Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/III-CHAPITRE VII

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CHAPITRE VII


Les abbés Sylvestre et Adrien de Saluces. — Guerres avec la France. — Trésor de l’église d’Hautecombe.

Nous avons terminé la série des abbés amenés sur le siège d’Hautecombe par l’occupation française, de 1536 à 1559. A la suite d’une nouvelle invasion, le traité de Lyon de 1604 démembre la monarchie de Savoie de ce côté-ci des Alpes, rapproche la frontière française de notre abbaye et en éloigne de plus en plus la famille souveraine. En retour, le marquisat de Saluces, longtemps disputé par les rois de France et les ducs de Savoie, est cédé définitivement à ces derniers, qui deviennent, dès lors, de véritables princes italiens.

Deux ans après, l’abbaye d’Hautecombe passa entre les mains d’une branche collatérale de l’ancienne famille souveraine de Saluces et y resta près de quarante ans. Un de ses membres. Sylvestre, après l’avoir régie à titre d’économe, en fut pourvu, comme abbé commendataire, par bulles du 1er février 1605. La prise de possession s’opéra le 1er décembre 1606.

Sylvestre de Saluces était fils de Michel-Antoine, comte de La Mente, de Versolier et autres terres dans le marquisat de Saluces, chevalier de l’ordre de Saint-Michel de France et de l’Annonciade, chef de la branche appelée Saluces de La Mente. Ce même personnage fut colonel au service de la France, prit part aux guerres nombreuses dont le marquisat était le motif ou l’occasion[1], puis il en fut gouverneur général sous l’autorité des ducs de Savoie.

Il avait épousé Bernardine d’Aubry, de Chieri, en Piémont, sœur d’Anne d’Aubry, qui devint mère de l’historien François-Augustin della Chiesa. Sylvestre de La Mente était donc cousin germain de ce dernier, à qui il avait succédé dans la commende de l’abbaye de Mézières, en 1579, abbaye qu’il échangea ensuite avec Delbene, comme nous l’avons vu.

Installé à Hautecombe, Sylvestre de Saluces de La Mente voulut jouir des prérogatives attachées à sa nouvelle abbaye et entrer au Sénat de Savoie. Mais il n’était point sujet du duc de Savoie, bien que son pays d’origine lui fût soumis dès 1601 ; et s’il avait été abbé de Mézières, en Bourgogne, pendant vingt-cinq ans, c’est qu’au moment où il avait été pourvu de ce bénéfice, situé en France, le marquisat de Saluces dépendait de cet État. En outre, il n’était point gradué, ni en droit, comme son prédécesseur, ni même en aucune autre science. Aussi, il n’osa point requérir son entrée au Sénat sans des lettres patentes spéciales du souverain.

Déférant à sa demande, Charles-Emmanuel lui en octroya de Turin, le 26 mars 1606. Par ces lettres, il ordonne à la compagnie de recevoir l’abbé d’Hautecombe parmi ses membres, en son rang, le relevant de toute incapacité tirée soit de son origine, n’étant point des « sujets naturels » du duc de Savoie, soit de ce qu’il n’était gradué en aucune faculté ; et ce « pour cette foys tant seullement et sans le tirer en aulcune conséquence. » Mais il entend que ses volontés soient exécutées de suite « sans attendre aucune jussion ny commandement, voullant ces présentes servir de premier, second, troysiesme et péremptoire. Car tel est nostre playsir[2]. »

Cette formule impérative et sacramentelle brisait toute opposition et toute remontrance. Ce ne fut cependant que le 4 décembre suivant que l’abbé d’Hautecombe fut reçu au Sénat. Il fut introduit par les sénateurs Crassus et Charpenne, prêta le serment accoutumé et prit séance[3].

Il paraît s’être peu préoccupé de son abbaye[4]. Mais nous le trouvons ambassadeur ordinaire de Charles-Emmanuel auprès de la république de Venise ; nous le voyons chargé de négocier le mariage de Victor-Amédée avec la fille d’Henri IV. Ce prince avait eu la pensée de sceller l’alliance de sa maison avec celle de Savoie par l’union de sa fille aînée, Élisabeth, avec l’héritier de Charles-Emmanuel. Sa mort inopinée, en 1610, avait anéanti ce projet. Quelques années plus tard, suivant Guichenon, Sylvestre de Saluces reprit les négociations pour allier le prince de Piémont à la seconde fille d’Henri IV, la princesse Christine. Ce nouveau projet, arrêté par d’autres vues, fut ensuite repris et confié, en dernier lieu, aux soins du cardinal Maurice de Savoie, à qui on adjoignit, entre autres personnages, le président Favre et saint François de Sales. Ce mariage, béni dans une chapelle privée du Louvre, le 10 février 1619, le jour même où Christine accomplissait sa 13e année, donna lieu à des fêtes célèbres, tant à Paris qu’à Turin. « Dans toutes les villes et villages de la Savoie et du Piémont, pendant trois jours, on ne vit que processions publiques, feux de joie et d’artifice, partout on entendait tirer le canon[5]. ». Cette nouvelle épouse était la princesse appelée plus tard Madame Royale Christine de France, et qui, régente pendant onze ans, d’une grande distinction, exerça une profonde influence dans les affaires publiques durant toute sa vie.

