Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/1

La bibliothèque libre.

LIVRE I

UN GOUVERNEMENT PROVISOIRE

LENDEMAIN DE VICTOIRE

Le dimanche 19 mars, le soleil se leva clair et gai sur la ville paisible, reposée. La journée s’annonçait printanière. Paris s’éveillait rasséréné comme après un cauchemar. Du cachot ténébreux, où la cité prisonnière, même après l’armistice, s’était sentie confinée, les verrous étaient enfin tirés. On retrouvait l’ami soleil ! Beaucoup de Parisiens, au saut du lit, firent le projet d’une promenade à la campagne, c’est-à-dire hors des murs. Dans la zone dévastée, l’on trouverait de l’herbe, de l’air, des guinguettes avec des tonnelles déjà verdissantes, et l’on ramasserait des éclats d’obus épars auprès des maisons écroulées. On ferait, en régalant ses poumons d’oxygène et ses yeux d’horizons, l’inventaire rapide des désastres suburbains. On paraissait oublier qu’on avait, la veille, assisté à une révolution.

Dans les quartiers du centre, c’était la grasse matinée. Les rues étaient sans animation. Aux faubourgs, les ménagères allaient aux provisions, comme à l’ordinaire, sans paraître alarmées, ni disposées à des bavardages plus vifs. Les hommes, chez le barbier, au comptoir voisin, devant l’étalage des marchands de journaux, se rencontraient, s’abordaient, mais sans témoigner d’inquiétudes ni d’impatience. On attendait sans doute des nouvelles, mais comme personne n’en apportait et que tout était calme, on ne paraissait pas trop anxieux d’en avoir. Cette population nullement effrayée et d’excellente humeur, laissait passer les heures, comme on regarde couler l’eau du haut d’un pont.

Vers midi, des groupes se formèrent devant des affiches apposées avec célérité. Aucune démonstration. Ni enthousiasme ni hostilité : de l’étonnement seulement ; ces affiches étaient blanches. On reconnut une notification de l’autorité. On ne savait pas encore laquelle. On s’approcha pour lire et savoir.

PREMIÈRES PROCLAMATIONS

C’était la première proclamation d’un gouvernement nouveau, qui avait pris possession de l’Hôtel-de-Ville. Elle était ainsi conçue :

Citoyens, le peuple de Paris a secoué le joug qu’on essayait de lui imposer.

Calme, impassible dans sa force, il a attendu sans crainte, comme sans provocation, les fous éhontés qui voulaient toucher à la République.

Cette fois, nos frères de l’armée n’ont pas voulu porter la main sur l’arche sainte de nos libertés. Merci à tous, et que Paris et la France jettent ensemble les bases d’une République acclamée avec toutes ses conséquences, le seul gouvernement qui fermera pour toujours l’ère des invasions et des guerres civiles.

L’état de siège est levé.

Le peuple de Paris est convoqué dans ses sections pour faire ses élections communales.

La sûreté de tous les citoyens est assurée par le concours de la garde nationale.

Hôtel-de-Ville, Paris, le 19 mars 1871.

Le Comité Central de la Garde Nationale :
Assi. — Billioray. — Ferrat. — Babick. — Edouard Moreau. — C. Dupont. — Varlin. — Bourser. — Mortier — Gourier. — Lavaleitte. — Fr. Jourde. — Rousseau. — Ch. Lullier. — Branchet. — J. Grollard. — Bahroud. — H. Géresme. — Fabre. — Fougeret.

On lut, sans grande émotion, cette déclaration, conçue en termes assez emphatiques et qui ne précisait pas grand chose. La phraséologie vague n’indiquait pas ce qui s’était réellement passé. Il n’était question ni de l’attaque des Buttes Montmartre, ni des canons repris, ni de la fuite du gouvernement, ni du maire de Paris obligé de céder l’Hôtel-de-Ville, ni de la retraite de l’armée. Il y était parlé d’un « joug » qu’on voulait imposer au peuple. Thiers et Vinoy avaient pensé à tout autre chose qu’à un « joug ». Que venait faire « l’arche sainte de nos libertés » sur laquelle « on voulait porter la main » ? Les canons n’avaient rien d’une « arche ». Enfin on annonçait un gouvernement « qui devait fermer pour toujours l’ère des invasions et des guerres civiles ». C’était pur verbiage. Les invasions dépendent des peuples envahisseurs, et la révolution du 18 mars semblait plutôt destinée à ouvrir qu’à fermer « l’ère des guerres civiles ».

Deux faits clairs étaient seulement énoncés dans ce placard insuffisant : la levée de l’état siège et la convocation pour les élections communales. C’étaient là deux actes de gouvernement. Mais il n’était pas dit ce qu’était, ce que voulait ce gouvernement de fait, qui se présentait sous ce nom : « le Comité Central de la Garde Nationale ».

Une seconde affiche, plus nette, fut, presque à la même heure, apposée. Elle s’adressait aux gardes nationaux de Paris, et disait :

Citoyens, vous nous aviez chargés d’organiser la défense de Paris et de vos droits.

Nous avons conscience d’avoir rempli cette mission : aidés par votre généreux courage et votre admirable sang-froid, nous avons chassé ce gouvernement qui nous trahissait.

À ce moment, notre mandat est expiré, et nous vous le rapportons, car nous ne prétendons pas prendre la place de ceux que le souffle populaire vient de renverser.

Préparez donc et faites de suite vos élections communales, et donnez-nous pour récompense la seule que nous ayons jamais espérée : celle de vous voir établir la véritable République.

En attendant, nous conservons, au nom du peuple, l’Hôtel-de-Ville.

Hôtel de Ville, Paris, le 19 mars 1871.
Le Comité Central de la Garde Nationale :
Suivaient les mêmes signatures.

Cette affiche, plus explicite annonçait ainsi que le Comité Central considérait les pouvoirs qu’il tenait de la Fédération de la Garde Nationale constituée dans les réunions du Waux Hall comme près d’expirer, et qu’il céderait bientôt la place à ceux qui seraient les élus de Paris. Il y aurait donc des élections immédiates. Jusqu’à la constitution du pouvoir communal, le Comité Central siègerait et gouvernerait à l’Hôtel-de-Ville. Il se constituait en gouvernement provisoire. C’était conforme aux traditions insurrectionnelles et à la nécessité du moment. Rien de plus rationnel.

La lecture de ces deux proclamations ne suscita ni protestations ni approbation. Une réflexion, logique suffisamment, se produisait pourtant dans les groupes épluchant les signatures mises en bas des deux proclamations. On se demandait : « Qui est-ce donc celui-ci ? Et celui-là, le connaissez-vous ? » On s’interrogeait, on cherchait à se souvenir, à deviner la signification de ces noms. Personne ne semblait connaître ces hommes qui parlaient au peuple et annonçaient « qu’ils avaient été chargés d’organiser la défense de Paris et des droits des citoyens ». Dans tel quartier un nom évoquait une personnalité ; la rue traversée, l’identité s’évanouissait. Un autre nom, pour quelques passants, représentait quelqu’un de familier, un voisin, un camarade des bataillons du siège. Deux des noms de l’affiche échappaient à cette localisation de la notoriété. Ces deux noms généralement connus étaient ceux d’Assi et de Lullier. Encore leur donnait-on une importance excessive et étaient-ils l’objet d’une fausse interprétation. La présence de ces deux personnalités, notoires déjà, dans ce gouvernement provisoire, n’indiquait nullement la participation, encore moins la prépondérance d’un parti politique ou d’un groupe socialiste auxquels ils appartenaient. Le nom d’Assi frappait cependant l’esprit et abusait. Plusieurs s’écrièrent, de bonne foi, en voyant le très connu mécanicien du Creusot figurer en tête des proclamations initiales de ceux qui se présentaient comme les chefs de l’insurrection victorieuse : « Mais alors c’est l’Internationale ! » C’était là une erreur.

ASSI

Assi faisait partie de l’Internationale, mais n’en était nullement l’un des membres importants et ne pouvait passer pour la représenter. Il avait été compris, à tort, dans un des procès faits sous l’empire aux membres de cette association. Assi avait seulement donné à l’audience son adhésion à l’Internationale. Aussi ne fut-il pas condamné.

Adolphe-Alphonse Assi, né en 1840, était un ouvrier mécanicien. Né en France, mais d’origine italienne, brun, alerte, nerveux, il avait la physionomie et l’énergie de ces enfants de la Ligurie, dont l’endurance et la sobriété sont héréditaires, et qui fournirent jadis à Jules César ses meilleurs légionnaires. Tout jeune, Assi s’engagea, mais le régime militaire fut pour lui pénible, bientôt intolérable. Se trouvant dans un poste isolé, il avait déserté. « Après vingt-quatre heures de garde, les pieds dans la neige, a-t-il dit pour expliquer sa fuite, nous ne reçûmes à manger qu’à quatre heures du soir, et ne fûmes remplacés qu’à huit heures. En rentrant, je voulus me faire porter malade. On me mit à la salle de police. Il y avait là trois hommes qui me proposèrent de passer en Suisse. Je souffrais, j’avais souffert beaucoup, je les écoutai et je les suivis. Je ne suis donc pas un déserteur pour éviter des peines disciplinaires, comme on a eu l’air de le dire, et j’ai des excuses, ne serait-ce que mon jeune âge, car j’avais alors dix-neuf ans. »

Réfugié en Suisse, il travailla comme mécanicien, et acquit rapidement une certaine habileté professionnelle. Mais Garibaldi faisait alors appel aux braves de tous les pays pour donner l’indépendance à l’Italie. Le déserteur fit partie des vaillants volontaires garibaldiens. Après la défaite il revint en France, bénéficiant de l’amnistie. Il se présenta aux usines du Creusot et fut accepté comme mécanicien-ajusteur.

Assi, actif et audacieux, prit bien vite une grande influence parmi ses camarades. Il avait la parole facile et possédait quelques notions de socialisme. Il catéchisa ses compagnons. Bientôt il entraîna dans une révolte, d’abord pacifique et d’allure légale, ces rudes travailleurs, serfs résignés de la glèbe minière et industrielle. Une caisse de secours existait au Creusot. Elle était alimentée par des prélèvements sur les salaires des ouvriers, mais administrée par le patron, M. Schneider. Les ouvriers, à l’instigation d’Assi, émirent la prétention, fort admissible, de gérer eux-mêmes cette caisse et de déléguer un des leurs pour en contrôler le fonctionnement. M. Schneider, personnage considérable alors, directeur des usines et président du Corps Législatif, ne voulut pas admettre cette immixtion. Les ouvriers ayant acclamé Assi comme gérant de la caisse de secours, ce choix désigna le mécanicien aux foudres patronales. Assi fut congédié avec une certaine solennité provocatrice. Devant les ouvriers rassemblés, son renvoi lui fut signifié. Ce fut le signal d’une grève, dont le retentissement fut grand. L’Internationale soutint la cause des grévistes, leur envoya des fonds. Des journaux avancés, dont la Marseillaise publièrent des articles destinés à passionner l’opinion du dehors, à accroître l’esprit de résistance chez les ouvriers du Creusot, et aussi à leur attirer, avec les sympathies, des secours. Un rédacteur de la Marseillaise, Achille Dubuc, fut envoyé au Creusot pour suivre les progrès de la grève et en rendre compte jour par jour. La grève un instant apaisée fut ravivée par la mesure, brusque et véritablement agressive, prise par la direction, de diminuer les salaires. Malon et Varlin dirigèrent cette nouvelle grève, où Assi ne joua qu’un rôle secondaire.

Il fut arrêté le Ier mai 1870 et impliqué dans le procès fait à l’Internationale. Il fut défendu par Me Léon Bigot, qui devait par la suite se signaler par ses plaidoiries devant les conseils de guerre, notamment dans la défense de Gustave Maroteau. Assi fut acquitté, car on le poursuivait pour participation à une société secrète, alors qu’il ne faisait pas partie de cette association, déférée aux tribunaux. Ce fut à l’audience seulement qu’il déclara que, tout en n’étant pas membre de l’Internationale, il en approuvait l’esprit et adhérait à ses statuts.

Ce procès sensationnel, dont tous les journaux reproduisirent les débats, donna à Assi une grande notoriété. Son nom fut un de ceux que le public retint. Il se rencontre ainsi, à la veille des grandes crises politiques, des noms devenus significatifs, que la foule répète et vante un peu au hasard. On prend pour drapeau et on suit de confiance, sans examiner de trop près sa valeur, l’homme qui les porte.

Assi parla dans diverses réunions publiques, mais ses harangues ne sortaient pas de la vulgarité courante, et il ne débitait que des lieux communs populaires. Il ne joua qu’un rôle effacé pendant le siège. Il fit partie d’un corps franc, la guérilla de l’Île-de-France, avec le grade de lieutenant. Il obtint aux élections de février un nombre assez important de suffrages, mais insuffisants pour le faire nommer. Membre du Comité Central de la garde nationale, dont il présida plusieurs séances, il fut un de ceux qui siégèrent à la Commune. Il y fut envoyé par le xie arrondissement, avec 19,890 voix. Il fit partie de la commission de Sûreté générale. Il parut suspect, à une époque où il y eut compétition et antagonisme entre la Commune et le Comité Central. Assi fut mis en arrestation par ordre de la Commune, puis relâché. Il n’eut qu’une influence restreinte à l’Hôtel-de-Ville. Il fut arrêté, dès les premiers moments de la lutte dans Paris, condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée, et envoyé en Calédonie. Il est mort conseiller municipal, à Nouméa, où il exerçait son métier de mécanicien et avait pu acquérir une petite aisance. Figure en somme médiocre, et dont la célébrité a dépassé les mérites.

CHARLES LULLIER

Le lieutenant de vaisseau Charles-Ernest Lullier est un des personnages les plus en vue de la révolution du 18 mars. Ce fut un incapable turbulent et un orgueilleux étourdi. L’alcoolisme le gouvernait. Une nervosité continue le faisait gesticuler et grimacer dans les moments de calme. Il convient d’ajouter à ces qualificatifs peu enviables une épithète qui est la pire flétrissure dans notre loyal pays : ce fanfaron encombrant et déséquilibré fut un traître.

Il ne fut pas payé de sa trahison. Ceux à qui il s’était offert, après qu’il eut servi plus ou moins consciemment leurs desseins, l’envoyèrent en Calédonie. La déportation qu’il subit peut susciter quelques sentiments de commisération, mais elle ne saurait atténuer la gravité de ses fautes qui ressemblèrent à des crimes. Les durs traitements qu’il endura au bagne ne peuvent faire oublier ses actes de déloyauté. Sa responsabilité demeure grande dans la défaite de la Commune et la répression qui en fut la conséquence.

