Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle/31

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CHAPITRE II

LA RÉFORME

I. — Le Luthéranisme

La victoire du pape sur les conciles avait conservé à l’Église sa constitution monarchique, mais elle ne pouvait pas rendre et n’avait pas rendu au Saint-Siège l’hégémonie européenne qu’il avait perdue depuis Boniface VIII. Pie II eut beau rappeler solennellement (1460) aux princes catholiques leur subordination au souverain pontife, les princes savaient trop bien que cette prétention ne correspondait plus à la réalité pour croire utile de protester contre elle. S’il obtint de Louis XI le retrait de la Pragmatique Sanction, ce ne fut là qu’une satisfaction d’amour-propre. Le roi, auquel cette complaisance valut le titre de « roi très chrétien », fut heureux d’être débarrassé des garanties dont la Pragmatique entourait les élections épiscopales, et se hâta de profiter de leur disparition pour se soumettre plus étroitement le clergé de France. En Angleterre, en Espagne, dans les États bourguignons, bref partout où le pouvoir monarchique est puissant, Rome ne peut l’empêcher de disposer à son gré des plus hautes dignités ecclésiastiques et se contente des marques de déférence qu’il lui prodigue à condition qu’elle le laisse agir à sa guise. Son prestige est si fort en déclin que l’on écoute à peine ses exhortations à s’armer contre les Turcs. Et sans doute la déplorable impuissance dont l’Europe a fait preuve en face de ces barbares s’explique surtout par les rivalités, les jalousies, les intérêts divergents des États, mais on ne peut s’empêcher tout de même d’y voir aussi le résultat de son indifférence pour le chef de l’Église. A la voix d’Urbain VI, la chrétienté s’était soulevée avec enthousiasme contre les Musulmans de Syrie qui ne la menaçait pas ; à celle de Pie II, malgré l’imminence du péril, elle est restée impassible ; elle a vu sans s’émouvoir le successeur de Pierre réduit à prendre lui-même la croix et expirer de douleur et de fatigue à Ancône au moment de s’embarquer pour la guerre sainte (1463) sur la flotte vénitienne qui s’empressa de rebrousser chemin à la nouvelle de sa mort.

La papauté n’est plus désormais une puissance politique qu’en Italie, et là même elle le cède de beaucoup à Venise, au roi de Naples, aux Médicis et aux Sforza. Pour se maintenir, elle est obligée de détourner au profit de son pouvoir temporel une bonne partie des ressources qu’elle tire de la chrétienté ; si bien que sa primauté spirituelle sur le monde catholique paraît parfois se subordonner à ses intérêts territoriaux. Le prince semble souvent l’emporter chez le pape sur le souverain pontife, et cela d’autant mieux que la tiare n’est plus accordée qu’à des Italiens ; Adrien V (1521-1523) sera le dernier des papes ultramontains. En s’italianisant la papauté échappe en quelque mesure à l’ingérence des grandes puissances, mais aussi elle leur devient plus étrangère en même temps qu’elle s’imprègne d’un caractère national qui correspond assez mal à sa mission œcuménique. Rien d’étonnant si, dans de telles circonstances, le népotisme fait d’effrayants progrès au sein de la Curie. Chaque pape profite de son élévation pour assurer l’avenir de sa famille et celui de sa politique en introduisant, sans autrement s’inquiéter de leur capacité ou de leurs mœurs, le plus grand nombre possible de ses parents dans le Sacré Collège. Déjà les cardinaux d’Avignon avaient affligé bien de pieuses âmes. Que dire de ceux du xve siècle ! Au milieu même de ce monde de la Renaissance accoutumé à l’extrême licence de la vie des cours, ils ont fait scandale. Il faut remonter jusqu’au xe siècle, jusqu’à l’époque de Théodore, de Marosia et de Jean XII, pour retrouver un désordre moral comparable à celui dont Rome offre le spectacle sous le pontificat d’Alexandre VI (1492-1503) et même sous ceux de Jules II et de Léon X. Et encore la brutalité féodale lui fournissait-elle au xe siècle une excuse qu’on ne peut alléguer en sa faveur à la fin du xve siècle. Que l’on pense à l’impression qu’un croyant devait emporter de la capitale du monde chrétien à une époque où on y comptait (1490) 6.800 courtisanes, où les papes et les cardinaux affichaient leurs maîtresses, y reconnaissaient leurs bâtards et les enrichissaient aux frais de l’Église. C’est vraiment trop qu’un Borgia ait pu s’asseoir dans la chaire de Saint-Pierre. On souffre de la discordance excessive entre ce qu’est la papauté et ce qu’elle devrait être, et l’on voudrait trouver plus de sincérité religieuse dans les protecteurs des Bramante, de Rafaël et de Michel-Ange. Si admirable que soit la Renaissance à Rome, elle y a quelque chose de choquant ; la parure qu’elle a imposée à la métropole du monde catholique la rend trop étrangère à la Rome des grands papes du Moyen Age. Les successeurs des Innocent III et des Boniface VIII sont si imprégnés de l’esprit nouveau qu’ils ne respectent plus la tradition à laquelle ils doivent pourtant ce qui leur reste d’ascendant sur le monde. Il semble presque que l’Église ne soit plus pour eux qu’un moyen d’affirmer leur grandeur personnelle et que ce soit beaucoup plus leur gloire que celle du Christ que tant de monuments et d’œuvres d’art soient destinés à magnifier.

L’Église ne répond guère mieux que la papauté à sa mission religieuse. Mécontente ou découragée de l’échec des conciles, elle se laisse aller à l’apathie et s’accommode des abus et du relâchement que leur persistance semble justifier. Le haut clergé, à peu près entièrement recruté parmi les protégés soit de la Curie, soit des cours princières, est tout mondain. Quantité d’évêques ne reçoivent la prêtrise, s’ils la reçoivent, qu’au moment d’occuper leur siège, et ce n’est visiblement là qu’une formalité dont les mœurs de la plupart d’entre eux attestent qu’ils ne s’embarrassent guère. Les uns, gagnés aux goûts du jour, se piquent d’humanisme, et se font honneur de protéger les arts. D’autres, occupés de politique, résident plus à la cour que dans leurs diocèses. Presque tous mènent large et joyeuse vie, chassent, boivent et se divertissent. Naturellement, les chapitres ne valent pas mieux. En règle générale, leurs prébendes sont réservées à des cadets de famille dont plusieurs ne prennent pas même les ordres, ne portent pas le costume ecclésiastique, assistent à peine aux offices et entretiennent publiquement des concubines. Les curés de paroisses se contentent le plus souvent de percevoir les revenus de leur cure qu’ils font administrer par un desservant réduit à la portion congrue, ayant à peine de quoi subsister, méprisé de ses paroissiens à cause de sa misère et obligé pour vivre de faire argent de tout et d’exploiter âprement naissances, mariages et décès. Quant aux monastères, leur décadence est d’autant plus lamentable que l’on est en droit d’exiger d’eux plus de ferveur, plus d’austérité ou plus de science. Au commencement du xvie siècle, on peut affirmer qu’ils végètent tous dans la routine et l’application machinale de leurs règles. Les âmes vraiment pieuses qui y cherchent encore un refuge, s’y trouvent mal à l’aise au milieu de compagnons complètement dépourvus d’idéal et ne demandant au cloître qu’une vie tranquille, commode et assurée. Seuls les Dominicains développent encore une certaine activité. Mais l’œuvre de la scolastique étant achevée, il ne leur reste que le domaine inquisitorial à exploiter et, faute d’hérésies à combattre, ils cultivent avec ardeur la démonologie. Deux d’entre eux, publient à Strasbourg en 1487 le Malleus Maleficarum, traité abominable des méfaits et des turpitudes des sorcières.

Un tel clergé devait révolter l’opinion. Le contraste était trop éclatant entre sa conduite et la considération qu’il réclamait, les privilèges dont il jouissait et les revenus dont il disposait. L’aristocratie le méprisa pour sa grossièreté et son ignorance ; les bourgeois s’indignèrent de ses immunités financières ou judiciaires. Déjà les gouvernements commencent à prendre des mesures contre l’augmentation des terres de mainmorte et l’intervention des tribunaux d’Église en matière civile.

Pourtant la foi reste intacte. Depuis le xiie siècle, il semble bien qu’il n’y ait jamais eu aussi peu d’hérétiques que durant les cinquante années qui ont précédé le protestantisme. Le wyclifisme en Angleterre, le hussitisme en Bohême sont presque éteints. Mais cela justement est une preuve de la tiédeur religieuse des âmes.

Personne ne sort de l’Église, ni ne songe à en sortir, mais la religion est devenue surtout une habitude, une règle de vie dont on observe les rites beaucoup plus que l’esprit. De là le succès des indulgences dont la papauté, toujours à court d’argent, se laisse aller à autoriser à tout propos de nouvelles émissions. Sûrement ceux qui les achètent, oublient que la contrition est indispensable à leur efficacité et se figurent bonnement prendre une assurance contre les risques de la vie future. Naturellement tout le monde n’en est pas là. Il existe encore des âmes ferventes et religieuses pour lesquelles la foi est un besoin. Mais c’est le plus souvent en dehors de l’Église, dans le mysticisme individuel qu’elles en cherchent la satisfaction.

Et encore, au commencement du xvie siècle, le mysticisme est-il bien moins répandu qu’au milieu du siècle précédent. Le mouvement général des idées lui est trop opposé. A mesure que se répandent les tendances de la Renaissance, les meilleurs esprits envisagent la religion beaucoup moins comme une introduction à la vie divine que comme une doctrine morale. L’idéal de l’humanité que conçoivent Érasme, Morus, Vivès, est sans doute tout pénétré de christianisme mais d’un christianisme, si l’on peut ainsi dire, adapté aux nécessités de l’existence terrestre. De là leur antipathie à l’égard de l’ascétisme et de la théologie traditionnelle. Ils s’embarrassent assez peu du dogme et la vertu leur paraît certainement la forme suprême de la piété. Du reste, s’ils attaquent énergiquement les moines et ne cachent pas leur dédain pour la morale de la scolastique, ils se gardent soigneusement de rompre en visière avec l’Église. Ce sont des catholiques assez inquiétants, mais ce sont des catholiques ; le haut clergé, les cours, le pape lui-même ne leur cachent par leur sympathie ; ils espèrent sans éclat, sans crise, par la simple influence des progrès des idées, du bon sens, de l’instruction et grâce à l’appui des autorités sociales, amener une réforme religieuse pleine de mesure, de largeur et de tolérance.

