Histoire de la Révolution française (Thiers)/Chapitre I

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Furne & Cie (1p. 1-40).

HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION
FRANÇAISE.
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Je me propose d’écrire l’histoire d’une révolution mémorable, qui a profondément agité les hommes, et qui les divise encore aujourd’hui. Je ne me dissimule pas les difficultés de l’entreprise, car des passions que l’on croyait étouffées sous l’influence du despotisme militaire, viennent de se réveiller. Tout-à-coup des hommes accablés d’ans et de travaux ont senti renaître en eux des ressentimens qui paraissaient apaisés, et nous les ont communiqués, à nous, leurs fils et leurs héritiers. Mais si nous avons à soutenir la même cause, nous n’avons pas à défendre leur conduite, et nous pouvons séparer la liberté de ceux qui l’ont bien ou mal servie, tandis que nous avons l’avantage d’avoir entendu et observé ces vieillards, qui, tout pleins encore de leurs souvenirs, tout agités de leurs impressions, nous révèlent l’esprit et le caractère des partis, et nous apprennent à les comprendre. Peut-être le moment où les acteurs vont expirer est-il le plus propre à écrire l’histoire : on peut recueillir leur témoignage sans partager toutes leurs passions.

Quoiqu’il en soit, j’ai tâché d’apaiser en moi tout sentiment de haine, je me suis tour à tour figuré que, né sous le chaume, animé d’une juste ambition, je voulais acquérir ce que l’orgueil des hautes classes m’avait injustement refusé ; ou bien qu’élevé dans les palais, héritier d’antiques priviléges, il m’était douloureux de renoncer à une possession que je prenais pour une propriété légitime. Dès lors je n’ai pu m’irriter ; j’ai plaint les combattans, et je me suis dédommagé en adorant les âmes généreuses.


ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
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CHAPITRE PREMIER.



État moral et politique de la France à la fin du Dix-huitième siècle. — Avénement de Louis XVI. — Maurepas, Turgot et Necker, ministres. — Calonne. Assemblée des notables. — De Brienne ministre. — Opposition du parlement, son exil et son rappel. — Le duc d’Orléans exilé. — Arrestation du conseiller d’Espréménil. — Necker est rappelé et remplace de Brienne. — Nouvelle assemblée des notables. — Discussions relatives aux états-généraux. — Formation des clubs. — Causes de la révolution. — Premières élections des députés aux états-généraux. — Incendie de la maison Réveillon. — Le duc d’Orléans ; Son caractère.


On connaît les révolutions de la monarchie française ; on sait qu’au milieu des Gaules à moitié sauvages, les Grecs, puis les Romains, apportèrent leurs armes et leur civilisation ; qu’après eux, les barbares y établirent leur hiérarchie militaire ; que cette hiérarchie, transmise des personnes aux terres, y fut comme immobilisée, et forma ainsi le système féodal. L’autorité s’y partagea entre le chef féodal appelé roi, et les chefs secondaires appelés vassaux, qui à leur tour étaient rois de leurs propres sujets. Dans notre temps, où le besoin de s’accuser a fait rechercher les torts réciproques, on nous a suffisamment appris que l’autorité fut d’abord disputée par les vassaux, ce que font toujours ceux qui sont le plus rapprochés d’elle ; que cette autorité fut ensuite partagée entre eux, ce qui forma l’anarchie féodale ; et qu’enfin elle retourna au trône, où elle se concentra en despotisme sous Louis XI, Richelieu et Louis XIV. La population française s’était progressivement affranchie par le travail, première source de la richesse et de la liberté. Agricole d’abord, puis commerçante et manufacturière, elle acquit une telle importance qu’elle forma la nation tout entière. Introduite en suppliante dans les états-généraux, elle n’y parut qu’à genoux, pour y être taillée à merci et miséricorde ; bientôt même Louis XIV annonça qu’il ne voulait plus de ces assemblées si soumises, et il le déclara aux parlemens, en bottes et le fouet à la main. On vit dès lors à la tête de l’état un roi muni d’un pouvoir mal défini en théorie, mais absolu dans la pratique ; des grands qui avaient abandonné leur dignité féodale pour la faveur du monarque, et qui se disputaient par l’intrigue ce qu’on leur livrait de la substance des peuples ; au-dessous une population immense, sans autre relation avec cette aristocratie royale qu’une soumission d’habitude et l’acquittement des impôts. Entre la cour et le peuple se trouvaient des parlemens investis du pouvoir de distribuer la justice et d’enregistrer les volontés royales. L’autorité est toujours disputée : quand ce n’est pas dans les assemblées légitimes de la nation, c’est dans le palais même du prince. On sait qu’en refusant de les enregistrer, les parlemens arrêtaient l’effet des volontés royales ; ce qui finissait par un lit de justice et une transaction, quand le roi était faible, et par une soumission entière, quand le roi était fort. Louis XIV n’eut pas même à transiger, car sous son règne aucun parlement n’osa faire des remontrances : il entraîna la nation à sa suite, et elle le glorifia des prodiges qu’elle faisait elle-même dans la guerre, dans les arts et les sciences. Les sujets et le monarque furent unanimes, et tendirent vers un même but. Mais Louis XIV était à peine expiré, que le régent offrit aux parlemens l’occasion de se venger de leur longue nullité. La volonté du monarque, si respectée de son vivant, fut violée après sa mort, et son testament cassé ; L’autorité fut alors remise en litige, et une longue lutte commença entre les parlemens, le clergé et la cour, en présence d’une nation épuisée par de longues guerres, et fatiguée de fournir aux prodigalités de ses maîtres, livrés tour à tour au goût des voluptés ou des armes. Jusque-là elle n’avait eu du génie que pour le service et les plaisirs du monarque ; elle en eut alors pour son propre usage, et s’en servit à examiner ses intérêts. L’esprit humain passe incessamment d’un objet à l’autre. Du théâtre, de la chaire religieuse et funèbre, le génie français se porta vers les sciences morales et politiques ; et alors tout fut changé. Qu’on se figure, pendant un siècle entier, les usurpateurs de tous les droits nationaux se disputant une autorité usée ; les parlemens poursuivant le clergé, le clergé poursuivant les parlemens ; ceux-ci contestant l’autorité de la cour ; la cour, insouciante et tranquille au sein de cette lutte, dévorant la substance des peuples au milieu des plus grands désordres ; la nation, enrichie et éveillée, assistant à ces divisions, s’armant des aveux des uns contre les autres, privée de toute action politique, dogmatisant avec audace et ignorance, parce qu’elle était réduite à des théories ; aspirant surtout à recouvrer son rang en Europe, et offrant en vain son or et son sang pour reprendre une place que la faiblesse de ses maîtres lui avait fait perdre : tel fut le dix-huitième siècle.

