d’autres qu’à eux. Mais on n’osait pas pousser les choses trop loin, car si le fais venait à être prouvé juridiquement, il faudrait prendre ces Européens, et une fois arrêtés, qu’en faire ? C’était, suivant leurs propres expressions, une affaire trop grande pour un petit royaume gouverné par un roi de dix ans.

« En revanche, le juge espérait avoir bon marché des enfants. Ils étaient trois : le fils de Damien, âgé de douze ans, le fils d’Augustin, du même âge, et sa fille Agathe, âgée de dix-sept ans. Il essaya d’abord de les amener à l’apostasie par de douces paroles et, n’y pouvant réussir, fit employer les supplices ; mais ces enfants, transformés en héros par la grâce, n’écoutaient ni menaces, ni promesses, ne s’effrayaient pas des supplices et demeuraient inébranlables. Le mandarin étonné les considérait comme des êtres extraordinaires, et les envoya tous avec leurs parents à la prison du tribunal des crimes. Il voulait renvoyer sans jugement la vieille mère d’Augustin, âgée de quatre-vingts ans, et un de ses petits enfants, âgé de huit ans ; mais cette généreuse chrétienne eut encore assez de force pour déclarer qu’elle voulait rester avec toute sa famille, et le juge y consentit.

« En apprenant ces arrestations, ces interrogatoires, ces tortures, un grand nombre de chrétiens timides furent frappés d’épouvante ; mais beaucoup d’autres priaient Dieu ardemment de les bien préparer à supporter les épreuves que sa providence semblait leur réserver. Quelques-uns même brûlaient du désir de verser leur sang pour la cause de Jésus-Christ, s’excitaient mutuellement au martyre, et cherchaient les moyens de se le procurer. Au nombre de ces derniers furent les six femmes dont nous allons rapporter l’histoire. Dans le village de Pong-t’sien, non loin de la capitale, vivait une famille du nom de Ni, appartenant à la noblesse de province. La mère Madeleine He et ses deux filles Barbe et Madeleine pratiquaient ensemble la religion avec beaucoup de ferveur ; mais, gênées par le père, païen et violent ennemi du christianisme, elles étaient obligées de faire leurs exercices en secret, et de supporter des vexations domestiques sans nombre. Barbe, arrivée à l’âge nubile, fut promise par son père à un païen ; mais, déterminée qu’elle était à ne pas consentir contre sa conscience à un pareil mariage, elle fit semblant d’être estropiée de la jambe et de ne pouvoir se lever. Elle resta donc continuellement assise ou couchée, et le mariage ayant été retardé, elle eut la constance de souffrir ce martyre pendant trois ans, au bout desquels le futur, ennuyé d’attendre sa guérison, alla se marier ailleurs. Un chrétien, qui connaissait le fond de l’affaire, la demanda bientôt après et elle lui fut accordée. Devenue veuve après deux ans, Barbe s’était retirée d’abord dans sa famille, puis chez sa tante Thérèse Ni, à la capitale. Madeleine, qui avait le désir de garder sa virginité, fortifiée par l’exemple de sa sœur, s’enfuit aussi à la capitale pour échapper au mariage que son père voulait lui faire contracter avec un païen. En quittant son village, elle teignit de sang ses habits, les mit en lambeaux, et les dispersa dans les broussailles pour faire croire qu’elle avait été dévorée par un tigre, et empêcher les recherches. Ses parents prirent le deuil, mais, après trois mois, la mère fut secrètement avertie de tout ce qui s’était passé. Alors le père, voyant sa femme calme et consolée, se douta de quelque chose, la conjura de ne lui rien cacher et de lui dire si leur fille était encore en vie, avec promesse de ne plus les molester à l’avenir. La mère lui ayant rapporté l’histoire, il courut à la capitale et dit à sa fille : « Il me suffit de te voir en vie ; désormais je ne puis plus m’opposer à tes désirs. » Les deux sœurs restèrent donc à la capitale, chez leur tante.

« Vers la fin de mars, leur mère y vint aussi pour recevoir les sacrements, et tous les jours, avec ses deux filles et sa belle-sœur, elles s’excitaient mutuellement à la fidélité envers Dieu et à la persévérance en cas de persécution. Il se trouvait alors, dans la maison de Thérèse Ni, deux autres ferventes chrétiennes qu’elle avait reçues par charité. L’une, nommée Marthe Rim Pou-p’ieng-tsip-i, avait, encore païenne, quitté son mari pour cause de discorde, et s’était remariée à la capitale à un aveugle qui faisait le métier de sorcier. C’est alors qu’elle connut la religion et commença à la pratiquer. Puis, l’aveugle étant mort, elle sortit de la maison, touchée de regrets d’avoir prêté la main à tant de superstitions. Comme elle n’avait aucun moyen d’existence, elle demeurait chez les chrétiens qui voulaient bien la recevoir, travaillant à rendre quelques petits services, toujours gaie et pleine de confiance en Dieu, au milieu des peines et des humiliations. L’autre était Lucie Rim, fille de Pan-moul-tsip-i. À quatorze ans, elle avait fait vœu de virginité, et, ses parents étant morts, elle s’était retirée près des chrétiens, et vivait avec ceux qui lui accordaient l’hospitalité. Ces six femmes se trouvaient donc réunies dans la maison de Thérèse, quand elles entendirent parler du courage et de la grandeur d’âme que les enfants de Damien Nam et d’Augustin Ni venaient de montrer dans les supplices. Saisies d’un saint enthousiasme, et jalouses de donner aussi leur vie pour Jésus-Christ, elles résolurent ensemble de se livrer volontairement. Cette détermination extraordinaire, et contraire à la règle commune, fut probablement une inspiration spéciale de la grâce ; à tout le moins paraît-elle avoir été approuvée par Dieu lui-même, car jusqu’à la fin aucune des six ne se laissa ébranler, et leur admirable conduite fit beaucoup d’honneur à la religion. L’histoire ecclésiastique, au reste, nous fournit nombre d’exemples semblables, comme on le voit dans les vies de sainte Appoline, sainte Eulalie, saint Caprais et une foule d’autres, que l’Église honore d’un culte solennel. Nos six héroïnes se rendirent donc, le 11 avril, dans la maison de Damien Nam devenue un poste de satellites, et se livrèrent entre leurs mains.

