Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/21

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CHAPITRE III

L’EMPIRE

I. — Frédéric Barberousse

Le Concordat de Worms n’avait pas terminé la lutte entre l’Empire et la Papauté. Posée dans toute son ampleur sous Grégoire VII, la question du rapport des deux pouvoirs universels s’était ensuite, par l’épuisement des deux parties, restreinte à la querelle des investitures et sur ce terrain même n’avait abouti qu’à une transaction. L’empereur y avait perdu autant que le pape y avait gagné, mais ni l’un ni l’autre ne pouvait se contenter d’un état de choses qui laissait sans solution le conflit de principes qui les avait mis aux prises.

Il fallait savoir si la conception carolingienne continuerait à subsister, c’est-à-dire si l’Église, considérée la fois comme ensemble des fidèles et société politique, conserverait à sa tête deux chefs indépendants l’un de l’autre, le premier préposé aux âmes et le second aux corps, ou bien au contraire s’il appartenait au pape de disposer de la couronne impériale, s’il possédait à la fois, pour employer la langue du temps, le glaive spirituel et le glaive temporel et si l’empereur ne recevait de lui ce dernier que comme un vassal reçoit un fief de son suzerain. Seule une nouvelle guerre pouvait donner la réponse à cette question, aucun compromis n’étant possible entre les affirmations contradictoires des deux adversaires.

Cette guerre, qui devait éclater sous Frédéric Barberousse, était perdue d’avance pour l’Empire. Si la société européenne reconnaissait l’autorité universelle du pape dans l’Église, elle ne pouvait concéder la même portée à celle de l’empereur. C’eût été, en effet, lui subordonner dans l’ordre temporel et réduire au rôle de clients tous les États occidentaux. Depuis Othon Ier, la théorie impérialiste ne répondait plus à la réalité des choses parce que l’Empire ne renfermait plus, comme au temps de Charlemagne, tous les chrétiens d’Occident. Aucune protestation formelle ne s’était encore élevée contre elle parce qu’aucun prince n’était assez puissant pour rompre en visière avec les souverains allemands. Mais quelle apparence y avait-il qu’au milieu du xiie siècle, les jeunes et robustes monarchies de France et d’Angleterre acceptassent bénévolement la tutelle impériale ? De même que la féodalité grandissante avait travaillé pour Grégoire VI contre Henri IV, de même les États nationaux en formation devaient travailler pour Adrien IV et Alexandre III contre Frédéric Barberousse. Ce fut le malheur de la politique impériale, chaque fois qu’elle prétendit s’imposer à la papauté, que de susciter contre elle les forces les plus actives de l’Europe et de les orienter vers Rome.

A cela s’ajoute l’affaiblissement constant de l’empereur dans l’Empire lui-même. Depuis le Concordat de Worms, il ne nomme plus les évêques, et le droit qu’il conserve de les investir de leurs principautés est la plupart du temps illusoire. En fait, les élections épiscopales sont le plus souvent déterminées par les princes laïques qui imposent aux chapitres des parents ou des alliés de leurs maisons. Ainsi, cette Église impériale que depuis Othon Ier les souverains allemands ont comblée de droits et de territoires, leur échappe et, si l’on peut ainsi dire, se féodalise. Les grands vassaux dont elle avait jusqu’alors contrebalancé la puissance, n’ont plus rien à craindre d’elle, et les principautés ecclésiastiques, cessant d’être à la disposition de l’empereur, ne sont plus que de nouveaux éléments de désagrégation politique. Au moment même où en France le roi commence à faire reculer devant lui la féodalité, en Allemagne la féodalité s’impose à la couronne. Rien de plus frappant que de comparer à cet égard, dans les deux pays, l’influence des princes sur le pouvoir royal. Tandis qu’au cours du xiie siècle, le roi de France n’est plus électif qu’en théorie et à partir de Philippe Auguste redevient héréditaire, les princes allemands accentuent sans cesse leurs droits de disposer du trône. A la mort de Henri V, ils le refusent à son plus proche parent, le duc Frédéric de Souabe, pour le donner à Lothaire de Saxe (1125) ; puis, à la mort de Lothaire, ils reviennent à la maison de Souabe et nomment Conrad III (1137). Bien entendu, ce qui détermine leur choix, ce sont les promesses et les concessions des candidats, si bien que le pouvoir royal s’affaiblit à mesure qu’il se transmet.

