Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Texte entier

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PAGES D’HISTOIRE — 1917

S. R.
MEMBRE DE PLUSIEURS SOCIÉTÉS SAVANTES


HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION RUSSE
(1905-1917)

Damnati fato populi, virtute renati
(Claudien, XXVI, 43)

Librairie Militaire Berger-Levrault
PARIS NANCY
rue des beaux-arts, 5-7 rue des glacis, 18



HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION RUSSE





I


Lorsque Nicolas II succéda à son père Alexandre III, mort à Livadia le 1er novembre 1894, on put espérer qu’un régime modérément libéral et progressif remplacerait la politique de réaction brutale que le dernier empereur avait maintenue pendant treize ans. Cette illusion fut de courte durée. Nicolas II était bien intentionné et désirait le bonheur de la Russie ; mais il voulait qu’elle le tînt de lui seul.

Il exprima ses intentions sans ambages dans une allocution du 30 janvier 1895, adressée à une députation de zemstvos (assemblées provinciales) qui était venue le féliciter de son mariage avec la princesse Alice de Hesse (26 novembre 1894). Le régime autocratique devait être maintenu comme sous le règne précédent ; le désir de voir les zemstvos participer davantage à l’administration de l’Empire était relégué parmi les « songes creux ».

L’opinion russe fut reconnaissante à Nicolas II d’avoir persévéré dans l’alliance avec la France, consacrée par le mémorable séjour du tsar à Compiègne et à Paris (octobre 1896), et de la noble initiative qu’il prit en août 1898 de réunir la première Conférence pacifique de La Haye (mai-juillet 1899). Mais on ne voyait pas sans appréhension, dès l’été de 1898, se développer une politique d’empiétement en Asie, qui devait conduire à une rupture avec le Japon, bientôt fortifié par un traité d’alliance avec l’Angleterre (30 janvier 1902). Les tentatives violentes de russifier la Finlande (1899), les provinces baltiques et la Pologne, n’étaient pas moins en opposition avec les idées libérales que les mesures prises contre les étudiants (1899-1903), les massacres — organisés ou tolérés par la police — de juifs à Kishinev (avril 1903) et à Homel (septembre), enfin les traitements cruels infligés aux paysans, dont la misère croissante provoqua des troubles sérieux (1902-1903).


II


Le 6 février 1904, à la suite d’une longue tension diplomatique, le Japon rompit les relations avec la Russie et, dès le lendemain, ouvrit les hostilités en attaquant la flotte russe à Port-Arthur. Combattant le bras tendu, avec une organisation militaire et navale très défectueuse, une intendance brouillonne et peu intègre, la Russie subit des revers dont le dernier surtout, la destruction de la flotte à Tao-Shima (28 mai 1905), exaspéra l’opinion. Cette guerre n’était pas populaire et ne pouvait l’être, car la Russie ne poursuivait pas, en Mandchourie et en Corée, un but indispensable à son existence et à sa grandeur ; le bruit courait que l’amiral Alexeiev et ce qu’on appelait la « coterie des grands-ducs » avaient cherché, sur les confins de la Chine, la satisfaction de leurs intérêts particuliers. Aussi, longtemps avant la paix de Portsmouth, qui, grâce à l’habileté diplomatique de Witte, mit fin sans excès d’humiliation à ce conflit ruineux (5 septembre 1905), le mécontentement de toutes les classes du pays s’était manifesté tant par des attentats individuels que par des révoltes, toujours impitoyablement réprimées.

Le vœu presque universel de la Russie était que la bureaucratie, rendue responsable de ces désastres, fût contrôlée par une assemblée élue de représentants du peuple. Cette idée n’était pas nouvelle, même en Russie ; il y avait eu plusieurs assemblées au XVIIe siècle ; Catherine II, en 1767, en avait convoqué une, qu’elle s’empressa d’ailleurs de dissoudre ; en 1809, en 1825 et à la fin du règne d’Alexandre II, il avait été question d’un Parlement russe. Mais Nicolas II et ses conseillers y étaient hostiles. Il fallut la fermentation générale, l’assassinat du général Bobrikov, gouverneur de Finlande (30 juin 1904) et celui du ministre de l’Intérieur Plehve (29 juillet) pour faire réfléchir le Gouvernement.


III


Le successeur de Plehve, prince Sviatopolk Mirsky (septembre 1904), était un homme de bonne volonté et d’idées modérées. Au mois de novembre, sans que la police y mît obstacle, une réunion privée des délégués des zemstvos et des municipalités eut lieu à Pétersbourg, à la suite de quoi il fut décidé qu’on demanderait à la Couronne l’institution d’une représentation nationale, l’égalité des citoyens devant la loi et des garanties de la liberté individuelle. Ces vœux furent portés à la connaissance du prince Mirsky, qui était disposé à les accueillir. Mais l’empereur, sous l’influence du grand-duc Serge et surtout du procurateur du Saint-Synode, le fanatique Pobedonoszev, se contenta de promulguer un ukase (25 décembre 1904) où, tout en annonçant quelques réformes pour satisfaire les ouvriers et les paysans, il ne dit pas un mot d’un régime constitutionnel.

L’agitation, stimulée par cette déception, ne fit que grandir. Les zemstvos de Moscou et de Tchernigov s’ajournèrent sine die, en déclarant que le manifeste du tsar ne répondait pas aux vœux de la nation (30 décembre). Quelques jours après (2 janvier 1905), la Russie apprit avec consternation la prise de Port-Arthur, Le prince Troubetskoï, président du zemstvo de Moscou, adressa une lettre ouverte au ministre de l’Intérieur, déclarant que la Russie était à la veille d’une révolution si l’on continuait à lui refuser toute liberté, Mirsky, qui n’était pas partisan de la résistance à outrance, donna sa démission et fut remplacé par un inconnu, Bouliguine.

Une grève formidable de cent mille ouvriers, organisée par l’Union des Unions (analogue à la C. G. T. française), s’était déclarée le 16 janvier à Pétersbourg, notamment aux usines Poutilov. Le 21, un groupe de grévistes, conduit par le prêtre démocrate Gapone (probablement affilié à la police), demanda que le tsar reçût le peuple devant le Palais d’Hiver. Mais le tsar resta à Tsarskoié-Sélo ; les grévistes, pacifiques et sans armes, se dirigèrent en masse vers le palais pour y déposer une pétition. Contre cette foule inoffensive, la troupe fit usage de ses armes ; les cosaques chargèrent avec furie ; il y eut plus de quatre mille victimes (22 janvier). Les ouvriers, exaspérés, se portèrent alors à des violences ; Gapone les enflamma par une proclamation où il disait qu’il n’y avait plus de tsar, que des flots de sang innocent le séparaient désormais du peuple. Les combats dans les rues continuèrent le 23. Le 24, une cohue de vingt mille grévistes se dirigea vers Tsarskoié-Sélo, portant une pétition au tsar ; un régiment d’infanterie et une demi-batterie en firent un carnage. Le général Trepov fut nommé gouverneur de Pétersbourg, avec pleins pouvoirs pour écraser l’insurrection. Le 28, elle avait été noyée dans le sang. Mais des troubles analogues, quoique moins graves, éclatèrent à Moscou, à Varsovie, à Sosnovice. Une véritable jacquerie commença au mois de mars dans le centre et le sud de la Russie, gagna la Livonie et les provinces baltiques, puis le Caucase ; les ouvriers se joignaient aux paysans pour incendier les fabriques et les châteaux. Le 17 février, le grand-duc Serge, oncle du tsar et l’un des piliers de la réaction, était assassiné dans sa voiture à Moscou et le même jour trente mille ouvriers se mettaient de nouveau en grève à Pétersbourg.


IV


Nicolas II eut peur. Répondant, le 19 juin, à une délégation du second congrès des zemstvos, il promit de convoquer une assemblée nationale. Mais la loi qui fut promulguée à cet effet (19 août 1905) apporta une déception nouvelle aux libéraux. La future Douma (assemblée) devait être un simple corps consultatif, chargé d’étudier les projets de loi avant qu’ils ne fussent soumis au Conseil d’Empire ; le tsar seul pouvait les rendre définitifs. En outre, les membres de la Douma étaient à la merci du Gouvernement ; le Sénat dirigeant pouvait toujours les priver de leur mandat ; le droit de dissolution et de prorogation de la Douma était illimité. Ce fantôme de constitution ne satisfit personne ; la Russie tout entière était comme secouée d’un mouvement fébrile. Avec de graves émeutes en Pologne (23 juin), on eut la révolte du Kniaz-Potemkin, cuirassé de la mer Noire ; l’équipage tua ses officiers et prit possession du navire, dont l’arrivée devant Odessa donna lieu à de violents conflits entre la troupe et le peuple ; il y eut des incendies, des pillages et des massacres (six mille victimes). Les marins de l’État à Libau se soulevèrent à leur tour (28 juin). L’escadre de la mer Noire, arrivée à Odessa pour reprendre le Kniaz-Potemkin, fut obligée de retourner à Sébastopol après qu’un des navires se fût joint aux insurgés. Mais ce vaisseau se rendit aux autorités d’Odessa le 3 juillet et, cinq jours plus tard, l’équipage du Kniaz-Potemkin capitulait dans le port roumain de Constanza. La fidélité de l’armée de terre ne s’était pas un instant démentie.


V


La situation redevint très menaçante au mois d’octobre : une grève générale, avec arrêt des chemins de fer et des postes, paralysie complète de la vie nationale, obligea le Gouvernement à des concessions. Le 30 octobre, conseillé par son ministre Witte, qui luttait avec peine contre l’influence de Pobedonostzev, le tsar publia un manifeste promettant à la Russie une Constitution, une représentation nationale, la liberté de conscience et des garanties de liberté individuelle.

Personne n’ignorait, en Russie, que ces promesses risquaient fort d’être vaines, parce que la bureaucratie, dont elles menaçaient la toute-puissance et les bénéfices abusifs, était décidée à se défendre. La première mesure qu’elle prit, d’accord avec la cour, fut de créer une milice contre-révolutionnaire, dénommée l’Union du peuple russe et bientôt connue sous le nom de Cents Noirs. Tandis que des bandes stipendiées et toujours impunies inauguraient un régime de terreur, particulièrement à Odessa (1er-4 novembre), le peuple répondait par des attentats nouveaux. Le 23 décembre 1905, Moscou se souleva et fut, pendant quelques jours, au pouvoir des insurgés. On espérait que les troupes fraterniseraient avec la foule, mais l’heure n’avait pas encore sonné : trois soldats seulement le firent, et le régiment de Rostov, sur lequel comptaient les émeutiers, se montra le plus brutal de tous dans la répression. Il y eut quinze mille victimes à Moscou.


VI


Pendant l’automne de cette année sanglante — celle de la « Révolution avortée » — plusieurs congrès de zemstvos se réunirent et donnèrent naissance aux partis politiques qui devaient être représentés à la Douma. En dehors de l’extrême-droite et des révolutionnaire (socialistes, travaillistes), on distingua désormais les constitutionnels-démocrates (K. D., d’où la désignation abrégée de cadets) et les octobristes, plus timides, qui acceptaient pour charte la déclaration impériale du mois d’octobre. Alors que les cadets réclamaient la convocation d’une Constituante, les octobristes se contentaient d’une extension du droit de suffrage et de la création de deux Chambres, la Douma et le Conseil d’Empire ; ce dernier, devenu Chambre haute, devait être composé par moitié de membres élus (loi du 20 février 1906).

Le 10 mai 1906, au milieu d’une émotion qui rappelait celle du 4 mai 1789 en France, l’empereur ouvrit en personne la première Douma, où les partis libéraux avaient obtenu la grande majorité des sièges (trois cents sur trois cent soixante et onze). En réponse au discours du trône, l’adresse de l’Assemblée réclama le suffrage universel, le régime parlementaire comme en Angleterre et en France, l’abolition de la peine de mort en matière politique, le lotissement des terres de l’État, de l’Église et des Communes, l’expropriation des grandes propriétés foncières, une amnistie pour délits politiques et la suppression du Conseil d’Empire, considéré comme un foyer de réaction. Le ministre de l’Intérieur, Goremykine, repoussa péremptoirement ces demandes, sur quoi la Douma déclara que le ministre n’avait pas sa confiance (26 mai). La responsabilité ministérielle n’étant pas inscrite dans la Constitution, il y avait là comme un essai de l’y introduire. Peu de semaines après (21 juillet), l’assemblée était dissoute par ukase et Stolypine remplaçait Goremykine. Alors les cadets, se rappelant le serment du Jeu de Paume — toute la Révolution russe s’est inspirée de la Révolution française — se réunirent à Viborg, en Finlande, et publièrent, au nombre de cent quatre-vingt-un, un manifeste, déclarant que la Constitution était violée, exhortant le peuple à refuser les impôts et le service militaire (22 juillet). Le Gouvernement répondit en sévissant contre les signataires du manifeste et en instituant des cours martiales mobiles pour réprimer les tentatives de rébellion. Désormais, ce fut le règne de la police secrète, privant les citoyens de leurs droits les plus élémentaires, faisant peser sur la presse un régime monstrueux de confiscations et d’amendes arbitraires, annulant toutes les concessions faites en 1905 par la déclaration de l’état de siège et les diverses variétés du « régime d’exception ».

La première Douma, la « Douma de la colère nationale », comme on l’appela, avait réuni l’élite de la société russe intellectuelle — le savoir, le caractère, le talent. Elle ne dura que soixante-douze jours, Un an après, deux députés avaient été assassinés par les Cents Noirs, trois avaient été déportés « administrativement », huit avaient reçu défense de retourner dans leurs circonscriptions, six étaient en exil, un avait disparu.