« Ceux-ci, stupéfaits, refusèrent d’abord de les arrêter : mais elles insistèrent, montrant leurs rosaires comme preuve de leur religion, et obtinrent enfin d’être conduites à la prison des voleurs. Le juge criminel fut étonné et vexé quand on les lui présenta, avec le rapport de leur tradition volontaire. Il entrevoyait sans doute par là que les chrétiens ne seraient pas détruits si facilement qu’on le désirait et qu’on se l’imaginait à la cour. Sur la sommation qu’il leur fit d’apostasier, toutes d’une voix lui répondirent : « Si nous voulions renier Dieu et abandonner notre religion, nous ne nous serions pas présentées de nous-mêmes. » On les mit donc à la question qu’elles supportèrent avec une joie désespérante pour le juge, qui, furieux de voir des femmes et de jeunes filles courir d’elles-mêmes au-devant des supplices, fit redoubler les coups, mais inutilement. On les enferma à la prison, et cinq jours après elles furent traduites de nouveau devant le tribunal. Le juge leur dit : « Maintenant que vous avez goûté des souffrances de la prison, êtes-vous revenues à de meilleurs sentiments ? — Devant le mandarin, repartirent-elles, comment pourrions-nous parler aujourd’hui dans un sens et demain dans l’autre ? Notre résolution est fixe : tuez-nous selon la loi du royaume. » En vain les bourreaux s’acharnèrent à déchirer ces innocentes victimes, à peine paraissaient-elles souffrir.

« La candeur de la jeune Lucie Kim et son égalité d’âme dans les tortures attirèrent tout particulièrement l’attention du grand juge. « Étant aussi bien née que tu l’es, lui dit-il, peux-tu vraiment pratiquer cette religion ? — Oui, vraiment je la pratique. — Abandonne-la, et je te sauverai la vie. — Notre Dieu étant celui qui a créé et gouverne toutes choses, il est le grand roi et le père de toutes les créatures. Comment renier son roi et son père ? Devrais-je mourir dix mille fois, non je ne puis y consentir. — De qui as-tu appris ? Depuis quel âge pratiques-tu ? Combien as-tu de complices ? Pourquoi n’es-tu pas mariée ? Qu’est-ce que l’âme ? Ne crains-tu pas la mort ? » À ces diverses questions, elle répondit : « Dès l’âge de neuf ans, j’ai appris la religion près de ma mère. Mais comme cette religion défend sévèrement de nuire à qui que ce soit, je ne puis vous dénoncer aucun de ceux qui la pratiquent avec moi. N’ayant encore qu’une vingtaine d’années, il n’est pas étonnant que je ne sois pas mariée : du reste, il ne convient pas à une jeune fille de répondre sur cet article du mariage, et veuillez ne plus m’interroger là-dessus. L’âme est une substance spirituelle que l’on ne peut voir des yeux du corps. Je crains bien la mort, il est vrai, mais pour me laisser vivre, vous voulez que je renie Dieu ; c’est pourquoi, tout en craignant la mort, je désire mourir. — Mais cette âme dont tu parles, où est-elle ? — Elle est partout le corps. — As-tu vu le Dieu du ciel ? — Le peuple des provinces ne peut-il pas croire à l’existence du roi sans l’avoir vu ? En voyant le ciel, la terre et toutes les créatures, je crois au grand roi et au père suprême, qui les a créés. » Le juge essaya longtemps de vaincre sa constance, par douceur d’abord, puis par menaces ; mais, n’y gagnant que la honte, il la fit mettre à de nouvelles tortures. Témoins de son impassibilité, les satellites s’imaginèrent qu’elle était possédée de quelque génie. Enfin, après environ dix jours de détention, nos six courageuses chrétiennes furent transférées au tribunal des crimes.

« Le 12 avril, Jacques Tsoi et sa famille furent arrêtés, et leur maison pillée. Sa femme et ses deux filles, étant malades, ne subirent qu’une question assez légère. Mais lui-même et deux pauvres veuves chrétiennes qu’on avait prises dans sa maison passèrent par d’horribles tortures, les satellites voulant à tout prix se faire désigner la retraite de Philippe, frère de Jacques, l’un des hommes d’affaires de la mission.

« Le 15 avril, les satellites se portèrent à la maison d’Agathe Tsien et y saisirent onze ou douze chrétiens. Agathe, fille du palais, avait un caractère grave et ferme et une intelligence remarquable. Bien instruite de la religion, et voyant l’impossibilité de la pratiquer à la cour, elle voulut en sortir et se retirer dans sa famille ; mais celle-ci s’opposant fortement à son dessein, Agathe abandonna courageusement la vie de luxe à laquelle elle était habituée, et s’enfuit chez une pauvre chrétienne, comptant sur Dieu pour sa subsistance. Là, appliquée à la prière, à la lecture, à la méditation, à la pratique des vertus, elle gagna par son affabilité et ses manières humbles, non-seulement les cœurs de tous les chrétiens, mais encore ceux de beaucoup de païens qu’elle convertit à la foi. Souvent maladive, elle ne se plaignait jamais, et sans regretter le luxe et les tables délicates du palais, elle usait avec joie des vêtements et des aliments les plus grossiers.

« En 1839, elle reçut chez elle Lucie Pak, et ce fut sans doute la cause de son arrestation. Lucie Pak était aussi fille du palais. Dès l’enfance, les belles qualités du corps et de l’esprit dont la nature l’avait douée, sa candeur, l’ingénuité et l’affabilité de son caractère, l’avaient fait grandement admirer de tous. On rapporte qu’avant qu’elle eût atteint sa quinzième année, le jeune roi Sioun-tsong, alors âgé de seize à dix-sept ans, fut épris de ses charmes et fit tout pour la séduire. Mais la jeune vierge quoique païenne, avec un courage inouï dans ce pays, résista à toutes ses instances[2]. Une vertu si extraordinaire ne devait-elle pas, en quelque sorte, lui mériter la grâce de sa conversion ? Aussi quand, à l’âge d’environ trente ans, elle entendit pour la première fois parler de la religion chrétienne, elle voulut de suite se mettre à la pratiquer. Mais elle appartenait à la cour, et il lui était d’autant plus difficile d’en sortir, qu’elle était très-avancée dans les bonnes grâces de la reine Kim, avait l’intendance des autres filles du palais, et était vestale de la tablette du roi défunt. Ces obstacles ne firent qu’enflammer son zèle, elle prétexta une maladie, obtint de sortir, et, comme son père païen était fort hostile à la religion, elle s’établit chez un de ses neveux.