Ce beau rêve ne dura qu’un moment ; il était au surplus irréalisable car le christianisme anti-ascétique des humanistes n’avait rien de commun avec celui de l’Église et la rupture se serait fatalement opérée entre celle-ci et celui-là si le temps l’avait permis. Les théologiens ameutés contre Érasme le voyaient très bien et, si le pape leur imposa silence, c’est que l’engouement pour la Renaissance était si grand qu’il empêcha tout d’abord d’apercevoir le péril. Le haut clergé courtisait les Érasmiens comme à la fin du xviiie siècle la noblesse française devait courtiser les « philosophes ». Le premier ne s’attendait pas plus à une révolution religieuse que le second à une révolution politique. Rien ne pouvait faire prévoir, en effet, l’explosion du luthéranisme. Sans doute, depuis la fin lamentable du Concile de Bâle, l’Allemagne était travaillée par un sourd mécontentement contre la papauté. On lui reprochait de disposer souverainement des plus hautes dignités ecclésiastiques, sans songer que c’était là une conséquence directe non de son mauvais vouloir pour la nation, mais de la constitution anarchique de l’Empire qui excluait toute possibilité d’y soumettre l’Église comme en France, en Angleterre ou en Espagne, au pouvoir de l’État. Les humanistes excitaient de leur côté cette mauvaise humeur. Ils enrageaient d’entendre les Italiens traiter de barbares les peuples du nord et par amour-propre se faisaient gloire, en latin classique, de descendre de ces Germains qui avaient jadis tenu tête victorieusement à l’ambition de Rome. Sous leur plume, sous celle de Ulrich de Hutten surtout, se rencontre pour la première fois, de façon naïve, cette opposition du germanisme et du romanisme dont on serait tenté de sourire si les passions politiques du xixe siècle ne l’avaient exploitée avec tant d’aveugle fureur au détriment de la civilisation. Leurs déclamations ne dépassaient pas un petit clan de lettrés, mais elles n’en contribuaient pas moins à entretenir à leur manière une tournure d’esprit anti-romaine. Les empereurs du Moyen Age n’avaient-ils pas d’ailleurs rencontré dans les papes leurs constants adversaires ? Sous sa forme païenne comme sous sa forme catholique, Rome apparaissait ainsi comme l’ennemie constante du peuple allemand.

À ces griefs d’amour-propre, la bourgeoisie en ajoutait de plus concrets. Comme partout, elle souffrait avec impatience les franchises du clergé, et se montrait assez brutalement anti-cléricale lorsque quelque incident lui en fournissait l’occasion. Mais nulle part ne se manifestait le besoin d’une réforme religieuse. Les âmes étaient habituées à la tradition et elles l’acceptaient. Il serait faux de croire que l’Allemagne était dévorée d’une soif spirituelle que l’Église ne parvenait plus à étancher, qu’elle se sentait à l’étroit dans le catholicisme et cherchait à s’unir plus intimement à Dieu. Il est trop facile de construire sur le terrain de la religiosité une opposition entre l’âme germanique et l’âme latine. La réalité ne montre rien de tel. Si le protestantisme est né en Allemagne, si la première forme qu’il a prise et les premiers progrès qu’il a faits ne s’expliquent que par le milieu allemand dans lequel il est né, cela ne prouve rien pour son prétendu caractère germanique. À l’Allemand Luther, il serait trop facile d’opposer ici le Français Calvin. La Réforme est un phénomène religieux ; elle n’est pas un phénomène national, et s’il est vrai qu’elle s’est répandue surtout chez les peuples de langues germaniques, ce n’est pas qu’elle y ait trouvé des esprits mieux faits pour la comprendre, mais qu’elle y a été favorisée par des conditions politiques et sociales qu’elle n’a pas rencontrées ailleurs.

Luther appartient au nombre de ces hommes qui, dans tous les pays et à toutes les époques, sont troublés jusqu’au plus intime de leur conscience par ces problèmes religieux qu’il est plus facile de sentir que de définir. Né en 1483, fils d’un mineur d’Eisleben (en Saxe), il avait, comme tant d’autres enfants du peuple, après s’être distingué à l’école, été destiné par son père à la carrière de juriste. Il fréquentait l’Université d’Erfurt depuis 1501 quand, en 1505, épouvanté par l’idée de la mort qui avait failli le frapper pendant un orage, il renonça à sa carrière et prit l’habit dans un monastère d’Augustins. Comme tant d’autres aussi, il ne trouva pas le repos de l’âme dans la vie ascétique et, en 1508, il fut heureux d’être désigné par le général de son ordre pour occuper une chaire à la Faculté de Théologie de l’Université de Wittenberg. C’est là qu’en 1517, la fameuse thèse qu’il afficha contre la vente des indulgences le fit brusquement sortir de l’obscurité et marqua le point de départ de la Réforme.

Luther était-il dès lors décidé à rompre avec l’Église ? il est difficile de le dire. Mais son tempérament volontaire et fougueux excité par la contradiction l’emporta bientôt aux extrêmes. Il se sentait encouragé d’ailleurs par l’opinion. Les protestations de la Diète d’Augsbourg en 1518 contre les exactions de la fiscalité pontificale durent fortifier sa résolution. Il était sûr de lui-même, il aimait la lutte et il avait à la fois pour la soutenir la fougue de l’orateur et celle du pamphlétaire. De même que Wyclif, de même que Hus, il veut s’adresser à la nation et c’est dans sa langue qu’il écrit. Rien de mieux fait que son style plein d’humour, de passion, de colère, pour remuer les âmes et les conquérir. Ajoutez à cela que de sa petite Université de Wittenberg, l’imprimerie porte sa puissante parole à travers toute l’Allemagne. À peine la querelle est-elle entamée, elle retentit partout. Pour la première fois, une question religieuse est débattue devant le peuple, mise à sa portée, soumise à son jugement. La Lettre à la noblesse allemande, les petits traités intitulés La captivité de Babylone de l’Église et La liberté du chrétien, tous publiés en 1520, sont, si l’on peut ainsi dire, des brochures de propagande et le succès en fut prodigieux. Jusqu’alors c’est par la prédication et l’apostolat que les doctrines des adversaires de l’Église s’étaient répandues dans les masses. Le luthéranisme s’est imposé par la lettre moulée et l’on peut voir dans la rapidité de sa diffusion la première manifestation de la puissance de la presse.

A mesure que Luther combat, sa pensée se précise et s’enhardit. Le débat sur les indulgences se transforme presque tout de suite en une attaque contre la papauté, puis contre toute l’organisation traditionnelle de l’Église. En 1518, il n’est encore question que d’en appeler du pape au concile. Mais déjà l’année suivante la papauté est proclamée d’origine purement humaine, le concile lui-même capable d’erreur et l’écriture seule infaillible. En 1520, le pas décisif est fait : la justification du chrétien se trouve dans la foi, non dans les œuvres ; la croyance au Christ fait de tout chrétien un prêtre ; la messe ainsi que les sacrements, sauf le baptême, l’eucharistie et la pénitence, sont rejetés ; le clergé n’a aucun droit que ne possède point la société laïque ; il est comme celle-ci soumis au pouvoir du glaive séculier dont l’autorité s’étend sur l’Église comme sur l’État.

Luther ne fait que s’avancer plus loin dans la voie qu’avaient ouverte avant lui Wyclif et Jean Hus. Sa théologie continue la théologie dissidente du Moyen Age : ses ancêtres sont les grands hérétiques du xive siècle ; il n’est en rien influencé par l’esprit de la Renaissance. Sa doctrine de la justification par la foi est apparentée au mysticisme, et si, comme les humanistes encore que pour des motifs bien différents des leurs, il condamne le célibat et la vie ascétique, il se place en opposition complète avec eux en sacrifiant complètement à la foi le libre arbitre et la raison.

Pourtant, les humanistes n’ont pas laissé d’applaudir ses bruyants débuts, applaudissements discrets, il est vrai, de gens désireux de ne pas se compromettre, un peu inquiets d’ailleurs de tant de violence, mais enchantés des rudes coups portés aux moines et aux scolastiques et comptant bien qu’après ces grands éclats on écoutera plus volontiers leur modération et leur sagesse. Partout où leur esprit domine, le luthéranisme naissant ne rencontre que sympathie : il en est ainsi dans les Pays-Bas à la cour de Marguerite d’Autriche, en France à celle de François Ier. Quant à l’Allemagne, ce n’est pas de la sympathie, c’est de l’enthousiasme qu’elle manifeste. La bourgeoisie des villes libres du sud surtout, plus remuante, plus active que celle du nord, adhère aussitôt aux tendances nouvelles. A vrai dire, les idées religieuses du réformateur ne sont comprises que d’un très petit nombre d’âmes vraiment pieuses. Pour la masse elle est entraînée surtout par les attaques contre le clergé et contre Rome. La doctrine de la justification par la foi leur échappe et personne encore ne songe à une rupture dogmatique avec l’Église, mais elle est profondément remuée par les déclamations enflammées contre le trafic des choses saintes et des sacrements, contre les abus de la vie monastique, contre l’arrogance enfin de ces prêtres qui se proclament l’Église alors que l’Église appartient à tous les chrétiens. Déjà nombre de moines abandonnent leurs couvents ; des curés, du haut de la chaire, se prononcent pour le mouvement. On se met à lire et à interpréter la Bible. Une ferveur naïve s’exhale contre ce clergé qui, durant si longtemps, a trompé le peuple en lui cachant la vraie religion contenue dans le livre saint. Une partie de la noblesse ne témoigne pas moins d’ardeur. Le patriotisme allemand, la haine de Rome, l’espoir confus d’une régénération de l’Empire, aussi bien politique que religieuse, animent les chevaliers qui se groupent autour d’Ulrich de Hutten et de Frans von Sickingen. Cependant, les princes réfléchissent. Quelles perspectives ne leur offre pas l’espoir de séculariser les biens ecclésiastiques ? De quel attrait ne relève-t-il pas la parole de Dieu, et combien séduisante apparaît la tâche de faire triompher la cause de l’Évangile en réalisant la plus profitable des affaires ! En somme, chez la très grande majorité de ses premiers adhérents, le luthéranisme est beaucoup plus une révolte contre la papauté qu’un soulèvement du sentiment religieux.

