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Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 1/Avant-propos

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Les luttes sociales, les grands soulèvements populaires, les rébellions provinciales, les séditions urbaines, corporatives ou locales, les mutineries militaires, toutes les commotions qui précèdent, accompagnent ou constituent les guerres civiles, les seules guerres véritablement admissibles rationnelles ou utiles, ne sont pas des accès de la nervosité moderne, des éruptions de fièvres nouvelles : ces manifestations de l’esprit de révolte se sont produites de tout temps ; elles éclateront encore à des époques indéterminées, pendant une suite d’années impossibles à fixer, sur des points différents ; elles remontent aux origines des groupements humains. Les poètes, les historiens, les philosophes, les annalistes, s’inspirant des traditions du Pentateuque, ont dénoncé, dans l’un des deux premiers nés de l’ancêtre fabuleux, Adam, le premier insurgé. Ce Caïn, maudit, d’après la Genèse, dès les premiers pas de la race humaine sur la terre neuve et molle, à peine dégagée du moule informe du chaos primitif, demeure voué à l’exécration des générations, comme l’auteur de la révolte initiale. Il est le disciple du Satan des légendes, et continue, parmi les hommes, l’insurrection commencée chez les anges. Sa mère, Ève, désignée comme la première révoltée du mariage, semble ainsi avoir porté dans ses flancs les germes de toutes les rébellions futures.

L’esprit de résistance à l’autorité jugée injuste ou excèssive, le sentiment d’antagonisme en face d’un égal trop favorisé, ont été blâmés ainsi, dès leur manifestation originelle, par la plupart de ceux qui enseignent les peuples. Et depuis, qu’il s’agisse d’une insurrection dans la famille, pour l’indépendance personnelle, pour l’héritage, pour le mariage, ou de batailles autour des palais, ou sous les remparts des cités, pour la conquête du pouvoir, pour l’affranchissement d’une servitude, pour un nominal changement de domination, les Révoltes n’ont jamais trouvé grande sympathie parmi ceux qui en transmettent le récit. Il n’est pas un de ceux qui ont écrit sur la Révolution française, par exemple, fussent-ils disposés à être indulgents, adulateurs même, qui n’ait cru devoir désapprouver « les excès » de cette période lumultueuse de notre histoire. Parmi ces excès, hypocritement déplorés ou sévèrement flétris, sont classés des mouvements comme les exécutions de Septembre, violents, sans doute, mais, en soi, logiques, provenant du rapport des choses, déterminés par des forces et des fatalités, méritant d’être observés et relatés avec soin, sans colère, sans parti pris, comme le marin, le météorologiste consignent sur leurs livres de bord ou d’observatoire la formation d’une tempête, la marche d’un cyclone. Les phénomènes révolutionnaires doivent être constatés et expliqués avec la même impartialité qu’une secousse sismique, que l’éruption d’un volcan. Il faut être un dément, comme Xercès, pour s’indigner contre la mer en fureur, et lui donner le fouet, ainsi qu’à un enfant désobéissant. L’historien qui s’emporte contre les révolutions ne saurait se moquer de la sottise du despote asiatique.

C’est qu’avec nos préjugés, aussi absurdes que les idées des sauvages sur les éclipses, la rébellion, cet obscurcissement de l’Autorité, nous apparaît comme une manifestation consciente de cet Esprit du mal, opposé, dans les traditions religieuses, à l’Esprit du bien, sous ses diverses dénominations : Dieu, Providence, État, Ordre Social, Morale, Loi, Salut Public, Majorité, etc., etc. Le rebelle, c’est toujours, selon les mythologies, une incarnation de l’Arihman du Mazdéisme, du Caïn biblique, du Satan judæo-chrétien, du Diable cornu, à l’appendice caudal déconcertant et à la fourche grotesque, dont on fait peur aux enfants, et aussi à un certain nombre de grandes personnes.

Pourtant il est des rébellions admises, et des rebelles non seulement excusés, mais admirés. Les révoltes, guerres civiles, ou simples brutalités de palais et de corps de garde, sont prises en considération par l’Histoire, lorsqu’elles ont pour point de départ l’Ambition, l’Orgueil et la Cupidité, lorsque pour but elles eurent l’accroissement de la Servitude, l’extension de la domination, le renforcement de l’Autorité. Ces révoltes, amnistiées par le succès et par l’intention égoïste de ceux qui les conduisirent, ou en profitèrent, prennent le titre honorable de Révolutions, et l’on élève des monuments afin d’en perpétuer la gloire ; on frappe des médailles en leur honneur. Les autres, les révoltes populaires, qui furent tentées uniquement pour introduire plus de justice dans la société, plus d’égalité dans les rapports des êtres, plus de bonheur dans l’humanité, demeurent éternellement honnies et maudites. On n’en parle qu’avec hésitation et réserve. Ceux qui les firent sont campés au pilon de l’opinion. On ne les cite que comme des scélérats justement punis ou des martyrs ridicules. La jeunesse démocratique, mal instruite, si elle acclame, a priori et avec une conviction moutonnière, les insurrections acceptées et consacrées, ignore, méprise ou hait, par ouï-dire, les révolutions populaires avortées et les insurgés vaincus. On ne lui enseigne pas la vérité de ces événements, qualifiés de désordres, de folies et de crimes. On se contente de les stigmatiser brièvement, et de noter d’infamie ceux qui ont contribué à les produire. L’histoire des Guerres Civiles est à écrire, et à apprendre.

Ces crises de l’humanité ont été observées avec des yeux indignés, et notées par des plumes sévères. Cependant, cette histoire des Révoltes, c’est le sommaire des annales du progrès humain. Rien n’est demeuré, — car les annexions récentes de l’Allemagne, duchés et Alsace-Lorraine, peuvent être envisagées comme gains provisoires et possessions précaires, — des bénéfices ou des pertes, dus aux guerres ordinaires de conquêtes, d’extermination ou de spoliation. Mais les bienfaits des révolutions demeurent, et les enseignements de la guerre civile se propagent de siècle en siècle. Tous les progrès sociaux ont pour base et pour étai des insurrections. Les affranchissements successifs de la race humaine sont issus de rébellions, même étouffées. Les vaincus, en apparence abattus sur le moment, se relèvent lentement, et, les morts régnant sur les vivants, continuent la bataille, préparent les victoires de l’avenir.

La déclaration des Droits de l’Homme porte que, dans certains cas, l’insurrection est le plus saint des devoirs. Elle est, dans toute circonstance, une preuve de vitalité, d’avenir, et d’espoir. Le peuple opprimé matériellement, ou gêné dans son expansion morale et intellectuelle, qu’on voit recourir à l’insurrection, affirme son droit à l’existence. Alors même qu’aux contemporains, aux acteurs, au public qui a vu, qui a failli jouer un rôle dans le drame, qui en a supporté les gênes, les désastres, qui a ressenti avant et pendant l’action de l’inquiétude et de l’effroi, le mouvement semble régressif, il constitue toujours un pas en avant, un effort vers un devenir meilleur, une étape de plus vers le but désiré, entrevu, but d’ailleurs destiné à reculer, indéfiniment, devant l’humanité en marche. Le progrès est mobile, jamais il ne saurait être atteint. Acquis, fixé, il perdrait son nom.

Entre tous les mouvements populaires, dont l’Histoire nous a conservé la trace, l’Insurrection parisienne du 18 mars 1871, et la période révolutionnaire désignée sous le nom de « la Commune » offrent la preuve que les insurrections, même écrasées sous la lourdeur des crosses, étouffées dans le silence des historiens, ensevelies sous l’amas des mensonges, des calomnies et des injures, sont vivaces, fécondes, et prennent, dans la suite des années, une lente et persistante revanche.

Cette démonstration sera la conclusion de cet ouvrage.

La France, redevenue forte, prospère, indépendante vis-à-vis des nations rivales, émancipée à l’intérieur, affranchie de la séculaire servitude de l’Église, ouvrant au prolétariat les routes jusqu’ici barrées, ou à peu près, du pouvoir politique, organisant le monde du travail, donnant à tous, comme l’air et la lumière, l’instruction et la liberté, la France Républicaine du xxe siècle n’existerait pas sans les événements de 1871.

La IIIe République Française a pour mère la Commune de Paris, malgré ses répugnances aristocratiques et bourgeoises à accepter une pareille filiation.


