Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/17

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CHAPITRE II

LA FORMATION DES VILLES

I. — Les cités et les bourgs

Une société dans laquelle la population vit du sol qu’elle exploite et en consomme sur place les produits, ne peut donner naissance à des agglomérations d’hommes de quelque importance, chacun y étant lié, par la nécessité de vivre, à la terre qu’il travaille. Au contraire, le commerce entraîne nécessairement la formation de centres auxquels il s’approvisionne et d’où il rayonne au dehors. Le jeu de l’importation et de l’exportation a pour résultat la formation, dans le corps social, de ce que l’on pourrait appeler des nœuds de transit. Dans l’Europe occidentale, au xe et au xie siècle, leur apparition va de pair avec le renouveau de la vie urbaine.

Ce sont naturellement les conditions géographiques, le relief du sol, la direction et la navigabilité des cours d’eau, la configuration des côtes marines, qui, par la direction qu’elles ont imposée à la circulation des hommes et des choses, ont en même temps déterminé l’emplacement des premiers établissements commerciaux. Mais, presque toujours, ces emplacements se trouvaient déjà habités à l’époque où l’afflux des marchands les anima d’une activité nouvelle. Les uns, et c’est là le cas en Italie, en Espagne et en Gaule, étaient occupés par une « cité » épiscopale ; les autres, et c’est ce que l’on rencontre dans les Pays-Bas et dans les régions à l’est du Rhin ainsi qu’au nord du Danube, servaient de siège à un bourg, c’est-à-dire à une forteresse. Rien de plus facile à comprendre que cette rencontre.

Dans le territoire de l’ancien Empire romain les « cités » épiscopales, en effet, s’élevaient aux endroits les plus favorablement situés, puisque les centres diocésains avaient été établis, dès l’origine, dans ces villes principales, et que ces villes n’avaient dû elles-mêmes leur importance qu’aux avantages de leur position. Quant aux bourgs, construits dans les contrées du nord et de l’est pour servir d’abri aux populations en cas de guerre ou pour contenir les incursions des barbares, la plupart d’entre eux se trouvaient ainsi aux points que la facilité même de leur accès désignaient comme lieux de refuge ou de défense[1]. Ni les cités, ni les bourgs ne présentaient d’ailleurs la moindre trace de vie urbaine. Ceux-ci, tels que par exemple les châteaux élevés par les comtes de Flandre contre les Normands, ou les forteresses construites par Charlemagne et Henri l’Oiseleur le long de l’Elbe et de la Saale pour contenir les Slaves, étaient essentiellement des postes militaires, occupés par une garnison d’hommes d’armes et par les gens nécessaires à leur entretien, le tout sous le commandement et la surveillance d’un châtelain. Les cités, au contraire, se distinguaient par un caractère tout ecclésiastique. A côté de la cathédrale et de l’enclos des chanoines, on y rencontrait habituellement plusieurs monastères, et les principaux vassaux laïques de l’évêque y avaient également leur résidence. Que l’on ajoute à cela les maîtres et les élèves des écoles, les plaideurs cités devant le tribunal de l’official, le concours des fidèles affluant de toutes parts aux nombreuses fêtes religieuses, et l’on se fera une idée de l’activité qui devait régner dans ces petites capitales religieuses. Elles étaient incontestablement plus peuplées et plus vivantes que les « bourgs » mais, pas plus qu’eux, elles ne possédaient rien qui ressemblât à une bourgeoisie. Dans la cité comme dans le bourg, à côté des prêtres, des chevaliers ou des moines, il n’y avait guère que des serfs employés au service de la classe dominante et cultivant pour elle le sol des alentours. Cités et bourgs n’étaient que les centres administratifs d’une société encore toute agricole.

C’est dans les « cités » de l’Italie septentrionale et de la Provence, d’une part, de l’autre dans les « bourgs » de la région flamande, que se sont formées les premières colonies marchandes. Par cela même qu’ils ont devancé le reste de l’Europe dans l’histoire du commerce, ces deux territoires connurent les premières manifestations de la vie urbaine. Les marchands y fondent ça et là, au xe siècle, des établissements sur lesquels on sait d’ailleurs très peu de chose ; au xie s siècle, ils se sont multipliés, agrandis et consolidés. Déjà, dans la cité comme dans le bourg, c’est eux qui jouent désormais le rôle principal. Les immigrants l’emportent sur les anciens habitants, la vie commerciale sur la vie agricole, et leur opposition fait surgir des conflits et nécessite des expédients par lesquels s’élabore, à travers une foule d’essais locaux, un nouvel ordre de choses.