Et ses progrès sont d’autant plus faciles que l’Église n’est défendue par personne. Ni le peuple, ni les princes ne lui viennent en aide. Elle même fait preuve d’une étonnante apathie. Quelques théologiens polémisent bien contre Luther, mais elle renonce à agir sur ces masses qui, après lui avoir obéi si longtemps, tout à coup se tournent contre elle. On dirait qu’elle doute de ses propres forces et son impuissance au milieu d’un tel conflit augmente naturellement l’audace de ses adversaires. Luther ne craint pas de brûler sur le marché de Wittenberg la bulle qui le condamne (10 décembre 1520).

L’empereur Maximilien était mort le 12 janvier 1519, au moment même où la crise allait prendre toute sa gravité. Elle n’exerça pas la moindre influence sur la décision des électeurs. Entre François Ier et Charles-Quint, ce ne fut pas la question religieuse mais uniquement la question d’argent qui les fit se prononcer pour ce dernier.

L’attitude qu’il allait prendre à l’égard de la Réforme n’était pas douteuse. Quand bien même il eût éprouvé pour elle quelque sympathie, la politique lui eût interdit de la montrer. Sa puissance reposait avant tout sur l’Espagne, et quelle apparence qu’un roi d’Espagne pactisât avec l’hérésie ? Comment, au surplus, eût-il songé à se brouiller avec la papauté, au moment même où son appui lui était indispensable pour résister en Italie aux entreprises de la France ? Ses intérêts les plus évidents s’alliaient donc à ses convictions personnelles pour faire de lui le défenseur de l’Église. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il s’en dissimulât les abus ; il appelait de tous ses vœux un concile général, et les prétentions temporelles de la papauté trouvèrent en lui un adversaire énergique. Mais catholique autant que conservateur, il vécut dans la croyance traditionnelle que l’Église est la condition, la base même de l’ordre social et que son maintien est aussi indispensable au salut des âmes qu’à l’existence de toute autorité terrestre.

Si l’Allemagne eût été un État, les destinées de la Réforme se fussent trouvées singulièrement compromises sous le gouvernement d’un prince ainsi disposé. En France ou en Angleterre, il lui eût fallu aussitôt soit céder à la couronne, soit la combattre. Les historiens protestants ont tort de déplorer le manque d’unité politique de l’Allemagne au commencement du xvie siècle ; ce sont la faiblesse de son pouvoir monarchique et le caractère rétrograde et particulariste de ses institutions, qui ont sauvé le luthéranisme, ou du moins qui lui ont assuré cette diffusion rapide et facile si on la compare aux luttes formidables que le calvinisme, dans des États plus avancés et plus puissants, eût à soutenir dès sa naissance.

A peine arrivé dans l’Empire, Charles s’empressa de soumettre la question religieuse à la Diète convoquée à Worms au mois d’avril 1521. Luther, cité devant l’assemblée, dont une grande partie lui était favorable et jusqu’aux portes de laquelle il s’avança au milieu des acclamations de la foule, n’avait pas à redouter le sort de Jean Hus au Concile de Constance. Il refusa de se rétracter et on le laissa librement sortir de la ville (17 avril 1521). Quelques semaines plus tard (8 mai), un édit impérial le mettait ainsi que ses adhérents au ban de l’Empire. Mais personne ne pouvait se faire illusion sur la portée de cette mesure. L’Empire manquait de tous moyens d’en imposer l’observation et, en réalité, elle ne fut appliquée nulle part. Elle n’entrava pas plus la diffusion des idées qu’elle condamnait, qu’elle ne mit en péril la sécurité de ceux qui continuèrent à les répandre.

Charles dut se résigner à cet échec. En guerre avec François Ier, il lui était impossible de déchaîner en Allemagne une lutte religieuse qui eût doublé les chances de son adversaire. Mais ce qu’il ne pouvait faire dans l’Empire, il le pouvait dans les Pays-Bas, et il se hâta d’y organiser la répression de l’hérésie avec une rigueur impitoyable. Dès 1520, il y avait promulgué contre elle un premier « placard » et l’année suivante, il y ordonnait la stricte observation de l’édit de Worms. Ce n’était là que le prélude de ce qu’il méditait. Il eût voulu imposer à ses provinces bourguignonnes l’inquisition d’Espagne et s’il y renonça devant l’opposition unanime de ses conseillers, du moins y organisa-t-il un système répressif aussi exactement calqué sur le Saint-Office espagnol qu’il fut possible de le faire sans soulever l’opinion publique. En 1522, il chargeait un membre du Conseil du Brabant de la poursuite des hérétiques. Les protestations du pape contre cette inquisition laïque ne dépendant que de l’État la firent abandonner l’année suivante. En 1524, des instituteurs apostoliques mais désignés par le gouvernement fonctionnèrent à sa place. A cela s’ajoutent jusqu’à la fin du règne, une série de « placards » de plus en plus violents et impitoyables allant jusqu’à forcer les tribunaux laïques à poursuivre et à frapper de mort ceux qui n’étant pas théologiens auront discuté de la foi ou qui, connaissant des hérétiques, ne les auront pas dénoncés.

Il en fut de cette persécution religieuse comme de toutes celles qui l’ont précédée. Elle haussa jusqu’à l’héroïsme les âmes les plus nobles et les plus sincères. Il était réservé aux Pays-Bas de fournir à la Réforme ses premiers martyrs. Le Ier juillet 1523, deux Augustins d’Anvers, Henri Voes et Jean van Essen étaient livrés aux flammes sur le grand marché de Bruxelles. Luther les chanta dans un de ses plus beaux cantiques et, dès l’année suivante, Érasme constate « que leur mort a fait beaucoup de luthériens ».

On peut se demander ce qu’il serait advenu du luthéranisme en Allemagne s’il n’eût été possible, de l’y professer qu’au péril de sa vie. A tout le moins peut-on assurer que l’expansion en eût été singulièrement ralentie et que sa rapidité s’explique surtout par le peu de risques que couraient les novateurs. Rien n’est moins héroïque que son histoire, et il est permis de penser que la souplesse dont l’Église luthérienne devait faire preuve dans la suite à l’égard de l’autorité temporelle n’eût pas été aussi prononcée si elle s’était trouvée obligée, à ses débuts, de sacrifier à sa foi le sang de ses fidèles. Le moment n’était pas éloigné d’ailleurs ou, bien loin d’avoir à résister aux princes, elle allait se placer sous leur égide.

L’Église était depuis des siècles tellement mêlée à la société qu’on n’avait jamais attaqué la première sans ébranler en même temps la seconde. L’hérésie des Albigeois au xiie siècle avait provoqué des aspirations communistes. Wyclif a contribué sans le vouloir au soulèvement agraire de 1381 et l’on sait que le hussitisme est tout pénétré de revendications sociales. La propagande luthérienne ne devait pas faire exception à la règle. Personne, sans doute, n’était, au point de vue temporel, plus conservateur que Luther. Bien différent des humanistes et bien moins moderne, il acceptait l’ordre de choses traditionnellement établi ; il n’était révolutionnaire qu’en matière religieuse et ses attaques furibondes contre l’autorité de Rome contrastent singulièrement avec sa docilité à l’égard des autorités laïques. Mais en pénétrant au sein des masses, sa propagande devait arriver bientôt à y émouvoir ces sentiments confus que l’extrême misère accumule en leurs fonds, force redoutable qui, une fois déchaînée, échappe à toute direction et n’obéit qu’à elle-même.

On se rappelle que, depuis la fin du xive siècle, la condition des paysans allemands n’avait cessé d’empirer. Les tendances capitalistes du siècle suivant avaient encore favorisé l’exploitation à laquelle les soumettait une noblesse brutale et sans pitié. Dans la littérature allemande comme dans l’art allemand du xvie siècle, le bauer est traité avec un mépris extraordinaire. Il semble qu’on ne voie en lui qu’une brute dégoûtante ou ridicule à l’égard de laquelle tout est permis. Et en fait, les seigneurs se permettaient tout au détriment de ces malheureux : rétablissement du servage, renforcement des corvées, confiscation des biens communaux, diminution des tenures, augmentation de toutes les prestations utiles, des droits de justice, des services de toute espèce. Contre le burg féodal qui les opprimait, les pauvres gens de chaque seigneurie étaient sans défense. Ils acceptaient leur sort et se résignaient, lorsque l’agitation religieuse qui troublait les villes, commença à se répandre parmi eux. La religion était la plus vieille et la plus sacrée des habitudes, la forme nécessaire et le fondement même de l’existence, et ils la voyaient impunément attaquée, raillée, bravée en face. La crainte et le respect du clergé disparaissaient. Comment auraient-ils pu conserver le respect et la crainte des seigneurs ? Les abus que l’on reprochait à l’Église leur apparaissaient bien moins clairement que les injustices dont ils avaient à souffrir de la part des nobles. Et à mesure que l’agitation se répandait parmi eux, elle les rapprochait les uns des autres dans la communauté d’une même colère. Leur faiblesse était venue de leur isolement. Émus par les mêmes passions, ils se sentaient forts et, en 1528, les premières émeutes révélèrent soudain la grandeur d’un péril qu’on méprisait trop pour avoir pu le prévoir.

