Histoire de l’abbaye des Écharlis/1

La bibliothèque libre.
Edmond Régnier
Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne (p. 1-12).

HISTOIRE
de
L’ABBAYE DES ÉCHARLIS

Par M. l’abbé Edmond Régnier

L’ABBAYE DES ÉCHARLIS

fondation du monastère

On sait que le xiie siècle a vu naître de nombreux monastères. L’abbaye de Cîteaux, près de Dijon, fondée en 1098, donna naissance à quatre grands monastères : La Ferté (Saône-et-Loire) 1113, Pontigny (Yonne) 1114, Clairvaux (Aube) 1115, Morimont (Haute-Marne) 1115. Chacun d’eux en fonda de nombreux autres : Clairvaux, à lui seul, compta 385 maisons.

Parmi les abbayes moins célèbres se trouve celle des Echarlis située à 1.500 mètres du bourg de Villefranche-Saint-Phal. On ne peut établir exactement la date de sa fondation. La Gallia christiana[1] la fait remonter à 1120 ou 1125, Gaignières[2] et Baluze[3] à 1128 et Dom Choppin[4] à 1129. D’après Salomon, auteur d’une notice sur l’abbaye des Écharlis, parue» en 1852, dans le Bulletin de la Société des Sciences de l’Yonne, ce monastère aurait été fondé dans les premières années du xiie siècle, mais n’aurait pris de l’importance qu’en 1120 ou 1125. Il s’appuie sur une petite charte[5] de Guillaume, comte de Joigny, constatant que Gérard de Chanle (Champlay, près de Joigny) a donné à l’église des Écharlis 6 arpents de pré près de Champlay et 10 sols de cens. Il date cette charte de 1108[6], mais c’est une erreur. En examinant cette date, on trouve 1128 ou 1198, Il est très probable, cependant, que ce monastère fut fondé au commencement du xiie siècle, avant Pontigny. Le fondateur aurait, en effet, demandé à cette abbaye d’envoyer des religieux aux Écharlis, comme Milon de Courtenay le flit en 1124 pour Fontainejean (Loiret). On verra qu’il n’a pas fait venir des moines de La Ferté, comme le veut la Gallia christiana, ni d’autres monastères, et c’est à tort que Gaignières nomme les Écharlis « première fille de Fontenay », ou que de nombreux actes font suivre leur nom de ces mots : « Filiation de Clairvaux[7]. » On ne peut les affirmer postérieurs à ces abbayes. De plus, l’importance qu’ils ont vers 1132 et qui force le troisième abbé, Guillaume, à transférer le monastère, suppose bien une vingtaine d’années d’existence « Post longum autem tempus[8], » Enfin Séguin qui, vers 1136, poursuit Guillaume à ce sujet, n’était point né quand son père fonda l’abbaye. Il doit avoir plus de 20 ans pour engager lui même ce procès. Les Écharlis remontent donc aux premières années du xiie siècle*

Leur fondation est racontée sur une pancarte[9] ou feuille de parchemin de très grande dimension qui était sans doute affichée dans le monastère et qui contient en latin, de l’écriture du xiie siècle, la copie ou le résumé des donations du fondateur et de quelques autres notables personnages.