Comment penser, dans de semblables conditions, à reprendre la querelle avec Rome ? Au lieu de traiter le pape d’égal à égal, Lothaire n’obtient la couronne impériale qu’au prix d’une révision défavorable du Concordat de Worms et de son acquiescement à la prétention du pape de n’accorder le couronnement à l’empereur que s’il en a approuvé l’élection. Conrad III fut plus faible encore.

Sa nomination avait été combattue par le duc de Bavière qui prit les armes contre lui, inaugurant ainsi ce conflit des Guelfes et des Gibelins qui devait troubler, durant si longtemps, l’Allemagne et l’Italie. La lutte fut continuée à sa mort par son fils Henri le Lion, à qui il fallut, en 1142, donner le duché de Saxe en remplacement de la Bavière dont la maison de Babenberg s’était fait inféoder. Le pauvre Conrad n’eut pas le temps d’aller se faire couronner au delà des Alpes ; il espéra relever son prestige en prenant part à la deuxième Croisade et n’y trouva que la mortification d’un échec. Il mourut en 1152 et son neveu Frédéric, après un arrangement préalable avec l’adversaire de sa maison, Henri le Lion, obtint la voix des princes.

Avec Frédéric Barberousse s’ouvre un règne dont l’éclat paraît d’autant plus grand que ceux qui l’ont précédé ont été plus obscurs. Le jeune roi, nature ardente et ambitieuse, était décidé à relever aux yeux du monde la majesté impériale et c’est à atteindre ce but inaccessible, qu’il se consacra fougueusement, pour n’aboutir à la longue qu’à une retentissante défaite et au gaspillage des dernières forces et des ultimes ressources de la royauté allemande.

A première vue, la politique de Frédéric se rattache à la tradition carolingienne, et la canonisation de Charlemagne en 1165 par un synode allemand semble confirmer cette filiation. En réalité, entre le Carolingien et le Hohenstaufen, il n’y a plus rien de commun si ce n’est l’universalité de leurs tendances. Tel que le conçoit Barberousse, l’Empire n’est plus cet Empire chrétien, né en 800 à Saint-Pierre de Rome, si intimement lié au gouvernement de l’Église et si étroitement uni à la papauté qu’il en est indissoluble. Il est dans toute la force du terme l’Empire romain, mais l’Empire romain des Augustes, tel qu’il existait avant les invasions. C’est de lui qu’il tient ses droits au gouvernement du monde et, dès lors, son origine remontant au delà de la naissance du Christ, comment pourrait-il rien avoir de commun avec la papauté ! Plus ancien qu’elle, il en est donc aussi indépendant que l’empereur de Byzance. Au lieu que l’Empire soit dans l’Église, c’est l’Église qui est dans l’Empire et, en dépit de son caractère sacré, le pape n’est en définitive qu’un sujet de l’empereur. Au mysticisme religieux qui se trouve au fond de la conception carolingienne se substitue ici une sorte de mysticisme politique, remontant hardiment par delà les siècles à cette Rome éternelle et maîtresse de l’univers, et en faisant découler, comme de l’unique source de toute puissance temporelle, les prétentions impériales. Déjà au xie siècle, Othon III s’était bercé de l’espoir de restaurer dans sa splendeur première cette Rome dorée (aurea Roma) dont l’antique gloire continuait à rayonner comme l’idéal de toute grandeur terrestre. Mais ce qui n’était chez lui que rêveries confuses et aspirations sentimentales, devient chez Frédéric une théorie précise.

Au commencement du xiie siècle, l’étude du droit romain avait pris en Italie, particulièrement à Bologne, autour d’Irnerius et de ses élèves, un développement considérable. Le Code de Justinien était, pour ces juristes, une manière d’écriture sainte, la révélation de la loi et de l’ordre civil. De là leur vénération pour le pouvoir impérial considéré par eux comme la condition première du maintien de la société temporelle. On ne peut guère douter que ces doctrines de l’école n’aient exercé leur action sur Barberousse. Par elles, sa conception politique repose, à la différence de celle des Carolingiens et de leurs successeurs, sur une base laïque ; ce ne sont plus des théologiens mais des juristes qui seront chargés de la défendre. Pour la première fois, dans la lutte de l’empereur et du pape se dessine l’opposition du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel.