Lullier était né à Mirecourt, dans les Vosges, le 27 avril 1838. Ii fut admis à l’école navale, dont il sortit aspirant de 2e classe, en 1856. Il fit, en cette qualité, plusieurs grands voyages et publia un volume intitulé : « Mission politique et maritime de la France au xixe siècle. » Il était signalé déjà, parmi ses camarades de navigation et les officiers des ports, comme un exalté et un inquiet, bien près d’être un dévoyé. Il envoyait à divers journaux des correspondances et des notes, où il critiquait vivement ses chefs, où il attaquait l’organisation de la marine. Ceci ne saurait lui être imputé à grand crime, car il est certain qu’alors comme de nos jours bien des abus, bien des négligences étaient à signaler dans l’administration navale. Mais son caractère vaniteux, querelleur et indiscipliné déjà se révélait. Le commandant, chef de l’escadre d’évolution à Brest, lui appliquait la mention suivante sur le tableau des propositions pour l’avancement : « Lullier, Charles — sans aptitudes, sans jugement, à besoin de tout apprendre, surtout à ne pas trop écrire. » Excentrique d’allures, atteint d’une fébrilité maladive, les gestes saccadés, la parole rauque et scandée, il apparaissait comme un échappé perpétuel des maisons de santé. Il avait cependant acquis une réputation, d’ailleurs peu justifiée, de militaire hardi, d’homme d’action, de redoutable escrimeur aussi, et on l’entourait d’un certain respect dans les réunions populaires. Les foules ont de l’admiration pour les matamores et croient les hâbleurs. Dans les bas-fonds sociaux, celui qui se déclare toujours prêt à jouer du couteau est salué du titre de « terreur » et fait la loi dans son entourage. Lullier passait pour être une terreur de cafés politiques. Maigrelet, d’une taille ordinaire, la moustache blonde, peu épaisse, tortillée, mordillée avec fureur, les yeux gris-bleu fixes, la lèvre crispée, les mouvements anguleux et toujours surexcité à la tribune ou à une table de café, soit qu’il fit le procès de la marine et de ses chefs, soit qu’il lançât des défis à ses adversaires éloignés, Lullier produisait l’impression d’un de ces casse-cou, prêts pour toutes les entreprises téméraires. On le croyait capable de les mener à bien. On lui attribuait, sur sa parole, une grande compétence militaire. En même temps, il était considéré comme un intrépide et un vaillant, avec lequel les ennemis de la démocratie devraient compter. On était flatté, dans les groupes républicains, d’avoir avec soi un officier, un vrai militaire. Son grade de lieutenant de vaisseau était moins familier aux oreilles parisiennes que celui de capitaine dans l’armée de terre. On l’appelait commandant, et cela sonnait bien et en imposait. Son uniforme réconfortait, sa casquette galonnée donnait de l’espoir. On aurait en lui un chef « à la prochaine ! » Quand, à la suite de ses démêlés avec ses chefs, Lullier dut quitter la marine et se mit à fréquenter plus étroitement les journalistes et les politiciens, son prestige grandit. On parla de lui couramment comme de l’homme indispensable et tout indiqué pour le coup de force qu’on cherchait, qu’on attendait. Ainsi se créa une légende funeste, dont il profita jusqu’aux premières journées qui suivirent le 18 mars.

Ses attitudes de capitaine Fracasse lui avaient attiré toute la confiance des habitués du café de Madrid, dans les dernières années de l’empire. Il roulait des yeux si féroces, à l’heure de l’absinthe, que personne n’eût osé douter qu’on avait affaire à un grand homme de guerre méconnu. Le poing sur la hanche, il s’avançait à la terrasse du café, lieu ordinaire de réunion des républicains, avant le diner, comme un premier rôle de mélodrame prêt à dégainer. Il empoignait brutalement une chaise, la plantait brusquement sur l’asphalte, s’asseyait à califourchon, en promenant des regards terribles à la ronde. Ainsi campé, il prenait sa consommation en esquissant, avec sa badine, des contres de quarte, des dégagés, comme s’il fût entouré d’invisibles assaillants contre lesquels il eût à ferrailler. Ce d’Artagnan de brasserie parlait peu et fort sèchement, mais pour raconter des menteries. Il persuadait volontiers à son auditoire bénévole, et un peu intimidé par ces façons de mousquetaire, que rien ne lui serait plus facile que de pourfendre chaque matin un bonapartiste de marque. On croit volontiers qui affine avec aplomb des talents qu’on n’a pas et que chez autrui l’on admire ; aussi considérait-on comme déjà occis tous les adversaires à qui le matamore envoyait des cartels en l’air.

Malgré ses vantardises et ses allures d’épileptique, on prenait donc très au sérieux ce bretteur, qui semblait devoir couvrir de son épée tous les jeunes républicains et mettre en déroute tous les vieux champions de l’empire. Il n’alla pourtant sur le terrain qu’une seule fois, et encore fut-ce dans des circonstances peu glorieuses, où il y eut même du ridicule. Après l’absorption de nombreux apéritifs, il s’était avisé de dévisager avec outrecuidance, dans un restaurant de la rue de l’École-de-Médecine, une jeune femme qui dinait là, en compagnie de son ami, un clerc de notaire nommé Boiron. Ce dernier, exaspéré par les mines provocatrices et la mimique galante de son voisin de table, à la fin se fâcha. Il y eut échange de mots vifs, puis voies de fait, et le lendemain rencontre. Sur le terrain, le clerc de notaire se comporta fort bien, et le résultat du duel fut ce qu’on nomme un coup fourré. C’est un coup de maladroit, ou du moins de novice en fait d’armes. Le clerc, nullement escrimeur, avait instinctivement étendu le bras, et Lullier, au lieu de parer, ne se fiant pas sans doute à son habileté pour écarter le fer, avait simplement allongé aussi le bras, négligeant de chercher la parade, le battement et le dégagé : d’où un embrochage réciproque. Des deux blessures, celle que reçut Lullier eut seule quelque gravité.

Il n’y a nulle honte à ne pas être un escrimeur de force et à revenir d’un duel le bras en écharpe. On peut faire un usage meilleur de sa jeunesse, et un plus intelligent emploi de son temps que de traîner les sandales sur la planche et de ferrailler dans les salles d’armes, mais pour Lullier C’était presque une obligation professionnelle que l’escrime et une nécessité de s’y exercer. Un gaillard qui parlait sans cesse de provoquer tout le monde devait justifier par un peu de pratique du fleuret des prétentions qu’il affirmait. Cela obligeait de se proclamer le champion toujours prêt du parti républicain, dont les militants, souvent provoqués, ne passaient point pour être de taille à se mesurer avec les fines lames du clan bonapartiste. Rochefort, et les autres polémistes combattant l’empire, revenaient généralement endommagés de ces rencontres, et cela produisait un effet fâcheux dans l’opinion. Le prestige de Lullier demeurait intact, précisément parce qu’il ne se battait jamais. On répétait naïvement dans le public que Paul de Cassagnac, classé comme épée redoutable et qui n’avait plus à faire ses preuves, avait eu peur de Lullier. C’était une illusion. À était exact que M. de Cassagnac avait refusé un cartel tapageur de Lullier. Pourquoi cette fin de non-recevoir ? On ne peut admettre que ce fût par crainte. Il est probable que les allures désordonnées de son adversaire firent craindre au spadassin bonapartiste un résultat grave, pour Lullier, et l’éventualité d’une issue funeste à cette rencontre bruyamment cherchée lui en fit éviter l’aventure. Il ne voulait pas être accusé d’avoir blessé, ou tué peut-être, un extravagante et maladif adversaire, incapable de se défendre. En réalité, ce duel ne pouvait offrir aucun danger pour Cassagnac, et ce fut son refus inexplicable de croiser le fer avec Lullier qui fit toute la réputation de cet inoffensif champion. Lullier ne fréquentait aucune salle d’escrime, n’était nullement classé comme tireur parmi les amateurs. S’il avait, comme tous les officiers de marine, fait des armes dans sa jeunesse, à l’école navale, depuis, ne pratiquant pas, il s’était rouillé. L’escrime, c’est un peu comme le violon. L’exercice doit en être continu. Si Paganini, a dit justement Balzac, avait cessé, un seul matin, de prendre son archet, Paganini fût demeuré un violoniste ordinaire. L’épée, comme l’archet, exige un exercice constant. Et Lullier n’était ni un virtuose, ni même un adepte de capacité ordinaire en fait d’armes. Par négligence, ou pour toute autre cause, il ne s’était jamais exercé. Son duel avec le clerc Boiron fournit la preuve de son manque de science, de son défaut d’entraînement, et le parti qui le prenait pour champion eût éprouvé la plus complète déception, si le fier-à-bras du café de Madrid eût été amené sur le terrain en face d’un adversaire sérieux. Mais la légende était si bien établie, Lullier était si flatteusement classé comme le seul escrimeur devant qui Cassagnac eût reculé, que ce mérite lui valut d’être proposé comme candidat, à Paris, aux élections de novembre 1869, dans le 3e arrondissement (Arts-et-Métiers). Il y avait trois concurrents importants : le bonapartiste Pouyer-Quertier, industriel renommé, et deux hommes de 48, de grand talent : Pascal Duprat, ancien constituant, orateur, philosophe, journaliste de haute valeur, et Crémieux, ancien membre du gouvernement provisoire. Un racoleur de clients sur les degrés du tribunal de commerce, le défenseur officieux Falcet, une des notoriétés des réunions publiques, présenta Lullier le recommanda aux électeurs réunis, salle Molière, en ces termes qu’il estimait persuasifs : « Citoyens, vous n’avez pas besoin d’écrivains ou d’avocats pour renverser l’empire, ce n’est pas avec la langue ou avec la plume qu’on fait les républiques, c’est avec du fer ! Je vous demande de voter tous pour le lieutenant de vaisseau Lullier. Je vous présente en sa personne l’épée de la République ! » Les électeurs ne prirent au sérieux ni le présentateur ni le présenté, et ce fut Crémieux qui passe.

Mais au 18 mars, l’occasion se trouva de caser la fameuse épée. On a vu l’accueil, plutôt frais, fait au « général » Langlois se présentant aux quelques membres du Comité Central réunis à l’Hôtel-de-Ville, après le départ de Jules Ferry, dans la soirée de l’insurrection. Langlois évincé, il paraissait urgent de nommer sur-le-champ un chef à la garde nationale. Lullier se trouvait là. Quelqu’un rappela son nom, vanta peut-être ses mérites. On l’avait déjà désigné au comité, rue Basfroi, dans la journée. On était embarrassé, pressé de faire un choix, et les candidats possibles manquaient. Lullier était officier ; on connaissait ses opinions avancées ; et il jouissait d’une notoriété indiscutable. On lui avait offert, à la réunion du Waux-Hall, ce commandement qu’il n’avait pas accepté, parce qu’on le subordonnait à Garibaldi, qui, par la suite, refusa également. Des membres du Comité Central l’avaient convoqué rue Basfroi. Il s’y était rendu. On lui fit de nouveau l’offre du commandement. Pour ne pas paraître se jeter goulûment sur cette nomination dont il avait la fringale, il fit la petite bouche, et demanda à connaitre les plans du comité. Un membre lui répondit : « Notre plan, citoyen Lullier, est bien simple. Il consiste à s’emparer de l’Hôtel-de-Ville et à y rester jusqu’à ce que l’assemblée versaillaise ait fait droit aux légitimes revendications du peuple de Paris. » Lullier répondit superbement : « Ces revendications n’ont rien que de très légitime, je suis votre homme ! Demain, à cette heure, je serai maître non seulement de l’Hôtel-de-Ville mais de Paris, ou je serai mort l » Cette rodomontade renouvelée de Ducrot produisit quand même son effet, et à l’Hôtel-de-Ville on réitéra l’offre faite rue Basfroi.

Il parut le meilleur candidat. On ne se préoccupa ni de son état mental ni de sa moralité, et on lui prêta des talents militaires qu’il ne possédait qu’en rêve. Il fut donc nommé. Ce choix fut déplorable. Édouard Moreau, qui l’appuya, pas plus du reste qu’aucun de ses collègues, n’en pouvait prévoir les terribles conséquences. La première et la principale fut la non-occupation du Mont-Valérien, abandonné par Thiers. De toutes les fautes commises par le Comité Central et par la Commune, durant les deux mois de lutte, aucune ne fut plus désastreuse. Si la Commune avait occupé et conservé le Mont-Valérien, les conditions de la bataille changeaient entièrement, et à défaut d’une victoire finale et décisive, une transaction se serait imposée.

La reprise par les troupes de Versailles de la citadelle de Paris, négligée ou abandonnée par la faute de Lullier, puisque, investi du commandement supérieur, c’était à lui qu’il incombait d’envoyer à temps des troupes suffisantes afin de garder cette clef de la cité, fut-elle due à l’incapacité ou à la trahison ? Dans une réunion mémorable tenue à l’Élysée-Montmartre, après la rentrée des amnistiés[1], Lullier, revenu de Calédonie, fut mis en accusation, avec une certaine solennité. Tony Révillon, député de Belleville, présidait. Lissagaray, combattant de la suprême semaine et auteur d’une remarquable Histoire de La Commune, prononça un éloquent et sévère réquisitoire contre Lullier.

Alphonse Humbert, revenu de Calédonie, où pour fait de presse il avait subi la peine exorbitante du bagne, démontra la culpabilité de l’accusé.

L’assemblée ratifia par son vote les conclusions de l’orateur. L’ex-général de la garde nationale fut convaincu d’avoir trahi, en permettant au gouvernement de Versailles de reprendre facilement la forteresse délaissée. Ce fut une condamnation morale, sans sanction possible, mais Lullier s’y soumit en disparaissant.

La trahison calculée, voulue, et portant sur ce fait, pris isolément, de la non-occupation du Mont-Valérien, n’a pas été nettement et absolument établie, mais plusieurs autres actes de Lullier et son attitude en diverses circonstances, le rendent aisément suspect. En Calédonie, au bagne, il dénonça une évasion projetée par quelques-uns de ses co-détenus. Gaston Da Costa l’a formellement accusé de cette dernière infamie. (La Commune vécue, t. II. p. 301.)