La Commune, — et, quand nous employons ce terme ainsi pris absolument, nous entendons désigner le régime, localisé et éphémère, auquel fut soumise la région parisienne, avec une répercussion brève et dispersée en quelques grandes villes, du 18 mars aux derniers jours de mai 1871, — a eu, sur les événements politiques et sociaux des années qui ont suivi la guerre et la chute du régime impérial, une influence décisive. Elle agira aussi sur l’avenir. Comme ce tremblement du sol politique et social est le plus récent, la secousse dure encore, et les événements dont la Russie, la Perse, la Turquie, le Portugal viennent d’être le théâtre prouvent la communication et le prolongement des commotions révolutionnaires. Les conséquences sismiques de l’éruption de la Commune de Paris se manifesteront, sans doute, plus d’une fois encore, partout sur le globe. Un mouvement analogue plus important, plus définitif, quelque chose comme un 93, en Russie par exemple, peut reprendre et continuer cette Révolution, qui fut l’aube du Quatrième-État se dressant sur les ruines du clergé et de la noblesse, sur l’ébranlement des assises capitalistes du Tiers. Il est donc intéressant d’étudier cette curieuse et dramatique époque, et de connaître son histoire, autrement que par des récite aux jugements sommaires, rappelant ceux des cours prévôtales des journées de Mai.

La Commune n’est pas classée comme une Révolution. Les émeutes qui n’ont pas réussi, c’est-à-dire, n’avant pas servi de point de départ à une nouvelle organisation politique, ou ne s’étant point terminées en queue de réorganisation républicaine, dynastique ou constitutionnelle, sont appelées des insurrections, qualification péjorative. Le, 18 mars n’a pas eu droit, jusqu’ici, à une autre désignation. L’histoire a son étiquette et use d’un langage protocolaire. Elle salue Majestés les soldats parvenus, et proclame Grands Citoyens les insurgés heureux.

Ainsi, jusqu’à présent, les hommes de la Commune ne sont pas admis dans le nobiliaire démocratique. Danton a sa statue, et Marat, longtemps discuté, repoussé, excommunié, bientôt réhabilité et admiré même, sommeillera dans sa baignoire de bronze sous l’œil vaguement respectueux des foules indifférentes, parmi les massifs fleuris d’un de nos jardins publics. Mais Charles Delescluze et ses compagnons de lutte populaire, pour longtemps encore, seront exclus des honneurs posthumes. Leur tour probablement viendra. On les portera sur le socle d’égalité monumentale, à côté des « Géants de 93 ». Ils se dresseront dans la gloire du marbre et du métal, comme leurs confrères en révolution.

Alors ils bénéficieront d’une illusion d’optique. Le recul du temps, et l’enthousiasme suggéré par les livres, par les discours, par les légendes, différant des écrits et des récits ayant en cours jusqu’ici, les feront, à leur tour, paraître plus hauts et plus superbes qu’ils ne le furent dans la réalité. Ainsi les guerriers homériques, les sénateurs de Rome, les chevaliers du roi Arthur, les paladins, les mousquetaires, les bataillons de Sambre-et-Meuse ont été successivement l’objet d’exaltations excessives et d’apothéoses exagérées. L’éloignement historique produit un effet contraire à celui de la distance physique : il change les lois de la perspective et grandit hommes et choses.

Les « Communards » n’en sont pas arrivés là. On ne les voit pas même à mi-côte du chemin de la gloire. Ils sont toujours traités en parias de l’Histoire. Leur procès a été jugé sans doute, mais peu, ou mal plaidé. Ils sont demeurés des vaincus ou des proscrits, et n’ont pas connu l’amnistie de l’esprit. Il ne s’est guère produit, jusqu’ici, sur leur compte, que des pamphlets passionnés, des réquisitoires implacables, des légendes absurdes, et aussi quelques apologies immodérées, considérées comme des défis à l’opinion, comme des paradoxes historiques.

Il n’y eut pourtant pas, comme on l’a écrit, comme on l’écrit encore, que du sang et de l’imbécillité dans les actes et dans les espérances des hommes de cette brève et impressionnante époque. Une Idée, respectable comme toute foi sincère, germait dans les sillons parisiens arrosés de la pluie de sang : Paris libre, autonome, exerçant la dictature de l’exemple, servant de modèle aux villes, aux provinces, aux états, aux empires, devenant, par la force de la liberté, par la puissance de l’émancipation humaine, le foyer de la démocratie, le centre du progrès social, la capitale des États-Unis d’Europe, d’abord, puis enfin la Rome d’une fédération universelle des peuples apaisés, fraternels et ne faisant plus la guerre qu’aux fléaux qui désolent la planète, aux êtres nuisibles qui la troublent, aux obstacles qui entravent l’expansion du génie de l’homme, aux fatalités économiques et aux inégalités légales qui retardent son industrie et paralysent l’usage intégral de ses forces physiques et intellectuelles. Une rêverie sans doute !… une chimère évidemment ! Mais ces utopies-là, bien que rien d’actuel ne puisse en faire présager la réalisation prochaine, sont-elles indignes de l’examen de l’Histoire ? La plus extraordinaire songerie, folie véritable aux yeux d’un sage de l’antiquité, d’un philosophe d’Athènes, d’un législateur de Rome, d’un clerc du temps de Charlemagne, d’un écrivain du xviie siècle, d’un marquis de la Régence, même d’un député du Tiers avant le 4 mai 1789, n’eût-elle pas consiste à évoquer une époque où il n’y aurait plus d’esclaves ni de sujets ? un pays où des marchands, des paysans, des artisans, non seulement nommeraient leurs chefs, mais encore pourraient être élus chefs eux-mêmes ? Qui aurait pu s’imaginer, même sous Louis XVI, qu’un jour viendrait où les ouvriers pourraient exercer la puissance législative, auraient le privilège neuf et inouï de discuter les heures de travail, le montant des salaires, et oseraient réclamer, comme un droit, la participation aux bénéfices, en attendant le partage des instruments de production de la richesse ? Cette rêverie-là est devenue la réalité. Qui sait de quels nouveaux rêves réalisés sera fait Demain ?

La plupart des contemporains n’ont voulu voir, dans les faits du 18 mars et des journées qui suivirent, que des convulsions. La Commune a été considérée comme une attaque épileptique de la population parisienne, un accès consécutif à la fièvre obsidionale. On lui a, jusqu’à présent, dénié le Caractère d’une grande évolution historique.

Cela tient à sa trop courte durée. Il ne lui a pas été donné de s’organiser, de se transformer en système gouvernemental régulier.

Elle avait, cependant, les mêmes éléments de vitalité et de continuité que les soulèvements antérieurs, mués en gouvernements ordinaires, en régimes, acceptables et acceptés. Les coulées volcaniques deviennent, avec le temps, fermes, arables, fertiles, et portent bientôt des vignes, des moissons, des cités. Mais il faut laisser s’accomplir le refroidissement des laves. Les gouvernements les plus calmes que la France ait eus, depuis un siècle, ne sont-ils pas issus d’éruptions ? Le trône bourgeois de Louis-Philippe a été fait des débris fumants des barricades de juillet 1830. Ainsi notre troisième République a eu pour berceau l’Hôtel-de-Ville envahi par les émeutiers du 4 septembre 1870.

On peut même dire que, sous le rapport de la légalité de l’origine, et pour la légitimité de la naissance, les deux gouvernements qui ont succédé au régime impérial se valent.

Le 4 septembre fut, comme le 18 mars, une insurrection en face de l’ennemi. La gravité relative de cette guerre civile, proclamée sous les canons des Allemands vainqueurs, était renforcée par ce fait qu’au 4 septembre la guerre continuait, qu’on se battait en Lorraine et dans le Nord, tandis qu’on s’insurgeait à Paris.

Au 18 mars, la paix était votée. Les Allemands ne pouvaient profiter de nos divisions intestines qu’en rompant les préliminaires du traité, et en annulant le vote de l’Assemblée de Bordeaux. Puisque l’on exécutait loyalement les conventions, et qu’on effectuait régulièrement les paiements en échange desquels l’envahisseur devait évacuer successivement les portions de territoire occupées, les Allemands ne pouvaient espérer aucun bénéfice du soulèvement, et la révolution, la guerre civile ne leur procuraient nul avantage militaire.

Il en était différemment au 4 septembre. Le renversement de l’empereur Napoléon III, prisonnier en Allemagne, déchu en France, fournissait aux victorieux ennemis un avantage militaire et moral incontestable, un prétexte à poursuivre leur invasion, à repousser toute proposition de paix, à chercher tous les profits, même les plus injustes et les plus exorbitants de la victoire, comme ils n’ont pas manqué de le faire.

