Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/15

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III

LA CROISADE

I. — Les causes et les conditions

La conquête de la Sicile au ixe siècle (achevée en 902 par la prise de Taormina), marque la dernière poussée de l’Islam en Occident. Depuis lors, il renonce aux conquêtes. L’Espagne, comme les États qui se forment sur la côte africaine, Maroc, Alger, Kairouan, Barka, jusqu’à l’Égypte, ont perdu la force d’expansion des premiers temps. Ils n’attaquent plus les chrétiens, ils vivent à côté d’eux, dans une civilisation plus avancée, plus raffinée et devenue plus molle aussi. Ils ne demandent qu’une chose : être laissés en paix et naturellement en possession de cette Méditerranée dont ils occupent toutes les côtes du sud et de l’est.

C’était malheureusement pour eux impossible. S’ils avaient voulu vivre en sécurité, ils auraient dû faire ce que les Romains avaient fait jadis et se donner des frontières défendables. Ils ont l’Espagne, mais ils ne l’ont pas jusqu’aux Pyrénées. Ils ont toutes les îles de la Mer Tyrrhénienne, mais ils n’ont ni la Provence, ni l’Italie. Et comment conserver la Sicile sans l’Italie ? On peut dire qu’ils se sont arrêtés trop tôt, comme fatigués. Leur domaine présente quelque chose d’inachevé. Leurs positions avancées en Europe se prêtaient aussi mal que possible à la défense. Comment leurs voisins plus pauvres et chez lesquels, depuis le xe siècle, l’enthousiasme religieux grandit sans cesse, ne les auraient-ils pas attaqués ?

C’est par l’Espagne que commença le contre-coup. Les petites principautés chrétiennes du nord, dont le sol est pauvre et inculte, cherchent naturellement à s’étendre devant elles en l’absence de frontières naturelles. L’ancienne marche d’Espagne s’était rendue indépendante durant la dislocation carolingienne, sous le nom de comté de Barcelone, puis de Catalogne. Dans la montagne s’étaient constitués les petits royaumes de Navarre, des Asturies, celui de Léon, puis ceux de Castille et d’Aragon. Le Portugal, dépendance de la Castille, se forma en royaume indépendant à l’époque de la première Croisade, sous le gouvernement du prince bourguignon Henri († 1112). Entre ces petits États et les Musulmans, c’était une guerre continuelle de frontières où les chrétiens ne furent pas toujours heureux. A la fin du xe siècle, sous le khalife Hischam II, Barcelone fut détruite en 984 et Santiago aussi, d’où les chrétiens furent obligés d’apporter les cloches à Cordoue. Mais, après l’extinction de la dynastie des Ommiades (1031), le xie siècle marque l’avance chrétienne. En 1057, Ferdinand de Castille, pousse jusqu’à Coïmbre et force plusieurs émirs, même celui de Séville à lui payer tribut. Son fils Alphonse VI (1072-1109) s’empare de Tolède, de Valence et assiège Saragosse. Battu par les Almoravides du Maroc, que l’émir de Séville appelle à la rescousse en 1086, il est arrêté dans sa conquête après s’être un instant avancé avec son armée jusqu’au détroit de Gibraltar. Mais les progrès des chrétiens sont déjà assez marqués ; du moment qu’on n’a pu les débusquer de leurs montagnes, ils iront à Gibraltar.

En Italie, les événements sont plus décisifs. Les Byzantins, qui n’avaient pas défendu la Sicile, tenaient encore le sud de la Péninsule, quand l’arrivée des Normands substitua, tant à leur domination qu’à celle de l’Islam, celle d’un nouvel État guerrier et plein de vie. La conquête de la Sicile et bientôt celle de Malte jetaient deux citadelles chrétiennes en pleine Méditerranée musulmane. Au surplus, les Pisans avaient pris part à la guerre. Depuis quelque temps, ils luttaient sur mer contre les Maures de Sardaigne qu’ils expulsèrent en 1016. Ils prirent une part active à la conquête de la Sicile. Le dôme de Pise est une espèce d’arc de triomphe en l’honneur du forcement du port de Palerme en 1067. Gênes aussi commençait ses expéditions et harcelait la côte d’Afrique. Ce n’était pas encore du commerce : c’était de la course, de la piraterie, de la guerre, l’idée chrétienne se mêlant chez ces marins à celle de profit.