On a vu comment, dans l’après-midi du 18 mars, M. Thiers st les ministres délibérant dans un salon du ministère des affaires étrangères, avaient failli être surpris et enlevés par un des bataillons de Grenelle. Ces gardes nationaux se contentèrent de défiler en musique, sous les fenêtres du palais, où les membres du gouvernement tremblaient et perdaient la tête. Ces gardes ignoraient l’intéressante capture qu’ils étaient à même de faire. Leur défilé inquiétantes seulement pour effet de décider M. Thiers à brusquer son départ. Sans s’attarder en plus longue conversation avec ses ministres, il s’empressa de fausser compagnie, s’esquivant en hâte, par un escalier donnant accès à la rue de l’Université. Lullier ne fut pour rien ni dans l’alerte, ni dans la fuite. Il éprouva le besoin, par la suite, de s’attribuer un rôle dans la dérobade de M. Thiers. Dans son livre Mes Cachots, où il emploie le style indirect, il atiribua « à Charles Lullier le salut de M. Thiers », et il témoigna en même temps de son admiration pour « cet honorable vieillard ». Voici ce passage significatif de ses Mémoires. Lullier du reste ne fut ni récompensé ni épargné par l’ingrat Thiers, à qui il avait pourtant rendu de si précieux services :

De la place Vendôme, Charles Luilier envoya l’ordre à six bataillons d’occuper la Madeleine, les parties voisines des boulevards et les rues aboutissantes.… puis il prit avec lui trois bataillons, pour s’emparer du ministère des affaires étrangères et se donner cette avancée sur la rive gauche.

Comme il débouchait du pont de la Concorde, un capitaine, envoyé avec sa compagnie, par Duval, en patrouille sur la rive gauche, vint à lui et prévint que M. Thiers et les ministres étaient, en ce moment, rassemblés au ministère des affaires étrangères, qu’il n’avait pas une force suffisante sous la main pour cerner le ministère et s’en emparer. À cette nouvelle, C. Lullier arrêta net sa colonne et lui fit rebrousser chemin ; puis prenant cette compagnie pour escorte, il s’achemina vers l’hôtel de ville. La capture de M. Thiers et des ministres ne rentrait d’aucune façon dans les plans de C. Lullier. Que les communards aient crié ensuite à la trahison, voilà ce qui lui importe peu.

Souvent, le peuple ne voit pas plus loin que le bout de son nez ; il n’envisage jamais que les résultats immédiats, sans en prévoir les conséquences, Ce n’était pas sur M. Thiers ni sur ses ministres, appartenant pour la plupart au parti républicain, qu’il fallait mettre la main, mais bien sur la majorité réactionnaire qui voulait faire d’eux ses instruments. M. Thiers prisonnier, ils auraient nommé un autre chef du pouvoir exécutif, Mac-Mahon ou Changarnier, deux brutes, et un ministère à l’avenant. C. Lullier connaissait les passions populaires, et, pour rien au monde, il n’eût voulu leur jeter en proie un vieillard honorable, plein de patriotisme et de talent, qui, depuis quarante ans, combattait pour la liberté. Il eût préféré voir son propre cadavre servir de marchepied à l’ambition et à la vengeance des meneurs.

(Ch. Lullier : Mes Cachots, p. 35, Paris, 1881.)

Il y a dans ce récit une inexactitude évidente. Sans tenir compte des sentiments de Lullier, qu’il s’efforce de montrer si favorables à M. Thiers et au gouvernement (sentiments intéressés, et qui probablement n’étaient pas les siens au 18 mars), il est impossible qu’il ait joué ce rôle et qu’il ait eu, dans la journée, le pouvoir qu’il s’attribue. Lullierment et se vante d’exploits imaginaires. Il n’eut de commandement que dans la soirée.

Lullier reconnaît qu’il était sept heures du soir quand il sortit du siège du comité, rue Basfroi. « Les boutiques se fermaient lentement, dit-il. Un silence solennel planait sur Paris. Trois bataillons du quartier attendaient l’arrivée de C. Lullier sur le boulevard des Filles-du-Calvaire. Il se fit reconnaître. Les bataillons se mirent aussitôt à ses ordres… À 9 heures, Lullier fit cerner l’Hôtel-de-Ville et s’en empara un peu après… » Tout l’ensemble du récit est inexact, et des heures ne concordent pas. Il dit lui-même qu’il a passé la journée du 18 mars « à rêvasser dans le palais des Thermes, qu’il ne quitta que vers le soir ». « Il se présenta à Comité Central à six heures du soir. » (Mes Cachots, 28). Ce fut alors seulement qu’on lui proposa le commandement, et qu’il questionna les membres du comité sur « leur plan ». Il n’avait donc ni commandé, ni combattu, ni même figuré dans les événements, durant toute la journée du 18 mars. Tout ce qu’il raconte sur les ordres donnés à dix bataillons d’occuper la Madeleine, dans la journée, sur sa présence au pont de la Concorde, où il fut averti de la présence de M. Thiers et des ministres délibérant au ministère des Affaires étrangères, sont des inventions. Il se dément lui-même, quelques pages plus loin dans son livre d’apologie, puisqu’il reconnaît, fait exact et vérifié, qu’il ne fut en présence du Comité Central que dans la soirée, et que sa nomination à l’Hôtel-de-Ville, par les membres du Comité qui s’y trouvaient rassemblés, sous la présidence de fait d’Édouard Moreau, n’eut lieu qu’après l’évacuation du palais municipal et le départ de Jules Ferry, c’est-à-dire à onze heures du soir.

Toutes ces hâbleries et imaginations sont sans importance. Lullier n’a joué aucun rôle dans la journée du 18 mars, jusqu’à sa nomination, faite dans la séance de nuit. Il n’a pu ni prendre les dispositions militaires qu’il énumère, ni se trouver à même de capturer le gouvernement ; pas davantage il ne put, avec magnanimité, laisser Thiers et les ministres libres de s’échapper et de se retirer à Versailles pour attaquer et bombarder Paris.

Lullier a suffisamment de méfaits à son dossier, sans lui imputer d’avoir sauvé M. Thiers, comme il s’en est vanté par la suite.

En Calédonie, Lullier fit montre d’une surexcitation extrême. D’abord, il ne voulut pas descendre à terre et soutint avec ses gardiens une lutte dans l’entrepont du Var. Résistance vaine et protestation puérile. On le happa dans la cabine-cellule, où il s’était retranché, à l’aide de ringards, grandes tiges de fer qui servent aux chauffeurs de navires pour remuer le charbon en combustion. Transporté à terre, il continua sa résistance, refusant la nourriture, injuriant les officiers et les matelots qui s’approchaient de lui. Il ne voulut pas quitter son uniforme bien vite en lambeaux, repoussant et déchirant le costume du pénitencier.

Il est certain que les traitements infligés aux malheureux vaincus de la Commune étaient odieux et indignes d’une marine civilisée. Sauf quelques exceptions, les officiers furent impitoyables. Mais l’attitude provocatrice et furieuse de Lullier n’était point faite pour améliorer le régime de ses compagnons et le sien, ni pour disposer favorablement marins et gardiens. Il y avait surtout de l’enfantillage et de l’obstination dans sa résistance à se soumettre à un règlement rigoureux, impitoyable, inhumain sans doute, mais qu’il eût été plus digne de supporter avec résignation et mépris. Alphonse Humbert, Da Costa. Lucipia, tous les autres condamnés de la Commune, protestérent comme condamnés politiques contre le régime du bagne, qui, au mépris de toute justice, leur était imposé, mais ils le subirent sans se livrer à des rébellions impuissantes. Lullier ne sut pas garder la fière contenance du gaulois captif, vantée par les histoires. Il se comporta plutôt en dément, qui subit une crise dans son cabanon, qu’en prisonnier politique se plaignant de rigueurs injustes et exceptionnelles. « Pendant deux mois, a-t-il raconté, le prisonnier fut visité par des gens de toute espèce, de tout uniforme, venant à tour de rôle lui faire des sommations. Mais le prisonnier ne s’amusait pas à leur faire des discours. À qui cela aurait-il pu servir à l’Île Nou ? Margaritas ante porcos. Il se contentait de leur lancer à la face le mot de Cambronne à Waterloo. » (Mes Cachots, p. 368) Bien qu’on doive s’indigner au récit des mauvais traitements qu’il énumère, mais que ses violences inutiles paraissent surtout avoir provoqués, il est permis de préférer la noble et ferme contenance d’un Blanqui ou d’un Barbès en présence des vexations dont ils étaient l’objet, à Doullens et au Mont-Saint-Michel, de la part des geôliers. Lullier, en face de ses persécuteurs, eut la gesticulation désordonnée d’un ivrogne qu’on conduit au poste et non le fer maintien d’un martyr au poteau des supplices.

Il passa une partie de son temps de condamnation à l’infirmerie, où il dut être transporté à la suite de ses luttes quotidiennes avec les gardiens et de ses refus d’alimentation. Il fut atteint de scorbut. Amnistié, il revint en France, publia deux volumes (Mes Cachots et Journal d’un Prisonnier) où il faisait son éloge et vantail ses aptitudes militaires, se comparant modestement à Turenne et à Napoléon. Il se retira de la vie politique après l’exécution qui lui fut infligée à l’Élysée-Montmartre. Il ne reparut qu’un instant, pour offrir sa vaillante épée et son génie de stratège à la faction boulangiste, puis disparut de nouveau pour aller occuper un petit emploi aux travaux du canal de Panama, où la mort vint le calmer pour toujours en juillet 1891. Il avait cinquante et un ans.

Ce fut un homme néfaste et un agité nuisible. L’exagération qu’il manifestait dans sa personne, dans ses écrits, dans ses actes, s’est retournée contre lui, et il fut la victime des quelques qualités qu’il pouvait avoir autant que de ses défauts et de ses tares. Contre lui se dressent, du fond des charniers de mai, toutes les victimes que son incapacité et ses trahisons livrèrent à Thiers et aux cours prévôtales. Ces témoignages, qu’on ne peut récuser, condamnent à jamais ce malheureux. La fameuse épée de la République, que les naïfs et les abusés croyaient lui voir brandir pour la déroute des adversaires de la démocratie, ne fut jamais dans ses mains, que secouait le tremblement alcoolique, qu’un instrument mortuaire, semblable à la pelle du fossoyeur. C’est lui qui, dès le Dix-Huit mars, creusa la fosse sanglante où ne devaient pas tarder à s’abimer la Commune et ses défenseurs.

LES INCONNUS DU COMITÉ CENTRAL

On a certainement exagéré dans les journaux de l’époque, et plus tard dans les livres de la réaction, la « stupeur » produite par l’apparition de ces hommes nouveaux, inconnus surgissant d’une trappe pour recueillir le pouvoir vacant. Assurément, l’opinion se trouvait déroutée. En 1830, en 1848, quand la monarchie avait cédé la place, évacué la capitale intenable, quand, l’empire vaincu, l’empereur prisonnier et ses serviteurs en fuite avaient laissé le champ libre au gouvernement du 4 septembre, il s’était aussitôt trouvé des notabilités de la Chambre, de la presse, du barreau, des chefs de groupes politiques bourgeois, tous personnages influents, presque tous désignés d’avance par l’opinion pour occuper les fauteuils ministériels vides, pour distribuer ensuite les sièges secondaires à leurs amis. Rien de semblable au 19 mars. C’étaient des hommes qui n’avaient ni passé politique, ni illustration quelconque, qu’on voyait surgir au premier plan et qui se proclamaient les maîtres. Ces inconnus avaient cependant une raison d’être et leurs titres étaient aussi valables que ceux des Trochu et des Favre. Ils étaient notoires dans leurs quartiers, dans leurs bataillons, et cela, pour le moment, tait une investiture suffisante.

Il ne faut pas oublier que la révolution du Dix-Huit mars était issue ni d’un conflit parlementaire ni d’une conspiration organisée par des chefs déjà notoires et populaires, comme c’eût été le cas autrefois. Si les complots et les émeutes de 1832, de 1839, sous Louis-Philippe, eussent réussi, Barbès, Blanqui, Martin Bernard, avec l’adjonction de célébrités de la presse et de la tribune, comme Louis Blanc, Proudhon, Raspail, eussent été les membres, prévus ou subis, du gouvernement provisoire nouveau. Ici rien de pareil. Le Dix-Huit mars, résultat d’une surprise, suite l’une provocation manquée, ne fut pas, en réalité, une révolution faite par l’ensemble de la population, c’est-à-dire par la coalition des travailleurs, des chômeurs, des miséreux des faubourgs, avec les mécontents et les audacieux de la bourgeoisie, mais bien un pronunciamiento, républicain assurément, ayant quand même le caractère et l’impulsion initiale d’un soulèvement militaire. Ce sont les troupes qui sont pas tenu et se sont prononcées pour la débandade. Ce sont les bataillons de la garde nationale qui ont résisté à l’attaque de Thiers et de l’armée, qui ont paralysé celle-ci, mis en fuite celui-là. Le Dix-Huit mars fut une insurrection de régiments de ligne accompagnée d’une révolte de bataillons de miliciens. Ceux-ci étaient composés de citoyens armés, de volontaires, mais constituaient une troupe organiste, enrégimentée, ayant ses cadres ; les insurgés non militarisés ne comptaient pas. Tous les citoyens étaient alors, par le fait de la guerre et du siège, incorporés, mais la garde nationale n’en composait pas moins une force militaire, distincte de la population prise dans son ensemble. Ce n’était plus, mises au service d’une émeute, les masses ouvrières ou bourgeoises prenant spontanément le fusil et courant aux barricades improvisées au hasard des appels populaires. C’était donc un résultat logique de voir les chefs réguliers de cette garde nationale, les élus de ces bataillons, depuis longtemps formés, prendre le pouvoir, occuper les sièges et les édifices officiels vacants, et parler au peuple comme étant la seule autorité existante. Ces membres du Comité Central, tous investis par le suffrage de la garde nationale, formaient comme une députation de l’armée citoyenne. Ils étaient les représentants du peuple armé. Leur pouvoir provisoire était légitime, sinon légal. La force faisait leur droit.