VII


Stolypine prépara les élections nouvelles en interprétant à sa manière la loi électorale et en exerçant une pression éhontée. Le Gouvernement refusa la « légalisation » au parti des cadets, leur interdit les réunions publiques et la distribution de circulaires, au risque de favoriser ainsi les socialistes ; mais les cadets étaient plus suspects à l’administration, comme le seul parti d’opposition capable d’assumer le pouvoir. Malgré tout, la deuxième Douma, qui se réunit le 19 mars 1907, n’était guère mieux disposée pour l’autocratie que la première. La droite et les octobristes réunis ne possédaient qu’un cinquième des mandats ; les cadets restaient les maîtres, quoique diminués, et ils purent faire élire à la présidence un des leurs.

Stolypine essaya de temporiser. Le 1er avril 1907, il soumit à l’Assemblée un programme de réformes, comprenant l’émancipation des paysans du contrôle des Communes et le lotissement, à leur profit, des domaines impériaux. Mais la majorité voulait des mesures positives, non des promesses. Elle réclama la suppression immédiate des cours martiales et l’expropriation des grands propriétaires ; elle faillit refuser le contingent militaire, qui fut voté seulement grâce aux quarante voix des Polonais. Alors le Gouvernement eut recours à une basse manœuvre policière. Des agents provocateurs, déguisés en soldats, simulèrent un complot militaire, auquel ils invitèrent les députés à prendre part. Quand ces manigances eurent duré quelque temps, sans d’ailleurs produire aucun résultat sérieux, Stolypine se présenta tout à coup devant la Douma (24 juin) et demanda l’arrestation de seize députés, la mise en arrestation de cinquante-cinq autres. La Douma renvoya cette proposition à une commission, marquant ainsi qu’elle entendait d’abord s’éclairer. C’était le prétexte cherché : deux jours après, la Douma était dissoute et un ukase fixait les nouvelles élections au 14 septembre.


VIII


Ces élections ne devaient pas avoir lieu suivant les règles fixées par la déclaration impériale d’octobre 1905. Bien que Nicolas II se fût engagé à ne pas modifier la loi électorale sans la Douma, il passa outre : l’ukase du 16 juin est un acte contraire à l’honneur. Le nombre des députés fut réduit ; la nouvelle procédure des élections, extrêmement compliquée, eut pour objet de mettre le pouvoir effectif aux mains des classes possédantes, par la formation d’une série de collèges électoraux. Le suffrage devint presque exclusivement indirect. De cette violation d’engagements solennels et de l’activité malfaisante du secrétaire d’État Kryjanovsky, il résulta que la droite eut la majorité dans la troisième Douma ; son président élu, Khomiakov, était un octobriste, mais le vice-président, prince Volkonsky, appartenait à la ligue des Cents Noirs.

La troisième Douma (novembre 1907 à novembre 1912) n’eut qu’une apparence d’activité. Des deux mille deux cents projets qu’elle discuta et adopta, la plupart étaient ce que les Russes appelaient « du vermicelle », de petites lois d’intérêt local ou particulier ; il y en eut très peu qui touchaient aux besoins essentiels du peuple ; la plus importante visa la suppression partielle de la propriété communale et familiale du sol, constituant une classe nouvelle de petits propriétaires paysans (21 décembre 1907).

Cette réforme, proposée par Stolypine, qui n’était pas sans astuce, avait pour but caché de créer une classe de paysans conservateurs, afin de faire échec aux tendances socialistes du mir, affirmées par les élections paysannes des deux premières Doumas. Dès la fin de 1912, on constatait que la réforme avait échoué ; la pauvreté de la plupart des paysans était telle qu’ils se trouvaient relativement mieux sous le régime communal. Seize pour cent seulement des chefs de familles avaient constitué en propriétés individuelles les terrains qu’ils possédaient dans le mir. On vit nombre de paysans, après s’être détachés de la communauté, abandonner leurs fermes en ruines pour émigrer en Sibérie ou se faire ouvriers dans les villes, ne pouvant même gagner le pain de chaque jour sur des terres de cinq à sept hectares seulement. Au bout de quatre ans, un tiers des terres reconnues comme la propriété légitime des paysans avait déjà passé en d’autres mains[1].


IX


Délivrée pour l’instant de toute crainte comme de tout contrôle, la réaction s’en donna à cœur joie. On déclarait couramment, dans les cercles de droite, que le manifeste d’octobre 1905 n’avait rien changé, que l’autocratie était toujours libre de reprendre les concessions qu’elle avait faites. On vit un Doubrovine, président de l’Union du peuple russe et organisateur de pogroms (pillages et massacres de juifs), écrire au tsar pour le féliciter du coup d’État de juin 1907 et recevoir une réponse bienveillante ; on vit le grand-duc Constantin accepter le titre de membre de l’Union qui avait fait régner la terreur à Odessa. Amendes et suspensions pleuvaient sur les journaux ; les prisons débordaient ; la Pologne était écrasée, la Finlande systématiquement molestée ; un procès scandaleux, qui fit frémir tout le monde civilisé, tenta d’accréditer définitivement, aux dépens du juif Beïlis, l’infâme légende du meurtre rituel, Beïlis, après deux ans de détention, fut acquitté par un tribunal où les paysans étaient en majorité (10 novembre 1913) ; mais le tsar, circonvenu par Stcheglovitov, ministre de l’Intérieur, crut qu’un coupable avait échappé au châtiment, et vingt-cinq avocats de Pétersbourg furent condamnés à six ou huit mois de prison pour avoir déclaré que ce procès était « une perversion des fondements de la justice » (juin 1914).

Le seul événement heureux pour la Russie, au cours de cette triste législature, fut la conclusion d’une entente avec la Grande-Bretagne, confirmée par la visite d’Édouard VII à Reval (9 juin 1908). Alliée désormais à la France et à l’Angleterre contre les desseins ambitieux des Empires centraux, la Russie devait subir de plus en plus l’influence des grandes démocraties de l’Occident et tourner le dos à l’autocratie patronnée par le Junkertum prussien.

Arrêtons un instant notre récit pour exposer brièvement, à la veille des élections de 1912, quel était, en théorie et en fait, le régime politique de la Russie.


X


Les limites que l’autocratie s’était fixées elle-même, par le manifeste d’octobre 1905, ont toujours été plus apparentes que réelles, même avant l’ukase du 16 juin 1907.

Assurément, le projet soumis en 1809 par Speransky à l’empereur Alexandre Ier avait enfin abouti : la Russie était dotée d’un conseil élu. Sans ce conseil de la nation, la Révolution de 1917 n’eût été peut-être qu’une émeute comme tant d’autres ; il n’en serait pas sorti un gouvernement régulier, fermement constitutionnel, dont le personnel a été formé à l’école des quatre Doumas.

En fait, l’autocratie et l’arbitraire ont à peine été restreints par la création de la Douma d’Empire. On lui reconnaissait le droit de voter des lois ; mais ces lois restaient lettre-morte tant qu’elles n’avaient pas été acceptées par le Conseil d’Empire et par le tsar. Les députés n’étaient pas inviolables ; ils pouvaient être poursuivis pour leurs discours. Le tsar se réservait le droit de proroger la Douma et de la dissoudre ; en son absence, il pouvait promulguer des ordonnances ayant force de loi, quitte à les lui soumettre plus tard, à la placer devant le fait accompli. Le ministère n’était pas responsable devant la Douma ; interpellé par elle, il pouvait refuser de répondre ou faire défaut. La Douma ne votait qu’une partie du budget ; les sommes énormes absorbées par la Guerre, la Marine, les fonds secrets des chancelleries, la liste civile, etc., échappaient à son contrôle (au total, 700 millions de roubles). Enfin, le Gouvernement pouvait avoir recours à l’état de siège, qui suspendait toutes les lois fondamentales. En Pologne, à Pétersbourg et en d’autres villes, il en fut presque toujours ainsi depuis 1905. Ce n’était là, on en conviendra, qu’une caricature du régime constitutionnel.

Le corps appelé Sénat dirigeant, constitué par Pierre le Grand, est une Cour de cassation, une Haute Cour de justice, qui n’a d’un Sénat que le nom. La véritable Chambre haute (depuis 1906) est le Conseil d’Empire, institué par Alexandre Ier, dont la moitié des membres est élue par différents corps, le reste étant nommé par l’empereur. Il a fallu la crise nationale de 1916 pour que le Conseil d’Empire se mit d’accord sur des questions essentielles avec la Douma ; en général, il lui a fait contre-poids ou opposition.

Le Saint-Synode, créé en 1721, est préposé au gouvernement de l’Église russe orthodoxe. Le procurateur (laïc) représente le tsar, qui est à la fois chef de l’armée, de l’Église et du peuple ; il préside un conseil comprenant des métropolitains et des évêques. Alors que les réformes de 1864 avaient aboli la procédure secrète, séparé les pouvoirs judiciaires et administratifs (du moins en théorie), la procédure secrète a été maintenue dans les tribunaux ecclésiastiques, chargés non seulement de juger le clergé, mais de prononcer dans les questions concernant les mariages et les divorces. L’église russe ne s’est jamais montrée à la hauteur de sa tâche ; elle n’a fait régner dans le pays qu’un christianisme superficiel de pompes et d’icônes, s’accommodant plutôt bien que mal, du haut en bas de la société, avec l’incrédulité libertine, l’esprit de secte et les superstitions les plus dégradantes. Les procurateurs ont été presque tous des serviteurs empressés de la réaction. L’un d’eux, Pobedonotszev, fut l’adversaire le plus résolu des réformes de Witte, qu’il accusait de rendre la Russie « nerveuse », de transformer les paysans en ouvriers socialistes, et le persécuteur infatigable des dissidents et des infidèles, en particulier des juifs dont il disait : « Un tiers se convertira ; un tiers émigrera et le reste peut mourir de faim. » Cette manière de voir avait l’approbation de Nicolas II, convaincu que l’essai de révolution de 1905 avait été l’œuvre des juifs. « C’est une calomnie, répondait l’un d’eux ; nous ne l’aurions pas conduite si mal. »


XI


Le vaste édifice de l’Empire repose surtout sur l’administration hiérarchisée ou bureaucratie, constituée à la façon d’une armée, avec des grades ou tchines au nombre de quatorze. On en a dit beaucoup plus de mal qu’elle ne méritait, car, après tout, elle a fait travailler une puissante machine et, en temps normal, sans trop de heurts. Mais une bureaucratie qui n’est contrôlée ni par une presse libre, ni par des corps librement élus, est fatalement vouée à l’arbitraire et à la corruption. Il faut ajouter que le recrutement de cette bureaucratie était une sélection à rebours, les éléments les plus laborieux et les plus probes se détournant d’une carrière où les vices étaient plus estimés que les vertus. Presque entièrement germanique dès l’origine — la Russie slave étant trop ignorante pour en remplir les cadres — cette bureaucratie est restée toute pénétrée d’influences allemandes qui ont contribué à la rendre suspecte, comme un corps étranger servant de régulateur au corps entier de la nation.

Une partie importante de l’administration russe est la police, dont la section politique, okhrana, mérite tout le mal qu’on en dit. C’est l’ancienne troisième section de la chancellerie impériale sous Nicolas Ier (1826), transformée sous Alexandre II (1880). La procédure de cette police est sommaire et secrète, comportant la déportation sans jugement, « par voie administrative ». Le policier russe est espion, agent provocateur, maître chanteur. On appelait familièrement « Constitution russe » ou « Ko » les pots de vins payés à la police qui permettaient seuls de vivre sans être molesté. Il n’y avait pas une ville russe, en 1913, où les juifs ne payassent à la police un fort impôt annuel. Chaque portier (dvornik) était affilié à la police ; il y avait des policiers déguisés en soldats et en marins dans l’armée et la marine ; des agents très bien payés de l’okhrana, à Pétersbourg, appelés « observateurs de l’opinion publique », avaient mission de fréquenter les restaurants, riches et pauvres, pour y épier les conversations. Au besoin, le policier russe se fait assassin et lanceur de bombes. Comme il vit de la répression des crimes politiques, il en organise et en invente pour se faire valoir. L’okhrana forme un État dans l’État, également redouté en haut et en bas de l’échelle sociale. À la suite du meurtre de Stolypine à Kiev (1911), un sénateur fut chargé d’enquêter sur les actes de l’okhrana dans cette ville ; il incrimina un général, un colonel et un lieutenant-colonel ; le Conseil d’Empire autorisa les poursuites, mais elles furent brusquement arrêtées par ordre impérial. En mars 1914, Vladimir Bourtzev énumérait trente-trois actes de terrorisme à la charge de l’agent provocateur Azev, dont le général Gérasimov était le complice ; beaucoup d’attentats dits nihilistes n’ont été que des exploits policiers. Ce régime de l’okhrana est le plus détestable qui ait jamais pesé sur un peuple ; le Golos Moskvy (octobriste) écrivait en février 1913 : « Le jour où la Russie secouera les chaînes de l’okhrana sera celui d’une seconde émancipation du servage. »


XII


Heureusement pour le pays ainsi opprimé, il a commencé son apprentissage politique et trouvé quelque soulagement à ses misères dans la pratique du Gouvernement local, dans l’activité des zemstvos (assemblées provinciales) depuis 1864, et dans celle des gorod (villes et conseils municipaux) depuis 1870. Le mode de nomination des zemstvos favorise le propriétaire aux dépens du paysan ; mais comme la petite noblesse russe, et même la grande, n’est pas fermée aux idées de progrès, la plupart des zemstvos s’en sont inspirés dès le début. Tout en leur interdisant de s’ingérer dans la politique, la loi de 1864 leur laissait une part considérable dans les affaires locales d’un caractère économique, hygiénique, philanthropique et scolaire. Si, de 1866 à 1881, le mouvement constitutionnel en Russie parut sommeiller, cela ne tenait pas seulement aux rigueurs de l’autocratie, mais au fait que les éléments libéraux du pays tournaient leur activité vers les zemstvos[2]. Des milliers de médecins, de professeurs, de femmes et de jeunes filles, au lieu de rechercher des emplois, se mirent au service des zemstvos et se dévouèrent aux paysans. On vit un prince Orlov, jeune secrétaire d’État, sacrifier sa carrière pour se faire le statisticien du zemstvo de Moscou, qui devint et resta un modèle. Un professeur de la même ville, Ratschinsky, quitta sa chaire pour enseigner à lire aux enfants des paysans. Malgré le mauvais vouloir des gouverneurs, ces réformateurs pacifiques créèrent en vingt ans une vie locale intense, nourrie d’aspirations constitutionnelles.