Il faut chercher à se bien représenter, si l’on veut comprendre ce phénomène aux conséquences si fécondes qu’a été la formation des bourgeoisies, toute l’ampleur du contraste qui se révéla dès l’abord entre l’ancienne population et la nouvelle. La première, composée de clercs, de chevaliers et de serfs, vit de la terre, la classe inférieure travaillant pour les classes supérieures qui, au point de vue économique, consomment sans rien produire. Il importe peu que l’on rencontre dans la plupart des « cités » quelques artisans pourvoyant aux besoins de la clientèle locale et un petit marché hebdomadaire fréquenté par les paysans des alentours. Ces artisans et ce marché, en effet, n’ont aucune importance par eux-mêmes ; ils sont étroitement subordonnés aux besoins de l’agglomération qui les renferme, et ils n’existent que pour elle. Il leur est impossible de se développer, puisque cette agglomération elle-même, dont la subsistance est limitée par les revenus du sol qui l’environne, n’a aucune possibilité de s’accroître.

Dans ce petit monde immobile, l’arrivée des marchands renverse brusquement toutes les habitudes et produit, dans tous les domaines, une véritable révolution. A vrai dire, ils y sont des intrus auxquels l’ordre traditionnel ne fait aucune place. Au milieu de ces gens vivant de la terre et dont les familles subsistent d’un travail toujours le même et de revenus toujours égaux, ils font scandale par leur qualité de déracinés et par l’agitation et l’étrangeté de leur genre de vie. Avec eux apparaît non seulement l’esprit de gain et d’entreprise, mais encore le travail libre, la profession indépendante, également détachée du sol et de l’autorité seigneuriale, et, surtout, la circulation de l’argent.

Et ce n’est pas seulement le travail du marchand qui est libre : sa personne, par une nouveauté non moins étonnante, est libre aussi. Comment, en effet, connaître la condition juridique de ces nouveaux venus que personne n’a jamais vu ? Probablement la plupart d’entre eux sont nés de parents serfs, mais nul ne le sait et comme le servage ne se présume pas, force est bien de les traiter en hommes libres. Par une curieuse conséquence de leur condition sociale, ces ancêtres de la bourgeoisie future n’ont pas eu à revendiquer la liberté. Elle leur est venue tout naturellement ; elle a commencé par être un fait avant d’être reconnue comme un droit.

À ces caractères, déjà si surprenants, de la colonie marchande, s’en ajoute un autre encore : la rapidité de sa croissance. Elle exerce bientôt autour d’elle une attraction comparable à celle que les fabriques modernes exercent sur la population des campagnes. Elle suscite, en effet, par l’appât du gain, l’esprit d’entreprise et d’aventure qui sommeillait dans les âmes des serfs domaniaux et, de toutes parts, elle attire vers elle de nouvelles recrues. Elle est d’ailleurs essentiellement ouverte et extensible. Plus son activité commerciale se développe, et plus elle fournit d’emploi à une foule de gens, bateliers, charretiers, débardeurs, etc. Des artisans de toute sorte viennent en même temps se fixer en ville. Les uns, boulangers, brasseurs, cordonniers, y trouvent, grâce à l’augmentation constante de la population, des ressources assurées. D’autres travaillent les matières premières importées par les marchands, et les produits qu’ils élaborent alimentent à leur tour l’exportation. L’industrie prend ainsi sa place à côté du commerce. Dès la fin du xie siècle, en Flandre, les tisserands de laine commencent à affluer des campagnes dans les villes et la draperie flamande, en se centralisant sous la direction des marchands, devient ce qu’elle devait rester jusqu’à la fin du Moyen Age, l’industrie la plus florissante de l’Europe.