« Considérant dès lors le vide des années qu’elle avait perdues dans le luxe et les délices, elle redoubla de zèle pour remplir exactement tous ses devoirs, s’appliquant surtout à la mortification dans les vêtements et la nourriture. Par ses paroles et ses bons exemples, elle parvint bientôt à convertir toute la famille de son neveu. Lucie s’était depuis quelque temps retirée chez Agathe Tsien, lorsque la persécution éclata. Son neveu, dénoncé, vendit de suite sa maison à moitié prix, et, ne sachant où se réfugier, amena toute sa famille chez Agathe. Deux ou trois jours après, le 15 avril, les satellites vinrent les saisir tous. Agathe et Lucie, sans se déconcerter, dirent : « C’est la volonté de Dieu ! » puis, s’avançant avec calme, elles engagèrent tous ceux de la famille à se disposer à partir, apportèrent du vin et des rafraîchissements aux satellites, et enfin les suivirent à la prison. Le grand juge, s’adressant à elles, leur dit : « Est-il possible que vous, filles du palais, qui avez reçu une éducation supérieure à celle des autres femmes, vous suiviez cette mauvaise religion ? — Nous ne suivons pas de mauvaise doctrine, répondirent-elles. Honorer et servir Dieu, créateur et père de toutes les créatures, c’est le devoir de tout homme. » Pendant plusieurs jours tous endurèrent avec courage les plus cruels tourments ; mais bientôt la crainte, la souffrance, les instances de leurs parents païens, amenèrent les autres à une honteuse apostasie, et Lucie et Agathe, seules inébranlables, furent envoyées au tribunal des crimes.

« Après ces diverses arrestations, les prisons se trouvant encombrées, il fallut prendre un parti définitif. Le président du tribunal des crimes, Tsio Pieng-hien-i, qui, loin d’être l’ennemi des chrétiens, leur fut toujours favorable et les épargna autant qu’il le put, dut en référer au ministre Ni Tsi-en-i, lequel fit immédiatement son rapport à la régente. Dans ce rapport, il est dit que les chrétiens sont un rejeton des sectes infâmes de Pe-lien-kiao et autres. On exagère leur nombre, on les charge des plus noires calomnies : par exemple, de ne pas reconnaître leurs parents, d’être rebelles au roi, de ne point observer les devoirs sociaux, de se faire une joie de souffrir et mourir pour leur religion, pires en cela que les animaux qui craignent la douleur. Le ministre y parle aussi de l’ornement et de la mitre, comme d’objets singuliers de superstition, et propose d’employer la sévérité des lois pour détruire radicalement cette secte impie. En Corée comme en Chine, l’usage est que les rapports judiciaires présentés au souverain poussent les choses à la dernière sévérité ; Sa Majesté dans sa réponse en rabat plus de la moitié, ce qui fait que les peuples louent la clémence de leur prince. Mais cette fois la régente Kim, probablement sans consulter son frère Kim Hoang-san, que la maladie avait écarté des affaires, et qui était connu comme favorable aux chrétiens, répondit dans un sens plus terrible encore que le rapport du ministre. « Si les chrétiens, disait-elle, ont ainsi repullulé dans le royaume, c’est parce qu’en 1801 leur extermination n’a pas été assez complète. Il faut non-seulement couper l’herbe, mais en extirper les racines, établir dans les huit provinces un système de visites domiciliaires, organiser la responsabilité de familles solidaires entre elles, cinq par cinq, pour la saisie des coupables, etc.[3]. »

« Cet édit fat solennellement publié le 19 avril. Il étonna tout le monde, mais surtout le président du tribunal des crimes. Quelques jours auparavant, il avait promis de mettre les chrétiens hors de cause, tandis que l’ordre royal lui prescrivait, pour hâter leur condamnation, de tenir séance tous les jours, même les jours de sacrifices, et de les juger selon la sévérité des lois. Il dut donc se mettre à l’œuvre, bien qu’à contre-cœur. Dès le lendemain, son premier acte fut, sous prétexte que la loi ne permet pas de juger les enfants au criminel, de renvoyer à la première prison le jeune fils de Damien, le fils et la fille d’Augustin Ni et une nièce de Madeleine Ni de Pong-t’sien. Ces enfants demandaient avec larmes à ne pas être séparés de leurs parents, mais il fallut obéir. On les reconduisit à la prison des voleurs, où ils eurent à souffrir non-seulement la faim et la soif, mais des tortures réitérées. La grâce de Dieu les soutint, et, quoique privés de tout conseil et de tout appui, ils demeurèrent fermes dans les supplices. En vain les bourreaux voulurent leur faire croire que leurs parents avaient apostasie et étaient retournés libres chez eux, ils répondirent : « Que nos parents aient abjuré ou non, c’est leur affaire ; pour nous, nous ne pouvons renier le Dieu que nous avons toujours servi. » On renvoya aussi la vieille mère d’Augustin Ni, âgée de quatre-vingts ans, avec un de ses petits-fils, âgé de huit ans. Quelques jours auparavant, elle avait refusé sa délivrance ; mais quand le magistrat vit qu’il s’agissait d’une condamnation à mort, il ne lui permit plus de rester et la mit en liberté, sans lui parler d’apostasie, par honneur pour son grand âge. Il fit de même pour une autre vieille chrétienne, et pour la catéchumène marchande de cheveux prise le 28 mars, sous prétexte que cette dernière n’avait pas de nom chrétien. En vain elle protesta qu’elle était chrétienne comme les autres. « Quel est ton nom ? lui dit-il. — Je n’en ai pas encore. — Tu n’es donc pas chrétienne, » et il la fit sortir de force. Trois ou quatre apostats furent aussi congédiés ce même jour.