Le mouvement se répandit rapidement dans toute l’Allemagne du sud, du Luxembourg aux montagnes de Bohême. Ça et là même, le peuple des villes se joignit aux révoltés. Leurs revendications inscrites dans les « douze articles des paysans » sont beaucoup plus sociales que religieuses. Ils réclament le retour à l’Évangile, mais surtout à la liberté, et à la liberté telle qu’ils la comprennent c’est-à-dire la liberté de pouvoir jouir librement des bois et des prairies, puis d’être débarrassés des corvées illégales et de la tyrannie arbitraire des hobereaux. Leurs bandes se répandent irrésistibles et la terreur qu’elles provoquent sur leur passage paralyse toute résistance. A la brutalité dont ils ont si longtemps souffert, elles répondent par la brutalité. Des châteaux, des monastères sont livrés aux flammes. La crainte est si générale, l’explosion si soudaine que des comtes, des princes, des électeurs s’humilient à traiter avec les masses soulevées et à adhérer aux « douze articles ». Mais déjà ceux-ci ne suffisent plus aux espoirs qu’a excités le succès et aux passions qu’il attise. Les vieilles rêveries mystiques et communistes qui, depuis le Moyen Age, restent diffuses dans le peuple, s’emparent de nouveau des esprits. Thomas Münzer en Thuringe fanatise les paysans par la promesse d’un monde de justice et d’amour conforme à la volonté divine et dont la réalisation exige le massacre des méchants. L’effet de ces prédications sur des âmes simples et violentes fut de transformer la révolte agraire en une espèce de terreur mystique. Ses excès hâtèrent l’organisation d’une résistance que la soudaineté de ses premiers succès avait d’abord retardée, mais qui était inévitable. La noblesse unit ses forces contre celles des paysans. Ils acceptèrent le combat. Le 15 mai 1526, ils étaient taillés en pièces à Frankenhausen. Les vainqueurs furent d’autant plus impitoyables qu’ils avaient été plus épouvantés. Ils assouvirent longuement leur haine sur ce peuple qui venait de les braver. Le joug retomba sur les paysans, plus lourd que jamais. Ils devaient le porter désormais avec une docilité résignée jusqu’au commencement du xixe siècle.

La crise de l’anabaptisme marque mieux encore le désarroi religieux auquel la disparition trop brusque de l’autorité ecclésiastique abandonna les âmes populaires. Prenant à la lettre la prédication luthérienne, les premiers anabaptistes qui apparaissent en Suisse dès avant 1525, prétendirent soumettre, non seulement leur foi, mais la société même aux enseignements du livre saint. Puisqu’il contenait la parole de Dieu, il fallait s’y conformer rigoureusement. Qu’était-il besoin d’Église et d’État ? L’observation de la Bible devait suffire au salut des âmes comme aux rapports entre les hommes. Les vieilles hérésies du Moyen Age ne pouvaient manquer de mêler leurs doctrines à l’interprétation de l’écriture. Le manichéisme populaire, fondé sur l’opposition de la chair et de l’esprit, n’avait jamais complètement disparu depuis les Albigeois. Il se ranima, mêlé à des visions apocalyptiques et à des tendances mystiques qui s’étaient si largement répandues depuis le xive siècle. Les justes se croient appelés à faire un monde nouveau où tout sera fraternellement mis en commun, les biens comme les femmes. Ces rêverie trouvèrent accès très facilement dans les couches inférieures des populations urbaines, parmi les compagnons des métiers et les ouvriers salariés de l’industrie capitaliste à ses débuts. Se propageant de proche en proche parmi les travailleurs manuels, elles atteignirent rapidement les Pays-Bas où l’industrie plus active que partout ailleurs lui préparait admirablement le terrain. On ne s’étonnera point que ses adeptes aient été traqués férocement par les pouvoirs publics. Catholiques et luthériens rivalisèrent de férocité contre cette hérésie si révolutionnaire. La persécution ne fit d’ailleurs qu’aggraver le péril. D’utopique qu’il avait été jusqu’alors, l’anabaptisme devint une doctrine de haine et de combat. Les pauvres gens n’attendent plus seulement de lui la délivrance, mais la vengeance. Beaucoup d’entre eux paraissent avoir été de véritables hallucinés aussi prêts à mourir pour leur foi qu’à y sacrifier sans pitié le reste du monde. Vers 1530, une espèce de délire mystico-social semble s’être emparé de la Hollande. Presque tout le bas peuple des villes y est en proie. Dans certaines d’entre elles on estime que les deux tiers des habitants sont infectés et les massacres, les condamnations sommaires, les noyades, la mise hors la loi de tous ceux qui adhèrent à la secte ne parviennent pas à en arrêter les progrès. C’est d’Amsterdam et de ses environs que partent en 1534 les prophètes qui, profitant d’une révolte de la ville de Munster contre son évêque, vont y établir le « Royaume de Dieu ». A aucun autre moment de l’histoire peut-être ne s’est révélé d’une manière aussi frappante jusqu’où la passion, l’illusion religieuse et l’espoir de réaliser la justice sociale peuvent entraîner les masses populaires. Pendant douze mois, bloqués par les troupes des princes du voisinage, protestants et catholiques, les anabaptistes de Munster organisèrent avec une espèce de folie leur « Nouvelle Jérusalem ». La polygamie et le communisme y furent institués et pratiqués par toute la population. Une utopie mystique et socialiste devint pour un moment une réalité. L’assaut donné à la ville le 24 juin 1535 termina par un bain de sang cet accès de folie collective. Ce n’est que de nos jours qu’ont été descendues de la tour de la cathédrale les cages de fer qui ont longtemps balancé au souffle du vent les os calcinés du prophète Jean de Leyde et du bourgmestre Knipperdalling. La prise de Munster mit fin à la crise violente de l’anabaptisme, mais elle ne le fit pas disparaître. Jusque vers la fin du xvie siècle, ses tendances révolutionnaires se conservèrent au sein du peuple comme le catharisme s’y était conservé après la grande persécution du xiiie siècle. Mais chez la plupart de ses adhérents, il en revint à la simplicité évangélique de ses débuts, et c’est dans cet esprit qu’il s’est perpétué jusqu’à nos jours au sein du monde protestant d’Europe et d’Amérique.

La guerre des paysans et l’anabaptisme eurent pour résultat de détourner de Luther les humanistes et les érasmiens qui, épouvantés de tant de violences, se rejetèrent vers l’Église. Luther n’était pas moins effrayé. Il avait violemment attaqué les révoltés et applaudi sans pitié à leurs défaites. C’en fut fait désormais des tendances populaires qu’il avait montrées au début. Le seul moyen d’assurer le salut de la Réforme lui parut être de la placer sous la protection et la direction des princes. Les connaissant, il ne pouvait ignorer que la tiédeur religieuse était générale parmi eux. Sauf les ducs de Bavière aussi fermement catholiques que les Habsbourg, les -autres étaient tout disposés à conformer leur foi à leurs intérêts. On ne rencontre chez aucun d’entre eux la moindre trace d’idéalisme, le plus faible accent de conviction sincère ou désintéressée. Sans doute, ils étaient mécontents de l’Église, mais sans doute aussi, ils n’eussent pas rompu avec elle si cette rupture ne leur avait donné l’occasion de séculariser ses biens, de confisquer ses revenus et, en se proclamant chacun chez soi chef de l’Église territoriale, de doubler leur autorité et leur influence sur leurs sujets. Ce sont des considérations tout à fait terrestres qui déterminèrent la conduite de ces défenseurs de la foi nouvelle. Parmi toutes les confessions religieuses, le luthéranisme est la seule qui, au lieu d’exhorter ses protecteurs à lui sacrifier leur vie et leur fortune, se soit présentée à eux comme une bonne affaire.

L’électeur de Saxe et le Landgrave de Hesse ouvrirent la voie où d’autres devaient bientôt les suivre. En 1525, le grand maître des chevaliers Teutoniques, Albert de Brandebourg, adoptait la Réforme afin de pouvoir séculariser l’ordre et le transformer, à son profit, en principauté laïque. Les ducs d’Anhalt, de Lunebourg, de Frise, les margraves de Brandebourg, de Bayreuth, se prononcèrent également pour l’Évangile. Après avoir débuté au milieu de la bourgeoisie du sud de l’Allemagne, le luthéranisme devient ainsi, par l’adhésion des princes, la religion du nord. Car la confession des princes détermine celle de leurs sujets, comme jadis, durant le grand schisme, elle avait déterminé leur obédience au pape de Rome ou à celui d’Avignon. La question de conscience est donc traitée comme une question de discipline. On ne se serait pas attendu à cela dans une religion qui proclame la justification par la foi et reconnaît un prêtre dans chaque chrétien. Il y a là sûrement une contradiction que l’on ne peut expliquer que par le besoin de plus en plus fortement ressenti par Luther de sauvegarder l’avenir de ses fidèles par la protection du pouvoir temporel. Quant aux peuples, ils se laissèrent imposer leur religion par l’autorité temporelle avec une docilité qui suffit à prouver la valeur du vieux cliché littéraire sur l’individualisme germanique. Les convictions les plus sacrées de chacun étaient en jeu et pourtant il n’y eut ni révoltes, ni résistance. Les catholiques allemands paraissent avoir adopté aussi facilement le luthéranisme sur l’ordre de leurs princes que les Francs du Ve siècle renoncèrent à leurs dieux après le baptême de Clovis. Il faut en conclure sans doute que leur foi n’était pas très vive, mais la raison de leur attitude se trouve aussi dans la stagnation complète de la vie politique en Allemagne. Personne ne songeait à y contester les droits des princes ; on était accoutumé à se laisser gouverner par eux ; nulle part n’y existaient de ces privilèges qui, comme dans les Pays-Bas ou en Espagne, limitaient leurs prérogatives. On les laissa donc sans protester se substituer aux évêques, nommer des super-intendants du clergé, supprimer les fondations ecclésiastiques, fermer les monastères, séculariser leurs biens, organiser des écoles, bref, chacun chez soi substituer à l’Église universelle soumise au pape, une Église territoriale (Landeskirche) soumise au pouvoir séculier.