Le scandale avait été poussé à son comble lorsque Louis XVI, prince équitable, modéré dans ses goûts, négligemment élevé, mais porté au bien par. un penchant naturel, monta fort jeune sur le trone[1]. Il appela auprès de lui un vieux courtisan pour lui donner le soin de son royaume, et partagea sa confiance entre Maurepas et la reine, jeune princesse autrichienne, vive, aimable, et exerçant sur lui le plus grand ascendant. Maurepas et la reine ne s’aimaient pas ; le roi, cédant tantôt à son ministre, tantôt à son épouse, commença de bonne heure la longue carrière de ses incertitudes. Ne se dissimulant pas l’état de son royaume, il en croyait les philosophes sur ce point ; mais, élevé dans les sentimens les plus chrétiens, il avait pour eux le plus grand éloignement. La voix publique, qui s’exprimait hautement, lui désigna Turgot, de la société des économistes, homme simple, vertueux, doué d’un caractère ferme, d’un génie lent, mais opiniâtre et profond. Convaincu de sa probité, charmé de ses projets de réformes, Louis XVI a répété souvent : « Il n’y a que moi et Turgot qui soyons les amis du peuple. » Les réformes de Turgot échouèrent par la résistance des premiers ordres de l’état, intéressés à conserver tous les genres d’abus que le ministre austère voulait détruire. Louis XVI le renvoya avec regret. Pendant sa vie, qui ne fut qu’un long martyre, il eut nojours la douleur d’entrevoir le bien, de le vouloir sincèrement, et de manquer de la force nécessaire pour l’exécuter.

Le roi, placé entre la cour, les parlemens et le public exposé aux intrigues et aux suggestions de tout genre, changea tour à tour de ministres : cédant’ encore une fois à la voix publique et à la nécessité des réformes, il appela aux finances Necker[2], Génevois enrichi par des travaux de banque, partisan et disciple de Colbert, comme Turgot l’était de Sully ; financier économe et intègre, mais esprit vain, ayant la prétention d’être modérateur en toutes choses, philosophie, religion, liberté, et, trompé par les éloges de ses amis et du public, se flattant de conduire et d’arrêter les esprits au point où s’arrêtait le sien.

Necker rétablit l’ordre dans les finances, et trouva les moyens de suffire aux frais considérables de la guerre d’Amérique. Génie moins vaste, mais plus flexible que Turgot, disposant surtout de la confiance des capitalistes, il trouva pour le moment des ressources inattendues, et fit renaître la confiance. Mais il fallait plus que des artifices financiers pour terminer les embarras du trésor, et il essaya le moyen des réformes. Les premiers ordres ne furent pas plus faciles pour lui qu’ils ne l’avaient été pour Turgot : les parlemens, instruits de ses projets, se réunirent contre lui, et l’obligèrent à se retirer.

La conviction des abus était universelle ; on en convenait partout ; le roi le savait et en souffrait cruellement. Les courtisans qui jouissaient de ces abus, auraient voulu voir finir les embarras du trésor, mais sans qu’il leur en coûtât un seul sacrifice. Ils dissertaient à la cour, et débitaient des maximes philosophiques ; ils s’apitoyaient à la chasse sur les vexations exercées à l’égard du laboureur ; on les avait même vus applaudir à l’affranchissement des Américains, et recevoir avec honneur les jeunes Français qui revenaient du Nouveau-Monde. Les parlemens invoquaient aussi l’intérêt du peuple, alléguaient avec hauteur les souffrances du pauvre, et cependant s’opposaient à l’égale répartition de l’impôt ainsi qu’à l’abolition des restes de la barbarie féodale. Tous parlaient du bien public, peu le voulaient ; et le peuple, ne démêlant pas bien encore ses vrais amis, applaudissait tous ceux qui résistaient au pouvoir, son ennemi le plus apparent.

En écartant Turgot et Necker, on n’avait pas changé l’état des choses ; la détresse du trésor était la même : on aurait consenti long-temps encore à se passer de l’intervention de la nation, mais il fallait exister, il fallait fournir aux prodigalités de la cour. La difficulté écartée un moment par la destitution d’un ministre, par un emprunt, eu par l’établissement forcé d’un impôt, reparaissait bientôt plus grande, comme tout mal négligé. On hésitait comme il arrive toujours lorsqu’il faut prendre un parti redouté, mais nécessaire. Une intrigue amena au ministère M. de Calonne, peu favorisé de l’opinion parce qu’il avait contribué à la persécution de La Chalotais[3]. Calonne, spirituel, brillant, fécond en ressources, comptait sur son génie, sur la fortune et sur les hommes, et se livrait à l’avenir avec la plus singulière insouciance. Son opinion était qu’il ne fallait point s’alarmer d’avance, et ne découvrir le mal que la veille du jour où on voulait le réparer. Il séduisit la cour par ses manières, la toucha par son empressement à tout accorder, procura au roi et à tous quelques instans plus faciles, et fit succéder aux plus sinistres présages un moment de bonheur et d’aveugle confiance.

Cet avenir sur lequel on avait compté approchait ; il fallait enfin prendre des mesures décisives. On ne pouvait charger le peuple de nouveaux impôts, et cependant les caisses étaient vides. Il n’y avait qu’un moyen d’y pourvoir, c’était de réduire la dépense par la suppression des grâces, et, ce moyen ne suffisant pas, d’étendre l’impôt sur un plus grand nombre de contribuables, c’est-à-dire sur la noblesse et le clergé. Ces projets, successivement tentés par Turgot et par Necker, et repris par Calonne, ne parurent à celui-ci susceptibles de réussir qu’autant qu’on obtiendrait le consentement des privilégiés eux-mêmes. Calonne imagina donc de les réunir dans une assemblée, appelée des notables, pour leur soumettre ses plans et arracher leur consentement, soit par adresse, soit par conviction[4]. L’assemblée était composée de grands, pris dans la noblesse, le clergé et la magistrature ; d’une foule de maîtres des requêtes et de quelques magistrats des provinces. Au moyen de cette composition, et surtout avec le secours des grands seigneurs populaires et philosophes, qu’il avait eu soin d’y faire entrer, Calonne se flatta de tout emporter.