« Le 21, onze personnes comparurent à l’interrogatoire qui fut terrible. Le juge voulait frapper les esprits d’épouvante, et ce fut Damien Nam qu’il choisit pour victime. « Tu as fait de fausses déclarations, lui dit-il, au sujet des objets saisis chez toi (la mitre et l’ornement). Ces objets sont neufs, comment pourraient-ils avoir appartenu au P. Tsiou, décapité il y a bientôt quarante ans ? » Sous les yeux des autres confesseurs, il ordonna de lui briser les os des jambes, et le fit rouer de coups de bâton sur les bras, sur les côtes, enfin sur tout le corps. Son intention, à ce qu’il paraît, était de faire mourir le néophyte afin d’étouffer par là une affaire qui allait devenir fort embarrassante, car on ne pouvait tarder à reconnaître que les objets religieux trouvés en sa possession appartenaient à des Européens cachés dans le royaume. Damien, brisé par la torture, tomba sans connaissance, et pendant quatre jours on désespéra de sa vie ; mais ensuite le Dieu des martyrs, qui, sans doute, avait voulu seulement lui faire expier ses mensonges et le réservait à d’autres combats, lui rendit peu à peu la santé.

« Les deux vierges Agathe et Lucie souffrirent aussi de cruels supplices. On leur rompit les os des jambes si cruellement que la moelle en coulait. Et au milieu de si horribles tourments elles ne cessaient d’invoquer avec ardeur les doux noms de Jésus et de Marie ! Le mandarin lui-même admirait leur inaltérable patience. Dès le lendemain, elles se trouvèrent miraculeusement guéries.

« On sévit avec moins de férocité, les jours suivants, contre les autres confesseurs. Il y eut cependant une barbare exception pour l’épouse de Damien qui avait pris part aux mensonges de son mari ; on lui cassa les jambes à coups de bâton. Ces glorieux martyrs pulvérisèrent toutes les calomnies des païens contre notre sainte religion ; ils firent tellement briller la vérité de la foi chrétienne que ses détracteurs, et le président surtout, en étaient stupéfaits. Quant au refus d’apostasie qu’on leur reprochait comme un acte de rébellion envers le prince, ils se bornaient à répondre qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ; et cette apologie de leur conduite et de leur foi était exprimée dans des termes si justes, accompagnés de comparaisons si frappantes, que le juge lui-même applaudissait avec complaisance à leurs discours. « Oh ! tu as raison, disait-il à la jeune vierge Lucie. Mais en sais-tu plus long que le roi et ses mandarins ? — Ma religion, lui répondait-elle, est si belle et si vraie que si le prince et ses ministres voulaient l’examiner, ils l’embrasseraient avec transport. — Oh ! tu as encore raison. »

« Après plusieurs séances, qui se succédèrent jusqu’au 30 avril, quarante chrétiens furent condamnés à mort, et leur jugement présenté aussitôt à l’approbation du conseil royal. Ce nombre épouvanta le ministre et surtout la régente. Ils avaient pensé que les confesseurs apostasieraient pour sauver leur vie ; trompés dans cet espoir, ils ne savaient plus quel parti prendre ; « car, disaient-ils, les mettre à mort, c’est accéder à leurs désirs. » Il fut donc décidé qu’on recommencerait les tortures, et qu’on renverrait chez eux ceux qui survivraient à cette seconde épreuve.

« D’après cet ordre, les bourreaux se remirent à l’œuvre, et s’acharnèrent principalement sur ceux d’entre les chrétiens qui, dans les précédents interrogatoires, n’avaient souffert que des supplices légers. Six personnes comparurent à la première séance. Augustin Ni fut le plus maltraité, il eut les jambes rompues à coups de bâton. Une femme eut le malheur d’apostasier au milieu des tortures ; condamnée à recevoir trente coups sur les épaules, elle faiblit au vingt-septième. Plus tard elle répara son crime en confessant l’Évangile avec une généreuse intrépidité.

« Le juge, voyant l’inutilité des supplices, et d’ailleurs lassé lui-même de torturer ainsi chaque jour des innocents, déchaîna contre eux les prisonniers païens, avec ordre de molester sans relâche nos martyrs, et de les accabler incessamment d’injures et de coups. Ce moyen lui réussit. Jacques T’soi, sa femme, sa fille âgée de quatorze ans, et quelques autres néophytes apostasièrent. Hélas ! encore quelques jours de patience, et ils seraient certainement entrés en possession de l’éternel bonheur ! On les relâcha immédiatement. Le ministre président du tribunal, apprenant que les satellites avaient pris et dilapidé leurs maisons, voulut que l’on rendît le tout, non-seulement à ceux qu’il venait de délivrer, mais même aux apostats de janvier. Ces restitutions furent d’autant plus lourdes pour les satellites qu’ils avaient déjà dépensé presque tout le fruit de leur pillage. En vain voulurent-ils rendre seulement l’argent produit par la vente des objets, le ministre fut inexorable, il fallut rendre les objets eux-mêmes, ou en acheter de nouveaux, selon la liste que chaque chrétien présenta. Après une suite de séances qui se terminèrent au 9 mai, trente-cinq confesseurs, demeurés fermes, furent pour la seconde fois condamnés à mort, et la sentence présentée de nouveau au conseil royal. Elle fut encore rejetée après de longs débats, avec ordre de recommencer la procédure et les tourments.

« Quelques jours auparavant, le 3 mai, des satellites allèrent à deux lieues de la ville cerner la maison d’Antoine Kim. Au bruit de leur prochaine arrivée, toute la famille avait pris la fuite, à l’exception des deux sœurs d’Antoine, et d’un petit enfant de trois ans que les soldats remirent au chef de quartier. L’aînée des deux sœurs, qui s’appelait Colombe, était âgée de vingt-six ans, et l’autre en avait vingt-quatre. On les conduisit au directeur de la police qui n’épargna ni exhortations ni promesses pour les décider à l’apostasie, mais il n’obtint que des refus. Alors il les lit frapper à coups de bâton sur les épaules, sur les coudes et les genoux ; à cinq reprises, il leur fit donner la question sur les jambes : les os ployaient et ne rompaient pas. Au milieu de leur supplice, elles étaient comme inondées d’une joie toute céleste, elles ne jetaient ni cris ni soupirs ; ce n’était pas même à haute voix, comme les autres confesseurs, qu’elles prononçaient les doux noms de Jésus et de Marie, pratique qui fait frémir de rage les satellites et leurs mandarins ; elles priaient en silence, et s’entretenaient intérieurement avec notre divin Sauveur.

