Histoire de l’art/L’Art antique/Rome

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ROME


I


Jusqu’à l’époque hellénistique, le rayonnement de la Grèce dans le monde méditerranéen empêcha d’apercevoir les civilisations qui grandissaient ou disparaissaient autour d’elle. La nation qu’elle connut et dont elle parla le mieux, c’est la Perse, parce qu’elle eut à la combattre. Les vieux peuples n’avaient guère qu’un moyen de se pénétrer et de se comprendre, la guerre. Or, la conquête militaire répugnait aux Grecs. Les colonies qu’ils avaient semées sur tous les rivages de l’Asie, du Pont, de l’Afrique du Nord, de l’Italie méridionale, de la Sicile, constituaient les escales d’un vaste réseau maritime assez fermé, national en somme, au delà duquel tout était pour eux légendes, demi-ténèbres et confusion. Le négoce ne dépassait guère le littoral des mers heureuses. L’intérieur des terres, les montagnes de l’horizon, les forêts inconnues, en échappant à l’action de la Grèce, lui dérobaient leur secret.

L’hellénisme n’a laissé que des traces furtives hors du monde grec proprement dit. Il n’y eut guère qu’un peuple d’agriculteurs et de terriens qui subit assez fortement son influence par les villes de la Grande Grèce et les chemins maritimes. Le pays qui s’étend entre l’Arno, le Tibre, les Apennins et la mer fut peut-être le seul du vieux monde à accepter sans révolte, dès l’époque héroïque, la royauté de l’esprit grec. Les Étrusques, comme les Grecs, descendaient sans doute des vieux Pélasges et reconnaissaient dans les produits que leur apportaient les navires, - les vases surtout qu’ils achetaient par grandes quantités - l’encouragement d’un effort parent du leur. En fait, les manifestations les plus originales de leur art doivent toujours quelque chose à la Grèce, et certainement, par son intermédiaire, à l’Assyrie et à l’Égypte.

Sans doute, à la longue, si Rome n’était venue en écraser le germe, le génie étrusque eût-il profité du déclin de la Grèce pour se réaliser au contact de sa terre. Elle est rude, torrents, forêts, montagnes, très dessinée, très définie. Mais le paysan d’Étrurie, courbé sur le sillon, ou l’oeil sans cesse arrêté par les collines, n’avait pas l’horizon libre qui s’ouvrait devant l’homme grec, trafiquant entre les golfes et les îles ou berger sur les hauteurs. De là, dans l’art, étrusque, quelque chose de funèbre, de violent et d’amer.

Le prêtre règne. Les formes sont enfermées dans les tombeaux. La sculpture des sarcophages où deux figures étranges, le bas du corps cassé, le haut secret et souriant s’accoudent avec la raideur et l’expression mécaniques que tous les archaïsmes ont connues, les fresques des chambres funéraires qui racontent des sacrifices et des égorgements, tout leur art est fanatique, superstitieux et tourmenté. Le mythe et la technique viennent souvent des Grecs. Mais cela semble plus près de l’enfer que les Primitifs de Pise peindront, vingt siècles plus tard, sur les murs du Campo-Santo, que des harmonies de Zeuxis. Le génie toscan perce déjà sous ces formes bizarres, trop allongées, quelque peu maladives, où la vigueur et l’élégance de la race n’arrivent pas à vaincre son mysticisme énervé. Cependant une étrange force, une vie mystérieuse en sourd. Ces sombres fresques ressemblent à des ombres qu’on arrêterait sur un mur. Un tout-puissant génie décoratif s’y révèle, un équilibre constamment poursuivi et comme stylisé par l’apparente symétrie des gestes rituels, du vol des oiseaux, des branches, des feuilles, des fleurs. Quelque chose comme une danse, saisie au vol dans son rythme le plus fuyant.

L’Étrurie, en faisant l’éducation de Rome, fut l’étape intermédiaire de la civilisation dans sa marche de l’est à l’ouest. Les annales matérielles de la République romaine nous renseignent peut-être mieux sur le génie des Étrusques que sur celui de ses fondateurs. La voûte, que les Pélasges ont apportée d’Asie et dont leur descendance égéenne a doté la Grèce primitive, est transmise à Rome par leur descendance italique. L’arc de triomphe romain n’est que la porte étrusque modifiée. Rome demande à des ingénieurs d’Étrurie sa Cloaca Maxima, et c’est l’intestin de la ville, le viscère organique autour duquel sa matérialité profonde s’installera pour croître peu à peu et projeter ses bras de pierre sur le monde ancien tout entier. L’Étrusque, dès le vie siècle, n’apporte pas seulement à Rome sa religion et sa science augurale, il creuse les égouts, bâtit les temples, dresse les premières statues, forge les armes par lesquelles Rome l’asservira. Il coule le bronze, et ses bronzes ont une âpre force, tout entière tendue vers l’expression la plus intransigeante, rugueuse et drue comme les chênes ramassés de l’Apennin. Le symbole de Rome, la rude louve du Capitole, est d’un vieux bronzier toscan.