Naturellement, ni la vieille « cité », ni le vieux « bourg » ne pourront renfermer, dans l’étroit périmètre de leurs murailles, l’affluence croissante de ces nouveaux venus. Ils sont forcés de s’installer en dehors des portes, et bientôt leurs maisons entourent de toutes parts et noient dans leur masse le noyau ancien autour duquel elles se sont agglomérées. Au reste, le premier soin de la ville nouvelle est de s’entourer, contre les pillards de l’extérieur, d’un fossé et d’une palissade qu’elle remplacera plus tard par un rempart de pierres. Comme la cité ou le bourg primitif, elle est donc elle-même une forteresse ; on l’appelle nouveau-bourg, ou faubourg, c’est-à-dire bourg extérieur ; et c’est à cette particularité que ses habitants doivent d’avoir été désignés depuis le commencement du xie siècle sous le nom de bourgeois.

Il en a été de la bourgeoisie comme de la noblesse dans cette société du Moyen Age, à laquelle l’abstention de l’État laisse une plasticité complète. Sa fonction sociale n’a pas tardé à la transformer en classe juridique. Il est évident que le droit et l’administration en vigueur, nés au milieu d’une société purement agricole, ne suffisent plus aux besoins d’une population marchande. L’appareil formaliste de la procédure, avec ses moyens primitifs de preuve, de gage, de saisie, doivent faire place à des règles plus simples et plus rapides. Le duel judiciaire, cette ultima ratio des plaideurs, paraît à des commerçants la négation même de la justice. Pour faire régner l’ordre au sein de leur faubourg où abondent des aventuriers de toutes sortes, gens de sac et de corde, inconnus jusqu’alors dans le milieu tranquille de la vieille cité ou du vieux bourg, ils exigent le remplacement de l’antique système des amendes et des « compositions » par des châtiments capables d’inspirer une salutaire terreur : pendaison, mutilations de toutes sortes, arrachement des yeux. Ils protestent contre les prestations en nature que les percepteurs du tonlieu exigent pour laisser passer les marchandises qu’ils importent ou exportent. S’il arrive que l’un d’entre eux soit reconnu comme serf, ils ne souffrent pas que son seigneur le réclame. Quant à leurs enfants, dont la mère est nécessairement presque toujours de condition servile, ils ne peuvent admettre qu’ils soient considérés comme non-libres. Ainsi, de toutes parts, de la rencontre de ces hommes nouveaux avec la société ancienne, se produisent des heurts et des conflits amenés par l’opposition du droit domanial et du droit commercial, des échanges en nature et des échanges en argent, de la servitude et de la liberté.

Naturellement, les autorités sociales n’ont pas accepté sans résistance les revendications de la bourgeoisie naissante. Comme toujours, elles ont cherché tout d’abord à conserver l’ordre de choses établi, c’est-à-dire à l’imposer à ces marchands quoiqu’il fût en opposition absolue avec leurs conditions d’existence et comme toujours aussi, leur conduite s’explique autant par la bonne foi que par l’intérêt personnel. Il est certain que les princes n’ont pu comprendre qu’à la longue, la nécessité de modifier pour la population marchande le régime autoritaire et patriarcal qu’ils avaient jusqu’alors appliqué à leurs serfs. Les princes ecclésiastiques surtout montrèrent, au-début, une hostilité très marquée. Le commerce leur apparaissait comme dangereux pour le salut des âmes et ils considéraient avec défiance, et comme une atteinte condamnable à l’obéissance, toutes ces nouveautés dont la contagion s’étendait davantage de jour en jour. Leur résistance devait naturellement entraîner des révoltes. En Italie, dans les Pays-Bas, au bord du Rhin, la guerre des investitures fournit aux bourgeois une occasion ou un prétexte pour se soulever contre leurs évêques, ici au nom du pape, là, au nom de l’empereur. La première commune dont l’histoire fasse mention, celle de Cambrai, en 1077, a été jurée par le peuple, conduit par les marchands, contre le prélat impérialiste de la ville.