« Le mandarin, attribuant à la vertu d’un charme une aussi admirable constance, leur fit écrire sur le dos quelques caractères antimagiques ; puis on les perça, par son ordre, de treize coups d’alênes rougies au feu. Elles demeurèrent comme impassibles. Alors le mandarin leur ayant demandé pourquoi, à leur âge, elles n’avaient pas encore fait le choix d’un époux. Colombe lui répondit avec une noble simplicité qu’aux yeux des chrétiens la virginité était un état plus parfait, et qu’elles l’avaient embrassé pour être plus agréables à Dieu. C’était la première fois qu’une pareille déclaration était faite ainsi publiquement, car les vierges chrétiennes arrêtées dans les persécutions précédentes avaient toujours éludé ces questions et allégué différents prétextes.

« Pour leur ravir ce trésor de la pureté, auquel elles attachaient un si haut prix, ce juge infâme les fit dépouiller de tous leurs vêtements, et fustiger en cet état par les satellites, qui ne cessaient de vomir contre elles les injures les plus grossières et les plus sales que l’enfer puisse mettre dans la bouche de ses démons. Puis il ordonna de les jeter toutes nues dans la prison des forçats, et de les livrer à toutes leurs insultes. Mais le céleste Époux des âmes vint à leur secours ; il les couvrit de sa grâce comme d’un vêtement, et les anima tout à coup d’une puissance surhumaine, de sorte que chacune d’elles était plus forte que dix hommes à la fois. Les vierges de Jésus-Christ, nouvelles Agnès, nouvelles Bibiane, restèrent ainsi, deux jours durant, au milieu des plus insignes malfaiteurs, qui, subjugués par un ascendant mystérieux, n’osèrent pas attenter à leur pudeur ; à la fin on leur rendit leurs vêtements, et elles furent reconduites à la prison des femmes.

« Cependant le premier ministre Ni Tsi-en-i ayant appris que les satellites, depuis qu’on les obligeait à restituer les biens des apostats, n’arrêtaient plus les chrétiens, en fit son rapport à la régente, demandant qu’on leur permît de piller à leur aise comme auparavant. Cette fois, la régente Kim, par un reste de justice, repoussa le projet du ministre, et ordonna que si, dans une maison saisie, il se trouvait quelque païen ou quelque apostat, on le laissât garder la maison et les meubles ; sinon, qu’on fît un inventaire exact, et qu’on le remît au chef du quartier, lequel en serait responsable. Ce nouveau décret ralentit encore plus le zèle des satellites. Aussi la visite domiciliaire, par cinq maisons solidaires l’une de l’autre, s’exécutait lentement et d’une manière très-incomplète, même à la capitale. On avait commencé à l’établir dans les faubourgs, puis dans divers quartiers de la ville, mais peu à peu, en sorte qu’à la mi-mai, il n’en était pas encore question dans la rue où demeurait l’évêque.

« Le 9 mai. Colombe Kim, sa sœur et trois autres chrétiennes, furent transférées à la grande prison et complétèrent de nouveau le nombre de quarante confesseurs. Ils nous écrivaient les lettres les plus édifiantes ; vraiment leur cachot était devenu le séjour de la sainteté, de la paix et du bonheur. Les lettres de Lucie Pak surtout firent une vive impression sur les chrétiens. Ses ardentes paroles n’étaient qu’un cantique de louanges pour les bienfaits de Dieu ; elle rendait mille actions de grâces à Marie et à tous les saints, et se rabaissait elle-même avec une humilité admirable[4]. Dans la prison d’ailleurs, elle consolait et exhortait chacun par de bonnes paroles. Ses compagnons trouvaient en elle un appui ; elle était pour eux comme un ange descendu du ciel.

« Le 12 mai. Colombe et sa sœur durent paraître devant le ministre des crimes. Il leur dit : « Ne peut-on pas, sans être chrétien, pratiquer la plus haute vertu ? — Cela est impossible, répondit Colombe. — Confucius et Meng-Tse ne sont-ils donc pas des saints ? — Ce sont des saints selon le monde. » Le dialogue continua longtemps sur ce ton ; les réponses réservées et intelligentes de la jeune fille remplissaient le ministre d’admiration. En terminant Colombe lui dit : « Les mandarins étant les pères du peuple, je désire vous déclarer tout ce que j’ai sur le cœur ; » et elle lui fit naïvement et tout au long le récit de l’outrage que l’on avait fait, en sa personne et en celle de sa sœur, à la décence et aux mœurs publiques. Elle ajouta : « Une jeune fille, qu’elle soit noble ou enfant du peuple, n’a-t-elle pas droit au respect ? Qu’on nous tue suivant la loi du royaume, je ne m’en plaindrai point et le supporterai volontiers ; mais, qu’en dehors de la loi on nous fasse subir de telles indignités, c’est ce qui me pèse sur le cœur. — Qui donc, s’écria le ministre en colère, a osé ainsi faire violence à de jeunes personnes précieuses comme l’albâtre ? » Et de suite, il fit aller aux informations et en référa au conseil royal. On n’a pu savoir quelle avait été la réponse ; il est probable qu’on s’est contenté de baisser la tête et de rougir. Mais le ministre des crimes ne se tint pas pour satisfait ; il fit saisir le chef de la prison et différents satellites, leur adressa une verte semonce accompagnée pour plusieurs d’une assez rude bastonnade, et finit par en condamner deux à l’exil, où ils se rendirent dès le 16 de ce même mois. Depuis ce jour, les femmes chrétiennes n’eurent plus à subir cette honte, pire pour elles que les tortures.