Plusieurs évêques, sans doute, restaient fidèles à Frédéric, et il mit tous ses soins à obtenir de « bonnes élections » des chapitres. Mais il ne pouvait cependant plus s’appuyer sur l’Église allemande dont la situation depuis le Concordat de Worms était si profondément transformée. Il chercha une compensation dans la féodalité laïque. Jusqu’à Henri V, les empereurs pouvant compter sur les évêques, avaient témoigné vis-à-vis de la noblesse féodale, d’une méfiance plus ou moins accentuée. Aussi avait-elle pris parti contre eux en faveur du pape ; depuis le règne de Lothaire de Saxe elle n’avait cessé d’augmenter ainsi son influence qu’elle était même parvenue à imposer aux principautés épiscopales. Frédéric accepta franchement ce nouvel état de choses. Par une singulière contradiction avec la puissance illimitée dont il rêvait comme empereur, il laissa comme roi d’Allemagne, les princes laïques se mettre en possession d’une indépendance politique complète. Au lieu de prétendre s’imposer à eux comme souverain, il chercha plutôt, en intervenant dans leurs querelles ou en flattant leurs ambitions, à se constituer parmi eux une clientèle personnelle. Il agit à leur égard en chef de parti plus qu’en roi et sa politique monarchique consista, au fond, à constituer une faction gibeline en face de laquelle les opposants ou les mécontents se groupèrent à leur tour en une faction guelfe. Il ne se borna point pourtant à agir sur les princes. Par dessous eux, il s’efforça de se rallier la petite noblesse et de s’en faire à la fois un instrument politique et une force militaire. Les mœurs chevaleresques commençaient à cette époque à se répandre de France et de Lotharingie sur la rive droite du Rhin. Il mit tous ses efforts à favoriser cette diffusion, à imposer son prestige à la chevalerie et à l’attirer à sa cour par l’éclat des fêtes et des tournois. Quantité de ministeriales furent élevés par lui au rang de chevaliers et il constitua en fiefs pour ces clients militaires ce qui subsistait encore des domaines impériaux. C’est sous son règne que les montagnes de la Souabe, de la Franconie et de la Thuringe ont commencé à recevoir cette parure de « bourgs féodaux » dont les ruines subsistent encore en si grand nombre.

On peut donc dire que Frédéric sacrifia en Allemagne, à la nécessité de se constituer une forte armée féodale, les droits politiques de la royauté. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement. Le développement social des contrées allemandes, en retard sur celui des États occidentaux, ne lui permettait pas de se créer les ressources financières qui lui eussent permis de lever des bandes de mercenaires. L’état économique de l’Allemagne, en dehors de la vallée du Rhin, en était toujours à la vieille constitution domaniale et la circulation monétaire y restait extrêmement restreinte. De villes de quelque importance, on ne pouvait guère encore citer que Cologne, seul centre commercial comparable à ceux de Flandre ; les ports de la Baltique commençaient à peine à se faire connaître ; dans le sud, Augsbourg, Vienne, Nuremburg n’étaient encore que des localités de troisième ordre.

Au surplus, dans les projets de Frédéric, l’Allemagne ne jouait qu’un rôle tout à fait secondaire ; il n’y voyait qu’un instrument destiné à lui ouvrir le chemin de l’Italie et de l’Empire. Foncièrement allemand de mœurs, de sentiment et de caractère, il l’était en politique aussi peu qu’il est possible de l’être. L’idée impériale l’emplissait tout entier. Au moment où, en France et en Angleterre, la monarchie jetait la base de solides États nationaux, il allait rouvrir une lutte qui devait jeter finalement son pays dans l’anarchie du grand interrègne et le livrer pour de longs siècles au morcellement féodal.