II

Dès ses débuts, Rome est elle-même. Elle détourne à son profit les sources morales du vieux monde, comme elle détournait les eaux dans les montagnes pour les amener dans ses murs. Une fois la source captée, son avidité l’épuise, elle va plus loin pour en capter une autre. Dès le commencement du IIIe siècle l’Etrurie, broyée par Rome, cimente de son sang, de ses nerfs, avec le sang et les nerfs des Latins, des Sabins, le bloc où Rome s’appuiera pour se répandre sur la terre, en cercles concentriques, dans un effort profond. Toutes les résistances rencontrées, Pyrrhus, Carthage, Hannibal, ne seront pour elle que des moyens de cultiver sa volonté et de l’accroître. Les légions progressent comme une alluvion régulière.

Si le positivisme romain n’avait pas comprimé le Latin et l’Étrusque, on se demande, à lire Plaute, Lucrèce, Virgile, Juvénal, quel art eût pu réaliser cette rude synthèse des vieux peuples italiques, épris des bois et des jardins et dont le génie est amer comme ses feuillages, nourri comme ses labours. Mais le Romain fut trop tendu vers la conquête du dehors pour conquérir tout ce qu’il avait en lui-même de vigueur et d’âpreté. Tant que dura la guerre méthodique - cinq ou six siècles - il n’eut pas le temps de s’exprimer. Dès que les ressorts se détendirent, l’esprit -de la Grèce conquise les faussa. Mummius, après le sac de Corinthe, disait aux entrepreneurs chargés de faire parvenir à Rome le butin : « Je vous préviens que si vous cassez ces statues, vous aurez à les refaire. » Cette méconnaissance du rôle supérieur de l’œuvre d’art a quelque chose de sacré. Elle révèle une de ces candeurs dont un peuple peut tout espérer, s’il l’applique à se regarder vivre. Elle eût été pour Rome le salut, si Rome avait refusé les chefs-d’œuvre que lui envoyait le consul. Mais elle les accepta avec empressement, elle en fit venir d’autres, encore d’autres, elle dévasta la Grèce, et son dur esprit s’usa sur ce diamant.

C’est là une des fatalités de l’histoire et la preuve de la tendance qu’a l’ensemble des sociétés humaines à poursuivre son équilibre. Asservi matériellement, un peuple de culture supérieure asservit moralement le peuple qui l’a vaincu. La Chaldée impose son esprit à l’Assyrie, l’Assyrie et la Grèce ionienne à la Perse, la Grèce transforme le Dorien. Rome veut plaire à la Grèce comme le parvenu à l’aristocrate, la Grèce veut plaire à Rome comme le faible au fort. A ce contact, la Grèce ne peut plus prostituer un génie qui s’est depuis longtemps échappé d’elle, mais Rome y perd une partie du sien.

Le Romain, dans ses mœurs, son tempérament, sa religion, toute sa substance morale différait totalement du Grec. Ici une vie simple, libre, investigatrice, toute au désir de réaliser l’harmonie intérieure qu’une imagination charmante poursuit sur tous les chemins. Là une vie disciplinée, égoïste, dure, fermée, cherchant hors d’elle-même son aliment. Le Grec fait la cité à l’image du monde. Le Romain veut faire le monde à l’image de la cité. La vraie religion du Romain, c’est le foyer et le chef du foyer, le père. Le culte officiel est purement décoratif. Les divinités sont choses concrètes, figées, positives, sans liens, sans enveloppe harmonieuse, un fait personnifié à côté d’un fait personnifié. C’est un domaine à part, et au fond, secondaire. D’un côté le droit divin et la religion, de F l’autre le droit humain et la jurisprudence. C’est le contraire de la Grèce où le passage est insensible de l’homme au dieu, du réel au possible. L’idéal grec, c’est la diversité et la continuité dans le vaste ensemble harmonique des actions et des réactions. L’idéal romain, c’est l’union artificielle de ces éléments F isolés dans un ensemble raide et dur. Si l’art de ce peuple n’est pas utilitaire, il sera conventionnel.