L’obscurité de ces chefs nouveaux n’était que relative. Ils avaient la notoriété qu’il fallait. L’idéal, le type irréalisable d’un gouvernement démocratique, n’est-ce pas le gouvernement direct ? Chaque citoyen émettant son vote, imprimant l’impulsion à tout l’État, prenant les décisions utiles et les appliquant sans intermédiaire ? C’est une utopie admirable, mais aussi une chimère dangereuse et inapplicable pour les agglomérations considérables. Les républiques antiques ne contenaient que des bourgades, et les citoyens actifs, ceux qui exerçaient le droit de vote et de contrôle sur les affaires publiques, pouvaient se trouver tous rassemblés, à un signal donné, sur la place publique, comme dans une salle de séances. Le système concentrique de la garde nationale fédérée se rapprochait, le plus qu’il était possible dans notre état social, du gouvernement direct et chaque mairie devenait forum et agora. Quant à l’inconvénient de la délégation du pouvoir à des hommes n’ayant d’action et de rayonnement que dans un cercle étroit, il était compensé par l’avantage démocratique de la participation immédiate de toutes les fractions du peuple à l’administration de la cité. C’était le point de départ de l’organisation de la République communale et fédérale, qui sera certainement la formule, non seulement en France, dans les pays latins, mais dans toute l’Europe, puis dans toute la civilisation mondiale, des démocraties de l’avenir. Alors c’était prématuré. Il est difficile d’anticiper sur les progrès et périlleux de devancer son temps.

Le défaut de notoriété large, de consentement général et d’acclamation majoritaire par tout le pays, furent les vices originaires et les germes de mort du pouvoir né des événements du Dix-Huit mars. Ce Comité Central et, à sa suite, la Commune ne pouvaient être des gouvernements viables, parce qu’ils ne semblaient pas continuer une tradition toute puissante, parce qu’ils apparaissaient comme des pouvoirs irréguliers, que rien ne pourrait légaliser, ni faire accepter comme normaux. La confiance ne se décrète pas. Les influences de l’hérédité, l’habitude de la soumission à des autorités se succédant comme par une transmission prévue, acceptée d’avance, déterminent le consentement des peuples. Les nations, dans les temps actuels, ne sont susceptibles de supporter que des gouvernements paraissant relever et continuer les régimes renversés. Anacharsis Cloots, rêveur humanitaire, a pu s’écrier, en portant sa tête sur l’échafaud : « France, guéris des individus ! » La France, comme les autres pays d’ailleurs, ne veut pas, quant à présent du moins, de cette guérison. Elle a le respect instinctif des individualités, et la répugnance qu’elle manifesta à reconnaître pour ses chefs, au Dix-Huit mars, des personnalités sans célébrité, des maîtres neufs, des hommes ignorés, ne fut que l’affirmation éclatante de ce misonéisme gouvernemental. Cette répulsion contre toute nouveauté dans toute l’histoire de l’humanité se rencontre, enrayant le progrès dans sa marche, comme le sabot ralentit le mouvement d’une voiture, sans pouvoir l’immobiliser complètement, sans l’empêcher de descendre la pente, d’obéir à l’impulsion donnée et de subir l’énergie de la vitesse acquise :

LES PREMIÈRES FAUTES

Le Comité Central était-il donc destiné à périr, à avorter, dès le 19 mars, à raison de sa nouveauté, de son manque de prestige ? Oui, s’il voulait gouverner, légiférer, organiser les services publics, convoquer les électeurs, constituer un pouvoir communal usurpant les attributions nationales. Au contraire, il pouvait durer et imposer une république nouvelle au pays, s’il savait borner son rôle à celui d’un comité révolutionnaire, d’une junte insurrectionnelle, ne cherchant que la victoire, finissant par l’obtenir, et entraînant toute la nation à en profiter. Il avait pris les armes le 18 mars, il ne devait pas les déposer le 19. Ce n’était pas à l’Hôtel-de-Ville qu’il devait siéger, mais sur les hauteurs de Ville-d’Avray, de Meudon, de Marly, menaçant Versailles, cernant l’Assemblée au moment de sa réunion, le 20, la dispersant, l’anéantissant, brisant son prestige d’autorité, abolissant son autorité, comme au 4 septembre avait été abolie l’autorité avec le caractère légal du Corps législatif mis en fuite. Le Comité Central aurait dû poursuivre une tâche unique, un but fixe et opiniâtre : la suppression de l’Assemblée nationale par l’intimidation, par la déroute, au besoin par l’arrestation de ses membres.

C’eût été, dira-t-on, un procédé criminel, rappelant le dix-huit brumaire et le deux décembre. Voilà une objection sentimentale à mettre au rancart. La différence du but eût effacé le mauvais effet de l’analogie des moyens. Est-ce qu’un chirurgien, s’armant d’un couteau, l’enfonçant dans la chair vive, ne procède pas comme un assassin ? Cependant on ne s’avise pas de le qualifier de meurtrier, parce qu’on sait que, s’il répand le sang, c’est pour ramener la santé, et non pour donner la mort. Si le Comité Central avait agi, s’il avait continué le combat, au lieu d’établir un armistice de fait qui permit à Thiers, un instant affolé de se ressaisir vite, et qui donna le temps à l’Assemblée de se réunir et à l’armée de répression de se constituer, l’insurrection du 18 mars devenait une grande révolution. Prudemment contenue dans Paris, cherchant l’isolement, c’est-à-dire le suicide, préoccupée d’occuper des fonctions, de continuer l’administration, de diriger les services municipaux, de reprendre les routines parlementaires, la force populaire que possédait la réunion des braves gens, incapables et timorés pour la plupart, qui se trouvaient rassemblés à l’Hôtel-de-Ville, le soir du 18 mars, s’évanouit, devint inutile, nuisible même.

Il ne pouvait y avoir place pour deux pouvoirs : l’Assemblée de Versailles et la Commune de Paris.

Le Comité Central commit la faute inexplicable de vouloir constituer l’une sans avoir détruit l’autre.

Pouvait-il, au 19 mars, débarrasser le pays de l’Assemblée versaillaise ? On a contesté cette possibilité. La question est d’une haute importance historique. De sa solution dépend la responsabilité de tout le sang versé, du 3 avril aux derniers jours de mai, et aussi le blâme de la postérité contre une insurrection se perpétuant inutilement et cruellement, sans aucun espoir de réussir, avec l’impossibilité, bientôt évidente, d’aboutir à une pacification, avec l’impuissance constatée de constituer un régime régulier et accepté. À quarante ans de distance, nous possédons les éléments d’appréciation indispensable et le sang-froid nécessaire pour examiner les termes du problème. Nous pouvons aussi indiquer la solution qui était possible au moment où s’accomplissaient les événements.

Les hésitations du Comité Central au 19 mars sont explicables, excusables même, mais qu’elles eurent des conséquences désastreuses !

Il faut d’abord établir, en principe, que toutes les chances de succès paraissaient être du côté de l’insurrection, durant les deux journées qui suivirent la surprise du 18 mars.

Le Comité Central possédait une force militaire considérable. Il avait des canons, des vivres. Il savait où trouver de l’argent : les caves de la Banque étaient à sa portée. Il n’avait qu’à étendre la main et à ouvrir ou briser les portes du trésor. Sur les deux cent mille gardes nationaux, armés, équipés, dont il disposait, il y avait un quart de mauvais combattants, inutilisables, non-valeurs ou réfractaires franchement hostiles, un quart de douteux, un quart de passables, qui marcheraient au succès passivement, craintivement, mais qui feraient nombre, comme dans toutes les armées. Restaient donc 25,000 hommes intrépides, résolus à vaincre ou à périr, avec lesquels on pouvait tout espérer, tout tenter. Ce sont ces hommes-là qui ont soutenu la lutte héroïque et disproportionnée dans les communes suburbaines, Neuilly, Asnières, Clichy, Issy, Vanves, Montrouge, pendant un mois et demi, et qui ont fourni les combattants, les héros et les cadavres de la dernière semaine.

Versailles ne pouvait, dans les journées de mars, opposer à cette armée de 25,000 républicains, pleins d’enthousiasme, que des bataillons aux faibles contingents, démoralisés, peu disciplinés, épuisés physiquement, déprimés par le siège et par la défaite. Ces troupes, en majeure partie depuis six semaines désarmées, étaient comme disloquées par le séjour dans Paris ; les officiers étaient découragés et les hommes disposés à la défection, à la suite du long contact avec l’habitant, par les propos libertaires recueillis, et aussi par les verres choqués avec des socialistes devant les comptoirs. Les chefs, Ducrot, Vinoy, d’Aurelle de Paladines, se trouvaient totalement démonétisés. La dérobade du 18 mars n’était pas de nature à relever leur prestige. Elle ne devait pas accroître la confiance qu’ils pouvaient avoir dans leurs soldats, dans le gouvernement, dans eux-mêmes aussi. Les troupes impériales captives, sur lesquelles Thiers comptait, commençaient seulement à revenir d’Allemagne. Les régiments rapatriés, en petit nombre, n’avaient pas encore eu le temps de se refaire, de réparer leurs forces, ni de recevoir l’équipement et l’armement indispensables. Il leur fallait plusieurs jours pour reprendre l’esprit de corps et la pratique de la discipline. L’argent faisait défaut à Versailles, et il était facile de supprimer les ressources susceptibles d’être envoyées de Paris. Les hauteurs non défendues et le Mont-Valérien évacué, rien n’était plus aisé que de s’emparer de Versailles et d’envelopper l’Assemblée.

Les ruraux auraient-ils émigré ? Se seraient-il retrouvés à Fontainebleau, ou au Mans, comme il en avait été déjà question, ou seraient-ils retournés à Bordeaux ? C’était invraisemblable, surtout si la prise de Versailles, la marche en avant étant commencée dans la nuit du 19 au 20, était effectuée dans la matinée du lundi, quelques heures avant la réunion de l’Assemblée au château. Les députés eussent été surpris et dispersés sans qu’il y eût du sang répandu, au moins dans les rangs parlementaires. Les ruraux désagrégés eussent alors prudemment regagné leur terroir ou recherché quelque cachette à Paris. Les politiciens de la gauche, effarés et irrésolus, eussent accepté le fait accompli. Les députés vraiment républicains n’auraient pas osé demeurer avec les monarchistes. Louis Blanc, Clemenceau, Lockroy, Floquet avec leurs amis, n’auraient pu continuer à refuser leurs noms et leur concours à un gouvernement insurrectionnel, imposé par Paris sans doute, mais dont ils fussent devenus membres par la force des choses, imitant leurs devanciers au 4 septembre. La Commune victorieuse et les appelant dans son sein aurait eu alors tous les titres, toutes les vertus, et ceux-là même qui, en refusant de la servir, l’ont fait prendre en défiance, puis en horreur, par la province, eussent été ses parrains et ses répondants devant la France. L’idée communaliste était sauvée.

Le triomphe de l’armée insurrectionnelle à Versailles, comme à Paris, était certain. Mais la province, quelle eût été son attitude ? Eût-elle accepté un gouvernement d’émeute proclamé sur la Butte de Picardie, à Versailles, alors qu’elle s’est refusée à reconnaître ce même gouvernement, parce qu’il avait été fait sur la Butte Montmartre ?

On peut admettre que, Thiers réduit à l’impuissance, et l’Assemblée de Bordeaux ne pouvant se réunir, les choses changeaient brusquement. L’Assemblée, ayant terminé la guerre, avait rempli toute sa mission, et personne n’eût songé à la rappeler. Alors la province eût accepté le Dix-Huit mars comme elle avait accepté le 4 septembre, et plus volontiers, n’ayant pas la crainte de l’invasion et l’anxiété de changer les conditions de la guerre, par un changement politique, tandis qu’on se battait.

Il y aurait eu une condition toutefois à cette soumission : il fallait que, dans le nouveau gouvernement, elle rencontrât des hommes ayant à peu près le crédit et la notoriété dont les gens de la Défense nationale avaient bénéficié. Ces hommes politiques qu’elle connaissait, qui avaient une popularité acquise sous l’empire et pendant la guerre, Gambetta en tête, lui eussent donné confiance, l’eussent rassurée et entraînée.

Or, on aurait eu le concours de ces hommes connus, qui, eux, n’étaient pas frappés d’incapacité présumée à raison de leur obscurité, et à qui la France eût fait crédit, si le Comité Central, au lieu de s’occuper d’abolir la conscription et d’installer ses délégués dans les ministères et les grandes administrations, eût canonné Versailles de la crête des collines qui l’environnent, après l’avoir entouré, ce qui était facile dans la journée du dimanche, d’un cercle de fer. On eût empêché les députés, les bons et les mauvais, de s’échapper, d’aller installer au loin un fantôme d’assemblée nationale ou de se fortifier dans la cité de Louis XIV, devenue le camp retranché de la réaction.

Donc le Comité Central eut le tort de s’endormir sur Sa facile victoire du samedi, 18, et de ne pas poursuivre Thiers et les fuyards l’escortant, la baïonnette dans les reins. C’est à Versailles que la Commune devait être imposée, avant d’être proclamée à Paris.

Pourquoi le Comité n’a-t-il pas marché sur Versailles, dès le dimanche soir ? Pourquoi a-t-il hésité et permis à Thiers de gagner du temps et d’amuser la révolution avec les négociations fallacieuses des maires ? Deux raisons sont données à cette temporisation ; les historiens favorables à la cause parisienne ont cru devoir les reproduire, avec approbation. Ce ne furent pourtant que deux illusions, deux craintes imaginaires.

Il convient de dire, pour l’excuse du Comité, que ces deux illusions et ces deux craintes, toutes chimériques qu’elles nous semblent aujourd’hui, étaient alors prises très au sérieux et considérées comme très réelles.

C’était d’abord la persuasion que l’on avait, et dans tous les milieux, d’un retour offensif de Thiers et de Vinoy. Toute l’après-midi du 18 et une partie de la journée du 19 se passèrent à se prémunir contre une attaque jugée certaine, contre une revanche présumable de l’armée, et à attendre l’apparition des troupes de Versailles ou l’assaut des bataillons venus des quartiers bourgeois. Toutes les barricades, d’ailleurs peu sérieuses, furent construites de façon à défendre les quartiers hauts, à protéger les points principaux du centre au pouvoir de l’insurrection. Les mitrailleuses placées au milieu des pavés entassés, sans gabions, flanquées de tranchées improvisées, avaient toutes la gueule tournée vers Paris. On redoutait, à Montmartre, à Belleville, à Montrouge, dans la Cité et aux abords de l’Hôtel-de-Ville, un mouvement de reprise des troupes rassemblées à l’École Militaire. On craignait aussi un effort des bataillons dits de l’ordre. On se souvenait de leur irruption soudaine le 31 octobre. À ce retour offensif imprévu le gouvernement avait dû sa victoire. Cette anxiété devait pourtant être dissipée dans l’après-midi du samedi, puisqu’on apprenait alors que des ordres de retraite étaient donnés partout aux troupes. Quant à l’appréhension d’une attaque des bataillons bourgeois, elle pouvait être légitimée par des bruits qui se répandaient. On signalait une résistance qu’organisaient les maires et les députés tenant une réunion à la mairie du Ille arrondissement. Mais, ainsi que les journées subséquentes en fournirent la preuve, il n’y avait pas à compter sur une action bien énergique de la part de ces bataillons du centre, dont les éléments hostiles étaient diminués par l’exode qui avait suivi l’ouverture des portes.