Le ministre trop confiant s’était mépris. L’opinion publique ne lui pardonnait pas d’occuper la place de Turgot et de Necker. Charmée surtout qu’on obligeât un ministre à rendre des comptes, elle appuya la résistance des notables. Les discussions les plus vives s’engagèrent. Calonne eut le tort de rejeter sur ses prédécesseurs, et en partie sur Necker, l’état du trésor. Necker répondit, fut exilé, et l’opposition n’en devint que plus rive. Calonne suffit à tout avec présence d’esprit et avec calme. Il fit destituer M. de Miroménil, garde-des-sceaux, qui conspirait avec les parlemens. Mais son triomphe ne fut que de deux jours. Le roi, qui l’aimait, lui avait promis plus qu’il ne pouvait, en s’engageant à le soutenir. Il fut ébranlé par les représentations des notables, qui promettaient d’obtempérer aux plans de Calonne, mais à condition qu’on en laisserait l’exécution à un ministre plus moral et plus digne de confiance. La reine, par les suggestions de l’abbé de Vermont, proposa et fit accepter au roi un ministre nouveau, M. de Brienne, archevêque de Toulouse, et l’un des notables qui avaient le plus contribué à la perte de Calonne, dans l’espoir de lui succéder[5].

L’archevêque de Toulouse, avec un esprit obstiné et un caractère faible, rêvait le ministère depuis son enfance, et poursuivait par tous les moyens cet objet de ses vœux. Il s’appuyait principalement sur le crédit des femmes, auxquelles il cherchait et réussissait à plaire. Il faisait vanter partout son administration du Languedoc. S’il n’obtint pas en arrivant au ministère la faveur qui aurait entouré Necker, il eut aux yeux du public le mérite de remplacer Calonne. Il ne fut pas d’abord premier ministre, mais il le devint bientôt. Secondé par M. de Lamoignon, garde-des-sceaux, ennemi opiniâtre des parlemens, il commença sa carrière avec assez d’avantage. Les notables, engagés par leurs promesses, consentirent avec empressement à tout ce qu’ils avaient d’abord refusé : impôt territorial, impôt du timbre, suppression des corvées, assemblées provinciales, tout fut accordé avec affectation. Ce n’était point à ces mesures, mais à leur auteur, qu’on affectait d’avoir résisté ; l’opinion publique triomphait. Calonne était poursuivi de malédiction, et les notables, entourés du suffrage public, regrettaient cependant un honneur acquis au prix des plus grands sacrifices. Si M. de Brienne eût su profiter des avantages de sa position, s’il eût poursuivi avec activité l’exécution des mesures consenties par les notables, s’il les eût toutes à la fois et sans délai présentées au parlement, à l’instant où l’adhésion des premiers ordres semblait obligée, c’en était fait peut-être : le parlement, pressé de toutes parts, aurait consenti à tout, et cette transaction, quoique partielle et forcée, eût probablement retardé pour long-temps la lutte qui s’engagea bientôt.

Rien de pareil n’eut lieu. Par des délais imprudens, on permit les retours ; on ne présenta les édits que l’un après l’autre ; le parlement eut le temps de discuter, de s’enhardir, et de revenir sur l’espèce de surprise faite aux notables. Il enregistre, après de longues discussions, l’édit portant la seconde abolition des corvées, et un autre permettant la libre exportation des grains. Sa haine se dirigeait surtout contre la subvention territoriale ; mais il craignait, par un refus, d’éclairer le public, et de lui laisser voir que son opposition était tout intéressée. Il hésitait, lorsqu’on lui épargna cet embarras en présentant ensemble l’édit sur le timbre et sur la subvention territoriale, mais surtout en commençant la délibération par celui du timbre. Le parlement put ainsi refuser le premier sans s’expliquer sur le second ; et, en attaquant l’impôt du timbre qui affectait la majorité des contribuables, il sembla défendre les intérêts publics. Dans une séance où les pairs assistèrent, il dénonça les abus, les scandales et les prodigalités de la cour, et demanda des états de dépenses. Un conseiller, jouant sur le mot, s’écria : « Ce ne sont pas des états, mais des états généraux qu’il nous faut ! » Cette demande inattendue frappa tout le monde d’étonnement. Jusqu’alors on avait résisté parce qu’on souffrait ; on avait secondé tous les genres d’opposition, favorables ou non à la cause populaire, pourvu qu’ils fussent dirigés contre la cour, à laquelle on rapportait tous les maux. Cependant on ne savait trop ce qu’il fallait désirer : on avait toujours été si loin d’influer sur le gouvernement , on avait tellement l’habitude de s’en tenir aux plaintes, qu’on se plaignait sans concevoir l’idée d’agir ni de faire une révolution. Un seul mot prononcé offrit un but inattendu ; chacun le répéta, et les états-généraux furent demandés à grands cris.

D’Espréménil, jeune conseiller, orateur emporté, agitateur sans but, démagogue dans les parlemens, aristocrate dans les états-généraux, et qui fut déclaré en état de démence par un décret de l’assemblée, constituante, d’Espréménil se montra dans cette occasion l’un des plus violens déclamateurs parlementaires. Mais l’opposition était conduite secrètement par Duport, jeune homme doué d’un esprit vaste, d’un caractère ferme et persévérant, qui seul peut-être, au milieu de ces troubles, se proposait un avenir, et voulait conduire sa compagnie, la cour et la nation, à un but tout autre que celui d’une aristocratie parlementaire.

Le parlement était divisé en vieux et jeunes conseillers. Les premiers voulaient faire contre-poids à l’autorité royale pour donner de l’importance à leur compagnie ; les seconds, plus ardens et plus sincères, voulaient introduire la liberté dans l’état, sans bouleverser néanmoins le système politique sous lequel ils étaient nés. Le parlement fit un aveu grave : il reconnut qu’il n’avait pas le pouvoir de consentir les impôts qu’aux états-généraux seuls appartenait le droit de les établir ; et il demanda au roi la communication des états de recettes et de dépenses.

Cet aveu d’incompétence et même d’usurpation, puisque le parlement s’était jusqu’alors arrogé le droit de consentir les impôts, cet aveu dut étonner. Le prélat-ministre, irrité de cette opposition, manda aussitôt le parlement à Versailles, et fit enregistrer les deux édits dans un lit de justice[6]. Le parlement, de retour à Paris, fit des protestations, et ordonna des poursuites contre les prodigalités de Calonne. Sur-le-champ une décision du conseil cassa ses arrêtés et l’exila à Troyes[7].