La plupart des historiens et des polémistes, qui reprochèrent à la Commune de s’être organisée en présence de l’ennemi, ont, avec partialité, négligé d’adresser le même reproche au gouvernement du 4 septembre. La situation comportait pourtant un blâme pire pour les insurgés bourgeois, qui profitaient du désastre de Sedan pour changer l’attelage gouvernemental. Ces avocats et ces professeurs, chefs de l’opposition sous l’empire, furent sourds à la menace du canon prussien se rapprochant, indifférents au désarroi qu’une révolution politique accomplie à Paris, à la veille d’être muré et isolé du reste de la France, pouvait propager dans les départements non envahis. Ils dédaignèrent le danger d’indisposer ou de décourager, en plein combat, généraux et fonctionnaires attachés au régime existant. Bravant la résistance des populations qui pouvaient avoir conservé des sentiments de fidélité instinctive, de reconnaissance personnelle, ou des intérêts particuliers, leur faisant regretter l’empire et repousser la République, les Jules Favre et les Jules Simonne s’arrêtèrent pas une minute devant ces objections sentimentales, et franchirent d’un pied léguer ces obstacles moraux. Ils réussirent, et on leur a pardonné de ne pas avoir tenu compte de ces appréhensions ; on les a même loués d’avoir poursuivi leur but, sans craindre le reproche d’avoir conspiré à la faveur de la marche en avant des armées allemandes. L’empereur était vaincu, de plus, captif alors ; ils profitaient de la situation, ne permettaient pas à l’occasion propice d’échapper ; ils ne voyaient qu’un seul résultat immédiat : la République à l’intérieur victorieuse, et la France, si longtemps asservie, en liberté. Ils n’avaient garde de laisser fuir l’heure de la revanche démocratique. Certains l’attendaient depuis dix-huit années. Se débarrasser des hommes du 2 décembre leur paraissait la chose principale, la bataille importante et la victoire nécessaire. On verrait après à repousser les uhlans.

On ne saurait dire que la grande majorité de la population les excita. Ce n’était pas qu’on fût très attaché au régime impérial, ni que l’empereur, personnellement, eût inspiré des dévouements irraisonnés et des fidélités impulsives comme les anciens rois déchus et les prétendants dépossédés en ont toujours rencontré. On supportait l’empire sans l’aimer. On le considérait comme un régime donnant surtout la prospérité. Le plébiscite écrasant du mois de Mai précédent avait, non pas absous le passé ni sanctionné le principe dynastique impérial, mais consolidé le présent et ménagé l’avenir. Les Français, en votant « oui », n’absolvaient ni ne donnaient carte blanche à l’empereur. Ils lui renouvelaient seulement le mandat de maintenir l’ordre, de contenir les passions révolutionnaires, de rassurer la classe possédante, de favoriser les affaires, de faciliter l’industrie, de développer les grandes entreprises, chemins de fer, canaux à l’instar de Suez, et de vivre en bons termes avec les autres souverains, qu’on était flatté de voir à Paris au moment des Expositions, et dont les fredaines divulguées amusaient, rassuraient. Les plébiscitaires n’avaient jamais pensé que leur vote affirmatif pourrait engager le pays dans une guerre. S’ils avaient eu cette prévision pessimiste, il est probable que les votants, en majorité, eussent répondu « non » ou se fussent abstenus. La guerre engagée, dont les origines apparurent obscures et inexpliquées, les Français, en bons patriotes, firent crédit au souverain, et se reposèrent avec confiance sur la bravoure de l’armée. On comptait sur le prestige de nos soldats, sur leur vaillance éprouvée. Il ne pouvait entrer dans la cervelle populaire le soupçon d’une infériorité quelconque. Tout le monde, alors, ne criait pas : à Berlin ! mais bien peu doutaient qu’on n’y allât, et rapidement, en chantant la Marseillaise, redevenue permise, légale, hymne de guerre nationale et de victoire.

Excepté quelques opposants, perdus dans deux ou trois cafés du boulevards, pérorant dans d’obscures parlottes du quartier latin, représentés, au Corps Législatif, par une poignée de députés et de sénateurs, pleins de talent, mais sans grande autorité sur la masse des électeurs, tout le monde s’attendait à ce que l’empereur, repassant le Rhin, après une paix sollicitée par Bismarck humilié, et signée brusquement, comme à Villafranca, fit une rentrée triomphale dans Paris, en fête, à la tête de ses troupes encore une fois victorieuses, destinées à toujours l’être ! On eût été content alors, mais nullement étonné. La fonction des soldats de Crimée et d’Italie n’était-elle pas de se montrer toujours et partout invincibles ?

Ces prévisions heureuses ne paraissaient point téméraires. On ignorait la force réelle des Allemands confédérés, le nombre de leurs bataillons, la discipline et la préparation qui en faisaient des troupes supérieures. Ou ne pouvait admettre que les zouaves de l’Alma, les grenadiers de Palestro et les artilleurs de Solférino pussent être vaincus Le cauchemar d’un Sedan possible ne hanta jamais, durant les premières semaines de la guerre, les nuits paisibles des Français, faisant des rêves de gloire, et piquant, au réveil, avec conviction, des épingles tricolores sur des cartes d’Allemagne, théâtre prévu de la guerre. Sur ces cartes, le Rhin était en bordure, et l’on n’avait pas cru devoir y faire figurer un seul département français. N’était-ce pas dans a Westphalie, dans le Hanovre, et peut-être jusque dans la Poméranie, que devaient se passer les glorieuses rencontres prédites et attendues ? Comme elles tardaient un peu, les premiers jours, et que la démonstration sans importance vers Sarrebruck, où le jeune prince impérial avait reçu, disait-on pompeusement, le baptême de feu, ne suffisait pas a calmer les impatiences chauvines, on inventait des alliances chimériques. L’empereur d’Autriche allait déboucher par le Wurtemberg, et venger son humiliation de Sadowa. Le roi Victor-Emmanuel, qui nous devait sa couronne, viendrait paver sa dette, en nous amenant cent mille soldats aguerris, sans parler de Garibaldi et de ses intrépides chemises rouges. On dut se contenter de ce dernier secours, généreux mais insuffisant. On était tranquille, cependant, et l’on ne songeait nullement à inquiéter le gouvernement impérial, parce que l’on avait des soldats de profession, dont le métier était de se battre pour la nation et de lui gagner des batailles. Les habitants se réservaient ensuite la tâche de célébrer par des drapeaux aux fenêtres, des lampions dans les rues, et des vivats sur les boulevards, les exploits des troupiers, faisant leur rentrée comme de bons ouvriers en victoires, la tâche finie.

Personne, dans l’ensemble du pays, ne se préoccupait donc, avant la déclaration de guerre, de renverser, ni même de combattre le régime existant. Les complots sans importance, sans réalité souvent qu’on avait bruyamment découverts, et dont les auteurs parmi lesquels se trouvaient, selon la règle, des policiers, n’avaient fait que mettre en lumière le petit nombre et l’impuissance des gens qui souhaitaient une révolution. Si quelques ardents et prématurés républicains, dès les premières mauvaises nouvelles venues de l’Est, osèrent proposer de jeter bas l’empereur déjà chancelant et tentèrent de donner une vigoureuse poussée à l’empire, déjà ébranlé par les surprenantes défaites du début, les plus influents conseillers, les plus autorisés dans le pays, répondaient que, si la sagesse paysanne veut qu’on ne change pas de chevaux quand on traverse un gué, à plus forte raison ne doit-on pas changer de gouvernement au milieu d’un combat.

Les hommes du 4 septembre, dont cette guerre inattendue avait dérangé les combinaisons de sociétés secrètes, d’agitations populaires, de clubs, de bombes ou de petites balles, avaient plutôt l’inquiétude d’apprendre une grande. une décisive victoire, consolidant l’empire, grandissant l’empereur, ajournant à une date indéterminée l’avènement de la République vague qu’ils espéraient, sans trop croire à sa venue prochaine. Ils se hâtèrent de tirer de la défaite un avantage inespéré. Napoléon III avait perdu tout prestige et toute force morale. La victoire des Prussiens le renversait plus définitivement qu’une insurrection triomphante. La veille même du 4, on commençait, dans quelques villes, à réclamer la déchéance, et, le lendemain, le Sénat évanoui, et le Corps Législatif délaissé, une bande d’insurgés se ruait dans l’enceinte législative non défendue. Plusieurs personnalités sans mandat occupaient la tribune, et proclamaient, de leur propre initiative, la République. Ces hérauts improvisés furent excusables de devancer les législateurs réguliers, et de saisir au bond l’occasion pour débarrasser le pays d’un régime, qui, commencé par un guet-apens, finissait par une capitulation : sa victoire eut donné le signal de proscriptions nouvelles.