Le Comité Central, en s’immobilisant dans Paris, en bornant son action à élever des barricades que personne ne songeait à venir attaquer, laissa la fortune échapper, sans grand espoir de la ressaisir par la suite. Il compromit par son inertie les chances de la Révolution. Ce fut une faute à peu près irréparable.

LES ALLEMANDS ET LE COMITÉ CENTRAL

La seconde excuse donnée à son inaction semble plus sérieuse. Elle n’est encore qu’une apparence. Il s’agit de la présence des Prussiens. Si le Comité, entraînant ses bataillons, après une nuit de repos, avait dirigé toutes ses forces sur Versailles d’après le plan, très bien conçu, qui fut mis à exécution, mais tardivement, le 3 avril, que serait-il arrivé ? D’abord au 19 mars, on n’aurait pas eu la panique d’avril dans la plaine du Nanterre, qui changea en déroute la marche sur Versailles. Le Mont-Valérien occupé par les fédérés eût soutenu l’attaque, au lieu de l’arrêter. Gallifet et les autres généraux versaillais, démunis de troupes ou n’ayant que des régiments sans organisation, encore sous l’impression de la démoralisation et de la débandade du 18 mars, n’eussent pas osé quitter leurs positions pour s’avancer à la rencontre des bataillons parisiens, vers Rueil et Nanterre. Ensuite, Versailles attaqué à son point vulnérable, c’est-à-dire par les coteaux de Ville-d’Avray, les bois de Fausse-Repose et de Viroflay, en passant par Clamart, Meudon, Plessis-Piquet, insuffisamment garnis de troupes, tombait facilement entre les mains des gardes nationaux. Mais alors, se dira-t-on, quelle eût été l’attitude des Prussiens ? Eussent-ils laissé prendre Versailles ?

On a affirmé qu’ils fussent intervenus dans cette éventualité, et que Paris et la France eussent été écrasés par les Allemands, maîtres des forts et occupant un tiers du territoire. C’est l’opinion qu’un des plus judicieux observateurs de l’époque, Arthur Arnould, membre de la Commune, a exprimée dans son livre :

Devant une révolution générale, les Prussiens seraient intervenus. « Et mes milliards ! Qui me les paiera ? » auraient-ils dit. Il me faut un gage, une garantie. Ce gage, cette garantie, je ne puis les trouver que dans un gouvernement régulier, et suffisamment réactionnaire pour maintenir la France dans l’état d’abaissement moral et matériel, qui a permis mes victoires.

Les Prussiens alors auraient repris leur mouvement en avant, recommencé la guerre, bombardé, occupé Paris, étendu leur Occupation en province, sans qu’il fût possible de leur résister.

Leur résister ? avec quels éléments, en effet, au milieu de cette désorganisation générale ?

Ce n’est point, certes, le gouvernement de Versailles qui aurait envoyé contre eux, en s’unissant aux révolutionnaires, ce qui restait de troupes régulières en France, et les révolutionnaires, n’ayant pas même eu vingt-quatre heures devant eux pour organiser une force quelconque, n’auraient pu que mourir.

Ils l’auraient fait, mais la France était perdue.

Dans le jeu de M. Thiers il n’y avait qu’un atout, mais un atout terrible : les Prussiens !

Avec eux, il n’avait rien à craindre.

La révolution victorieuse pour un jour, à laquelle il n’eût même pas essayé de résister, qu’il attendait à Versailles, son sac de voyage sous le bras, se fût brisée le lendemain sur la pointe des casques allemands.

Avec les Prussiens, il l’écrasait, il soulevait le reste du pays, en lui criant :

« Voyez ces révolutionnaires, ces socialistes, ce sont eux qui livrent la patrie à l’étranger, qui nous condamnent à subir les plus grandes humiliations, à accepter de plus cruelles concessions. Ce sont les complices, les soudoyés de Bismarck. Ce sont des Prussiens ! »

L’idée communaliste, l’idée nouvelle ne pouvait se produire, s’affirmer, se formuler ; elle disparaissait déshonorée et noyée dans l’immense cataclysme de la patrie.

Cette considération, cette crainte de l’intervention prussienne, domina toutes les préoccupations du Comité Central, pesa sur toutes ses décisions.

(Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris. Arthur Arnould. Bruxelles 1878.)

Il est possible que cette crainte ait paralysé le Comité Central, et qu’elle l’ait décidé à temporiser, quand il fallait agir, lorsque la rapidité, la violence de l’action étaient les conditions de la victoire. Mais, malgré les excellentes raisons qu’Arthur Arnould consigne en son livre, on peut soutenir que les inquiétudes du Comité Central étaient peu fondées. Arthur Arnould semblait prévoir un soulèvement général du pays, et il envisageait l’hypothèse d’un recommencement de la guerre. Il dit, avec justesse, si l’on admet la base sur laquelle il établit son augmentation :

Si la province avait été montée au même ton que Paris, si l’on avait pu compter sur un grand élan révolutionnaire de sa part, C’était une partie terrible à jouer, mais qui pouvait se gagner.

Devant la France entière, debout, en armes, résolue à combattre jusqu’à la mort, la Prusse eût, certes, hésité, et fût peut-être entrée en arrangement, plutôt que de se jeter dans une aventure pleine de périls, et qui annulait toutes ses victoires précédentes.

Mais la France, démoralisée par ses défaites, énervée par vingt ans d’empire, se serait-elle levée avec cette unanimité irrésistible ?

Mais il ne s’agissait nullement de déchirer le traité préliminaire de Bordeaux, ni de refuser d’aborder le traité de paix définitif, qui devait être signé à Francfort. On ne songeait plus à remettre tout en question, en appelant de nouveau la France aux armes. La France n’eût pas répondu, et l’heure était passée des héroïques désespoirs. Il fallait au contraire respecter, comme on l’a fait avec sagesse, les clauses de l’armistice et les préliminaires de paix, et l’on devait garantir à l’Allemagne l’exécution du traité dont elle bénéficiait. Une révolution intérieure, un changement de régime, ne pouvaient donner lieu aux Allemands de croire à une rupture de la paix. La fuite de Thiers n’était pas prétexte à reprendre les hostilités, ni à recommencer le bombardement. La première chose qu’il convenait de faire était donc de rassurer les vainqueurs sur le maintien du statu quo.

Le Comité Central le comprit si bien, que l’un de ses premiers actes fut de notifier sa ferme volonté de tenir les engagements pris. Dès le 19 mars, Grêlier, délégué au ministère de l’Intérieur, faisait afficher une déclaration, dan laquelle, après avoir dit que « dans trois jours les électeur seraient appelés à nommer la municipalité, et que ceux qui, par nécessité urgente, occuperaient le pouvoir, déposeraient, leurs titres provisoires entre les mains des élus du peuple », il ajoutait :

Il y a en outre une décision importante que nous devons prendre immédiatement, c’est celle relative au traité de paix.

Nous déclarons, dès à présent, être fermement décidés à faire respecter ses préliminaires, afin d’arriver à sauvegarder à la fois le salut de la France républicaine et la paix générale.

C’était franc et clair.

Cet avis fut porté à la connaissance du public, en même temps que des démarches étaient faites par des membres du Comité auprès du général von Fabrice, commandant l’armée d’occupation.

Le gouvernement versaillais, lui, espérait une immixtion des Prussiens, sinon le premier jour et en vue d’une action militaire immédiate, mais au moins quand les hostilités furent commencées. Une démonstration du général von Fabrice pouvait gêner les opérations militaires des Parisiens, était susceptible de faciliter les travaux de défense et d’approche de l’armée versaillaise. Dans la seconde séance de l’Assemblée, Jules Favre monta à la tribune, avec des allures empreintes de mystère et de solennité. Il déclara que, bien qu’il ne fût pas dans les usages de communiquer à une assemblée les éléments des incidents diplomatiques au moment où ils se présentaient, il ne pouvait, dans la situation exceptionnelle où l’on se trouvait, laisser ignorer un de ces incidents.

Je vous disais hier, continua Jules Favre, que l’attitude d’une partie de la population de Paris faisait courir à la France les risques d’une reprise d’hostilités ; je vous faisais même pressentir le danger que, devant l’absence de garanties que la situation présente, les Prussiens ne traitassent Paris en ville ennemie. Mes pressentiments n’étaient hélas ! que trop justes. Au moment même où je descendais de la tribune, je recevais de la chancellerie de la Confédération du Nord une dépêche assez peu rassurante. J’en ai reçu une autre ce matin, que j’ai envoyée à l’un des maires de Paris avec ma réponse. La voici :

Le général Von Fabrice à S. Exc. M. Jules Favre.

Rouen, le 22 mars, 12 h. 20.

« J’ai l’honneur d’informer Votre Excellence que, en présence des événements qui viennent de se passer à Paris et qui n’assurent presque plus l’exécution des conventions dans la suite, le commandant supérieur de l’armée devant Paris interdit l’approche de nos lignes devant les forts occupés par nous, réclame le rétablissement dans les vingt-quatre heures des télégraphes détruits à Pantin.

Nous serions obligés d’agir militairement et de traiter en ennemie la ville de Paris, si Paris use encore de procédés en contradiction avec les pourparlers engagés et les préliminaires de paix, ce qui entrainerait l’ouverture du feu des forts occupés par nous. »

Signé : Fabrice.

M. de Bismarck étant en Prusse, cette lettre est signée par celui qui le remplace.

J’ai immédiatement répondu que : « L’émeute n’avait été qu’une surprise, et que les départements sont unanimes à la condamner et à nous promettre leur concours pour l’exécution des clauses stipulées dans le traité de paix. Si le gouvernement ne réprime pas, demain même, la faction qui siège à l’Hôtel-de-Ville, c’est pour éviter l’effusion du sang. Nos promesses seront rigoureusement exécutées. Pour ce qui est du télégraphe de Pantin, nous sommes dans l’impossibilité de remédier à l’accident ; j’en fais part aux maires qui feront tout leur possible pour le rétablir. Dans tous les cas, je vous déclare que, avant peu de jours, j’aurai donné satisfaction à Votre Excellence. »

Comme je vous le disais, j’ai envoyé cette lettre et la dépêche du chancelier prussien à M. Tirard, maire du deuxième arrondissement, qui depuis quelques jours accomplit sa mission avec un courage qui mérite nos éloges.

M. Tirard m’a répondu qu’il communiquerait cette lettre à ses collègues de Paris. En même temps il m’est arrivé de l’état major prussien un télégramme que je ne puis vous communiquer. Qu’il me suffise de vous dire qu’on me fait espérer que les mesures qu’on m’annonçait ce matin ne seront que comminatoires.

Il n’y avait là, en effet, qu’une menace. Le général von Fabrice, mal informé ou désireux d’affirmer son pouvoir, en saisissant l’occasion de faire la grosse voix, avait feint de prendre au sérieux un de ces incidents fréquents aux frontières, qui était survenu aux environs de Pantin. Il s’agissait du renversement d’un poteau télégraphique, fait accidentel auquel le gouvernement parisien, comme celui de Versailles d’ailleurs, étaient étrangers. La lettre impérieuse du général allemand était venue à propos pour Jules Favre, dont elle favorisait les emphatiques diatribes. Le ministre perfide osa même provoquer l’intervention allemande, en s’écriant à la tribune :

Il s’agit de savoir si en temporisant avec l’émeute vous voulez donner à l’étranger le droit de la réprimer. Eh bien, messieurs, en face d’une pareille éventualité, comprenez-vous quelle peut être l’émotion de la ville de Paris, les inquiétudes de l’Europe ? que sommes-nous en effet, et comment pouvons-nous donner caution de notre solvabilité, quand nous voyons un orage, des bas fonds de la société, monter jusqu’à la majorité populaire, représentée par cette assemblée et essayer de la renverser ?…

Avec sa méchante rhétorique et l’aveu public que « la solvabilité de la France pouvait être mise en doute » à la suite d’un changement de régime, Jules Favre, au nom du gouvernement et de l’Assemblée, voulait alarmer les Prussiens. Il exagérait à dessein l’incertitude du paiement de l’indemnité de guerre, afin de provoquer de la part des créanciers vainqueurs de terribles mesures conservatoires, c’est-à-dire des mesures offensives et destructives. Il s’efforçait de faire accroire aux Prussiens que leur gage était en péril. Ce langage, indigne d’un ministre qui à chaque instant se déclarait patriote, était en même temps incompréhensible, absurde dans la bouche d’un homme d’affaires, d’un avocat. Le conflit entre Paris et Versailles était pure contestation d’ordre intérieur. Une discussion de régime. Une ville jouirait-elle de prérogatives particulières, comme de pourvoir à sa garde à sa sûreté ? Aurait-elle des franchises municipales ? Garderait-elle des ministres qui avaient eux-mêmes déserté leur poste ? Ferait-elle un appel au pays pour renouveler la représentation nationale ? Établirait-elle, sans consulter la province, comme cela s’était déjà vu six mois auparavant, un gouvernement qualifié de provisoire ou de défense républicaine ? Telles étaient les questions qui divisaient Paris et Versailles. Les Allemands n’avaient rien à craindre de cette compétition rien à voir non plus dans ce litige entre Français.