Cette lutte à laquelle il courait, il n’en appréciait ni les difficultés ni la portée. Ce n’était plus seulement le pape qu’il allait avoir à combattre. Depuis la fin du xie siècle, la plaine lombarde s’était couverte d’une végétation serrée de communes urbaines à travers lesquelles il lui faudrait se frayer passage pour arriver à Rome. Dans toutes les cités du bassin du Pô, la bourgeoisie, enrichie par le commerce et l’industrie, avait arraché le gouvernement aux évêques et fondé des républiques municipales ne tenant plus aucun compte des droits de l’Empire et se considérant comme indépendantes à son égard. Mais Frédéric avait pour ces bourgeois, dans son ignorance de la civilisation urbaine, le même dédain que la noblesse allemande, et pour leurs constitutions républicaines le mépris du successeur de Constantin et de Justinien. Il le fit bien voir quand, en 1154, il passa pour la première fois les Alpes. Après avoir convoqué dans la plaine de Roncaglia (près de Plaisance), les princes et les villes de la Haute Italie, il prétendit leur imposer un serment de fidélité et leur fit connaître les devoirs qu’ils avaient à remplir envers lui. Il y eut des résistances. Frédéric crut en venir à bout par la terreur, assiégea Tortone et la rasa. Puis, après avoir ceint à Pavie la couronne de roi des Lombards, il marcha vers Rome où l’attendait la couronne impériale.

La « ville » était alors en pleine révolte. Rien de commun d’ailleurs entre le mouvement de son peuple entretenu par l’Église comme il avait jadis été entretenu par les empereurs, et ceux de l’active et énergique bourgeoisie lombarde. L’Antiquité a laissé à Rome des traces trop profondes pour que les hommes qui l’habitent puissent s’affranchir des souvenirs et des grandeurs qui les entourent et dont ils vivent. Périodiquement, il leur est arrivé de s’en griser, de se croire encore les maîtres de la terre et les descendants du peuple roi. La seule organisation municipale que Rome ait jamais eue, est celle qui a conquis le monde et qui est morte de sa conquête. Devenue le centre de la politique universelle, puis de l’Église universelle, cette ville appartenait trop à l’Europe chrétienne pour pouvoir s’appartenir à elle-même. Un simple conseil communal ne pouvait prendre la place du Sénat, et aussi bien, est-ce le Sénat que les Romains ont cru rétablir à chacune des crises de leur histoire si agitée, le Sénat antique, législateur et administrateur suprême des choses humaines.

On était au plus fort de l’une de ces crises au moment où Barberousse s’approchait du Tibre. Le pape avait fui ; Arnould de Brescia dominait dans la ville et rêvait de réformer à la fois et l’Église et l’Empire. Le mysticisme religieux s’alliait chez lui au mysticisme politique. Il voulait ramener l’Église à la pureté et à la pauvreté évangélique, tandis que l’empereur, recevant du peuple romain le gouvernement du monde, serait l’organisateur de la société temporelle et réduirait le pape au rang d’un simple prêtre. Ainsi, par une curieuse rencontre, l’Antiquité inspirait également le roi d’Allemagne et le révolutionnaire italien. Mais comment auraient-ils pu s’entendre ? Le premier faisait dériver du peuple les droits de l’empereur et attendait de lui une rénovation du monde. Le second ne voyait dans le pouvoir impérial que la domination sur le monde tel qu’il était ou plutôt tel qu’il apparaissait à ses yeux de guerrier et de féodal. Pour Frédéric comme pour le pape, Arnould n’était qu’un dangereux hérétique. Il le livra à Adrien IV, qui le fit périr sur le bûcher.