Telle était la situation des choses le 15 août 1787. Les deux frères du roi, Monsieur et le comte d’Artois, furent envoyés, l’un à la cour des comptes, et l’autre à la cour des aides, pour y faire enregistrer les édits. Le premier, devenu populaire par les opinions qu’il avait manifestées dans l’assemblée des notables, fut accueilli par les acclamations d’une foule immense, et reconduit jusqu’au Luxembourg au milieu des applaudissemens universels. Le comte d’Artois, connu pour avoir soutenu Calonne, fut accueilli par des murmures ; ses gens furent attaqués, et on fut obligé de recourir à la force armée.

Les parlemens avaient autour d’eux une clientèle nombreuse, composée de légistes, d’employés du palais, de clercs, d’étudians, population active, remuante et toujours prête à s’agiter pour leur cause. À ces alliés naturels des parlemens se joignaient les capitalistes, qui craignaient la banqueroute ; les classes éclairées, qui étaient dévouées à tous les opposans ; et enfin la multitude, qui se range toujours à la suite des agitateurs. Les troubles furent très graves, et l’autorité eut beaucoup de peine à les réprimer.

Le parlement, séant à Troyes, s’assemblait chaque jour, et appelait les causes. Ni avocats ni procureurs ne paraissaient, et la justice était suspendue, comme il était arrivé tant de fois dans le courant du siècle. Cependant les magistrats se lassaient de leur exil, et M. de Brienne était sans argent. Il soutenait avec assurance qu’il n’en manquait pas, et tranquillisait la cour inquiète sur ce seul objet ; mais il n’en avait plus, et, incapable de terminer les difficultés par une résolution énergique, il négociait avec quelques membres du parlement. Ses conditions étaient un emprunt de 440 millions, réparti sur quatre années, à l’expiration desquelles les états-généraux seraient convoqués. À ce prix, Brienne renonçait aux deux impôts, sujet de tant de discordes. Assuré de quelques membres, il crut l’être de la compagnie entière, et le parlement fut rappelé le 10 septembre.

Une séance royale eut lieu le 20 du même mois. Le roi vint en personne présenter l’édit portant la création de l’emprunt successif, et la convocation des états-généraux dans cinq ans. On ne s’était point expliqué sur la nature de cette séance, et on ne savait si c’était un lit de justice. Les visages étaient mornes, un profond silence régnait, lorsque le duc d’Orléans se leva, les traits agités, et avec tous les signes d’une vive émotion; il adressa la parole au roi, et lui demanda si cette séance était un lit de justice ou une délibération libre. « C’est une séance royale, » répondit le roi. Les conseillers Fréteau, Sabatier, d’Espréménil, prirent la parole après le duc d’Orléans, et déclamèrent avec leur violence ordinaire. L’enregistrement fut aussitôt forcé, les conseillers Fréteau et Sabatier furent exilés aux îles d’Hyères, et le duc d’Orléans à Villers-Cotterets. Les états-généraux furent renvoyés à cinq ans.

Tels furent les principaux évènemens de l’année 1787. L’année 1788 commença par de nouvelles hostilités. Le 4 janvier, le parlement rendit un arrêté contre les lettres de cachet, et pour le rappel des personnes exilées. Le roi cassa cet arrêté ; le parlement le confirma de nouveau.

Pendant ce temps, le duc d’Orléans, consigné à Villers-Cotterets, ne pouvait se résigner à son exil. Ce prince, brouillé avec la cour, s’était réconcilié avec l’opinion, qui d’abord ne lui était pas favorable. Dépourvu à la fois de la dignité d’un prince et de la fermeté d’un tribun, il ne sut pas supporter une peine aussi légère ; et, pour obtenir son rappel, il descendit jusqu’aux sollicitations, même envers la reine, son ennemie personnelle.

Brienne était irrité par les obstacles, sans avoir l’énergie de les vaincre. Faible en Europe contre la Prusse, à laquelle il sacrifiait la Hollande, faible en France contre les parlemens et les grands de l’état, il n’était plus soutenu que par la reine, et en outre se trouvait souvent arrêté dans ses travaux par une mauvaise santé. Il ne savait ni réprimer les révoltes, ni faire exécuter les réductions décrétées par le roi ; et, malgré l’épuisement très-prochain du trésor, il affectait une inconcevable sécurité. Cependant, au milieu de tant de difficultés, il ne négligeait pas de se pourvoir de nouveaux bénéfices, et d’attirer sur sa famille de nouvelles dignités.

Le garde-des-sceaux Lamoignon, moins faible, mais aussi moins influent que l’archevêque de Toulouse, concerta avec lui un plan nouveau pour frapper la puissance politique des parlemens, car c’était là le principal but du pouvoir en ce moment. Il importait de garder le secret. Tout fut préparé en silence : des lettres closes furent envoyées aux commandans des provinces ; l’imprimerie où se préparaient les édits fut entourée de gardes. On voulait que le projet ne fût connu qu’au moment même de sa communication aux parlemens. L’époque approchait, et le bruit s’était répandu qu’un grand acte politique s’apprêtait. Le conseiller d’Espréménil parvint à séduire à force d’argent un ouvrier imprimeur, et à se procurer un exemplaire des édits. Il se rendit ensuite au palais, fit assembler ses collègues, et leur dénonça hardiment le projet ministériel[8]. D’après ce projet, six grands bailliages, établis dans le ressort du parlement de Paris, devaient restreindre sa juridiction trop étendue. La faculté de juger en dernier ressort, et d’enregistrer les lois et les édits, était transportée à une cour plénière, composée de pairs, de prélats, de magistrats, de chefs militaires, tous choisis par le roi. Le capitaine des gardes y avait même voix délibérative. Ce plan attaquait la puissance judiciaire du parlement, et anéantissait tout à fait sa puissance politique. La compagnie, frappée de stupeur, ne savait quel parti prendre. Elle ne pouvait délibérer sur un projet qui ne lui avait pas été soumis ; et il lui importait cependant de ne pas se laisser surprendre. Dans cet embarras elle employa un moyen tout à la fois ferme et adroit, celui de rappeler et de consacrer dans un arrêté tout ce qu’elle appelait lois constitutives de la monarchie, en ayant soin de comprendre dans le nombre son existence et ses droits. Par cette mesure générale, elle n’anticipait nullement sur les projets supposés du gouvernement, et garantissait tout ce qu’elle voulait garantir.