Sylvestre de Saluces fut mêlé au gouvernement de Victor-Amédée, devenu duc en 1630, comme il l’avait été à celui de Charles-Emmanuel. Il portait le titre de comte de Lecco et possédait le château de Versolier (Verzolo), dont la magnificence n’avait pas d’égale dans tout le Piémont[6]. Mort à Chambéry, le 29 septembre 1636, il fut enseveli sous le cloître d’Hautecombe. Depuis longtemps, il avait renoncé à son abbaye en faveur de son neveu, Adrien de Saluces[7]. D’une bulle, dont plusieurs lignes ont été effacées à dessein, et qui constitue presque toute la richesse de la partie ancienne des archives actuelles du monastère d’Hautecombe, il semble ressortir les faits suivants :

Sylvestre de Saluces aurait été pourvu de l’abbaye d’Hautecombe, en vertu de bulles pontificales qui ne concordaient pas en tous points avec l’acte de nomination émané du duc de Savoie, patron de cette abbaye.

À la suite de cette dissidence, Adrien de Saluces, ayant été nommé à ce siège, n’éprouva aucune résistance de la part de son oncle Sylvestre, qui se soumit et fit abandon de son bénéfice entre les mains de Paul V. Le Souverain Pontife accepta cette renonciation, mais, par nouvelles bulles du 11 des calendes de juillet (24 juin) 1610, il rétablit Sylvestre dans son ancienne dignité, lui concéda la jouissance de tous les revenus du bénéfice, sous la charge de payer à Adrien et à ses successeurs une pension annuelle de 400 écus d’or. Depuis 1616, cet arrangement dut prendre fin, puisque Adrien fut pourvu de l’abbaye par bulles du 21 juin de cette année-là.

Nous savons peu de choses sur la part qu’il prit à l’administration de sa commende. Il paraît, en réalité, s’en être peu préoccupé. Cependant, en 1621, il obtint la concession, sur tout le lac du Bourget, moyennant un consignement annuel de quinze lavarets, du droit de pêche restreint auparavant à certains cantons, ou au moins soumis à diverses conditions[8]. Nous avons aussi de lui un bail de 1635, par lequel il afferme toutes les propriétés de l’abbaye à noble Charles Lomel[9].

Au commencement de 1630, une nouvelle invasion française menaçait d’occuper la Savoie. C’était la troisième depuis moins d’un siècle. La mauvaise humeur de Richelieu contre Charles-Emmanuel Ier fit craindre pour le trésor de l’abbaye. Composé, quand le vit Cabias plusieurs années auparavant, d’un grand nombre de très belles et très riches reliques enfermées dans des reliquaires d’une grande valeur[10], qui le faisaient considérer comme un des plus précieux des États, il avait dû conserver une grande partie de son importance. Ordre fut donné de le transférer en lieu sûr, et la localité choisie fut la ville d’Aoste, comme nous l’apprend la lettre suivante, adressée à Victor-Amédée Ier :

« Monsegneur,

« Hier arrivât le religieux d’Hautecombe envoyé par V. A. qui me remit sa lettre et me dit qu’il conduisoit une charge de saintes reliques de ladite abbaye sans qu’il y eut aucunes escriptures, et que se deust trouver un lieu sortable pour les placer. Je men ally de compagnie treuver Monsegnenr le Reverendisme le priant estre son bon plaisir m’accorder quelque sacristie ; ce quil fit, qui ayant faict apporter les baies dans la sale les fit ouvrir en présence de quatre ou cinq chanoines et estants lesdites reliques visitées dune à une à mesure de lordre de linventaire, puis acte dicelle visité par le greffier de l’évesché comme aussi de Testât des baies ; furent colloquées en la principale et plus assurée sacristie de l’église Notre-Dame….

« Aouste, le 1er mars 1630.