Et pourtant, l’édit de Worms n’était pas abrogé : Luther et ses adhérents restaient au ban de l’Empire et, dans les Pays-Bas, Charles-Quint promulguait contre eux des « placards » de plus en plus sanguinaires. Mais la guerre contre François Ier le retenait loin de l’Allemagne et l’obligeait à patienter. Son frère Ferdinand, auquel il avait cédé les domaines héréditaires de la maison des Habsbourg, et qui le représentait en son absence, était lui-même trop occupé par les attaques des Turcs dans la vallée du Danube et par le soin de se faire reconnaître par les Hongrois comme successeur de leur roi Louis qui venait de périr à la bataille de Mohacz (1526), pour songer à entraver les progrès de la Réforme. Ce furent donc les Français et les Turcs qui permirent à cette idée de gagner le temps indispensable pour s’assurer ses positions. En 1526, la Diète de Spire arrêtait qu’en attendant l’arrivée de l’empereur, chacun pourrait agir librement dans les matières condamnées par l’édit de Worms. Lorsque trois ans plus tard, Charles voulut la faire revenir sur cette décision, cinq princes et quelques villes formulèrent aussitôt la protestation d’où est resté depuis lors aux partisans de la foi nouvelle, le nom de protestants.

C’est seulement en 1530, à la Diète convoquée à Augsbourg par Charles après son couronnement impérial, que se produisit la rupture inévitable. Le débat théologique, au cours duquel Mélanchton donna lecture de la « confession d’Augsbourg », ne pouvait aboutir qu’à renforcer chaque parti dans sa croyance. Il était trop tard pour espérer une conciliation qui n’eût peut-être pas été impossible dix ans plus tôt. Les princes protestants quittèrent l’assemblée, dont la majorité encouragée par l’empereur, ratifia solennellement l’édit de Worms, condamna toutes les nouveautés religieuses et ordonna un retour général à l’Église.

Les princes protestants se préparèrent dès lors à une lutte qu’ils jugeaient inévitable. En 1531, ils se confédéraient à Smalkalde, avec un certain nombre de villes. Ils n’ignoraient pas que l’empereur, toujours impliqué dans la guerre de France, céderait devant une attitude énergique. L’année suivante, en effet, il proclamait la Paix de religion de Nuremberg, interdisant toute guerre religieuse jusqu’à la réunion d’un concile ou de la prochaine diète. Cet aveu d’impuissance augmenta naturellement la confiance des protestants. Philippe de Hesse, le plus remuant d’entre eux, profita de la situation pour affaiblir autant qu’il se pouvait la puissance de la maison de Habsbourg. Secondé par des subsides du roi de France, il remit le duc de Wurtenberg en possession de son duché que Ferdinand avait réuni à l’Autriche, et le protestantisme y fut aussitôt introduit (1534). Un peu plus tard, le dernier prince laïc de l’Allemagne du nord qui fût resté fidèle au catholicisme était expulsé de ses domaines (1542). Déjà l’archevêque de Cologne manifestait l’intention de passer à la Réforme. L’archevêché de Magdebourg et celui de Halberstadt étaient sécularisés.

Enfin, la paix conclue à Crespy avec la France (1544) permit à Charles-Quint de s’occuper des affaires d’Allemagne. Le pape venait de décider la réunion d’un concile général et ainsi de le délier de ses engagements de Nuremberg. Le moment d’attaquer la Ligue de Smalkalde était arrivé.

Si les intérêts de la foi l’avaient emporté chez les princes protestants sur les intérêts personnels, tous se fussent unis les uns aux autres pour affronter le choc. Cependant, il n’y eut rien de plus facile que de gagner par des promesses d’agrandissement la neutralité ou même la coopération de plusieurs d’entre eux contre leurs coréligionnaires. Le luthérien Maurice de Saxe se distingua particulièrement comme l’allié du souverain catholique dans cette lutte contre les luthériens. Les bandes espagnoles du duc d’Albe firent le reste. La bataille de Muhlberg anéantit la Ligue de Smalkalde (24 avril 1547). L’électorat de Jean-Frédéric de Saxe fut donné à Maurice. Philippe de Hesse se soumit. L’année même, Charles faisait accepter à la Diète d’Augsbourg un intérim qui, en attendant la décision du Concile, établissait la situation religieuse des pays réformés.

Ce ne fut pas le triomphe du catholicisme. Ce fut le triomphe de l’empereur qui épouvanta les vaincus. Ils redoutaient bien plus de tomber sous le joug de Charles et de perdre leur autonomie princière, que de repasser sous l’obédience de Rome. Maurice de Saxe, qui ne voulait pas plus qu’eux la suprématie des Habsbourg dans l’Empire, se rejeta de leur côté. Le manque d’idéalisme national était encore plus grand chez eux que le manque d’idéalisme religieux. Allemands et luthériens, ils n’hésitèrent pas à acheter le secours du roi catholique de France, Henri II, en lui livrant une partie de ce que, partout ailleurs que dans l’Empire, on eût appelé la patrie ou du moins l’État. Par le Traité de Chambord (1552), ils lui reconnurent le droit de s’annexer les trois évêchés de l’ouest, Metz, Toul et Verdun. Feignant de craindre que Charles leur imposât la « servitude espagnole », ils saluèrent Henri du nom de protecteur de la liberté allemande. Ils ne voyaient en lui bien entendu que le protecteur de leur particularisme politique que renforçait si à propos le particularisme religieux.

Une fois de plus, le luthéranisme fut donc sauvé par la France. Charles, obligé de courir à la frontière lorraine, lui abandonnait le terrain et il n’eut plus, jusqu’à son abdication, l’occasion de revenir à la charge. Aussi catholique que lui, son frère et successeur Ferdinand, toujours menacé par les Turcs en Hongrie, s’empressa de pacifier l’Allemagne. La paix de religion conclue par la Diète d’Augsbourg le 25 septembre 1555 trancha la question. Elle reconnut aux princes le jus reformandi, c’est-à-dire le droit d’embrasser la Réforme, soit qu’ils l’eussent fait déjà, soit qu’ils voulussent le faire dans l’avenir. Les sujets étaient tenus de professer la religion des princes, sauf la faculté d’émigrer après avoir vendu leurs biens. Une exception était établie en faveur des principautés ecclésiastiques qui devaient en tous cas rester catholiques. Le changement de confession par le prince ne devait y avoir pour conséquence que son abdication.

Ainsi faite, la Paix d’Augsbourg apparaît beaucoup moins comme une paix de religion que comme un simple compromis politique. Il est impossible de se désintéresser plus complètement de la liberté de conscience. La religion du peuple y est abandonnée à l’arbitraire du prince, comme une simple question d’administration interne. Le droit de professer librement la croyance n’est reconnu qu’aux têtes couronnées : la masse n’a que celui d’obéir. Sans doute, il faut voir en cela une conséquence du principe de la religion d’État qui, appliqué jusqu’alors au profit de l’Église seule, est étendu maintenant au luthéranisme. L’intolérance est égale de part et d’autre et la nouvelle religion ne souffre pas plus que l’ancienne de dissidents parmi elle. La Paix d’Augsbourg n’introduit d’ailleurs rien de nouveau. L’état de choses qu’elle ratifie est celui qui existait déjà en fait, on l’a vu, dans toutes les principautés réformées.

Mais avec elle, le fait devient le droit ; le protestantisme obtient sa place au soleil et son avenir est assuré. La majestueuse unité chrétienne est officiellement rompue. L’Église, pour ne s’être pas réformée assez tôt, voit s’élever une Église rivale. Elle avait jusqu’ici impitoyablement écrasé l’hérésie, et la voici forcée d’en souffrir la présence. C’est que le pouvoir séculier, cessant de combattre pour elle, a passé lui-même à l’hérésie. Non seulement il la reconnaît comme la vérité religieuse, mais il profite encore du besoin qu’elle a de sa protection pour lui imposer une organisation ecclésiastique dont il est le maître. Avec le luthéranisme, c’est bien plus en effet que la religion d’État, c’est l’Église d’État qui apparaît. L’État qui nomme, qui forme, et qui surveille le clergé, bénéficie désormais de la force immense qu’il exerce sur les âmes. Par lui, il possédera et donnera l’enseignement qui lui avait jusqu’alors échappé. Dès le xviie siècle, il rendra l’école obligatoire et ses attributions s’étendront, on devine avec quel profit pour lui, à la formation et à la direction des idées.

L’obéissance au prince sera enseignée aussi efficacement par les pasteurs que l’obéissance au pape par les Jésuites. La puissance civile bénéficiera de tous les progrès que fera la foi nouvelle à mesure qu’elle imprégnera davantage les esprits. La discipline, le respect de l’autorité, la confiance dans le pouvoir sont autant de caractères qu’elle a transmis à l’Allemagne moderne. C’est elle finalement qui devait rendre possible un État tel que la Prusse, c’est-à-dire un État où se rencontrent les vertus du sujet, du fonctionnaire et du militaire mais où l’on cherche vainement celles du citoyen.

II. — Extension de la Réforme. Le Calvinisme

On ne pourrait peut-être pas trouver d’exemple plus propre à faire apprécier à sa valeur exacte le rôle des « héros »historiques, que celui de Luther. Si grande qu’il faille faire sa part dans le succès de la Réforme, ce succès s’explique avant tout par la situation morale et politique de l’Allemagne au commencement du xvie siècle. C’est parce que les temps étaient révolus que la dispute sur les indulgences s’est transformée presque tout de suite en une révolution religieuse. Cinquante ans plus tôt, le même homme, avec la même conviction, la même fougue, la même éloquence y eût tout au plus intéressé quelques théologiens de sa province et le silence se serait fait sur lui comme sur tant d’autres de ses précurseurs. Mais il y a plus, et l’on peut constater facilement que les idées fondamentales elles-mêmes du luthéranisme n’appartiennent point en propre à Luther. Dans les Pays-Bas, Wessel Gansfort, mort ignoré en 1489 et dont les œuvres ne furent publiées qu’en 1522, en avait déjà formulé la plupart et on les retrouve en France parmi les membres du petit cercle qui se groupait vers 1515 autour de Lefèvre d’Étaples. Elles attendaient pour ainsi dire au seuil de l’Église, le moment de l’envahir. Luther les a poussées en avant puis en a pris la direction. Il a été un grand « meneur » moral, mais on sait que les meneurs, s’ils sont indispensables aux révolutions, n’en sont pas les auteurs.