Rentré dans Rome au milieu des chevaliers allemands, le pape semblait l’obligé de Frédéric et celui-ci put croire lorsqu’il reçut à Saint-Pierre la couronne impériale (18 juin 1155), qu’elle serait désormais à l’abri des atteintes de la papauté. Mais Adrien n’avait rien abandonné des prétentions du Saint-Siège. Frédéric était à peine de retour en Allemagne qu’il s’en aperçut avec indignation. Le légat Rolandi allait jusqu’à se permettre de traiter l’Empire, en sa présence de « bénéfice » (fief) du Saint Père. En même temps les communes lombardes accentuaient leur indépendance et, sous la conduite de Milan, se préparaient manifestement à la guerre. Cette fois, l’empereur était décidé à frapper un grand coup et à terrasser ses adversaires. En 1158, il était de nouveau en Lombardie, faisait proclamer derechef et dans les formes les plus solennelles ses droits souverains (regalia), condamnait comme une rébellion frivole et criminelle la liberté des villes, ordonnait la démolition de leurs murailles et les soumettait, à la juridiction de « podestats » nommés par lui. La hauteur méprisante de son langage et de son attitude ne fit qu’enflammer la résistance. La chevalerie allemande voyait, avec autant de surprise que de colère, de simples bourgeois l’affronter en rase campagne et s’exaspérait de ne pouvoir emporter d’assaut les remparts que défendait victorieusement cette canaille. Le contraste des nationalités ajoutait encore à la haine des combattants, mais ce qui était en jeu, c’étaient deux formes sociales incompatibles : d’une part l’absolutisme soutenu par une aristocratie militaire, de l’autre, l’autonomie politique et la liberté municipale pour lesquels étaient prêts à mourir ceux qui les proclamaient. A six siècles de distance et dans un cadre plus étroit, la résistance des bourgeoisies lombardes A Frédéric Barberousse, c’est la résistance en 1790 de la Révolution française aux armées de la Prusse et de l’Autriche.

Crème fut livrée aux flammes après un siège de sept mois (1160). Milan se défendit héroïquement, pendant neuf mois et ne se rendit enfin (mars 1162) que sous l’étreinte de la famine et de la peste. Elle n’avait pas de pardon à attendre. Frédéric ne comprenait rien à la civilisation supérieure de ses ennemis. Il leur appliqua dans sa brutalité naïve le châtiment dont il eût frappé un « bourg » féodal qui se serait permis de lui tenir tête. Il fit raser la ville, comme s’il suffisait de raser une ville pour l’empêcher de renaître.

Cette victoire dut lui paraître d’autant plus décisive, qu’il venait d’en remporter, croyait-il, une autre sur la papauté. Adrien IV était mort (1er septembre 1159) et les cardinaux n’ayant pu s’accorder sur l’élection de son successeur, Alexandre III et Victor III s’attribuaient chacun la tiare et s’excommuniaient mutuellement. Admirable occasion pour l’empereur de s’imposer à l’Église en décidant, comme Henri III l’avait fait jadis, entre les compétiteurs. Il assembla un synode à Pavie et les évêques allemands et italiens qui s’y rendirent se prononcèrent naturellement pour Victor, Alexandre n’étant autre que l’insolent Rolandi (février 1160) et la majorité du conclave ayant voulu affirmer en l’élisant sa politique anti-impériale. Mais Frédéric put s’apercevoir aussitôt que l’Europe n’était pas plus disposée que les villes lombardes à se plier à ses volontés. Toute la catholicité se groupa autour d’Alexandre et, malgré les prières que l’empereur daigna leur adresser, les rois de France et d’Angleterre restèrent inébranlables. Pourtant l’empereur s’obstina. Victor IV étant mort, il fit élire Pascal III (20 avril 1164), prolongeant ainsi par orgueil un schisme dont il ne pouvait plus rien espérer.

Il eut du moins la satisfaction de conduire son pape à Rome, pendant qu’Alexandre était réfugié en France (1167) et de proclamer la souveraineté de l’Empire sur la ville. Puis il fallut repasser les Alpes au plus tôt, la peste s’étant mise dans l’armée.

L’état de l’Italie était plus menaçant que jamais. La terreur employée contre les villes lombardes n’avait fait que les enflammer d’une passion plus âpre. Elles s’étaient étroitement unies au pape et avaient donné non nom à Alexandrie. Milan se relevait de ses ruines et reconstruisait son enceinte. Tout était à recommencer. Une nouvelle campagne s’ouvrit en 1174, qui se traîna d’abord dans des sièges et se termina brusquement, le 29 mai 1176, par la bataille de Legnano où l’armée impériale fut taillée en pièces et dispersée par les Milanais et leurs alliés. La catastrophe était sans remède, comme l’humiliation. Du même coup, Alexandre III et les bourgeois lombards triomphèrent de cet empereur, si arrogant tant qu’il s’était cru fort. De la brutalité, il passa subitement à la déférence et à l’humilité. Il sacrifia le nouveau pape, Calixte III, qu’il avait fait nommer à la mort de Pascal, reconnut Alexandre et, à Venise où il se réconcilia avec lui, dépouilla ses allures d’Auguste, se prosterna et lui baisa les pieds. Les députés des villes lombardes, que le pape avait promis de réconcilier avec l’empereur, assistèrent à cette cérémonie. Une trêve de six ans, transformée plus tard à Constance (juin 1183) en traité définitif, fut conclue : elle fixe pour la forme les droits de l’Empire à leurs subsides et à leurs contingents militaires, qui ne furent jamais fournis.