Pourquoi prendrait-il les éléments de ces conventions formelles à d’autres qu’à la Grèce, qui les lui offre ? Il y aura bien des essais de transformation, même une sourde insurrection d’instinct. Malgré lui, contre lui, un peuple est lui-même. Le temple grec ne peut être transporté à Rome comme les statues et les peintures, et quand l’architecte romain revient d’Athènes, de Sicile ou de Paestum, il a eu le temps, en cours de route, de transformer sans le savoir la science qu’il en rapporte. La colonne devient épaisse et lisse, souvent inutile, placée contre le mur en guise d’ornement. Si l’ordre corinthien domine, le dorique et l’ionique transformés font de fréquentes apparitions, souvent se mêlent ou se superposent dans le même monument. Le temple, presque toujours plus grand qu’en Grèce, perd son animation. Il est symétrique volontairement, massif, lourd, positif. Ce n’est guère que hors de Rome, en Gaule, en Grèce, en Asie surtout, que Rome construit de formidables temples, des temples éclatants de force et de soleil, où les hautes végétations corinthiennes paraissent des arbres vivants cimentés dans les murs. Mais sans doute Rome ne jouait-elle là-dedans que son rôle habituel d’administration sévère. Les temples de la Gaule hellénique sont grecs, les temples d’Asie ont la somptuosité et la grandeur redoutable de tout ce qui s’élève au-dessus de ce sol mystique, fiévreux, saturé de pourriture et de chaleur, et pour qui le temps ne compte pas. Partout, pour les monuments utilitaires eux-mêmes - car les arènes provençales, pour ne citer qu’elles, se présentent avec une discrétion, une grâce, une élégance dégagées qu’on ne rencontre pas en celles d’Italie - partout l’âme autochtone impose à Rome sa collaboration, et parfois sa domination. Dans l’ornement, par exemple, on trouve chez le Grec, chez l’Asiatique, chez l’Africain ou l’Espagnol travaillant sous les ordres du constructeur romain, l’insurrection silencieuse du sentiment personnel. Tels bas-reliefs gallo-romains font immédiatement penser, par leur saveur et leur verve, par la vigueur allègre avec laquelle la pierre est attaquée, par la tendresse concrète et peut-être un peu narquoise de leur accent, aux feuilles, aux fruits, aux guirlandes, aux figures qui, dix siècles plus tard, orneront les chapiteaux, les porches, les façades des cathédrales françaises. C’est seulement dans l’ordonnance générale de l’édifice que le Romain garde ses droits.

Les Grecs bariolaient leurs monuments d’ocre et de vermillon, de bleu, de vert, d’or, ils éclataient dans la lumière. Comment le Romain comprendra-t-il la polychromie ? La peinture a quelque chose de mobile, de fugitif, d’aérien presque, qui répugne à son génie.

Il la voit déjà pâlir et s’effriter sur les marbres des Acropoles. Alors il l’incorpore à la matière, il fait un temple où les marbres multicolores, unis ou veinés, alternent avec les granits, les porphyres, les basaltes. L’harmonie n’importe guère : la couleur ne passera plus.

III

Même transformation partout, en peinture, en sculpture. La copie, consciencieuse, est toujours infidèle. Elle est alourdie, empâtée, pénible, elle est morte. Le statuaire grec qui travaille à Rome a quelquefois de beaux réveils, mais il obéit à la mode, il est tantôt classique, tantôt décadent, tantôt archaïsant. Quant au statuaire romain, sa besogne est de fabriquer, pour le collectionneur, d’innombrables répliques des statues de la grande époque athénienne. C’est la seconde étape de cet académisme dont le monde moderne souffre encore. La première datait de ceux des élèves de Polyclète, de Myron, de Phidias, de Praxitèle qui savaient trop bien leur métier.