En somme donc, depuis le milieu du xie siècle, l’Occident chrétien prend, par efforts détachés, l’offensive contre l’Islam. Mais il n’y a rien là de commun avec une guerre religieuse. Ce sont des guerres de conquêtes qui se feraient même entre des gens de même religion si les circonstances et la situation géographique s’y prêtaient. Les Normands attaquent d’ailleurs impartialement Byzantins et Musulmans.

À l’envisager d’une manière générale, dans l’ensemble de l’histoire universelle, la Croisade se rattache évidemment à ces événements comme la continuation de l’offensive contre l’islamisme. Mais elle n’a avec eux qu’un seul trait commun : elle est dirigée contre l’Islam. Pour le reste, dans ses origines, son but, ses tendances et son organisation, elle en diffère du tout au tout.

Elle est tout d’abord purement et exclusivement religieuse. Elle se rattache intimement à cet égard, quant à l’esprit qui l’anime, au grand mouvement de ferveur chrétienne dont la guerre des investitures est une autre manifestation. Elle s’y rattache encore par ceci que le pape, qui a conduit cette guerre et l’a déchaînée, déchaîne aussi et organise la Croisade.

Son objectif, à vrai dire, n’est pas l’Islam. Si on avait voulu le faire reculer, il fallait seconder les Espagnols et les Normands. Ce sont les lieux saints, le tombeau du Christ à Jérusalem. Il appartenait aux Musulmans depuis le ixe siècle et on ne s’en était pas autrement occupé. C’est qu’à cette époque, sous le gouvernement arabe, on ne molestait pas les chrétiens et que la piété de ceux-ci n’était pas encore aussi susceptible. Mais justement, quand elle le devient, au xie siècle, les Turcs Seidjoucides s’emparent de la Syrie et leur fanatisme moleste les pèlerins qui répandent partout leur indignation de l’opprobre fait au Christ. Or, parmi les pèlerins figuraient de nombreux princes, tel Robert le Frison. Ce ne sont évidemment pas les rapports de petites gens (qui n’ont guère dû être nombreux à Jérusalem) mais ceux des chevaliers et des princes, qui auront soulevé l’opinion.

A leurs excitations s’ajoutent bientôt les avances de l’empereur de Byzance. La situation de l’Empire, depuis l’apparition des Seldjoucides en Asie antérieure, est des plus précaires. Au xe siècle, les empereurs macédoniens, Nicéphore Phocas, Jean Tzimiscès, Basile II, avaient fait largement reculer l’Islam et reporté la frontière sur le Tigre. Mais les Seldjoucides, au xie siècle, reprennent l’Arménie et l’Asie Mineure. Au moment où Alexis Comnène monte sur le trône (1081), seules les côtes sont encore grecques. Il n’y a plus de flottes. L’armée est insuffisante. Alexis pense à l’Occident. A qui s’adresser, sinon au pape ? Lui seul y exerce une influence universelle. Mais on ne peut le prendre que par la religion. En 1095, il envoie une ambassade à Urbain II, au Concile de Plaisance, laissant entrevoir la possibilité de rentrer dans la communion catholique. Quelques mois plus tard, le 27 novembre 1095, à Clermont, la Croisade était proclamée d’enthousiasme par la foule accourue autour du souverain pontife.

La Croisade est essentiellement l’œuvre de la papauté. Elle l’est par son caractère universel et par son caractère religieux. Ce ne sont point des États, non même des peuples qui l’entreprennent, mais la papauté. La cause en est toute spirituelle, dégagée de toute préoccupation temporelle : la conquête des Lieux Saints. Ceux-là seuls qui partent sans esprit de lucre ont part aux indulgences. Il faudra attendre jusqu’aux premières guerres de la Révolution française pour trouver des combattants aussi dégagés de toute autre considération que le dévouement à une idée.

L’enthousiasme religieux et l’autorité du pape n’auraient cependant pas suffi à promouvoir une entreprise aussi gigantesque, si la condition sociale de l’Europe ne l’avait rendue possible. Il fallut que coïncidassent, à la fin du xie siècle, cette ardeur de foi, cette prépondérance de la papauté, et ces conditions sociales. Un siècle plus tôt, c’eût été impossible, et aussi un siècle plus tard. L’idée réalisée au xie siècle s’est prolongée après comme une idée-force dans des conditions très différentes et d’ailleurs allant toujours en s’affaiblissant. Elle a même survécu à la Renaissance puisque les papes y songent encore, au xvie siècle, contre les Turcs. Mais la vraie Croisade, la mère de toutes les autres, c’est la première et elle est vraiment la fille de son temps.