Au commencement du xiie siècle, vit à La Ferté-Loupière, non loin de Villefranche, un pieux chevalier nommé Vivien, fiancé à une jeune fille du nom d’Aoidis, mais appelée plus communément Damet. Il n’est bruit alors dans toute la Bourgogne que de l’abbaye de Cîteaux et de la vie toute de piété et de travail que les religieux y mènent. Vivien pense qu’il ferait une œuvre vraiment chrétienne et rendrait un immense service à la contrée, s’il établissait quelques-uns de ces bons ouvriers de l’Évangile, de ces agriculteurs émérites, dans le domaine qu’il a hérité de ses pères. Il possède, entre Villefranche et Sépeaux, un lieu dit les Écharlis[10] ; il le fait servir à son pieux dessein. Par un acte solennel, « il donne pour le salut de son âme et de l’âme de ses ancêtres, à Dieu, à la Sainte Vierge et à tous les saints, en la personne du prêtre Étienne et de ses compagnons Thibault et Garnier et de tous leurs successeurs, le lieu appelé les Écharlis, pour y bâtir un monastère ». Il charge son intendant de Sépeaux, nommé Foulques, de délimiter sa donation à l’Ouest, mais, du côté de Sépeaux, il donne aux religieux, pour leur propre usage, dans la forêt de Wèvre, autant de terrain qu’ils en voudront défricher et convertir en pré. De plus, il leur concède le droit d’usage dans toute cette forêt, c’est-à-dire le droit de couper du bois pour eux et de faire paître leurs porcs et tous leurs autres animaux domestiques, sans causer de dommages. Cette donation, approuvée par le frère et la fiancée de Vivien, Étienne et Damet, est faite en présence de l’archiprêtre Isambard, de Léleric, chapelain de La Ferté, du clerc Dodon, de Simon de Prunoy, d’Isambard le Gros, d’Isambard, dit MâchePain, et d’Osmond, écuyer de Vivien. Comme on le voit, il ne s’agit point de religieux venus d’un monastère, mais d’un prêtre séculier. Étienne et ses compagnons prennent la règle de Cîteaux et se rattachent sans doute à cet ordre. Les trois religieux arrivent aux Écharlis et se mettent au travail sous la conduite d’Étienne qui est ainsi le supérieur de cette petite communauté, le premier abbé du monastère.

Leur existence est d’abord très pénible. Venus dans un pays sauvage et inculte, manquant de tout, ils doivent se construire une demeure, couper les arbres, arracher troncs et racines, convertir les bois en champs et en prés, défoncer les terres pour les ensemencer.

À ces difficultés matérielles s’ajoutent les rigueurs de la règle. Levés à deux heures du matin, ils partagent leur journée entre la prière, le travail et un peu de repos. Ils s’occupent six ou sept heures par jour aux travaux des champs ou à d’autres travaux manuels, Leur vêtement se compose d’une tunique blanche de grosse bure et d’un scapulaire noir sans manche ou coule. Leur nourriture est maigre et grossière, l’usage de la viande n’étant permis qu’en cas de maladie grave. Ils doivent garder un silence perpétuel et ne parler que sur l’ordre de l’abbé. Ils se couchent tout habillés sur un lit de deux planches posées sur des tréteaux, d’une paillasse et d’un traversin.

Cette règle sévère répond plus qu’aucune autre au besoin des âmes du xiie siècle. On est alors animé d’une foi vive, d’un désir ardent de se sanctifier par la prière et la pénitence, ou de s’attirer les bénédictions du ciel par des dons et des fondations. On abandonne parents, situation, fortune, pour se renfermer dans un monastère ou bien Ton donne à une abbaye des terres pour obtenir, par la prière des moines, le secours de Dieu. Par sa vie et ses prédications, saint Bernard (1091-1153), le fondateur de Clairvaux, l’homme le plus éminent de son siècle par sa science, son éloquence, sa sainteté, contribue dans une large mesure à peupler les monastères d’hommes de tout rang, de tout âge, de toute condition.

Il en est des Écharlis comme des autres abbayes.

Aussitôt arrivés, les religieux défrichent et construisent. Un modeste monastère ne tarde pas à s’élever ; des sujets viennent se joindre aux trois premiers moines et de nombreux dons sont faits. Sous Étienne, Séguin de Sens abandonne aux religieux la part de dîmes qu’il perçoit sur leurs biens[11] en présence de Foulques, charpentier à Sépeaux, de Renard et Jobert des Voves. Devant les mêmes témoins et devant Vivien, le fondateur, Isembard le Gros, donne, en présence de son frère Garnies sa part de dîmes sur ces mêmes biens et les dîmes qu’il reçoit à La Ferté.