Rome s’encombre de statues. Il y a des morts et des vivants. Tous ceux qui ont occupé une fonction publique, haute ou basse, veulent en avoir, sous les yeux, le témoignage matériel et durable. Bien plus, chacun, s’il peut se la payer, tient à savoir d’avance l’effet que produira l’auge dans laquelle on l’étendra. Ce n’est pas seulement l’Imperator qui verra sa vie militaire illustrer le marbre des arches et des colonnes triomphales. Le centurion, le tribun ont bien aussi, dans leur existence publique, quelque haut fait à livrer à l’admiration de l’avenir. Les sculpteurs de sarcophages imaginent le bas-relief anecdotique. Le « genre » d’histoire, cette forme spéciale de dégénérescence artistique qui fit de tout temps si bon ménage avec l’académisme, est inventé. Il s’agit de trouver et de raconter, dans la vie du grand homme, le plus de faits héroïques possible. Sur cinq ou six mètres de marbre, on entasse les aventures, on presse les personnages, les enseignes, les armes, les faisceaux. Tout est épisodique, et on ne saisit rien de l’épisode, alors que, dans le sobre bas-relief grec où rien n’était épisodique, toute la signification de la scène apparaissait du premier coup.

Cependant, c’est surtout dans ces bas-reliefs que l’âpre génie romain marque sa trace. Il y a là, très souvent, une sorte de force sombre et de solennité qui pénètrent en nous avec tout un cortège de souvenirs écrasants, les lauriers, les licteurs, la pourpre consulaire. Une puissance barbare y éclate, qu’aucune éducation n’est capable de contenir. Parfois même, dans les lourdes guirlandes ciselées où les fruits, les fleurs, les feuillages s’accumulent et s’enchevêtrent ainsi que les moissons et les récoltes des fortes campagnes latines, on voit sourdre cette sève rustique que Rome n’a pas pu tarir et dont le poème de Lucrèce craque comme un vieil arbre verdoyant. Les Grecs alors sont oubliés, et les sculpteurs venus d’Athènes doivent rire de pitié devant ces poèmes confus à la richesse de la terre. C’est un rythme autre que le leur, et ils ne comprennent guère. Et sans doute préfèrent-ils l’imitation pesante qu’on fait d’eux. Plus de vides en effet, plus de silencieux passages, plus d’onde spirituelle unissant des volumes qui se répondent dans un souci constant d’équilibre musical. Mais une orgie disciplinée quand même, où l’abondance devient un élément qui s’incorpore à l’ivresse charnelle plutôt qu’elle ne s’inscrit dans l’espace intellectuel. Le décor romain au total s’affirme moins stylisé et idéalisé, sans doute, mais plus émouvant et sensuel que le décor grec. Le raisin crie, le chêne offre, à brassées, son gland compact, sa feuille noire, l’épi chargé de grains se groupe en gerbes épaisses, on sent flotter le parfum des ramures vertes et l’odeur du sol labouré. Il est riche et dru, mais confiné probablement dans les besognes ouvrières. Chez le statuaire officiel, au contraire, règnent une confusion violente, un monotone ennui, l’immobilité.

C’est à cet esprit tout entier hors de l’homme et tout entier tendu à glorifier des êtres, des choses ou des abstractions vers qui l’homme n’est pas attiré par sa véritable nature, mais par le préjugé ou le culte du moment, que l’allégorie dut la fortune dont elle jouit dans l’académisme romain. Le grand artiste n’aime pas l’allégorie. Si on la lui impose, il la domine, il la noie dans la forme, tirant de la forme elle-même le sens qu’elle enferme toujours. L’allégorie, au contraire, domine le faux artiste à qui la forme n’apprend rien. L’allégorie est la caricature du symbole. Le symbole est le visage vivant de l’abstraction réalisée. L’allégorie signale la présence de l’abstraction par des attributs extérieurs.

Ces froides académies, ces mannequins de bronze et de marbre, ces gestes figés, toujours les mêmes, ces attitudes oratoires ou martiales qui ne changeaient pas, ces papyrus roulés, ces draperies, ces tridents, ces foudres, ces cornes d’abondance emplissaient tous les lieux publics, forums, carrefours, sanctuaires, de leur lourde foule ennuyeuse. Sarcophages, statues, tout était fait d’avance, l’orateur vêtu de la toge, le général cuirassé, le tribun, le questeur, le consul, le sénateur, l’imperator. Le corps était interchangeable. On vissait la tête aux épaules. Pour reconnaître le personnage, il fallait regarder son visage, parfois placé trop haut pour qu’on pût le distinguer. Seul, il n’avait pas l’air de sortir de la fabrique. C’est qu’il répondait seul à un souci, obscur et matériel, mais sincère, de vérité. Il n’était fait qu’après la commande, pour celui qui le commandait, et l’artiste et le modèle collaboraient dès lors loyalement.