Dès 1867, le pouvoir tenta de paralyser les zemstvos, surtout en ce qui touchait l’organisation des écoles et des bibliothèques. En 1874, on leur interdit toute initiative en matière d’enseignement. Blessés, mais non découragés par ces chicanes, les membres les plus actifs des zemstvos constituèrent une ligue secrète, Zemski-Sobor, dont l’objet était la réforme du pays sans révolution. En 1878, les zemstvos commencèrent à cet effet une campagne de pétitions ; Alexandre II en fut touché et, sur son ordre, le ministère rédigea un projet favorable dont les zemstvos furent informés. Il s’agissait de créer une haute Commission consultative comprenant les grands dignitaires de l’État et les délégués des zemstvos. L’empereur trouva que c’était trop et refusa. En mars 1882, le comte Dimitri Tolstoï rejeta en bloc les pétitions des zemstvos, ferma leurs écoles, remplacées par des écoles confessionnelles, et tenta de les réduire à l’état de corps consultatifs, sous le contrôle permanent des gouverneurs. Le Conseil d’Empire jugea ce projet trop réactionnaire et l’amenda. Une nouvelle loi (1890) augmenta dans les zemstvos les privilèges des nobles et des représentants de l’État ; les communes rurales furent privées du droit de nommer des délégués, mais durent se contenter de présenter des candidats entre lesquels choisissait le gouverneur. Tout cela n’étouffa pas le mouvement.

La famine de 1891, le choléra de 1892 rendirent l’intervention des zemstvos indispensable ; ils s’acquittèrent admirablement de leur lourde tâche. Si Plehve les combattit tant qu’il put, Witte, le ministre le plus intelligent qu’ait eu la Russie contemporaine, les traita avec égards. La guerre russo-japonaise et la bombe qui tua Plehve marquèrent le début, sous le ministère Sviatopolk Mirsky, d’une ère de confiance et de bon vouloir. Un congrès de zemstvos se réunit à Pétersbourg, comme nous l’avons vu, en novembre 1904 ; les résolutions qu’il vota contribuèrent aux réformes de 1905. Pendant la guerre avec le Japon, l’union des zemstvos et des municipalités, dite Zemgor (de zemstvo et de gorod), rendit, sur le front et à l’arrière, des services que le général Kouropatkine apprécia hautement ; sous l’énergique impulsion du prince Lvov, futur président du gouvernement provisoire de 1917, ils suppléèrent aux lamentables défaillances de l’intendance et des services hospitaliers. Lvov avait organisé l’union des zemstvos, dès avant cette guerre, pour lutter contre les famines et les épidémies ; en Mandchourie, il dirigea une véritable armée de dix mille travailleurs.

Au cours de la guerre commencée en 1914, Lvov se montra un administrateur de premier ordre : fort de la confiance des zemstvos et municipalités, qui voyaient en lui l’expression la plus haute de la conscience du pays, il organisa le transport des blessés, les dépôts de vivres, la construction des abris provisoires, l’achat des chevaux et du matériel, la fabrication des munitions et des armes ; débordée et incapable, en proie à des bandes de fripons, l’administration dut s’adresser à lui, solliciter son aide. Ainsi se vérifia la phrase qu’il avait écrite dans un des Bulletins de l’Union des zemstvos : « Dans la guerre nationale, le peuple lui-même doit devenir son intendant et toute la Russie un arsenal. »


XIII


Le vice le plus grave de l’autocratie, c’est de n’être jamais qu’une apparence. En réalité, tout pouvoir trop lourd se partage ; dans le régime autocratique, ce sont des irresponsables qui en prennent la meilleure part et l’exercent à leur profit. La Russie, comme beaucoup d’autres monarchies, a vu le pouvoir effectif aux mains de favorites ou de favoris, suivant le sexe du souverain régnant. Sous Nicolas II, on eut le spectacle nouveau d’un pouvoir mystérieux exercé par des charlatans qui s’imposèrent au couple impérial dans l’intérêt supposé de la dynastie.

Nicolas II, marié en 1894 avec Alice de Hesse (Alexandra Feodorovna), qui ne se convertit pas sans résistance à l’orthodoxie, attendit dix ans un héritier mâle, le grand-duc Alexis. En 1895, 1897, 1899 et 1901, l’impératrice mit au monde des filles. Comme les médecins consultés n’y pouvaient rien, on eut recours aux empiriques ; dès 1896, pendant son séjour en France, l’impératrice pria le Président du Conseil, puis le Président de la République lui-même, de conférer le titre de docteur en médecine à un certain Philippe, coiffeur lyonnais, qui était devenu fort influent à la cour. Le refus poli qui lui fut opposé surprit vivement la souveraine. Un peu plus tard, Philippe, ayant prédit une grossesse qui se trouva n’être que « nerveuse », fut disgracié ; mais il ne manquait pas de charlatans pour tenir sa place. Le césarévitch était de santé délicate ; on racontait qu’un accident (ou un attentat mystérieux) le privait de l’espoir de perpétuer la dynastie ; s’il mourait tout jeune, comme il y avait apparence, le trône passait au frère du tsar, le grand-duc Michel, favori de la mère de Nicolas II et détesté de l’impératrice. Celle-ci paraît avoir été égarée par sa tendresse maternelle, doublée d’un immense orgueil. Non seulement elle désirait ardemment que son fils vécût, mais que l’héritage du pouvoir autocratique lui fût transmis tout entier. On a affirmé, mais d’autres ont contesté ses sympathies obstinées pour l’Allemagne, son aversion pour tout ce qui était russe[3]. L’histoire se contentera probablement de reconnaître, à l’origine de ses funestes erreurs, l’hypertrophie d’un sentiment légitime, exaspéré par la crainte des attentats et du flot de libéralisme qui montait.


XIV


Deux évêques intrigants, Hermogène et Théophane, avaient introduit à la cour un moine nommé Iliodor qui, depuis 1907, s’était distingué comme fauteur de pogroms. Iliodor, devenu puissant et passant pour saint, protégea à son tour un paysan sibérien nommé Grigori Novykh, qui avait adopté le « nom d’humilité » de Raspoutine, c’est-à-dire « le dissolu », en souvenir des égarements de jeunesse qu’il se reprochait. Ceux qui le poussèrent le plus efficacement agirent, dit-on, en haine d’Iliodor et d’Hermogène, dont certains personnages de la cour voulaient se débarrasser. Une dame d’honneur de l’impératrice, très liée avec elle, Mme  Wyroubov, semble surtout avoir fait la fortune de Raspoutine. Il professait un mysticisme banal, écho lointain du gnosticisme égyptien, et se disait naturellement inspiré de Dieu, investi par lui du don des miracles. À la fin de 1912, peut-être sous l’influence de Raspoutine, qui commençait à être considérable, le Saint-Synode mit Hermogène à l’écart ; sur quoi Iliodor, que Raspoutine haïssait après s’être servi de lui, sortit de l’Église et demanda publiquement pardon aux intellectuels et aux juifs d’avoir ameuté les foules contre eux. Emprisonné dans un couvent, il parvint à s’échapper et gagna les États-Unis, où il est encore (1917).

Comme le bruit courait que la santé du césarévitch dépendait des prières et des exorcismes de Raspoutine et que beaucoup de grandes dames, se disputant son appui, répondaient par leurs faveurs à la sienne, il devint, malgré son ignorance et ses mœurs relâchées, une autorité dans l’État. Les ministres, les évêques, les chefs de service s’inclinaient devant lui, obéissaient à ses recommandations ; même Witte, assure-t-on, désirant revenir aux affaires, crut opportun de lui faire sa cour.

En février 1912, l’opinion fut saisie de ce scandale ; le Gouvernement défendit aux journaux de nommer Raspoutine. Pourtant, le Golos Moskvy publia une protestation d’un théologien réputé contre le paysan thaumaturge ; la feuille fut confisquée, mais l’article eut un écho à la Douma : « La sainteté de l’autel et celle du trône sont en péril, s’écria Goutchkov ; c’est un ulcère qui dévore le cœur du peuple ! » Raspoutine s’éloigna, mais en proférant des menaces ; un malheur allait frapper la famille impériale si elle ne continuait pas à prier avec lui. Effectivement, l’héritier du trône tomba malade ; la Douma ayant été prorogée dans l’intervalle, on rappela en hâte Raspoutine ; l’enfant guérit[4].

Deux ans après (avril 1914), l’évêque André d’Oufa attaqua violemment l’aventurier. Il dit que les faux prophètes étaient un signe de la décomposition nationale et rappela que les gouverneurs de provinces avaient autrefois recherché la faveur d’Iliodor, malgré sa notoire inconduite. Le nouveau faux prophète ne porte pas de froc (Raspoutine ne fut ordonné qu’en juin 1914), mais il est d’autant plus dangereux que le loup a revêtu la peau d’un agneau. Cet homme, à qui l’on devrait refuser les sacrements, a l’impudence de jouer le rôle d’un dispensateur des biens terrestres. « Il m’a offert à moi-même, poursuivait l’évêque, une des situations les plus enviables si je répondais affirmativement à sa question : « Croyez-vous en moi ? » Je lui répondis que je le croyais un parfait charlatan. Si ce misérable est en faveur auprès de la haute société, c’est qu’elle a fait moralement banqueroute. »

Tous les jours une file d’équipages amenait chez Raspoutine des femmes du monde, des fonctionnaires, des solliciteurs. D’étranges histoires couraient sur ses amours infatigables, sur les bains qu’il faisait prendre, sous ses yeux, à ses pénitentes, sur les châtiments purificateurs qu’il leur infligeait. « Ce n’est que par moi qu’on peut être sauvé, déclarait-il. Pour cela, il faut qu’on se confonde en moi, corps et âme. Tout ce qui vient de moi est la lumière qui délivre du péché. » L’Église romaine, à côté de beaucoup d’innocents, a frappé plus d’un Raspoutine ; lorsque l’Inquisition d’Espagne sévissait contre les confesseurs solicitantes y flagelantes, elle avait des avantages sur le Saint-Synode russe, qui sut tout et qui ferma les yeux.

Il est probable que l’imagination s’est donné toute licence pour attribuer à Raspoutine plus de méfaits qu’il n’en a pu commettre ; mais ce qui est sûr, c’est que ce robuste moujik, aux yeux bleus sombres, aux mains agiles et fines, exerçait, sur les femmes du monde comme sur les paysannes, une étrange et périlleuse fascination. La princesse Lucien Murat a dit de lui : « On l’aurait pris pour un homme des bois ; mais il parlait d’amour comme un séducteur »[5].

Au mois de juillet 1914, une femme tenta de l’assassiner, soit pour venger Iliodor, soit par quelque rancune amoureuse. Raspoutine lui-même, plus tard, essaya de faire assassiner Milioukov ; mais le drôle chargé du coup eut peur et avoua. On se hâta d’étouffer l’affaire. Nous verrons plus loin le rôle de Raspoutine pendant la guerre de 1914 et sa fin tragique, qui précéda et annonça celle de ses maîtres. Les destinées d’un grand Empire, celles même de la liberté du monde, furent un long moment à la merci d’un illuminé vénal. Les pires ennemis de l’autocratie russe n’auraient pu rêver pour elle une fin plus lamentable, une chute plus honteuse : la dynastie de Catherine II et d’Alexandre Ier finissait entre les mains non d’un Potemkine ou d’une Barbara de Krüdner, mais d’un paysan perverti.


XV


L’extrême-droite comptait que les élections pour la quatrième Douma, où la pression gouvernementale, exercée par le ministre de l’Intérieur Makharov, dépassa toute mesure, lui assureraient une énorme majorité. Une bonne moitié des électeurs ne purent prendre part au vote, ayant été convoqués trop tard ; beaucoup de paysans furent invités à voter dans les villes, ce qui les aurait obligés à perdre cinq jours de travail. On savait que les députés de la droite avaient presque tous été nommés par suite d’accords à l’amiable entre les gouverneurs et les évêques[6]. L’événement démentit les prévisions. La Douma se trouva presque impuissante par suite de l’absence d’une majorité. Nombre de députés paysans et même ecclésiastiques, élus comme réactionnaires avec l’appui du gouvernement, passèrent à l’opposition. Les grands caractères, les hommes politiques énergiques et probes se trouvaient, cette fois encore, parmi les cadets, dont le chef était Milioukov, ancien professeur aux Universités de Moscou et de Chicago, longtemps en exil, estimé et écouté toujours. Parmi les travaillistes, le plus remarquable des nouveaux élus était A. Kerensky, député de Saratov. Âgé de trente ans, connu par un remarquable rapport sur la répression sanglante de la grève des mines de la Léna, il appartenait à une famille noble et était le gendre d’un sénateur de Kazan. Une passion intense pour la liberté et la justice l’avait jeté dans les rangs de l’extrême-gauche. « Ses discours à la Douma ont été fort remarqués, écrivait un journaliste, le 12 février 1913 ; on entendra beaucoup parler de lui. » À côté de Kerensky on signalait comme un homme d’avenir le député caucasien Tchkheidze, seul survivant de la troisième Douma parmi les démocrates socialistes.