Frédéric ne rentra en Allemagne que pour y trouver Henri le Lion et ses partisans guelfes en pleine révolte. Il réussit à le vaincre sans que d’ailleurs sa victoire assurât plus fermement le pouvoir monarchique. Obligé de se concilier les princes, il se vit forcé de partager entre eux les dépouilles du vaincu. Son duché de Bavière fut donné à Othon de Wittelsbach ; son duché de Saxe fut partagé entre l’archevêque de Cologne qui reçut la Westphalie, et Bernard d’Anhalt. La chute de Henri le Lion fit disparaître un dangereux ennemi de l’empereur, mais elle fut un malheur pour l’Allemagne. Dominant des Alpes à la Baltique et ayant conquis et colonisé au delà de l’Elbe de vastes territoires slaves, Henri possédait une puissance qui, si elle eût duré, eût pu s’imposer à l’ensemble du pays et en souder les unes aux autres les régions si différentes entre lesquelles il se divisait. Il fut renversé par la coalition des intérêts dynastiques avec ceux de la féodalité, et le triomphe de ses ennemis n’eut d’autre résultat que d’augmenter encore le morcellement féodal qui allait croissant en Allemagne de règne en règne. Il était déjà poussé si loin, à la fin du xiie siècle, que Frédéric comprit qu’il était indispensable pour assurer l’avenir de sa dynastie de lui chercher au dehors une base territoriale. De là, le mariage en 1186 de son fils Henri avec Constance, l’héritière du Royaume de Sicile. Pour durer, la maison de Hohenstaufen était obligée de se dénationaliser et de se détourner de l’Allemagne vers l’Italie.

Ce fut là le seul résultat durable — mais à quel prix ! — de la carrière si bruyante et si stérile de Frédéric Barberousse. La troisième Croisade lui fit-elle espérer une revanche de ses déboires, et cet esprit chimérique crut-il l’occasion bonne de relever la majesté impériale en la mettant à la tête de la chrétienté pour reconquérir le tombeau du Christ ? Il prit la croix en 1183. Le 10 juin 1190, un vulgaire accident de cheval lui faisait trouver la mort dans les eaux de Cydnus.


II. — Jusqu’à Bouvines


Frédéric Barberousse laissait à son fils Henri VI, une Allemagne ingouvernable. Au lieu d’améliorer la situation de la dynastie, la défaite de Henri le Lion l’avait aggravée. Retiré en Angleterre, celui-ci avait attiré l’attention et l’ambition des Plantagenêts sur les affaires d’Allemagne et assuré leur appui à ses partisans. Aussi le nouveau règne fut-il salué par une révolte des Guelfes qu’il fallut apaiser par des concessions et des promesses. Plus encore que son père, Henri VI négligea l’Allemagne pour l’Italie. L’universalité de la politique impériale ne la liant à aucune nation, son siège devait naturellement se trouver là où elle trouvait la force. L’héritage du royaume de Sicile, que Henri avait recueilli en 1189 à la mort de son beau-père Guillaume le Bon, le fixa au sud de la Péninsule et décida de sa carrière.

