Histoire de l’Affaire Dreyfus/T4/8

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Eugène Fasquelle, 1904
(Vol. 4 : Cavaignac et Félix Faure, pp. 617–623).

APPENDICE

I. Note de Cavaignac, 617. — II. La mort d’Henry, 619. — III. Zola et Henry, 621. — IV. La mort de Félix Faure, 622.



I

note de cavaignac

Je ne reviens pas sur les considérations d’une politique qui me paraissent commander une action immédiate.

J’indique seulement comment il m’apparaît qu’une poursuite pour attentat contre la sûreté de l’État pourrait être engagée.

I. — La loi constitutionnelle, en visant l’attentat contre la sûreté de l’État, ne l’a pas défini.

Il paraît admis par les auteurs, il a été admis dans le réquisitoire du procureur général et dans l’arrêt de la Haute Cour, lors du dernier procès devant la Haute Cour :

« Que la Haute Cour était compétente pour connaître de tous les attentats, c’est-à-dire de tous les actes attentatoires, notamment le complot, qui peuvent compromettre la sûreté intérieure ou extérieure de l’État, crimes prévus et punis par le chapitre I, titre I, livre III du Code pénal. »

II. — Or, dès à présent, une instruction est ouverte contre MM. Picquart et Leblois comme tombant sous le coup des articles 1 et 3 de la loi du 18 avril 1886, — loi dont les dispositions rentrent dans l’ordre de celles qui font l’objet du chapitre I, titre I, livre III du Code pénal.

D’après la Constitution, la Haute Cour peut être saisie par un décret tant que l’ordonnance de renvoi n’a pas été rendue.

Il est donc certain que, de ce chef, la Haute Cour peut être saisie d’un acte attentatoire rentrant dans la définition donnée par l’arrêt de la Haute Cour ci-dessus cité.

III. — Des délits connexes peuvent être joints à cette première poursuite :

1° La dénonciation calomnieuse dans laquelle sont impliqués MM. Picquart, Christian Esterhazy, Labori, Trarieux ;

2° Les délits commis par la voie de la presse, où l’on pourra relever à foison les outrages à l’armée, et où se trouveront impliqués les directeurs des journaux et les auteurs des articles ;

3° Le délit pour lequel M. Zola est poursuivi.

IV. — Si la poursuite devant la Haute Cour était limitée ainsi, elle se bornerait à évoquer devant le Sénat des poursuites qui sont intentées, ou peuvent être intentées demain, sur les terrains les plus solides, devant la juridiction ordinaire ; elle paraîtrait tout à fait assurée et précise.

Mais elle semblerait évidemment manquer d’ampleur ; elle aurait pour unique résultat de donner plus de solennité aux poursuites, d’en rendre le résultat définitif en tranchant les incidents de procédure ; elle aboutirait à une condamnation à quelques années de prison.

V. — On peut envisager une solution plus étendue, en poursuivant devant la Haute Cour les faits ci-dessus visés, parfaitement précis et déterminés, tombant sous l’application des lois pénales.

On peut considérer que les actes ainsi poursuivis sont les éléments constitutifs d’un attentat dont le but est d’exciter les citoyens à s’armer contre l’autorité constitutionnelle (art. 87).

On peut considérer encore qu’ils sont les manifestations d’un complot ayant pour but l’attentat prévu à l’article 87 (art. 89).

On peut enfin considérer que les actes ci-dessus relatés sont les éléments constitutifs d’un attentat dont le but serait d’exciter la guerre civile en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s’armer les uns contre les autres (art. 91).

Ou encore d’un complot ayant pour but le précédent attentat (art. 91).

Il y aurait ici cette circonstance particulière que nous saisissons un ensemble de délits précis et bien déterminés qui donnent une base à la poursuite pour attentat ou complot.

L’instruction n’aurait pas de peine à établir les manœuvres concertées qui relient les différents délits et dont quelques éléments sont déjà entre nos mains.

II

la mort d’henry

Lettre adressée par le commandant d’armes du Mont-Valérien au général commandant la place de Paris :

Le 31 août, 7 heures 30 du soir,
Mont-Valérien.
Mon général.

Le lieutenant-colonel Henry s’est suicidé cet après-midi.

Il s’est ouvert la gorge entre trois et six heures du soir.

Il avait fermé sa porte à clef, et, à six heures et demie, le lieutenant de semaine, averti que l’ordonnance qui apportait le repas du lieutenant-colonel ne pouvait ouvrir la porte, est monté, a forcé la serrure, a ouvert et a vu le lieutenant-colonel Henry étendu sur son lit, plein de sang, la gorge ouverte.

Le lieutenant est venu m’avertir, et j’ai constaté les faits.

Je fais appeler un médecin pour constater le décès.