XVI


Dès la fin de la première session (28 décembre 1912), la Douma réclama, par cent trente-deux voix contre soixante-dix-huit, la coopération du Gouvernement et du pouvoir législatif pour faire respecter dans son esprit le manifeste impérial d’octobre 1905. Les élections municipales de Pétersbourg, qui se firent à cette époque, balayèrent la majorité de droite et donnèrent les deux tiers des mandats à l’opposition.

Bien que la Douma ait accueilli avec loyalisme un nouveau manifeste du tsar (6 mars 1913), où le souverain, commémorant le troisième centenaire de la dynastie des Romanov, ne renouvelait aucune de ses promesses libérales de 1905, il se trouva dans cette assemblée cent quarante-six députés contre cent treize pour se plaindre, le 18 juin, des mesures oppressives restées en vigueur, malgré le complet rétablissement de l’ordre, de la discorde entretenue à plaisir entre les diverses nationalités, des obstacles apportés au développement du Gouvernement local. « La Douma attire l’attention du Gouvernement sur ces faits et demande avec insistance que les réformes promises soient exécutées dans un esprit libéral. »

Deux ministres surtout, Stcheglovitov (Justice) et Kasso (Instruction publique), dignement secondés par Sabler (Saint-Synode), accumulaient les illégalités et les dénis de justice. Kokovtsev, plus intelligent et plus honnête, était impuissant à les contenir, car ils disposaient d’appuis puissants en haut lieu.

En présence de ces provocations incessantes, l’effervescence populaire se manifestait non plus par des émeutes, mais par des grèves, souvent politiques plutôt qu’économiques, où les habitants des grandes villes soutenaient les grévistes. De un million cinquante et un mille en 1905 (la première année où les grèves aient été autorisées), le nombre des grévistes était tombé à quarante-six mille six cents en 1910 ; en 1913, il y en eut près d’un million, dont cent mille d’un coup à Pétersbourg (19 novembre). Les délégués des municipalités, réunis en congrès à Kiev (octobre), allaient voter à la presque unanimité une motion très hostile au Gouvernement lorsque le chef de la police ordonna à l’assemblée de se dissoudre. Les octobristes, de plus en plus indépendants, se prononcèrent nettement, vers la même époque, contre le Conseil d’Empire et déclarèrent que la politique intérieure de la Russie était en opposition absolue avec le manifeste de 1905. Ils n’estimaient pas que le Gouvernement fût disposé à se conformer aux intentions impériales et se réservaient de le combattre par tous les moyens légaux.

En dépit des protestations réitérées des libéraux contre la russification de la Finlande, les persécutions y furent encore aggravées. Vingt-trois membres de la Cour d’appel de Viborg furent condamnés à seize mois de prison et à la privation de leurs droits pendant dix ans pour avoir fait obstacle à une loi russe de 1912 concernant les droits des Russes en Finlande, loi qui n’avait pas été votée par la Diète finlandaise et qui, par suite, ne les obligeait pas (27 janvier 1913).


XVII


La direction des Affaires étrangères appartenait, depuis 1910, à un homme intelligent et honnête, Sazonov. Pendant la seconde guerre balkanique, malgré l’agitation créée par les slavophiles, il maintint le principe de l’action commune des grandes Puissances, à l’encontre de toute initiative de l’une d’elles. Pour conserver la paix, il consentit à la cession de Scutari aux Albanais, exigée par l’Autriche, et n’hésita pas à tancer vertement le roi de Monténégro qui risquait, par son obstination, de mettre le feu à l’Europe. Le premier ministre, Kokovtsev, n’était pas moins pacifique, espérant encore que toutes les difficultés dans les Balkans pourraient être résolues par le concert des Puissances, par l’accord de l’Autriche-Hongrie et de la Russie. La Russie libérale était pacifique comme son gouvernement ; elle était surtout préoccupée de sa situation intérieure, dont l’acuité fut encore accrue pendant le premier semestre de 1914. Lors du jubilé de l’institution des zemstvos (janvier 1914), l’empereur se plut à reconnaître les services rendus par ces assemblées, mais ne dit pas un mot laissant espérer que les pouvoirs de la bureaucratie et de la police seraient restreints, ni que le mode d’élection des zemstvos serait réformé. Au banquet qui termina les fêtes du jubilé à Pétersbourg, Milioukov, s’adressant aux octobristes, prononça des paroles presque menaçantes : « S’il entrait dans l’esprit d’un autre Yuan-Shi-Kai de remplacer la représentation nationale par quelque organe administratif, alors nous serions unanimes à sentir et à agir en citoyens. »

Kokovtsev, qui avait tenté de « boycotter » la Douma, bien que suspect lui-même de libéralisme, fut remplacé le 11 février par Goremykine, homme fort âgé et fatigué qui se définissait lui-même « une pelisse passée de mode dont on se souvient seulement un jour de froid ». Il devait laisser le champ libre aux extrêmes réactionnaires de son cabinet, Maklakov, Stcheglovitov et Kasso.


XVIII


Le gouvernement prohiba la célébration du centenaire du poète national de l’Ukraine, Taras Shevtchenko, ce qui provoqua de vives réclamations à la Douma. « Il y a certainement, dit Milioukov, un mouvement ukrainien, et qui ne peut être arrêté ; mais il s’agit de savoir si vous voulez vous en faire un ami ou un ennemi. Les vrais séparatistes sont les persécuteurs, qui font le jeu de l’Autriche. Si les Ukrainiens sont convaincus qu’ils n’ont rien à espérer de la Russie, ils chercheront leur salut ailleurs. Voulez-vous que le centenaire de Shevtchenko soit célébré en Russie, où il y a trente millions d’Ukrainiens, ou en Autriche, où il y en a cinq millions ? » La Douma donna raison à Milioukov.

Au mois de mars, le professeur Baudouin de Courtenay, conseiller d’État, fut condamné à deux ans de prison pour avoir publié, en 1912, un opuscule en faveur d’un système fédéral de gouvernement. Mis en liberté provisoire sous caution, il fut l’objet d’ovations et reçut des félicitations de toute la Russie.

Peu après, les grèves politiques reprirent à Pétersbourg ; le 26 mars, il y eut soixante-dix mille grévistes, auxquels s’associèrent les étudiants. Une note officieuse déclara que les grèves prenaient de plus en plus un caractère politique et que le gouvernement aurait recours à des mesures sévères pour les réprimer.

La réaction alla si loin que les poursuites furent intentées contre le député Tchkheidze pour un discours prononcé par lui à la Douma (avril). Le 9 mai, Milioukov avertit la Douma que le Gouvernement préparait un coup d’État à l’aide de ses auxiliaires favoris, les Cents Noirs. Le 11, il fut question ouvertement de l’influence de Raspoutine, qui faisait nommer des évêques à son gré et que les plus hauts représentants du clergé accueillaient avec déférence chaque fois qu’il se présentait dans une ville, « alors que son nom est associé aux vices et aux crimes les plus infâmes », disait le prince Mansyrev, député cadet. Le procès Beïlis donna lieu aussi à des scènes violentes (mai 1914) : « Vous avez laissé échapper le vrai coupable, dit Milioukov, et vous avez tenu pendant deux ans un innocent en prison ! » Le tumulte qui s’ensuivit eut pour résultat la démission du vice-président progressiste, qui fut remplacé, à la presque unanimité, par l’octobriste Protopopov. C’était un homme d’origine modeste, enrichi par son mariage et par des entreprises industrielles ; il était maréchal de la noblesse de Samara et semblait acquis aux idées libérales dont il devait si prestement se détourner plus tard.

On n’attaqua pas avec moins de violence le ministre de l’Instruction publique, Kasso, qui restait en fonctions grâce à son rôle de bas policier et malgré les scandales de sa conduite. « Les favoris de ce ministre, dit Novokov, sont des ignares ; l’un d’eux, employé à Novorossysk, se plaît à initier les jeunes filles aux attraits du Décaméron et aux questions traitées dans les livres catholiques à l’usage des confesseurs. Nous pensons, concluait l’orateur, que le peuple russe secouera bientôt le joug honteux qui l’opprime et que les générations futures seront préservées du pouvoir irresponsable d’un ministre qui préfère des espions et des cabinets particuliers à la cause sacrée de l’instruction populaire, d’un ministre dont la conscience est marquée d’une tache indélébile par le jeune sang que sa perversité a fait couler » (allusion à une affaire de mœurs qui, sous tout autre régime, aurait fait chasser Kasso de l’administration qu’il dirigeait). Un blâme contre le ministre fut voté par 143 voix contre 84.

Le ministre de la Guerre, le néfaste Soukhomlinov, ne fut pas moins maltraité ; on dénonça (juin 1914) les caprices de l’avancement, les gaspillages et les vols de l’intendance. La moitié des chaussures fournies à l’armée étaient inutilisables ; quarante-cinq pour cent des chevaux achetés devaient être réformés presque aussitôt ; alors qu’il n’y avait que trois cent trente généraux en France, la Russie en payait seize cent cinquante-sept, la plupart ignorants et n’ayant jamais rien vu de la guerre. Le ministre lui-même ne connaissait rien du service actif ; mais il obligeait les cercles militaires à s’abonner à la Zemstchina, feuille d’extrême-droite non seulement hostile à la Douma, mais à l’entente avec la France et l’Angleterre. Les leçons de la guerre japonaise avaient sans doute profité au matériel, mais le personnel était resté aussi mauvais.

La Douma fut prorogée du 27 juin jusqu’au 28 octobre. Les grèves se multiplièrent d’une manière alarmante. Le 2 juillet, grève de deux mille ouvriers de Poutilov ; puis, à partir du 17, recrudescence telle qu’on a pu y soupçonner plus tard les excitations d’agents étrangers. À Pétersbourg seul, il y eut cent quarante mille grévistes. Le 19, la police en arrêta plusieurs centaines, ce qui ne fit qu’accroître le mouvement. Le 22, les cosaques firent usage de leurs revolvers, tuant cinq ouvriers, en blessant un très grand nombre. À Moscou et dans le Caucase, des grèves répétées éveillaient l’idée d’un essai de mobilisation du prolétariat contre le gouvernement et attestaient, dans les classes ouvrières, un pouvoir d’organisation et de discipline qu’on ne soupçonnait pas, ou qu’on avait cru disparu depuis 1905.


XIX


En présence de la guerre subitement déchaînée par l’Allemagne (1er  août), l’ « union sacrée » était partout nécessaire, mais en Russie plus encore qu’ailleurs. Elle se fit rapidement et complètement, parce que cette guerre n’avait rien de commun avec celle de 1904 : la Russie était injustement attaquée, après avoir, grâce au tsar et à Sazonov, fait l’impossible pour sauvegarder la paix. Le pays le sut ou le devina : tous les germes de guerre civile disparurent. Polonais, Finlandais, Petits Russiens, Caucasiens, tous s’unirent dans un même sentiment patriotique. On vit à Pétersbourg (dénommé peu après Pétrograd) cinq mille juifs, conduits par un rabbin, s’avancer vers le palais en chantant des cantiques en hébreu et l’hymne national, puis s’agenouiller pour entonner des prières ; leurs drapeaux portaient cette devise : « Il n’y a plus maintenant ni juifs ni gentils. » À l’étranger, les exilés se réconcilièrent ; ainsi l’anarchiste Kropotkine tendit la main à son vieil adversaire Plekhanov, chef des social-démocrates. « Les ennemis implacables de la monarchie, les prisonniers de la forteresse de Schlusselbourg, tous les hommes qui, depuis de longues années, avaient prouvé leur dévouement indomptable à la cause de la Révolution, prêchaient l’union autour du drapeau contre l’ennemi »[7]. Tous les grévistes, au premier signal, avaient repris leur place dans les ateliers.


XX


C’est alors que le tsar prit une décision mémorable qui, avec son initiative provoquant la Conférence de La Haye, suffira, malgré tant de fautes, à honorer sa mémoire. D’un trait de plume, il supprima la vente de l’eau-de-vie, creusant un gouffre énorme dans le budget russe, mais fortifiant le peuple tout entier, à la veille des plus dures épreuves. Alcoolisée comme elle l’était, la Russie n’aurait pu se défendre contre des ennemis beaucoup mieux armés ; elle n’eût pas su davantage, le moment venu, conquérir sa liberté. La suppression de la vodka a été le bienfait suprême de l’ancien régime ; seule elle a mis la Russie en état de le renverser.

Dès le mois de février 1914, le tsar avait écrit, dans une lettre adressée au ministre des Finances Back : « Il est inadmissible de fonder la prospérité du fisc sur la destruction morale et économique de la grande masse des citoyens. » Witte, l’inventeur du monopole qui rapportait alors deux milliards et demi par an, en était venu lui-même à le condamner : « J’avais pensé, disait-il, donner le jour à une jeune fille ; je vois maintenant qu’elle fait le trottoir sur la Perspective Nevsky. »

Le 26 mars, ordre fut donné de supprimer la vente de l’eau-de-vie dans les gares. En août, la plupart des boutiques officielles où l’on débitait le poison furent fermées ; le tsar annonça, au mois d’octobre, qu’elles ne rouvriraient plus. La vente des spiritueux fut également prohibée dans la Galicie conquise. Presque aussitôt, les effets économiques de la prohibition se firent sentir : ce que le peuple dépensait pour boire, il le versa désormais aux caisses d’épargne et la richesse publique s’accrut de tout ce qui était sacrifié par le fisc.