Élevé au rang de royaume en faveur de Roger II, en 1130, par le pape Innocent II, l’État normand de Sicile était sans contredit le plus riche et, au point de vue du développement économique, le plus avancé des États occidentaux. Byzantin dans sa partie continentale, musulman dans sa partie insulaire, favorisé par l’énorme développement de ses côtes et par la navigation qu’il entretenait à la fois avec les Mahométans de la côte d’Afrique, les Grecs des îles de la Mer Égée et du Bosphore ainsi qu’avec les établissements des croisés en Syrie, il frappait autant par son absence de caractère national que par la variété de sa civilisation dans laquelle venaient se confondre et s’amalgamer celle de Byzance et celle de l’Islam. Par dessus le mélange hybride de leurs peuples, les souverains normands avaient établi une constitution féodale par ses formes mais absolutiste en réalité et qui avait su s’approprier les pratiques de l’administration byzantine. Malgré leur dévouement à la papauté, ces princes, par clair esprit politique, laissaient leurs sujets musulmans comme leurs sujets orthodoxes pratiquer leur religion. Leurs finances étaient admirables. La culture du riz et du coton introduite par les Musulmans en Sicile, les industries orientales pratiquées dans les grandes villes, Palerme, Messine, Syracuse, fournissaient au trésor des revenus plus abondants que partout ailleurs et perçus suivant des formes plus savantes. Accoutumé depuis toujours à l’administration perfectionnée, soit de Byzance, soit de l’Islam, la population se laissait régir docilement. Seule la noblesse normande était à craindre. Si elle avait rapidement perdu sa force première et s’était amollie dans les délices de mœurs à demi-orientales, elle n’en restait pas moins avide et remuante.

L’acquisition d’un pareil royaume mettait Henri VI en possession de ressources qui, comparées aux misérables revenus que l’Allemagne fournissait encore à la royauté, pouvaient passer pour inépuisables. TI se hâta de se faire couronner par le pape, puis rompit avec lui, brisa le lien de suzeraineté qui rattachait la Sicile au Saint-Siège, et renouvela les prétentions de Frédéric sur la ville de Rome et les États de Saint-Pierre. Ses plans allaient bien au delà. Ils ne tendaient à rien moins qu’à reconstituer l’Empire romain, mais cette fois dans ce bassin de la Méditerranée jadis conquis par Rome et que Byzance et l’Islam se partageaient aujourd’hui. Byzance, surtout à ce moment, livrée à l’anarchie au milieu d’intrigues dynastiques, de révolutions de palais et de révoltes militaires, paraît bien avoir tenté l’ambition de l’empereur. Avant lui déjà, elle avait excité les convoitises des princes normands. Le roi Roger II n’avait-il pas profité de la deuxième Croisade pour ravager la Dalmatie, l’Épire et la Grèce, et s’emparer des îles de Zante et de Corfou ? Aussi entreprenant et aussi chimérique que son père, Henri nouait des relations avec les États des croisés en Syrie, avec les princes musulmans de la côte d’Afrique, préparait une grande expédition contre Constantinople, quand sa mort inopinée (27 novembre 1198) dispersa tous ces beaux projets et lui épargna d’ailleurs une guerre, inévitable avec la papauté, qui en eût, même s’il eut vécu, rendu l’exécution impossible.

Grâce à ses richesses siciliennes, il avait réussi à faire élire roi des Romains, par les princes allemands, son fils Frédéric II. L’enfant avait deux ans. Les princes oublièrent aussitôt son existence et s’occupèrent de faire un autre roi. Mais ils n’étaient plus capables de s’entendre. Les deux partis entre lesquels ils se partageaient, le guelfe et le gibelin, n’étaient que deux factions féodales, faisant aussi bon marché l’une que l’autre des intérêts de la royauté et ne cherchant qu’à amener au pouvoir un chef qui laisserait ses électeurs s’agrandir tant au détriment de ses adversaires que de l’État lui-même. L’argent de l’étranger qui devait si souvent dans la suite déterminer en Allemagne l’issue des élections royales, intervint ouvertement pour la première fois dans celles-ci. Les livres sterlings de Richard Cœur de Lion furent largement prodiguées en faveur de son candidat, le duc Othon de Brunswick, fils d’Henri le Lion, élevé en Angleterre et n’ayant guère d’allemand que sa passion guelfe contre les Hohenstaufen. Les partisans de ceux-ci lui opposèrent le frère d’Henri VI, Philippe le Souabe, qui acheta l’alliance de Philippe Auguste en lui cédant la Flandre impériale. Il donna en outre la couronne royale au duc de Bohême pour se l’attacher. Et la guerre civile éclata des Alpes à la Mer du Nord et de l’Elbe au Rhin, tous les princes se ruant les uns sur les autres sous prétexte de défendre le roi légitime (1198).

