Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XL

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XL


Un observateur compétent, M. Henry, écrivait en 1907 : « La Russie se trouve obligée à faire un formidable bond en avant. » Elle l’a fait ; faudra-t-il demain qu’elle recule ? Est-il à propos de rappeler le vers célèbre :

Le temps ne garde pas ce qu’on a fait sans lui


et de douter qu’un pays puisse passer, par une sorte de mutation brusque, de l’autocratie presque sans limites à la démocratie ?

La réalité n’est pas conforme aux apparences. Sous un régime autocratique, la Russie était démocratique depuis longtemps. Les idées qui triomphent aujourd’hui sont celles de Speransky en 1809, des Décabristes en 1825, de la première Douma en 1905. Ce sont celles qui ont agi pendant des années, comme un ferment salutaire, non seulement dans la littérature russe, mais au sein des unions provinciales et municipales. La Russie possédait une noblesse, non une aristocratie. Il n’y a jamais eu, dans la vraie Russie (à la différence des provinces baltiques), de corps analogue au Junkertum prussien. Les idées de liberté, d’égalité, de fraternité y ont grandi comme des fruits naturels du sol ; le despotisme n’a jamais été qu’un pesant décor. La Russie est le seul pays du monde où l’on s’appelle « frère » sans affectation.

L’histoire nous enseigne que la liberté politique est plus ancienne en Russie que le despotisme. Au xiiie siècle, il y avait des républiques à la manière de Venise, celles de Novgorod, de Pskov, où les citoyens s’assemblaient pour délibérer à l’appel du beffroi, où le prince qui déplaisait était remercié. Un foyer d’autocratie se forma à Moscou, et les Moscovites furent les Prussiens de la Russie. Mais, là encore, l’autocratie ne naquit point comme un produit spontané. Les princes de Moscou imitèrent d’une part les khans tartares, dont ils furent d’abord les agents pour le recouvrement des tributs, de l’autre les empereurs césaropapistes de Byzance, dont ils aspiraient à reconstituer l’héritage, Ivan III épousa la nièce du dernier empereur byzantin, Constantin Dragosès. Ivan le Terrible et Pierre le Grand imposèrent à la Russie un régime qui n’était pas fait pour elle et qui s’est maintenu seulement sous la férule d’une bureaucratie oppressive dont les éléments étaient empruntés à l’étranger.

En somme, le gouvernement russe, vers 1900, était une autocratie servie (et parfois desservie) par une bureaucratie policière. L’autocratie était d’origine orientale ; la bureaucratie était allemande. L’autocratie brisée et la bureaucratie réformée, il reste la Russie libre, le pays des « possibilités sans limites», celui dont la littérature, au XIXe siècle, a le plus puissamment remué les âmes et dont le XXe, après une crise effroyable, fera le pendant et comme le prolongement, dans l’Ancien Monde, des États-Unis du Nouveau[1].

10 mai 1917.
  1. Sources : journaux et périodiques français, suisses, anglais et américains, en particulier la Revue Darkest Russia (Londres, 1912-1914). Ouvrages généraux de référence, en particulier British Encyclopedia, Dictionary of Dates (24e édition) et The Annual Register, 1913-1916.