J’informe par dépêche le gouverneur ainsi qu’il suit :

Mont-Valérien, le 31 août 1898,
7 h. 20 minutes du soir.

Événement grave dont je rends compte par lettre au général commandant la place. La lettre part à sept heures trente soir par bicycliste. Il serait bon qu’un officier de la place vînt immédiatement au Mont-Valérien.

Walter.
Procès-Verbal.
Mont-Valérien, 31 août 1898.

Les soussignés, Walter, chef d’escadron d’artillerie, commandant d’armes du Mont-Valérien ; Varlot, lieutenant à la garde républicaine, officier de service à la place de Paris ; Fête, lieutenant au 16e bataillon d’artillerie à pied, se sont rendus aujourd’hui, à huit heures trente du soir, dans la chambre occupée par le lieutenant-colonel Henry, chef du bureau du service des Renseignements au ministère de la Guerre, actuellement aux arrêts de forteresse au Mont-Valérien. Ils ont constaté que le lieutenant-colonel Henry était étendu sur son lit, après s’être ouvert la gorge avec un rasoir qu’il tenait encore dans la main gauche.

Le médecin appelé pour constater le décès n’était pas encore arrivé.

Le corps était froid, ainsi que cela avait déjà été constaté à sept heures par le commandant d’armes.

Le lieutenant-colonel Henry a dû se suicider vers trois heures de l’après-midi.

Il a été trouvé sur la table deux lettres, une fermée, à l’adresse de Mme Henry, et une ouverte portant des paroles incohérentes.

En outre, il a été trouvé dans les poches des vêtements une lettre adressée à M. J. Henry, 13, avenue Duquesne, et une carte de visite.

Tous ces objets sont confiés ce soir à M. le lieutenant Varlot, pour les remettre au général commandant la place de Paris.

Enfin, un porte-cartes contenant un billet de 100 francs, une carte d’identité et quelques cartes de visite ont été également remis à M. Varlot, avec le porte-monnaie et la montre du lieutenant-colonel Henry.

Le porte-monnaie contient 265 francs.

Outre ces objets, aucun papier n’a été trouvé dans la chambre ou dans les vêtements du lieutenant-colonel Henry.

Mont-Valérien, le 31 août 1898.

Walter, Varlot, Fête.


Rapport du commissaire de police.


Ce matin, sur la réquisition de M. le commandant d’armes du Mont-Valérien, j’ai constaté au fort le suicide de M. le lieutenant-colonel Henry, dans un local du pavillon des officiers.

M. Henry s’était hier, dans l’après-midi, coupé la gorge à l’aide d’un rasoir qui a été trouvé fermé dans sa main gauche.

Il s’était fait, aux deux côtés de la gorge, des entailles profondes ayant provoqué une hémorragie abondante.

Le corps a été découvert à six heures quarante minutes du soir par le lieutenant Fête, de semaine au fort, chargé de surveiller le colonel.

M. le commandant Walter m’a dit que le colonel avait laissé sur sa table deux lettres cachetées, remises au ministère de la Guerre, et une ouverte contenant des divagations semblables à celle-ci : « Je vais me baigner dans la Seine. »

Le permis d’inhumer a été délivré par le parquet sur le vu de mon procès-verbal d’enquête.

Les frais n’ayant pas été payés, je transmets ci-joint un bon pour remboursement de la somme de 8 fr. 50 alloués et payés à M. le docteur de Lagorsse, qui, sur ma réquisition, a procédé aux constatations médico-légales (déplacement de 6 kilomètres).

L’état civil de M. Henry est comme suit…

III

zola et henry

N’ayant guère dissimulé les plus grosses des innombrables injures qui me furent adressées à propos de mes articles sur Henry, je crois pouvoir reproduire, malgré les éloges excessifs qu’il m’adresse, quelques passages des lettres que je reçus de Zola à ce propos :

Vous faites, dans le Siècle, une admirable campagne que je suis avec passion. Et vous allez être dans de bonnes conditions pour la continuer. Puisqu’on demande de la lumière, faites-en le plus possible. Il serait coupable à présent de ne pas aller Jusqu’au bout de ce qu’on croit être la vérité. Depuis le jour où j’ai connu le nombre des documents livrés à l’Allemagne par Esterhazy, j’ai cru à un complice dans les bureaux mêmes de l’État-Major. J’avais nommé Henry, dans une note, en laissant percer mes soupçons. Puis, je me suis dit que je n’avais aucune preuve, que je cédais là, uniquement, à mon instinct, et j’ai effacé le nom. Mais la piste est bonne, il faut la suivre. (30 octobre 1898.)