Mais, si on ne songe pas à imputer a crime cette révolte, pendant que l’ennemi marchait sur Pris, pourquoi si durement invectiver les hommes du 18 mars d’avoir proclamé la Commune à l’heure où des Allemands occupaient sans doute encore les forts et les hauteurs d’une partie de la banlieue parisienne, mais ou les fusils étaient au cran d’arrêt, et où il n’était plus question de combattre, mais de payer d’un côté et d’empocher de l’autre ? En admettant que les Allemands eussent pu tirer un avantage de l’insurrection parisienne, ce qui était impossible, à moins de déchirer les conventions de paix et de recommencer la guerre (et peut-être eût-ce été la plus souhaitable des solutions du conflit), est-ce que le fait de substituer, le 4 septembre, au gouvernement impérial, qui était plutôt rassurant pour la Prusse et l’Europe, un pouvoir nouveau, populaire, ayant une renommée et une légende, celles des Républicains de l’An II, inquiétantes pour les dynasties, n’apparaît pas, à distance, plus susceptible d’alarmer et de provoquer à nouveau l’Allemagne, que l’acte simple et logique de remplacer, le 18 mars, M. Thiers en fuite avec ses ministres ? La situation vis-à-vis du gouvernement allemand ne changeait pas du 17 au 18 mars. Le nouveau pouvoir provisoire se recommandait, comme le cabinet en déroute, de la République. C’était donc le même gouvernement de fait. Il déclarait reconnaître et respecter les conventions passées avec l’Allemagne, ratifiées par le vote de l’Assemblée de Bordeaux, le Ier mars 1871. Il n’y avait rien de changé pour les rapports avec le gouvernement allemand, qu’un ministre remplacé. Le 5 septembre apparaît donc comme un acte plus périlleux et plus grave, accompli en face de l’ennemi en armes, que le 18 mars se produisant aussi sous les yeux de ce même ennemi, mais désarmé, ayant renoncé aux hostilités, désireux seulement de voir maintenues et exécutées les conditions de la paix. Au point de vue de la légalité momentanée, les deux insurrections sont pareilles : elles sont également des rébellions justifiables, des voies de fait légitimes.

La partialité de ceux qui ont écrit sur ces événements est donc évidente. Les écrivains, de tous les partis, ne sont pas d’accord pour amnistier le 4 septembre du fait de révolution intérieure en face de l’ennemi, à l’heure d’une invasion en marche, en pleine action de guerre, mais ils sont unanimes pour flétrir la Commune ayant institué un gouvernement nouveau à la place d’un pouvoir disparu, démissionnaire par la fuite, comme celui de Louis-Philippe au 24 février 1848, bien que cette transmission de pouvoirs par la force des choses ait eu lieu, non pas en face, mais à côté de l’armée allemande, une armée qui ne combattait plus, montant seulement la garde pour veiller sur son butin, en attendant qu’on l’eût payée et renvoyée, ce qui ne pouvait manquer d’arriver, quel que fût le régime établi, la Commune, autant que le gouvernement de M. Thiers, devant tenir les engagements pris au nom de la France.

Deux poids et deux mesures, voilà ce dont on se sert dans la balance de la critique, pour peser deux faits à peu près identiques, l’un toutefois, le premier en date, plus discutable, plus inquiétant, à raison de l’état de guerre.

Pour le respect du suffrage universel et de la légalité, les hommes du 4 septembre se montrèrent même beaucoup plus indépendants que ceux du 18 mars. Jules Favre, Trochu, et les autres maîtres de Paris et de la France, ne parurent nullement disposés à faire légaliser, par le suffrage universel, leur dictature. Ils s’étaient improvisés eux-mêmes membres du gouvernement, comme c’est d’ailleurs rationnel et forcé, lorsqu’il s’agit d’une prise inopinée du pouvoir. Leurs prédécesseurs de 48 avaient procédé ainsi. Mais les probes et timorés républicains du 24 février, comme les sincères et honnêtes révolutionnaires du 18 mars, ne se considérèrent qu’investis conditionnellement. Impatients de constituer un gouvernement légal, issu du suffrage populaire, ils consultèrent, à bref délai, les électeurs.

Le gouvernement de la Défense nationale manifesta moins d’empressement à faire régulariser ses pouvoirs. Il s’était nommé lui-même, d’une façon assez exceptionnelle, se recrutant parmi les seuls représentants du département de la Seine au Corps législatif, alors dispersé, auxquels on adjoignit deux personnalités, dont l’une fut un choix déplorable. Pourquoi cette sélection entre beaucoup de citoyens alors notoires comme patriotes, et cette adjonction de Trochu et de Dorian ? Cette désignation arbitraire n’était pas imposée par, les circonstances. On pouvait faire intervenir le suffrage universel, c’est à-dire la volonté nationale, malgré l’occupation de deux ou trois départements de l’Est. On eût réservé leur représentation. Est-ce qu’une chambre incomplète ne peut pas statuer régulièrement ? À chaque législature, actuellement, on vote des lois importantes, on constitue et l’on défait des ministères, bien que, par décès, démissions, maladies, élection au Sénat ou envoi en fonctions, la Chambre soit loin d’être au complet.

On fera cette objection que les temps de guerre ne sont pas des périodes électorales. Mais la situation commandait. On a bien ouvert une exposition, en 1855, pendant qu’on se battait en Crimée, on pouvait ouvrir des sections de vote au son du canon. D’ailleurs, le canon ne tonnait pas partout. Au 10 septembre, il était matériellement possible de convoquer les électeurs de 80 départements, au moins. La pression des terribles circonstances ne devait ni fausser le vote, ni altérer sa signification. Bien au contraire, on eût connu alors la vraie pensée de la France, la claire volonté du peuple. On aurait su si le pays voulait la paix ou s’il se résignait à une guerre défensive à outrance. Tous les moyens de résistance, dans ce dernier cas, fussent devenus légaux. Les Allemands n’auraient pu arbitrairement considérer comme des bandits hors des lois de la guerre les patriotes armés pour la défense du sol. Les francs-tireurs, les partisans, les citoyens empoignant le fusil ou la fourche, fussent devenus des belligérants, des réguliers selon le protocole guerrier. Un vote énergique de la France consultée déclarant la continuation de la guerre atroce et sans merci, comme en Espagne en 1809, eût fait réfléchir les diplomates européens. Une médiation, que l’Allemagne n’aurait pu refuser que difficilement, se serait certainement produite. Pour écarter toute tentative de paix, qui alors eût été moins onéreuse, eût laissé le territoire intact, avec l’espoir d’une revanche possible et prochaine, la Prusse ambitieuse, déjà grisée par la victoire, prétendait qu’elle n’avait pas en face d’elle un gouvernement légal, avec qui l’on pouvait traiter en toute sécurité et dignité. Il faut se souvenir que la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie n’a été prononcée que le Ier mars, à Bordeaux, et que, pour les diplomates formalistes, l’ex-empereur, bien que prisonnier, était toujours le souverain des Français. Il avait conservé à leurs yeux, tant qu’il n’était pas légalement déposé, toute capacité pour signer les traités. Il y avait de nombreux précédents. Tant que, par un vote d’une assemblée régulièrement élue, à défaut d’une déclaration plébiscitaire, il n’était pas déclaré déchu. Napoléon III pouvait engager la nation qui l’avait élu, et dont un plébiscite, remontant à cinq mois à peine, l’avait confirmé dans tous ses pouvoirs. En ne réunissant pas une assemblée pour faire consacrer le nouveau gouvernement, les hommes de la défense fournissaient à l’Allemagne un prétexte à chicanes diplomatiques, dont elle a usé avec empressement. La peur de ne pas conserver le pouvoir, et peut-être aussi l’espoir secret de traiter eux-mêmes sans le concours d’une assemblée, et d’obtenir la paix, qui paraissait alors désirable, possible, et pouvait être honorable, fit repousser l’idée de la convocation des électeurs. Les détenteurs du pouvoir voulaient garder pour eux l’avantage et la gloire d’avoir pacifié et libéré le territoire. Ils n’ont recueilli que la douloureuse responsabilité des capitulations.