XXI


Un profond connaisseur de la Russie, Anatole Leroy-Beaulieu, avait maintes fois averti l’opinion en France que la Russie était mal préparée pour une guerre offensive et que les sympathies des cercles dirigeants étaient allemandes. Ces sympathies, accrues et alimentées par des alliances princières, par le mariage de l’empereur lui-même avec une princesse hessoise, se fondaient aussi sur la répugnance de la Russie officielle pour les pays démocratiques de l’Entente. Le journal favori des réactionnaires, la Zemstchina, dont le ministre de la Guerre avait rendu l’abonnement obligatoire dans l’armée, n’avait cessé, malgré le tsar et sa diplomatie, l’un et l’autre de bonne foi, de prêcher le rapprochement avec l’Allemagne, de vouer à l’exécration l’Angleterre et la France, gouvernées « par les francs-maçons et les juifs »[8]. De nombreux salons, à Pétersbourg, restaient des foyers d’influence et de propagande germaniques ; c’était là d’ailleurs une fort ancienne tradition en Russie où, depuis Pierre le Grand, les Allemands — à défaut d’une noblesse russe instruite et d’une classe moyenne — avaient joué un grand rôle comme militaires, diplomates, administrateurs, chefs d’industrie et ouvriers habiles. Le mouvement slavophile, dont le centre était à Moscou, et le mouvement démocratique, qui sentait l’hostilité de la Prusse et s’en méfiait, n’avaient exercé qu’une action assez faible sur les hautes régions de la société et la bureaucratie. Russifier les provinces baltiques et donner le nom de Jouriev à Dorpat (1893) ne constituait pas des succès sérieux pour les slavophiles, quand la capitale et le Gouvernement lui-même étaient et restaient germanisés.

Il fallut le désastre de Tannenberg (fin août 1914), ceux de la retraite galicienne et polonaise (mai-septembre 1915), pour faire comprendre au pays qu’il n’était pas seulement mal servi et volé — il le savait depuis longtemps — mais trahi.

On peut douter que le général Rennenkampf, le 26 août 1914, eût pu sauver son collègue Samsonov, égaré par de faux rapports d’espionnage, en se portant à son secours ; peut-être eût-il été entraîné dans sa défaite, la plus cruelle qu’ait subie la Russie (quatre-vingt mille prisonniers) ; mais le fait que Rennenkampf ne tenta rien, battit simplement en retraite, put autoriser, dès le mois de septembre, de graves soupçons.

Puis ce fut l’affaire de Lods (25 novembre 1914), où la négligence du même Rennenkampf sauva d’un désastre deux corps d’armée allemands, enveloppés par l’habile stratégie du grand-duc Nicolas. Cette fois encore, l’opinion fut profondément troublée.

Enfin, lorsque les armées russes, attaquées en force sur la Dunajec, durent battre en retraite faute de munitions et de fusils pour armer les recrues, lorsque toute la Pologne et les forteresses du Niémen tombèrent aux mains de l’ennemi, personne n’incrimina le grand-duc Nicolas, qui montra des qualités militaires supérieures, mais personne ne douta plus qu’il était trahi, comme la Russie elle-même. L’arrestation et l’exécution du colonel Miassoyedov (mai 1915) donna une sanction officielle à ces bruits. Le général Polivanov remplaça le ministre Soukhomlinov qui n’avait cessé de dire que la Russie avait d’amples provisions d’armes, qui avait refusé des millions de fusils offerts par l’Angleterre et tout à coup avouait que les arsenaux étaient presque vides (4 mai 1915). Des dizaines de milliers de Russes, envoyés au front, durent se défendre avec des bâtons, offrir leurs poitrines nues à des pluies d’obus. Quand l’incurie se double ainsi de mensonge, elle ressemble singulièrement à la trahison.


XXII


Soukhomlinov et Miassoyedov avaient épousé deux amies ; la première avait divorcé pour épouser le ministre de la Guerre. Mme Soukhomlinov était, dès avant la guerre, en relations étroites avec l’Autrichien Altschiller, fournisseur attitré par lequel il fallait passer pour obtenir des commandes, toujours réservées à des Allemands.

À la Douma, en 1913, on avait déjà révélé L’infamie des marchés que consentait le ministre de la Guerre. On dit plus tard que Soukhomlinov s’était enrichi, qu’il avait acquis des propriétés importantes ; ce qui est sûr, c’est que son ministère était devenu un nid d’espions et que si parfois on en arrêtait un, l’ordre venait de le relâcher aussitôt.

Quant au colonel Miassoyedov, il appartenait à L’okhrana. Après avoir opéré en Finlande, il occupa longtemps un poste de confiance à Wirballen, sur la frontière prussienne ; des relations intimes se nouèrent entre lui et les nobles prussiens du voisinage ; on disait même qu’il avait chassé avec Guillaume II dans la forêt de Rominten. Pendant la guerre il fut attaché à l’état-major du grand-duc Nicolas ; il n’y avait pas de secrets pour lui. Les Russes mirent du temps à s’apercevoir que l’ennemi connaissait tous leurs desseins ; la révélation leur vint de L’État-major français, instruit, dit-on, par une lettre trouvée sur un officier allemand. Pour s’édifier, le grand-duc fit semblant de préparer une manœuvre importante ; les Allemands agirent aussitôt en conséquence. La preuve était faite ; Miassoyedov fut arrêté.

Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que, dès 1912, Miassoyedov était suspect de traîtrise ; l’écho de cette accusation parvint à un journal paraissant à Londres, qui s’occupait, à titre exclusif, des affaires de Russie. Voici le texte[9] :


Après la mort de Stolypine (qui l’avait privé de son emploi de chef de la gendarmerie à Wirballen), Miassoyedov réussit à obtenir une place au ministère de la Guerre, où il recevait des ordres secrets ; suivant toute apparence, sa fonction principale consistait à contrôler les sentiments politiques des officiers. M. Soukhomlinov était content de lui ; de capitaine, il le fit nommer lieutenant-colonel. Mais les principaux officiers de l’État-major lui témoignaient une méfiance insurmontable. On lui refusait l’accès des documents secrets, ainsi que la clef du code secret officiel. À en croire une opinion répandue parmi les officiers, Miassoyedov était un espion autrichien. L’affaire finit par être ébruitée dans la presse. Un journal du soir, Vetchernoié Vremia, commença une campagne à ce sujet ; mais, sauf l’assertion que Miassoyedov avait désorganisé le système de contre-espionnage, aucune accusation précise ne put être formulée contre lui.


La Russie possédait de grands établissements industriels, comme ceux de Poutilov, et son sol lui fournissait en abondance les matières premières ; pourtant, on estimait qu’elle était incapable d’armer et d’équiper ses immenses réserves. Jusqu’en août 1915, jusqu’au désastre, aucune tentative n’avait été faite pour organiser l’industrie en vue de la guerre ; tout se traitait, comme par le passé, entre le ministre et ses fournisseurs habituels — au prix de quels abus, on l’a dit à la Douma. À ce moment, sous la pression de la nécessité et grâce à l’intelligence du général Polivanov, un changement commença. Les zemstvos, indépendants de la bureaucratie, intervinrent ; la production intérieure fut doublée, puis décuplée ; la crise était presque surmontée au mois d’octobre. Par Arkangel et Vladivostok, la Russie recevait d’énormes cargaisons, provenant d’Angleterre, des États-Unis, du Japon. Mais beaucoup de ces envois s’égaraient, disait-on, sur des voies latérales, où ils étaient abandonnés on ne savait par quels ordres ; d’autres ne répondaient pas aux besoins prévus ; d’autres, enfin, arrivaient trop tard et étaient mal répartis. Tout habitués qu’ils sont à l’incurie des bureaucrates, les Russes soupçonnaient, dans ces contretemps répétés, l’effet de mauvaises volontés actives en haut lieu. L’arrêt de plusieurs offensives, qui s’annonçaient heureuses, fut attribué à ce « sabotage » des transports.


XXIII


À la colère grandissante de l’opinion, le Gouvernement ne répondit d’abord que par la politique des pogroms, qu’il avait déjà adoptée comme dérivatif en 1905. Il y avait des millions de juifs en Russie et en Pologne : c’est à eux qu’étaient dus les trahisons, le défaut d’organisation, la hausse des prix. Il s’agissait de détourner l’irritation populaire sur ces malheureux sans défense, dont quatre cent mille servaient dans les armées russes sans l’espoir d’y conquérir un grade. La police aux armées s’y employa comme la police à l’arrière ; elle incita les Polonais catholiques à faire comme elle. Miassoyedov était naturellement le plus ardent à dénoncer les juifs comme les auteurs de ses propres trahisons. Des centaines de juifs, tant en Galicie et en Pologne que dans la Russie blanche et les provinces baltiques, furent pendus sans forme de procès ; des centaines de mille furent refoulés vers l’intérieur de la Russie où, ne pouvant s’établir à cause des lois de 1881, ils étaient poussés de ville en ville comme des troupeaux ; des centaines de pogroms, organisés par des malandrins et la police, ensanglantèrent les quartiers juifs des villes. Toute la presse juive fut supprimée d’un coup (5 juillet 1915). Bien plus, par une illégalité monstrueuse, on prit des otages dans les communautés juives comme en pays ennemi et on les déporta — pour répondre, disait-on, de la bonne conduite des autres. Les persécutions de 1881 et de 1905 n’avaient rien été à côté de celles-là, qui firent des victimes innocentes par milliers.

Mais ces infamies ne donnèrent pas le change à l’opinion. Le comte Ivan Tolstoï, ancien ministre et maire de Pétrograd, forma un comité où entrèrent des hommes de la haute noblesse, pour venir en aide aux juifs persécutés. Plus de deux cents intellectuels et hommes politiques russes signèrent une pétition réclamant pour les juifs l’égalité civile et politique. Les journaux révélèrent que lorsque les juifs accusés de connivence avec l’ennemi étaient traduits devant des tribunaux militaires, et non pendus aux arbres, leur innocence était presque toujours reconnue. Des voix autorisées s’élevèrent à la Douma pour protester contre des excès qui diffamaient la Russie aux yeux des neutres. Les députés savaient, par les journaux des États-Unis et de Hollande, restés libres de dire la vérité, quel tort immense ce déchaînement de fureurs faisait à la cause commune. On le dit à la Douma beaucoup plus librement qu’à Paris. « Une population entière, s’écria Milioukov, a été accusée de trahison, et cette accusation, provenant d’une source unique (Miassoyedov), était propagée par l’autorité militaire ! » (août 1915). — « Les coupables ne sont point les juifs, dit Tchkheidze, le pays tout entier l’affirme ; ce sont ceux qui se sont enrichis aux dépens de l’armée, ce sont ceux qui ont vendu la Russie, guidés par les Miassoyedov. Et si l’on veut réellement trouver les coupables, il faudra aussi faire la lumière sur le rôle du ministre de l’Intérieur Maklakov. » Parlant ensuite des quatre cents otages juifs retenus en prison : « Quelle loi de l’Empire, demanda-t-il, autorise à mettre en prison des gens dont le seul tort est de jouir de l’estime générale ? Quelle loi autorise à juger et à punir des crimes inconnus ? Cela nous déshonore à la face du monde civilisé, à la face des Alliés. »


XXIV


Le ministère se présenta à la Douma allégé de ses réactionnaires les plus compromis (Stcheglovitov, Maklakov, Sabler). Le nouveau ministre de l’Intérieur, Stcherbatov, était un modéré, qui s’était montré très actif dans les zemstvos ; Ignatiev, ministre de l’Instruction publique, avait des tendances libérales (juillet 1915). À la réouverture de la Douma (1er  août), Goremykine tint un discours conciliant. Comme les Polonais, les autres nationalités de l’Empire avaient montré leur fidélité à la patrie ; la politique intérieure devait désormais être pénétrée de sentiments d’impartialité et de bienveillance, sans distinction de nationalité, de croyances ou d’origine. Les promesses impériales faites à la Pologne étaient confirmées. Le Gouvernement reconnaissait que l’administration de la guerre avait été débordée par les exigences de la situation et demandait lui-même la création d’un Comité de munitions, comprenant des délégués des zemstvos. Ce comité fut créé et présidé par Goutchkov, futur ministre de la Guerre en mars 1917.

Le 3 août, après la réélection de Rodzianko à la présidence, la Douma exprima par un vote la volonté de la nation de continuer la guerre jusqu’à la victoire. Des orateurs de l’opposition demandèrent la mise en jugement des officiers responsables du manque d’obus ; la même question fut traitée dans une séance secrète (le 10), à la suite de laquelle fut instituée une commission d’enquête présidée par le général Petrov.

La séance du 14 août fut extrêmement orageuse. Les orateurs libéraux dénoncèrent les brigandages de l’intendance, le refus systématique opposé par le Gouvernement aux bonnes volontés qui s’étaient offertes dès le début, l’emprisonnement des leaders ouvriers, la persécution des allogènes, notamment des juifs. Le cadet Adjemov rappela ces mots de Lloyd Georges (alors simple député) qu’en écrasant les troupes russes sous leurs obus les Allemands détruisaient les chaînes qui pesaient sur la société et sur le peuple. Tchkheidze dit que le Gouvernement avait fait de l’administration des chemins de fer le règne du pillage, des pots-de-vin et de la concussion. Des révélations inquiétantes dénoncèrent la mainmise de l’Allemagne sur les banques et les industries russes ; ainsi la moitié des actions de l’usine Poutilof appartenait au groupe autrichien de Skoda, étroitement uni au groupe Krupp ; sous cette pression, l’usine avait congédié des ouvriers et réduit à cinq le nombre des heures de travail. « — Je peux citer des cas, dit encore le député Dourov, où l’armée a reçu de l’intendance du foin pourri. À plusieurs reprises, l’intendance a brûlé ses dépôts deux ou trois jours avant la retraite ; on dit dans l’armée qu’elle a voulu effacer ainsi la trace de ses méfaits. » Un membre d’extrême-droite, Pouriskévitch, rendit hommage à la fidélité de la Pologne et salua dans l’avenir la nation polonaise, autonome sous le sceptre du tsar. Une motion portant suppression de toutes les restrictions nationales et religieuses ne fut repoussée qu’à la majorité de dix-neuf voix.

