Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/27

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CHAPITRE II

LA GUERRE DE CENT ANS

I. — Jusqu’à la mort d’Édouard III (1377)

La France n’exerce plus, depuis la fin du xiiie siècle, cette hégémonie dont elle a joui sans conteste de Philippe Auguste à Philippe le Bel. Pour qu’elle demeurât en possession de cette maîtrise de l’Europe, il eût fallu et que sa civilisation continuât à progresser et que sa puissance politique se maintînt. Or la première s’arrête et la seconde décline. Ni l’art, ni la littérature, ni la science, quelque intérêt qu’ils y présentent encore, n’apportent plus aucune nouveauté essentielle. Quant à la force et à la prospérité de la nation, elles sont compromises l’une et l’autre par la formidable crise de la Guerre de cent ans.

La portée de ce grand conflit dépasse d’ailleurs de beaucoup les bornes de l’Europe occidentale. Les deux États qu’il met aux prises étaient trop influents pour que leur querelle n’intéressât qu’eux-mêmes. En réalité, elle s’impose à tous les princes, et par les alliances qu’elle provoque parmi eux ou par l’action qu’elle exerce sur leur conduite, elle revêt une importance européenne. Dans l’Europe déséquilibrée par la disparition de la prépondérance politique de la papauté, elle est tant bien que mal un centre d’attraction, ou tout au moins l’événement cardinal qui confère à l’agitation confuse de la période qu’il domine, quelques directions communes.

Une guerre aussi longue et aussi acharnée n’était possible qu’entre la France et l’Angleterre. Seules, elles possédaient des gouvernements disposant d’assez de ressources et des peuples doués d’une unité nationale suffisante pour supporter sans périr une semblable épreuve. Mais l’on reste confondu quand on compare la grandeur des efforts dépensés à l’inanité des résultats obtenus. Au fond, il en est de la lutte de la France et de l’Angleterre comme de celle des papes et des conciles : c’est un avortement. Après tant de sang répandu, tant de misères et tant de ruines, les deux adversaires se retrouvent à très peu de choses près au point de départ, si bien que la Guerre de cent ans n’a été qu’une calamité formidable et stérile. Et il est trop facile de constater après coup qu’elle ne pouvait être autre chose. L’impossibilité où se trouvaient les rois d’Angleterre de conquérir la couronne de France apparaît avec la clarté de l’évidence. Et c’est pourtant bien là le but qu’ils se sont proposés. En dehors de cela, aucun motif pressant ne les poussait à la guerre. Aucun motif surtout n’y poussait le peuple anglais. Car la France ni ne menaçait, ni même ne gênait l’Angleterre. Ni l’une, ni l’autre n’était encore devenue une nation maritime. Leurs marchands ne se rencontraient nulle part en rivaux comme ils devaient le faire plus tard, ou comme, dès le xiiie siècle, le faisaient dans les ports du Levant ceux de Gênes et de Venise. La Guyenne qui, sur le continent, continuait d’appartenir aux rois d’Angleterre, ne présentait pas pour leur peuple plus d’importance que n’en devait présenter au xviiie siècle le royaume de Hanovre. On comprendrait sans peine que la France ait attaqué l’Angleterre pour lui reprendre cette province, dernier lambeau des possessions angevines qui faisait encore obstacle à l’unité du royaume, mais ce n’est pas la France, c’est l’Angleterre qui a provoqué la guerre. Le prétexte en a été la revendication par Édouard III de la couronne capétienne. Mais on ne voit pas l’intérêt national de l’Angleterre dans cette question, bien au contraire. L’alliance de la France avec l’Écosse n’explique pas mieux l’origine du conflit. Il est, en effet, trop évident qu’en compliquant la conquête de l’Écosse d’une guerre avec la France, on rendait cette conquête infiniment plus difficile, et même impossible. Bref, de quelque côté qu’on se tourne, la Guerre de cent ans apparaît comme une guerre inutile, en ce sens qu’elle ne fut provoquée par aucune nécessité vitale. Au vrai, il n’y faut voir qu’une guerre de prestige. Et c’est là justement ce qui explique la passion avec laquelle le peuple anglais y seconda ses rois.

La constitution parlementaire avait continué de s’affermir sous Édouard Ier (1272-1307). En 1297, le roi avait reconnu formellement le droit du Parlement de consentir à l’impôt. Le retour de son successeur Édouard II (1307-1327) à la pratique du gouvernement personnel amena, comme sous Henri III, une révolte du peuple conduit par les barons. L’insuccès du roi en Écosse, contre David Bruce qui avait repris les armes et l’avait battu à Bannockburn (24 juin 1314), achevèrent de le rendre odieux. En 1326, les mécontents se groupaient autour de la reine et du prince royal. Le Parlement prononçait la déposition du roi (7 janvier 1327).

Le règne d’Édouard III (1327-1377) s’ouvrait donc comme celui d’Édouard Ier par une nouvelle victoire de la nation sur la couronne. Mais en reconnaissant comme son grand-père le fait accompli, en s’associant franchement au Parlement, Édouard III devait justement faire profiter la couronne de cette victoire de la nation. Plus il laisse le Parlement intervenir dans sa politique, plus cette politique devient populaire. L’approbation donnée par les Lords et les Communes (qui se distinguent justement en deux chambres sous le règne d’Édouard) aux entreprises du roi, les solidarise avec elles. Si cher qu’elles coûtent, l’honneur de la nation y est désormais engagé et s’y confond avec celui du roi. Sans doute le Parlement n’a rien fait pour pousser le roi à la guerre contre la France. Édouard semble même au début avoir été si peu sûr de ses dispositions qu’il a commencé par emprunter à des banquiers florentins l’argent nécessaire à ses préparatifs. Mais sa banqueroute en 1339 l’a obligé à s’adresser désormais et jusqu’au bout à son fidèle Parlement. Ainsi, sa querelle est devenue celle de son peuple. L’Angleterre s’est sentie engagée d’honneur dans la guerre de son roi ; elle s’est acharnée par sentiment d’orgueil national, le plus puissant de tous les sentiments. Personne naturellement n’a pu croire, en entreprenant cette guerre, où elle conduirait. Les Anglais ne se sont sûrement pas attendu à rencontrer en France un amour-propre et des passions nationales égales aux leurs. Ayant déchaîné une lutte qui ne tolérait pas de compromis puisqu’elle n’allait à rien moins qu’à donner à leur roi la couronne de France, ils ont dû aller jusqu’au bout, et ne déposer enfin les armes que quand l’épuisement les leur a fait tomber des mains.

Comment pourtant comprendre que la France n’ait pas réussi à repousser tout de suite et de façon décisive l’agression d’Édouard III ? Toutes les chances, en effet, semblaient être pour elle. Non seulement elle avait l’avantage de se défendre sur son propre sol, mais sa population était certainement deux ou trois fois plus élevée que celle d’Angleterre, et sa richesse était bien plus grande. Que l’on observe de plus que ses défaites de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt, n’ont rien eu de décisif. Si graves qu’elles aient été, elles n’ont pas anéanti ses forces et ne l’ont pas empêchée de continuer à tenir la campagne. La cause de son impuissance est ailleurs. Il faut la chercher dans les troubles auxquels elle fut en proie à partir du milieu du xive siècle et qui s’expliquent eux-mêmes en grande partie du moins par la nature de l’État français, tel qu’il s’est constitué de Philippe Auguste à Philippe le Bel.

Cet État, on l’a vu suffisamment plus haut, est essentiellement monarchique. En dehors du roi, il n’y existe aucun pouvoir politique indépendant ; il n’y a que des fonctionnaires ou des conseils, dont aucun ne tire son origine, comme le Parlement d’Angleterre, d’une source distincte de la couronne. L’autorité royale qui, de règne en règne s’est plus largement épandue sur le pays et en a aggloméré les parties disjointes par la féodalité princière, se manifeste essentiellement par la protection et la justice. Le roi est l’avoué de son royaume, le premier justicier de sa terre, le gardien de ses sujets. C’est de là que lui vient son rôle social, et c’est de là qu’il tient sa popularité. L’État auquel il préside est essentiellement basé sur l’idée de droit. Ses fonctionnaires principaux sont les baillis, officiers de justice : son organe central le plus important, le Parlement de Paris, une cour de justice. Et le sentiment populaire qui conserve l’image de Saint Louis, rendant la justice sous les chênes de Vincennes, est ici parfaitement d’accord avec la réalité. Philippe le Bel a été jusqu’au bout de cette conception et son conflit avec le pape n’est au fond qu’une querelle sur la souveraineté juridique du roi.