En conséquence, il fut déclaré, le 5 mai, par le parlement de Paris :

« Que la France était une monarchie gouvernée par le roi, suivant les lois ; et que de ces lois, plusieurs, qui étaient fondamentales, embrassaient et consacraient : 1° le droit de la maison régnante au trône, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture ; 2° le droit de la nation d’accorder librement des subsides par l’organe des états-généraux, régulièrement convoqués et composés ; 3° les coutumes et les capitulations des provinces ; 4° l’inamovibilité des magistrats ; 5° le droit des cours de vérifier dans chaque province les volontés du roi, et de n’en ordonner l’enregistrement qu’autant qu’elles étaient conformes aux lois constitutives de la Province ; ainsi qu’aux lois fondamentales de l’état ; 6° le droit de chaque citoyen de n’être jamais traduit en aucune manière par-devant d’autres juges que ses juges naturels, qui étaient ceux que la loi désignait ; et 7° le droit, sans lequel tous les autres étaient inutiles ; de n’être arrêté, par quelque ordre que ce fût, que a pour être remis sans délai entre les mains des juges compétens. Protestait ladite cour contre toute atteinte qui serait portée aux principes ci-dessus exprimés. »

À cette résolution énergique le ministre répondit par le moyen d’usage, toujours mal et inutilement employé : il sévit contre quelques membres du parlement. D’Espréménil et Goislart de Monsalbert, apprenant qu’ils étaient menacés, se réfugièrent au sein du parlement assemblé. Un officient, Vincent d’Agoult, s’y rendit à la tête d’une compagnie, et, ne connaissant pas les magistrats désignés, les appela par leur nom. Le plus grand silence régna d’abord dans l’assemblée ; puis les conseillers s’écrièrent qu’ils étaient tous d’Espréménil. Enfin le vrai d’Espréménil se nomma, et suivit l’officier chargé de l’arrêter. Le tumulte fut alors à son comble ; le peuple accompagna les magistrats en les couvrant d’applaudissemens. Trois jours après, le roi, dans un lit de justice, fit enregistrer les édits ; et les princes et les pairs assemblés présentèrent l’image de cette cour plénière qui devait succéder aux parlemens.

Le Châtelet rendit aussitôt un arrêté contre les édits. Le parlement de Rennes déclara infâmes ceux qui entreraient dans la cour plénière. À Grenoble, les habitans défendirent leurs magistrats contre deux régimens ; les troupes elle-mêmes, excitées à la désobéissance par la noblesse militaire, refusèrent bientôt d’agir. Lorsque le commandant du Dauphine assembla ses colonels, pour savoir si on pouvait compter sur leurs soldats, ils gardèrent tous le silence. Le plus jeune, qui devait parler le premier, répondit qu’il ne fallait pas compter sur les siens, à commencer par le colonel. À cette résistance le ministre opposa des arrêts du grand conseil qui cassaient les décisions des cours souveraines, et il frappa d’exil huit d’entre elles.

La cour, inquiétée par les premiers ordres, qui lui faisaient la guerre en invoquant l’intérêt du peuple et en provoquant son intervention, eut recours, de son côté, au même moyen ; elle résolut d’appeler le tiers-état à son aide, comme avaient fait autrefois les rois de France pour anéantir la féodalité. Elle pressa alors de tous ses moyens la convocation des états-généraux. Elle prescrivit des recherches sur le mode de leur réunion ; elle invita les écrivains et les corps savans adonner leur avis ; et, tandis que le clergé assemblé déclarait de son côté qu’il fallait rapprocher l’époque de la convocation, la cour, acceptant le défi, suspendit en même temps la réunion de la cour plénière, et fixa l’ouverture des états-généraux au 1er mai 1789. Alors eut lieu la retraite de l’archevêque de Toulouse[9], qui, par des projets hardis faiblement exécutés, avait provoqué une résistance qu’il fallait ou ne pas exciter ou vaincre. En se retirant, il laissa le trésor dans la détresse, le paiement des rentes de l’Hôtel-de-Ville suspendu, toutes les autorités en lutte, toutes les provinces en armes. Quant à lui, pourvu de huit cent mille francs de bénéfices, de l’archevêché de Sens, et du chapeau de cardinal, s’il ne fit pas la fortune publique, il fit du moins la sienne. Pour dernier conseil, il engagea le roi à rappeler Necker au ministère des finances, afin de s’aider de sa popularité contre des résistances devenues invincibles.

C’est pendant les deux années 1787 et 1788 que les Français voulurent passer des vaines théories à la pratique. La lutte des premières autorités leur en avait donné le désir et l’occasion. Pendant toute la durée du siècle, le parlement avait attaqué le clergé et dévoilé ses penchans ultramontains ; après le clergé, il avait attaqué la cour, signalé ses abus de pouvoir et dénoncé ses désordres. Menacé de représailles, et inquiété à son tour dans son existence, il venait enfin le restituer à la nation des prérogatives que la cour voulait lui enlever à lui-même pour les transporter à un tribunal extraordinaire. Après avoir ainsi averti la nation de ses droits, il avait exercé ses forces en excitant et protégeant l’insurrection. De leur côté, le haut clergé en faisant des mandemens, la noblesse en fomentant la désobéissance des troupes, avaient réuni leurs efforts à ceux de la magistrature, et appelé le peuple aux armes pour la défense de leurs priviléges.

La cour, pressée par ces divers ennemis, avait résisté faiblement. Sentant le besoin d’agir, et en différant toujours le moment, elle avait détruit parfois quelques abus, plutôt au profit du trésor que du peuple, et ensuite était retombée dans l’inaction. Enfin, attaquée en dernier lieu de toutes parts, voyant que les premiers ordres appelaient le peuple dans la lice, elle venait de l’y introduire elle-même en convoquant les états-généraux. Opposée, pendant toute la durée du siècle, à l’esprit philosophique, elle lui faisait un appel cette fois, et livrait à son examen les constitutions du royaume. Ainsi les premières autorités de l’état donnèrent le singulier spectacle de détenteurs injustes, se disputant un objet en présence du propriétaire légitime, et finissant même par l’invoquer pour juge.

Les choses en étaient à ce point lorsque Necker rentra au ministère[10]. La confiance l’y suivit, le crédit fut rétabli sur-le-champ, les difficultés les plus pressantes furent écartées. Il pourvut à force d’expédiens, aux dépenses indispensables, en attendant les états-généraux, qui étaient le remède invoqué par tout le monde.

On commençait à agiter de grandes questions relatives à leur organisation. On se demandait quel y serait le rôle du tiers-état : s’il y paraîtrait en égal ou en suppliant ; s’il obtiendrait une représentation égale en nombre à celle des deux premiers ordres ; si on délibérerait par tête ou par ordre, et si le tiers n’aurait qu’une seule voix contre les deux voix de la noblesse et du clergé.

