Histoire de l’Église de Corée/Partie 2/Livre 3/04

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Librairie Victor Palmé (2p. 302-321).

CHAPITRE IV.

État de la mission à l’arrivée de Mgr Ferréol. — Nouvelle tentative inutile de M. Maistre. — Martyre du P. André Kim.


Mgr Ferréol, à peine arrivé en Corée, se dirigea vers la capitale, comme étant à la fois le centre de la mission et l’endroit où il pourrait se cacher avec le plus de sécurité. Quelques chrétiens timides avaient essayé de l’effrayer, en lui représentant les dangers qu’il ne manquerait pas de courir ; heureusement, ces dangers n’existaient que dans leur imagination. Mgr Ferréol se déguisa sous des habits de deuil, arriva sans encombre à son poste, et commença de suite la visite des chrétiens.

De son côté M. Daveluy s’installa dans la petite chrétienté qui lui avait été assignée par son évêque. Les braves gens qui lui donnaient l’hospitalité au péril de leur vie, étaient des chrétiens des environs de la capitale, qui, chassés par la persécution, s’étaient retirés dans un pays sauvage, où ils vivaient pauvrement de la culture du tabac. Il n’y avait que sept familles, en tout trente ou trente-deux personnes. On ne peut dire combien ils étaient heureux de posséder le missionnaire. Presque tous assistaient chaque jour à la messe, et ils ne quittaient presque pas le prêtre, s’amusant à le voir prendre ses repas, à l’entendre bégayer les premiers mots de leur langue. Au bout de deux mois il commença à les comprendre un peu, et à être compris d’eux.

L’Église de Corée était alors dans un triste état. Après la mort des pasteurs, toutes les chrétientés avaient été dispersées. Poursuivis sans cesse par la rage des persécuteurs, les néophytes s’étaient réfugiés dans les provinces païennes, qui seules offraient un peu de sécurité. Tout avait été dévoilé par les traîtres, et chaque fidèle devait cacher sa foi avec le plus grand soin, sous peine d’être immédiatement saisi. Les ouvriers étaient obligés de quitter leur profession, parce qu’à chaque instant ils avaient à faire des ouvrages plus ou moins directement entachés de superstition. S’ils refusaient, on les dénonçait aux magistrats comme chrétiens : s’ils acceptaient, ils agissaient contre leur conscience. Il faut bien l’avouer, le plus grand nombre, pour ne pas se trahir, participaient aux cérémonies païennes. Mêlés qu’ils étaient avec les idolâtres, leur vie n’avait plus rien de chrétien, les passions avaient repris toute leur force, l’exemple les avait entraînés dans le crime, et la loi de Dieu était constamment violée. Cependant au fond de leurs cœurs, la foi n’était pas éteinte ; ils soupiraient tous après le moment où, débarrassés de ces entraves, ils pourraient de nouveau pratiquer les exercices de la religion et se réunir à des frères.

Humainement parlant, le sort des néophytes fidèles était plus fâcheux encore. Les époux avaient été violemment séparés ; la faim, la nécessité avaient chassé les enfants loin de leurs parents ; les frères étaient dispersés. Peu à peu néanmoins, ces plaies se réparaient, et au fur et à mesure que les familles se reformaient, elles cherchaient les moyens de se retirer dans des lieux écartés, où les exercices religieux pussent se pratiquer dans le secret. Soutenus par les principaux catéchistes qui avaient échappé au désastre, les regards sans cesse tournés vers la terre étrangère d’où pouvaient leur venir des pasteurs, ils parcouraient les montagnes, errant le jour et la nuit dans des lieux que les bêtes féroces avaient seules occupés jusqu’alors, et quand il n’y avait plus apparence d’habitations, loin de tout commerce étranger, ces pauvres exilés plantaient la tente qui devait abriter leur misérable existence. Il ne leur restait d’autre moyen de vivre que la culture des champs. Mais hélas ! quelle culture dans des lieux où jamais on n’avait songé à jeter la semence, où l’on ne rencontrait que montagnes, ravins, pentes abruptes, précipices épouvantables. Le riz, principale nourriture du pays, n’y peut venir ; un peu de millet, un peu de blé, quelques légumes, et principalement le tabac : voilà les seules productions de ces terrains arides.

Les plus fervents ayant pris les devants, peu à peu les autres fidèles suivirent et vinrent aussi peupler les montagnes. Chaque année leur nombre croissait, ce qui devint bientôt une nouvelle cause d’appauvrissement et de souffrances. Tous s’étant mis à la culture du tabac, l’extrême abondance en fit baisser le prix, au point qu’à l’arrivée de Mgr Ferréol, on en donnait pour la modique somme de vingt francs, la charge de deux hommes vigoureux. Aussi, nos infortunés néophytes trouvaient à peine dans un travail continu de quoi ne pas mourir de faim.

Ajoutons que l’éloignement ne les mettait pas toujours à l’abri des vexations. Souvent, des païens qui connaissaient leur gîte, venaient s’installer chez eux, vivre à leurs dépens, et les rançonner impitoyablement sous peine de dénonciation immédiate. Les satellites n’avaient pas non plus oublié les habitudes des temps de persécution. Sous le moindre prétexte, quelquefois sans prétexte aucun, ils faisaient des razzias dans les villages chrétiens, enlevant tout ce qu’ils trouvaient, maisons, habits, meubles, provisions, et traînant en prison ceux qui faisaient la moindre résistance. Que de fois, après deux ou trois ans de séjour, quand le terrain était devenu moins ingrat à force de travail, nos chrétiens furent forcés de transporter ailleurs leurs pauvres habitations ! Que de fois ils durent abandonner leurs récoltes sur pied, et s’enfuir, sans savoir de quel côté tourner leurs pas, sans autre ressource que la confiance en celui qui nourrit les oiseaux du ciel et donne la pâture à leurs petits ! Trop heureux encore si dans cette vie quasi nomade, ils avaient toujours su conserver intactes leur foi et leur innocence ! Mais cet état de dispersion et de vagabondage avait amené l’ignorance, et avec elle les nombreuses misères spirituelles qui en sont la suite. Peu savaient lire, ou, s’ils parvenaient à déchiffrer quelques caractères, le sens leur en restait caché. Pas d’écoles possibles, tant à cause de leur pauvreté, qu’à cause du danger d’être découverts par les païens.