… Henry complice, c’est l’hypothèse qui explique tout. Je vous avoue que j’y suis encore un peu rebelle, par excès de scrupule sans doute. Mes objections sont, d’ailleurs, purement morales ; car si je reconnais que vos déductions me paraissent d’une logique irréfutable, je ne pourrai les accepter pleinement que le jour où elles seront basées sur des faits. Combien j’aimerais à causer de ces choses avec vous ! Je vous dirais mes quelques objections, vous me convaincriez immédiatement. Du reste, je doute fort qu’on vous laisse faire la vérité au grand jour. Ces gens ne vous appelleront en Cour d’assises que lorsqu’ils seront bien convaincus qu’un arrêt d’incompétence interviendra avant l’ouverture des débats.

Il vous restera le livre, l’histoire. Je n’ai, en fin de compte, une pleine confiance que dans l’œuvre écrite, nos livres de demain où nous dirons tout, et que nos fils liront, jugeront, en dehors des passions imbéciles et monstrueuses du moment. Vous avez été un des plus braves, un des plus éloquents. Vous serez demain de la victoire, après avoir été un des premiers à la peine, sous les coups et sous les outrages. Je suis sans trop d’inquiétude sur le résultat final, mais que d’angoisses et que de souffrances encore ! (6 janvier 1899.)

La complicité d’Henry, ce serait, le jour où elle viendrait à être prouvée, la grande lumière décisive. Votre discussion, votre argumentation me hante. Vous arrivez à me convaincre, tant l’hypothèse satisfait ma raison. Il faut que cela soit, car cela explique tout. (23 janvier.)

… Chaque jour peut amener quelque révélation foudroyante qui achèvera la débâcle des bandits… Si vous écrivez vos articles du Siècle en pensant à moi, je puis vous dire que, dans mon coin de solitude, je les lis avec une passion, avec une admiration croissante. Une de mes premières visites, à Paris, sera d’aller vous confesser mes torts, l’injuste opinion que j’avais de vous, l’ignorance têtue où j’étais de votre courage et de votre talent. Vous avez été admirable dans toute la mons-

trueuse Affaire, un des ouvriers les plus braves, les plus forts de la bonne œuvre, et c’est pourquoi je vous aime. (30 avril.)

Le docteur Gibert m’écrivit le 5 janvier :

C’est le remords qui a tué Sandherr. Il en tuera bien d’autres. Quant à Henry que vous avez démasqué, je soupçonnais son rôle depuis longtemps. En septembre 1896, je lui écrivais une lettre personnelle où je lui disais qu’il avait une âme de Zou-

lou dans le corps d’un officier français, — lettre signée, bien entendu. — Son rôle au procès Dreyfus aurait dû, dès le premier jour, le faire soupçonner en vertu du Cui prodest.

IV

la mort de félix faure

Le récit de Le Gall commence par la déclaration que « le 16 février, Félix Faure n’a pas quitté l’Élysée un seul instant ». Le Gall relate ensuite les divers incidents de la journée jusqu’au départ du prince de Monaco. Il continue en ces termes :

À cinq heures, le secrétaire général a présenté les décrets à la signature du Président de la République. Le Président a ensuite entr’ouvert la porte de mon cabinet, où se tenait M. Blondel pendant mon absence. Il y a rencontré M. Paoli, le commissaire spécial de la gare de Lyon, qui était venu voir M. Blondel et lui a serré la main. M. Paoli s’est alors retiré. Dans cette même pièce, M. Félix Faure est resté plus d’un quart d’heure avec M. Blondel, avant de rentrer dans son cabinet, où il a repris la lecture des dépêches de la journée et des télégrammes des séances du Sénat et de la Chambre.

À six heures cinq, je suis rentré. J’ai reçu le capitaine de vaisseau Germinet et le député Le Troadec, puis j’ai entr’ouvert la porte du cabinet du Président de la République pour le prévenir que j’étais là. Il lisait à ce moment des télégrammes de la Chambre. Il était six heures et demie, et je repris mon travail.

Environ un quart d’heure après, c’est-à-dire vers six heures quarante-cinq ou six heures cinquante, tandis que j’étais penché sur ma table, écrivant une lettre, le Président s’est précipité à la porte qui séparait nos deux cabinets, et, appuyé sur un battant de la porte, il m’a crié d’une voix angoissée, malheureuse :

— Venez à moi, Le Gall, je suis malade… bien malade !

J’ai couru à lui. On sait le reste !

Voici maintenant le procès-verbal des médecins :

Les médecins soussignés, appelés auprès de M. le Président de la République, ont assisté, dès le début, à la succession des accidents qui, dans l’espace de quelques heures, ont amené le dénouement fatal.

Ils certifient qu’ils ont été unanimes à reconnaître, dans la succession des accidents, tous les symptômes indiscutables d’une hémorragie cérébrale foudroyante, avec paralysie de la face et des membres du côté gauche.

Ont signé : Bergeron, Lannelongue, Potain, Cheurlot, Humbert.