Seulement l’État, pour se maintenir, a de plus en plus besoin de finances. Or, tout ce qui subsistait de l’ancienne fiscalité romaine, vieux impôts transformés en redevances, a passé dès le Xe siècle aux grands vassaux. Pour vivre, la cour n’a que ses domaines et leurs revenus. Elle y ajoute les revenus de la monnaie qu’elle reprend aux grands vassaux très largement depuis Philippe Auguste[1]. Elle a recours à l’emprunt. Cela ne suffit pas. Il faudrait un impôt, mais elle n’en dispose pas. De là des expédients d’altération monétaire sous Philippe le Bel, taxation du clergé qui fait partir le pape en guerre, suppression des Templiers qui constitue un scandale, tripotages avec des Italiens qui grugent le trésor. L’idée ne vient pas qu’on peut frapper un impôt sur les sujets, car ce n’est pas là une idée de droit. La notion de l’État étendant sa compétence jusqu’à puiser dans la fortune privée de ceux qu’il protège n’est pas encore née. Au point de vue financier, l’évolution est donc beaucoup plus arriérée qu’au point de vue juridique. On n’a pas dépassé en somme, à la fin du xiiie siècle, la conception qui confond les finances publiques avec les revenus du roi. De là, dès que la Guerre de cent ans éclatera, des embarras extrêmes.

Pour payer les armées, louer des mercenaires, subsidier des alliés, le roi s’endettera et le désordre sera bientôt si grand qu’il devra appeler à l’aide ces sujets qu’il n’ose taxer, convoquer les États généraux et leur demander l’argent qu’il n’a pas. Ce sera déchaîner une crise terrible. Ce sera ouvrir, en pleine guerre, une espèce de révolution qui fait penser à celle que l’Angleterre a traversée lors de la Grande Charte. Mais la situation en France est bien plus grave. Car la cohésion nationale que la conquête normande a donnée à l’Angleterre n’y existe pas. La royauté, qui a rejoint les membra disjecta du pays, en s’adressant au peuple, remet tout en question.

Ce sera le gâchis. Les ordres dont se composent les États généraux ne s’entendent pas. Le Tiers, appuyé sur les villes et qui a l’argent, voudra introduire des réformes que la royauté n’accepte pas. Les princes profiteront de l’occurrence pour reprendre une influence qu’ils ont perdue. Les luttes de partis susciteront les ambitions politiques des seigneurs du sang. Étienne Marcel prépare la lutte des Bourguignons et des Armagnacs. Sauf le règne réparateur de Charles V, on peut dire que, depuis les États généraux de 1355 jusqu’au règne de Louis XI, la France a été en proie à une double guerre intestine : du Tiers-État contre le roi, et des princes contre la couronne, tout cela au fond ayant sa source dans la crise fiscale rendue nécessaire par la constitution du royaume, crise de confiance, si l’on peut dire, nécessaire pour élever l’État de la conception capétienne à une conception plus complète, et dans laquelle, au milieu des désastres de la guerre étrangère, il semble qu’il soit sur le point de sombrer.

Rien n’indiquait encore, pendant les années qui précédèrent la grande guerre, que l’on dût en arriver là. Les trois fils de Philippe le Bel qui, faute d’enfants mâles, succèdent à tour de rôle à leur père : Louis X (1314-1316), Philippe V (1316-1322), Charles IV (1322-1328), profitent sans éclat de la situation qu’il leur a transmise. Aucune question nouvelle ne se pose. La papauté, établie à Avignon, est désormais pleine de prévenances pour la couronne ; on est en paix avec l’Angleterre dont le roi Édouard II, conformément aux stipulations du Traité de Montreuil, épouse Isabelle, la sœur des trois rois. Seule la guerre de Flandre se traîne durant quelques années pour aboutir enfin, sous Philippe V, au Traité de Paris (1320) qui cède au royaume les châtellenies de Lille, Douai et Orchies, et fait entrer par un mariage l’héritier du comté, Louis de Nevers, dans la famille royale.

Au moment où meurt Charles IV, le royaume jouit donc d’une tranquillité profonde. L’extinction même de la dynastie capétienne ne soulève aucune difficulté. Déjà, au décès de Louis X, sa fille avait été écartée de la couronne et, en montant sur le trône, Philippe de Valois ne faisait donc que profiter d’un principe proclamé douze ans plus tôt, conforme à l’ancien droit royal franc, admis sans conteste par toute la nation et si évidemment inattaquable qu’Édouard III, petit-fils par sa mère de Philippe le Bel, ne fit entendre au moment décisif aucune protestation. Même en ligne féminine ses droits étaient au surplus primés par ceux de Jeanne, fille de Louis X, épouse de Philippe d’Evreux, à laquelle le nouveau roi, par mesure de prudence, céda le royaume de Navarre, auquel ne s’appliquait pas aussi évidemment qu’à celui de France, la soi-disant « loi salique ».

Son règne s’ouvrit sous d’heureux auspices. Appelé à l’aide par le comte de Flandre contre le grand soulèvement des tisserands bourgeois et des paysans de la Flandre maritime qui, depuis 1325, avaient uni leurs efforts, ceux-ci contre la noblesse, ceux-là contre les patriciens, le roi remportait à Cassel, le 23 août 1328, une victoire qui mit fin à la révolte. L’année suivante, Édouard III lui prêtait serment de vassalité pour la Guyenne. Une guerre paraissait si peu probable que le roi préparait, d’accord avec le pape, une Croisade ou, pour mieux dire, une expédition française en Orient qui devait mettre à la voile en 1332.

Édouard III avait eu en Angleterre de moins heureux commencements. De nouveaux succès militaires des Écossais l’avaient forcé à reconnaître (1328) l’indépendance de leur pays, et leur roi Robert Bruce, rompait ainsi le lien de vassalité auquel Édouard Ier avait soumis ces tenaces adversaires. Heureusement pour lui, la révolte d’Édouard Baliol contre David Bruce, successeur de Robert (1331), lui permit de rétablir ce qu’il venait de défaire. Il se prononça pour Baliol, battit les troupes du roi légitime à Hallisdown Hill (1333) et le força à se réfugier en France où Philippe VI l’accueillit comme Louis XIV devait plus tard accueillir Jacques Stuart. Baliol s’empressa d’assurer sa situation en cédant au vainqueur le pays de Berwick et en reconnaissant la suzeraineté de l’Angleterre sur le royaume qu’elle lui avait procuré (février 1334).

