Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/IV-CHAPITRE VII

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CHAPITRE VII


Projets d’installation de Trappistes à Hautecombe. — Arrivée des Cisterciens de la Congrégation de Sénanque, le 9 mai 1864.

Ce retour à une situation normale, si laborieusement obtenu, devait servir à une nouvelle communauté qui n’avait point eu à lutter et à souffrir pour en voir la réalisation.

Déjà, dans le courant de l’année 1856, le supérieur d’Hautecombe recevait (le 21 juillet) d’un personnage retiré avec quelques autres prêtres dans l’ancienne abbaye de Sénanque, où il songeait à établir une congrégation particulière de cisterciens sous le nom de Bernardins de l’Immaculée-Conception, une lettre par laquelle ce digne ecclésiastique, qui devint plus tard le R. P. Barnouin, lui demandait d’être affilié à Hautecombe ou d’y venir faire quelques mois de noviciat.

L’abbé dom Félix lui répondit qu’au Saint-Siège seul appartenait le droit de répondre à cette double proposition, les circonstances au milieu desquelles vivait l’abbaye ne lui permettant pas d’y acquiescer de sa propre autorité.

Cette première demande n’eut pas de suite.

Néammoins, la communauté d’Hautecombe, sous le poids des lois spoliatrices des couvents, n’avait qu’une vie d’expédients, et l’idée de la remplacer par d’autres religieux, spécialement par des Trappistes, préoccupait les esprits tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monastère.

Le 6 juin 1861, le prieur réunit ses moines dans la salle capitulaire et leur demanda leur avis. Tous, moins un seul, convinrent qu’il était urgent qu’une autre corporation occupât le monastère et que les Trappistes seraient, plus naturellement que tous les autres, appelés à les remplacer, comme appartenant aussi à l’ordre de Cîteaux.

Cette décision fut communiquée au délégué apostolique, qui l’approuva ; mais il voulut attendre la solution des négociations relatives à la rente de 10,000 fr. avant de faire aucune démarche dans ce but.

Lors des fêtes de la canonisation des martyrs du Japon, pendant l’été de 1862, un concours immense de prêtres, de religieux et de laïques se trouva réuni dans la métropole de la catholicité. L’abbé Cesari, président général de l’ordre cistercien, apprit ce qui se passait à Hautecombe et crut le moment favorable pour recouvrer sa juridiction sur ce monastère. Sachant que le délégué apostolique, dans le but de donner à cette maison une vie nouvelle qu’elle ne pouvait reprendre par elle-même, voulait y introduire d’autres religieux, il reprit le projet abandonné en 1856, travailla à y faire entrer les nouveaux cisterciens de Sénanque, sur qui il avait autorité, et il s’occupa d’une fusion des régies de cette communauté avec celles de la congrégation d’Italie.

Ce projet, communiqué à Mgr Billiet quand il se rendit à Rome, dans le mois de septembre suivant, pour présenter, comme nouveau prince de l’Église, ses hommages au Souverain Pontife, ne trouva chez lui aucune opposition. L’année suivante, l’abbé Barnouin visita cette abbaye et s’entendit avec le délégué apostolique qui resta chargé d’ obtenir le consentement du Saint-Siège et du patron de l’abbaye, S. H. Victor-Emmanuel II.

Ce fut à cette occasion que le roi d’Italie manifesta son adhésion par la collation gracieusement décernée du titre d’abbé commendataire au supérieur de la communauté, qui avait personnellement lutté si longtemps contre les prétentions du gouvernement royal.

Fort heureusement, le nouvel abbé n’avait de la commende que le nom[1].

Enfin, par lettre du 16 janvier 1864, le cardinal-préfet de la congrégation des évêques et des réguliers répondit au délégué apostolique que le Saint-Père autorisait ce dernier à appeler à Hautecombe des religieux du monastère de Sénanque.

Le 9 mai 1864 commençait pour notre abbaye une nouvelle transformation. Des religieux, se rapprochant beaucoup plus de la règle de saint Benoit que leurs devanciers, arrivaient dans cette solitude pour y ramener la vie sainte et mortifiée des disciples de saint Amédée. Leur installation ressembla quelque peu à celle des moines qui formèrent l’ancienne communauté de Charaïa. Les premiers de ceux-ci étaient descendus de Cessens et se trouvaient établis à Hautecombe quand saint Bernard leur en adjoignit d’autres, sortis de Clairvaux, afin d’atteindre le nombre prescrit par les règles de Cîteaux. La nouvelle communauté se forma également de quelques religieux qui restèrent à Hautecombe et qui s’unirent aux nouveaux fils de saint Bernard, que leur envoyait l’abbé de Sénanque. Ils arrivèrent par petits groupes de quatre ou de cinq, s’ adjoignirent les anciens religieux qui voulurent se soumettre à leur règle[2], et, l’année suivante, la nouvelle communauté se composait de quatorze Pères. En comptant les frères convers et les domestiques, le monastère renfermait environ trente personnes ayant à leur tête le Père Marie-Archange Dumont, avec le titre de prieur, qu’il conserve encore aujourd’hui.