La première question agitée fut celle du nombre des députés. Jamais controverse philosophique du dix-huitième siècle n’avait excité une pareille agitation. Les esprits s’échauffèrent par l’importance tout actuelle de la question. Un écrivain concis, énergique, amer, prit dans cette discussion la place que les grands génies du siècle avaient occupée dans les discussions philosophiques. L’abbé Sièyes, dans un livre qui donna une forte impulsion à l’esprit public, se demanda : Qu’est le tiers-état ? Et il répondit : Rien. — Que doit-il être ? — Tout.

Les états du Dauphine se réunirent malgré la cour. Les deux premiers ordres, plus adroits et plus populaires dans cette contrée que partout ailleurs, décidèrent que la représentation du tiers serait égale à celle de la noblesse et du clergé. Le parlement de Paris, entrevoyant déjà la conséquence de ses provocations imprudentes, vit bien que le tiers-état n’allait pas arriver en auxiliaire, mais en maître, et en enregistrant l’édit de convocation, il enjoignit pour clause expresse le maintien des formes de 1614, qui annulaient tout à fait le rôle du troisième ordre. Déjà dépopularisé par les difficultés qu’il avait opposées à l’édit qui rendait l’état civil aux protestans, il fut en ce jour complètement dévoilé, et la cour entièrement vengée. Le premier, fit l’épreuve de l’instabilité des faveurs populaires ; mais si plus tard la nation put paraître ingrate envers les chefs qu’elle abandonnait l’un après l’antre, cette fois elle. avait toute raison contre le parlement, car il s’arrêtait avant qu’elle eût recouvré aucun de ses droits.

La cour, n’osant décider elle-même ces questions importantes, ou plutôt voulant dépopulariser à son profit les deux premiers ordres, leur demanda leur avis, dans l’intention de ne pas le suivre, si, comme il était probable, cet avis était contraire au tiers-état. Elle convoqua donc une nouvelle assemblées de notables[11], dans laquelle toutes les questions relatives à la tenue des états généraux furent mises en discussion. La dispute fut vive : d’une part on faisait valoir les anciennes traditions, de l’autre les droits naturels et la raison. En se reportant même aux traditions, la cause du tiers-état avait encore l’avantage ; car aux ; formes de 1614, invoquées par les premiers ordres, on opposait des formes plus anciennes ; Ainsi, dans certaines réunions, et sur certains points, on avait voté par tête ; quelquefois on avait délibéré par province et non par ordre ; souvent les députés du tiers avaient égalé en nombre les députés de la noblesse et du clergé. Comment donc s’en rapporter aux anciens usages ? Les pouvoirs de l’état n’avaient-ils pas été dans une révolution continuelle ? L’autorité royale, souveraine d’abord, puis vaincue et dépouillée, se relevant de nouveau avec le secours du peuple, et ramenant tous les pouvoirs à. elle, présentait une lutte perpétuelle, et une possession toujours changeante. On disait au clergé, qu’en se reportant aux anciens temps, il ne serait plus un ordre ; aux nobles, que les possesseurs de fiefs seuls pourraient être élus, et qu’ainsi la plupart d’entre eux seraient exclus de la députation ; aux parlemens eux-mêmes, qu’ils n’étaient que des officiers infidèles de la royauté ; à tous enfin, que la constitution française n’était qu’une longue révolution, pendant laquelle chaque puissance avait successivement dominé ; que tout avait été innovation, et que, dans ce vaste conflit, la raison seule devait décider.

Le tiers-état comprenait la presque totalité de la nation, toutes les classes utiles, industrieuses et éclairées ; s’il ne possédait qu’une partie des terres, du moins il les exploitait toutes ; et, selon la raison, ce n’était pas trop que de lui donner un nombre de députés égal à celui des deux autres ordres.

L’assemblée des notables se déclara contre ce qu’on appelait le doublement du tiers. Un seul bureau, celui que présidait Monsieur, frère du roi, vota pour ce doublement. La cour alors, prenant, disait-elle, en considération l’avis de la minorité, l’opinion prononcée de plusieurs princes du sang, le vœu des trois ordres du Dauphiné, la demande des assemblées provinciales, l’exemple de plusieurs pays d’états, l’avis de divers publicistes, et le vœu exprimé par un grand nombre d’adresses, la cour ordonna que le nombre total des députés serait de mille au moins ; qu’il serait formé en raison composée de la population et des contributions de chaque bailliage, et que le nombre particulier des députés du tiers-état serait égal à celui des deux premiers ordres réunis. (Arrêt du conseil du 27 décembre 1788.)

Cette déclaration excita un enthousiasme universel. Attribuée à Necker, elle accrut à son égard la faveur de la nation et la haine des grands. Cependant cette déclaration ne décidait rien quant au vote par tête ou par ordre, mais elle le renfermait implicitement ; car il était inutile d’augmenter les noix si on ne devait pas les compter ; et elle laissait au tiers-état le soin d’emporter de Vive force ce qu’on lui refusait dans le moment. Elle donnait ainsi une idée de la faiblesse de la cour et de celle de Necker lui-même. Cette cour offrait un assemblage de volontés qui rendait tout résultat décisif, impossible. Le roi était modéré, équitable, studieux, et se défiait trop de ses propres lumières ; aimant le peuple, accueillant volontiers ses plaintes, il était cependant atteint quelquefois de terreurs paniques et superstitieuses, et croyait voir marcher, avec la liberté et la tolérance, l’anarchie et l’impiété. L’esprit philosophique, dans son premier essor, avait dû commettre des écarts, et un roi timide et religieux avait dû s’en épouvanter. Saisi à chaque instant de faiblesses, de terreurs, d’incertitudes, l’infortuné Louis XVI, résolu pour lui à tous les sacrifices, mais ne sachant pas les imposer aux autres, victime de sa facilité pour la cour, de sa condescendance pour la reine, expiait toutes les fautes qu’il n’avait pas commises, mais qui devenaient les siennes parce qu’il les laissait commettre. La reine, livrée aux plaisirs, exerçant autour d’elle l’empire de ses charmes, voulait que son époux fût tranquille, que le trésor fût rempli, que la cour et ses sujets l’adorassent. Tantôt elle était d’accord avec le roi pour opérer des réformes, quand le besoin en paraissait urgent ; tantôt, au contraire, quand elle croyait l’autorité menacée, ses amis de cour dépouillés, elle arrêtait le roi, écartait les ministres populaires, et détruisait tout moyen et tonte espérance de bien. Elle cédait surtout aux influences d’une partie de la noblesse qui vivait autour du trône et s’y nourrissait de grâces et d’abus. Cette noblesse de cour désirait sans doute, comme la reine elle-même, que le roi eût de quoi faire des prodigalités ; et, par ce motif, elle était ennemie des parlemens quand ils refusaient les impôts, mais elle devenait leur alliée quand ils défendaient ses priviléges en refusant, sous de spécieux prétextes, la subvention territoriale. Au milieu de ces influences contraires, le roi, n’osant envisager en face les diff‍icultés, juger les abus, les détruire d’autorité, cédait alternativement à la cour ou à l’opinion, et ne savait satisfaire ni l’une ni l’autre.