Un des arguments avec lesquels on a essayé de défendre cette illégalité, et de justifier ce silence arbitraire, en vue de conserver la dictature, est celui-ci : la présence d’une grande portion du corps électoral sous les drapeaux aurait diminué le nombre des électeurs et donné une fausse base à la représentation nationale. C’est une assertion inexacte. Au 4 septembre, il n’y avait pas encore de mobilisés, ni de gardes nationales organisées, par conséquent, sauf les hommes de la classe libérée rappelés, les électeurs étaient encore chez eux, et auraient pu voter avant d’aller rejoindre les bataillons en marche. Le service obligatoire n’existait pas, et, à Sedan, comme aux armées du Nord et de l’Est, il n’y avait alors que des hommes faisant partie de corps permanents, des soldats professionnels, des remplaçants, par conséquent n’exerçant pas les droits électoraux.

Au contraire, la constitution du gouvernement de la Commune fut prompte, presque immédiate, et, en fait, elle apparaît aussi formaliste, aussi régulière que celle des membres des assemblées municipales qui suivirent. Le choix des électeurs fut libre et le vote fut reconnu sincère. Ceci est démontré par la preuve qu’un grand nombre d’élus, qui, d’ailleurs, refusèrent le mandat, ne l’avaient pas sollicité. Ils avaient été élus sans affiches, sans réunions, sans promesses, sans visites, sans arguent. Fait plutôt rare dans les périodes électorales ordinaires, prouvant la spontanéité et la vérité de l’élection.

On a contesté la validité, la légitimité d’une assemblée nommée en période insurrectionnelle. C’est un déni de justice historique. Qu’on lui ait contesté le droit de sortir de sa compétence d’assemblée municipale, cela c’est possible, bien que ce soit refuser aux hommes du 18 mars le droit de se former en gouvernement provisoire, comme, au 24 février 48 et au 4 septembre 70, l’avaient fait les insurgés d’alors.

Les électeurs parisiens avaient-ils désigné des personnalités terrifiantes, et dont le nom seul pouvait sembler une provocation au désordre, au pillage, au meurtre ? Parmi les élus qui acceptèrent, et qui siégèrent, il y avait sans doute des notoriétés révolutionnaires, des citoyens au passé énergique, comme Charles Delescluze, à la réputation farouche un peu usurpée, comme Félix Pyat, mais ces hommes avaient déjà été membres des assemblées bourgeoises. Parmi les nouveaux venus, on trouvait des journalistes comme Jules Vallès, Arthur Arnould, Vermorel, et des futurs parlementaires comme Paschal Grousset, Amoureux, Léo Meillet, Vaillant. Tous ces républicains socialistes, dont plusieurs siégèrent au Palais-Bourbon, n’étaient pas de bien terribles épouvantails. Parmi ceux qui ne crurent pas devoir accepter ou garder un mandat, qu’ils estimaient irrégulier, ou, plus probablement, périlleux et incertain, on vit figurer un ancien préfet de police, Adam, le bâtonnier de l’ordre des avocats, Desmarets, de futurs conseillers municipaux, sénateurs et députes, comme Ranc, Ernest Lefèvre, J. de Bouteiller, Brelay, Ulysse Parent, des maires et adjoints d’arrondissements au 4 septembre, tels que Marmottan, Ferry, Nast, Murat, enfin deux personnages destinés à devenir chefs de gouvernement, Tirard et Méline. Voilà donc des hommes qu’on jugeait à priori si anti-sociaux, animés de principes tellement subversifs, qu’ils devaient être mis hors le droit des gens, hors du parlementarisme, hors de l’organisme politique. Pouvait-on, par le seul fait de leur élection, les considérer comme des monstres, comme des êtres exclus du consortium représentatif et gouvernemental ? Ces futurs honorables et ministrables rendaient-ils la Commune inacceptable, intolérable ? Le nom, le passé, les opinions de la plupart de ceux qui acceptèrent le mandat n’étaient pas plus compromettants et n’avaient pas une signification révolutionnaire plus accentuée alors que les noms, le passé et les opinions des Jules Ferry, des Jules Simon et des Glais-Bizoin de la Défense nationale.

Malheureusement, les principaux de ces élus bourgeois, ceux qui eussent inspiré la plus grande confiance, et rassuré les plus timorés, malgré la spontanéité de leur désignation, à cause d’elle peut-être, se retirèrent. Ils eurent peur d’être compromis. Avoir été choisis par des électeurs insurgés, c’était un cas dangereux. Elus sans brigue, sans postulation, ils devenaient plus suspects ; c’était une circonstance aggravante. On reconnaîtrait là toute la violence de leurs opinions, on aurait ainsi la preuve de leur sympathie acquise à l’insurrection. Ces bons bourgeois radicaux, élevés à l’école de l’opposition des Cinq, tremblèrent. Ils se hâtèrent de se mettre, à Versailles, sous la protection des gendarmes. Leur refus ne saurait s’expliquer par l’adoption d’actes qu’ils désapprouvaient, et dont ils ne voulaient pas assumer la responsabilité, puisque la plupart ne furent pas des démissionnaires en séance, mais des non-acceptants, avant même que l’assemblée communale se fût réunie, avant qu’elle eût pris une décision quelconque. D’avance ils la répudiaient, sur son nom, sur son aspect. Quand ces poltrons désertèrent la cause de Paris et des libertés communales de toute la France, qu’on leur confiait à défendre, la Commune n’avait rendu aucun décret, et ils ne pouvaient se plaindre d’être une minorité opprimée, réduite à l’impuissance.

La défection de ces hommes notoires, estimés, importants, ayant clientèle républicaine, susceptibles d’être écoutés à Versailles, suivis à Paris, et qui pouvaient amener une transaction, grâce à l’influence dont ils disposaient, fut néfaste autant que coupable.

Assurément nul ne peut être contraint d’exercer des fonctions électives malgré soi, mais il est, dans l’existence des nations, au milieu de mêlées confuses et redoutables, des instants où l’homme doit oser prendre parti, où il faut agir, et où il ne saurait se dérober au devoir. C’est une fuite dans le combat que la démission dans un pareil moment. La loi pénale ne prévoit, ni ne punit, les crimes d’inertie, les méfaits d’abstention. Ceux qui les commettent sciemment et volontairement en sont-ils moins coupables ?

Un passant qui pouvant secourir un malheureux, assailli ou en danger, s’en va tranquillement, à l’écart, et laisse égorger ou périr l’infortuné, est un méchant homme, un lâche égoïste, mais il n’est pas légalement coupable ; il ne commet pas une faute tombant sous le coup d’une pénalité. Sa mauvaise action relève seulement de la conscience publique, à défaut de sa conscience à lui. Les personnages considérables, refusant de prendre le pouvoir qui leur était spontanément déféré dans ces heures douloureuses, ont assumé, devant la postérité impartiale, la double responsabilité du sang français versé des deux côtés, ils doivent être tenus, en outre, comme moralement complices des désordres et des excès qui furent imputés à la Commune, par la suite, parce que, s’ils eussent accepté de faire partie de cette assemblée, ils auraient pu les prévenir ou les empêcher. Ils ont pu dire, pour atténuer leur défection, que, s’ils fussent restés à l’Hôtel-de-Ville, n’ayant pas la majorité, ils auraient encouru la réprobation due à une solidarité qu’ils repoussaient, mais dans laquelle on les eût englobés. Cette excuse n’a que l’apparence de la vérité. D’abord il est faux de dire que les élus modérés, les personnages politiques connus, déjà classés, à la tête des groupes de l’opinion, appréciés et acclamés durant le siège, qui s’étaient acquis une influence locale, dont les noms seuls étaient une garantie d’ordre, de régularité, de pacification et de transaction possible, se fussent trouvés en minorité au sein du Conseil communal. Beaucoup de ceux qui avaient été élus avec eux, ou qui les remplacèrent après leur démission, n’étaient guère plus terribles. Quelques-uns le sont devenus, par crainte, par imitation, par emballement ou par faiblesse. Les hésitants eussent certainement fait corps, dans les scrutins graves, avec les forces modératrices de l’assemblée communale. En admettant même que ces « modérés » eussent la minorité, la majorité se fût composée de peu de voix. En supposant maintenue la composition originaire de la Commune, la minorité modérée eût constitué une force de résistance aux mesures extrêmes, dont ses adversaires auraient dû tenir compte. Bien vite, elle aurait eu de son côté la population et cette majorité eût dominé l’autre ; bientôt de nouvelles élections eussent été exigées par les citoyens. La raison l’eût emporté, et l’apaisement se fût fait.