Fromond de Charny, approuvé par sa femme surnommée Belet et par son fils Ithier ; Landric, de Douchy, du consentement de ses fils Haton, Garnier, Guillaume, Gautier et Foulques ; Gautier Baderan, avec l’approbation de sa femme, appelée la Bonne, et de son fils Gautier, concèdent d’abord à l’abbaye dans la terre des Fontaines, tout le terrain nécessaire pour faire un vivier, un moulin et un jardin, et tout le bois nécessaire pour ceux qui y demeureront. Un peu plus tard, ces mêmes donateurs abandonnent tout ce qu’ils possèdent en cet endroit. Milon, seigneur de Courtenay, et son fils, dont dépendent Fromond de Charny et Landric de Douchy, approuvent ces donations.

Sous Jean, second abbé (1131), Baudoin Fouinard donne ce qu’il possède en terres et en bois à Villers ou Villare[12] et reçoit en échange quinze livres (environ 1.950 fr). Milon, seigneur de Courtenay, sa femme Élisabeth, ses fils Guillaume, Josselin et Renard approuvent ce don et les acquisitions que les moines pourront faire. De plus, ils accordent aux religieux le droit de passer leurs produits, d’acheter ou de vendre des terres dans leur seigneurie, de mener paître leurs animaux dans toutes leurs forêts, sans avoir à payer ni péage, ni coutume, ni pacage. Élisabeth, femme de Baudoin, approuve la donation de son mari.

Par un acte fait à Auxerre, Séguin le Gros abandonne au monastère les terres et bois que son frère Waldric possède à Villare. Mais comme Waldric se trouve à Jérusalem, Séguin promet de compenser convenablement son frère s’il revient de la terre sainte. Son frère, Bérenger, reçoit, pour son consentement à ce don, soixante sous (environ 390 fr.) de Guillaume, comte de Nevers. Waldric avait engagé cette terre pour cinquante sous a son oncle Wallon. Les religieux se libèrent en payant cette somme.

En 1131, le monastère compte un insigne bienfaiteur.

La famille royale a coutume de venir une fois par an à Saint-Julien. Louis le Gros (1108-1137) ne manque pas à cette coutume. Une année il vient dans cette ville, fatigué et malade[13]. On lui conseille de prendre les eaux d’une fontaine minérale[14] située à Villare, dans la propriété de l’abbaye des Écharlis, Louis le Gros suit ce conseil : il se trouve soulagé par les eaux de la fontaine et content des religieux. Aussi, par reconnaissance et parce qu’il « est juste d’étendre miséricordieusement la main sur les établissements religieux, qu’il s’acquitte ainsi d’une fonction royale et attire sur lui les bénédictions de N. S. », il laisse, par une charte[15] faite à Étampes en 1131, à Jean et à ses religieux, sur le territoire de Vaumort, autant de terrain que quatre charrues peuvent mettre en rapport, une partie de la forêt d’Othe et le droit d’usage dans toute cette forêt. La même année, il accorde aux moines le droit de moudre au moulin de Fossemore le grain nécessaire à leur consommation dans leur maison de Vaumort, sans avoir à payer ni mouture, ni coutume[16].

Cette donation a fait croire que les Écharlis avaient été fondés par Louis le Gros. Dans la déclaration de Dom Choppin, du 28 janvier 1790[17], on lit en effet « l’abbaye des Écharlis fondée par Louis le Gros l’an 1129 ». On le croyait déjà au xive siècle : une lettre de Jean le Bon de 1361, reproduite dans une lettre de Charles VI de 1381[18], les dit de fondation royale « de fundacione regia ». Un religieux des Écharlis a même composé une pièce de vers[19], où il raconte que Louis le Gros, faisant venir des moines de Pontigny, a fondé le monastère de « Chaalis » pour que Dieu reçoive rame de Charles, son frère, « au saint trosne des cieux », et par une étymologie fantaisiste, il fait dériver du nom de Charles celui de « Chaalis ». Avec l’assentiment de sa femme Élisabeth et de ses fils Gauthier, Geoffroi et Guillaume, Guillaume de Montcorbon donne à l’abbaye la terre et la forêt d’Arblay. Il reçoit des religieux dix livres (environ 1.300 fr.) ; sa femme, une vache et un veau ; ses fils, quatre sous (environ 26 fr.)» en présence de Renaud, curé de Cudot, Arnaud, curé de Villefranche, etc. Sous prétexte qu’ils ont des droits sur ces terres, Landric de Douchy et ses fils, Landric de Barvilla, Lisiard de l’Oratoire et Isembard le fou, réclament contre cette donation. Après arrangement, ils reçoivent cinquante sous (environ 325 fr.) de Guillaume de Montcorbon et trente sous (environ 205 fr,) des moines et donnent leur consentement ainsi que plusieurs autres personnages. Une femme, « Marguerite, l’épouse de Foulques », croyant que ces terres font partie de sa dot, proteste, elle aussi, mais, peu après, reconnaît qu’elle se trompe et donne son approbation.