Les tiers créanciers, en droit privé, n’ont pas à se préoccuper des modifications dans le personnel et les statuts d’une grande administration, leur débitrice La dette reste la même, et les droits du créancier ne sont pas en péril, tant que le gage n’est pas détruit ou changé. La question de l’indemnité de guerre était comparable à une transaction entre commerçants. La France s’était engagée à payer une somme dans les délais fixés et à laisser en gage une partie de son territoire aux mains de l’ennemi, tant que les acomptes à échoir ne seraient point soldés. La collision sur la Butte Montmartre, la fuite de M. Thiers à Versailles, et le fauteuil de M. Ferry à l’Hôtel-de-Ville, occupé à tour de rôle par MM. Édouard Moreau, Assi, Varlin, ou un membre quelconque du Comité Central, ne pouvaient rien changer aux obligations des préliminaires de paix, ni aux termes fixés pour les paiements eux-mêmes. Ce n’était pas M. Thiers ni l’Assemblée nationale, qui gardaient dans leur caisse, dans leur poche, les milliards destinés aux Prussiens. Cette rançon, que la France et Paris reconnaissaient devoir, dont ni la France ni Paris ne songeaient à nier l’existence, à contester ou retarder le paiement, devait être fournie par le produit des impôts, par les ressources de tout le pays, et non par M. Thiers personnellement ou par les membres de l’Assemblée individuellement. Le conflit politique tempo raire entre Versailles et Paris ne pouvait être considéré par aucun esprit raisonnable, à Paris, comme à Versailles, comme à Berlin aussi, ainsi qu’un fait financier nouveau, dispensant de payer ou mettant dans l’impossibilité de le faire. Les imprudentes et antipatriotiques déclarations de Jules Favre devaient seulement ébranler le crédit, gêner les négociations financières à l’extérieur ; mais les faits politiques ne pouvaient donner à penser à M. de Bismarck, qu’on ne le paierait pas.

Il convient d’ailleurs de remarquer qu’à l’époque où Jules Favre menaçait de l’intervention prussienne, où le général von Fabrice, outrepassant sans doute ses pouvoirs, exagérait la portée d’un misérable incident comme la chute d’un poteau télégraphique, il n’y avait ai coups de fusil, ni même imminence de bataille, entre Français. On était en présence d’un débat purement intérieur. Il y avait discussion entre les maires, le Comité Central et le gouvernement versaillais, sur les conditions dans lesquelles se feraient les élections municipales parisiennes. Les Allemands, à moins de nous chercher une de ces querelles tendancieuses auxquelles on a donné le nom de leur race, ne pouvaient pas plus raisonnablement se mêler de nos affaires, qu’ils n’étaient intervenus quand l’assemblée de Bordeaux, par exemple, avait choisi M. Thiers comme chef du pouvoir exécutif de la République, au lieu de rappeler le prisonnier de Wilhemshoe et de restaurer l’empire français.

La réalité est que la Prusse n’eut aucunement l’intention d’intervenir ni de rouvrir les hostilités. Plus que les ruraux français, ses hobereaux, ses bourgeois, ses paysans, ses alliés et confédérés, bavarois, saxons, hessois, wurtembergeois, devenus sujets de l’empire, aspiraient tous à la tranquillité du foyer. Ils voulaient jouir de la détente et conserver la paix. Les guerriers allemands, pris dans leur ensemble, avaient avec joie déposé les armes et ne désiraient plus les reprendre. Ce sentiment de lassitude militaire était plus vif peut-être chez les vainqueurs que chez les vaincus. En admettant que, par le bombardement du haut des forts, Paris eût été réduit à l’obéissance envers M. Thiers, cette victoire eût été acquise chèrement, sans grand profit pour l’Allemagne. Y aurait-il même eu victoire ? Les Parisiens se seraient rués sur les forts au pouvoir de l’ennemi. On en eût pris un ou deux, car ils étaient insuffisamment armés et défendus. Alors c’eût été le signal d’un massacre de tous les détachements isolés, surpris autour de Paris. Un soulèvement national se fût peut-être produit, au moins sur certains points du territoire et, sans préjuger le succès final, on eût assisté au spectacle affreux d’une atroce guerre d’extermination. Guillaume aurait-il pu égorger tous les habitants après avoir conquis tout leur territoire ? L’Europe ne se serait-elle pas enfin interposée ? Les Français ne semblaient guère disposés à en venir à ces extrémités, les Allemands en eurent visiblement l’épouvante.

Le général von Fabrice, comme Jules Favre l’indiqua d’ailleurs après avoir lancé son insinuation empoisonnée ne persista pas dans son attitude de croquemitaine. Il fut probablement désavoué par son gouvernement.

Ce qui prouve surabondamment que les intentions de l’Allemagne ne furent à aucun moment favorables à une intervention, c’est que cette intervention ne se produisit pas, et qu’il n’en fut même aucunement question par la suite, en pleine bataille, quand les obus éclataient à la Porte-Maillot, à Issy, à Asnières, alors que le gage des Prussiens pouvait paraître plus en péril que pendant la discussion des maires et du Comité Central sur la date des élections, sur la formule de convocation des électeurs. Les autorités allemandes n’ont certainement jamais favorisé les opérations militaires ou administratives du Comité et de la Commune. Cette calomnie des journaux et des livres de la réaction est démentie par les faits. Elles ont plutôt donné toutes facilités aux généraux versaillais pour assiéger Paris, pour l’isoler ; elles leur ont permis de garder des positions maîtresses importantes, dans la zone d’occupation, ou à proximité des porte devenues allemandes. Les généraux et les diplomates prussiens ont autorisé M. Thiers à recevoir des renforts tiré des prisons d’Allemagne, pour arriver à s’emparer pan la force de la vaillante ville, investie des deux côtés ; ma jamais l’Allemagne n’a donné un appui à la Commune, il faut le constater apporté un concours effectif à Versailles. Les autorités prussiennes ont gardé, durant le cours de hostilités, une neutralité, bienveillante pour Versailles, circonspecte à l’égard de Paris, mais elles n’ont ni notifié ordre, ni fait un geste pouvant être interprétés comme acte d’intervention, comme un appoint pour l’un ou l’autre des belligérants, sauf, après l’entrée des versaillais, où elle ont fermé le passage sur la zone d’occupation.

Ce n’est pas là une appréciation d’après coup, une opinion insoupçonnée des contemporains. Ceux qui assistaient aux événements émirent le même avis sur l’invraisemblance de cette intervention et du bombardement suggérés par Jules Favre.

Le Rappel du jeudi 23 mars 1871 émettait semblable jugement sur la réalité de cette menace, et publiait la note suivante :

Voici qui doit faire rêver M. Jules Favre :

L’organe de M. de Bismarck, La Gazette de l’Allemagne du Nord, se dit hautement satisfaite de la déclaration du Comité central exprimant l’intention de respecter les préliminaires de paix.

La Gazette dit textuellement :

« Il est de la plus grande importance pour nous que le nouveau gouvernement du Comité Central à Paris ait aussi l’intention d’exécuter le traité de paix. »

Nous pouvons donc tranquillement attendre la marche ultérieure des choses.

Le Rappel et ses lecteurs n’étaient certainement pas seuls à ne pas croire au péril prussien, à contester la reprise du bombardement pour faire plaisir à M. Thiers ; l’affaire insignifiante du poteau renversé n’inquiétait personne quand elle fut connue à Paris ; en Allemagne, elle passa inaperçue. Cette opinion du journal républicain, d’ailleurs nullement inféodé au Comité Central et dont l’altitude fut plutôt hostile envers la Commune, mais avec prudence et discrétion, ne souleva ni polémique ni protestations.

Le Comité Central eut le grand tort de prendre le prétexte de la peur des Prussiens pour excuser son inaction. Sa faute reste entière. Elle n’est explicable que par l’embarras et l’irrésolution qui animaient ses membres. Ils se trouvaient comme dépaysés à l’Hôtel-de-Ville. Ils avaient hâte de s’abriter derrière une autorité régulière, ou plutôt d’être eux-mêmes cette autorité régularisée. Perdant de vue le vrai danger, le but véritable, ils ne songèrent qu’à organiser leur pouvoir insurrectionnel et à lui donner le caractère légal d’une assemblée communale, comme celles dont ils avaient le souvenir et dont les révolutions précédentes leur offraient le modèle. Ils s’exagéraient l’importance de cette légalisation par le suffrage universel. Ils connaissaient trop l’histoire. Ils se trouvaient à l’Hôtel-de-Ville par la force insurrectionnelle, comme leurs pères s’y installèrent après le dix août. Ils voulurent, comme eux, introduire use Commune élue, dont ils pensaient être les Danton, les Hébert et peut-être les Marat. Ils recherchaient la force des suffrages ; ayant la force des fusils, ils auraient dû s’en contenter jusqu’à la victoire complète.

L’imitation historique a fait bien du mal en diverses époques. Paris, en 1871, a éprouvé surtout le danger qu’il y a, pour les hommes d’une génération, à vouloir décroche : dans l’armoire du temps la friperie des révolutionnaires : défunts. À situation neuve, il fallait des procédés nouveaux, et ne pas chercher à recommencer les révolutions du passé : quand on devait au contraire avoir pour tâche et pour objectif de faire la révolution moderne.

ARTHUR ARNOULD

Arthur Arnould, et ceux qui ont écrit après lui, approuvant l’inertie du Comité Central, et la justifiant par la crainte de déchaîner un effroyable retour offensif des Prussiens ; par le désir de légaliser par le suffrage universel leur mandat de fait, se sont donc trompés. Arthur Arnould fut toutefois un des plus clairvoyants dans l’appréciation de événements et de ces difficultés, où le péril se voyait partout, le salut nulle part. L’auteur de l’Histoire populaire. et parlementaire de la Commune, est une personnalité secondaire, mais intéressante et sympathique, de la période communaliste.

Né à Dieuze (Meurthe) le 7 avril 1833, Arthur Arnould appartenait à une famille d’universitaires. Son père était professeur à la Sorbonne. Il fit donc de bonnes études classiques, mais ne se voua pas à l’enseignement. La littérature l’attirait. Comme tant d’autres, il chercha un emploi pour vivre en attendant la gloire et la fortune par les lettres. Il se présenta aux examens de la préfecture de la Seine et fut admis dans les bureaux. Là, à l’abri des cartons verts emplis de dossiers rarement remués, plusieurs de ses collègues rimaient des vers, écrivaient des articles, confectionnaient des vaudevilles. Les bureaucrates lettrés étaient nombreux à la ville, sous le baron Haussmann. Arnould débuta dans la presse satirique, au Charivari. donna des articles plus graves de ton à la Revue Nationale, dont son père était un des collaborateurs, puis ayant remis sa démission d’employé, il écrivit dans des journaux d’opposition : L’Opinion Nationale, L’Epoque, La Presse Libre, La Réforme, enfin au Rappel. Il Fut poursuivi, condamné et acquit une notoriété assez grande pour fonder, avec Henri Rochefort, La Marseillaise, l’organe vigoureux de l’opposition radicale, dans la dernière année de l’empire. Il fut mêlé à la tragique affaire de Victor Noir. Rochefort, provoqué par le prince Pierre Bonaparte, l’avait choisi pour témoin, et il s’était rendu, en cette qualité, à la sinistre maison d’Auteuil. Il n’arriva que pour recueillir le corps sanglant de l’infortuné Victor Noir, s’abattant sur le trottoir, assassiné par le prince Pierre Bonaparte. Témoin dans le procès de Tours, sa déposition mesurée et précise produisit une grande impression sur l’auditoire. Elle ne pouvait changer l’arrêt de la haute cour, dont le verdict favorable était acquis d’avance au cousin de l’empereur. Les vigoureux articles d’Arthur Arnould, datant de cette époque, ont été réunis en un volume curieux à consulter pour la connaissance des polémiques d’alors, sous le titre : Une campagne à la Marseillaise.

Quand la guerre éclata, Arthur Arnould, qui collaborait à l’Avant-Garde, feuille très populaire, fut nommé adjoint au maire du IVe arrondissement. C’était alors un homme d’aspect plutôt sévère, paraissant plus que son âge, avec ses cheveux argentés, qu’il portait assez longs, rejetés en arrière. La taille était moyenne, les yeux bleus brillaient, chercheurs ; la bouche fine, au pli ironique, s’ombrageait d’une moustache en brosse, assez rude. Il avait l’allure vive et dégagée et la physionomie d’une intelligence éveillée. Son tempérament était d’un frondeur, ses propos d’un mécontent, mais nullement d’un violent. Il avait suivi l’évolution de beaucoup d’esprits universitaires de son temps, et comme Jules Vallès, dont il avait été le collaborateur au Journal du Peuple et qu’il retrouva comme collègue à la Commune, il était passé de l’opposition au radicalisme, puis au socialisme. Il était de ton et de sentiments beaucoup moins exaspéré que Jules Vallès. Son style était aussi moins expressif, moins coloré, ayant conservé une bonne facture classique. On pouvait lui reprocher une certaine lourdeur de forme. Il usait de la terne et solennelle phraséologie des publicistes de l’école des Peyrat, des Desonnaz et des Delescluze. Médiocre orateur, il ne figura que comme assistant notoire dans les clubs et les réunions. Désigné comme candidat aux élections du 8 février, il obtint un nombre important de suffrages, mais avec ses 65,000 voix il ne put être au nombre des élus. Il fut nommé membre de la Commune par deux arrondissements, le VIIIe et le IVe. Il opta pour ce dernier, où il avait déjà rempli les fonctions d’adjoint. Il avait recueilli dans le IVe, 8,608 voix, chiffre respectable.

À la Commune, il fit partie de la minorité modérée. Il n’y exerça qu’une médiocre influence. Il siégea successivement à la commission des relations extérieures et à la commission des subsistances. Il combattit l’institution d’un comité de salut publie, disant que « la création de toute dictature par la Commune serait de la part de celle-ci une véritable usurpation de la souveraineté du peuple ». Il s’opposa également au maintien de l’instruction secrète que réclamait Raoul Rigault. Il en signalait l’immoralité et l’inefficacité : « Le secret a quelque chose d’immoral, disait-il, c’est la torture morale substituée à la torture physique. » Il ajoutait :

Nous avons tous été mis au secret sous l’empire, et pourtant nous sommes parvenus non seulement à communiquer avec le dehors, mais nous avons fait insérer des articles dans les journaux eux-mêmes. L’instruction doit être publique… Je ne comprends pas des hommes qui ont passé leur vie à combattre les errements du despotisme, je ne comprends pas ces mêmes hommes, quand ils sont au pouvoir, s’empressant de tomber dans les mêmes fautes. De deux choses l’une : ou le secret est une chose indispensable et bonne, ou elle est odieuse. Si elle est bonne, il ne fallait pas la combattre et si elle est odieuse et immorale, nous ne devons pas la maintenir.