Et cependant, telle est la vitalité, la force convertissante de la religion chrétienne, que même dans ces circonstances si défavorables, il y avait encore des conversions. Depuis le martyre des missionnaires, près de deux cents néophytes, en moyenne, s’étaient présentés chaque année, pour combler les vides faits par la persécution. Laissant leurs maisons, leurs familles, leurs terres, ils venaient dans les déserts partager les souffrances de leurs nouveaux frères, et obéir à la voix de Dieu qui seule les appelait.

Dès le mois de janvier, M. Daveluy, qui déjà avait administré plus de soixante personnes aux environs de sa retraite, put se mettre en campagne pour commencer la visite des chrétiens. Son apprentissage fut pénible. Le froid était très-vif, presque partout les chemins et les sentiers avaient disparu sous la neige, et en cinquante jours il eut à parcourir plus de vingt-cinq localités différentes, distantes les unes des autres de deux, quatre et même sept ou huit lieues.

« Arrivé, dans une chrétienté, écrivait-il alors, souvent je n’ai que vingt-quatre heures à y rester, vu le petit nombre de fidèles. Je dois donc entendre les confessions immédiatement, ensuite suppléer les cérémonies du baptême ou administrer ce sacrement, aux adultes d’abord, puis aux enfants, cérémonies fort longues et assez fatigantes. Quand tout est fini, il est bien tard, il faut réciter le bréviaire, auquel, en l’honneur de Marie ma bonne mère, j’ajoute le chapelet. Elle me pardonnera bien d’avoir sommeillé plus d’une fois pendant ce temps ; la nature a ses droits contre lesquels on ne peut pas prescrire. Enfin je dors jusqu’au matin, c’est-à-dire que de bonne heure il faut célébrer la sainte messe, donner la sainte communion, la confirmation, la bénédiction des mariages, puis agréger an confréries du saint Rosaire et du saint Scapulaire. Comprenez-vous que le temps doit passer vite ? et je n’ai pas énuméré les examens des catéchumènes que je fais pendant mes repas, la solution des difficultés sans nombre relatives au mariage, et enfin mille incidents journaliers. Il faut user de ruse pour réciter le bréviaire, faire un peu d’oraison ; lire quelques-unes des paroles de vie contenues dans le saint Évangile, et prendre quelque repos ; voilà ma vie de tous les jours. Après-demain je dois me remettre en campagne, toujours sous l’égide de mon grand chapeau de deuil, que Monseigneur appelle le manteau des fées rendant invisibles ceux qu’il couvre. »

Quelques semaines plus tard, le missionnaire résumait ainsi les impressions que cette première visite avait laissées dans son cœur.

« Qu’ai-je vu pendant ces deux mois ? environ sept cents chrétiens bien pauvres, bien misérables, mais enfin ayant, je le crois, bonne volonté. Des peines ! il y en a eu, et de grandes. Je m’y attendais : car ces chers néophytes sont privés des sacrements depuis sept ou huit ans, et Dieu sait ce que vaut une année de persécution. Des consolations ! j’en ai eu aussi et de plus grandes encore. Ce sont ici de vieux soldats de Jésus-Christ que la persécution n’a pas ébranlés ; là, c’est une veuve qui a vu mourir son époux sous le fer des bourreaux ; plus loin, des orphelins dont les père et mère ont obtenu la couronne du martyre ; aujourd’hui, c’est une jeune fille qui raconte le supplice de ses frères ; demain, une mère que ses enfants ont précédée au ciel. Toujours ce sont des chrétiens qui se repentent de leurs fautes, et pleurent de joie à la vue du prêtre qu’ils attendaient depuis si longtemps.

« Ces pauvres gens ne savent comment me témoigner leur respect et leur attachement. Ils s’empressent autour de moi : les plus pauvres m’apportent leur petite offrande. Quand le soir je suis à causer avec vingt ou trente personnes entassées dans ma cabane, souvent je n’ai pas le courage de quitter la conversation ; elle se prolonge très-tard, et jamais ils ne disent : assez. Je leur parle une langue impossible, mêlée de chinois, de coréen, de je ne sais quoi. Ils comprennent ou ne comprennent pas, mais enfin ils sont contents et moi aussi, et quand le moment de la séparation est venu, c’est une famille à laquelle il faut s’arracher, ce sont des pleurs, des gémissements. Hélas ! peut-être de leur vie ils ne reverront le Père pour soulager leur conscience et s’unir à leur Dieu. Comprenez-vous cette suite d’émotions vives, trop vives pour mon pauvre cœur ? Plusieurs fois j’ai fui comme à la dérobée pour éviter ces moments pénibles, ces manifestations dangereuses, car l’apparition d’un païen en pareil cas compromettrait toute la mission.

« Je n’ai pas dit toutes mes consolations ; je n’ai pas parlé des nouveaux chrétiens. La grâce toute-puissante de Dieu sait toujours appeler ses élus. La persécution n’a pas arrêté les conversions, et j’ai toujours à baptiser quelques adultes.

« J’aime à interroger les pères de famille avant le baptême, à scruter les dispositions diverses, mais également admirables, par lesquelles la miséricorde de Dieu les a tous appelés. J’aime leurs réponses vives et pleines de foi ; les uns ont quitté une vie douce et agréable pour s’assurer une autre vie plus heureuse ; les autres même avant leur baptême ont déjà subi quelques persécutions : quelques-uns arrivent à la onzième heure, ce sont des vieillards qui, ayant entendu parler de notre sainte religion, veulent consacrer au bon Dieu les dernières années d’une vie qu’ils voient s’échapper chaque jour. »

Pendant que les nouveaux missionnaires de Corée commençaient avec tant de zèle leurs travaux apostoliques, leur confrère M. Maistre faisait une nouvelle tentative pour les rejoindre par la frontière septentrionale. Mgr Ferréol avait fixé la première lune de l’année pieng-ô (1846) comme l’époque la plus convenable. En conséquence, dans les derniers jours de janvier, M. Maistre, accompagné du diacre Thomas T’soi et de deux courriers chinois, se dirigea vers le village tartare de Houng-tchoung, en suivant la route explorée déjà par André Kim. Après dix-sept jours de marche à travers monts et vallées, sur les glaces du fleuve Mi-kiang et dans les déserts de la Mandchourie, il arriva à une lieue de la frontière coréenne où il dut attendre, pendant dix jours, l’époque fixée pour les échanges entre les deux nations. Un si long retard lui fut funeste, car la petitesse du village qui lui donnait asile ne permettait pas à un étranger d’y vivre longtemps inconnu.