La sympathie montrée à David Bruce par la cour de France fut ressentie par Édouard III comme un outrage. Il y répondit en prodiguant lui-même des marques de confiance à Robert d’Artois, mortel ennemi de Philippe VI, qu’il reçut à Londres à grand fracas. Les droits qu’il croyait ou prétendait avoir à la couronne de France durent bientôt l’incliner à l’idée de reprendre la guerre que son grand-père avait dû rompre si brusquement en 1297. Jeune, actif, populaire depuis sa victoire sur l’Écosse, il se laissa entraîner par l’ambition. Comme tous les grands ambitieux d’ailleurs, il était prudent et il ne voulut s’aventurer qu’après avoir mis de son côté toutes les chances de succès. S’inspirant de l’exemple d’Édouard Ier, il se mit tout d’abord en devoir de s’assurer l’alliance des princes des Pays-Bas. Le plus important d’entre eux, le comte de Flandre, Louis de Nevers, se montra aussi fidèle à Philippe VI, qui l’avait sauvé d’une révolte populaire, que Guy de Dampierre en 1297 était prêt à rompre avec Philippe le Bel, qui soutenait contre lui les patriciens. Mais, de l’autre côté de l’Escaut, dans cette ancienne Lotharingie aujourd’hui découpée en principautés florissantes qui, depuis le grand interrègne, jouissaient d’une indépendance complète sous la suzeraineté nominale de l’Empire, il devait être facile, en payant bien, de recruter des partenaires. Grâce aux banquiers florentins, qui lui ouvrirent le plus large crédit, Édouard pouvait dépenser sans compter. Il donna carte blanche au comte Guillaume II de Hainaut et de Hollande, dont il avait épousé en 1328 la fille Philippine, la protectrice de Froissart, et il ne fallut pas longtemps pour conclure à beaux deniers avec le duc de Brabant et quelques personnages de moindre envergure, comtes de Gueldre, de Clèves, de Juliers. De même qu’Édouard Ier avait en 1297 acheté l’appui du roi d’Allemagne Adolphe de Nassau, Édouard III crut utile de prendre à sa solde l’empereur Louis de Bavière. Il espérait sans doute que ce pauvre homme, récemment excommunié par Jean XXII, trouverait dans sa rancune contre la papauté d’Avignon, un motif de se venger sur la France.

A la coalition anglaise, Philippe VI opposa dans les Pays-Bas un ancien client de la France, l’évêque de Liège, et le roi de Bohême Jean l’Aveugle, allié de sa maison, qui n’amena d’ailleurs avec lui que quelques chevaliers de son comté de Luxembourg. En Écosse, il envoya des secours aux partisans de David Bruce qui reprirent les armes.

Les hostilités commencèrent en 1337. Les Français brûlèrent par surprise Guernsey et Portsmouth ; les Anglais attaquèrent un corps de troupes flamandes dans l’île de Cadzant. L’année suivante, le 22 juillet 1338, Édouard III débarquait à Anvers avec l’intention de porter de grands coups. Mais ses alliés manquaient complètement d’enthousiasme. Louis de Bavière se borna à lui décerner le titre de vicaire de l’Empire et ne bougea pas. Le duc de Brabant, le comte de Hainaut-Hollande Guillaume III, qui venait de succéder à son père, cherchaient visiblement à échapper à leurs engagements. Pour entraîner de tels auxiliaires dans une lutte qui n’était pour eux qu’une occasion de subsides, il eût fallu payer, payer toujours, et Édouard surchargé de dettes venait de faire banqueroute, entraînant dans la ruine ses prêteurs florentins ! Heureusement, pour obliger le comte de Flandre à se jeter de son côté, il venait, renouvelant une tactique qui avait déjà réussi dans les démêlés de l’Angleterre avec le comte, de prohiber l’exportation des laines indispensables à la draperie de Gand, de Bruges et d’Ypres. Malgré la crise provoquée par cette mesure, Louis de Nevers était resté inébranlable dans sa fidélité à la France. Mais les métiers et les marchands des villes n’entendaient pas se laisser ruiner ou affamer et puisque leur prince préférait à leur cause celle de son suzerain, ils se chargèrent eux-mêmes de leur salut. Gand, où dominaient depuis quelques années les métiers de la draperie, avait pris, sous la direction d’un riche bourgeois Jacques van Artevelde, la direction du comté. Artevelde se mit en rapports avec Édouard ; l’embargo sur les laines fut levé et, pour faire disparaître les scrupules qui eussent pu retenir les bourgeois d’abandonner Philippe VI, leur suzerain, Édouard vint à Gand et, sur le marché du Vendredi, se fit solennellement reconnaître lui-même comme roi de France. Ainsi, entre sa politique royale et dynastique et la politique bourgeoise et économique des villes flamandes, la solidarité des intérêts nouait une alliance à laquelle la Flandre devait se montrer inébranlablement fidèle. Dans ce pays essentiellement industriel, et où dominait la bourgeoisie, la politique, plus tôt que partout ailleurs dans le nord de l’Europe, se subordonnait aux considérations économiques.

L’entrée de la Flandre dans l’alliance anglaise assurait à Édouard une base solide dans le nord. Jusque-là, la guerre s’était traînée le long de la frontière de France, en escarmouches et en incendies de villages. Cependant que des cardinaux envoyés d’Avignon cherchaient vainement à négocier une paix dont on ne parlait avec eux que pour gagner du temps. Les opérations allaient enfin pouvoir prendre l’envergure rêvée par Édouard. Il courut en Angleterre demander au Parlement les subsides que sa banqueroute rendait indispensables et que l’état des affaires lui fit accorder. Le 23 juin 1340, sa flotte remportait devant l’Écluse une brillante victoire sur la flotte française, puis, en compagnie des milices flamandes et avec l’aide des princes que ce beau succès encourageait, il entreprit le siège de Tournai (22 juillet-septembre) qui échoua d’ailleurs et aboutit à la Trêve d’Esplechin, successivement prolongée durant les années suivantes.

Ainsi, malgré le concours de la Flandre, le plan d’attaque par le nord n’avait pas réussi. Van Artevelde périssait en 1345 dans une émeute fomentée contre lui par les tisserands gantois. La coalition des princes se défaisait. Louis de Bavière, sans rendre l’argent qu’il avait touché, passait même à Philippe VI, pour lequel il devait être d’ailleurs un allié aussi nul qu’il l’avait été pour Édouard. Des deux belligérants, la situation de France semblait la meilleure. Elle profitait de la trêve pour s’agrandir sur sa frontière orientale. En 1343, elle achetait à deniers comptants le Dauphiné au dauphin Humbert II, dont le titre resta depuis lors attaché à l’héritier de la couronne.

La trêve n’empêcha pas Édouard III de venir en Bretagne au secours de la comtesse de Montfort qui disputait le duché à Charles de Blois, soutenu par la France, et d’envoyer le comte de Derbi assaillir la Gascogne. En 1346, il débarquait subitement en Normandie. Ce fut le point de départ d’un revirement complet. Une tactique nouvelle, appuyée sur le rôle des archers durant la bataille, allait procurer aux Anglais une série de victoires éclatantes. La composition purement nationale de l’armée d’Édouard III doit aussi lui avoir valu, sur un adversaire employant largement des mercenaires étrangers, la même force qu’elle devait donner au xvie siècle aux armées espagnoles. La journée de Crécy (26 août) prouve ces qualités. Malgré l’avantage du nombre, les Français s’y virent infliger une défaite « moulte grande et moult horrible » (Froissart). Le roi de Bohême, le comte de Flandre et quantité d’autres grands seigneurs restèrent parmi les morts. Le vainqueur profita de ce succès inespéré pour assiéger Calais qui fut prise après un siège de onze mois et qui ne devait revenir à la France qu’en 1558. Quelques semaines après Crécy, David Bruce rentré en Écosse avait été battu et fait prisonnier à Nevil’s Cross (17 octobre). Les Anglais triomphaient partout. Mais, de part et d’autre, on éprouvait également le besoin de respirer. A l’intervention du pape, une trêve fut conclue en septembre 1347, que l’apparition de la peste noire fit prolonger l’année suivante et qui, de renouvellement en renouvellement, dura jusqu’en 1355.

Des deux côtés on avait profité de ce repos pour préparer une action décisive. Grâce aux subsides du Parlement, les Anglais avaient rassemblé trois armées, l’une en Guyenne, l’autre en Bretagne, la troisième en Normandie. Le nouveau roi de France, Jean II le Bon[2](1350-1364), s’était décidé à convoquer les États généraux qui lui avaient donné les moyens d’équiper 30.000 hommes. Il les conduisit à la rencontre du Prince Noir qui ravageait la Guyenne. La bataille qu’il lui livra à Maupertuis, près de Poitiers le 19 septembre 1356, s’acheva par une catastrophe plus éclatante encore que celle de Crécy. Jean lui-même fut fait prisonnier et envoyé captif en Angleterre.