À la fin du mois, des membres de la Douma et du Conseil d’Empire se réunirent afin de donner à la Russie un premier ministre énergique, à la place du somnolent Goremykine. Le congrès municipal de Moscou demanda qu’on mît aux affaires des hommes politiques connus, non d’obscurs bureaucrates. Une fois de plus, le pays se soulevait contre l’apathie et l’incapacité de l’administration.


XXV


On put croire un instant, au commencement de septembre 1915, que l’union était faite entre le tsar et le pays. Avant de prendre le commandement en chef des armées, avec Alexeiev comme chef d’état-major, Nicolas II prononça des paroles réconfortantes. Toutes les organisations de la Russie avaient répondu à l’appel de la patrie ; le tsar répéta qu’il était décidé à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire, à quoi Rodzianko répondit que la Russie, serrée autour de son souverain, était prête à tous les sacrifices pour briser à jamais les chaînes allemandes. Mais les causes de désaccord étaient trop profondes pour que des paroles éloquentes pussent les écarter. Une nouvelle rupture eut pour prétexte le vœu exprimé par toute la gauche de la Douma de voir enfin établir la responsabilité ministérielle devant l’assemblée. Irrité ou circonvenu, Nicolas II prorogea la Douma jusqu’au 14 novembre (16 septembre). « Le renvoi de la Douma, dit un journal américain[10], pourrait être à bon droit compté à Berlin parmi les succès allemands sur le front oriental. Le tsar vient de porter un coup à ses alliés en rompant avec les représentants du peuple. » Pendant une semaine, il y eut des grèves et des tentatives d’émeute. Puis la réaction reprit de plus belle. Le prince Stcherbatov fut remplacé par un membre de la droite, Khvostov, ancien gouverneur de Nijni ; député à la quatrième Douma, il s’était signalé à l’attention en interrompant le discours du trône par le cri retentissant : « Vive S. M. le tsar, autocrate de toutes les Russies ! » Le premier acte de ce ministre de l’Intérieur fut de proclamer la loi martiale à Moscou. Mais les élections au Conseil de l’Empire assurèrent des gains importants au bloc progressiste (novembre). Trepov, nommé ministre des Communications (31 octobre), passait pour un homme énergique ; toutefois, son passé l’inféodait à la réaction. En 1913, étant gouverneur de Kiev, il s’était acharné contre un groupe de sculpture, placé à l’entrée d’une exposition industrielle, qui représentait un ange penché sur un ouvrier, comme pour le protéger et le bénir. « Pur socialisme ! » s’écria Trepov ; et il fit enlever la figure de l’ouvrier — n’osant toucher à l’ange — pour le remplacer par l’écusson de la ville.

En novembre, la réunion de la Douma fut de nouveau différée. Un congrès des zemstvos et des municipalités devait s’assembler à Moscou : il fut interdit. En revanche, les congrès de la droite à Pétrograd et à Nijni furent autorisés et le ministre de l’Intérieur y envoya des représentants. Comme pour défier la Douma, on y tint les discours les plus violents : le Gouvernement fut invité à supprimer la Constitution, à rétablir l’autocratie intégrale, à museler la presse. Chose plus grave, des hommes qui avaient appartenu au Gouvernement depuis la guerre déplorèrent la politique qui avait conduit à une rupture avec l’Allemagne. Une fois de plus, les tendances germanophiles de l’extrême-droite étaient ouvertement confessées.


XXVI


Des bruits de paix coururent avec insistance en janvier 1916, bien que le tsar, passant en revue les chevaliers de Saint-Georges (le 2), eût affirmé qu’il ne conclurait la paix qu’après avoir chassé le dernier ennemi du sol russe et en plein accord avec les Alliés. On dit que l’Allemagne avait proposé la paix à la Russie et au Japon. Le ministre des Affaires étrangères, interrogé, répondit qu’il avait simplement laissé sans réponse bon nombre d’offres de paix séparée, mais il n’en précisa ni la nature ni l’origine. Qu’il y eût, en Russie même et dans les hautes sphères, des personnes disposées à trahir l’Entente, c’est ce dont personne ne doutait plus et ce que Roditchev devait dire à la Douma en juillet 1916 : « Le parti qui défend les mesures les plus réactionnaires est formé de gens dont les sympathies vont à l’Allemagne. Ce n’est pas un pur effet du hasard qui, dès le 14 mai 1915, a fait jaillir du sein de ce parti l’aveu qu’il préférait un modeste accord avec l’Allemagne à une grande alliance avec l’Angleterre. Le Gouvernement ne peut s’appuyer sur ce parti. La guerre qui ensanglante l’Europe est tout d’abord un duel entre les idées de servitude et de liberté. »

Ce sont les idées de servitude qui firent arriver au pouvoir un homme jusque-là fort obscur, Boris de Stürmer, membre du Conseil d’Empire et protégé de la coterie Raspoutine. Il succéda le 3 février à Goremykine comme président du Conseil des ministres.

La Douma ne se réunit à nouveau que le 16, en présence de l’empereur, venu pour assister au début de la séance. Stürmer et Polivanov firent des discours patriotiques ; le premier promit des réformes dans l’administration municipale, le second vanta la réorganisation de l’armée. Sazonov tint un langage énergique : les Alliés devaient mettre fin aux appétits voraces du pangermanisme ; la Russie tout entière voulait une Pologne autonome et non démembrée. Milioukov dit qu’il fallait empêcher les Détroits de devenir allemands, mais qu’il n’était pas nécessaire, pour cela, de les annexer à l’Empire ; sur quoi la chancellerie russe publia une note réservant sa manière de voir (24 mars). Au cours des débats, Tchkheidze prononça un discours dont la censure russe interdit d’abord la publication. Il accusait d’égoïsme toutes les grandes Puissances belligérantes et déclara, au nom de ses amis socialistes, qu’il voulait une paix sans annexions ni indemnités, comme la réclamaient les socialistes allemands et autrichiens.


XXVII


La situation des libéraux était devenue très forte à la Douma, car les nationalistes modérés, le centre, les octobristes, les progressistes et les cadets y avaient formé un « bloc progressiste » disposant de deux cent trente voix contre cent vingt-trois. Ce bloc était résolument fidèle à la politique de la guerre à outrance ; les sentiments contraires ne se manifestaient qu’à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche, comme l’avait prédit longtemps à l’avance Anatole Leroy-Beaulieu.

Au commencement de mars 1916, le congrès des cadets publia un manifeste, disant que l’Europe et la Russie ne pouvaient s’incliner sous le joug du militarisme prussien, que les grandes démocraties européennes ne pouvaient sortir de la lutte affaiblies ou écrasées, La Belgique et la Serbie ne doivent pas disparaître, la Pologne et la Lithuanie ne peuvent rester dans les griffes de l’Allemagne, l’Arménie torturée ne peut être rendue à ses bourreaux. La tâche de la victoire est d’ailleurs inséparable de celle de la réforme intérieure ; il faut, pour vaincre, réorganiser la nation.

Une révélation scandaleuse obligea Khvostov à donner sa démission. D’accord avec Stcheglovitov, il avait préparé un grand congrès monarchiste auquel devaient être invités deux mille délégués des paysans russes, dont il offrait de payer le voyage sur les fonds du ministère de l’Intérieur. Le secret fut mal gardé et l’irritation de la Douma portée à son comble quand elle sut qu’au cours de ce congrès on devait réclamer sa suppression. Stürmer remplaça Khvostov (19 mars).

Au mois de mai, des délégués russes, dont Protopovov fut le plus loquace, vinrent à Paris et tinrent des discours en l’honneur de l’Alliance. Rodzianko, président de la Douma, dit à un journaliste qu’il n’y avait pas de parti de la paix en Russie, que c’était une invention allemande (27 mai). Pourtant, des bruits singuliers continuaient à courir ; on apprit que Protopopov, revenant de Paris et de Londres par Stockholm, avait fréquenté dans cette ville un banquier allemand de Hambourg que lui avait dépêché Lucius, ministre d’Allemagne en Suède, avec des offres de paix séparée et des fonds pour lancer un nouveau journal. Nous avons déjà cité les paroles de Rodzianko, prononcées au mois de juillet à la Douma.

Le 23 de ce mois, éclata comme un coup de foudre la nouvelle d’un remaniement profond du ministère : Sazonov était remplacé aux Affaires étrangères par Stürmer ; Khvostov devenait ministre de l’Intérieur ; Makharov, ministre de la Justice. C’était un coup de barre non seulement vers la droite, mais en dehors du sillage des Alliés. La Nouvelle Presse Libre de Vienne écrivit sans détours : « Stürmer est un instrument dont on peut jouer. C’est un homme qui répond au désir secret de la droite, toujours hostile à une alliance anglaise. À la différence de Sazonov, il n’affirmera pas la nécessité de détruire le militarisme allemand. »

L’opinion européenne, mal informée des forces secrètes et de la « politique Raspoutine », attribua la chute de Sazonov à la question polonaise, qui préoccupait fort la diplomatie des Alliés. Il y avait là une part de vérité. Pour satisfaire aux désirs de l’Entente, Sazonov avait préparé, au début de juillet, un projet d’autonomie complète ; dans le préambule, d’accord avec le tsar, il disait que les réformes en Pologne devaient ouvrir la voie à une réforme constitutionnelle de tout l’Empire. Stürmer exploita certainement cette phrase, avec l’appui de l’impératrice, pour incriminer le loyalisme de Sazonov. Le nouveau ministre se garda de renier les promesses impériales relatives à la Pologne, mais il chercha à temporiser, sûr de plaire ainsi à l’extrême-droite et au parti de la Cour.

À la fin de juillet, les Russes achevaient par la prise d’Erzindjan, la conquête de l’Arménie, et l’offensive de Broussilov en Bukovine et en Galicie donnait de magnifiques résultats. On s’attendait, d’un jour à l’autre, à la reprise de Lemberg. Brusquement, l’élan des Russes parut faiblir, puis s’arrêta ; le bruit courut qu’ils commençaient à manquer de munitions, et cela était probablement exact. On ne cessait pourtant de fabriquer et d’importer des munitions en Russie. Pourquoi n’arrivaient-elles pas à l’armée ? S’il y avait encombrement des voies, pénurie de matériel, crise des transports, n’était-il pas singulier que ces fâcheux accidents vinssent paralyser, une fois de plus, un général victorieux ?


XXVIII


Broussilov avait sans doute de bonnes raisons pour déconseiller à la Roumanie d’entrer en guerre ; mais il fut à peu près le seul. Le gouvernement russe et la presse à ses ordres étaient devenus très pressants : la Roumanie devait intervenir sur l’heure, ou renoncer à ses revendications (19 août). Il est avéré qu’on conseilla aux Roumains de porter leur effort sur la Transylvanie et la Hongrie ; la Russie répondait de la Dobroudja.

Le 27 août, la Roumanie déclara la guerre à l’Autriche. Elle attaqua en Transylvanie, ne laissant dans la Dobroudja que peu de troupes. La Russie n’envoya que des secours insuffisants ; une grande partie de la Dobroudja fut conquise par les Germano-Bulgares. L’attaque allemande à l’ouest de la Roumanie, vers Craïova, réussit et menaça Bucarest. À ce moment, toute l’Europe croyait qu’une grande armée russe, venant de Bessarabie et de Moldavie, allait paraître sur l’Arges. La situation des Allemands, dont la stratégie était d’une hardiesse folle, semblait très périlleuse. L’armée russe ne se montra point ; la Roumanie demanda en vain des canons et des munitions (30 octobre)[11] ; Bucarest tomba (6 décembre) et les Allemands, avec leurs alliés, occupèrent toute la Valachie avec la Dobroudja. L’armée russe de Moldavie couvrit la retraite de la principale armée roumaine et lui permit de se réorganiser derrière le Danube (fin décembre). Une note officieuse, répondant à des bruits très répandus, démentit que l’armée russe manquât de munitions et nia également que des dissentiments graves se fussent produits entre la Russie et la Roumanie (16 décembre).

Au cours de ces fâcheux événements, si difficilement explicables par des raisons purement militaires, l’opinion russe n’avait pas été moins émue que celle des Alliés. Lorsque Protopopov remplaça Khvostov au ministère de l’Intérieur (1er  octobre), les bruits injurieux qui couraient sur cet intrigant prirent une nouvelle consistance. Une sorte de conjuration patriotique s’ourdit contre lui, sous les auspices de Trepov, auquel on savait gré d’être laborieux et d’avoir achevé, au milieu de difficultés énormes, la voie de Pétrograd à la côte mourmane en mer libre. Cette fois, ce fut la famille impériale elle-même qui intervint. La veuve d’Alexandre III ne voyait presque jamais son fils et était complètement brouillée avec sa belle-fille, à cause de Raspoutine et de sa clique. Au mois d’octobre, elle rencontra Nicolas II à Kiev et eut avec lui un long entretien. Très instruite des affaires, restée liée avec l’actif ambassadeur de la Grande-Bretagne, sir G. Buchanan, elle demanda au tsar de constituer un cabinet responsable et de chasser Raspoutine. Nicolas II refusa. L’impératrice ne se découragea point ; elle vit les grands-ducs et s’assura de leur concours. Nicolas Michaïlovitch porta au tsar un document rédigé par les membres de sa famille, réitérant, sur le ton le plus pressant, les mêmes demandes (15 novembre) ; on suppliait le tsar de remplacer Stürmer par Trepov et d’écarter de la cour les personnages acquis à l’Allemagne, notamment Protopopov. L’entretien dura deux heures ; le tsar paraissait disposé à entendre raison. Mais l’impératrice apprit qu’il se tramait quelque chose et accourut avec ses filles à Mohilev. Quand on lui donna lecture du passage concernant Raspoutine, elle prit le papier et le jeta au feu. C’est peut-être alors que Nicolas Michaïlovitch écrivit au tsar cette lettre qui a été publiée :

« Tu m’as déclaré souvent que tu n’avais confiance en personne et que tu étais constamment trompé. S’il en est ainsi, cela est surtout vrai de ta femme qui t’aime et qui t’induit en erreur, entourée qu’elle est de personnes dominées par l’esprit du mal. »

Au premier rang de ces personnes malfaisantes était la protectrice et la protégée de Raspoutine, la dame d’honneur préférée de la souveraine, Mme Wyroubov.