Léteric, chapelain de La Ferté, avec l’assentiment de son frère, Hébert, et de Marguerite, femme d’Hébert, fait don de ce qu’il possède à Chailleuse, c’est-à-dire d’une maison et de ses dépendances.

Hervé, seigneur de La Ferté, et Jobert Guiselle abandonnent à l’abbaye leurs propriétés du mont Bonnet.

Étienne, dit Bouche-Glose, cède ses terres de Bèze pour six

livres (environ 780 fr.) et un poulain de 20 sous (environ 130 fr.), en présence de Geoffroy, curé de Sépeaux, etc., du consentement de Renaud le Gras, de sa femme, Marie, et de sa fille, Odeline.

Huldéard de Joigny et son fils Gautier, surnommé le Fou, donnent, pour huit livres (environ 1.040 fr.) la moitié de la forêt de Bornisoie, entre la Ferté et Volgré, qu’ils tiennent de Philippe, frère de Hervé de La Ferté. Philippe approuve cet acte et reçoit six livres (environ 780 fr.)

Léteric Jallard et sa femme Ermensendis concèdent leurs propriétés de la forêt de Bornisoie et de la vallée de Chailleuse pour une vigne à La Ferté, dix livres (environ 1.300 fr.) en monnaie d’Auxerre et un cheval. Ermensendis reçoit en outre quatorze sous (environ 91 fr.)* Cette donation est faite avec l’assentiment des fils de Léteric, de Gualo, père d’Ermensendis, de Séguin, fils de Gualo, qui reçoit dix soux (environ 65 fr.), et de Foulques Bossier, dont dépendent ces propriétés et qui reçoit 25 sous (environ 162 fr. 50) des moines[20].

Hervé, seigneur de La Ferté, sa femme, Haremburge, et son fils approuvent les dons d’Étienne dit Bouche-Close, de Gautier et de Huldéard. Hervé reçoit cent sous (environ 650 fr.) en monnaie d’Auxerre et Haremburge un talent.

Sous Guillaume, qui en est le troisième abbé, le monastère compte aussi un puissant protecteur. En 1136, Henri, archevêque de Sens, se trouvant à Saint-Julien, exempte les religieux de payer les dîmes pour les biens qu’ils possèdent à Villefranche, à condition qu’ils versent chaque année douze sous de cens (environ 78 fr.) au curé. À cette exemption, sont présents : Étienne, abbé de Régny ; Gautier, moine de Pontigny ; Arnaud, curé de Villefranche, etc.[21]

Étienne le Blanc, de Sens, et sa femme, Hersende, laissent en 1137 à La Ferté ce qu’ils possèdent dans la forêt de Bornisoie et sur le mont Bonin, aux religieux qui donnent en échange douze livres (environ 1.560 fr.) à Étienne, cent sous (environ 650 fr.) à Hersende, quinze sous (environ 97 fr. 50) à Gautier, fils d’Étienne, et dix sous (environ 65 fr.) à Gautier, frère d’Hersende.