Il est aussi dans la nature des révolutions d’être contagieuses ; celle-ci ne devait pas faire exception à la règle. Cependant, la forme que le luthéranisme prit de si bonne heure en Allemagne par son alliance intime avec les princes, devait l’empêcher, après avoir déchaîné la Réforme, d’en diriger la destinée et d’en conserver la direction. Wittenberg, qui avait semblé un moment devenir le centre commun des fidèles de l’Évangile, déçut bientôt leurs espoirs. Étroitement soumises au pouvoir séculier, les Landeskirchen manquaient de la liberté d’allures et de l’indépendance qu’eût exige une propagande fructueuse au dehors. Elles s’étaient trop entièrement conformées au milieu politique allemand pour pouvoir s’adapter à d’autres milieux. Leur nationalisme, si l’on peut ainsi dire, leur interdisait à l’avance d’exercer une influence universelle. La seule conquête du luthéranisme est celle des pays Scandinaves parce que les rois s’y prononcèrent pour lui. En Suède, Gustave Wasa, d’accord avec la noblesse qui convoitait les biens ecclésiastiques, l’imposa au peuple en 1527. Les soulèvements catholiques, assez nombreux jusqu’en 1543, furent rigoureusement réprimés et n’eurent d’autres conséquences que d’affermir le pouvoir royal et de donner au pays une solide constitution monarchique qui devait lui permettre bientôt d’intervenir dans les affaires de Europe. En Danemark, Christian II (1503-1523) avait favorisé la Réforme afin d’augmenter son autorité en l’imposant à l’Église. La noblesse et la bourgeoisie de Copenhague s’y rallièrent l’une par intérêt, l’autre par hostilité au clergé. Sous Christian III, en 1536, elle fut proclamée la religion de l’État. La Norvège et l’Islande, dépendance du Danemark, avaient jusqu’alors conservé leur autonomie. Le roi profita, pour la leur enlever, de leur résistance à l’Église danoise.

Le luthéranisme leur fut imposé car la force. L’évêque islandais Jan Areson mourut sur l’échafaud.

Le luthéranisme ne l’emporta donc que là où les princes ou les rois se solidarisèrent avec lui. La conviction religieuse a été pour peu de chose dans son expansion. Ses adeptes vraiment sincères et désintéressés apparaissent au début très peu nombreux. Promulgué d’autorité et accepté par obéissance, il a procédé, si l’on peut ainsi dire, par annexion. La conversion des âmes ne s’est faite qu’à la suite et à la longue ainsi que se fait l’assimilation d’un peuple conquis à la nation conquérante.

L’harmonie entre le gouvernement monarchique et le luthéranisme était si complète que la Réforme, même chez les populations de langue allemande, s’est détournée de celui-ci lorsqu’il n’était pas appuyé par celui-là. Il est très curieux de constater que les cantons démocratiques de la Suisse se sont donnés, sous l’influence de Zwingle, une constitution religieuse indépendante, à laquelle ont adhéré au début nombre de villes libres de l’Allemagne du sud.

Il est trop évident que, dans les pays dont les princes demeurèrent fidèles à Rome, l’Église n’eut rien à craindre des luthériens. Respectueux du pouvoir, ils ne songèrent pas un instant à lui résister, pas même à lui désobéir. Ils observèrent les « placards » promulgués contre eux, s’abstenant de prêcher leur foi en public ; la seule propagande qu’ils se permirent fut celle du martyr. On s’aperçut bientôt qu’ils n’étaient pas très dangereux et, même dans les Pays-Bas, l’inquisition de Charles-Quint, si féroce à l’égard des anabaptistes, ne les poursuivit qu’avec une certaine mollesse.

Il paraît certain, pourtant, que l’ébranlement religieux de l’Allemagne n’a pas été sans influence sur la rupture de l’Angleterre avec la papauté. Mais ce ne fut là qu’une influence indirecte et si l’on peut ainsi dire un encouragement à des mesures qui, en elles-mêmes, sont tout à fait étrangères au luthéranisme. Henri VIII, qui se piquait de théologie, considérait Luther comme un simple hérétique dans son Traité sur les Sept Sacrements qui lui a valu, de la part de Léon X, le titre de « Défenseur de la foi ». Il a persécuté Tyndale et interdit sa traduction de la Bible. Les motifs de son opposition à Rome et de la constitution de l’Église anglicane se trouvent en dehors du domaine de la foi. Ni lui, ni surtout le peuple n’éprouvaient le moindre besoin de rejeter les croyances traditionnelles du catholicisme.

Attribuer simplement la conduite de Henri VIII à sa passion pour Anne Boleyn, c’est confondre l’occasion des événements avec leur cause. L’opposition du pape au divorce du roi avec Catherine d’Aragon le poussa bien à se faire proclamer par l’assemblée du clergé the chief protector of the church and clergy of England (1531) afin de pouvoir faire casser son mariage (1533). Mais on pouvait s’arrêter là, et si on l’eût fait, la situation de l’Angleterre à l’égard de Rome n’eût certainement pas été irrémédiablement compromise. L’élévation de Thomas Morus au poste de chancelier, après la condamnation du cardinal Wolsey (1530), prouve que le gouvernement ne songeait pas à s’écarter du catholicisme. Le Parlement, qui soutint de toutes ses forces la cause du roi, voulait profiter de la situation pour constituer une Église nationale. Mais personne n’y pensait à un schisme, moins encore à une hérésie.

En acceptant le poste de chancelier, Morus se proposait sans doute d’amener l’Église anglaise, sans éclat ni violence, à ces réformes modérées rêvées par les humanistes. Comme Érasme, il voulait conserver la foi traditionnelle en l’épurant. S’il comptait sur le gouvernement pour l’aider dans cette tâche, c’était à la condition qu’il ne s’inspirât que de motifs aussi purement religieux et désintéressés que les siens. Mais le gouvernement était alors dirigé par un homme qui consacrait ses forces et son génie à faire de l’Angleterre une monarchie absolue. Formé à l’école des politiques italiens, Thomas Cromwell ne concevait l’État que dans la toute puissance de la couronne. Pour lui, l’Église (comme pour Machiavel) n’était qu’un facteur de la politique, mais un facteur d’autant plus considérable que son influence sur les hommes était plus grande. La mettre au service du prince, c’était donc faire remonter vers lui la force et l’ascendant qu’elle tirait de son caractère sacré. En 1534, profitant de l’obéissance du Parlement et de son hostilité à la cour de Rome, il lui faisait voter l’« acte de suprématie », reconnaissant le roi comme le seul chef suprême sur cette terre de l’Église d’Angleterre, avec tous les honneurs, juridictions, autorités, immunités, profits et avantages appartenant à cette dignité, et plein pouvoir de visiter, redresser, réprimer, réformer et amender toutes erreurs, hérésies, abus, désordres et énormités qui pourraient ou peuvent être légalement réformés par toute espèce d’autorité ou de juridiction spirituelle. L’année suivante, Cromwell était proclamé par le roi son vicaire général en matière ecclésiastique. L’Église anglaise était ainsi courbée aux pieds du trône et le souverain qui siégeait sur ce trône, désormais, pour elle, se substituait au pape.

C’était le schisme, ce n’était pas encore l’hérésie, mais celle-ci, ne devait pas tarder à sortir de celui-là.

Il ne fallut pas longtemps à Cromwell pour faire de l’Église un simple instrument de la royauté. Les chapitres furent tenus de n’élever à l’épiscopat que les personnes désignées par le roi. On alla jusqu’à exiger des prédicateurs l’obtention d’une licence royale ! En même temps, tous les monastères furent soumis à une « visite » dont le résultat n’était pas douteux. Le tout puissant ministre avait résolu de confisquer leurs biens en partie au profit de la couronne, en partie au profit de la noblesse afin que l’intérêt des lords et de la gentry fût désormais solidaire du maintien de la nouvelle constitution ecclésiastique, comme l’intérêt des acheteurs de biens nationaux devait l’être plus tard en France, de celui du régime révolutionnaire. La noblesse dominant au Parlement, il ne fut pas difficile d’obtenir les actes qui, de 1536 à 1545, décrétèrent la suppression de toutes les communautés monastiques du pays. Les « articles de religion » que l’assemblée du clergé reçut sans protester en 1536 tranchèrent le dernier lien qui, par la communauté de la foi, attachait encore l’Église anglaise à l’Église universelle. Ils n’acceptaient comme fondements du dogme que la Bible et les trois premiers conciles œcuméniques (the Bible and the three creeds) et ne laissaient subsister comme sacrements que le baptême, la pénitence et l’eucharistie. Aucune modification n’était introduite ni dans le rituel, ni dans l’organisation de la hiérarchie. Entre le protestantisme et le catholicisme, on adoptait, une situation intermédiaire assez voisine, semble-t-il, de celle où les humanistes eussent voulu insensiblement amener la papauté.

Et pourtant le meilleur et le plus célèbre d’entre eux, Thomas Morus avait renoncé dès 1532 à ses fonctions de chancelier et deux ans plus tard sa tête était tombée sur l’échafaud. Les esprits les plus pieux et les plus éclairés qui aspiraient à la réforme de l’Église, étaient révoltés par la violence qu’on lui imposait. Le système du gouvernement leur apparaissait, et était en effet, un despotisme moral imposé par la terreur. La police de Cromwell exerçait une véritable inquisition et des victimes, choisies pour l’exemple parmi ce que le pays comptait de plus illustre, furent impitoyablement sacrifiées au but visé par le terrible ministre. Vainement la noblesse du nord se souleva, au nom du catholicisme et de la liberté ; ses efforts n’eurent pour résultat que de nouveaux supplices.

La rigueur déployée contre les catholiques contraste singulièrement avec les fluctuations du roi en matière dogmatique. Après 1536, effrayé par les manifestations d’un groupe d’ailleurs peu nombreux de protestants, il cherche visiblement à se rapprocher de la tradition et les six articles qu’il fait approuver par le clergé en 1539 marquèrent un retour assez marqué vers la foi catholique. La chute retentissante et la mort de Cromwell en 1540 s’expliquent en partie par ses tentatives d’entraîner l’Angleterre dans une alliance avec les luthériens d’Allemagne. Un instant, il semble que Henri VIII ait même songé à se réconcilier avec Rome, ou du moins à se rallier à l’idée d’une réforme de l’Église par un concile général. L’attitude du Concile de Trente le fit d’ailleurs renoncer à ces velléités. Lorsqu’il mourut en 1547, il songeait à conclure une « ligue chrétienne » avec les princes allemands, et à remplacer la messe par un simple communion service.