La veille de l’ouverture de la foire, au moment où il se disposait à franchir la terrible barrière, la maison qu’il habitait fut cernée par quatre officiers mandchoux, accompagnés d’une nombreuse cohorte de satellites ; ils le conduisirent d’abord au corps de garde qui fut bientôt entouré et rempli de tout ce qu’il y avait de gens au service du prétoire. Chacun l’accablait à la fois d’une foule de questions : il satisfit à toutes en disant qu’il n’avait à répondre qu’au mandarin. Il passa environ trois lieues debout au milieu de cette multitude impertinente ; les uns lui découvraient la tête, les autres lui tiraient la barbe, tous se pressaient autour de lui et considéraient d’un air ébahi cet étrange personnage. « Je les regardais avec calme, écrit M. Maistre, et les laissais faire. Notre divin Sauveur fut bien plus maltraité la veille de sa Passion. Or, le disciple n’est pas au-dessus de son maître, et il doit se réjouir d’être traité comme lui. Vers minuit, la curiosité céda au besoin du repos ; on me conduisit avec Thomas et les deux courriers dans un cachot dont les murailles étaient en terre. Des lapins n’y seraient pas restés longtemps prisonniers ; mais loin de songer à la fuite, nous étions pressés de nous reposer des fatigues d’une journée si accablante, et j’éprouvai pour la première fois que l’on peut dormir tranquillement sous les verrous. »

Dès le matin le bruit de l’arrestation d’un étranger avait attiré toute la bourgade à la prison. Le papier des fenêtres fut bientôt déchiré par la populace : chacun voulait voir comment était fait un Européen. Pour satisfaire la curiosité publique, M. Maistre alla se promener quelques instants dans la cour : tous voyaient avec étonnement un homme paisible et sans peur au milieu de ces mêmes satellites, si justement redoutés des gens du pays comme des voleurs et des bourreaux. Vers dix heures le missionnaire fut conduit au tribunal du mandarin, qui le traita avec beaucoup de politesse. L’interrogatoire ne fut pas long ; en voici à peu près le résumé : « Qui êtes-vous, d’où venez-vous, et que venez-vous faire dans ce pays ? — Je suis chrétien, je viens d’Europe pour enseigner aux hommes à connaître et à aimer le Dieu du ciel. — Mais cette ville obscure n’est pas un théâtre digne de vos leçons, il faut aller dans les grandes provinces de la Chine. — Il n’y a pas d’endroit si petit qui ne doive connaître le vrai Dieu ; tous les peuples de la terre sont tenus de le servir. — Vous déclarez que vous êtes chrétien ; comment puis-je savoir la vérité ? — Cela est facile : voici la marque du chrétien, » et le missionnaire fit le signe de la croix. Il montra aussi au mandarin la croix de son chapelet et il ajouta : « Dans le décret de l’empereur, que vous devez avoir entre les mains, il est écrit que les chrétiens adorent la croix ; ce n’est pas ce vil métal que nous adorons, mais le Dieu Sauveur qui est mort sur la croix pour nous racheter. » Le mandarin considéra alors avec admiration la petite croix du missionnaire ; ses deux assistants firent de même ; il voulut ensuite voir la montre de M. Maistre ; après quoi il le renvoya au cachot où il passa le jour et la nuit suivante. À des questions analogues le diacre Thomas T’soi et les deux chrétiens chinois firent à peu près les mêmes réponses.

Le lendemain ils sortirent tous de prison, sous l’escorte de deux officiers mandchoux qui les conduisirent à une journée et demie de distance. « Ainsi, dit encore M. Maistre dans cette même lettre, je fut mis en liberté en exhibant mes titres d’Européen et de missionnaire ; ils eussent été naguère un sujet de condamnation ; mais je suis arrivé trop tard pour aspirer à la gloire du martyre. Me voici donc revenu au point de départ, méditant un nouveau moyen de pénétrer dans ce petit royaume de Corée, qui se ferme si obstinément à l’approche des apôtres qu’il redoute et qu’il devrait aimer. Il a beau faire : un jour il sera pris dans les filets de celui qui dispose tout avec douceur, et qui atteint son but avec une force irrésistible. Vous voyez que mon pèlerinage sera encore longtemps prolongé ; plusieurs fois j’ai demandé à Dieu de me retirer de ce monde, où je passe tant d’années inutiles ; mais désormais ma devise sera toujours : souffrir et non mourir. Et comme l’Apôtre des nations, j’ai la confiance qu’après avoir éprouvé tant d’obstacles, de fatigues et d’opprobres, il me sera donné d’annoncer hardiment l’Évangile de Jésus. Notre ministère, pour porter son fruit, a besoin d’être fécondé par l’épreuve ; et si je ne puis encore entrer dans ma mission, ce sera du moins une consolation pour moi de souffrir quelque chose pour elle. »

M. Maistre revient au Léao-tong parmi ses confrères. Une lettre de son ancien compagnon de voyage, M. Berneux, alors missionnaire en Mandchourie, nous apprend que lui et le diacre coréen Thomas passèrent l’année 1846 au collège de cette mission, faisant la classe aux quelques élèves qu’on venait d’y réunir. M. Maistre rendait par là un grand service aux chrétiens, car M. Venault, déchargé un instant du soin de ce collège, put visiter et administrer avec autant de succès que de zèle une partie de la province.

De son côté, Mgr Ferréol cherchait à ouvrir une autre voie de communication avec la Chine, pour l’introduction des missionnaires en Corée. Chaque année, au printemps, les barques chinoises viennent, en assez grand nombre, sur les côtes de la province de Hoang-hai, pour la pêche. L’évêque y envoya le P. André Kim, le chargeant de visiter les lieux, d’examiner s’il y avait moyen de tromper la surveillance des soldats et douaniers coréens, et de se mettre en rapport avec quelques pêcheurs chinois. Le P. André avait heureusement rempli cette mission, lorsque Dieu, qui voulait le récompenser de tout ce qu’il avait déjà fait et souffert pour sa gloire, permit qu’un accident imprévu le fît tomber dans les mains des mandarins. Voici comment il raconte lui-même à Mgr Ferréol son arrestation et une partie des tourments qu’il a endurés. L’original de cette lettre est en latin.


« De la prison, le 26 août 1846.
« Monseigneur,

« Votre Grandeur aura su tout ce qui s’est passé dans la capitale depuis notre séparation. Nos dispositions étant faites, nous levâmes l’ancre, et, poussés par un vent favorable, nous arrivâmes heureusement dans la mer Yen-pieng, alors couverte d’une multitude de barques de pêcheurs. Mes gens achetèrent du poisson, et se rendirent pour le revendre dans le port de l’île Sou-ney. Ne trouvant aucun acheteur, ils le déposèrent à terre, avec un matelot chargé de le saler.