D’abord, il n’y a pas encore d’États. Les nations n’ont pas de gouvernements ayant prise sur elles. La politique ne divise pas la chrétienté qui peut se grouper tout entière autour du pape. Puis il y a une classe militaire toute prête à partir : la chevalerie. L’armée existe, il suffit de la convoquer. Ce qu’elle peut faire, elle l’a prouvé par les conquêtes des Normands en Italie et en Angleterre. Et c’est une armée qui ne coûte rien, puisqu’elle est dotée, de père en fils, par les fiefs. Il est inutile de réunir de l’argent pour la guerre sacrée. Il suffit de désigner les chefs, les routes à suivre. À ce point de vue, la Croisade est essentiellement la grande guerre féodale, celle où la féodalité occidentale a agi en corps, et si l’on peut dire, par elle-même. Aucun roi n’y prend part. Le curieux est qu’on n’ait même pas songé a eux, pour ne rien dire de l’empereur, qui est l’ennemi du pape.

Et rien d’étonnant dès lors que ce soit dans les pays où la féodalité est la plus avancée que la Croisade ait surtout recruté ses troupes, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, dans l’Italie normande. C’est surtout, à ce point de vue, une expédition, ne disons pas de peuples romans, mais de la chevalerie romane.

Sans la chevalerie, elle était impossible, car elle fut surtout une entreprise de chevaliers, de nobles. Il ne faut pas se la figurer comme une espèce de ruée des chrétiens en masse vers Jérusalem. Ce fut avant tout une expédition d’hommes d’armes, sans quoi elle n’aurait fait que fournir de la chair à massacre aux Turcs. Il en résulte encore qu’elle ne fut pas aussi nombreuse qu’on le croit. Tout au plus, quelques dizaines de milliers d’hommes, chiffre énorme relativement, mais qui n’a rien de commun avec ce qu’aurait fourni une espèce d’émigration en masse.

II. La prise de Jérusalem

L’expédition fut soigneusement préparée sous la direction du pape. Des propagandistes monacaux furent envoyés partout. Mais on ne négligea pas des moyens plus terrestres. Si grand que fût l’amour du Christ, c’était à des hommes que l’on avait à faire et on ne craignit pas, pour « les exciter », de s’adresser chez eux à des passions mystiques et autres. Les excitatoria qui furent alors répandus dans la chrétienté vantent pêle-mêle la quantité de reliques que renferme l’Asie Mineure, le charme et le luxe de ses mœurs, et la beauté de ses femmes. Des mesures furent prises en faveur de ceux qui partaient : leurs biens étaient sous la garde de l’Église, ils étaient sûrs de les retrouver au retour. Pour le plan de guerre, il ne devait pas être si difficile à faire, étant donné le grand nombre d’Occidentaux qui avaient fait le voyage de Jérusalem. La route, en l’absence de flotte suffisante, devait être la route de terre. Seuls les Normands d’Italie et les contingents du nord de l’Italie passèrent l’Adriatique pour débarquer à Durazzo et marcher de là sur Constantinople, où était le rendez-vous général. Il y avait trois armées : les Lotharingiens sous Godefroid de Bouillon qui prirent par l’Allemagne et la Hongrie ; les Français du nord, avec Robert de Normandie, frère de Guillaume II d’Angleterre, Étienne de Blois, Hugues de Vermandois, frère du roi de France, Philippe Ier, Robert de Flandre, qui descendirent par l’Italie où ils se joignirent aux Normands sous Bohémond de Tarente, fils de Robert Guiscard, et son neveu Tancrède ; enfin les Français du midi, sous Raimond de Toulouse accompagné du légat, l’évêque Adhémar du Puy, qui se dirigèrent par l’Italie du nord et la côte de l’Adriatique. Tous se réunirent à Constantinople où ils arrivèrent par groupes en 1096.

Des bandes enthousiastes soulevées à la voix de Pierre l’Ermite, sans chefs, sans discipline, étaient parties déjà, au début de 1096, pillant et massacrant les Juifs. Ce qui en était arrivé à Constantinople avait été passé au plus vite par les Grecs de l’autre côté du Bosphore et taillé en pièces par les Turcs.