« Claude René de Nus[11]. »

Adrien de Saluces fut reçu, comme ses prédécesseurs, au Sénat de Savoie, mais seulement le 7 décembre 1633, environ trois ans après la résignation de la charge de sénateur qu’avait faite l’abbé Sylvestre de Saluces. En outre, le Sénat ne l’admit dans son sein qu’avec cette réserve que sa voix ne serait point comptée « jusques aultrement soit ordonné par le Sénat[12]. »

Au titre d’abbé d’Hautecombe, il alliait celui de vicaire-général de l’abbaye de Saint-Michel de la Cluse, sous l’autorité du cardinal Maurice de Savoie, chef de cette insigne abbaye, siège de la congrégation bénédictine de Saint-Michel. Il s’adressa, en cette qualité, à tous les monastères qui en dépendaient, pour mettre à exécution l’ordonnance de l’abbé général, prescrivant une réunion triennale des délégués de chaque communauté. Cette lettre est datée de Paris, le 27 novembre 1631[13].

Il était encore chanoine du chapitre des comtes de Saint-Jean de Lyon. Ce chapitre nobiliaire l’avait admis après onze autres membres de la même famille et l’élut pour son doyen, en 1639.

Pendant le mois de juin de l’année suivante, s’étant rendu dans cette dernière ville, il y mourut peu de temps après son arrivée (entre le 1er et le 5 juillet 1640) et fut enseveli dans l’église métropolitaine, près du cardinal de Saluces[14].

  1. Depuis plusieurs siècles, la famille de Saluces avait de nombreuses relations avec la France. Sans toucher aux rapports politiques du marquisat avec cette nation, nous rappellerons seulement que, dès avant 1419, reposait dans le chœur de l’église de Saint-Jean, à Lyon, dont il avait été archidiacre, le cardinal Amédée de Saluces, évêque de Valence, en Dauphiné, fils de Frédéric II, marquis de Saluces, et qui joua un grand rôle dans les affaires ecclésiastiques de la période agitée où il vécut.
    Relativement à Michel-Antoine de Saluces, délia Chiesa raconte le fait suivant :
    « Pendant qu’il dirigeait le siège du château de Gallianico, il aurait découvert, au fond d’une tour, le capitaine Jean-François Peccio, nu et velu comme un sauvage. On le croyait mort depuis longtemps, car deux accusés, pour éviter les horreurs de la torture, avaient avoué, contrairement à la vérité, qu’ils l’avaient assassiné. Lorsque cet infortuné revint chez lui, il trouva sa femme remariée et ses biens dissipés par ses enfants. » (Anecdote plusieurs fois racontée par Sylvestre de Saluces, abbé d’Hautecombe, à della Chiesa, qui l’a relatée dans sa Corona reale, t. II, p. 209.)
  2. Voir Documents, n° 49.
  3. Archives du Sénat, Registre des entrées, 1605.
  4. La bibliothèque Costa, sous le n* 1227, possède un ascensement des revenus de l’abbaye, fait par lui le 15 novembre 1609, pour le prix de 450 livres de France.
  5. Mercure françois, année 1619.
  6. Della Chiesa, Relazione del Piemonte.
  7. Fils de René, comte de La Mente, chevalier de l’Annonciade, gouverneur de la marche de Saluces.
  8. Mss Chapperon
  9. Voir Documents, n° 50.
  10. « Sçavoir le chef de sainte Erigne, enchâssé dans grand vase d’argent, surdoré, au collier duquel est écrit : Caput integrum sanctæ Erignæ ; et plus bas, une plaque d’argent surdoré, Anselmus Patrasiscensis episcopus dedit : sacrilegus argmto tegmine denudavit ; Geneva prædonem suspendit furtum restituit Altæcombæ, religiosus conventus restauravit.
    « J’ay veu aussi le pouce entier de saint André qui y est richement tenu, encores de la propre robe de nôtre Seigneur, et de la chevelure de sainte Marguerite ; le reste ceux qui sont dévots prendront le loisir et la pieuse curiosité de le voir. » (Cabias, Les vertus merveilleuses des bains d’Aix en Savoie, p. 23 ; réédition de 1688, Lyon.)
  11. Archives de Cour, Abbazie, mazzo III.
  12. Archives du Sénat, Registre basanne, fol. 210 v°.
  13. Recueil des bulles touchant l’abbaye de Saint-Michel ; Turin, 1670. (Bibliothèque de M. le marquis d’Oncieu de la Bâtie.)
  14. Agostino della Chiesa, Chronologia cardinalium, episcoporum et abbatum, etc., p. 390. — Son testament se trouve aux Archives du Sénat. Il est du 1er juillet 1640 et a été reçu par le notaire Potier, « dans la maison du doyenné aux cloistres de Saint-Jean, » à Lyon. Victor de Saluces, des comtes de La Mente, seigneur Depagne, frère du testateur, est institué héritier universel. (Recueil des Édits.)