II. — Les villes

Les résistances des princes ont pu gêner le mouvement, elles ne l’ont pas arrêté. Il se précipite vers la fin du xie siècle, s’élargit et s’impose. Les princes s’aperçoivent maintenant qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner en persistant à le combattre. Car s’il ébranle leur autorité locale et met en péril quelques-uns de leurs revenus domaniaux, il compense largement ces inconvénients par le supplément de recettes qu’il procure au tonlieu et par l’inestimable avantage d’un afflux constant de blés, de marchandises de toutes sortes, et de monnaies. Déjà, au commencement du xiie siècle, certains princes entrent franchement dans la voie du progrès et cherchent à attirer les marchands par la promesse de franchises et de privilèges. Bref, soit de bon gré, soit de force, les revendications de la bourgeoisie triomphent partout, comme le régime parlementaire triomphera partout, dans l’Europe du xixe siècle. Et, si différentes l’une de l’autre que soient d’ailleurs ces deux transformations, elles présentent d’autre part une ressemblance assez frappante par le caractère de leur diffusion. De même que le parlementarisme continental est une adaptation d’institutions anglaises et belges aux conditions spéciales de chaque pays, de même les institutions urbaines, si elles nous apparaissent dans chaque ville avec des particularités dues à la constitution du milieu local, ne s’en rattachent pas moins dans leur ensemble à deux types dominants, celui des villes de l’Italie du nord, d’une part, de l’autre, celui des villes des Pays-Bas et du nord de la France. L’Allemagne et les autres régions de l’Europe centrale n’ont fait ici, comme pour le régime domanial, la féodalité, la réforme de Cluny et la chevalerie, que suivre l’impulsion venue de l’ouest.

En dépit d’innombrables divergences de détail, les villes du Moyen Age présentent partout les mêmes traits essentiels, et la même définition peut s’appliquer à chacune d’elles. On la formulera en disant que la ville est une agglomération fortifiée, habitée par une population libre adonnée au commerce et à l’industrie, possédant un droit spécial et pourvue d’une juridiction et d’une autonomie communale plus ou moins développées. La ville forme une immunité dans le plat pays ; cela revient à dire qu’elle forme une personne morale privilégiée. C’est sur la base du privilège, en effet, qu’elle est constituée. Le bourgeois, comme le noble, possède une condition juridique spéciale : l’un et l’autre, dans des directions différentes, sont également éloignés du vilain, du paysan, qui continuera, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, dans la plus grande partie de l’Europe, à demeurer en dehors de la société politique.

Par sa nature, la condition privilégiée du bourgeois est d’ailleurs très différente de celle du noble. Le noble est, en réalité, l’ancien homme libre propriétaire. Son privilège, en quelque sorte négatif, vient de ce que la masse du peuple a descendu sous lui dans la servitude. Il n’a pas monté ; il fait seulement partie d’une minorité restée en place au milieu de l’affaissement général. Le bourgeois, au contraire, est très positivement privilégié. C’est un parvenu, qui, de force, s’est fait dans la société une place que le droit a fini par lui reconnaître et par lui garantir. Le régime domanial qui superpose le noble au paysan, les lie en même temps l’un à l’autre d’un lien si fort, qu’aujourd’hui encore, après tant de siècles, il en subsiste quelque chose. Le bourgeois, en revanche, est étranger à l’un et à l’autre ; tous deux éprouvent à son égard une défiance et une hostilité dont les traces, elles aussi, n’ont pas entièrement disparu. Il se meut dans une sphère toute différente. Entre lui et eux, se révèle le contraste de la vie agricole et de la vie commerciale et industrielle. A côté d’eux, qui produisent directement tout ce qui est indispensable à la vie, il est l’élément mobile, actif, l’agent de transmission et de transformation. Il n’est pas indispensable à l’existence ; on peut vivre sans lui. Il est essentiellement un agent de progrès social et de civilisation.