Tous ces portraits romains sont implacables. Nulle convention, mais aussi nulle fantaisie. Homme ou femme, empereur ou noble, le modèle est suivi trait à trait, de l’ossature du visage au grain de la peau, de la forme des coiffures aux déviations des nez, à la brutalité des bouches. Le marbrier est attentif, appliqué, probe. Il ne pense même pas à appuyer sur les éléments descriptifs de la figure du modèle, il veut le faire ressemblant. Aucun essai de généralisation, pas une tentative de mensonge ou de flatterie ou de satire, pas d’intention psychologique, et même peu de caractère, au sens descriptif du mot. Moins de pénétration que de souci d’exactitude. L’artiste ne ment pas, ni le modèle. Ce sont des documents d’histoire, des vrais Césars de Rome aux aventuriers d’Espagne ou d’Asie, des monstres divinisés aux empereurs stoïciens. Où est le type classique du « profil de médaille » dans ces têtes lourdes ou fines, carrées, pointues ou rondes, parfois rêveuses, souvent méchantes, toujours vraies, cabotins bouffis, idéalistes un peu niais, brutes tout à fait incurables, vieux centurions tannés, hétaïres couronnées qui ne sont même pas jolies ? Quelques-uns certes, à force d’attention, à force de vie concentrée, par leur densité et leur masse, par l’impitoyable poursuite d’un modelé profond que l’ossature du visage interrogé possède par hasard et révèle au statuaire, sont d’une puissante beauté. Dans la statue de la Grande Vestale, par exemple, la vérité immédiate atteint la vérité typique : alors Rome tout entière, sa domination sur elle-même, sa pesanteur sur l’univers, Rome apparaît en cette femme forte et grave, aussi solide que la citadelle, aussi sûre que le foyer, sans humanité, sans tendresse, sans défaillance, jusqu’au jour où lentement, profondément, irrésistiblement, elle aura creusé son sillon.

IV

Il faut tourner le dos aux temples, jeter à peine un regard sur les arcs de triomphe massifs et les colonnes triomphales autour desquelles l’ascension brutale des cortèges élève vers un empyrée qui ne dépasse pas leur cime la force de Rome. La Rome qui se voulait, qui se croyait artiste, a mis dans les portraits de marbre et dans quelques bas-reliefs saisissants d’autorité et de rudesse tout son génie natal. Pour le retrouver en des manifestations plus caractéristiques et démesurément imposantes, il faut quitter le domaine de l’art proprement dit, de cette fonction supérieure dont le rôle est d’exalter toutes les fonctions élevées de l’intelligence et de l’amour, et regarder les expressions de sa vie quotidienne, positive et matérialiste. Rome n’avait aucun autre besoin moral que de proclamer sa gloire extérieure, et tout monument y suffisait, pourvu qu’il fût décoré du nom de temple, d’arc de triomphe, de rostre ou de trophée. Mais elle avait de gros besoins de santé, de force physique, et plus tard, pour dépenser cette force et cette santé devenues lourdes à porter après la fin des guerres, de Y gros besoins de nourriture, de femmes, de jeux violents. De là d’abord les voies dallées, les ponts, les aqueducs, ensuite les théâtres, les thermes, les cirques : le sang, la viande après la marche et l’eau.

L’idéal romain, au long de l’histoire, a l’uniformité et la constance d’une règle administrative. A Rome, le vrai artiste c’est l’ingénieur, comme le vrai poète c’est l’historien et le vrai philosophe le juriste. Le Romain imposera à la famille, à la société, à la nature, la forme de sa volonté. Il réprimera N par la loi ses instincts de rapine, il acquerra la vigueur Y morale qu’il faut pour conquérir la terre en s’entretenant de lui-même, il échappera à son milieu ingrat en poussant des tentacules de pierre jusqu’aux extrémités du monde. Tout cela, son droit, ses annales, ses routes, il les bâtira dalle après dalle, moellon après moellon, comme, parti de Rome, il s’étendra sur les plaines, les monts, les mers, cercle après cercle.