« De là nous continuâmes notre route, nous doublâmes So-kang et les îles Mai-hap, Thetsin-mok, Sot-seng, Tait-seng, et nous vînmes mouiller près de Pélin-tao. Je vis là une centaine de jonques du Chan-tong occupées à la pêche. Elles approchaient très-près du rivage ; mais l’équipage ne pouvait descendre à terre. Sur les hauteurs de la côte et sur le sommet des montagnes étaient en sentinelles des soldats qui les observaient. La curiosité attirait près des Chinois une foule de Coréens des îles voisines. Je me rendis moi-même de nuit auprès d’eux et je pus avoir un colloque avec le patron d’une barque. Je lui confiai les lettres de Votre Grandeur ; j’en écrivis quelques-unes adressées à MM. Berneux, Maistre et Libois et à deux chrétiens de la Chine. Je joignis à cet envoi deux cartes de la Corée avec la description des îles, rochers et autres choses remarquables de la côte de Hoang-hai. Cet endroit me paraît très-favorable pour l’introduction des missionnaires et la communication des lettres, pourvu toutefois qu’on use avec précaution du ministère des Chinois. Chaque année, vers le commencement de la troisième lune, ils s’y donnent rendez-vous pour la pêche ; ils s’en retournent sur la fin de la cinquième lune.

« Après avoir exécuté vos ordres, Monseigneur, nous repartîmes et nous rentrâmes dans le port de Sou-ney. Jusque-là mon voyage s’était fait sous d’heureux auspices, et j’en attendais une fin meilleure. Le poisson que nous avions déposé sur le rivage n’était pas encore sec, ce qui prolongea notre séjour dans le port. Mon domestique Véran me demanda de descendre à terre, pour aller récupérer l’argent qu’il avait laissé dans une famille, où la crainte de la persécution l’avait tenu caché pendant sept ans. Après son départ, le mandarin escorté de ses gens vint à notre barque, et en demanda l’usage pour écarter les jonques chinoises. La loi en Corée ne permet pas de se servir des barques des nobles pour des corvées publiques. Parmi le peuple on m’avait fait passer, je ne sais comment, pour un ian-pan ou noble de haut parage, et en cédant ma barque au mandarin je devais perdre ma considération, ce qui eût nui a nos futures expéditions. D’ailleurs Véran m’avait tracé une ligne de conduite en pareille circonstance. Je répondis au mandarin que ma barque était à mon usage et que je ne pouvais la lui céder. Les satellites m’accablèrent d’injures et se retirèrent en emmenant mon pilote ; ils revinrent le soir, s’emparèrent du second matelot, et le conduisirent à la préfecture. On leur fit plusieurs questions à mon sujet, et leurs réponses éveillèrent de graves soupçons sur mon compte. Le mandarin sut que l’aïeule de l’un d’entre eux était chrétienne. Les satellites tinrent conseil et dirent : « Nous sommes trente ; si cet individu est véritablement noble, nous ne périrons pas tous pour lui avoir fait violence ; on en mettra un ou deux à mort et les autres vivront ; allons nous saisir de sa personne. » Ils vinrent la nuit accompagnés de plusieurs femmes publiques, et se ruèrent sur moi en furibonds ; ils me prirent par les cheveux dont ils m’arrachèrent une partie, me lièrent avec une corde, et me chargèrent de coups de pied, de poing et de bâton. Pendant ce temps, à la faveur des ténèbres de la nuit, ceux des matelots qui restaient se glissèrent dans le canot et s’enfuirent à force de rames.

« Arrivés sur le rivage, les satellites me dépouillèrent de mes habits, me lièrent et me frappèrent de nouveau, m’accablèrent de sarcasmes, et me traînèrent devant le tribunal où s’était assemblée une foule de monde. Le mandarin me dit : « Êtes-vous chrétien ? — Oui, je le suis, » lui répondis-je. — « Pourquoi contre les ordres du roi pratiquez-vous cette religion ? Renoncez-y. — Je pratique ma religion parce qu’elle est vraie ; elle enseigne à honorer Dieu et me conduit à une félicité éternelle ; quant à l’apostasie, inutile de m’en parler. » Pour cette réponse, on me mit à la question. Le juge reprit : « Si vous n’apostasiez, je vais vous faire expirer sous les coups. — Comme il vous plaira ; mais jamais je n’abandonnerai mon Dieu. Voulez-vous entendre la vérité de ma religion ? Écoutez : Le Dieu que j’adore est le créateur du ciel et de la terre, des hommes et de tout ce qui existe, c’est lui qui punit le crime, et récompense la vertu : d’où il suit que tout homme doit lui rendre hommage. Pour moi, ô mandarin, je vous remercie de me faire subir des tourments pour son amour ; que mon Dieu vous récompense de ce bienfait en vous faisant monter à de plus hautes dignités. » À ces paroles, le mandarin se prit à rire avec toute l’assemblée. On m’apporta ensuite une cangue longue de huit pieds. Je la saisis aussitôt et la posai moi-même à mon cou, aux grands éclats de rire de tous ceux qui étaient présents. Puis on me jeta en prison avec les deux matelots qui déjà avaient apostasié. J’avais les mains, les pieds, le cou et les reins fortement liés, de manière que je ne pouvais ni marcher, ni m’asseoir, ni me coucher. J’étais, en outre, oppressé par la foule de gens que la curiosité avait attirés auprès de moi. Une partie de la nuit se passa pour moi à leur prêcher la religion ; ils m’écoutaient avec intérêt et m’affirmaient qu’ils l’embrasseraient, si elle n’était prohibée par le roi.

« Les satellites ayant trouvé dans mon sac des objets de Chine, crurent que j’étais de ce pays, et le lendemain le mandarin me demanda si j’étais Chinois. « Non, lui répondis-je, je suis Coréen. » N’ajoutant pas foi à mes paroles, il me dit : « Dans quelle province de la Chine êtes-vous né ? — J’ai été élevé à Macao, dans la province de Kouang-tong ; je suis chrétien : la curiosité et le désir de propager ma religion m’ont amené dans ces parages. » Il me fit reconduire en prison.