Ce désastre déchaîna aussitôt en France la première des crises à laquelle la royauté allait depuis lors avoir à faire face jusqu’au milieu du xv{{}}e siècle. Les États généraux de 1355, dans lesquels dominaient l’influence de la bourgeoisie conduite par le prévôt des marchands de Paris, Étienne Marcel, n’avaient consenti aux impôts demandés par le roi qu’en exigeant une large part d’intervention dans le gouvernement. Ils avaient stipulé qu’ils percevraient eux-mêmes et administreraient les nouveaux impôts, et réclamé des garanties touchant leur droit de se réunir à l’avenir et l’introduction de réformes dans l’administration. Une grande victoire eût sans doute permis au roi d’étouffer une opposition que sa mauvaise fortune rendit irrésistible. Elle se montra d’autant plus hardie qu’elle était encouragée par le roi de Navarre, Charles le Mauvais, ambitieux sans scrupules et d’autant plus porté à embrouiller la situation qu’il ne pouvait compter que sur le désordre pour faire valoir, en qualité de fils de Jeanne d’Evreux, ses droits prétendus à la couronne de France.

Ainsi, la royauté française se voyait tout à coup, au milieu du xive siècle, obligée de compter avec cette bourgeoisie qui l’avait aidée jadis à combattre la féodalité et à faire l’unité du royaume. Incontesté et indiscuté depuis un siècle, le pouvoir monarchique était sommé d’associer la nation à son exercice. La France, après la bataille de Poitiers, présentait le même spectacle qu’avait donné l’Angleterre cent cinquante ans plus tôt après la bataille de Bouvines. Ici et là le désordre des finances et la déiaite aboutissaient à une révolution. Rien d’étonnant si cette révolution fut beaucoup plus tardive en France qu’en Angleterre. L’unité politique et nationale qui en est la condition nécessaire a été en effet imposé brusquement à celle-ci dès la fin du xie siècle, lors de la conquête normande, tandis que celle-là n’y est arrivée sous le règne de Philippe le Bel qu’à travers une longue série d’efforts. Mais la différence que présente en ce point l’histoire des deux pays n’est pas une simple différence chronologique. En Angleterre, la résistance à Jean sans Terre a été organisée et dirigée par les barons, c’est-à-dire par la classe militaire, derrière laquelle, se plaignant, des mêmes grief et réclamant les mêmes droits, s’est groupé le reste de la nation. Rien de tel en France sous Jean le Bon. Ici, c’est la bourgeoisie, c’est-à-dire la classe marchande et industrielle qui prend la tête du mouvement. Or, entre cette bourgeoisie et la noblesse, aucune entente n’est possible. Les privilèges de l’une s’opposent aux privilèges de l’autre, et ont suscité entre elles une hostilité que les désastres de Crécy et de Poitiers, dont les bourgeois rendent la chevalerie responsable, ont porté à son comble. Il est trop tard, au milieu du xive siècle, pour que du sein de la féodalité française puisse sortir un Simon de Montfort. Si quelques grands seigneurs secondent les efforts du Tiers-États, ce ne sera que par intérêt personnel, rancune ou ambition, et pour abandonner à la première occasion des alliés qu’ils méprisent. Et il en est du clergé comme de la noblesse. Ses représentants ne songent qu’à défendre ses prérogatives et ses exemptions. Bref, entre le Parlement d’Angleterre et les États généraux de France, le contraste est aussi éclatant qu’il est possible. Le premier unit en face du roi les diverses classes de la nation délibérant ensemble et arrêtant de commun accord l’expression de leur volonté ; les seconds, composés de trois ordres discutant et votant à part, constituent en réalité trois assemblées distinctes de privilégiés, incapables de s’entendre et dont les divergences et les conflits offrent à la couronne un moyen trop facile d’échapper à leur ingérence. D’ailleurs, au cours du xiiie siècle, la compétence et les attributions du Parlement se sont fixées par la coutume dans leurs points essentiels, il est devenu un organe indispensable du gouvernement. Les États généraux, au contraire, ne sont qu’une institution de circonstance, une ultima ratio à laquelle on ne recourt que dans un moment de détresse financière. Chacune de leurs convocations correspond à une crise du trésor ; on ne les réunit que pour leur demander de payer. Et c’est là précisément ce qui donne à la bourgeoisie le rôle prépondérant qu’elle y joue. Car, ne jouissant des immunités financières ni de la noblesse, ni du clergé, c’est elle surtout qui est appelée à payer, et il va de soi qu’en retour des impôts qu’elle vote, elle entend stipuler des garanties. Autant qu’on peut en juger par les soixante-sept articles remis au dauphin par Étienne Marcel, son idéal est d’imprégner l’administration du royaume du même esprit de contrôle et de légalité qui règne dans les administrations urbaines. Les agents du roi, les agents financiers surtout, doivent cesser d’être irresponsables à l’égard des contribuables. Le gouvernement doit accepter la collaboration permanente des États généraux et les associer à son action. Mais lorsque Marcel parle des États généraux, il pense avant tout à la bourgeoisie et spécialement à la bourgeoisie parisienne. Dès cette première rencontre du roi de France avec la nation, Paris prend, en effet, sans que personne songe à s’y opposer, la tête du mouvement. Son importance de capitale qu’il doit à la couronne, son peuple l’emploie maintenant contre la couronne. La ville royale est tellement « sans pair », elle l’emporte tellement sur toutes les autres villes du royaume par sa population, par ses richesses, par son activité et aussi par sa turbulence, elle est déjà si bien le centre du pays, le point de mire de l’attention universelle, que, dès le milieu du xive siècle, ses agitations ébranlent toute la France, que la voix de ses tribuns porte sur toute la nation et que ses émeutes sont des « journées historiques ». Le dauphin le comprit si bien qu’inaugurant une tactique qui devait être si souvent reprise après lui jusqu’au xixe siècle, il résolut d’éloigner les États généraux de cet ardent foyer et les réunit à Compiègne (1358). L’opposition parisienne n’en devint que plus acharnée. La guerre civile semblait sur le point d’éclater. Marcel traitait avec le roi de Navarre et le roi d’Angleterre, exhortait Gand et les villes flamandes à unir leurs efforts aux siens contre « les mauvaises et folles entreprises, par telle manière que nous tous puissions vivre en franche liberté », quand l’explosion de la Jacquerie amena le dénouement de la crise.

Le poids des nouveaux impôts, accompagné des excès des bandes de mercenaires licenciées après Poitiers et qui se répandaient pour vivre sur le pays, avait poussé à bout les paysans de la Champagne, de la Picardie et du Beauvaisis. Les défaites de la noblesse à Crécy et à Poitiers avaient dissipé la crainte qu’elle leur inspirait. Ils attribuaient leur détresse à la lâcheté. Ils sentaient confusément que ses privilèges ne se justifiaient que par son rôle militaire, et elle venait de se montrer incapable de le remplir. Le gentilhomme leur apparut tout à coup comme l’ennemi du peuple. Des bandes armées de bâtons ferrés se mirent à parcourir le pays et à attaquer les châteaux. Leurs premiers succès les enhardirent. Bientôt tous les paysans furent debout. Nul plan d’ensemble d’ailleurs dans cette révolte, nuls chefs reconnus, nulles revendications précises. C’est un sursaut de désespoir, une explosion de rage. Effrayée, la bourgeoisie, à l’abri de ses murailles, brave le mouvement sans y prendre part, se réservant sans doute d’en profiter s’il réussit. Mais comment aurait-il pu réussir ? Les lourds chevaliers qu’avaient pu enfoncer les archers anglais, devaient avoir raison de ces « villains, noirs et petits et mal armés » (Froissart, V, 105), qui tuaient leurs enfants, violaient leurs femmes et mettaient le feu à leurs manoirs. La disproportion était la même qu’entre des grévistes et des troupes régulières. Après le premier moment de désarroi, la noblesse se mit en campagne, et ce fut un massacre. Les « Jacques » décimés, rentrèrent dans leurs villages convaincus de leur impuissance. Il ne devait plus y avoir de soulèvement rural en France avant la grande Révolution !