L’orgueil de ce peuple, sa force sont dans les lieux qu’il habitait. Quelques collines basses au milieu des marais que fuient l’habitant des hauteurs sabines et le laboureur du Latium. Ni pain, ni eau, un cercle lointain de montagnes hostiles. Un refuge de parias, mais de parias violents, voraces, qui savent qu’il y a des terres grasses, des villes riches, des troupeaux derrière l’horizon. Coûte que coûte, il faut franchir le cercle maudit. La race puisera sa force aux sources des montagnes que des voies de pierre inflexibles répandront dans Rome par torrents. Des voies de pierre inflexibles dirigeront cette force à travers les marais desséchés, à travers les forêts ouvertes, les fleuves, les solitudes, les montagnes, vers la lumière du Midi, vers les brouillards du Nord. Le ciment lie les pierres et les dalles, en fait un seul bloc continu, du centre aux confins de la terre habitée. Le sang part du cœur, revient au cœur, Rome est dans tout l’Empire, tout l’Empire est dans Rome. Le monde antique est une immense oasis de bois, de terres labourées, de cités opulentes, d’océans féconds, Rome un amas de murailles et de masures, une houle noire et basse de bouges populaires dont la rumeur ne cesse pas et qui porte péniblement de durs vaisseaux de pierre, lourds de forme, lourds de silence. Entre le monde et la cité un désert morne, traversé d’artères rigides jusqu’au cercle de l’horizon, une étendue triste ondulant comme une mer sous le soleil ou la nuit.

Pour souder ainsi cette ville isolée au reste du monde, matériellement, moralement, il fallut un orgueil énorme, une énorme énergie, d’énormes travaux qui accroissaient cette énergie, exaltaient cet orgueil et le poussaient à entreprendre des travaux toujours plus énormes. Sous l’Empire, c’est une course à l’énorme. Encore des aqueducs, des ponts, des routes, encore des pierres à côté d’autres pierres, encore des pierres sur des pierres. Avec l’Asie asservie, la paix imposée, la soif et la liberté de jouir ont fait leur entrée dans Rome. Elle s’y rue, avec sa force de conquête et d’autorité. Plus énorme toujours, dans le jeu, l’amour, la paresse, comme dans la guerre, la loi, l’histoire, la construction de la cité. Rome ne se contente plus de faire sentir aux limites de son empire les pulsations de son cœur, elle transporte au-dedans d’elle jusqu’à la matière de son empire. Les hommes de toutes les races l’engorgent, y traînant derrière eux leurs mœurs, leurs dieux, leurs sols. « Les climats sont vaincus, la nature asservie ; la girafe africaine se promène dans Rome sous une forêt mobile, avec l’éléphant indien ; les vaisseaux combattent sur terre » [15] . Après les aqueducs, après les routes, on construit des amphithéâtres, des cirques où des armées s’égorgent, où quatre-vingt mille Romains peuvent voir lâchée contre les hommes toute la faune du désert, de la forêt, de la montagne, et des nappes de sang chaud arroser le sang coagulé. On bâtit des thermes, avec des piscines où trois mille baigneurs sont à l’aise, des tepidariums immenses, des promenoirs à voûtes monstrueuses où l’oisif passe sa journée au milieu des femmes, des danseuses, des musiciens, des rhéteurs, des sophistes, des statues rapportées de Grèce. Mais l’âme de la Grèce n’y est pas entrée avec elles. Le Grec, jusqu’aux jours de sa plus triste déchéance, aimait ces formes pour elles-mêmes. Le Romain les juge à peine dignes d’encadrer l’orgie de chair, de sang, d’eaux ruisselantes. Il s’enfonce avec frénésie dans sa lourde sensualité.

Mais là au moins il est artiste, sans le savoir. La fonction sans doute est basse, toute submergée de matière, positive, égoïste, cruelle. Mais l’organe qu’elle appelle y est si puissamment adapté qu’il en acquiert une écrasante et rare et directe et monotone splendeur. Ainsi toujours, au bas comme en haut de l’échelle, sur le premier degré comme au fronton du temple, dans l’ordre matériel comme dans l’ordre moral, le beau et l’utile s’accordent mystérieusement.

L’architecture religieuse officielle déborde d’ornements, quadriges, bas-reliefs, allégories, fausses colonnes. La colonne corinthienne, si illogique avec son chapiteau de feuilles écrasé par l’entablement, et que les Grecs employèrent à peine, semble avoir été inventée pour permettre aux Romains de faire éclater, dans un stupéfiant contraste, l’inintelligence artistique de ceux d’entre eux qu’on charge d’entretenir la ville d’art. Dès qu’ils usent de l’ornement, leur architecture perd sa beauté, parce qu’elle perd sa logique. Et c’est la même erreur toutes les fois qu’ils visent à l’effet avant de songer à la fonction. Telles coupes d’argent romaines ont leur vasque encombrée de formes ciselées. On peut à peine y boire. Jouisseur et positif, le Romain divague quand il aborde la spéculation, l’idée générale, le symbole. Dès qu’il s’agit de satisfaire ses instincts les plus matériels, il dit des choses admirables.