Cette guerre venait à souhait pour le pape. S’appuyant sur la vieille prétention du Saint-Siège d’avoir à approuver l’élection du roi des Romains, il intervînt entre les concurrents. Philippe ne pouvait renoncer aux traditions de sa maison et sacrifier les droits de l’Empire. Si faible qu’il fût, il se considérait à ce point comme le successeur des Augustes, qu’il s’était fait appeler Philippe II, se rappelant qu’au iie siècle, Philippe l’Arabe avait gouverné l’Empire romain. Quant à Othon IV, il promettait tout ce qu’on voulait : abstention dans les élections épiscopales, abandon de toute suzeraineté sur Rome, renonciation au royaume de Sicile. Innocent se prononça pour lui sans que, d’ailleurs, sa sentence et l’excommunication prononcée contre Philippe et ses adhérents affaiblissent suffisamment les partisans de Philippe pour les obliger à poser les armes (1201). La lutte ne prit fin qu’après son assassinat en 1208. Débarrassé de son rival, Othon partit pour Rome et reçut l’année suivante la couronne impériale. Quelques mois plus tard, il était excommunié. A peine couronné, en effet, le Guelfe s’était fait Gibelin et s’était mis à revendiquer, exactement comme les Hohenstaufen, tous les pouvoirs et prétentions auxquels il avait renoncés quelques années auparavant.

L’arme destinée à l’abattre se trouvait dans les mains du pape. Le fils de Henri VI, le prince Frédéric, dont la mère en mourant quelques mois après son mari, avait confié la tutelle à Innocent III, en reconnaissant la Sicile comme fief du Saint-Siège, venait d’atteindre sa quatorzième année et de prendre le gouvernement de son royaume de Sicile. Quoi de plus habile que de l’envoyer en Allemagne, de l’y faire reconnaître pour roi, et d’exciter grâce à lui contre le Guelfe infidèle une nouvelle levée de Gibelins qui, cette fois, agiraient pour le Saint-Siège ? Pour exécuter un plan aussi hardi, il fallait un allié. La lutte qui venait d’éclater entre la France et l’Angleterre l’indiquait au pape : c’était Philippe-Auguste. Philippe savait en effet qu’Othon avait promis son appui à Jean sans Terre et rien ne pouvait lui venir plus à point qu’un soulèvement en Allemagne contre l’auxiliaire de son ennemi. De même que le trésor anglais avait acheté jadis des électeurs à Othon, de même le trésor français en acheta cette fois à Frédéric II. A peine le jeune prince se fut-il montré en Souabe, que quantité de princes se prononcèrent pour lui (1212). Deux ans plus tard, le coup de massue de Bouvines terrassait avec Othon le dernier représentant de la politique impériale telle que l’avait comprise depuis Frédéric Barberousse tous les empereurs allemands. Le 19 novembre 1212, Frédéric avait conclu un traité avec la France contre Othon et l’Angleterre. Le 12 juillet 1213, à Eger, il reconnaissait tous les biens du pape en Italie, et renonçait au droit de surveiller les élections épiscopales, conformément au Concordat de Worms. La lutte venait de décider en même temps entre lui et Othon, entre l’Empire et l’Église, entre la France et l’Angleterre.

C’en était fait pour toujours de la chimère que ces empereurs avaient poursuivie en rêvant de la reconstitution de l’Empire romain. Le pape triomphait : il ne pouvait douter, en 1214, que son pupille allait bientôt devenir le plus persévérant des ennemis du Saint-Siège. Mais la lutte qui devait s’ouvrir avec lui inaugure dans les rapports de la papauté et de l’Empire une phase toute nouvelle. À cette lutte d’ailleurs, l’Allemagne ne prendra aucune part. Frédéric l’abandonnera pour l’Italie et, livrée à elle-même, elle achèvera de tomber dans la décomposition politique avant de s’effondrer dans l’anarchie du grand interrègne.