Odon de Bléneau cède à l’abbaye, pour cent sous (environ 650 fr.), sa propriété de Chailleuse. En 1139, Milon Balbus, fils de Jobert Gifel, ratifie pour trente sous (environ 195 fr.), en présence de Séguin l’Enfant, de Gaudri, curé de Sépeaux, de Renard, comte de Joigny, et de Ithier, seigneur de Toucy, le don fait par son père.

Bernard, fils de Valère ou Vaslier, et ses sœurs Anne et Guiburge, du consentement de leurs maris, Isembart Tue-Bœuf et Henri, abandonnent pour cent sous (environ 650 fr.) la partie de la place d’un moulin près de Villefranche, avec les terres et les prés attenants. L’autre partie de la place du moulin, des terres et des prés est donnée pour quinze sous (environ 97 fr. 50) par Payen le chasseur et ses fils Etienne et Girard, en présence d’Etienne, abbé de Fontainejean, etc., avec l’approbation de Baudoin Fouisnard, de Landric, son fils, et d’Isabelle, sa femme.

Dans presque toutes ces donations, sauf en ce qui concerne le roi et l’archevêque, les religieux, en échange des terres qu’ils reçoivent, donnent une somme d’argent ou autre chose. Si l’on y voit le besoin d’argent des donateurs ou leur impuissance à faire fructifier les terres, on y doit reconnaître aussi la prospérité de l’abbaye.

Non seulement elle reçoit de grandes propriétés, mais encore de nombreux sujets y viennent embrasser la vie religieuse. Sous Guillaume, le monastère est trop petit pour les contenir, de sorte qu’il faut songer à l’agrandir ou à le reconstruire dans un autre endroit. Le lieu où il est bâti est incommode : l’expérience et la nécessité en ont promptement fait reconnaître l’insuffisance et le désavantage. La règle n’a pas été rigoureusement observée : « Le nouveau monastère, dit-elle, sera construit dans un lieu isolé, dans une vallée, de telle façon qu’il réunisse dans son enceinte toutes les choses nécessaires : l’eau, un moulin, un jardin, des ateliers pour divers métiers, afin d’éviter que les moines aillent au dehors, ce qui compromettrait le salut de leurs âmes[22]. » Comme les ruisseaux en sont assez éloignés, l’abbaye n’a pas l’eau nécessaire. Aussi, au lieu de l’agrandir, le troisième abbé, Guillaume, juge préférable de le reconstruire dans un autre endroit. Parmi les donations faîtes précédemment se trouve un emplacement très convenable qui a été donné sous l’abbé Jean par Séguin le Gros et Baudoin Fouisnard. Ce lieu appelé Villers ou Villare, situé à quinze cents mètres du bourg de Villefranche, écarté et solitaire, est traversé par un ruisseau formé par une excellente fontaine» la fontaine carrelée, qui s’en trouve à un kilomètre. En s’y établissant, les religieux auront de l’eau en abondance, pourront construire un moulin dans l’enceinte du monastère et seront plus au centre de leurs domaines. Guillaume choisit Villare pour l’établissement définitif de l’abbaye et se met aussitôt à la bâtir, sans se douter que ce changement de résidence va soulever de nombreuses difficultés, causer un désastre, occasionner deux procès.

Pour construire leur nouvelle abbaye, les moines, selon la faculté que Vivien leur a accordée, prennent du bois dans la forêt de Wèvre. Mais le fondateur est mort. Son fils, Seguin, très mécontent de voir les moines quitter le domaine donné par son père, leur cherche querelle, prétend que Vivien n’a donné le droit d’usage dans cette forêt qu’aux seuls habitants des Écharlis, et affirme que les religieux, allant demeurer à Villare, n’ont plus ce droit. Il leur défend donc d’y prendre du bois. Les moines disent, au contraire, que Vivien leur a donné le droit d’usage pour eux-mêmes sans autre condition que de ne faire aucun dommage. D’accord avec Séguin, ils demandent à l’archevêque de Sens, Henri, de trancher le différend. Après avoir entendu les deux parties, l’archevêque rend sa sentence vers 1136, en présence d’Hugues, abbé de Pontigny, Étienne, abbé de Fontemoy, Milon, seigneur de Courtenay, Hagan de Malicorne, Séguin le Gros, Jobert de Précy, Séguin Rufin et Landry de Bléneau. Il donne gain de cause aux religieux, déclare qu’ils peuvent, d’après l’acte de fondation, couper et prendre du bois dans la forêt, non seulement pour leur demeure des Écharlis, mais pour toutes leurs propriétés[23].