Toute trace de l’ancien régime et toute confusion avaient dès lors disparu pour ne laisser à Hautecombe qu’une communauté homogène dont aucun vieux levain ne devait énerver l’essor.

Voici quelles sont les principales prescriptions de son règlement : les religieux se lèvent à trois heures, sauf les jours de Pâques, de Pentecôte, de la fête du Saint-Sacrement, de la fête de Saint-Bernard et de l’Immaculée-Conception, où le lever a lieu à deux heures.

Ils font toujours maigre, excepté les dimanches et fêtes chômées, en dehors du temps du Carême et de l’Avent. Outre les jours de jeûne imposés par l’Église à tous les fidèles, ils en ont un certain nombre indiqués par leurs statuts.

Ils gardent le silence constamment, excepté le dimanche pendant une demi-heure après le dîner, et cela, en dehors de l’Avent et du Carême, où le silence est absolu.

Le travail des mains n’est pas rigoureusement prescrit ; cependant, ils vaquent aux travaux manuels tous les soirs, les matinées étant en général employées aux offices, à l’étude et à la lecture spirituelle.

Ils sont soumis à la juridiction et à la visite du cardinal archevêque de Chambéry[3]. Ils ont pour Père immédiat le Révérendissime dom Bernard, autrefois abbé de Sénanque et maintenant abbé de Saint-Honorat en l’île de Lérins, vicaire général de toute la congrégation de Notre-Dame de Sénanque[4].

Le prieur et le procureur de chaque maison se réunissent chaque année, pour le chapitre général, au monastère désigné par le vicaire général de la Congrégation.

Le président général des Cisterciens, qui réside à Rome, peut présider le chapitre général ou déléguer un représentant, faire en chaque monastère la visite régulière ; c’est lui qui confirme les élections des premiers supérieurs de chaque maison de la congrégation[5]. Ici, notre tâche est accomplie. Nous nous abstenons de parler de nos nouveaux compatriotes qui s’efforcent de nous faire admirer les vertus de la vie claustrale. Qu’il nous soit permis seulement d’émettre un vœu, c’est que le titre d’abbé repose bientôt sur le front de leur supérieur vénéré et que ce titre reste pur à jamais de tout alliage avec la commende.

  1. À ce titre était unie une pension assez forte qui fut réduite par les ordres de Son Éminence Billiet, en vertu de son droit de délégué.
  2. Ils furent au nombre de quatre : Dom Félix Prassone, l’ancien abbé ; dom Alphonse Angleys, dom Maurice Usannaz et un frère convers.
  3. Peu de jours après que nous écrivions ces lignes, nous assistions aux magnifiques obsèques de ce vénérable prélat aussi savant que modeste, décédé le 30 avril 1873. — Nous nous rappellerons toujours les conseils qu’il nous donna relativement à cette histoire.
  4. Cette congrégation comprend aujourd’hui six monastères :
    Celui de Sénanque, maison-mère, fondé en 1854, et qui a pour filles :
    Notre-Dame de Fontfroide, au diocèse de Carcassonne, fondée en 1858 ;
    Notre-Dame d’Hautecombe ;
    Notre-Dame de Seysière, au diocèse de Digne, fondée en 1861 ;
    Notre-Dame de Saint-Honorat, fondée en 1869 ;
    Notre-Dame des Prés, fondée en 1868 dans le diocèse de Digne.
  5. Il a ce même droit sur toutes les congrégations cisterciennes, qui forment trois grandes divisions :
    Primitive-Observance ; Constitutions de l’abbé de Rancé ; Observance-Commune. Chacune des sections de l’Ordre a ses assemblées spéciales appelées chapitres généraux, car il n’existe plus comme autrefois un grand Chapitre général unique, auquel étaient appelés tous les abbés de l’ordre cistercien. Mais le président général représente encore aujourd’hui le principe d’unité ; c’est actuellement dom Théobalde Cesari, abbé du monastère de Saint-Bernard de Rome, supérieur de tout l’ordre de Cîteaux.