« Ce même jour, 12 mai, la divine Providence voulut encore donner aux ennemis de la religion un bel exemple de vertu. Un chrétien, nommé Protais Tsieng Kouk-po, qui, très-pauvre et toujours malade, avait supporté avec une résignation admirable la perte successive de ses quatorze enfants, qui, ne craignant ni les fatigues, ni les dangers pour rendre service au prochain, était devenu par sa charité le modèle de ses frères, avait été arrêté pendant la troisième lune. Après quelques jours de prison, séduit par les paroles insidieuses du mandarin, il eut le malheur d’apostasier. Mais à peine rentré dans sa maison, il sentit un vif remords de son crime ; jour et nuit il ne cessait de pleurer. Enfin poussé par le repentir, et encouragé par les exhortations d’un pieux chrétien du voisinage, il prit la résolution d’aller se remettre lui-même entre les mains des juges. Il se rendit donc au tribunal des crimes, et dit qu’il voulait parler au ministre. Les valets lui demandèrent pourquoi. Il leur raconta son apostasie et le désir qu’il avait de se rétracter et de mourir ; on le traita de fou et on l’empêcha d’entrer. Le lendemain il revint encore : efforts inutiles. Le troisième jour, 12 mai, comme sa maladie et les suites de ses blessures ne lui permettaient pas de marcher, il se fit transporter près du tribunal et attendit la sortie du ministre. Alors s’inclinant devant lui, au milieu de la route, il lui dit son histoire, le pria de le faire mourir comme coupable d’apostasie, et insista si fort que le ministre fut contraint de l’envoyer à la prison. Et le pauvre apostat de s’y rendre, le cœur comblé d’une sainte joie qu’augmentèrent encore les félicitations des autres chrétiens prisonniers. Rappelé ensuite à ce même prétoire, où il avait apostasié la première fois, il fut frappé de vingt-cinq coups de planche. On le transporta mourant à la prison, où il expira la nuit suivante, du 20 au 21 mai, dans la quarante et unième année de son âge. Il fut les prémices de cette persécution, et sa mort consola d’autant plus la chrétienté que sa faute l’avait plus affligée et scandalisée. Nous verrons plus tard qu’il eut plusieurs imitateurs de son généreux repentir.

« Cependant les ennemis de notre sainte religion, et surtout le parti opposé à l’ex-premier ministre Kim Hoang-san, frère de la régente, murmuraient violemment de ce que celle-ci ne faisait pas exécuter les chrétiens. De son côté, le ministre des crimes, las de les torturer inutilement, avait recours, sans plus de succès, à des exhortations paternelles. « Un mot d’obéissance au roi, disait-il, ne sera pas un si grand péché. Les autres criminels me demandent la vie ; maintenant, au contraire, c’est moi qui vous demande de vouloir vivre. » Nos confesseurs répondirent à ses sollicitations avec respect et fermeté. Profitant des bonnes dispositions où il le voyait, Augustin Ni le supplia de lui rendre ses deux enfants, et surtout sa fille, trop exposée seule dans la prison des voleurs. « J’y consens, dit aussitôt le juge ; je renvoie même ta femme et tes enfants sans qu’ils apostasient, mais à condition que tu abjureras. — Je ne le puis, répondit le fervent confesseur. » Et il fut de nouveau condamné à mort. Il avait alors cinquante-trois ans.

« Avec lui furent jugés dignes de la même peine : Damien Nam, âgé de trente-huit ans, parce qu’il avait recelé l’ornement et la mitre ; Pierre Kouen, âgé de trente-cinq ans, pour avoir coulé et vendu des croix et des médailles ; Lucie Pak, âgée de trente-neuf ans, parce qu’étant vestale gardienne de la tablette du roi défunt, elle avait quitté la cour ; l’épouse de François T’ai, Anne Pak, âgée de cinquante-sept ans, parce que, malgré l’exemple de son mari et de son fils, elle s’obstinait à refuser l’apostasie. Ces cinq personnes furent de nouveau condamnées au dernier supplice, ainsi que quatre autres chrétiennes dont la sentence avait été portée trois ans auparavant, avec sursis, et qui depuis lors languissaient dans les prisons. C’étaient Agathe Ni, veuve, sœur de Ho-ieng-i ; Madeleine Kim, veuve, sœur de Po-ki ; Barbe Han, veuve, mère de Sioun-kir-i, et Agathe Kim, veuve. Madeleine avait soixante-six ans, Barbe quarante-huit ans, Agathe Ni cinquante-six ans, et Agathe Kim cinquante-trois ans.

« Après trois jours de débats au sein du conseil royal, l’arrêt fut enfin confirmé. Damien Nani, en l’apprenant, écrivit aussitôt à sa femme prisonnière : « Ce monde n’est qu’une hôtellerie, notre véritable patrie est le ciel. Mourez pour Dieu, et j’espère vous rencontrer au séjour de la gloire éternelle. » Le vendredi 24 mai, à trois heures après midi, heure où notre divin Sauveur expira sur la croix, ces neuf victimes consommèrent leur glorieux sacrifice, hors de la porte de l’ouest. Leurs corps restèrent, selon la loi, exposés pendant trois jours au lieu même de l’exécution.

« Le lundi 27, de grand matin, je parvins à les faire enlever, non sans quelque difficulté. On les enterra ensemble, dans un petit terrain acheté uniquement pour leur servir de sépulture. J’aurais voulu, comme dans notre noble et heureuse Europe, les revêtir d’étoffes précieuses et les embaumer avec de riches parfums ; mais, outre la raison de notre pauvreté, c’eût été trop exposer le chrétien qui se serait dévoué à cette sainte œuvre. On se contenta donc d’habiller chacun selon son sexe, puis les corps furent liés et enveloppés dans des nattes. Voilà pour nous de nombreux protecteurs dans le ciel, et des reliques toutes nationales, si jamais la religion chrétienne devient florissante en Corée, comme j’en ai l’espérance.

« Je dois mentionner ici quelques autres confesseurs qui moururent dans les prisons, à cette même époque, et dont la fin, moins glorieuse peut-être à nos yeux, ne fut pas moins précieuse devant Dieu.