Cette sentence exaspère Séguin ; il entre dans une violente colère, refuse de se soumettre et, comme les religieux, forts de leur droit, continuent de prendre du bois dans sa forêt, il décide de leur infliger un terrible châtiment» Certain jour, il fait mettre le feu aux bâtiments des Écharlis et les brûlent avec tout ce qu’ils contiennent, « causant ainsi un mal grand et grave ». Aussitôt les moines réclament prompte justice de l’archevêque de Sens, Hugues de Toucy. L’archevêque, malade, charge Hugues, évêque d’Auxerre, de se rendre aux Écharlis pour juger l’affaire. L’évêque d’Auxerre, appelé aussi par les religieux, vient au monastère ; il se fait assister de l’archidiacre Guillaume, de Pierre, chapelain de l’archevêque, des abhés Girard de Saint-Pierre-le-Vif, Joduin de Fontainejean, Étienne de Régny, Norpard de Vauluisant, de Gaufroi, curé de La Ferté, Isembard, curé de Précy, et du doyen Gaultier, pour les religieux, du prieur de Joigny et de Odon de Toucy pour Séguin. D’un commun accord, ils rendent, en 1152, la sentence suivante : les moines pourront défricher et convertir en pré soixante arpents de bois en plus de ceux qu’ils ont déjà défrichés ; ils auront le droit d’usage dans la forêt de Séguin, jusqu’à l’Yonne, la faculté de prendre du bois et de le transporter dans toutes leurs propriétés, mais non en donner ou en vendre ; ils ne pourront pas détruire les haies établies pour la défense des habitations ni empêcher de les reconstruire au cas où elles seraient détruites par la guerre ou l’incendie ; ils auront enfin la liberté de faire paître les porcs et autres animaux domestiques dans toute la forêt.

Les deux parties acceptent cette sentence en présence des arbitres et de beaucoup d’autres personnages.

On se rend ensuite à La Ferté demander le consentement de Rachel, femme de Séguin, et de ses fils Séguin et Vivien. Tous les trois approuvent le jugement devant Gaufroi, curé de La Ferté, Renaud, curé de Cudot, etc[24].

Séguin sait se rappeler qu’il est le fils des pieux fondateurs de l’abbaye et se conduit en homme d’honneur et en chrétien repentant. Non content de donner son plein et entier assentiment à la décision des juges, il tient encore à réparer le grave dommage qu’il a causé. En cette même année (1152), il fait don au monastère, pour en jouir perpétuellement à sa mort, de tout ce qu’il possède en terres et bois, entre la grange des Vieux-Écharlis et le bois des Sources, et de divers autres immeubles, en présence de Jobert, prieur des Écharlis, des moines Adam et Lambert, de Renaud, curé de Cudot, etc. Rachel, Séguin, Vivien et Damet, fille de Vivien, approuvent cette donation, devant Ansallon, curé de Sépeaux, Gaufroi, curé de La Ferté, Jobert, moine de Sommecaise, etc.[25].

Le monastère, sous la direction de Landry, quatrième abbé (1142-1162 environ), s’établit définitivement à Villare et ne tarde pas à prendre le nom de l’ancienne demeure : les Écharlis ou le couvent des Écharlis. Quant au premier emplacement, il devient une grange ou exploitation agricole et, comme nous le verrons dans le privilège d’Hugues, archevêque de Sens, daté de 1151, prend le nom de Vieu Écharlis qu’il porte encore aujourd’hui.