Si, pendant la durée du dix-huitième siècle, lorsque les philosophes, réunis dans une allée des Tuileries, faisaient des vœux pour Frédéric et les Américains, pour Turgot et pour Necker ; si, lorsqu’ils n’aspiraient point à gouverner l’état, mais seulement à éclairer les princes, et prévoyaient tout au plus des révolutions lointaines que des signes de malaise et l’absurdité des institutions faisaient assez présumer ; si, à cette époque, le roi eût spontanément établi une certaine égalité dans les charges, et donné quelques garanties, tout eût été apaisé pour long-temps, et Louis XVI aurait été adoré à l’égal de Marc-Aurèle. Mais lorsque toutes les autorités se trouvèrent avilies par une longue lutte, let tous les abus dévoilés par une assemblée de notables ; lorsque la nation, appelée dans la querelle, eut conçu l’espoir et la volonté d’être quelque chose, elle le voulut impérieusement. On lui avait promis les états-généraux, elle demanda que le terme de la convocation fût rapproché, le terme rapproché, elle y réclama la prépondérance : on la lui refusa ; mais, en doublant sa représentation, on lui donna le moyen de la conquérir. Ainsi donc on ne cédait jamais que partiellement et seulement lorsqu’on ne pouvait plus lui résister ; mais alors ses forces étaient accrues et senties, et elle voulait tout ce qu’elle croyait pouvoir. Une résistance continuelle, irritant son ambition, devait bientôt la rendre insatiable. Mais alors même, si un grand ministre, communiquant un peu de force au roi, se conciliant la reine, domptant les privilégiés, eût devancé et rassasié tout à coup les prétentions nationales, en donnant lui-même une constitution libre ; s’il eût satisfait ce besoin d’agir qu’éprouvait la nation, en l’appelant tout de suite), non à réformer l’état, mais à discuter ses intérêts annuels dans un état tout constitué, peut-être la lutte ne se fût pas engagée. Mais il fallait devancer la difficulté au lieu d’y céder, et surtout immoler des prétentions nombreuses. Il fallait un homme d’une conviction forte, d’une volonté égale à sa conviction ; et cet homme sans doute audacieux, puissant, passionné peut-être, eût effrayé la cour, qui n’en aurait pas voulu. Pour ménager à la fois l’opinion et les vieux intérêts, elle prit des demi-mesures ; elle choisit, comme on l’a vu, un ministre demi-philosophe, demi-audacieux, et qui avait une popularité immense, parce qu’alors des intentions demipopulaires dans un agent du pouvoir surpassaient toutes les espérances, et excitaient l’enthousiasme d’un peuple que bientôt la démagogie de ses chefs devait à peine satisfaire.

Les esprits étaient dans une fermentation universelle. Des assemblées s’étaient formées dans toute la France, à l’exemple de l’Angleterre et sous le même nom, celui de clubs. On ne s’occupait là que des abus à détruire, des réformes à opérer, et de la constitution à établir. On s’irritait par un examen sévère de la situation du pays. En effet, son état politique et économique était intolérable. Tout était privilége dans les individus, les classes, les villes, les provinces et les métiers eux-mêmes. Tout était entrave pour l’industrie et le génie de l’homme. Les dignités civiles, ecclésiastiques et militaires étaient exclusivement réservées à quelques classes, et dans ces classes à quelques individus, on ne pouvait embrasser une profession qu’à certains titres et à certaines conditions pécuniaires. Les villes avaient leurs priviléges pour l’assiette, la perception, la quotité de l’impôt, et pour le choix des magistrats. Les grâces même, converties par les survivances en propriétés de famille, ne permettaient presque plus au monarque de donner des préférences. Il ne lui restait de liberté que pour quelques dons pécuniaires, et on l’avait vu obligé de disputer avec le duc de Coigny pour l’abolition d’une charge inutile[12]. Tout était donc immobilisé dans quelques mains, et partout le petit nombre résistait au grand nombre dépouillé. Les charges pesaient sur une seule classe. La noblesse et le clergé possédaient à peu près les deux tiers des terres 3 l’autre tiers, possédé par le peuple, payait des impôts au roi, une foule de droits féodaux à la noblesse, la dîme au clergé, et supportait de plus les dévastations des chasseurs nobles et du gibier. Les impôts sur les consommations pesaient sur le grand nombre, et par conséquent sur le peuple. La perception était vexatoire ; les seigneurs étaient impunément en retard ; le peuple, au contraire, maltraité, enfermé, était condamné à livrer son corps à défaut de ses produits. Il nourrissait donc de ses sueurs, il défendait de son sang les hautes classes de la société, sans pouvoir exister lui-même. La bourgeoisie, industrieuse, éclairée, moins malheureuse sans doute que le peuple, mais enrichissant le royaume par son industrie, l’illustrant par ses talens, n’obtenait aucun des avantages auxquels elle avait droit. La justice, distribuée dans quelques provinces par les seigneurs, dans les juridictions royales par des magistrats acheteurs de leurs charges, était lente, souvent partiale, toujours ruineuse, et surtout atroce dans les poursuites criminelles. La liberté individuelle était violée par les lettres de cachet, la liberté de la presse par les censeurs royaux. Enfin l’état, mal défendu au dehors, trahi par les maîtresses de Louis XV, compromis par la faiblesse des ministres de Louis XVI, avait été récemment déshonore en Europe par le sacrif‍ice honteux de la Hollande et de la Pologne.

Déjà les masses populaires commençaient à s’agiter ; des troubles s’étaient manifestés plusieurs fois, pendant la lutte des parlemens, et surtout à la retraite de l’archevêque de Toulouse. On avait brûlé l’effigie de celui-ci ; la force armée avait été insultée, et même attaquée ; la magistrature avait faiblement poursuivi des agitateurs qui soutenaient sa cause. Les esprits émus, pleins de l’idée confuse d’une révolution prochaine, étaient dans une fermentation continuelle. Les parlemens et les premiers ordres voyaient déjà se diriger contre eux les armes qu’ils avaient données au peuple. En Bretagne, la noblesse s’était opposée au doublement du tiers, et avait refusé de nommer des députés : La bourgeoisie, qui l’avait si puissamment servie contre la cour, s’était alors-tournée contre elle, et des combats meurtriers avaient eu lieu. La cour, qui ne se croyait pas assez vengée de la noblesse bretonne[13], lui avait non-seulement refusé ses secours, mais encore avait enfermé quelques-uns de ses membres venus à Paris pour réclamer.