Arthur Arnould, après la défaite de la Commune, s’en fut en Amérique, puis il revint à Genève, où il vécut dans la détresse. On racontait que sa femme, pour soutenir le ménage, était obligée de vendre des poulets sur le marché. L’apaisement s’étant fait peu à peu, il put placer de la copie dans des journaux parisiens, qui jusque-là tenaient leurs colonnes closes à tout communard. Il renonça, pour faire accepter des romans feuilletons, non pas à ses opinions, mais à leur manifestation et à la notoriété de son nom. Il prit en littérature le nom de sa femme, Matthey. La France publia de lui un roman populaire : Zoé-Chien-Chien, sous cette signature, dont le succès fut vif. L’aisance revint au logis modeste de Plainpalais, qu’égayait un malicieux ouistiti, ramené de Buenos-Ayres. Sous son pseudonyme rapidement accrédité, Arnould publia de nombreux romans : La Brésilienne, La Revanche de Clodion, etc., etc. Il donna une pièce à l’Odéon : le Mari. Il avait antérieurement fait paraître divers ouvrages : Contes Humoristiques ; Béranger, ses amis, ses ennemis, ses critiques, 2 vol. ; Une Histoire de l’Inquisition, etc. Il donna en 1878, à Bruxelles, chez Kistemaeckers, son ouvrage principal : l’Histoire populaire et parlementaire de la Commune, en 3 volumes. Ce travail est incomplet, et conçu dans une forme synthétique, qui a le défaut d’exiger du lecteur une complète connaissance préalable des faits sur lesquels l’auteur émet ses commentaires et ses critiques. On y trouve des aperçus ingénieux et des considérations généralement justifiées par l’examen des événements, et par l’étude des documents sur lesquels reposent les raisonnements et les jugement, de l’auteur.

Arthur Arnould, dont l’arme était la plume et non le fusil, homme de cabinet dépaysé dans la rue, penseur assourdi dans une assemblée tumultueuse, lutteur hardi dans la polémique et timide dans l’action, était l’un des membres les plus instruits de la Commune. Il se montra de bon conseil dans nombre de débats, mais sans influer sur les décisions prises. Il aurait eu un tout autre rôle dans un gouvernement municipal en des temps ordinaires, où le fracas de l’artillerie n’eût pas coupé les délibérations, où les combats quotidiens n’eussent pas entrainé les conseillers à des mesures violentes qui répugnaient à sa raison, comme à son tempérament. Il eût été un excellent membre des assemblées qui suivirent, présidées par un Floquet ou un Brisson. Les révolutions déplacent ainsi les hommes et faussent les destinées. Honnête homme, écrivain habile, républicain ardent, socialiste prudent et ferme libre-penseur, Arthur Arnould est, parmi les vaincus de 71, au premier rang de ceux qui doivent imposer l’estime à tous les partis.

LE JOURNAL OFFICIEL

Aux fautes initiales commises par le Comité Central, il convient d’ajouter le retard à prendre possession de l’Officiel. Ce fut là une lourde négligence. La ville était redevenue paisible dans la nuit du 18 au 19. Il n’y avait nulle part trace de combat ou même de résistance. Rien n’était plus facile que de s’emparer de l’imprimerie et de changer la rédaction du journal qui était considéré comme l’agent gouvernemental, comme le témoin impartial et le dépositaire authentique des faits publics. L’incurie du Comité contribua d’abuser l’opinion départementale. Le numéro vraiment exceptionnel du 19 mars, le dernier paru à Paris sous l’inspiration ministérielle, continua donc à faire considérer comme existant un régime qui avait cessé d’être, pour Paris du moins. L’Officiel publia, comme si M. Thiers et ses ministres se trouvaient encore à Paris, exerçant le pouvoir, les derniers appels du gouvernement en fuite, et enregistra, dans un sens ministériel, les événements de la veille.

Le Journal Officiel inséra ainsi, le dimanche matin, une proclamation où les faits du 18 mars étaient présentés de la façon la plus favorable au gouvernement, où la garde nationale et ses chefs étaient calomniés et outragés.

Le gouvernement, qu’on pouvait considérer comme déchu, ou tout au moins comme démissionnaire, puisqu’il avait tout abandonné, exposait, dans ce manifeste posthume, qu’il avait voulu éviter une collision. Il prétendait avoir épuisé toutes les voies de conciliation, allégation mensongère, puisqu’au contraire il avait repoussé toutes les propositions d’accommodement, comme celle du colonel Langlois de verser les canons à l’artillerie de la garde nationale. « Le gouvernement, ajoutait son Officiel, a senti qu’il était de son devoir de faire respecter la loi et de rendre à la garde nationale son autorité légale. » Singulière façon de rendre de l’autorité à la garde nationale, en la provoquant, en la poussant à un soulèvement, afin de parvenir à la désarmer.

L’apologie du coup d’état, tenté et manqué, se terminait ainsi :

La journée s’est terminée dans le désordre, sans que la garde nationale, convoquée cependant dès le matin, par le rappel, parût en nombre suffisant pour le réprimer sur le théâtre où il se développait. Ce soir, l’insurrection a envahi l’état-major de la garde nationale et le ministère de la justice. On se demande avec une douloureuse stupeur quel peut être le but de ce coupable attentat ; des malveillants n’ont pas craint de répandre le bruit que le gouvernement préparait un coup d’état, que plusieurs républicains étaient arrêtés. Ce sont d’odieuses calomnies. Le gouvernement, issu d’une assemblée nommée par le suffrage universel, a plusieurs fois déclaré qu’il voulait fonder la république. Ceux qui veulent la renverser sont des hommes de désordre, des assassins, qui ne craignent pas de semer l’épouvante et la mort dans une cité qui ne peut se sauver que par le calme, le travail, le respect des lois. Ces hommes ne peuvent être que les stipendiés de l’ennemi ou du despotisme, Leurs crimes, nous l’espérons, soulèveront la juste indignation de la population de Paris, qui sera debout pour leur infliger le châtiment qu’ils méritent.

On remarquera le ton emphatique de cet appel à la population, c’est-à-dire aux gardes nationaux de « l’ordre » qu’on incite à infliger aux autres gardes nationaux, considérés come hommes de désordre, « le châtiment qu’ils méritent ». Pour corser cette excitation à la guerre civile, le Journal Officiel ne craint pas de qualifier ces gardes nationaux hostiles, c’est-à-dire l’immense majorité des bataillons parisiens, de « stipendiés de l’ennemi ou du despotisme » Ces citoyens étaient donc payés par Bismarck ou par Napoléon III. Ce n’était pas avec de telles exagérations, avec des calomnies aussi sottes, que l’on pouvait ramener l’apaisement et rétablir le gouvernement, avec l’ordre, dans la cité.

L’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas était racontée d’une façon inexacte. Le rédacteur anonyme ne craignait pas d’affirmer dans ce journal, par son caractère gouvernemental, par son rôle publie, par son titre seul, passant pour donner des faits authentiques, des récits exacts et vérifiés, que « ce crime épouvantable avait été commis sous les yeux du Comité Central ». C’était une erreur voulue, un mensonge audacieux. Aucun membre du Comité n’assistait au drame de la rue des Rosiers. La plupart des membres de ce Comité ne connurent les faits que dans la soirée.

Le Journal Officiel publia une seconde proclamation adressée « aux Gardes Nationaux de Paris » ; elle était plus violente encore de ton. Les membres du Comité Central y étaient qualifiés de communistes, de bonapartistes ou de Prussiens. Ce langage était plus particulièrement odieux dans la bouche d’un gouvernement usant pour la dernière fois de l’organe le plus autorisé, du moniteur des actes et des faits publics réputés véritables, incontestés.

Un Comité, était-il dit, prenant Je nom de Comité Central, après s’être emparé d’un certain nombre de canons, à couvert Paris de barricades, et a pris possession pendant la nuit du ministère de la justice.

Il a tiré sur les défenseurs de l’ordre ; il a fait des prisonniers, il a assassiné de sang-froid le général Clément Thomas et un général de l’armée française, le général Lecomte.

Quels sont les membres de ce comité ?

Personne à Paris ne les connaît ; leurs noms sont nouveaux pour tout le monde. Nul ne saurait même dire à quel parti ils appartiennent. Sont-ils communistes ou bonapartistes, ou prussiens ? Sont-ils les agents d’une triple coalition ?

Quels qu’ils soient, ce sont les ennemis de Paris qu’ils livrent au pillage, de la France qu’ils livrent aux Prussiens, de la République qu’ils livreront au despotisme. Les crimes abominables qu’ils ont commis ôtent toute excuse à ceux qui oseraient ou les suivre ou les subir.

Voulez-vous prendre la responsabilité de leurs assassinats et des ruines qu’ils vont accumuler ? Alors, demeurez chez vous ! Mais si vous avez souci de l’honneur et de vos intérêts les plus sacrés, ralliez-vous au gouvernement de la république et à l’Assemblée nationale.

Le document est daté de Paris 19 mars 1871 et signé des ministres présents à Paris : Dufaure, Jules Favre, Ernest Picard, Jules Simon, amiral Pothuau, général Le Flô.

L’appel ne fut pas entendu. Il est même douteux que beaucoup de Parisiens aient lu ce jour-là l’Officiel. Mais toute la province en eut connaissance, par la voie administrative, par l’affichage à la porte des mairies, et par la reproduction que firent des deux factums les journaux régionaux et locaux. L’effet dut en être fâcheux, malgré ses exagérations évidentes et ses calomnies grossières. Les provinciaux ne pouvaient rectifier les faits. Les journaux de Paris ne leur arrivaient que tardivement, ou même pas du tout. Un cordon policier les arrêtait au passage. Ainsi, dès la première journée, l’opinion départementale fut abusée et circonvenue. L’isolement de Paris recommençait au dehors, dans les départements comme à l’étranger. On crut que Paris était tombé aux mains de scélérats « stipendiés par l’empire ou par la Prusse », puisque l’Officiel le disait. Ce journal n’était il pas accrédité partout, comme l’organe autorisé, le moniteur légal dont chaque signe était lettre d’évangile, au point que dans la conversation courante, pour établir la véracité d’un fait, pour affirmer l’authenticité d’un acte ou d’une parole, on disait : « C’est à l’Officiel ! Cela devrait être à l’Officiel ! »

Le Comité Central n’a pas d’excuse pour cette faute l’avoir laissé l’Officiel aux mains des agents de Versailles, lors qu’il se préoccupait, avec raison, de faire occuper la préfecture de police, l’état-major, de la place Vendôme, les ministères et l’Hôtel-de-Ville. Il était facile, si le temps manquait pour réorganiser ce journal, d’envoyer un peloton de gardes nationaux garder les presses et empêcher tout numéro de sortir, avant qu’une note eût été rédigée et composée, résumant brièvement les faits accomplis la veille, et annonçant que la ville était calme, que les personnes et les propriétés étaient sous la sauvegarde du Comité Central, gouvernement provisoire. L’Officiel eût fait savoir en même temps que le Comité s’installait à l’Hôtel-de-Ville et prenait toutes les mesures que comportait la situation pour maintenir la république, pour suppléer au gouvernement déchu et disparu. Il ne manquait pas autour du Comité Central d’écrivains capables de rédiger cette note rassurante ; on avait la force armée pour en assurer la publication. Blanqui présent n’eût certes pas négligé la prise de possession de l’Officiel. Avec la préfecture de police et le télégraphe, c’eût été sa première pensée et son premier acte. Mais Blanqui, malheureusement, n’était pas à Paris. Sur un ordre venu du gouvernement, on l’arrêtait à Loulié, dans le Lot, malade chez sa mère, le 17 mars, la veille de cette révolution dont il eût été le guide, l’un des chefs, et aussi l’âme et peut-être le sauveur.

LES HÉSITATIONS DU COMITÉ CENTRAL

Le Comité Central fut sans doute pris au dépourvu par les nécessités qui se présentaient simultanées et diverses. Mais il y avait des décisions plus urgentes que d’autres. Il fallait sérier après avoir paré aux exigences immédiates. La nomination d’un commandant supérieur à la garde nationale avait été ainsi décidée. Le choix avait été fâcheux, mais il était indispensable qu’il y eût un chef promptement désigné.

Il fallait aussitôt après, et c’était la première tâche de ce chef, fermer les portes et les barrières de Paris afin d’empêcher Versailles de recevoir des renforts immédiats. Il ne s’agissait pas de retenir indéfiniment les soldats désarmés, prisonniers de guerre, se trouvant encore dans Paris, ni de les incorporer de force dans les bataillons de l’insurrection. On aurait eu là des éléments mauvais, des non-valeurs, peut-être des ennemis dangereux à l’intérieur ; il eût été prudent de retarder de quelques jours le départ pour Versailles, notamment, de deux régiments d’infanterie, faisant partie de la division Faron, et les meilleures troupes dont Thiers put bientôt disposer. Ces régiments, le 42e et le 110e de ligne, ont rassuré, par leur arrivée prompte, le gouvernement qui se sentait perdu, à la merci d’une marche en avant des Parisiens, que, d’ailleurs, comme nous l’avons dit, le Comité Central n’eut pas un instant le désir de tenter. Enfin, troisième mesure aussi urgente que les deux précédentes, il fallait, dans la soirée, s’emparer du Journal Officiel. C’était aussi important que l’occupation de la préfecture de police abandonnée, dont Duval était maître avant dix heures du soir.

ABSENCE REGRETTABLE DE BLANQUI

Si Blanqui, comme nous l’avons fait remarquer, eût été là, on n’eût probablement pas confié le commandement à Lullier, mais l’on eût certainement fermé les barrières et rédigé l’Officiel. L’absence du vieux révolutionnaire, dont on a peut être exagéré les effets désastreux, se fit surtout sentir dans ces premières heures d’organisation et d’installation.