« Cinq jours s’étant écoulés, un officier subalterne, à la tête d’un grand nombre de satellites, me conduisit à Hait-sou, métropole de la province. Le gouverneur me demanda si j’étais Chinois ; je lui fis la même réponse qu’au mandarin de l’île. Il me fit une multitude de questions sur la religion. Je profitai avec empressement de l’occasion, et lui parlai de l’immortalité de l’âme, de l’enfer, du paradis, de l’existence de Dieu et de la nécessité de l’adorer pour être heureux après la mort. Lui et ses gens me répondirent : « Ce que vous dites là est bon et raisonnable ; mais le roi ne permet pas d’être chrétien. » Ils m’interrogèrent ensuite sur bien des choses qui pouvaient compromettre les chrétiens et la mission. Je me gardai bien de leur répondre. « Si vous ne nous dites la vérité, » reprirent-ils d’un ton irrité, « nous vous tourmenterons par divers supplices. — Faites ce que vous voudrez. » Et courant vers les instruments de torture, je les saisis et les jetai aux pieds du gouverneur, en lui disant : « Me voilà tout prêt, frappez, je ne crains pas vos tourments. » Les satellites les enlevèrent aussitôt. Les serviteurs du mandarin s’approchèrent de moi et me dirent : « C’est la coutume que toute personne parlant au gouverneur s’appelle so-in (petit homme). — Que me dites-vous là ? Je suis grand, je suis noble, je ne connais pas une telle expression. »

« Quelques jours après, le gouverneur me fit comparaître de nouveau et m’accabla de questions sur la Chine ; quelquefois il me parlait par interprète pour savoir si réellement j’étais Chinois ; il finit par m’ordonner d’apostasier. Je haussai les épaules et me mis à sourire en signe de pitié. Les deux chrétiens pris avec moi, vaincus par l’atrocité des tortures, dénoncèrent la maison que j’habitais à la capitale, trahirent Thomas Ni, serviteur de Votre Grandeur, Matthieu son frère et quelques autres. Ils avouèrent que j’avais communiqué avec les jonques chinoises, et que j’avais remis des lettres à l’une d’entre elles. Aussitôt une escouade de satellites fut dirigée vers les jonques et en rapporta les lettres au gouverneur.

« On nous gardait avec une grande sévérité et chacun dans une prison séparée ; quatre soldats veillaient jour et nuit sur nous. Nous avions des chaînes aux pieds et aux mains, et la cangue au cou. Une longue corde était attachée à nos chaînes, et trois hommes la tenaient par le bout, chaque fois qu’il nous fallait satisfaire aux exigences de la nature. Je vous laisse à penser quelles misères j’eus à supporter. Les soldats voyant sur ma poitrine sept cicatrices qu’y avaient laissées des sangsues qu’on m’avait appliquées pendant mon séjour à Macao, disaient que c’était la constellation de la Grande-Ourse, et se divertissaient par mille plaisanteries.

« Dès que le roi sut notre arrestation, il envoya des satellites pour nous conduire à la capitale ; on lui avait annoncé que j’étais Chinois. Pendant la route nous étions liés comme dans la prison ; de plus nous avions las bras garrottés d’une corde rouge, comme c’est la coutume pour les voleurs et les grands criminels, et la tête couverte d’un sac de toile noirâtre. Chemin faisant, nous eûmes à supporter de grandes fatigues : la foule nous obsédait. Je passais pour étranger, et l’on montait sur les arbres et sur les maisons pour me voir. Arrivés à Séoul, nous fûmes jetés dans la prison des voleurs. Les gens du prétoire, entendant mon langage, disaient que j’étais certainement Coréen. Le jour suivant, je comparus devant les juges, ils me demandèrent qui j’étais. « Je suis Coréen, » leur répondis-je, « j’ai été élevé en Chine. » On fit venir des interprètes de langue chinoise pour s’entretenir avec moi.

« Pendant la persécution de 1839, le traître (Ie-saing-i) avait déclaré que trois jeunes Coréens avaient été envoyés à Macao pour y étudier la langue des Européens. Je ne pouvais rester longtemps inconnu, et d’ailleurs un des chrétiens pris avec moi leur avait dit qui j’étais. Je déclarai donc au juge que j’étais André Kim, l’un de ces trois jeunes gens ; et je leur racontai tout ce que j’avais eu à souffrir pour rentrer dans ma patrie. À ce récit, les juges et les spectateurs s’écrièrent : « Pauvre jeune homme ! dans quels terribles travaux il est depuis son enfance. » Ils m’ordonnèrent ensuite de me conformer aux ordres du roi en apostasiant. « Au-dessus du roi, » leur répondis-je, « est un Dieu qui m’ordonne de l’adorer ; le renier est un crime que l’ordre du roi ne peut justifier. » Sommé de dénoncer les chrétiens, je leur opposai le devoir de la charité, et le commandement de Dieu d’aimer son prochain. Interrogé sur la religion, je leur parlai au long sur l’existence et l’unité de Dieu, la création et l’immortalité de l’âme, l’enfer, la nécessité d’adorer son créateur, la fausseté des religions païennes, etc. Quand j’eus fini de parler, les juges me répondirent : « Votre religion est bonne, mais la nôtre l’est aussi, c’est pourquoi nous la pratiquons. — Si dans votre opinion il en est ainsi, » leur dis-je, « vous devez nous laisser tranquilles et vivre en paix avec nous. Mais loin de là, vous nous persécutez, vous nous traitez plus cruellement que les derniers criminels : vous avouez que notre religion est bonne, qu’elle est vraie et vous la poursuivez comme une doctrine abominable. Vous vous mettez en contradiction avec vous-mêmes. » Ils se contentèrent de rire niaisement de ma réponse.

« On m’apporta les lettres et les cartes saisies. Les juges lurent les deux qui étaient écrites en chinois ; elles ne contenaient que des salutations. Ils me donnèrent à traduire les lettres européennes ; je leur interprétai ce qui pouvait n’avoir aucune conséquence pour la mission. Ils me firent des questions sur MM. Berneux, Maistre et Libois ; je leur répondis que c’étaient des savants qui vivaient en Chine. Trouvant de la différence entre les lettres de Votre Grandeur et les miennes, ils me demandèrent qui les avait écrites. Je leur dis en général que c’étaient mes lettres. Ils me présentèrent les vôtres et m’ordonnèrent d’écrire de la même manière. Ils usaient de ruse, je les vainquis par la ruse. « Ces caractères, » leur dis-je, « ont été tracés avec une plume métallique ; apportez-moi cet instrument et je vais vous satisfaire. — Nous n’avons pas de plumes métalliques. — Si vous n’en avez pas, il m’est impossible de former des caractères semblables à ceux-là. » On apporta une plume d’oiseau ; le juge me la présentant me dit : « Ne pouvez-vous pas écrire avec cet instrument ? — Ce n’est pas la même chose, » répondis-je, « cependant je puis vous montrer comment, avec les caractères européens, une même personne peut écrire de diverses manières. » Alors taillant la plume très-fine, j’écrivis quelques lignes en petites lettres ; puis, en coupant le bec, je formai des lettres plus grosses. « Vous le voyez, » leur dis-je, « ces caractères ne sont pas les mêmes. » Cela les satisfit, et ils n’insistèrent pas davantage sur l’article des lettres. Vous concevez. Monseigneur, que nos lettrés de Corée ne sont pas à la hauteur des savants d’Europe.