Une autre différence encore sépare la bourgeoisie du Moyen Age de la noblesse et du clergé. Ceux-ci forment des classes homogènes, dont tous les membres participent au même esprit de corps et ont conscience de la solidarité qui les lie les uns aux autres. Il en est tout autrement des bourgeois. Groupés en villes, l’esprit de classe fait place chez eux à l’esprit local, ou du moins s’y subordonne. Chaque ville constitue un petit monde à part soi ; son exclusivisme et son protectionnisme sont sans limites. Chacune fait tout pour favoriser son commerce et son industrie, et pour écarter d’elle ceux des autres villes. Chacune cherche à se suffire et à produire tout ce qui lui est indispensable. Chacune s’efforce d’étendre son autorité sur la campagne environnante pour assurer son ravitaillement. S’il leur arrive d’agir ensemble, de conclure des ligues momentanées ou permanentes, comme la Hanse de Londres, et plus tard la Hanse allemande, c’est contre l’ennemi commun ou dans une utilité commune, mais dans le sein de ses murailles, chacune ne fait de place qu’à ses bourgeois ; l’étranger n’y peut commercer que par l’aide de ses courtiers et peut toujours être expulsé. Pour y habiter et pour y vivre, il faut y acquérir la bourgeoisie. Et il n’y a là rien qui ne se comprenne très bien. C’est du mercantilisme local. Les États, jusqu’aujourd’hui, n’en sont-ils pas encore là ? N’élèvent-ils pas des barrières douanières pour favoriser chez eux la naissance d’industries qu’ils ne possèdent pas ? L’exclusivisme urbain ne cessera que quand les villes seront réunies dans l’unité plus haute de l’État, comme l’exclusivisme de l’État cessera peut-être un jour dans une société humaine.

Le résultat moral de cet exclusivisme a été une solidarité extraordinaire entre les bourgeois. Corps et âme, ils appartiennent à leur petite patrie locale et pour la première fois avec eux réapparaît, depuis l’Antiquité, dans l’histoire de l’Europe, un sentiment Civique.

Chacun d’eux est appelé, et le sait, à la défense de la ville, à prendre les armes pour elle, à lui donner sa vie. Les chevaliers de Frédéric Barberousse ont vu avec stupeur les boutiquiers et les marchands des villes lombardes leur tenir tête. Il y a, dans cette campagne, des exemples de civisme qui font penser à la Grèce antique. D’autres donnent leur fortune à leur ville, rachètent des tonlieux, fondent des hôpitaux. Les riches donnent sans compter et autant par charité sans doute que par orgueil.

Car ce sont eux qui gouvernent. Dans les villes, les bourgeois ont l’égalité civile et la liberté, mais ils n’ont ni l’égalité sociale ni l’égalité politique. La bourgeoisie, née du commerce, est restée sous l’influence et la conduite des plus riches. Sous le nom de « grands », de « patriciens », ils ont en mains l’administration, la juridiction. Le gouvernement urbain est un gouvernement ploutocratique, et il finira même, au xiiie siècle, par devenir oligarchique, les mêmes familles se perpétuant au pouvoir. Rien d’ailleurs de plus remarquable que ces gouvernements. Ce sont eux qui ont créé l’administration urbaine, c’est-à-dire la première administration civile et laïque que l’Europe ait connue. Ils instituent tout de toutes pièces. On ne fait pas assez attention à ceci : qu’ils n’ont aucun modèle et doivent tout inventer : système financier, comptabilité, écoles, règlements commerciaux et industriels, premiers rudiments d’une police de l’hygiène, travaux publics : halles, canaux, postes, enceintes urbaines, distribution d’eau, tout cela vient d’eux. Et c’est eux encore qui ont élevé les bâtiments qui font encore aujourd’hui la parure de tant de villes.

Sous eux, le reste de la population urbaine se compose d’artisans et ce sont eux qui en forment, dans chaque ville, la plus grande partie. En règle générale, ce sont de petits chefs d’ateliers, des maîtres, employant un à deux compagnons, et constituant une bourgeoisie active et indépendante. Tandis que le commerce en gros est libre, il se développe en revanche, pour la protection des artisans, une politique sociale qui est un chef-d’œuvre, aussi intéressant dans son genre que les cathédrales gothiques, et dont les dernières traces n’ont disparu que de nos jours. Le but est de maintenir toutes ces petites existences qui font la force de la ville et assurent son ravitaillement régulier. Chacun est producteur et consommateur et, à ce double point de vue, la réglementation intervient. Le pouvoir municipal se charge de protéger le consommateur. En cela, il renoue la vieille réglementation municipale dont quelques traces se sont conservées peut-être en Italie. Rien de plus admirable que les précautions prises contre le produit « déloyal », la fraude, la falsification. Protection des consommateurs dans le double intérêt de la bourgeoisie locale et du bon renom de la ville au dehors.