Cette secousse rejeta la noblesse du côté du dauphin et rompit les liens très faibles qui, ça et là, rattachaient quelques-uns de ses membres au parti bourgeois des réformes. Les ennemis de Marcel s’enhardirent. Un complot fut tramé contre lui et, le 31 juillet 1358, il était assassiné, comme quinze ans plus tôt Jacques van Artevelde, avec lequel il présente par sa politique une ressemblance frappante. Sa mort ne mit pas fin à l’assemblée des États généraux. Le dauphin ne pouvait se passer de leur concours dans l’état d’épuisement où l’on se trouvait. Édouard III, en 1359-1360, venait assiéger Reims et s’avançait sans rencontrer de résistance jusqu’en Bourgogne. Il était indispensable de conclure la paix. Elle fut signée à Brétigny (près de Chartres) le 9 mai 1360. Édouard recevait la Gascogne, la Guyenne, le Poitou, Calais et le comté de Guines en toute souveraineté, plus trois millions d’or, moyennant quoi il renonçait à ses prétentions sur le reste de la France. L’Angleterre redevenait donc, au détriment de la France, une puissance continentale. On se retrouvait dans une situation qui rappelait singulièrement l’époque des premiers Plantagenêts. L’étendue du royaume rétrogradait au point où elle se trouvait à peu près au commencement du règne de Philippe Auguste.

Cette simple constatation suffit à montrer que les résultats de la Paix de Brétigny étaient intenables. L’État français n’était pas comme les possessions territoriales des maisons de Bavière, de Luxembourg et d’Autriche, une simple juxtaposition de pays et de peuples que des combinaisons dynastiques aggloméraient aussi facilement qu’elles les défaisaient. Il reposait aussi solidement sur l’unité géographique que sur celle de la nationalité et des intérêts. Arraché par les rois au morcellement féodal dès que la constitution économique agraire sur laquelle celui-ci était fondé avait disparu, il s’était de règne en règne groupé autour d’eux et l’action royale n’avait été si prompte et si féconde que parce qu’elle répondait à la nature des choses. Les annexions qu’il avait fallu consentir à Édouard III n’étaient évidemment qu’un sacrifice passager. Il était aussi impossible que l’Angleterre pût conserver ses nouvelles provinces françaises, qu’il l’eût été à la France de s’approprier le comté de Kent. La Paix de Brétigny n’était évidemment qu’une trêve. Quel espoir pouvait-il exister que la France admit comme durable une situation qui était pour elle une humiliation et une menace permanente ? Et comment l’Angleterre pourrait-elle conserver, malgré le vœu des populations, des conquêtes aussi étendues que son propre territoire ?

Charles V (1364-1380) qui succéda à son père Jean II en 1364, ne pouvait songer à rompre la paix à peine conclue. Le royaume était épuisé d’impôts et plus que jamais rançonné par les compagnies de mercenaires qui y vivaient sur l’habitant. Le roi réussit très habilement à en débarrasser ses sujets tout en les employant contre l’Angleterre. Henri de Transtamarre qui combattait en Castille Pierre le Cruel, allié d’Édouard III, avait fait appel à la France. Duguesclin reçut l’ordre de marcher à son secours à la tête des compagnies. Pierre le Cruel fut vaincu (1369) et un traité d’alliance conclu entre Charles V et Henri de Transtamarre, ennemi suscité au flan des possessions anglaises d’Aquitaine. Au nord, la diplomatie royale remportait en même temps un autre succès. Le comte de Flandre, Louis de Maele, fils de Louis de Nevers tué à Crécy, avait rompu avec la politique de son père et adopté une neutralité ambiguë qui, forçant à la fois la France et l’Angleterre à le ménager, lui avait procuré une situation d’autant plus avantageuse que n’ayant pas de descendant mâle, il tenait les deux belligérants en haleine en marchandant avec l’un et avec l’autre le mariage de sa fille Marguerite. Dans cette lutte à la surenchère, Charles V finit par l’emporter. Moyennant la restitution à la Flandre de Lille, de Douai et d’Orchies, cédées en 1320, Louis consentit à l’union de sa fille avec le frère du roi, Philippe le Hardi, qui avait reçu en 1361 le duché de Bourgogne en apanage (29 juin 1369). Il semblait que cette « question flamande » qui avait tant occupé la couronne depuis Philippe Auguste fut sur le point de se résoudre puisque la succession du puissant comté était assurée à un prince royal.

Charles V se sentait, maintenant assez fort pour attaquer l’Angleterre en face. Une révolte de la Guyenne contre le Prince Noir lui servit de prétexte pour dénoncer la Paix de Brétigny. Les États généraux s’empressèrent d’accorder les subsides nécessaires et la guerre, énergiquement conduite par Du Guesclin, se déroula en une série ininterrompue d’avantages. En 1372, la flotte de Castille battait celle d’Angleterre devant la Rochelle. Sur terre, les Anglais ne conservaient plus guère que Calais, Bordeaux et Bayonne quand Édouard III mourut en 1377, deux ans après le Prince Noir, laissant le royaume au fils de celui-ci, Richard II, un enfant de neuf ans. C’était un autre enfant, Charles VI, à qui la mort de Charles V, trois ans plus tard, abandonnait la France.

II. — La période bourguignonne (1432)

Les deux régences qui, sous ces rois mineurs, s’ouvrirent presque en même temps en Angleterre et en France, furent également orageuses. Ici et là, si différents que soient les événements, ils sont mus par les mêmes ressorts ; le mécontentement du peuple, provoqué par la lourdeur des impôts de guerre, et l’ambition de princes royaux chargés de la régence.

Le règne de Richard II est resté célèbre par le grand soulèvement rural de 1381. La cause essentielle en est, comme pour la Jacquerie, la misère du peuple des campagnes dont les souffrances n’attirent pas plus l’attention du Parlement qu’elles n’avaient attiré celles des États généraux. Comment les assemblées politiques s’occuperaient-elles de lui puisqu’il est en dehors des classes privilégiées qui seules y ont leurs représentants ? Il est pour elle ce que devait être au commencement du xixe siècle le prolétariat industriel pour les gouvernements censitaires, la masse sans droits sur laquelle repose l’édifice social et dont on ne s’occupe que quand ses mouvements secouent la société qui s’appuie sur elle.

Comme partout, la situation des paysans anglais s’était considérablement améliorée au xiiie siècle. Mais, durant la première moitié du xive le progrès s’était arrêté par l’effet de causes générales que l’on a indiquées plus haut. Le renchérissement de la vie et la hausse des salaires, provoqués par les ravages de la peste noire, avaient poussé la noblesse à demander au Parlement en 1350 une loi ramenant le salaire des ouvriers agricoles au taux de 1347 (Statut of labourers). Enhardie par ce succès, elle s’ingéniait depuis lors à rétablir d’anciens droits domaniaux, à exiger des corvées tombées en désuétude et à ramener les paysans au servage de la glèbe. Que l’on ajoute à cela le poids croissant des impôts et on comprendra quels ferments de haine devaient se développer dans les âmes. L’agitation religieuse déchaînée par Wyclif provoqua la catastrophe finale exactement comme au xvie siècle la propagande luthérienne devait faire éclater en Allemagne la guerre des paysans. Sans doute, ni Wyclif ni Luther n’ont poussé les masses à la révolte. Mais l’un et l’autre, en ébranlant chez elle le respect de l’autorité religieuse les amenèrent à s’insurger contre l’ordre social dont elles souffraient et que l’Église traditionnelle leur avait appris à respecter. C’est par là que les révoltés anglais de 1384 diffèrent des Jacques de France en 1357. Ceux-ci n’obéissent qu’à leur misère ; ceux-là sont d’autant plus redoutables qu’à l’aiguillon de la misère s’ajoute, pour les pousser en avant, le sentiment qu’ils sont les victimes d’une église et d’une société également corrompues par l’amour des richesses. Ils n’ont pas seulement à leur tête des journaliers comme Wat Tylor, mais aussi des pauvres prêtres comme John Ball dont les prédications lollardes ont alors enflammé tant de pauvres gens d’une espérance passionnée en un communisme naïf.