Après lui, ce fut le chaos. La minorité d’Édouard VI (1547-1553) permit aux « protecteurs », le duc de Somerset puis le comte de Warwick, de favoriser ouvertement le protestantisme. La messe fut supprimée, les images enlevées des églises, le célibat des prêtres aboli, un prayer-book adopté, et de nouveaux articles de religion constituèrent la doctrine à laquelle l’Église anglicane est demeurée fidèle jusqu’à nos jours. Tout cela fut imposé par la violence, au milieu d’une véritable anarchie religieuse. Tandis que de tous côtés les catholiques exaspérés excitaient des révoltes, un nouveau parti venait d’apparaître exigeant une réforme radicale de la foi et de l’Église. Le calvinisme était entré en scène.

Une génération sépare la naissance de Calvin (1509) de celle de Luther. La crise religieuse que personne ne pouvait prévoir encore au moment où s’ouvrit la carrière du réformateur allemand, occupait tous les esprits quand débuta celle du réformateur français. Luther avait été jeté comme tous ses contemporains dans le monde de la théologie scolastique. Calvin se forma dans un milieu qu’agitait passionnément la question de l’autorité de l’écriture, de la grâce, de la justification par la foi, de la validité des sacrements, du célibat des prêtres, de la primauté du siège de Rome. Le premier fut poussé par sa conscience et par les événements à sortir de l’Église dans laquelle il avait vainement cherché la paix de l’âme. Le second, à vrai dire, n’a jamais appartenu à cette Église. Il n’a eu aucun effort à faire pour rompre avec elle. Dès le premier jour, il l’a considérée comme un monument d’erreur et d’imposture. Les drames intimes de la conscience lui ont été épargnés. Il n’a pas dû chercher Dieu. Il était sûr d’en posséder la parole dans la Bible, rien que dans la Bible. Il devait consacrer sa vie à la comprendre et à imposer aux hommes les enseignements qu’il y avait trouvés. Le cœur et le sentiment ne jouent chez lui aucun rôle. Il est tout à fait étranger au mysticisme luthérien. La réflexion, le raisonnement, la logique, voilà ses moyen de conviction.

Et sans doute, sa personnalité est pour beaucoup dans cela. Mais qu’on observe pourtant que ce dont la Réforme avait besoin après sa première explosion, c’était d’une doctrine cohérente, claire, rigide ; c’était d’une dogmatique, si l’on peut dire, à opposer à la dogmatique ancienne, et d’une Église propre à combattre l’Église. Elle en avait d’autant plus besoin que le catholicisme désemparé se reprenait, retrempait ses forces au Concile de Trente et préparait une puissante contre-attaque à laquelle elle n’eût certainement pas résisté sans le secours du calvinisme.

Calvin n’avait rien de la nature combative et impulsive de Luther. C’est par le travail de l’esprit qu’il assouvissait ses besoins religieux et il est à peu près certain que, sans les événements qui ont déterminé sa destinée, il n’aurait agi sur le monde que par la plume. Il arrivait à l’âge d’homme comme la royauté française était amenée à prendre parti vis-à-vis de la Réforme.

Elle lui avait témoigné tout d’abord les mêmes sympathies qu’à la Renaissance avec laquelle elle semble l’avoir confondue. François Ier ressentait pour Érasme, à qui il offrit une chaire au Collège de France, une estime qui inquiétait et irritait les théologiens de la Sorbonne. Louis de Berquin, un des disciples de Lefèvre d’Étaples, prêchait à sa cour. Sa sœur, Marguerite professait un christianisme très libre, mélangé de tendances platoniciennes et d’un mysticisme évangélique très voisin du protestantisme. Elle protégeait ouvertement les novateurs, et c’est dans son petit royaume de Navarre que Lefèvre vint achever paisiblement sa carrière. Diane de Poitiers elle-même passait pour incliner aux doctrines luthériennes. Et il est certain que le roi retint assez longtemps l’Université et les Parlements de déployer leur zèle contre l’hérésie. Mais il n’est pas moins certain qu’il ne songea pas et qu’il ne pouvait songer à se brouiller avec la papauté. Le Concordat conclu en 1516 avec Léon X lui assurait sur l’Église française, par le droit qu’il lui reconnaissait de nommer les évêques et les abbés des monastères et par les restrictions qu’il apportait aux appels en cour de Rome, une influence trop avantageuse pour qu’il pût être tenté d’y renoncer. Depuis Philippe le Bel, la Curie s’était toujours abstenue par prudence ou par reconnaissance d’entraver l’exercice de prérogatives que la couronne s’attribuait sur le clergé. Le gouvernement se trouvait très bien de la situation qui lui était faite. Aucun des motifs qui poussaient les princes en Allemagne ou Henri VIII en Angleterre à rompre avec Rome pour lui substituer des Églises nationales n’existaient en France. Les intérêts politiques, qui ailleurs favorisèrent si largement la Réforme, poussaient ici, au contraire, à lui résister. Il devait donc arriver et il arriva que le roi ne pût prolonger sa tolérance pour un mouvement dont l’hostilité de Rome s’affichait de plus en plus ouvertement, sans encourir, aux yeux de la nation, le reproche d’en être le complice. Depuis 1530 environ il cessa de résister aux demandes de poursuites, et, sans aller jusqu’à créer contre l’hérésie, à l’exemple de l’Espagne, une inquisition d’État, il laissa les autorités religieuses et civiles la traquer à leur convenance, c’est-à-dire avec furie.

Calvin avait vingt-cinq ans lorsque la persécution, en 1534, le poussa à l’exil. Les Pays-Bas qui avaient déjà été et devaient être encore si souvent dans la suite le refuge des exilés français, étant inaccessible par suite des lois de Charles-Quint contre l’hérésie, il s’achemina vers la Suisse romande. Depuis quelques années, Genève y était en pleine fermentation politique et religieuse. Pour résister à son ennemi héréditaire, le duc de Savoie, la bourgeoisie avait sollicité et obtenu le secours de Berne. Dès 1526, les Eiguenots (Eidgenossen) chassaient de la ville les partisans du duc. Mais Berne était protestante et l’alliance conclue avec elle avait bientôt familiarisé les Genevois avec la Réforme. Un réfugié français, l’ardent Guillaume Farel, menait pour elle une propagande passionnée. Comme partout, l’Église désorientée ne résistait pas ou résistait mal, et la foi nouvelle, favorisée par l’amour de l’autonomie et la haine de la Savoie, dont les partisans bloquaient la ville (1534-1535), eut bientôt partie gagnée. Le 10 août 1535, la messe était suspendue par ordre du Conseil ; le peuple brisait les images, la plus grande partie du clergé prenait la fuite. La victoire remportée sur la Savoie l’année suivante faisait de Genève une république indépendante. Un régime politique nouveau s’y introduisait donc en même temps qu’une fois religieuse nouvelle : l’un et l’autre devaient désormais y rester unis indissolublement.

C’est au cours de ces événements que Calvin passant par Genève y fut retenu par Farel. Sa pensée était sûre d’elle-même : il venait de publier en 1536 l’Institution chrétienne. L’occasion s’offrait à lui d’en appliquer les principes au sein de la jeune république toute frémissante de sa victoire. Couverte sur ses derrières par les cantons suisses, protégée contre un retour offensif de la Savoie par la politique française, Genève n’avait rien à craindre pour son indépendance et pouvait en sécurité instituer dans ses murs le gouvernement théocratique qui devait être la plus haute ou, pour mieux dire, la seule application du calvinisme pur, et contribuer si puissamment à le répandre par le monde. Elle fut pour lui la « ville sainte » que les anabaptistes, dix ans plus tôt, dans leurs rêveries mystiques, avaient espéré un moment de fonder à Munster.

On sait suffisamment que le dogme cardinal du calvinisme consiste dans la prédestination. Le salut dépend uniquement de la volonté divine et les élus, de toute éternité, sont désignés par elle. L’Église consiste dans la réunion de ces élus. Mais comme il est impossible de savoir si on a été choisi par la grâce, le devoir de chacun est, si l’on peut ainsi dire, de se le prouver à soi-même en se dévouant de toutes ses forces au service de Dieu. La prédestination calviniste, au lieu de pousser au quiétisme, pousse donc à l’action. Elle y pousse d’autant plus que Dieu n’est pas conçu comme un père, mais comme un maître dont la parole, révélée par l’écriture, est la loi suprême. Toute la vie doit lui être soumise et l’État n’est légitime que pour autant qu’il la respecte. Tandis que Luther renferme la religion dans le domaine de la conscience et laisse le pouvoir temporel organiser l’Église et régler à sa guise les intérêts politiques, Calvin soumet à la théologie toutes les actions humaines. Il est aussi universel, aussi absolu que l’Église catholique. Je dirais volontiers qu’il l’est davantage. Car enfin l’Église reconnaît au « glaive temporel » sa mission propre à côté de celle qui est dévolue au « glaive spirituel ». L’un régit les corps, l’autre les âmes, et le premier n’est subordonné au second que dans les questions de foi. Pour Calvin, au contraire, l’État, voulu par Dieu, doit être transformé en instrument de la volonté divine. Il n’est pas subordonné au clergé, en ce sens qu’il existe indépendamment de lui, qu’il ne tient pas de lui son pouvoir, mais il n’agit conformément au but pour lequel il est créé qu’en s’associant intimement au clergé pour faire triompher ici-bas les ordres du Très Haut, pour combattre tout ce qui s’y oppose ou tout ce qui insulte à sa Majesté : le vice, l’hérésie, l’idolâtrie, et plus particulièrement l’idolâtrie romaine, la plus abominable de toutes. Un tel système d’idées, s’il est appliqué jusqu’au bout, conduit forcément à la théocratie, et c’est en effet une théocratie qu’a constituée, sous l’inspiration de Calvin, le gouvernement de Genève.