XXIX


La Douma avait repris séance le 14 novembre. Le président Rodzianko affirma très haut que la Russie ne trahirait pas ses alliés, qu’elle repoussait avec indignation toute idée de paix séparée. Le leader des groupes polonais lut une déclaration protestant contre l’acte des Empires centraux (4 novembre 1916) qui, sous couleur de libérer la Pologne, en confirmait le partage. Une fois de plus, le Gouvernement proclama le principe de la reconstitution de la Pologne entière. Là-dessus, tout le monde paraissait d’accord. Mais le tumulte commença quand Milioukov, l’ancien droitier Pouriskevitch et le comte Wladimir Bobrinsky dénoncèrent les tendances pro-allemandes des ministres. «  Depuis trois ans, dit Pouriskevitch, l’emploi de l’allemand est interdit dans les lieux publics ; je demande pourtant la permission d’en prononcer trois mots : Herr von Stürmer !» Bobrinsky dit qu’il tenait de Protopopov lui-même que son programme de gouvernement comportait l’élimination des organisations non officielles, notamment de ces zemstvos dont l’activité permettait seule de soutenir la guerre. Milioukov lut des extraits de journaux allemands (relatifs aux bruits de paix séparée), où le nom de Stürmer était écrit à côté de celui de l’impératrice ; au nombre des agents « mystérieux et funestes » qui perdaient le pays, il n’hésita pas à nommer Raspoutine. Parlant de la protection accordée par Stürmer à son secrétaire Manouilov, espion et escroc, il dit que cet individu avait été employé par le comte de Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne à Pétrograd avant la guerre, pour acquérir des Souvorine le Novoié Vrémia et le mettre entre les mains d’Allemands ; que si les vols de Manouilov restaient impunis, c’est qu’il en partageait les bénéfices avec son patron. Une tempête de vociférations et d’injures s’éleva dans l’assemblée ; Stürmer résolut de faire arrêter Milioukov.

Une manifestation imposante l’en empêcha. Les ministres de la Guerre et de la Marine vinrent à la Douma (le 18) et serrèrent ostensiblement la main de Milioukov, au milieu d’une ovation formidable. Ils félicitèrent le chef des cadets d’avoir réclamé, au nom du pays tout entier, la guerre jusqu’à la victoire.

La situation de Stürmer était devenue d’autant plus difficile que l’Angleterre, en particulier, se plaignait très vivement de lui. Non seulement il laissait sans solution précise la question polonaise, exploitée en Pologne et au dehors contre l’Entente, mais il tenait à l’écart l’ambassadeur et ne répondait pas à ses questions. Sir G. Buchanan, qui avait révélé à Milioukov les tripotages de Stürmer avec Manouilov, fit connaître au tsar — toujours trompé et de bonne foi — les procédés discourtois de son ministre. Huit jours après (24 novembre), Stürmer était nommé chambellan et remplacé par Trepov. Celui-ci se hâta de télégraphier aux ministres de l’Entente pour affirmer la volonté de la Russie de conduire la guerre jusqu’au bout.


XXX


Trepov aurait bien voulu se défaire de Protopopov, collaborateur intime de Stürmer. Le foyer des intrigues pacifistes auxquelles furent mêlés ces deux hommes était à Stockholm, où avait été constitué, au début de 1916, ce qu’on appelait le parti des verts, amplement muni de moyens de persuasion. Pouriskevitch a raconté que Trepov offrit cent cinquante mille roubles à Raspoutine s’il voulait faire renvoyer Protopopov. Contre son habitude, le Sibérien refusa le cadeau. C’est qu’il touchait bien davantage du parti des verts, dont il était le principal agent. Il avait reçu, dit-on, comme instructions de faire tout en son pouvoir pour entretenir des troubles intérieurs dans l’Empire ; les crises ministérielles des derniers temps de l’autocratie furent son œuvre, suivant le programme de ses patrons allemands.

On croit que Raspoutine avait été acheté, vers 1915, par la Bulgarie et par l’Allemagne ; on ajoute qu’il aurait introduit auprès du tsar un médecin du Tibet qui brisait sa volonté avec des drogues. Une anecdote amusante le montre intervenant auprès du grand-duc Nicolas lui-même pour diriger les opérations militaires.

— La Sainte Vierge m’est apparue et m’a dit que tu devais faire tel mouvement.

— C’est singulier, répondit le grand-duc ; elle m’est apparue à moi aussi et m’a dit que je devais te donner du pied au derrière.

Tout cela peut être controuvé. Mais il y a des propos du thaumaturge qui, attestés par des personnes dignes de foi, ont la valeur de textes historiques. À la fin de 1916, Raspoutine disait : « Je ne suis qu’un simple paysan, mais à qui Dieu a parlé. Le tsar sait que la vie de son fils unique dépend de mes prières. De grands personnages ont voulu m’écarter : je crache sur eux. L’esprit de Dieu est en moi. L’impératrice fait toutes mes volontés (elle s’était fait photographier à ses côtés). J’ai dit au tsar que la guerre est un crime et que la guerre sera sa perte. Il faut tout d’abord que je travaille à la finir »[12].


XXXI


À la reprise des séances de la Douma (2 décembre), Trepov lut un discours patriotique, parla de la reconstitution de la Pologne et de la conquête des Détroits, indispensable à l’avenir de la Russie, comme l’avaient d’ailleurs reconnu les Alliés. Il affirma aussi le désir du Gouvernement de coopérer avec les municipalités et les zemstvos, à quoi répondirent des cris énergiques : « Nous n’en croyons rien ! » La Douma était à bon droit très mécontente de voir encore Protopopov sur le banc des ministres et en faisait porter la peine à Trepov. Pouriskevitch supplia le Gouvernement d’être aussi patriote que les ouvriers qui travaillaient aux munitions ; il conjura le tsar d’ouvrir les yeux et de ne pas permettre que les destinées de la Russie fussent dirigées par des gens à la solde de l’Allemagne. Trois jours après, le président Rodzianko, insulté par un membre de l’extrême-droite, donna sa démission, mais fut réélu séance tenante par deux cent cinquante-cinq voix contre vingt-six ; le gouvernement français lui envoya, comme marque d’estime particulière, la plaque de grand-officier de la Légion d’honneur.

Au Conseil d’Empire, alors que Trepov exhortait les partis à la concorde, le prince A.-D. Galitzine (à distinguer du futur ministre) lui demanda : « Quelles garanties pouvez-vous nous offrir contre les forces ténébreuses de l’arrière qui, à la honte de la Russie, sont personnifiées par des hommes dont les noms ont été dénoncés avec fracas du haut de la tribune ? » Le Conseil vota une résolution demandant la coopération du Gouvernement avec les institutions libérales et la suppression des influences occultes et irresponsables (9 décembre). Ce vote du grand corps conservateur fut très commenté ; mais Protopopov et Raspoutine, qu’il visait directement, restèrent, l’un arc-boutant l’autre, tout puissants à la Cour.

Le 12 décembre, le chancelier allemand remit une note aux neutres, proposant d’ouvrir des négociations pour la paix. Deux jours après, une note officieuse russe, d’accord avec les chancelleries de l’Entente, dénonçait cette offre de paix sans base comme un piège. Pokrovsky, qui appartenait à l’administration des finances, fut nommé ministre des Affaires étrangères (14 décembre) et prononça presque aussitôt à la Douma un discours énergique, s’associant au refus des Alliés d’entamer des négociations dans le vide. Il renouvela ces déclarations au Conseil d’Empire (19 décembre) et dit à des journalistes (le 26) que la Russie restait l’alliée fidèle de la Roumanie, que les deux pays ne formaient désormais qu’un seul front, tant politique que militaire (allusion probable au bruit que Stürmer avait proposé la Valachie à l’Autriche en échange d’une partie de la Galicie). Le même jour, une grande cérémonie en l’honneur de la France avait lieu à l’hôtel de ville de Pétrograd. Le 27, le tsar publia un manifeste : les Alliés n’entreront en pourparlers pour la paix qu’au moment convenable ; il faut d’abord que la Russie chasse l’envahisseur, constitue la Pologne libre, prenne Constantinople ; la tâche est immense et exige la coopération de toutes les forces du pays.

Ces déclarations pouvaient inspirer confiance, car le tsar et son ministre Pokrovsky étaient sincères ; mais les forces ténébreuses n’avaient pas désarmé et continuaient à menacer à la fois l’honneur et les libertés de la Russie.

Un congrès des comités des industries de guerre réuni à Moscou (22 décembre) s’éleva contre « un pouvoir irresponsable, mû et guidé par des agents mystérieux » et reprocha au gouvernement de paralyser les organisations qui venaient en aide aux soldats blessés, qui pourvoyaient au ravitaillement des troupes. Telle était, en effet, la politique de Protopopov, qui prétendit faire surveiller toutes les réunions par la police, ce que le congrès de Moscou n’accepta point. La Douma blâma l’interdiction du congrès des zemstvos et municipalités (26 décembre), en rappelant que le président du Conseil avait rendu hommage à leur action patriotique et que ces organisations étaient en pleine communauté d’idées avec la Douma.


XXXII


Au milieu de l’inquiétude générale, l’attention fut bientôt absorbée par un événement tragique. Le 30 décembre, le prince Youssoupov, marié à une nièce de l’empereur, réunit dans un souper « galant et funèbre », dont les détails sont encore inconnus, le grand-duc Dimitri Pavlovitch, le député Pourishkevitch, Raspoutine et quelques dames, parmi lesquelles on a nommé une princesse Radziwill, les comtesses de Creutz et de Drenteln, et une danseuse de l’Opéra, Mme  Cavalli. Sur le tard, une rixe éclata : Raspoutine fut tué à coups de revolver et son corps caché dans un trou de glace près du pont Petrovsky (petite Néva), où il fut découvert le 1er  janvier par des plongeurs. On raconte que l’impératrice réclama la chemise sanglante du misérable pour en envelopper son fils et que le corps fut transporté dans la nécropole impériale de Tsarskoié-Sélo, d’où il fut exhumé et brûlé dans les premiers jours de la Révolution[13]. Qui peut dire ce qu’il y a de vrai dans ces macabres détails ?

Deux enquêtes furent immédiatement instituées sur la mort de Raspoutine : l’une officielle, conduite par le ministre de la Justice ; l’autre clandestine, menée par Protopopov, Manouilov et leur bande. Trepov et Ignatiev se fâchèrent, menacèrent de s’en aller ; ils apprirent par le journal qu’ils étaient relevés de leurs fonctions. À la place de Trepov, on nomma un homme inexpérimenté, le prince N. Galitzine, qui eut beau déclarer : « Notre mot d’ordre, c’est tout pour la victoire ; » Pétrograd savait que le vrai maître du gouvernement était désormais Protopopov. Il avait, dit-on, appris les « trucs » de Raspoutine, faisait parler les tables et s’en servait pour accroître son crédit. Bientôt on amenait à la cour un autre moujik, Mitia Koliaga, plus ignorant encore que Raspoutine, qui savait à peine se faire comprendre et dont la coterie comptait user comme d’un nouvel oracle auquel on ferait dire ce qu’on voudrait.

En prévision de mouvements populaires, les gouverneurs de province reçurent, au mois de janvier, l’ordre de se montrer très sévères ; on fit venir de Crimée à Tsarskoié-Sélo un régiment de Tartares dont l’impératrice était titulaire, et le général Khovalov, connu pour sa « poigne », fut nommé commandant des troupes de Pétrograd. Le Conseil d’Empire ayant montré des velléités libérales, un ukase l’augmenta de dix-huit membres, presque tous de l’extrême droite (15 janvier). Pokrovsky, devenu gênant au Pont des Chantres, fut mis en congé pour deux mois (16 janvier). La Douma et le Conseil d’Empire furent ajournés au 25 janvier, puis au 27 février, sous prétexte que le président du Conseil avait besoin d’étudier les affaires pendantes. Ainsi s’annonçait la dictature de Protopopov.

Sur ces entrefaites, l’ambassadeur de Russie en Angleterre, le vieux comte Benckendorf, était mort à Londres. Toute la presse européenne se fit l’écho de ses dernières paroles : « Une épidémie d’aliénation mentale d’espèce mystérieuse sévit dans les milieux dirigeants de Pétrograd » (20 janvier).

Makharov, ministre de la Justice, avait donné sa démission pour avoir reçu défense de poursuivre l’escroc Manouilov. Il fut remplacé par un spirite, homme tout à fait déconsidéré, le sénateur Dobrovolsky. Belaïev, un des militaires de la coterie, fut ministre de la Guerre, à la place de Chouvaïev, coupable d’avoir serré la main de Milioukov. Le néfaste Stcheglovitov, protecteur des Cents Noirs, fut nommé président du Conseil d’Empire (19 janvier). Back, comme Pokrovsky, fut prié de prendre un congé ; Stürmer rentra au Pont des Chantres à titre de conseiller.