Mais les paysans ne pouvaient tenir devant cette gendarmerie cuirassée qu’était la noblesse. Comme la Jacquerie, leur soulèvement finit par un massacre et, pas plus qu’elle, il n’eût de lendemain.

Cependant la guerre contre la France continuait à n’amener que des échecs. L’Angleterre laissait écraser les Gantois à la bataille de Roosebeke et, l’année suivante, l’expédition qu’elle envoyait contre Ypres sous la direction de l’évêque de Norwich (1383) échouait piteusement. Il fallut se résigner en 1388 à accepter une trêve, renouvelée pour vingt ans en 1396. Ces revers accrurent le mécontentement de la nation contre le gouvernement du roi. Richard, à peine sorti de tutelle, avait voulu secouer l’autorité croissante prise par le Parlement durant le règne d’Édouard III. Il n’avait aboutit en 1384 qu’à l’humiliation de voir ses conseillers condamnés à mort. Son oncle Thomas de Glocester avait dirigé la résistance. Le roi s’unit contre lui à son autre oncle, Jean de Lancaster et parvient à faire accuser Glocester de haute trahison ; il réussit d’autre part à obtenir du Parlement un impôt permanent dont il s’empresse de profiter pour s’abstenir désormais de convoquer la redoutable assemblée. Ce nouvel essai, après les tentatives manquées de Henri III et d’Édouard II, de restaurer en Angleterre le pouvoir personnel de la couronne, ne devait pas avoir meilleur succès. Comment le roi eût-il pu venir à bout du Parlement, organe de la triple force de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie ? Il semble avoir vaguement songé à s’appuyer sur les Lollards et sur les masses populaires encore frémissantes de leur révolte. Pourtant lorsque Henri de Lancaster, après la mort de son père, eut appelé contre lui la noblesse aux armes, personne ne se leva pour le défendre. En 1399, le Parlement, usant pour la seconde fois du droit qu’il s’était arrogé sous Édouard II, le priva de la couronne et la donna, quoiqu’il n’en fût pas le plus proche héritier, à Henri de Lancaster (1399-1413).

Le nouveau roi se trouvait dans la situation qui devait être en 1689 celle de Guillaume d’Orange succédant à Jacques II. Le Parlement auquel il devait le trône attendait des garanties qu’il s’empressa de lui donner. Pour se concilier les lords spirituels, il rompit nettement avec les Lollards, introduisit l’inquisition en Angleterre et défendit de traduire la Bible en langue vulgaire.

Des guerres avec l’Écosse et avec le pays de Galles révolté l’empêchèrent de satisfaire les aspirations belliqueuses de la noblesse et de rompre la trêve conclue avec la France. Il devait être donné à son fils Henri V de rouvrir cette lutte stérile et d’y remporter de nouvelles victoires aussi éclatantes et aussi éphémères dans leurs résultats que l’avaient été celles de Crécy et de Poitiers.

Pendant que Richard II, Henri IV et Henri V se succédaient sur le trône d’Angleterre, la longue régence à laquelle le jeune âge puis, bientôt après, la folie de Charles VI (1380-1422) condamnèrent la France durant son règne, rouvrait pour ce pays l’ère des agitations et des compétitions que Charles V avait interrompues sans en supprimer la cause. Les oncles du roi, chargés du gouvernement pendant sa minorité, s’appliquaient surtout à exploiter le pouvoir au profit de leur intérêt personnel. Louis d’Anjou, que la reine Jeanne de Naples venait de nommer son héritier, s’occupait de préparer une expédition en Italie ; Philippe de Bourgogne tournait anxieusement ses regards vers la Flandre, son futur héritage.

Depuis la peste noire, le renchérissement de la vie que n’avait pas compensé la hausse des salaires, y entretenait parmi la population industrielle des villes une agitation des plus dangereuses. Les tisserands, les plus nombreux les mieux organisés et les plus hardis des ouvriers drapiers, prenaient partout une attitude menaçante et se posaient en défenseurs des pauvres gens contre les riches. L’antagonisme social allait croissant d’année en année, excité encore par ce mysticisme communiste dont les adhérents se rencontraient en grand nombre au sein du prolétariat. En 1379, les tisserands de Gand avaient réussi à s’emparer du pouvoir et aussitôt leurs camarades de Bruges et d’Ypres les avaient imités. Dans cette Flandre où la grande industrie dominait depuis si longtemps déjà la vie urbaine et réduisait la plupart des travailleurs à la condition de salariés, le conflit économique latent entre les employeurs et les employés éclatait en une véritable lutte de classes. C’était bien plus que des droits politiques qu’exigeaient les révoltés. Qu’était-ce donc ? Ils n’auraient pu le dire nettement eux-mêmes, car c’était cet état indéfinissable vers lequel tendent à la fois les appétits les plus grossiers et le plus pur amour de la justice, et dont l’idée tour à tour console ou exaspère les malheureux. Leur victoire dans les trois grandes villes eut pour effet immédiat de rassembler contre eux et de grouper autour du comte tous ceux « qui avaient à perdre », marchands, entrepreneurs, courtiers, artisans enrichis, défenseurs de l’ordre qui garantissait leurs biens contre la révolution qui les menaçait. Les tisserands de Bruges et d’Ypres ne purent résister à la coalition de leurs ennemis. Mais ceux de Gand restèrent indomptables. Leur ville, bloquée par la chevalerie de Louis de Maele qui n’ose l’attaquer de vive force, attire au loin l’attention passionnée de tous ceux qui souffrent du gouvernement des riches et des puissants. Les métiers de Liège lui envoient des vivres ; à son exemple, Malines s’insurge, tandis qu’en France le peuple de Paris et de Rouen se soulève au cri de « Vive Gand ». Une véritable contagion sociale se répand de l’héroïque cité. Affamée, elle ne songe pas à se rendre. Philippe van Artevelde qu’elle a mis à sa tête l’entraîne dans un suprême effort, vient offrir sous les murs de Bruges une bataille décisive à l’armée de Louis de Maele et, contre toute attente, la taille en pièces. De nouveau Gand est maîtresse de la Flandre et partout, une fois de plus, les tisserands font la loi dans toutes les villes.

Philippe le Hardi n’eut pas de peine, en invoquant la nécessité d’étouffer en Flandre le foyer d’une révolte si contagieuse, à faire décider par la cour une expédition qui devait lui assurer son héritage. Les Gantois et leurs adhérents furent vaincus à Roosebeke et Louis de Maele reprit possession de son comté. Il venait d’hériter de sa mère l’Artois et la Franche-Comté de Bourgogne, si bien qu’à sa mort en 1384, Philippe le Hardi recueillit ces territoires en même temps que la Flandre. Joints à son duché de Bourgogne, ils lui procuraient une puissance qu’aucun vassal de la couronne n’avait jamais possédée avant lui. On ne vit pourtant dans cette éclatante fortune qu’un succès de la politique royale. Le résultat préparé par Charles V était atteint. La Flandre, passant au pouvoir d’un prince du sang, n’était-ce pas la rupture définitive avec l’alliance anglaise et le prélude sans doute d’une union plus intime dans l’avenir ?