Le Consistoire, assemblée de pasteurs et de laïcs, exerce, si l’on peut ainsi dire, la surintendance morale de la république. Il ne gouverne pas, mais il surveille et contrôle les « conseils » de la commune et les maintient dans le droit chemin. Les « ordonnances ecclésiastiques » sont appliquées par l’autorité civile. La peine de mort, la torture, le bannissement, la prison frappent, suivant leur gravité, mais toujours avec une sévérité exemplaire, les contraventions à la règle ecclésiastique on à celle des mœurs. La fréquentation du temple est obligatoire ; l’adultère entraîne la peine capitale ; chanter une chanson profane, une pénitence publique. La conduite de chacun est soumise à une inquisition permanente qui le poursuit jusque dans son domicile et s’étend aux moindres actes de la vie privée. L’hérésie est impitoyablement réprimée ; il suffit de rappeler le supplice de Michel Servet en 1553.

En même temps que le modèle de l’État chrétien, Genève devint un centre ardent de propagande religieuse. Les réfugiés français, que les persécutions du règne de Henri II y faisaient affluer, fournirent à Calvin les premiers disciples qui s’inspirèrent de son esprit. Le plus célèbre d’entre eux, Théodore de Bèze, fut pour lui ce que Mélanchton fut pour Luther, l’organisateur de l’enseignement sans lequel il n’est point d’Église possible. En 1559 était fondée l’Académie de Genève, essentiellement destinée à la formation des « ministres », on pourrait presque dire des missionnaires calvinistes. Car la formation qu’ils reçoivent les prépare avant tout à répandre la doctrine. L’apostolat, que Luther a complètement négligé, est pour Calvin la condition indispensable de la propagation de la foi. Ce n’est pas qu’il eût repoussé la collaboration des princes ; mais il arrivait trop tard pour pouvoir compter sur eux. Ils avaient pris déjà position. En Allemagne, seul l’électeur palatin adopta et par conséquent imposa chez lui le calvinisme. En dehors d’Allemagne, les rois du continent prenaient partout le parti de Rome et celui d’Angleterre venait d’imposer à ses sujets une Église nationale. Il fallait donc se préparer à la lutte pour faire triompher la parole de Dieu. Partout l’État se montrait hostile. Bien plus ! L’Église romaine, un moment désorientée par l’attaque subite qui l’avait prise au dépourvu, se ressaisissait et se montrait prête non seulement à se défendre, mais à reconquérir les positions qu’elle avait perdues. Paul III, en 1542, renouvelait l’inquisition, et en 1545, convoquait le Concile de Trente. Déjà la jeune Compagnie de Jésus commençait à mener campagne contre l’hérésie, à réveiller les âmes de leur engourdissement, à stimuler la piété catholique, à fonder ses premiers collèges. La situation était donc infiniment plus difficile pour Calvin qu’elle ne l’avait été pour Luther. Celui-ci avait profité de la surprise de l’ennemi ; celui-là le trouvait partout sur le qui-vive et en armes. Pour entreprendre contre lui une offensive efficace, il allait falloir déployer avec toutes les ressources de l’énergie, toutes celles de l’organisation.

Au reste, si les chances de la défense catholique vers le milieu du xvie siècle étaient bien plus grandes qu’en 1517, celles de l’attaque protestante de leur côté avaient augmenté. Partout la question religieuse se posait maintenant avec une netteté redoutable. Les convulsions de la guerre des paysans et de l’anabaptisme qui l’avaient tout d’abord voilée de revendications sociales, avaient cessé. Et on ne pouvait plus espérer d’autre part, qu’une conciliation fût encore possible avec l’Église. Il fallait donc se prononcer entre la foi ancienne et la nouvelle. Toutes deux réclamaient les âmes, les appelaient à elle, mais par cela même les obligeaient à un examen de conscience qui, chez beaucoup d’entre elles, amenait ce que les uns appelaient une apostasie, les autres une conversion. C’en était fait de cette religion d’habitude où l’on s’était endormi au xve siècle. Il s’agissait de se prononcer dans un débat où la question du salut éternel était en jeu et, suivant sa décision, chacun se classait dans un des deux camps en présence et devait se préparer à la lutte. La conviction personnelle, on l’a vu plus haut, avait joué un rôle très secondaire dans la diffusion autoritaire du luthéranisme ; elle en joue un immense dans celle du calvinisme qui ne peut compter pour vaincre que sur l’adhésion de ses fidèles.

La constitution sociale du xvie siècle n’a pas laissé de lui venir en aide. Le capitalisme, que gênaient les restrictions mises par l’Église au commerce de l’argent et à la spéculation, lui a sûrement fourni l’adhésion inconsciente de bon nombre d’entrepreneurs et de gens d’affaires. Il ne faut pas oublier ici que Calvin a reconnu la légitimité du prêt à intérêt, que Luther, fidèle en cela comme en tant d’autres choses à la théologie traditionnelle, condamnait encore. Les premières ressources mises à la disposition de l’Église nouvelle pour couvrir ses frais de propagande, si l’on peut employer ici une expression très moderne mais qui répond parfaitement à la nature des choses, lui furent avancées par des commerçants enrichis. Vers 1550, sur la place d’Anvers, le nombre est déjà considérable des nouveaux convertis parmi le monde de la Bourse. Les catholiques se plaignent de ce qu’ils profitent de leur action sur leurs ouvriers pour les obliger, au moins en apparence, à adhérer à leur foi. La noblesse fournit aussi, dès l’origine, un nombreux contingent d’adeptes. Il suffit pour l’expliquer de se rappeler que l’instruction s’est répandue parmi elle, que sous l’influence des humanistes, les fondements de l’ancienne croyance ont été minés et que le goût de la discussion, l’amour des nouveautés s’est éveillé. Les nobles de langue française ont lu aussi passionnément l’Institution chrétienne que les nobles allemands avaient lu les pamphlets de Luther. Et que l’on songe à l’impression que devait produire la logique forcenée de ce petit livre sur des esprits que la lecture de Rabelais, paru presqu’en même temps, ne disposait déjà que trop à railler l’Église et à la considérer comme une institution surannée. Enfin le prolétariat industriel, au sein duquel la persécution qui n’avait pas étouffé l’anabaptisme, avait laissé des rancunes tenaces, ne pouvait manquer de fournir aussi son appoint, plus considérable il est vrai, du moins au début, par sa turbulence que par sa sincérité.

La constitution démocratique et autoritaire donnée par Calvin à son Église en favorisa étonnamment les progrès. Elle appelle, en effet, les fidèles à collaborer directement à l’organisation de chaque communauté religieuse. Si le ministre en est le chef spirituel, le Consistoire qui fonctionne à côté de lui, se recrute parmi les laïcs. Le dévouement de chacun est tenu en haleine dans ce petit groupe d’élus entouré d’ennemis et forcé de ne compter que sur lui-même pour se maintenir. Le zèle, la conviction, le courage, le fanatisme même des « ministres » leur assurent, partout où ils pénètrent, un ascendant contagieux. Et leur nombre n’atteste pas moins que leur énergie la vigueur de la jeune Église. Vers 1540, on en rencontre déjà de toutes parts en France, dans les Pays-Bas, en Angleterre. Formés à Genève, puis bientôt après à Lausanne, à Strasbourg, à Heidelberg, ils se présentent avec tous les caractères d’un véritable clergé, mais d’un clergé aussi actif, aussi instruit, que le clergé catholique est encore, en général, ignorant et apathique. Pourvus d’instruction, agissant de concert, se tenant en rapports les uns avec les autres, ils se dévouent corps et âme à leur tâche. Ils pénètrent dans les villes sous des déguisements, ou sous des noms d’emprunts, évangélisent le soir, à portes closes, dans une hôtellerie, au fond d’une cour, dans quelque endroit écarté de la banlieue. Parfois, c’est au milieu d’un repas dans une maison amie qu’ils exercent leur mission, cherchant à convertir les convives par des conversations édifiantes, et leur distribuant des livres et des cantiques. S’ils sont surpris, ils n’ont point de pardon à attendre, et ils le savent. Mais leur voix qui s’élève encore du milieu des flammes et de la fumée du bûcher répand dans les âmes cette foi pour laquelle ils meurent. Bientôt les bourreaux effrayés leur mettront un bâillon dans la bouche en les conduisant au supplice. Il faut remonter jusqu’aux origines du christianisme pour retrouver une telle constance et un tel courage. Et comme aux commencements du christianisme, les derniers moments de ces martyrs sont pieusement racontés dans des récits populaires qui, propagés par l’imprimerie, deviennent aussitôt le plus efficace des moyens de propagande. D’autre part, en traquant les fidèles, la persécution répand au loin l’incendie qu’elle veut éteindre. En France, dans les Pays-Bas, les réfugiés le transportent de province en province. D’autres émigrent en Angleterre et en Écosse. A l’Orient de l’Europe, la Pologne et la Hongrie sont aussi travaillées par les ministres et en peu de temps des communautés réformées s’y constituent dans presque toutes les villes.

Ainsi le calvinisme se distingue par le caractère international de son expansion. Ni la diversité des langues, ni celle des mœurs ou des régimes politiques ne lui font obstacle. L’organisation ecclésiastique dont il dispose lui communique une force de pénétration et une indépendance d’allures que l’on chercherait vainement chez le luthéranisme. Au lieu de se soumettre comme celui-ci à la tutelle et au patronage des princes, il ne compte que sur lui-même. Il ne demande pas plus de protection qu’il ne craint la lutte. Partout où il paraît, il affirme hautement ses dogmes, prend hardiment l’offensive, et son radicalisme ne tolère aucun compromis. Entre lui et les sectateurs de l’« idolâtrie romaine », de la « prostituée de Babylone », il n’est point de conciliation possible. Il faut être pour lui ou contre lui. A l’intolérance catholique, il répond par une intolérance égale. A la persécution, il répondra bientôt par des révoltes, et la violence de ses allures, l’audace de ses provocations, l’outrance et l’aigreur de sa polémique irritent et blessent ceux-là mêmes que leur tiédeur religieuse n’aurait pas soulevés contre lui. La querelle qu’il déchaîne prend pour chacun un caractère personnel ; elle fomente la haine au fond des cœurs et doit aboutir finalement à la guerre civile.