Si le pape avait espéré ramener l’Église grecque par les Croisades, il fut assurément désillusionné. Le contact des Occidentaux avec les Grecs augmenta l’antipathie entre eux et le fossé s’approfondit. Mais le but mystique, celui qui avait fait prendre les armes fut atteint. A travers des combats, des fatigues, des périls qui sont comparables à ceux de la retraite de Russie et durent être aussi meurtriers, ce qui restait de l’armée parut enfin devant les murailles de Jérusalem le 7 juin 1099. Le 15 juillet, la ville fut prise d’assaut et des torrents de sang furent répandus au nom du Dieu d’amour et de paix, dont on venait conquérir le tombeau.

Le résultat fut l’établissement de petits États chrétiens : royaume de Jérusalem dont Godefroid de Bouillon fut élu souverain sous le nom d’Avoué du Saint-Sépulcre, principauté d’Édesse dont, au passage, les habitants avaient donné le titre de comte à Baudouin, frère de Godefroid, principauté d’Antioche, dont Bohémond de Tarente s’était fait prince après la prise de la ville en 1098. Tout cela organisé suivant le droit féodal, loin de l’Europe, menacé par l’Islam, à peine entamé, de tous côtés. C’étaient des colonies qui ne répondaient à aucun des besoins auxquels répondent les colonies. Il n’y avait ni besoin de caser si loin une population surabondante, ni besoin d’organiser des comptoirs commerciaux. Si l’esprit de lucre fut loin d’être absent chez tous ceux qui partirent pour la Croisade, pas un seul d’entre eux n’était guidé par l’idée de commerce. L’idée religieuse était seule dominante. Mais le résultat fut tout de suite un résultat commercial. Il fallait ravitailler cette base militaire chrétienne qui venait de se fonder là-bas en Orient. Venise, Pise et Gênes s’en chargèrent aussitôt. Les principautés croisées furent un but pour leurs flottes. L’est de la Méditerranée était maintenant rattaché à l’Occident. La navigation chrétienne allait se développer depuis lors continuellement. Ce furent les bourgeoisies des villes maritimes italiennes qui retirèrent en somme le plus grand fruit des Croisades. Mais ce n’était pas là leur but. Leurs manifestations les plus vraies furent l’alliance de l’esprit militaire et de l’esprit religieux qui se trouve dans les ordres des Templiers et des Hospitaliers.

Comme établissements chrétiens, les possessions des croisés étaient bien difficilement défendables. Déjà, en 1143, Édesse tombe et il faut faire une nouvelle Croisade qui échoue (2e Croisade). En 1187, Saladin, sultan d’Égypte, conquiert Jérusalem qui ne devait jamais être repris.

De ce grand mouvement des Croisades, il n’est donc guère sorti qu’une activité plus grande et plus rapide du mouvement commercial dans la Méditerranée. Elles n’ont servi en rien, ou bien peu, à faire connaître les progrès économiques et scientifiques de l’Islam à l’Occident. Ceux-ci furent connus par l’intermédiaire de la Sicile et de l’Espagne. Elles auraient pu du moins ouvrir le monde grec ; il n’en fut rien. Il était trop tôt pour que les Occidentaux pussent s’intéresser aux trésors qui dormaient dans les bibliothèques byzantines. Il fallut attendre le moment où les réfugiés du xve siècle les apporteraient en Italie. Il en fut comme pour l’Amérique découverte par les Normands, puis reperdue parce que l’on n’en avait pas encore besoin au xie siècle.

En somme, l’immense effort des Croisades eût peu de conséquences directes. Il ne repoussa pas l’Islam, ne rattacha pas l’Église grecque, ne conserva pas même Jérusalem, ni Constantinople. En revanche, son importance fut considérable dans un domaine, tout à fait opposé à l’esprit qui l’avait inspirée : son vrai résultat fut le développement du commerce maritime italien et, à partir de la quatrième Croisade, la constitution de l’empire colonial de Venise et de Gênes dans le Levant. C’est une chose très caractéristique que l’on puisse expliquer toute la formation de l’Europe sans avoir besoin, une seule fois, de faire intervenir la Croisade, sauf cette exception de l’Italie.

Elle eût encore une conséquence d’ordre religieux. La guerre sainte se substitue depuis la première Croisade à l’évangélisation des non chrétiens. Elle sera employée aussi contre les hérétiques. L’hérésie des Albigeois et, plus tard, celle des Hussites, furent extirpées par la guerre sainte. Quant aux païens, les méthodes employées contre les Wendes, les Prussiens et les Lithaniens sont caractéristiques : il ne s’agit plus de convertir l’infidèle, mais de l’exterminer.