Philippe ne manqua pas de profiter de la conjoncture qui rattachait son intérêt propre à l’intérêt du royaume. Depuis le commencement du xiiie siècle, la politique royale n’avait cessé de travailler à soumettre à son influence tous les princes des Pays-Bas. Nominalement vassaux de l’Empire, ils en étaient en fait depuis le grand interrègne complètement indépendants et tout à fait indifférents à ses querelles. De même que tout le mouvement économique de leurs territoires s’orientait vers les côtes flamandes, de même toute leur politique était occidentale. Tournant le dos à l’Empire, c’est entre Paris et Londres que, suivant le jeu de leurs intérêts, balançaient leurs sympathies. La civilisation avancée de ces pays, la diffusion générale des mœurs françaises, la parenté des institutions que des besoins économiques analogues et la prépondérance générale des bourgeoisies avaient répandue dans les diverses principautés, leur avaient épargné, malgré la différence de population entre lesquelles ils se partageaient, Wallons au sud et Flamands au nord, les luttes de races qui, à l’Orient de l’Europe, mettaient aux prises, avec toute la brutalité de l’instinct, les Slaves et les Allemands. Aussi les amalgames dynastiques qui, dans le courant du xiiie siècle, s’étaient accomplis entre divers territoires d’abord indépendants, étaient-ils restés durables. Depuis 1286, l’union des duchés de Brabant et de Limbourg, depuis 1250 celle des comtés de Hainaut, de Hollande et de Zélande, formaient comme le prodrome d’un mouvement d’unification qui devait par la suite se continuer. L’extinction des petites dynasties locales venait justement d’amener, au moment où Philippe le Hardi prenait pied en Flandre, deux des maisons qui luttaient pour la prépondérance en Allemagne, à hériter de ces territoires. La maison de Bavière avait hérité en 1345 des comtés de Hainaut, Hollande et Zélande, et en 1355 le mariage de Jeanne, héritière du Brabant et du Limbourg, avec Wenceslas, frère de l’empereur Charles IV, permettait à la maison de Luxembourg d’escompter dans l’avenir la possession de ces deux belles provinces. Mais, absorbées dans leurs querelles d’Allemagne, ni l’une ni l’autre de ces maisons n’étaient capables de soutenir efficacement la situation de leurs représentants dans les Pays-Bas. Philippe le Hardi, au contraire, disposant des ressources et des forces du gouvernement sous son neveu Charles VI, eut bientôt fait de l’emporter sur l’une et sur l’autre. En 1355, il unissait par un double mariage son fils Jean à Marguerite de Bavière, et Guillaume de Bavière, comte de Hainaut, à sa fille, tandis que pour assurer encore l’alliance qui était en réalité un protectorat, il faisait épouser par le roi Charles VI, Isabau de Bavière, fille du duc de Hainaut-Hollande. Trois ans plus tard, la duchesse de Brabant étant en guerre avec le duc de Gueldre, il persuada à Charles VI de conduire l’armée française contre cet allié de l’Angleterre. L’expédition n’eut d’autre résultat que de livrer le duché à Philippe. Wenceslas de Luxembourg étant mort peu avant, la duchesse de Brabant déchira la convention par laquelle elle reconnaissait les Luxembourgeois comme ses héritiers et assura sa succession à Philippe qui, lui-même, par scrupule de froisser le sentiment d’autonomie des Brabançons, la céda à son second fils Antoine. Ainsi, quand il mourut en 1404, l’influence de sa dynastie avait accompli d’immenses progrès dans les Pays-Bas. Mais la richesse de ces pays était telle, leur position politique si avantageuse, qu’elle allait bientôt s’y implanter et qu’oubliant son origine française, elle allait par une ambition qui devait nécessairement s’amalgamer avec les instincts de ses sujets du nord, se naturaliser chez eux. Charles V avait espéré ramener la Flandre à la couronne en l’assurant à son frère. L’ironie de l’histoire voulut que le mariage de 1369 fut le point de départ de cette puissance bourguignonne qui allait devenir bientôt la plus cruelle ennemie de la France.

Déjà sous Jean sans Peur (1404-1419), le successeur de Philippe le Hardi, on peut voir commencer l’évolution qui, du pur Valois qu’était encore son père, fait déjà de lui avant tout un prince bourguignon. Il n’est pas douteux que les intérêts de ses pays du nord, et en premier lieu de la Flandre, déterminent les principes de sa politique. L’industrie flamande l’oblige à ménager l’Angleterre dont il se rapproche dès le commencement de son règne, et, les Flamands reconnaissant le pape de Rome, il s’emploie de tout son pouvoir à amener la fin du schisme. En même temps, il s’applique à augmenter encore la situation de sa maison dans les Pays-Bas. Il fait épouser par son neveu Jean de Brabant, Jacqueline de Bavière, future héritière de Hainaut-Hollande. En 1408, il étend son influence jusqu’à la Meuse en venant au secours de l’évêque de Liège, Jean de Bavière, contre les Liégeois révoltés, qu’il taille en pièces à Othée.

Ces progrès de la puissance bourguignonne dans le nord menaçaient trop directement la France pour qu’elle pût y assister impassible. La folie du roi le mettant hors de cause, son frère, le duc d’Orléans, imprima au gouvernement une conduite entièrement hostile à Jean sans Peur. Le 23 novembre 1407, son rival le faisait assassiner. Ce fut le signal d’une guerre civile qui n’attendait que l’occasion d’éclater.

La défaite des Gantois à Roosebeke avait décidé, en 1382, du sort de l’insurrection parisienne. Rentrant victorieux dans sa capitale, le roi avait parlé en maître, supprimé les franchises de la ville, et mis fin à cette ère de réformes et de convocation des États généraux qui avait débuté avec Étienne Marcel. L’opposition vaincue n’en était que plus exaspérée. Il ne lui fallait qu’un chef pour qu’elle reprit les armes. Jean sans Peur, voyant se lever contre lui, sous la direction du comte d’Armagnac, les partisans du duc d’Orléans, lia aussitôt sa cause à celle de la démocratie urbaine. Il se posa en défenseur du peuple contre l’exploitation des nobles et de la cour, affecta des allures démagogiques et le cri de « Vive Bourgogne » remplaça dans Paris celui de « Vive Gand » qui y avait retenti vingt-cinq ans plus tôt. Ainsi, la politique dynastique qui, dans les Pays-Bas, faisait du duc l’ennemi des artisans liégeois, le mettait en France à la tête des artisans parisiens, lui faisait appuyer toutes leurs revendications, et marcher la main dans la main avec le boucher Caboche, laissant ses assommeurs massacrer les Armagnacs. Lorsque les États généraux qui n’avaient plus été réunis depuis trente ans, furent convoqués en 1413, il y soutint toutes les réformes exigées par les « Cabochiens », attentif avant tout à conserver la popularité des masses. Quant aux intérêts du royaume, on n’en trouve nulle trace dans sa politique. L’année suivante, lorsque Henri V reprend les armes contre la France, il se confine dans une neutralité si bienveillante qu’elle touche à l’alliance.

L’état de désorganisation où était tombée la France la rendait incapable d’une résistance énergique. Le roi fou, la bourgeoisie hostile, le duc de Bourgogne s’obstinant, le poids de la lutte pesait sur le parti Armagnac comme si la guerre étrangère n’eut été qu’un épisode de la guerre civile. Le désastre d’Azincourt (25 octobre 1414) livra aux Anglais la Normandie. On voulut traiter. Les prétentions du vainqueur furent tellement exorbitantes que Jean sans Peur, dont le but n’était que de neutraliser l’une par l’autre la France et l’Angleterre, se rapprocha du dauphin autour duquel se groupaient maintenant les Armagnacs. Mais les passions étaient trop déchaînées pour pouvoir se subordonner à l’intérêt national. Le 20 septembre 1419, un coup de hache lui faisait expier, à l’entrevue de Montereau, le meurtre du duc d’Orléans.

Au moment où la maison de Bourgogne revenait vers la France, ce crime la rejeta passionnément dans l’alliance anglaise. Pendant treize ans, le fils de Jean sans Peur, Philippe le Bon (1419-1467), allait s’acharner à l’abaissement du royaume avec une ardeur suscitée par la vengeance et dirigée par l’intérêt politique. Car, s’il mit ses forces à la disposition de l’Angleterre, ce fut à la condition que l’Angleterre lui laissât les mains libres au nord et l’aidât à conquérir les Pays-Bas comme il l’aidait lui-même à conquérir la France. La popularité dont son père avait joui parmi les bourgeois facilita sa tâche. Les États généraux n’hésitèrent pas à reconnaître Henri V comme successeur de Charles VI. Le dauphin, sans énergie, sans talents militaires, sans popularité et ne disposant que de troupes insuffisantes et sans confiance, fut bientôt obligé de se replier au delà de la Loire. La mort de Henri V et celle de Charles VI qui se suivirent à quelques mois d’intervalle en 1422, permirent aux Anglais et aux Bourguignons de faire proclamer à Paris Henri VI, un enfant de quelques mois, roi de France et d’Angleterre. Après soixante-dix ans de guerre, le but poursuivi par Édouard III et légué par lui à l’ambition de ses successeurs, était atteint ! Le duc de Bedfort fut chargé de la régence et d’achever la conquête du royaume. L’avenir du dauphin, retiré à Bourges, et auquel la mort de Charles VI avait fait prendre aussitôt le nom royal de Charles VII, paraissait bien précaire.