Avec des hommes comme Méline et Tirard, pour ne citer que ces deux républicains de gouvernement, devenus présidents du conseil par la suite, s’ils fussent demeurés à la tête de l’assemblée parisienne, une transaction se serait imposée à l’assemblée versaillaise. La province l’eût réclamée, et Thiers n’eût pas osé résister. La province avait d’abord accepté le principe de la révolution du 18 mars. Trompés ensuite par M. Thiers, les délégués des départements ont accordé leur approbation tacite à la répression combinée par le chef du pouvoir exécutif. Les départements ont été surtout éloignés de toute approbation du mouvement parisien, d’abord par un sentiment de séculaire jalousie envers la capitale, ensuite parce que Paris avait été sans contact avec le reste de la France durant six longs mois, et enfin à raison des personnalités restant à la tête du gouvernement parisien, qu’ils ignoraient ou redoutaient. Les principales notoriétés politiques, qui, au contraire, leur eussent inspiré confiance et donné garantie, avaient disparu, comme d’ailleurs les députés parisiens les plus marquants. Ceux-ci, pour la plupart, sous divers prétextes, s’étaient éloignés. Les républicains des départements se trouvèrent déconcertés, privés d’orientation, dépourvus de guides. M. Thiers n’a pu poursuivre son œuvre de lutte et de répression que parce qu’il n’avait plus en face de lui que des individualités dont le mandat était contesté, dont les intentions étaient suspectées, dont l’autorité était nulle et le prestige absent.

C’est donc à la désertion de ces élus de Paris que doit être attribuée, pour une grande part, l’avortement du mouvement du 18 mars, l’ajournement indéfini des espérances et des rêves du prolétariat. La chute de la Commune, à la lueur sinistre des incendies, au bruit des détonations brutales, dans un lac de sang, parmi le fracas frénétique de la haine, les exploits de la cruauté, les clameurs de la vengeance, les fureurs du désespoir, a pu avoir pour auteurs, directement responsables, les Parisiens insurgés, mais une grosse part de complicité et de responsabilité dans la défaite, et dans le carnage qui en fut la suite, doit être imputée aux Tirard, aux Méline, aux Ranc, et autres déserteurs du devoir et du péril. Ils n’ont pas, sans doute, participé aux exécutions des otages, au massacre en masse de la population parisienne, mais leur prudente retraite les a rendus possibles ; elle a donné, à l’extermination des meilleurs républicains, l’estampille de la légalité républicaine. Ils ont prétendu que, pendant ces deux mois, Paris avait été livré à des incapables ou à des furieux : eux, les sages et les capables, ils n’avaient qu’à rester à Paris, et à gouverner, puisqu’on leur offrait le gouvernement. Ils se sauvèrent à Versailles plutôt que de l’accepter.


Ces douloureux et dramatiques événements, leur origine, leur genèse, les acteurs et le décor de la tragédie parisienne de 71 ; la répercussion dans les principales grandes villes des commotions dont la capitale était le foyer ; le travail des esprits surexcités ; les semences de révoltes et d’organisations socialistes jetées dans les sillons du champ populaire ; le curieux spectacle d’une énorme cité isolée, livrée à elle-même et donnant comme une reproduction en raccourci de la France de la Révolution enfermée dans le cercle furieux de l’Europe coalisée ; les combats fratricides sous les remparts ; les luttes et les divisions dans l’assemblée communale ; la vie singulière de Paris à cette époque exceptionnelle ; la résistance finale désespérée ; les trahisons et les héroïsmes ; les excès des vaincus affolés ; les atrocités commises froidement et avec discipline par les vainqueurs ; l’impitoyable vindicte des prévôtés et des conseils de guerre, suivie des transportations et des exils, — feront l’objet de ces pages, écrites sans parti pris d’apologie ou d’anathème.

L’auteur fut témoin oculaire des faits qu’il expose. Il remplit, à cette époque redoutable, un rôle modeste. Il doit déclarer qu’il fut parmi les vaincus.

Deux brèves indications auto-biographiques sont ici nécessaires. Elles ont pour objet d’expliquer que, malgré sa participation aux événements et sa qualité de fonctionnaire de la Commune, l’auteur ne peut être soupçonné, à priori, de partialité ou de ressentiments. Très jeune alors, exempt du service militaire par son numéro à la conscription, de plus fils de veuve dispensé de l’appel dans la mobile, il s’engagea volontairement au 69e de ligne, au début de la guerre. Il fit, dans ce régiment, puis dans le 10e de marche, devenu le 110e de ligne, après la retraite du général Vinoy (13e corps), toute la campagne sous Paris, et prit part aux combats de Chevilly, Bagneux, l’Hay, Buzenval. Il fut licencié dans les premiers jours de mars et rentra dans la vie civile, avec les autres engagés pour la durée de la guerre. Il ne voulut pas quitter Paris pour Versailles, au moment du 18 mars. Il partageait toutes les idées patriotiques exaspérées de ceux qu’on appelait les « guerre à outrance », et il admettait, en partie, les revendications socialistes des promoteurs de la résistance parisienne. Il ne voulut pas non plus, n’étant pas inscrit sur les contrôles de la garde nationale, reprendre les armes, s’exposer à rencontrer, de l’autre côté du champ de bataille, les camarades du régiment qu’il venait de quitter. Mais il avait déjà un passé politique. Il avait combattu l’empire dans les réunions publiques ; il s’était signalé comme orateur populaire aux élections législatives de 1869 et dans la discussion du plébiscite. Il avait porté la parole contre les partisans du « Oui » dans diverses circonstances notamment à la salle Levis, aux Batignolles, en avril 1870. Il appartenait à la presse de l’opposition, et comptait parmi ceux qui, l’empire étant debout, appelaient, préparaient la République. Il avait attaqué les hommes du régime bonapartiste, notamment le baron Haussmann, alors préfet de la Seine. Il avait été, pour ce fait, condamné à la prison. Il subit sa peine à Sainte-Pélagie, au pavillon fameux de la presse, le « pavillon des Princes », remplaçant dans sa cellule, dite « la Petite Sibérie », un futur ministre, Édouard Lockroy. Dans cette geôle au renom célèbre, la Bastille, d’ailleurs très supportable, du gouvernement impérial, il se lia avec divers hommes appelés à jouer un rôle dans les événements, tout proches, du Siège et de la Commune. Il était personnellement connu de Delescluze, de Félix Pyat, de Jules Vallès, et camarade de la plupart des jeunes gens ayant participé aux premières réunions publiques, aux discussions de la salle du Pré-aux-Clercs, de la Redoute, de la salle Molière, durant les dernières années du régime impérial.

Après le 18 mars, on lui proposa une fonction civile, d’ailleurs modestement rétribuée (300 francs mensuels). C’était la délégation au Conseil d’État, devenue vacante par suite du départ du premier titulaire, Abel Peyrouton, avocat et orateur populaire. Celui-ci avait été envoyé en mission auprès des républicains de Lyon, ville où son père, Démosthène Peyrouton, était honorablement connu comme membre du barreau et comme républicain.

Le candidat était d’ailleurs avocat à la Cour d’appel, ayant prêté le serment légal, inscrit à la conférence de l’Ordre, et venait d’être proposé, comme auditeur au Conseil d’État, au ministre Dufaure, par deux amis politiques : Pascal Duprat, nommé ambassadeur à Athènes, et Jules Ferrv, qui remplaça Pascal Duprat en Grèce, ce dernier, élu député des Landes, ayant préféré siéger à l’Assemblée. En outre, il avait fait des études juridiques assez complètes et avait collaboré, avec Édouard Laferrière, futur président du Conseil d’État, et Maurice Joly, au journal le Palais, et à diverses consultations publiées, notamment sur les Attroupements et sur le droit de réunion, sujets en discussion dans la Presse et dans les groupes politiques.

Si la jeunesse et l’inexpérience du jeune avocat, promu délégué de la Commune de Paris au Conseil d’État et à la Cour des Comptes, peuvent aujourd’hui faire sourire, si on peut railler, comme on n’a pas d’ailleurs manqué l’occasion de le faire dans les journaux opposés, cet avancement, sans doute rapide, de l’auditorat proposé au fauteuil de la présidence attribué, on doit se reporter à l’époque et tenir compte des circonstances. Le personnel, sinon capable, du moins justifiant des titres universitaires, n’était pas facile à recruter pour les grands services administratifs. Comme les Tirard et les Méline, tous les jeunes bourgeois se récusaient et les candidats possédant les titres juridiques étaient rares. La jeunesse n’était pas un cas éliminatoire. On avait l’esprit large, et une indulgence presque forcée pour l’âge des fonctionnaires. On se souvenait de la Révolution Française, et les noms glorieux des juvéniles conventionnels et des généraux de vingt-quatre ans protégeaient les jeunes délégués de la Commune. On savait, d’ailleurs, et les titulaires ne l’ignoraient pas, que ces places étaient, non des sinécures, mais des postes de combat, et qu’un cabinet de délégué dans la cité deviendrait aussi périlleux qu’un gabion au fort de Vanves.