Pas d’ornements sur ses aqueducs, ses ponts, ses thermes, très peu sur ses amphithéâtres, et ce sont, avec les portraits positifs, ses seules œuvres d’art réelles. Nus, droits, catégoriques, acceptant leur rôle, ils présentent des murs terribles, des entassements de matière dorés par le feu méridional, craquelés et blanchis par les gelées du Nord, des voûtes aériennes sur des piliers cyclopéens, des théories d’arches géantes enjambant les vallons, les marécages, crevant les barrières rocheuses ou les escaladant, sûrs dans leur ascension verticale ou leur marche comme des falaises ou des troupeaux de monstres primitifs. Le but qu’ils visent leur donne une allure implacable. Ils ont la rigueur du calcul, la force de la volonté, l’autorité de l’orgueil.

Ils ont la légèreté des frondaisons oscillant au sommet des arbres, à soixante pieds du sol. L’arche, la voûte, le berceau, les couloirs et les coupoles, mille blocs de granit suspendus en l’air comme des feuilles pendant vingt siècles, et qui ne peuvent pas crouler avant que l’infiltration des eaux, l’assaut des vents et du soleil aient déraciné leurs troncs, ont l’air de végétations naturelles qui traverseraient les hivers. Pétrifier l’épaisseur de l’azur, l’épaisseur des cimes des bois ! Il fallait l’imagination humaine pour réaliser le prodige d’offrir aux foules, comme abri perpétuel, les courbes arrondies par-dessus la courbe de la terre. Il fallait l’audace des hommes pour suspendre la matière dans l’espace par sa propre pesanteur, coller les pierres l’une à l’autre en leur laissant trop peu de place pour leur permettre de tomber et réfréner leur tendance à s’écarter l’une de l’autre en donnant aux piliers qui les portent, à force de les épaissir, une absolue solidité.

Plus il est haut, plus il est droit, plus il est nu, plus il est épais et dense, moins il offre de jours, d’ouvertures, de vides, mieux le mur représente, sur la face riante ou dramatique du sol, l’image de la volonté, de l’énergie, de la continuité dans l’effort. Le mur romain est l’une des grandes choses de l’Histoire. Il est l’Histoire. Et, comme il est la force, il est le droit. Il semble sans interruptions, il tient toujours, même craquelé de fissures. La chute de mille pierres ne l’ébranle pas. Pendant dix siècles, on a bâti toutes les maisons de Rome avec les moellons du Colisée. Le Colisée n’a pas changé de forme. Le mur romain reste partout identique à lui-même. La dalle des routes qui, durant deux cents lieues, poursuit sa marche rigide, n’est qu’un mur couché sur la terre pour l’étreindre et l’asservir. L’arche des’ ponts, qui n’est qu’un mur tendu comme le bois d’un arc, bande la corde passive des fleuves. Le mur des aqueducs creusé comme le lit des fleuves même, porte leurs eaux en ligne droite là où l’édile le veut. Haut et nu, le mur extérieur du théâtre interdit aux yeux de celui dont il s’agit d’endiguer les appétits ou les révoltes, d’errer sur le libre horizon. Le mur des cirques, continu et compact comme un cercle de bronze, enferme l’orgie sanglante dans la rigueur géométrique d’un problème administratif. Le mur qui s’arrondit au-dessus des tepidariums et des piscines avec la docilité d’une atmosphère maintenue dans ses frontières sphériques par la gravitation des cieux, confère à la volupté et à l’hygiène l’autorité grandiose d’une loi d’ordre naturel. C’est à Rome que le poème pélasgique du mur, si nerveusement et savamment développé par les Grecs et les Étrusques, trouva ses plus puissantes et ses plus durables expressions. C’est à Rome que les applications de la voûte asiatique furent les plus variées, son usage le plus fréquent, son emploi le plus méthodique. La voûte, en Chaldée, en Assyrie, s’allongeait, s’écrasait ou se renflait sur les palais, sur les maisons, planait au-dessus des villes. A Rome, elle est la base même de toute construction utilitaire, et la plupart des formes architectoniques dérivent de sa présence, arches des ponts, vomitoires, couloirs autour des cirques, immensité des salles amenée par la force des murs, puissance des supports commandée par la hauteur des édifices, monuments circulaires, images de l’horizon des plaines portant la coupole du ciel.