« Les chrétiens pris avec moi n’ont encore subi aucun tourment dans la capitale. Charles demeure dans une autre prison avec les personnes qui ont été prises avec lui. Nous ne pouvons avoir entre nous aucune communication. Nous sommes dans celle-ci dix individus ; quatre ont apostasié, trois d’entre eux se repentent de leur faiblesse. Matthieu Ni qui, en 1839, avait eu le malheur d’apostasier, se montre aujourd’hui plein de courage, et veut mourir martyr. Son exemple est imité par le père de Sen-sir-i, mon pilote, et par Pierre Nam, qui auparavant avait scandalisé les fidèles. Nous ignorons le moment où l’on nous conduira à la mort. Pleins de confiance en la miséricorde du Seigneur, nous espérons qu’il nous donnera la force de confesser son saint nom jusqu’à la dernière heure. Le gouvernement veut absolument s’emparer de Thomas, serviteur de Votre Grandeur, et de quelques autres principaux chrétiens. Les satellites paraissent un peu fatigués et moins ardents à la recherche des chrétiens. Ils nous ont dit qu’ils s’étaient portés à It-sen, Iant-si, Ogni et dans les provinces de Tsiong-tsieng et de Tsien-la. Je prie Votre Grandeur et M. Daveluy de rester cachés jusqu’après ma mort.

« Le juge m’annonce que trois navires de guerre qu’il croit français, ont mouillé près de l’île Ou-ien-to. « Ils viennent, » me dit-il, « par l’ordre de l’empereur de la France et menacent la Corée de grands malheurs ; deux sont partis en assurant qu’ils reviendraient l’année prochaine ; le troisième est encore dans la mer de Corée. » Le gouvernement paraît terrifié, il se rappelle la mort des trois Français martyrisés en 1839. On me demande si je sais le motif pour lequel ces navires sont venus. Je leur réponds que je n’en sais rien, qu’au reste il n’y a rien à craindre, car les Français ne font aucun mal sans raison. Je leur ai parlé de la puissance de la France et de la générosité de son gouvernement. Ils paraissent y ajouter foi ; cependant ils m’objectent qu’ils ont tué trois Français, et qu’ils n’en ont pas été punis. Si réellement des navires français sont venus en Corée, Votre Grandeur doit le savoir.

« On m’a donné à traduire une mappemonde anglaise ; j’en ai fait deux copies avec des couleurs brillantes, l’une est destinée pour le roi. En ce moment, je suis occupé à composer par l’ordre des ministres un petit abrégé de idéographie. Ils me prennent pour un grand savant. Pauvres gens !

« Je recommande à Votre Grandeur ma mère Ursule. Après une absence de dix ans, il lui a été donné de revoir son fils quelques jours, et il lui est enlevé presqu’aussitôt. Veuillez bien, je vous prie, la consoler dans sa douleur. Prosterné en esprit aux pieds de Votre Grandeur, je salue pour la dernière fois mon bien-aimé Père et Révérendissime Évêque. Je salue de même Mgr de Bézi. Mes salutations très-respectueuses à M. Daveluy. Au revoir dans le ciel.

« André Kim, prêtre, prisonnier de Jésus-Christ. »


De sa prison, le P. André Kim écrivit une autre lettre aux chrétiens de Corée ses compatriotes, pour leur faire ses derniers adieux et les encourager à demeurer fermes dans la foi, malgré les tentations et les épreuves de tout genre.

« Mes amis. Dieu, qui au commencement disposa toutes choses, créa l’homme à son image ; voyez quel a été en cela son but et son intention. Si en ce monde orageux et misérable, nous ne connaissons pas notre souverain maître et créateur, à quoi bon être nés ! notre vie est inutile. Venus au monde par un bienfait de Dieu, et par un autre bienfait plus grand encore, faisant, grâce à notre baptême, partie de son Église, nous avons un nom bien précieux ; mais si nous ne portons pas de fruit, à quoi nous servira ce nom ? Non-seulement notre entrée dans la religion ne nous sera d’aucun profit, mais nous serons des renégats, coupables envers Dieu d’une ingratitude d’autant plus odieuse que ses grâces sont plus abondantes.

« Considérez le cultivateur. Au temps convenable, il laboure son champ, y porte des engrais, et ne regarde ni au froid, ni à la chaleur, ni à sa peine. Après y avoir jeté de la bonne semence, si au temps de la moisson, le grain est bien venu et bien formé, il oublie toutes ses sueurs, et son cœur est plein de joie. Mais si le grain ne vient pas bien, s’il ne trouve à l’automne que paille et épis vides, il regrette ses sueurs, ses engrais et ses travaux, et ne veut plus de son champ. Hélas ! le champ de Dieu, c’est la terre et les hommes sont les bonnes semences ; il nous engraisse de ses grâces, nous arrose et nourrit du sang de son Fils incarné et mort pour nous, il nous instruit par ses saintes Écritures, nous exhorte par les évêques et les pasteurs, et nous enseigne continuellement par son divin esprit. Qu’ils sont grands les soins de cette éducation ! Arrivés au temps de la moisson et du jugement, si par sa grâce nous avons porté du fruit, nous jouirons du bonheur du ciel ; mais si nous sommes des plantes stériles, d’enfants de Dieu nous deviendrons ses ennemis, et nous souffrirons dans l’enfer la punition éternelle qui nous est due.

« Mes très-chers frères, sachez-le bien, N. S. Jésus, descendu en ce monde, a souffert lui-même des douleurs sans nombre. Par ses souffrances, il a établi son Église qui doit croître aussi au milieu des croix et des tribulations. Après l’ascension du Sauveur, depuis le temps des apôtres jusqu’à ce jour, l’Église a toujours grandi au milieu de mille persécutions ; mais, quoi que le monde fasse pour l’attaquer et la détruire, il ne pourra la vaincre. En Corée aussi la religion, introduite depuis cinquante ou soixante ans, a bien des fois été secouée par la tempête, et néanmoins les chrétiens y sont encore. Aujourd’hui la persécution recommence, plusieurs chrétiens et moi-même sommes en prison, et tous vous êtes menacés. Ne faisant qu’un même corps avec vous tous, puis-je n’en être pas peiné, et la nature pourrait-elle voir cette cruelle situation sans amertume ? Toutefois il est écrit que Dieu connaît le nombre de nos cheveux, et que pas un ne tombe de notre tête sans sa permission. Suivons donc la volonté sainte du Seigneur, et prenant le parti de notre chef Jésus, combattons toujours le monde et le démon.

