Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXIX

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XXIX


La Douma avait repris séance le 14 novembre. Le président Rodzianko affirma très haut que la Russie ne trahirait pas ses alliés, qu’elle repoussait avec indignation toute idée de paix séparée. Le leader des groupes polonais lut une déclaration protestant contre l’acte des Empires centraux (4 novembre 1916) qui, sous couleur de libérer la Pologne, en confirmait le partage. Une fois de plus, le Gouvernement proclama le principe de la reconstitution de la Pologne entière. Là-dessus, tout le monde paraissait d’accord. Mais le tumulte commença quand Milioukov, l’ancien droitier Pouriskevitch et le comte Wladimir Bobrinsky dénoncèrent les tendances pro-allemandes des ministres. «  Depuis trois ans, dit Pouriskevitch, l’emploi de l’allemand est interdit dans les lieux publics ; je demande pourtant la permission d’en prononcer trois mots : Herr von Stürmer !» Bobrinsky dit qu’il tenait de Protopopov lui-même que son programme de gouvernement comportait l’élimination des organisations non officielles, notamment de ces zemstvos dont l’activité permettait seule de soutenir la guerre. Milioukov lut des extraits de journaux allemands (relatifs aux bruits de paix séparée), où le nom de Stürmer était écrit à côté de celui de l’impératrice ; au nombre des agents « mystérieux et funestes » qui perdaient le pays, il n’hésita pas à nommer Raspoutine. Parlant de la protection accordée par Stürmer à son secrétaire Manouilov, espion et escroc, il dit que cet individu avait été employé par le comte de Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne à Pétrograd avant la guerre, pour acquérir des Souvorine le Novoié Vrémia et le mettre entre les mains d’Allemands ; que si les vols de Manouilov restaient impunis, c’est qu’il en partageait les bénéfices avec son patron. Une tempête de vociférations et d’injures s’éleva dans l’assemblée ; Stürmer résolut de faire arrêter Milioukov.

Une manifestation imposante l’en empêcha. Les ministres de la Guerre et de la Marine vinrent à la Douma (le 18) et serrèrent ostensiblement la main de Milioukov, au milieu d’une ovation formidable. Ils félicitèrent le chef des cadets d’avoir réclamé, au nom du pays tout entier, la guerre jusqu’à la victoire.

La situation de Stürmer était devenue d’autant plus difficile que l’Angleterre, en particulier, se plaignait très vivement de lui. Non seulement il laissait sans solution précise la question polonaise, exploitée en Pologne et au dehors contre l’Entente, mais il tenait à l’écart l’ambassadeur et ne répondait pas à ses questions. Sir G. Buchanan, qui avait révélé à Milioukov les tripotages de Stürmer avec Manouilov, fit connaître au tsar — toujours trompé et de bonne foi — les procédés discourtois de son ministre. Huit jours après (24 novembre), Stürmer était nommé chambellan et remplacé par Trepov. Celui-ci se hâta de télégraphier aux ministres de l’Entente pour affirmer la volonté de la Russie de conduire la guerre jusqu’au bout.