Il l’était pourtant beaucoup moins en réalité qu’en apparence. Les progrès des Anglais dans le nord avaient été favorisés par l’alliance bourguignonne. Mais Philippe le Bon ne pouvait évidemment laisser ses troupes opérer trop loin des Pays-Bas où sa politique devenait plus active que jamais. D’autre part, entre Bedfort et son frère Glocester, régent d’Angleterre, l’entente ne se maintenait qu’à grand’peine et il en résulta tout de suite une diminution de vigueur dans la conduite des opérations militaires. Enfin et surtout il fallait compter avec le sentiment national français. Sans doute, la proclamation d’Henri VI comme roi de France n’avait soulevé dans le peuple aucune indignation. On s’était borné a l’ignorer, ou à la considérer comme non avenue. En réalité, pour l’opinion française, il n’y avait pas deux rois en France, il n’y en avait qu’un seul légitime, seul possible, seul marqué par Dieu comme par la tradition : l’héritier du roi défunt, Charles VII. Ni les misères de la guerre, ni le poids des impôts, ni le mécontentement contre le gouvernement, ni la folie du dernier roi et les scandales provoqués par l’inconduite flagrante de la reine n’avaient affaibli au sein du peuple le sentiment dynastique. Il restait aussi universel et aussi profond que le sentiment religieux et jusque dans les campagnes les plus reculées, jusque parmi les descendants des pauvres Jacques massacrés en 1327, il entretenait pour le roi une vénération assez analogue à celle dont jouissaient les saints. Cette piété monarchique n’explique pas Jeanne d’Arc — le surhumain ne s’explique pas — mais elle en est pour ainsi dire le point de départ, la condition indispensable, comme la foi l’est au martyre. Sans elle, l’âme héroïque et visionnaire de la pastourelle de Domrémy n’aurait pas entendu ces voix qui ont fixé son destin. Sûrement elles ne lui eussent pas parlé si elle fût née dans la noblesse ou dans la bourgeoisie où l’idée du roi s’alliait à trop de considérations d’intérêt ou de politique. La conception haute, simple, pure et naïve qu’elle s’en faisait n’était possible que chez une enfant du peuple. Jeanne d’Arc n’est sans doute que l’expression sublime du sentiment national des paysans de France, sentiment national qui se confond avec la foi religieuse et que les souvenirs du bon roi Saint Louis ont indissolublement associé à la monarchie.

Par le contraste même qu’il présentait avec celui des Armagnacs de la cour, son royalisme populaire a dû contribuer grandement à lui donner cette influence extraordinaire qu’elle a exercée sur les meilleurs soldats de Charles VII, un La Hire ou un Dunois. Quant à la nation, découragée et désenchantée, la délivrance d’Orléans (1429) lui donne subitement le secours qui la redresse et lui rend l’énergie. La « pucelle » dissipe les vieux relents des querelles de partis. On se reprend à espérer, on se rappelle les vieilles prophéties annonçant qu’une vierge sauvera le royaume. Il a suffi de cette apparition si pure pour rendre la France à elle-même en face de l’Anglais et du Bourguignon. La carrière si courte de la « bonne Lorraine » a ranimé les forces latentes du peuple. Sa capture à Compiègne en 1431, son supplice à Rouen en 1432, n’arrêtent pas l’œuvre qu’elle a commencée. Si peu d’énergie que montre le roi, si mal qu’il profite des circonstances, il est certain maintenant qu’il a partie gagnée. D’ailleurs, Bedfort paralysé par Glocester, ne conduit pas la guerre avec vigueur. Et quand, en 1435, Philippe le Bon a conclu enfin avec Charles VII une paix qui désormais laisse les Anglais seuls en face de la France, le résultat final n’est plus qu’une question de peu de temps. En 1435, Paris ouvra ses portes aux troupes royales et « le roi de Bourges » vient enfin prendre possession de sa capitale. Puis, quand la guerre interrompue par une trêve recommence en 1445, elle n’est plus qu’une suite de succès. En 1449, Rouen est reprise ; en 1450, la victoire de Formigny donne aux Français toute la Normandie ; Bordeaux et Bayonne sont à eux en 1451 et enfin, en 1453, après la bataille de Châtillon, l’ennemi évacue les derniers postes qu’il occupait encore dans le sud du royaume. De toutes les conquêtes, il lui reste Calais et le vain titre de roi de France qui figurera sur ses monnaies jusqu’au xixe siècle.

Le seul résultat durable de la Guerre de cent ans a été la création sur la frontière nord du royaume d’un puissant État bourguignon. Philippe le Bon, en travaillant avec les Anglais, en réalité travaillait pour lui. Il profitait activement de la faiblesse de Charles VII pour recueillir les résultats de la politique entamée par son grand-père et son père et réunir sous son pouvoir les divers territoires des Pays-Bas. Il achète le comté de Namur en 1421, se fait reconnaître en 1428 par Jacqueline de Bavière comme héritier du Hainaut, de la Hollande et de la Zélande, succède en 1430 à son cousin Jean IV aux duchés de Brabant et de Limbourg, et ne conclut la Paix d’Arras que moyennant la cession par le roi de l’Artois et des villes de la Somme. Les années suivantes lui apporteront la possession du Luxembourg et le protectorat des principautés ecclésiastiques de Liége et d’Utrecht.

Il ne faut pas voir d’ailleurs dans cet État un de ces échafaudages de territoires comme ceux qu’élèvent à cette date les maisons de Luxembourg et de Habsbourg en Allemagne, et qui, ne tenant que par le lien fragile de l’union dynastique, s’écroulent aussi rapidement qu’ils s’élèvent. Si les populations y étaient différentes, la civilisation générale et les intérêts y étaient les mêmes. Rien n’eût été plus facile, si les peuples n’avaient pas tendu d’eux-mêmes à l’union, que de l’empêcher car les droits invoqués par Philippe à la succession du Hainaut, de la Hollande et du Brabant étaient au moins douteux. L’empereur Sigismond protestait rageusement contre cette annexion de fiefs impériaux à la puissance bourguignonne et excitait les États à la résistance. Ils ne l’ont pas écouté parce que l’ambition dynastique du prince était d’accord avec leur désir, si bien que, dans l’œuvre de l’unification des Pays-Bas, la nation a secondé d’elle-même les projets de la dynastie.

Par son admirable situation géographique, l’étendue de ses côtes, le nombre de ses villes, l’industrie et la richesse de ses habitants, l’État bourguignon n’avait d’égal en Europe que l’Italie. Mais sa création était pour la France l’échec des plans poursuivis par elle de règne en règne depuis le commencement du xiiie siècle, pour soumettre à son influence ces belles contrées qui couvraient sa frontière du nord. Il fallait s’attendre à ce que, remise de la crise terrible dont Philippe le Bon avait si bien profité, elle ne cessât plus de chercher à reprendre, dans les bassins de la Meuse et de l’Escaut, la prépondérance qui venait de lui échapper. Ses ennemis devaient s’acharner avec autant d’obstination à les lui disputer, si bien que la naissance de l’État bourguignon ouvre cette question des Pays-Bas qui, jusqu’au xixe siècle qui l’a enfin résolue, devait faire surgir tant de crises européennes et servir pour ainsi dire de manomètre dans les relations internationales des grandes puissances.

  1. La taille n’est pas proprement un impôt, mais un droit permanent.
  2. Jean Ier est le fils posthume de Louis X, qui mourut après quelques jours et à qui succéda Philippe V.