« Dans ce temps d’agitation et de troubles, semblables à de vaillants soldats, revêtons nos armures, et comme sur un champ de bataille, combattons et soyons vainqueurs. Surtout n’oubliez pas la charité mutuelle, secourez-vous les uns les autres, et attendez que Dieu ait pitié de vous et exauce vos prières.

« Les quelques chrétiens emprisonnés ici sont, par la grâce de Dieu, en bonne santé ; s’ils viennent à être punis de mort n’oubliez pas leurs familles. J’aurais bien des choses à vous dire, mais comment tout dire par lettre ? Je termine donc. Pour nous, dans peu nous irons au combat. Je vous en prie, exercez-vous sincèrement à la vertu, et rencontrons-nous au ciel. Mes chers enfants que je ne peux oublier, dans ces temps orageux ne vous tracassez pas inutilement ; jour et nuit avec le secours de Dieu combattez les trois ennemis, c’est-à-dire les trois concupiscences, supportiez patiemment la persécution et, pour la gloire de Dieu, efforcez-vous de travailler au salut de ceux qui resteront. Le temps de persécution est une épreuve de Dieu ; par la victoire sur le monde et le démon on acquiert la vertu et des mérites. Ne vous laissez pas effrayer par les calamités, ne perdez pas courage, et ne reculez pas dans le service de Dieu, mais plutôt, suivant les traces des saints, augmentez la gloire de l’Église et montrez-vous les vrais soldats et sujets du Seigneur. Quoique nombreux, que votre cœur soit un ; n’oubliez pas la charité, supportez-vous et aidez-vous les uns les autres, et attendez le moment où Dieu aura pitié de vous. Le temps ne me permet pas d’en écrire davantage. Mes chers enfants, j’espère vous rencontrer tous au ciel pour y jouir avec vous du bonheur éternel. Je vous embrasse tendrement.

« André Kim, prêtre. »


« P. S. Tout ici-bas est ordonné de Dieu, tout est de sa part récompense ou punition ; la persécution elle-même n’arrive que par sa permission, supportez-la patiemment et pour Dieu ; seulement, conjurez-le avec larmes de rendre la paix à son Église. Ma mort vous sera sans doute sensible et vos âmes se trouveront dans la détresse ; mais, sous peu, Dieu vous donnera des pasteurs meilleurs que je ne suis. Ne vous contristez donc pas trop, et efforcez-vous par une grande charité de servir Dieu comme il mérite d’être servi. Restons unis dans la charité, et après la mort, nous serons unis pour l’éternité, et nous jouirons de Dieu à jamais. Je l’espère mille fois, dix mille fois. »


Trois jours après avoir écrit sa lettre à Mgr Ferréol, André y ajouta le post-scriptum suivant : « J’acquiers aujourd’hui la certitude que des navires français sont venus en Corée. Ils peuvent facilement nous délivrer, mais s’ils se contentent de menacer et s’en retournent ainsi, ils font un grand mal à la mission, et m’exposent à des tourments terribles avant de mourir. Mon Dieu ! conduisez tout à bonne fin ! »

En apprenant l’arrivée des Français, André crut un instant à sa prochaine délivrance. Il dit aux chrétiens captifs avec lui : « Nous ne serons pas mis à mort. — Quelle preuve en avez-vous ? » lui répondirent ceux-ci. — « Des navires français sont en Corée, l’évêque et le P. An (nom coréen de M. Daveluy) ne manqueront pas de leur faire connaître notre position. Je connais le grand chef ; à coup sûr il nous fera mettre en liberté. » Il est probable en effet que le contre-amiral Cécile, qui avait eu le P. André Kim pour interprète pendant quelques mois, et conservait de lui un très-bon souvenir, aurait exigé sa mise en liberté. Mais quoique Mgr Ferréol eût écrit immédiatement, sa lettre n’arriva qu’après le départ des navires, et ne put être remise au commandant. L’expédition n’avait pour but que de faire parvenir aux ministres coréens la lettre suivante, dont l’original est en chinois.

« Par l’ordre du ministre de la marine de France, le contre-amiral Cécile, commandant l’escadre française en Chine, est venu pour s’informer d’un attentat odieux qui a eu lieu le 14 de la huitième lune de l’année kei-hai (21 septembre 1839). Trois Français, Imbert, Chastan et Maubant, honorés dans notre pays pour leur science et leurs vertus, ont été, on ne sait pourquoi, mis à mort en Corée. Dans ces contrées de l’Orient, le contre-amiral ayant pour devoir de protéger les gens de sa nation, est venu ici s’informer du crime qui a mérité à ces trois personnes un sort aussi déplorable. Vous me direz peut-être : « Notre loi interdit l’entrée du royaume à tout étranger ; or, ces trois personnes l’ayant transgressée ont subi la peine de leur transgression. » Et le contre-amiral vous répond : « Les Chinois, les Mandchoux et les Japonais entrent quelquefois témérairement chez vous. Loin de leur faire du mal, vous leur fournissez les moyens de retourner en paix au sein de leurs familles. Pourquoi n’avez-vous pas traité ces Français comme vous traitez les Chinois, les Mandchoux et les Japonais ? » Nous croyions que la Corée était la terre de la civilisation, et elle méconnaît la clémence du grand empereur de la France. Si vous voyez des Français s’en aller à des milliers de lieues de leur patrie, ne vous imaginez pas qu’ils cessent pour cela d’être Français et qu’on ne se soucie plus d’eux. Il faut que vous sachiez que les bienfaits de notre empereur s’étendent sur tous ses sujets, en quelque lieu du monde qu’ils se trouvent. Si parmi eux se rencontrent des hommes qui commettent dans un autre royaume des crimes punissables, tels que le meurtre, l’incendie ou autres, et qu’on les en châtie, notre empereur laisse agir la justice ; mais si, sans sujet et sans cause, on les met tyranniquement à mort, alors, justement indigné, il les venge de leurs iniques oppresseurs. Persuadé que pour le moment les ministres ne peuvent promptement me répondre sur le motif qui m’a amené dans ces parages, savoir : la mort infligée par les Coréens à trois docteurs de notre nation, je pars. L’année prochaine des navires français viendront de nouveau, chercher la réponse. Seulement je leur répète qu’ayant été clairement avertis de la protection bienveillante que notre empereur accorde à ses sujets, si par la suite une pareille tyrannie s’exerce de la part des Coréens sur quelques-uns d’entre eux, certainement la Corée ne pourra éviter d’éprouver de grands désastres, et quand ces désastres viendront fondre sur le roi, sur ses ministres et les mandarins, qu’ils se gardent bien de les imputer à d’autres qu’à eux-mêmes ; ils seront punis et cela pour s’être montrés cruels, injustes, inhumains. — L’an 1846 du salut du monde, le 8 de la cinquième lune (1er juin). »