« Joseph Tsiang Sieng-tsip-i, d’une honnête famille de la capitale, après s’être montré quelque temps catéchumène fervent, avait été assailli de doutes sur la foi et, cédant à la tentation, avait abandonné la religion, repris les idées du siècle, et ne songeait plus qu’à faire fortune et à jouir de la vie. Après bien des tentatives, quelques amis chrétiens parvinrent à dissiper ses doutes et, la grâce de Dieu aidant, il se convertit tout à fait. Pour mieux échapper aux séductions du monde, il rompit absolument tout rapport avec les païens, s’emprisonna dans sa maison dont il ferma la porte et, sans s’inquiéter de la faim ni du froid, s’appliqua uniquement à la prière et à l’étude. Ses parents, peines de le voir ainsi souffrir, lui disaient : « Quand vous sortiriez un peu pour vaquer au soutien de votre existence, quel mal y aurait-il ? » Il leur répondit : « Tous mes péchés passés sont venus du désir que j’avais de me mettre dans une position aisée ; il me vaut mieux geler de froid et souffrir de la faim, que de m’exposer à pécher encore de la même manière. D’ailleurs, en supportant bien les souffrances passagères de ce monde, je pourrai, après la mort, jouir dans le ciel d’un bonheur éternel. » Il reçut les sacrements de baptême et de confirmation en avril 1838. Dès le commencement de la persécution, il apprit avec bonheur la constance que tant de chrétiens montraient dans les tourments, et, enflammé d’un saint désir du martyre, il résolut de se livrer lui-même ; son parrain l’en dissuada. Quelques jours après, il fut dénoncé et arrêté. Comme il était à peine remis d’une maladie grave, on voulait le faire porter en chaise, il s’y refusa et suivit les satellites à pied. Alors ses voisins et amis païens vinrent sur la route lui faire leurs condoléances, et l’engager à se délivrer par l’apostasie. Les satellites le pressaient aussi ; mais Joseph, quoique souffrant, se mit à leur annoncer les vérités de la religion et à montrer qu’il ne faut pas, par amour de cette courte vie, compromettre la seule affaire importante de l’éternité. Une demi-journée se passa ainsi. À la fin, voyant sa fermeté, on le conduisit à la prison des voleurs. Le matin au point du jour, Joseph, étonné qu’on ne le fît pas appeler, cria à plusieurs reprises d’une voix forte : « Après avoir pris un homme digne de mort, le laisse-t-on de côté sans lui faire subir aucun supplice ? » Un mandarin qui l’entendit demanda ce que voulait cet homme. Les valets répondirent que c’était un malade dans le délire de la fièvre, et ordre fut donné de le renfermer, malgré ses réclamations. Peu de temps après, cité au tribunal du grand juge criminel, il y expliqua la doctrine chrétienne et supporta courageusement les supplices. Toutes les ruses et toutes les violences des bourreaux furent inutiles, et le 14 de la quatrième lune, 26 mai, ayant été battu de vingt-cinq coups de la planche à voleurs, il expira en prison à l’âge de cinquante-quatre ans. Avec lui, et de la même manière, mourut un autre chrétien, riche fabricant de soieries, dont le corps fut brisé par d’horribles tortures[5].

« Le lendemain 27, dans la même prison, une jeune vierge consommait aussi son sacrifice. C’était Barbe Ni, nièce de Madeleine Ni de Pong-t’sien. Arrêtée dès la deuxième lune, elle avait montré dans les supplices un courage au-dessus de son âge et de son sexe. Lorsqu’elle fut transférée au tribunal des crimes, le ministre la tenta par toutes sortes de caresses et de ruses, sans pouvoir obtenir d’elle un mot ou un signe de faiblesse, et touche de compassion, il la renvoya à la prison des voleurs, comme trop jeune pour être jugée au criminel. C’est là qu’après avoir beaucoup souffert de la faim et de la soif, elle fut prise de la peste courante, et en quelques jours s’éteignit paisiblement. Elle avait à peine quatorze ans. Cette peste, qui vint alors aggraver cruellement les souffrances des chrétiens prisonniers, était une espèce de fièvre putride, causée par la réunion d’un grand nombre de personnes dans un local trop étroit, par l’infection des cachots et la malpropreté horrible qu’on y laissait continuellement régner.

« Deux pauvres veuves en moururent également. L’une était Barbe Kim, plus connue sous le nom de Barbe, mère de T’sin-tsiou. Née en province de parents fort pauvres, elle ne put pratiquer librement la religion qu’à l’âge de treize ans, qu’elle entra comme servante chez un riche chrétien de la capitale. Elle désirait garder la virginité ; mais, sur l’ordre de ses parents, elle consentit enfin à se marier. Devenue veuve quelque temps avant la persécution, elle s’était adonnée à la prière et aux bonnes œuvres avec plus de zèle que jamais, lorsqu’elle fut prise, à la deuxième lune, traînée successivement au tribunal des voleurs et au tribunal des crimes, où elle fut si cruellement maltraitée que ses membres brisés ne purent se guérir. Après avoir enduré pendant plus de deux mois la faim, la soif et la maladie, elle mourut de la peste, à l’âge de trente-cinq ans.

« L’autre, qui succomba deux ou trois jours plus tard, se nommait Agathe Tsieng, grand’mère de Tsiou-tsin-i. Elle avait longtemps pratiqué la religion, malgré la violente opposition de son mari païen. Son mari et ses deux fils étant morts vers l’année 1820, elle resta dans une extrême pauvreté, avec ses deux belles-filles et ses petits-enfants tous chrétiens, et dut, à l’âge de plus de soixante ans, mendier de porte en porte sa nourriture. Pendant de longues années, elle ne cessa d’édifier la chrétienté par sa merveilleuse résignation ; elle n’avait à la bouche que des paroles d’actions de grâces envers Dieu pour ses bienfaits, et particulièrement pour la pénible position où il permettait qu’elle fût réduite. Agathe avait plus de soixante-quinze ans, quand elle reçut pour la première fois les sacrements. Arrêtée à la troisième lune, elle fut conduite d’abord au tribunal des voleurs, où, malgré son grand âge, on lui fit subir la question. Ni les tortures, ni les menaces, ni les douces paroles n’ayant ébranlé sa constance, elle fut transférée au tribunal des crimes, où elle souffrit beaucoup de la faim et de la soif. Là, elle tomba malade de la peste, et ses forces étant épuisées par l’âge et les souffrances, elle mourut dans la confession de sa foi, en prononçant les saints noms de Jésus et de Marie. Elle avait alors soixante-dix-neuf ans. »

Le conseil de régence, en confirmant la sentence des neuf martyrs, avait, dans la même séance, décidé l’exécution immédiate des condamnés qui, dans les prisons de Tai-kou et de Tsien-tsiou, attendaient depuis treize ans la mort ; l’ordre en fut expédié sur-le-champ. Quittons un instant la capitale pour assister à leur glorieux triomphe.