Les élémens eux-mêmes semblaient s’être déchaînés. Une grêle du 13 juillet avait dévasté les récoltes, et devait rendre l’approvisionnement de Paris plus difficile, Surtout au milieu des troubles qui se préparaient. Toute l’activité du commerce suffisait à, peine pour concentrer la quantité de subsistances nécessaire à cette grande capitale ; et il était à craindre qu’il ne devint bientôt très difficile de la faire vivre, lorsque les agitations politiques auraient ébranlé la confiance et interrompu les communications. Depuis le cruel hiver qui suivit les désastres de Louis XIV, et qui immortalisa la charité de Fénelon, on n’en avait pas vu de plus rigoureux que celui de 88 à 89. La bienfaisance, qui alors éclata de la manière la plus touchante, ne fut pas suffisante pour adoucir les misères du peuple. On avait vu accourir de tous les points de la France une quantité de vagabonds sans profession et sans ressources, qui étalaient de Versailles à Paris leur misère et leur nudité. Au moindre bruit, on les voyait paraître avec empressement pour profiter des chances toujours favorables à ceux qui ont tout à acquérir, jusqu’au pain du jour.

Ainsi tout concourait à une révolution. Un siècle entier avait contribué à dévoiler les abus et à les pousser à l’excès ; deux années à exciter la révolte, et à aguerrir les masses populaires en les faisant intervenir dans la querelle des privilégiés. Enfin des désastres naturels, un concours fortuit de diverses circonstances amenèrent la catastrophe, dont l’époque pouvait bien être différée, mais dont l’accomplissement était tôt ou tard infaillible.

C’est au milieu de ces circonstances qu’eurent lieu les élections. Elles furent tumultueuses en quelques provinces, actives partout, et très calmes à Paris, où il régna beaucoup d’accord et d’unanimité. On distribuait des listes, on tâchait de s’unir et de s’entendre. Des marchands, des avocats, des hommes de lettres, étonnés de se voir réunis pour la première fois, s’élevaient peu à peu la liberté. À Paris, ils renommèrent eux-mêmes les bureaux formés par le roi, et, sans changer les personnes, firent acte de leur Puissance en les confirmant. Le sage Bailly quitte sa retraite-de Chaillot : étranger aux intrigues, pénétré de sa noble mission, il se rend seul et à pied à l’assemblée. Il s’arrête en route sur la terrasse des Feuillans ; un jeune homme inconnu l’aborde avec respect. « Vous serez nommé, lui dit-il. — Je n’en sais rien, répond Bailly ; cet honneur ne doit ni se refuser ni se solliciter. » Le modeste académicien reprend sa marche, il se rend à l’assemblée, et il est nommé successivement électeur et député.

L’élection du comte de Mirabeau fut orageuse ; rejeté par la noblesse, accueilli par le tiers-état, il agita la Provence, sa patrie, et vint bientôt se montrer à Versailles.

La cour ne voulut point influencer les élections ; elle n’était point fâchée d’y voir un grand nombre de curés ; elle comptait sur leur opposition aux grands dignitaires ecclésiastiques, et en même temps sur leur respect pour le trône. D’ailleurs elle ne prévoyait pas tout, et dans les députés du tiers elle apercevait encore plutôt des adversaires pour la noblesse que pour elle-même. Le duc d’Orléans fut accusé d’agir vivement pour faire élire ses partisans, et pour être lui-même nommé. Déjà signalé parmi les adversaires de la cour, allié des parlemens, invoqué pour chef, de son gré ou non, par le parti populaire, on lui imputa diverses menées. Une scène déplorable eut lieu au faubourg Saint-Antoine ; et comme on veut donner un auteur à tous les évènemens, on l’en rendit responsable. Un fabricant de papiers peints, Réveillon, qui par son habileté entretenait de vastes ateliers, perfectionnait notre industrie et fournissait la subsistance à trois cents ouvriers, fut accusé d’avoir voulu réduire les salaires à moitié prix. La populace menaça de brûler sa maison. On parvint à la disperser, mais elle y retourna le lendemain ; la maison fut envahie, incendiée, détruite[14]. Malgré les menaces faites la veille par les assaillans, malgré le rendez-vous donné, l’autorité n’agit que fort tard, et agit alors avec une vigueur excessive. On attendit que le peuple fût maître de la maison ; on l’y attaqua avec furie, et on fut obligé d’égorger un grand nombre de ces hommes féroces et intrépides, qui depuis se montrèrent dans toutes les occasions, et qui reçurent le nom de brigands.

Tous les partis qui étaient déjà formés s’accusèrent : on reprocha à la cour son action tardive d’abord, et cruelle ensuite ; on supposa qu’elle avait voulu laisser le peuple s’engager, pour faire un exemple et exercer ses troupes. L’argent trouvé sur les dévastateurs de la maison de Réveillon, les mots échappés à quelques-uns d’entre eux, firent soupçonner qu’ils étaient suscités et conduits par une main cachée ; et les ennemis du parti populaire accusèrent le duc d’Orléans d’avoir voulu essayer ces bandes révolutionnaires.

Ce prince était né avec des qualités heureuses ; il avait hérité de richesses immenses ; mais, livré aux mauvaises mœurs, il avait abusé de tous ces dons de la nature et de la fortune. Sans aucune suite dans le caractère, tour à tour insouciant de l’opinion on avide de popularité, il était hardi et ambitieux un jour, docile et distrait le lendemain. Brouillé avec la reine, il s’était fait ennemi de la cour. Les partis commençant à se former, il avait laissé prendre son nom, et même, dit-on, jusqu’à ses richesses. Flatté d’un avenir confus, il agissait assez pour se faire accuser, pas assez pour réussir, et il devait, si ses partisans avaient réellement des projets, les désespérer de son inconstante ambition.

  1. 1774.
  2. 1777.
  3. 1783.
  4. Cette assemblée s’ouvrit le 28 février 1787.
  5. Avril 1787.
  6. 6 août.
  7. 15 août.
  8. Mai.
  9. 24 août.
  10. Août.
  11. Elle s’ouvrit à Versailles le 6 novembre, et ferma sa session le 8 décembre suivant.
  12. Voyez les mémoires de Bouillé.
  13. Voyez Bouillé.
  14. 27 avril.