« Si l’on vient, écrit à l’occasion de cette lettre Mgr Ferréol, si l’on vient l’année prochaine, et qu’on exige réparation de la mort de nos confrères, il nous est permis d’espérer dans l’avenir une ère moins cruelle pour la religion ; mais si l’on s’en tient à ces menaces, le peuple coréen méprisera les Français, et le roi n’en deviendra que plus furieux contre les chrétiens. Déjà cette lettre a été l’occasion de la mort du P. Kim, ou du moins l’a accélérée. Voici comment. Le P. Kim, ayant gagné l’affection de ses juges et des premiers ministres, ceux-ci prièrent le roi de lui conserver la vie. « Il a commis, lui dirent-ils, un crime digne de mort, en sortant du royaume, et en communiquant avec les étrangers, mais il l’a expié en rentrant dans son pays. » Ils présentèrent ensuite une copie de la mappemonde, traduite par lui dans sa prison. Le roi en fut très-satisfait, et il était sur le point de leur accorder l’objet de leur demande, lorsqu’il reçut la lettre du commandant français. Quelques jours après, ordre fut envoyé de la cour de battre les prisonniers, de relâcher ceux qui auraient apostasié et de mettre, de suite, à mort ceux qui se montreraient rebelles. »

André Kim fut traité en ennemi de l’État, et immolé de la même manière que Mgr Imbert et MM. Chastan et Maubant. Le 16 septembre, une compagnie de soldats, le fusil sur l’épaule, se rendit au lieu de l’exécution, situé sur les bords du fleuve, à une lieue de la capitale. Un instant après, une décharge et le son de la trompette annoncèrent l’arrivée d’un grand mandarin militaire. Pendant ce temps le prisonnier était tiré de sa prison. Une chaise à porteurs avait été grossièrement préparée avec deux longs bâtons, au milieu desquels on avait tressé un siège de paille. On y fit asseoir André les mains attachées derrière le dos, et au milieu d’une foule immense on le conduisit au champ du triomphe.

Les soldats avaient planté dans le sable une pique, au sommet de laquelle flottait un étendard, et s’étaient rangés en cercle tout autour. Ils ouvrirent le cercle pour y recevoir le prisonnier. Le mandarin lui lut sa sentence ; elle portait qu’il était condamné à mort pour avoir communiqué avec les étrangers. André Kim s’écria d’une voix forte : « Je suis à ma dernière heure, écoutez-moi attentivement. Si j’ai communiqué avec les étrangers, c’est pour ma religion, c’est pour mon Dieu ; c’est pour lui que je meurs. Une vie immortelle va commencer pour moi. Faites-vous chrétiens, si vous voulez être heureux après la mort, car Dieu réserve des châtiments éternels à ceux qui l’auront méconnu. »

Ayant dit ces paroles, il se laissa dépouiller d’une partie de ses vêtements. Selon l’habitude, on perça chacune de ses oreilles d’une flèche qu’on y laissa suspendue : on lui jeta de l’eau sur la figure, et par-dessus une poignée de chaux. Puis deux hommes, passant des bâtons sous ses bras, le prirent sur leurs épaules, et le promenèrent rapidement jusqu’à trois fois, autour du cercle : après quoi ils le firent agenouiller, attachèrent une corde à ses cheveux, et la passant par un trou pratiqué à la pique qui servait de potence, la tirèrent par le bout et tinrent sa tête élevée. Pendant ces préparatifs, le martyr n’avait rien perdu de son calme. « De cette manière suis-je placé comme il faut, disait-il à ses bourreaux ? Pourrez-vous frapper à votre aise ? — Non, tournez-vous un peu. Voilà qui est bien. — Frappez, je suis prêt. » Une douzaine de soldats armés de leurs sabres et simulant un combat, courent autour d’André et chacun d’eux en passant frappe sur le cou du martyr. La tête ne se détacha qu’au huitième coup. Un satellite la plaça sur une petite table et la présenta au mandarin, qui partit aussitôt pour avertir la cour de l’exécution.

André, né au mois d’août 1821, dans la province de T’ieng-t’sieng, avait vingt-cinq ans accomplis.

Suivant les lois du royaume, les corps des criminels doivent demeurer sur le lieu du supplice l’espace de trois jours ; ce terme écoulé, leurs proches ont la liberté de les ensevelir ; mais les restes d’André Kim furent, par ordre du grand juge, inhumés dans l’endroit même où il avait été mis à mort. On lui laissa ses habits, la tête fut replacée sur le cou, et le corps bien lié dans des nattes propres. Le mandarin fit mettre des satellites en sentinelle tout autour de la tombe, pour empêcher les chrétiens de l’enlever ; et ce ne fut que quarante jours après qu’ils purent recueillir ces restes précieux, et leur donner, sur la montagne de Miri-nai, un sépulture plus convenable.

Après avoir, dans sa lettre à M. Barran, directeur au séminaire des Missions-Étrangères, donné sur le martyre d’André les détails qui précèdent, Mgr Ferréol ajoute : « Vous concevez aisément, combien la perte de ce jeune prêtre indigène m’a été cruelle : je l’aimais comme un père aime son fils ; son bonheur seul peut me consoler de ne l’avoir plus. C’est le premier de sa nation et le seul, jusqu’à présent, qui ait été élevé au sacerdoce. Il avait puisé dans son éducation cléricale des idées qui le mettaient bien au-dessus de ses compatriotes. Une foi vive, une piété franche et sincère, une facilité d’élocution étonnante lui attiraient de prime abord le respect et l’amour des chrétiens. Dans l’exercice du saint ministère, il avait surpassé nos espérances, et quelques années de pratique en auraient fait un prêtre très-capable : à peine eût-on pu s’apercevoir de son origine coréenne. On pouvait lui confier toute sorte d’affaires ; son caractère, ses manières et ses connaissances en assuraient le succès. Dans l’état actuel où se trouve la mission, sa perte devient un malheur immense et presque irréparable. »