La modestie de l’auteur, et la vérité lui font d’ailleurs faire cette déclaration, que sa délégation au palais du quai d’Orsay, depuis en ruines, puis démoli, et sur l’emplacement duquel s’élève aujourd’hui la gare d’Orléans, ne fut marquée par aucune action importante. Ceci s’explique. S’il y avait, pendant les combats de la Commune, un délégué au Conseil d’État, sur le siège abandonné par le président ; (le fauteuil, également usurpé au 4 septembre, avait été occupé, sous l’Empire, par M. Vuitry), il n’existait pas de conseillers.

Il n’y avait pas de séances à tenir, ni de rapporteurs à nommer. On avait d’autres préoccupations alors. Son prédécesseur immédiat, nommé aussi durant la bataille, n’avait eu guère plus de besogne. Pendant le siège des Prussiens, comme durant celui des Versaillais, le Conseil d’État chômait, et l’on ne sollicitait pas d’avis de cette haute juridiction. Les fonctions de délégué de la Commune se bornaient à une surveillance justifiée par l’état de siège. Le délégué devait garder les archives et documents importants, renfermés dans le palais. Cette surveillance fut scrupuleusement exercée jusqu’au samedi 20 mai, au soir. Le bâtiment était intact et les archives en sûreté, durant toute la journée du dimanche 21. Le délégué, ce jour-là, ne se rendit pas à son cabinet, car le palais était fermé, selon l’usage, les jours fériés. Il n’avait pas voulu occuper de logement dans l’édifice. Il n’y parut pas non plus le lundi matin 22, par cette raison que les troupes de Versailles, depuis la veille au soir, étaient entrées dans Paris, et que déjà l’on fusillait du côté du quai d’Orsay. Il jugea ses fonctions désormais sans objet, et considéra sa mission d’ordre purement administratif comme terminée, par force majeure.

Il ne participa donc aucunement aux événements dont le palais du Conseil d’État fut le théâtre, au cours de la semaine sanglante.

Arrêté, par la suite, il fut l’objet d’une instruction judiciaire. Malgré toute la bonne volonté des officiers instructeurs près des conseils de guerre, malgré l’éhontée et misérable dénonciation d’un faux témoin, le nommé Félix L…, depuis restaurateur-limonadier à la gare Saint-Lazare, qui avait été concierge du palais sous la Commune, — cet homme prétendit que le délégué était venu le mardi 23 mai, au palais, commander les incendiaires ; malgré ce témoignage dicté à cet ex-concierge par la méchanceté, par la peur d’être compromis, et avec l’espoir d’être renvoyé absous, car ce délateur inventif se trouvait également détenu, on ne put convaincre l’ex-délégué de la moindre participation à l’incendie. Le capitaine d’Hamelincourt, rapporteur près le 4e conseil de guerre, séant à Versailles, dut rendre en sa faveur une ordonnance de non-lieu, et faire signer au général Appert, grand-prévot, un acte de dessaisissement de la juridiction militaire.

Toutefois, comme il était difficile de relâcher un prévenu avant été mêlé à la Commune, de plus, suspect comme républicain de la première heure, mal noté en sa qualité de journaliste condamné sous l’empire, et pour ces divers motifs peu sympathique aux autorités dirigeant la répression, le délégué, après un internement assez long dans les galeries de l’Orangerie et une courte détention à la prison de Saint-Pierre, à Versailles, fut transféré à Paris, écroué à la maison d’arrêt, pour être statué ce qu’il appartiendrait par la juridiction civile.

Rien que le fait, à cette époque de représailles furieuses et de châtiments disproportionnés, d’avoir été soustrait à la rude et impitoyable juridiction militaire et déféré aux tribunaux civils ordinaires, procédant avec les garanties du code et les droits réservés à la défense, suffirait à établir le peu de gravité de la culpabilité, si culpabilité il y eut, de l’auteur de cet ouvrage, à raison de ses fonctions provisoires de délégué au Conseil d’État. La poursuite dont il fut l’objet, le libellé du jugement qui intervint, et la très légère condamnation qui fut prononcée achèvent la démonstration.

Le délégué comparut, le 28 août 1871, devant la 7e chambre du Tribunal de la Seine, jugeant correctionnellement.

L’inculpation était celle d’usurpation d’une fonction publique, délit prévu et puni par l’art. 258 du Gode pénal, ainsi conçu :

« Quiconque se sera immiscé dans les fonctions publiques, civiles ou militaires, ou aura fait les actes d’une de ces fonctions, sera puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans, sans préjudice de la peine de faux, si l’acte porte le caractère de ce crime. »

Le fait aggravant de « faux », c’est-à-dire le caractère d’actes ayant un caractère officiel, fut écarté. De même, l’augmentation de la pénalité, prévue par l’art. 259, pour le port d’un costume ou d’uniforme, en cas d’usurpation de fonctions, ne put être requise, le délégué, dans ses fonctions « usurpées », n’ayant jamais porté que la redingote noire et le chapeau haut-de-forme, le costume ordinaire des fonctionnaires civils, sous tous les régimes, en dehors des cérémonies et des interventions officielles.

La défense du prévenu fut présentée, avec son grand talent oratoire, et avec une solennité particulière, par Me Desmarets, alors bâtonnier de l’ordre des avocats, maire du 9e arrondissement et député de la Seine.

L’éminent bâtonnier, en se présentant à la barre, déclara d’abord qu’il venait réclamer, comme avocat, au nom de l’Ordre tout entier, un jeune confrère, dont le parrain au barreau avait été l’illustre Me Crémieux, membre du conseil de l’ordre, député, ancien membre du gouvernement provisoire de 1848, et membre du gouvernement de la Défense nationale, lequel s’associait au bâtonnier pour demander l’abandon de la poursuite.

M. Pascal Duprat, député des Landes, ex-ambassadeur de France en Grèce, déposa comme témoin et fit l’éloge du prévenu, dont il rappela les services démocratiques sous l’empire, et la belle conduite sous les drapeaux pendant la guerre. Il déclara que, s’il se fût rendu à Athènes, comme ambassadeur, il l’eût emmené en qualité de secrétaire.

Le tribunal, sous la pression des circonstances, et étant donnée l’exaspération des esprits, ne pouvait acquitter purement et simplement, mais il usa si largement du bénéfice des circonstances atténuantes qu’il prononça cette peine minime et, pour le moment, extraordinaire : un mois d’emprisonnement.

C’était un véritable acquittement, c’était aussi la proclamation, officielle et judiciaire, que la conduite et l’altitude du délégué au Conseil d’État, sous la Commune, n’avaient rien eu de répréhensible, de blâmable, même pour des adversaires politiques victorieux, et que la condamnation équivalait à une de ces pénalités que subissent les moindres délinquants, pour des contraventions et des infractions de police. Le délit analogue n’avait-il pas été commis par son prédécesseur au 4 septembre, usurpant la fonction du personnage qui avait tenu son emploi du gouvernement impérial ? Ce prédécesseur n’avait été l’objet d’aucune poursuite. Et puis, un fonctionnaire quelconque n’est-il pas, de bonne foi, justement fondé à s’estimer régulièrement investi, quand il est nommé à un emploi administratif par le chef hiérarchique en place ? L’usurpation résulterait donc de ce fait que le pouvoir qui a fait la nomination serait tombé ? Tous les fonctionnaires nommés après 1830, après 1848, après 1851 aussi, auraient alors dû être condamnés comme des usurpateurs par les gouvernements qui ont suivi ? Un fonctionnaire désigné, après une révolution, peut-il, avant d’accepter sa nomination, examiner les chances de solidité et de durée du nouveau pouvoir ? Il serait innocent, si ce pouvoir durait dix-neuf ans comme l’empire, coupable s’il n’avait qu’une courte existence comme les Cent Jours et la Commune ? Cette jurisprudence serait absurde et injuste. Le tribunal de la Seine l’a, dans l’espèce, à peu près écartée. La condamnation légère a été une concession aux passions du moment.


On me pardonnera de me mettre ainsi en scène et de donner ces détails rétrospectifs de biographie. Ils ont ici leur importance.