À Tai-kou, chef-lieu de la province de Kieng-siang, il n’y avait plus que trois confesseurs ; le quatrième, Richard An Koun-sim-i, était mort de la dysenterie en 1835, la neuvième année de son emprisonnement. Le jour même où le décret royal arrivait à Tai-kou, André Pak, par une espèce d’inspiration, dit à ses deux compagnons de captivité : « L’heure de notre mort est proche, préparons-nous plus que jamais. » La nouvelle leur fut bientôt notifiée officiellement, et tous trois, heureux de recueillir enfin le fruit de tant d’années de souffrances, distribuèrent aux pauvres prisonniers leurs habits et les différents objets à leur usage. Les prisonniers étaient émus jusqu’aux larmes ; les geôliers eux-mêmes se montraient vivement affligés. Chacun voulait leur donner un peu de vin ou quelque autre rafraîchissement en signe d’adieu, et quand ils sortirent pour aller au supplice, on entendit des gémissements de toutes parts. Il semblait que chacun perdait un parent ou un ami. C’était le fruit des beaux exemples qu’ils avaient donnés pendant treize ans. Eux seuls étaient calmes et joyeux et, en marchant, s’encourageaient au martyre. On leur trancha la tête le 14 de la quatrième lune, 26 mai 1839. André Pak avait quarante-huit ans, André Ni soixante-quatre ans et André Kim quarante-six ans. Chose inouïe, les satellites recueillirent eux-mêmes leurs corps et les firent ensevelir et enterrer convenablement, tant nos confesseurs avaient su se concilier l’estime et l’affection de tous ceux qui les approchaient. Ces trois André, si longtemps fidèles à suivre les traces de leur saint patron, sont restés en grande et particulière vénération parmi les chrétiens du pays.

À Tsien-tsiou, chef-lieu de la province de Tsien-la, cinq autres confesseurs attendaient la bonne nouvelle de la véritable délivrance. Aussitôt qu’ils l’eurent reçue, ils laissèrent éclater leur joie, et répandirent leur âme devant Dieu en ferventes actions de grâces. Pierre Sim, seul, sentait dans son cœur un mouvement de regret et d’attache à la vie ; mais sa foi courageuse n’en parut qu’avec plus d’éclat. Paul Tsieng, se déliant de sa propre faiblesse, pria les geôliers de ne pas laisser venir, ce jour-là, sa femme et ses enfants. Pendant qu’ils se rendaient au lieu de l’exécution, les enfants de Job Ni suivaient leur père en pleurant. Il leur dit d’un ton joyeux : « Pendant de longues années, j’ai langui dans ce cachot ; aujourd’hui enfin je pars pour le ciel. Pourquoi pleurez-vous ? Réjouissez-vous au contraire de mon bonheur. Réjouissez-vous de ce que votre père meurt pour Jésus-Christ, et soyez toujours de bons chrétiens. » Ils furent décapités tous les cinq, au milieu d’une foule immense rassemblée pour le marché. C’était le 17 de la quatrième lune, 29 mai 1839. Pierre Ni Sieng-hoa était âgé de cinquante-huit ans, Job Ni de soixante-treize, Paul Tsieng T’ai-pong de quarante-quatre, et Pierre Sin T’ai-po d’environ soixante-dix. On ne sait pas quel âge avait Pierre Kim T’ai-koan-i.

À ces exécutions sanglantes succéda quelque calme. Il devait peu durer. Le ministre des crimes et son assesseur donnèrent leur démission, pour obéir au cri de leur conscience qui leur reprochait de massacrer ainsi des innocents. Le successeur du ministre fut Hong-mieng-tsiou, que plusieurs chrétiens prétendent, encore aujourd’hui, leur avoir été favorable au fond du cœur, mais qui ne le laissa guère voir dans sa conduite. L’assesseur fut remplacé par Im-seng-kon, à qui nous devons rendre cette justice qu’il ne manifesta contre la religion aucune hostilité personnelle. Nous le retrouverons plus tard, pendant la persécution de 1846, où il se montra si indulgent envers le P. André Kim, qu’on le soupçonna d’être chrétien en secret.

Le mois de juin se passa sans incidents remarquables. Le peuple, excité par les calomnies officielles, demandait hautement la punition des chrétiens ; les uns proposaient de les renvoyer tous à la prison des voleurs, afin que les geôliers pussent sans tant de formalités les expédier à coups de bâton ; d’autres parlaient de les laisser périr dans les prisons, de faim, de misère et de maladie. Dans le conseil royal, les opinions étaient partagées ; on ne savait quelle ligne de conduite adopter pour l’avenir, et, en conséquence de ces indécisions, les agents du gouvernement gardaient le silence au sujet des chrétiens.

  1. La prison des voleurs a deux divisions, et deux grands juges criminels qui ont chacun leurs subordonnés et prononcent à part. On appelle l’un juge de la droite, et l’autre juge de la gauche ; leurs satellites sont désignés de la même manière.
  2. « Nous avons interrogé plusieurs chrétiennes, qui étaient elles-mêmes filles du palais à cette époque, et toutes disent que le fait passe pour certain à la cour. » — Note de Mgr Daveluy.
  3. « Quoi qu’il en soit de ce décret violent, les chrétiens avouent que la reine Kim ne leur a jamais été personnellement hostile, et qu’elle les a, au contraire, souvent favorisés. Nous en avons eu nous-mêmes des preuves dans plus d’une circonstance. Mais, en 1839, dominée par une faction trop puissante, elle ne put agir à son gré, et fut forcée de signer les édits odieux qui parurent sous son nom. » — Note de Mgr Daveluy.
  4. Malheureusement, ces lettres ont été perdues pendant la persécution.
  5. « J’ai inutilement cherché le nom de cet autre chrétien dont parle Mgr Imbert. Personne n’a pu me donner de renseignements. » — Note de Mgr Daveluy.