Il fallait une tête, un plan tout prêt, une méthode à suivre et un programme à exécuter. Dans les insurrections du passé on avait ce plan, la marche à suivre était tracée, et chacun savait, parmi ceux qui tentaient le coup de force combiné, ce qu’il avait à faire, en cas de réussite ; chacun connaissait son poste de combat ; les endroits stratégiques, comme les services publics et administratifs dont il fallait se rendre maîtres, étaient désignés, et le personnel insurrectionnel tout prêt n’avait qu’à fonctionner aussitôt, comme une équipe d’ouvriers remplace l’autre pour un travail prévu. Malheureusement, les révolutionnaires de l’école de Blanqui, de Barbès et des carbonari, qui procédaient à l’aide de conspirations disciplinées, d’embrigadements, de préparations savantes, d’affidés et de mots d’ordre donnés avec des instructions sues par cœur, n’eurent jamais la victoire. Ils ne purent, pas même au 4 septembre, utiliser leurs organisations minutieuses et leurs troupes exercées. La défaite fut trop prompte au 31 octobre. Au 18 mars, on eut la victoire, mais les hommes pour en tirer parti firent défaut. Les blanquistes, les plus aptes à profiter du succès d’une émeute, étaient condamnés, ou sous le coup de poursuites ou dispersés ; ceux qui avaient échappé aux arrestations étaient pour la plupart dépourvus de notoriété, sans influence en dehors d’un cercle étroit. Aucun des hommes énergiques du groupe blanquiste qui, par la suite, siégèrent à la Commune, ne faisait alors partie du Comité Central.

Ce Comité avait été formé au hasard, d’après des réputations de quartiers. Les longues attentes aux remparts, dans les postes et sous les baraquements, durant les nuits du siège, les rassemblements aux mairies, la formation des comités de compagnies, des groupes de vigilance, les conseils dits de famille, et toute l’organisation de la garde nationale, avaient permis à des individualités, jusque-là étrangères à toute action politique, d’obtenir des délégations, des mandats, des grades. Beaucoup, parmi ces novices, se laissèrent désigner, par faiblesse, par laisser-aller, quelques-uns par vanité et ambition. Mais bien peu, parmi ces braves gens obscurs, et qui, malgré l’importance des événements et le rang qui leur était attribué, sont demeurés ignorés, dont toute la biographie tient souvent dans une ligne relatant leur condamnation ou leur mort, étaient capables de diriger, d’ordonner une insurrection, encore moins d’administrer Paris, au lendemain d’un bouleversement comme celui qui suivait la fuite du gouvernement.

Ils se montrèrent inquiets et comme intimidés, en siégeant à l’Hôtel-de-Ville. Plusieurs regrettaient leurs salles modestes et rassurantes de la Corderie ou de la rue Basfroi. Ils se considéraient, malgré leur victoire, comme des possesseurs précaires. Ils avaient hâte de régulariser leur situation, et, pour cesser d’être des intrus, ils n’eurent qu’une pensée : convoquer les électeurs et faire nommer une assemblée municipale, seul pouvoir qui, à leur yeux, aurait l’autorité suffisante et la légalité nécessaire. Leur premier décret, annonçant les élections communales, témoigne de cet état d’esprit et révèle cette modestie inspirée à la fois par la grandeur de la tâche et par le sentiment de l’impuissance pour l’accomplir. Ils étaient rares ceux qui, parmi ces nouveaux maîtres de Paris, se sentaient capables d’user habilement et heureusement de ce pouvoir absolu qu’ils n’attendaient pas et qui leur était tombé dans les mains, fardeau trop lourd pour le porter longtemps. Ceux qui croyaient posséder cette capacité en étaient malheureusement dénués. Et Blanqui manquait.

LA PREMIÈRE SÉANCE

La première séance eut lieu à huit heures et demie le dimanche 19. Il y avait eu la veille, dans la nuit, une réunion improvisée que nous ayons indiquée. Elle avait suivi la prise de possession de l’Hôtel-de-Ville. Il n’y avait pas eu de résident officiel ; un membre, à peu près inconnu du public, Édouard Moreau, avait dirigé, et adroitement, les discussions. Il n’y avait pas eu à proprement parler de délibérations prises.

La nomination de Lullier au commandement des gardes nationaux avait été le seul acte important et malheureux de cette assemblée improvisé. Il avait été en outre décidé que tous les membres du Comité seraient convoqués d’urgence pour la matinée du lendemain, à l’Hôtel-de-Ville.

On n’a pas de procès-verbaux authentiques des séances du Comité Central. Une feuille réactionnaire, Paris-Journal, a donné de ces séances des extraits incomplets, inexacts, fabriqués souvent. Ils ont été réunis dans une brochure faisant suite à une publication antérieure, le « Mémorial du siège de Paris » et publiée, après la chute de la Commune, sous ce titre : « Les Conciliabules de l’Hôtel-de-Ville, Comptes rendus des séances du Comité Central et de la Commune par J. d’Arsac, in-18, Curot, éditeur. Paris, 1871. » L’auteur de ces comptes rendus, aussi malveillant que mal renseigné, fait présider toutes les premières séances invariablement par Assi, alors qu’il est certain que le président changeait à chaque séance. Les lacunes et les interpolations sont nombreuses dans cette publication justement suspecte.

Édouard Moreau, dans cette première séance du dimanche 19 mars, proposa de discuter la question des élections : On le chargea de rédiger l’appel aux électeurs.

Duval, le chef de légion de la rive gauche, avertit le Comité que les régiments laissés à Paris se disposaient à gagner Versailles. Le Comité dédaigna cet avis important et continua à discuter et à prendre des mesures infiniment moins urgentes. Ainsi il s’empressa de désigner des délégués aux services vacants et signa les nominations de Eudes à la guerre, de Varlin et de Jourde aux finances, de Duval et de Raoul Rigault à la préfecture de police, d’Édouard Moreau à l’imprimerie et à l’Officiel, d’Assi à l’Hôtel-de-Ville. Un membre proposa une allocation spéciale pour les membres du Comité Central. Édouard Moreau s’y opposa disant : « Nous avons vécu jusqu’ici avec nos trente sous, il nous suffiront encore ! »

La question des loyers fut soulevée, mais écartée aussitôt, comme susceptible d’être reprise plus tard. Assi proposa de décréter la levée de l’état de siège.

À ceux qui pourraient nous accuser, dit-il, de vouloir abuser du pouvoir, il faut donner un exemple éclatant de modération et de justice. Il est de toute utilité de faire cesser l’état anormal où Paris se trouve par suite de l’état de siège. Nous sommes ici au nom de la liberté, il faut la proclamer large et entière. L’état de siège, même quand l’ennemi est aux portes d’une ville, n’est qu’un moyen de domination despotique, c’est au Comité Central à rejeter les armes du despotisme militaire. Votons la levée de l’état de siège !

À l’unanimité, la levée de l’état de siège fut prononcée :

Une amnistie pour les crimes et délits politiques fut ensuite votée.

Une discussion s’ouvrit à l’occasion de l’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas. Babick dit que :

Le Comité Central ayant été étranger à ce tragique événement, il importait qu’il dégageât sa responsabilité par une protestation.

Le Journal Officiel a déclaré que les exécutions se sont faites sous les yeux du Comité, ajouta Rousseau ; il faut arrêter ces calomnies. Le peuple et la bourgeoisie se sont donné la main dans cette révolution. Il faut que cette union persiste. Vous avez besoin que tout le monde prenne part au scrutin.

Le Comité décida qu’une note serait publiée en ce sens à l’Officiel. Une proposition fut faite d’abolir les conseils de guerre. Dupont dit :

Il est du devoir du Comité de soustraire les soldats aux rigueurs de la loi militaire, établissant des tribunaux d’exception. C’est à la solidarité des soldats avec la garde nationale que l’on doit la victoire de la veille. Les conseils de guerre sont une menace perpétuelle pour tous les soldats qui ont si généreusement aidé les citoyens à fonder la liberté.

Assi appuya la proposition, disant : « Devant les conseils de guerre, on est condamné d’avance : la justice en est illusoire. Il est de notre devoir d’émanciper l’armée. »

La suppression des conseils de guerre fut ainsi votée à l’unanimité. Après ce décret d’ordre sentimental et de caractère théorique, le Comité Central fut averti que les maires, les députés de la Seine et un certain nombre de chefs de bataillon tenaient une réunion à la mairie du IIIe, et délibéraient sur la convocation des électeurs. Édouard Moreau proposa de s’entendre avec les maires. Un membre, peu porté à la conciliation, demanda qu’au lieu de discuter avec cette assemblée, on envoyât simplement à la mairie un bataillon pour arrêter ceux qui s’y trouveraient. Babick, si souvent traité de visionnaire et d’extravagant, dit sagement que si l’on voulait entraîner la France, il ne fallait pas commencer par l’effaroucher. « Demandez-vous, ajouta-t-il, quel effet produirait l’arrestation des députés et des maires, et au contraire, quel excellent effet produirait leur adhésion. »

Babick avait grandement raison. Arnold soutint sa motion : « Il importe de réunir un nombre important de suffrages pour l’élection de la Commune, dit-il. Tout Paris viendra aux urnes, si les représentants et les maires s’associent à nous. »

C’était la raison même qui parlait, et bien qu’Arnold se fût attiré cette apostrophe d’un membre, probablement celui qui avait parlé d’arrêter les maires et députés : « Vous n’êtes pas à la hauteur ! Votre seul souci est de vous dégager ! » la proposition fut votée. Arnold fut délégué à la mairie du IIIe et la séance fut suspendue, renvoyée à huit heures du soir.

ÉDOUARD MOREAU

Parmi les membres du Comité Central qui prirent la parole dans cette première séance, il convient de mentionner Édouard Moreau et Babick.

Édouard Moreau était un commissionnaire en marchandises, fort intelligent, doué d’initiative, et qui, tout à fait nouveau dans la politique, fit preuve, en plusieurs circonstances, d’à-propos, d’habileté et d’une certaine éloquence. Il avait insisté, dans la soirée du 18 mars, pour que le Comité, ou du moins les quelques membres qui avaient pénétré dans l’Hôtel-de-Ville avec lui, y restassent Il les engagea à prendre immédiatement des délibérations. Il dirigea donc cette avant-première séance, et fut l’inspirateur de la plupart des premières décisions. Il fit le lendemain la première proposition de conciliation et fut ensuite délégué avec Arnold, Jourde et Varlin à la mairie du Ils arrondissement, pour discuter, avec les maires et les députés, la question des élections. Il ne fut pas élu membre de la Commune, mais continua à faire partie du Comité Central où son action fut souvent prépondérante.

Il était parent de cet énigmatique officier d’état-major, connu sous le nom de Beaufort, qui fut, dans les derniers jours de la lutte, assailli devant la mairie du boulevard Voltaire par des femmes exaspérées, et fusillé comme espion et traître par la foule furieuse, déjà ne reconnaissant plus aucune autorité. La trahison de Beaufort n’a pas été d’ailleurs suffisamment établie.

Édouard Moreau de Bovière avait fait diverses entreprises, ne s’occupait nullement de politique, et ce fut en revenant de Londres, où ses affaires industrielles le mirent en rapport avec des réfugiés et des membres de l’Internationale, qu’il entra dans le mouvement révolutionnaire. Il fut un des combattants de la sanglante semaine. Il fut pris et fusillé à la caserne Lobau.

BABICK

Babick fut un doux et bizarre personnage. Il eut des allures plutôt grotesques et une mentalité maladive, confinant à la folie mystique. C’était un adepte du spiritisme. Sa famille était d’origine polonaise. Il était établi parfumeur à Paris, rue de Nemours. Ses doctrines se composaient d’un amalgame bizarre de diverses religions. Il se déclarait « fusionniste ». Il prêchait volontiers sa religion compliquée aux enterrements. Il avait l’aspect d’un prophète avec sa barbe grise, ses sourcils épais, son allure austère et sa parole toujours pompeuse. Son accoutrement était baroque. Toujours chaussé de grandes bottes à l’écuyère, il portait, même dans la rue, l’écharpe rouge de membre de la Commune, barrant son uniforme de garde national. Il y ajoutait l’insigne ordinaire, ruban rouge à franges d’or. En outre il arborait, en sautoir, le collier brodé d’un ordre maçonnique, plus des médailles diverses, avec une chaîne d’acier descendant sur le ventre. Toute cette quincaillerie tintait à chacun de ses pas. Il allait, majestueux, comme le porteur d’une bannière d’orphéon. Il croyait à la présence des esprits, même dans la salle des séances de la Commune. C’étaient, selon lui, les âmes de morts illustres ou éloquents qui inspiraient certains orateurs à la tribune, ou dictaient à ses collègues les décisions à prendre. Il était animé de sentiments humanitaires, et fit preuve, à plusieurs reprises, durant la lutte, de modération et de tendances conciliantes. Il montra beaucoup d’énergie pour faire remettre en liberté le général Chanzy, arrêté à la garou d’Orléans, malgré les efforts de Léo Meillet, et gardé en prison par Duval, qui voulait conserver un otage dans la personne du commandant en chef de l’armée de la Loire.

Babick, malgré ses divagations, sa manie mystique, ses bizarreries d’allures et sa croyance aux esprits, était souvent bien inspiré et faisait entendre de sages paroles. On a vu qu’il tenait à dégager la responsabilité du Comité Central dans le drame de la rue des Rosiers, et qu’il s’était opposé à ce que des mesures de violence fussent prises contre les députés et les maires. Il fit partie de la minorité de la Commune et vota contre l’institution du comité de Salut public.

Il est un des membres du Comité Central qui siégèrent à la Commune. Il fut élu dans le Xe arrondissement (Entrepôt) par 10,738 voix. Cet arrondissement, industriel et commerçant, aurait pu faire un meilleur choix. Cet élu n’a pas laissé de renom sanglant, mais un peu de ridicule demeure répandu sur sa personne, sinon sur ses actes. Un brave homme malgré tout, et ceux qui se sont moqués de lui, ont dû reconnaître que ce toqué était parfois un conseiller plein de bon sens. Il put se réfugier en Suisse, près la défaite de la Commune. Il y vécut en compagnie de son ex-collègue Ostyn, également un illuminé et un disciple du spiritisme. Herborisant de compagnie, récoltant des simples, ils visitaient et soignaient les malades. Tous deux procédaient par des passes, des attouchements, des suggestions. Sans connaître les lois de l’hypnose, Babick faisait de la psychothérapie ; il devançait les méthodes merveilleuses de la science moderne.

Babick contribua à faire accepter l’envoi de délégués à cette réunion annoncée des maires et des députés, et ce ne fut pas une moindre preuve de raison et de bon sens politique qu’il fournit. De cette réunion, en effet, devait sortir, où un accord, comme l’espérait Babick, ou la guerre civile. Ce fut des deux côtés l’esprit d’antagonisme qui l’emporta, et les gens raisonnables eurent le tort de ne pas suivre les conseils du fou, au moins pour l’exemple. La folie, a dit Eschyle, est quelquefois le secret du sage.

  1. L’auteur, qui faisait partie de la commission préparatoire, assistait à cette séance.