Si j’ai rappelé ces faits personnels, au seuil de cet ouvrage sur la Commune, c’est uniquement pour indiquer au public combien je fus à même de voir, de comprendre, d’apprécier les hommes et les faits dont j’ai entrepris d’écrire l’Histoire, et aussi pour prouver que, n’ayant eu qu’une participation indirecte et secondaire aux événements, en même temps que n’ayant pas été une victime bien éprouvée par la répression, je suis pareillement susceptible d’observer l’impartialité entre les deux camps. Il m’est permis, en écrivant ces pages véridiques, de garder l’impersonnalité qui doit être la première qualité de ce juge suprême qu’on nomme l’historien. En présence des erreurs, des fautes, des excès, des crimes et des fureurs de deux partis, dans la mémorable et émouvante lutte du printemps de 1871, il m’est possible, surtout alors que quarante ans se sont déjà écoulés, depuis les événements, et que la plupart des acteurs du drame, vainqueurs et vaincus, sont apaisés, sinon réconciliés, dans la tombe, de peindre avec sang-froid et d’un pinceau précis, d’après nature, ayant eu les modèles sous les yeux, ce grandiose et sinistre panorama.

Malgré un certain nombre de livres intéressants, consciencieux, et documentés supérieurement sur des points spéciaux, incomplets pour l’ensemble, et en tenant compte des renseignements exacts et de la part de vérité que peuvent renfermer les mémoires et libelles des écrivains réactionnaires, comme les récits, souvenirs et apologies des survivants ou des défenseurs de la Commune, on peut affirmer que l’histoire de cette émouvante époque n’a été, jusqu’à ce jour, que préparée.

Tous les ouvrages que nous possédons sur ce temps ne sont que des fragments d’histoire, même l’excellent livre de Lissagaray et l’ouvrage de Da Costa. La Commune, par ses détracteurs comme par ses partisans, est considérée isolément. Les uns l’ont étudiée comme une sorte de champignon monstrueux, poussé sur le fumier d’une cité en fermentation, végétation anormale et cryptogamique, sans racines, sans sol ensemencé. D’autres l’ont considérée comme une vigoureuse fleur de liberté, surgie soudainement dans le sillon arrosé du sang de 1870, et qu’une rafale brusque a courbée et arrachée. La Commune n’a pas ce caractère anormal et extra-naturel. Un mouvement populaire tel que le soulèvement du 18 mars 1871 ne saurait être considéré comme un accident, comme une floraison phénoménale et d’une éclosion spontanée.

La Commune eut ses précédents, ses préparations, et c’est en fouillant le passé qu’on peut retrouver ses racines.

Violente dans son principe, hésitante et relativement modérée dans ses actions, ayant laissé un souvenir d’horreur dû à des excès fortuits, maudite pour des faits impulsifs commis par des foules ou des individus demeurés anonymes, car le conseil communal n’a ordonné aucune des résolutions terribles, suggérées par le désespoir, aux heures suprêmes de la défaite, la Commune a été, jusqu’ici, l’objet d’une indignation factice et conventionnelle.

Il est évident que les partisans des anciens régimes, les trembleurs de la bourgeoisie et du haut commerce, les cléricaux, les écrivains mondains, les gens de luxe et de plaisirs, indifférents à tout ce qui est hors de leur cercle étroit, ne sauraient avoir pour la Commune que des sentiments peu bienveillants. Mais la grande masse du pays doit en posséder d’autres. Mal instruite des événements, la démocratie en général a sur cette époque des opinions toutes faites, injustes ou erronées ; elle admet des appréciations légendaires, elle partage des animadversions et propage des mépris, répétés et transmis à la façon des perroquets, rarement motivés par la connaissance des faits. Il est, certes, permis d’attaquer, de condamner la Commune. Mais il faut savoir pourquoi. Tout homme a le droit de juger le passé. Les ancêtres sont justiciables des descendants. Ceux-ci ont le pouvoir, et le devoir aussi, de les traîner à la barre de l’opinion, et de les condamner ou de les absoudre, mais l’arrêt doit être motivé.

Un homme d’État a dit, avec une grande énergie, qu’il fallait accepter la Révolution française en bloc. C’est une opinion louable et pratique, bien que tout à fait contraire à l’esprit d’examen, à la critique, à la philosophie de l’Histoire. La principale objection à l’admiration en bloc, c’est qu’elle comporte et provoque la haine en bloc, antinomie qui peut, dans les deux cas, être injuste, excessive ou déraisonnable. Mais encore faut-il connaître les parties de ce bloc, encore doit-on se rendre compte des faits et des conséquences, qui peuvent entraîner le plateau de la balance, et l’emporter dans le sens du blâme ou de l’approbation.

Actuellement, contrairement à ce qui s’est produit pour les hommes et pour les événements de 89 et 93, la Commune est l’objet d’une suspicion, et souvent d’une exécration, en bloc. C’est une injustice. Elle ne provient pas toujours du parti pris, de la mauvaise foi, de l’atavisme, des préjugés de castes, de l’influence des milieux, de passions héréditaires ou fortuitement acquises, ni d’intérêts de parti. L’ignorance en est le plus généralement la cause. On lance l’anathème contre toute une époque, parce qu’on ne la connaît pas bien. C’est un phénomène ordinaire. On est toujours peu instruit des faits contemporains, et l’histoire des ans les plus proches de votre naissance est celle que l’on connaît le moins. Cela s’est passé de tout temps. La raison de cette ignorance des jours qui ont précédé ceux où l’on a l’âge d’homme tient à l’impossibilité d’enseigner dans les écoles, avec impartialité, avec vérité surtout, l’histoire contemporaine, et à la difficulté de lire des livres sincères et exacts sur une époque, trop voisine, trop chaude. Il faut permettre au temps de refroidir suffisamment les faits pour qu’on puisse les toucher, les examiner de près, sans cuisson. L’immense majorité de la jeunesse actuelle ne connaît l’histoire de la Commune que par des polémiques de journaux, des fragments, des épisodes plus ou moins dramatiques, des discours d’inaugurations, des nécrologies, des allusions, des propos et des racontars, le plus souvent fantaisistes, exagérés ou suspects. La légende réactionnaire domine tous ces documents, oraux ou imprimés, n’ayant que la valeur éphémère de commérages anecdotiques, ou de diatribes de parti. Les livres inspirés par un sentiment d’apologie et de glorification ont également contribué à entretenir l’ignorance et à fausser la connaissance. Les uns les lisent avec un esprit de suspicion, de haine parfois, les autres avec colère et rancune ; bien peu étudient cette époque et son histoire pour le seul plaisir de savoir et de se faire une opinion raisonnée.

La Commune est pourtant entrée dans la période historique. La vindicte de ses ennemis doit être satisfaite et la rancune de ses partisans doit être affaiblie. La prescription quarantenaire doit aussi lui être acquise aux yeux de ceux qui la jugèrent criminelle. Elle appartient désormais à la philosophie et à la critique, et non plus à la haine et à la passion. Elle apparaît comme la plus récente, et, par cela même, la plus intéressante manifestation de cet esprit de révolte, de ce sentiment de l’indépendance, qu’on retrouve à travers les âges, dans tous les soulèvements ayant le caractère d’évolutions sociales, plutôt que celui de séditions militaires, de conspirations de palais ou de rivalités de prétendants. Elle se révèle à part et en dehors des guerres civiles et des insurrections ayant pour origine et pour but uniquement, soit la mise à mort d’un tyran odieux, soit un changement dynastique ou le triomphe d’un parti politique. Son caractère social, sa portée novatrice, son rôle d’annonciatrice des temps nouveaux, son originalité de révolution populaire, tentée par tout le peuple et pour tout le peuple, se dégagent lentement des brumes du présent et des préjugés du passé.


La présente Histoire de la Commune est détachée d’un grand travail, ayant pour titre : Révoltes et Guerres civiles.

Dans ce dernier ouvrage, aujourd’hui terminé, et qui paraîtra ultérieurement, on retrouvera la filiation historique de la Commune de 1871. Il n’y sera fait mention que très sommairement des discordes antiques, et les combats comme ceux de la Vendée et de la Chouannerie pour le rétablissement de la royauté ne rentreront pas dans le cadre. Tandis que la guerre sociale de Spartacus, l’avènement du Christianisme, les Bagaudes, la Jacquerie, en France, la guerre des Paysans en Allemagne, la révolte des Communeros en Espagne, la Commune de Paris sous Étienne Marcel, et, en 92, la Conspiration de Babeuf, les émeutes de Paris et de Lyon sous Louis-Philippe, l’insurrection de juin 1848, y seront étudiés de près, ainsi que les modernes agitations des nationalistes Hindous, des Babystes de Perse et des Boxers de Chine.

Tous ces troubles populaires se attachent, comme par la transmission héréditaire et universelle d’une même mentalité et d’un instinct pareil, à la Révolution plébéienne et sociale du 18 mars 1871.

E. L.
Paris, mars 1911.