Le tombeau de Cecilia Metella, le Môle d’Adrien, le Panthéon d’Agrippa surtout sont des raccourcis de la force de Rome et du cirque sévère et sauvage au centre duquel elle est bâtie. La puissance en est triste, les murs pleins, aussi rugueux qu’une peau de monstre, l’intérieur secret et jaloux comme l’âme de ce peuple qui ne consentit pas à se manifester avant d’avoir enlevé à tous les autres peuples le droit de la discuter. Cela pèse sur l’écorce terrestre et semble émaner d’elle. Au sommet du Panthéon, une ouverture circulaire laisse passer la lumière du ciel. Elle y tombe comme à regret et ne parvient jamais à en éclairer les recoins. Rome est volontaire et fermée.

C’est seulement dans les cirques de pierre que le soleil descendait à flots, mais pour y éclairer les spectacles que le monde domestiqué donnait à Rome en attendant qu’il y puisât la haine, la révolte, la soif de purification. Panem et circenses ! Le Colisée n’est que la formule de pierre des besoins monstrueux du peuple roi. Le patricien ne dispose plus de la guerre pour occuper le plébéien. Voilà du pain. Voilà des cirques où peut tenir toute une ville, et construits de telle sorte que de chacune de ses places on puisse assister à l’agonie de cette ville. Jamais on ne vit, sous le ciel, de théâtre mieux aménagé pour y donner le spectacle d’un suicide plus grandiose que celui-là.

L’équilibre romain n’eut pas le caractère spontané et philosophique de l’équilibre athénien, et ce n’est pas tant à cause de l’étendue multiforme de l’Empire de Rome que de la profondeur de son anarchie morale. La Grèce, en guerre avec la Perse, était beaucoup plus près de l’harmonie que Rome ne le fut à l’heure même où elle décrétait la paix. Son repos, son art, jusqu’à ses plaisirs furent d’ordre administratif. La lutte des intérêts, la rivalité des classes, le désordre social n’y cessèrent pas, des premiers temps de la République au triomphe du christianisme. Tout le long de l’histoire romaine, le pauvre lutte contre le riche qui le tient d’abord par la guerre, ensuite. par les jeux. Mais, plus bas que le pauvre, il y avait un être plus misérable qui n’assistait guère aux jeux qu’en qualité d’acteur. C’était l’esclave, le grouillement obscur de Suburre et des Catacombes, la femme, autre esclave outragée tous les jours et par tous dans sa chair et dans sa tendresse. L’être qui vit dans les ténèbres demande sans cesse au soleil qu’il se lève au-dedans de lui. La marée mystique des pauvres, née du scepticisme hellénique, monte et va submerger le matérialisme romain. Rome ne se doutait pas, sans doute, que le jour où elle brisa l’effroyable résistance du petit peuple juif, ce jour-là marqua le commencement de la victoire du petit peuple juif sur elle. Il était dans la loi des choses que l’âme du monde antique, comprimée par Rome, refluât dans l’âme de Rome. Les patriciens avaient subi l’idéal grec, les plébéiens, à leur tour, subissaient l’idéal juif.

L’Église allait se bâtir sur cette pierre dure, et le riche, encore une fois, asservir le pauvre en lui donnant la promesse ou le simulacre des biens qu’il réclamait. Rome, en se faisant chrétienne, ne cessa pas d’être elle-même, comme elle était restée Rome en croyant s’helléniser. Les apôtres avaient déjà voilé le visage du Christ. Rome n’eut pas de peine à couler le sentiment des masses au moule de sa volonté pour les lancer de nouveau à la conquête de la terre. Son désir matériel d’empire mondial allait se réveiller au contact du rêve de communion morale universelle que le christianisme, après le bouddhisme lointain, semait dans les âmes, et transformer ce rêve à son profit. Julien l’Apostat, le dernier héros qui parut sur la terre obscure avant la chute du soleil, avait cru combattre la religion d’Asie. C’est déjà contre Rome qu’il luttait, et Rome avait l’habitude de vaincre. Les hommes du Nord, flots après flots, pourront descendre vers la Méditerranée, le grand miroir des figures divines, la cuve inépuisable de rayons où tous les peuples anciens sont venus puiser la lumière. Rome, noyée pendant plus de mille ans sous d’incessantes alluvions humaines, restera Rome, et quand elle réapparaîtra à la tête des peuples, les peuples s’apercevront qu’ils sont marqués de son empreinte.