Quant au producteur, il se protège lui-même par les corporations de métiers qui apparaissent dès le xiie siècle. Leur but essentiel est d’empêcher la concurrence et c’est là ce qui les a rendues si odieuses à l’économie libérale du xixe siècle. Il faut que chacun puisse vivre et donc qu’il conserve sa clientèle. Pour cela, il faut qu’il vende au même prix que les compagnons, qu’il fabrique comme eux. Le métier est primitivement une association volontaire comme nos syndicats. Mais il boycotte les « jaunes » qui n’y entrent pas et il finit par être reconnu par le pouvoir public. Remarquons qu’il n’a rien d’ailleurs d’une association d’ouvriers en face de patrons. C’est un syndicat obligatoire de petits bourgeois. Il est fait essentiellement pour des petits producteurs indépendants. Dans la plupart des villes du Moyen Age, il n’y a pas de prolétariat. Les artisans travaillent pour le marché local et se le réservent. Ils maintiennent leur nombre proportionnel à celui de leurs clients. Ils dominent complètement la situation. Dans ce sens là, ils ont résolu la question sociale. Mais ils ne l’ont résolue que là où la ville est un « État fermé », situation qui n’a pas été aussi générale qu’on le pense. Car il a existé pour une industrie au moins, la draperie en Flandre et à Florence, une production qui n’alimente pas le marché local, mais le marché européen. Pour elle, il n’y a ni production limitée, ni possibilité pour le petit patron d’acquérir lui-même la matière première. Il tombe donc sous la coupe du grand marchand et il se produit là une division entre le capital et le travail qu’on ne rencontre pas ailleurs. Le régime industriel est celui du petit atelier. Mais au lieu que le « maître » soit ici un entrepreneur indépendant, il est un salarié à façon et l’on trouve quelque chose qui se rapproche très sensiblement de l’industrie à domicile des Temps Modernes. Le métier existe, mais il est loin ici de protéger l’artisan avec efficacité, parce qu’il ne peut s’en prendre aux conditions du marché ni du capital. De là grèves, luttes de salaires, exode des ouvriers à Gand, crises industrielles. De là aussi un esprit inquiet, turbulent, utopique qui caractérise les tisserands depuis le xiie siècle, et qui fera d’eux les adeptes d’un communisme naïf lié à des idées mystiques ou hérétiques. Il est donc faux de dire que le Moyen Age n’ait connu que de petites industries indépendantes et corporatives. Dans les milieux les plus avancés, les luttes du travail ne lui ont pas été épargnées, ni les conflits sociaux. On en retrouvera l’influence au xive siècle.

Avec l’apparition des villes et la constitution de la bourgeoise, la société européenne est achevée telle qu’elle restera jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Clergé, noblesse, bourgeoisie, telle est la trinité qui en dirigera les destinées et participera à la politique. Le peuple agricole, au dessous des privilégiés, restera réduit au rôle de nourrisseur jusqu’au jour où l’égalité civile, et dans quelque mesure l’égalité politique, deviendront le lien commun de tous. Car, on ne peut trop insister sur ce point, la bourgeoisie est une classe exclusive et privilégiée. C’est par là que les villes du Moyen Age diffèrent essentiellement des villes de l’Empire romain dont les habitants, quelque puisse être leur genre de vie social, ne diffèrent pas des autres par leurs droits. Le monde romain n’a rien connu d’analogue à la bourgeoisie européenne, ni le nouveau monde non plus. Quand ont été fondées les villes américaines, le moment était passé où le droit accompagnait la profession sociale ; il n’y a plus eu que des hommes libres. De nos jours, le mot bourgeoisie, que l’on continue à employer, est tout à fait détourné de son sens primitif. Il désigne une classe sociale de toute origine n’ayant de commun que le fait qu’elle est détentrice de la richesse. De la bourgeoisie, comme de la noblesse du Moyen Age, il ne subsiste plus rien.

  1. Il y a naturellement des exceptions, par exemple Thérouanne.