  1. Tome XII, p. 219.
  2. Bibl. Nat. Gaignières, manuscrit, latin 17097.
  3. Id., Baluze, id., 38.
  4. Arch. de l’Yonne, série Q, Abbaye des Écharlis.
  5. Id., H. 649, liasse.
  6. L’auteur de l’ancien inventaire des titres de l’abbaye a également daté cette charte de 1108 ; d’autres, et notamment Quantin, dans l’Inventaire des Archives de l’Yonne, série H, l’ont datée de 1208. Pourtant la date est écrite tout au long dans cette charte ; le désaccord entre ces auteurs provient d’une faute de lecture qu’a su éviter Gaignières dans le manuscrit latin 17097, p. 65, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Nationale. Gaignières date le document de 1198 et, avec M. Porée, archiviste de l’Yonne, nous partageons entièrement son opinion. La date est, en effet, ainsi transcrite : M° C° N° octavo. Pas d’hésitations sur l’interprétation de M° C°, ni sur celle de octavo écrit en lettres ; seule la lettre n surmontée d’un petit o, que nous interprétons comme l’abréviation de nonagesimo, pourrait peut-être être considérée comme un V, abréviation de vicesimo. Mais il n’y a pas de Guillaume, comte de Joigny en 1128, tandis que nous en trouvons un comme bienfaiteur de l’abbaye en 1180, 1184, 1187, 1190, 1197, 1199. Donc notre charte, qui ne peut dater que de 1128 ou 1198, est bien de 1198.
  7. Cette mention se trouve dans les actes du xviiie siècle et vient de ce que l’abbé de Clairvaux était à cette époque supérieur des Écharlis
  8. Arch. de l’Yonne, pancarte de fondation, H 647, liasse, Quantin, Cartulaire de l’Yonne, t. I, p. 237.
  9. Arch. de l’Yonne, H 647, liasse.
  10. Aujourd’hui les Vieux-Écharlis.
  11. Cette donation, ainsi que les suivantes nous sont connues pur la pancarte de fondation, (Arch. de l’Yonne, H 047, liasse.)
  12. Aujourd’hui le couvent des Écharlis.
  13. Quantin, Répertoire archéologique du département de l’Yonne, p. 149. — Notice sur Saint-Julien-du-Sault, par M. Tonnellier, Annuaire de l’Yonne de 1842.
  14. Voir à la fin ce qui concerne cette fontaine.
  15. Quantin, Cartulaire de l’Yonne, I, p. 286.
  16. Salomon, Histoire de l’abbaye des Écharlis, Soc. des Sciences de l’Yonne, 1852.
  17. Arch. de l’Yonne, Q 348.
  18. Arch. Nat., JJ 415.
  19. Bibliothèque Nationale, Baluze ms. 38. Voici le début de cette pièce fantaisiste, rédigée, semble-t-il, au xvie siècle :
    « S’ensuit le contenu d’un tableau en vieux rimes et vers francois sur le dessein et vœux que fit le Roy Louis le Gros de fonder l’abbaie de Chaalis :

    En ce tableau fait par vers et par dicts
    Peut-on scavoir la seure vérité
    De qui pour qui fut fondé ce couvent :
    Ung Roy francois, esmeu par équité
    A ce que fut ung sien frère aquité
    De ses péchez, le fit en son vivant.
    Et qui lira tout rescrit en suivant
    Pourra trouver comment il fut fondé
    Et que Louis débonnaire régnant
    De tout son cœur l’eut pour recommandé.

    Elle se termine ainsi :

    Dame qui este comparée
    Par bon droit à la fleur de lis
    Nous vous prions, Vierge honorée,
    Gardez vostre lieu de Chaalis.
    Est fratris Ludovici.
    Fondatio Caroli loci.

  20. D’après un déombrement de 1470, ce domaine seul est de près de 2.000 arpents en terres, bois et prés.
  21. Quantin, Cartulaire de l’Yonne, I, p. 310.
  22. Jarossay, Hisfoire de l’abbaye de Fontainejean, Orléans, Herluison, éditeur.
  23. Pancarte de fondation.
  24. Quantin, Cartulaire de l’Yonne, I, p. 499,
  25. Id. ibid., I, p. 501.