Quelque déplorable que fût l’entourage de Nicolas II, sa bonne volonté et sa bonne foi ne se démentirent point. Il vivait d’ailleurs presque toujours au quartier général de Mohilev, entouré de militaires, soustrait aux influences malfaisantes qui s’exerçaient à Tsarskoié-Sélo et à Pétrograd ; rien ne prouve qu’il ait jamais pactisé avec les fauteurs de la « paix allemande ». Le 20 janvier, il adressa un rescrit au prince Galitzine, où il traçait un programme vraiment national : lutte jusqu’à la victoire, collaboration avec la Douma, solution des problèmes (devenus très inquiétants) du ravitaillement et des transports. Belaïev déclara (le 24) qu’il voulait poursuivre l’œuvre de ses prédécesseurs, tirer parti de toutes les organisations — zemstvos, municipalités — pour les besoins de l’armée, mobiliser toutes les forces sociales. Le tsar institua une commission pour préparer le statut de la future Pologne (25 janvier) et fit venir au quartier général, pour conférer avec lui, le président de la Douma (28).

Le 10 février, lors de la visite des délégués alliés à Moscou, le président de l’Union commerciale rappela que les négociants de cette ville avaient été les premiers à s’élever contre l’idée d’une paix séparée avec l’Allemagne. Le délégué anglais, lord Milner, eut une conversation particulière avec le tsar ; on dit qu’il appela avec insistance, mais inutilement, l’attention du souverain sur les intrigues qui se tramaient autour de lui par les pro-germains. Comme il se croyait, bien à tort, seul maître de la politique étrangère de la Russie, Nicolas II ne pouvait admettre qu’on attribuât à cette politique des objets qu’il ne lui prescrivait pas.

La Douma et le Conseil de l’Empire reprirent enfin leurs séances le 27 février. Dans l’intervalle, un congrès de la noblesse russe, réuni à Moscou, avait voté à l’unanimité une résolution demandant à l’empereur de se conformer aux vœux réitérés de la Douma et du Conseil, relativement aux réformes à introduire et à la formation d’un ministère possédant la confiance du pays (22 février). Peu de jours avant, le tsar avait reçu un mémoire signé de dix-sept noms les plus connus de la haute société russe, concluant à la nécessité d’une collaboration efficace du pouvoir avec les institutions législatives et les organisations populaires, dans l’intérêt suprême de la défense nationale. Du haut en bas de l’échelle, on réitérait sans cesse les mêmes vœux ; mais, tout en haut, on s’abstenait systématiquement d’en faire état.


XXXIII


Le mois de mars 1917, qui devait voir l’éclosion des libertés russes, commença sous de sombres auspices. Bien que n’ayant presque rien exporté depuis trois ans, ayant en réserve plus de cent cinquante mille tonnes de blé, la Russie était à la veille de manquer de pain, du moins dans les grands centres ; elle manquait aussi de combustible pour les usines. Cet état de choses, qui pesait durement sur les ouvriers, était dû à l’incapacité ou à la malhonnêteté de l’administration qui n’avait pas su organiser les transports ; peut-être — on le supposait du moins — désirait-elle même accroître la disette, soit pour exaspérer la population et justifier une répression inexorable, soit pour trouver un argument nouveau en faveur d’une capitulation. On remarquait d’ailleurs que le chancelier allemand, dans son dernier discours au Reichstag, avait évité de parler de la Russie et des projets allemands d’annexions vers l’est. Malgré la sévérité de la censure, on s’inquiétait à l’étranger ; la presse anglaise, plus libre que la nôtre, demandait, dès le 5 mars, que l’opinion publique des pays de l’Entente se solidarisât ouvertement avec la Douma.

Vers la fin de janvier, la police de Petrograd se montra très active, hissant des mitrailleuses sur les édifices les plus élevés, sous le prétexte avoué de combattre des attaques aériennes. Les postes de police étaient remplis de revolvers et les agents sans cesse tenus en éveil.

Le procès de Manouilov, secrétaire et complice de Stürmer, accusé d’avoir extorqué vingt-cinq mille roubles à une banque de Moscou, commença enfin à Pétrograd le 1er mars, Le 6, il fut condamné à dix-huit mois de prison et arrêté séance tenante. C’était un avertissement sévère, donné par un tribunal, au parti réactionnaire qui avait employé Manouilov et s’était efforcé de le sauver.

Peu après (le 8), le Conseil d’Empire refusait de donner suite à l’action intentée par Stürmer contre Milioukov, ce dernier étant couvert par l’immunité parlementaire (qui n’était pas formellement inscrite dans la loi).

En même temps, le bruit se répandait d’une prochaine dissolution de la Douma et d’un coup de force contre les éléments d’opposition. L’Europe occidentale était presque sans nouvelles de Russie ; une atmosphère d’orage pesait sur le pays tout entier.


XXXIV


Le 7 mars, les premières grèves « de la faim » éclatèrent à Pétrograd ; on pilla quelques boulangeries. Le commandant militaire fit savoir que la troupe tirerait sur les manifestants. Comme pour en accroître le nombre, les usines Poutilov furent fermées. La situation empira du 8 au 10 : il y eut grève générale des usines et des transports ; faute d’imprimeurs, les journaux cessèrent de paraître. Une foule immense, encore pacifique, regardait circuler les colonnes de grévistes ; elle se porta en masse devant la cathédrale de Kazan et y écouta des discours très violents, sous l’œil des policiers indifférents en apparence. Tout le monde crut que des policiers déguisés étaient parmi les orateurs les plus excités. Quand la foule se répandit sur la Perspective Nevsky, les cosaques reçurent l’ordre de la disperser ; mais ils passèrent en souriant à travers les groupes, élevant leurs fouets en l’air au lieu de s’en servir. La foule applaudit. Des soldats sortirent des casernes pour appuyer les cosaques ; mais ce n’était plus l’armée prétorienne de 1905. Il ne restait, dans la capitale, que peu de soldats de métier ; presque tous étaient des soldats-citoyens, attendant leur tour d’aller au front. Ils commencèrent à fraterniser avec les grévistes et à échanger des plaisanteries avec les badauds.

La Douma, sur la proposition de Milioukov, demanda à l’unanimité que le ravitaillement des grandes villes fût confié à l’union des municipalités et des zemstvos, chargés aussi de pourvoir aux distributions. L’administration vit dans ce vote un blâme et une menace. Aussi, le jour même, le tsar, qui était au quartier général, signa deux ukases, suspendant depuis le 11 mars jusqu’à la fin d’avril les séances du Conseil et de la Douma. Protopopov se faisait fort, avec quatre mille policiers et un millier de mitrailleuses, de mettre les émeutiers à la raison (10 mars).

La journée du 11 fut décisive. De longs cortèges prirent la direction du Palais d’Hiver, avec l’intention, disait-on, d’y mettre le feu. La police tira des salves meurtrières ; mais des troupes appelées en hâte refusèrent de faire usage de leurs armes. La police exaspérée n’en tira qu’avec plus de rage ; les mitrailleuses placées sur les toits entrèrent en action et la bataille des rues commença pour durer deux jours.

La Douma était sur le point d’obéir à l’ukase et de se disperser, car l’immense majorité des députés ne voulait pas de révolution en temps de guerre, lorsqu’une délégation des trente mille soldats de Pétrograd, comprenant des régiments de la garde, se présenta pour demander des instructions. Rodzianko comprit, fort heureusement, que la Douma, sous peine d’être submergée et de voir triompher l’anarchie, devait prendre la direction du mouvement. « Ils l’ont voulu, dit-il ; que la Révolution s’accomplisse ! » On répondit aux soldats qu’il fallait tout d’abord en finir avec l’ancien Gouvernement, ne pas entrer en conflit avec le peuple. La Douma forma un Comité exécutif auquel fit pendant, presque aussitôt, une sorte de Comité de Salut public, élu à la hâte par les ouvriers et les soldats. Le prince Galitzine avait donné sa démission (11 mars) ; le pouvoir était donc vacant.

Au nom de la Douma, Rodzianko télégraphia au tsar que la situation était très grave, qu’il devait aviser sans délai ; il manda aux chefs militaires du front et aux amiraux qu’un Gouvernement provisoire était créé. Pendant ce temps, aidé par des soldats, les ouvriers prenaient l’arsenal des petites armes, les prisons, la forteresse Pierre-et-Paul, dont les occupants, n’en croyant pas leurs yeux, furent mis en liberté (12 mars). Le tribunal et la prison voisine sont incendiés ; la section contenant les archives de la police — perte irréparable pour l’histoire ! — flamba pendant trois jours. Les policiers sont à leur tour traqués et tués, leurs postes pris d’assaut et brûlés ; les officiers qui ne veulent pas s’associer à la révolte sont désarmés ou fusillés par leurs soldats.

Le 13, les combats dans les rues continuèrent ; des maisons, où s’étaient retranchés les policiers, furent prises d’assaut, leurs défenseurs massacrés. Les insurgés s’emparèrent de l’Amirauté ; le ministre de la Marine, abandonné de tous, fut fait prisonnier. L’école d’artillerie, le régiment des grenadiers de la garde, le régiment Préobrajenski se rallièrent à la Révolution : Rodzianko les reçut sur le perron de la Douma et les harangua. Les anciens ministres, Galitzine, Stürmer, Stcheglovitov, Bark et beaucoup d’autres sont incarcérés dans quelques salles de la Douma ; Protopopov, plus mort que vif, se rend lui-même à Rodzianko. Soukhomlinov, aux arrêts depuis le mois de mars 1916, est conduit à la Douma ; les soldats veulent le massacrer, mais les députés les contiennent ; on se contente de lui arracher ses épaulettes. Les ambassadeurs de France et d’Angleterre se rendent au Pont des Chantres et sont acclamés sur leur chemin par la foule.

Le lendemain (14) le mouvement gagna Moscou, Kharkov, Odessa et d’autres villes ; il rencontra peu de résistance. Des troupes venant des environs de la capitale défilèrent dans les rues, aux applaudissements de la foule. Tout Pétrograd avait arboré le petit drapeau rouge, insigne de la liberté conquise. La Douma envoya deux députés à Cronstadt où, après quelques hésitations, les troupes s’étaient ralliées à l’insurrection.

Le samedi 17, une grande tempête de neige obligea les plus ardents à rester chez eux. Grâce à la trêve ainsi imposée par les éléments, Pétrograd put reprendre, le 18, son aspect accoutumé. Les journaux parurent de nouveau ; la situation alimentaire s’améliora lentement.

À cette date, le mouvement est conduit par la commission exécutive de la Douma, plus tard Gouvernement provisoire, et par un Comité dit de Tauride, parce qu’il siège au palais de ce nom, sous la présidence de Tchkheidze. Ce comité, très nombreux et bruyant, est formé de délégués nommés par les ouvriers (à raison de un pour cent) et par les troupes révoltées (un par compagnie). Dès le début, il repoussa tout compromis, tout replâtrage à la façon de 1830, et insista pour la rupture complète avec l’ancien régime. Le jeudi 15, une entente intervint entre les deux comités et l’on nomma un ministère de la Défense nationale. L’expropriation des propriétaires fonciers, que réclamaient les socialistes, fut résolument écartée par le comité exécutif, mais on se mit d’accord sur d’autres points.

La rupture avec la dynastie n’avait pas été prévue par la Douma ; il est douteux que la majorité l’ait même désirée, car, élue suivant le système inauguré le 16 juin 1907, sous la pression du Gouvernement et de la police, elle ne représentait que très imparfaitement les idées des populations urbaines et des masses paysannes de la Russie. C’est cela même qui sembla légitimer au début l’action et le contrôle permanent du Comité de Tauride. Mais comme il était évident que les ouvriers et soldats de Pétrograd n’avaient pas le droit de parler pour toute la Russie, ils firent appel d’urgence aux représentants de toute la classe ouvrière et de toute l’armée. Un congrès national, formé de ces délégués, s’est terminé le 24 avril 1917 par un vote de confiance au Gouvernement provisoire et l’affirmation d’un droit de contrôle du Comité sur les actes présents et futurs de ce Gouvernement, jusqu’à la réunion de la Constituante.


XXXV


Nicolas II était au grand quartier de Mohilev quand il apprit, le 12 mars, que les événements de Pétrograd prenaient une tournure menaçante[14]. Il résolut de se rendre à Tsarskoié-Sélo, à une demi-heure de Pétrograd par chemin de fer, pour conférer avec Rodzianko. Le train impérial s’ébranla le 13 au petit jour, mais fut arrêté en route ; on annonça que la voie était aux mains des insurgés et que la garnison de Pétrograd avait fait défection. « Si le peuple le veut, dit Nicolas, j’abdiquerai et j’irai vivre à Livadia », et il ajouta en pleurant : « Pourvu que ma femme et mes enfants soient sains et saufs ! » On décida de rebrousser chemin pour gagner Pskov, capitale d’une petite république autrefois détruite par les tsars de Moscou ; le train y arriva le 14, à huit heures du soir.

Le général Roussky attendait Nicolas II à la gare. L’empereur se déclara prêt à accorder un ministère responsable. « Trop tard ! » répondit le général, qui avait été tenu au courant. Le lendemain 15, avant l’aube, Roussky put téléphoner pendant deux heures avec Rodzianko ; il rapporta sa conversation à Nicolas et lui montra les dépêches des généraux Evert et Broussilov qui, comme Roussky lui-même, conseillaient l’abdication. Nicolas II signa alors un message télégraphique adressé à Rodzianko, par lequel il abdiquait en faveur de son fils. Mais ce télégramme ne fut pas envoyé, un délégué du Comité exécutif de la Douma, Choulguine, et un membre du Gouvernement provisoire, Goutchkov, ayant annoncé leur arrivée imminente à Pskov, où ils débarquèrent le même jour (15), à dix heures du soir.

L’empereur ne connaissait pas Choulguine et il n’aimait pas Goutchkov, qui avait fait les premières révélations à la Douma au sujet de Raspoutine. Pourtant, il accueillit courtoisement les deux messagers du peuple russe et leur donna audience dans son wagon, en présence de Freedericks, ministre de la cour, et du maître de la cour, général Narishkine. Le général Roussky vint se joindre à eux. Goutchkov prit le premier la parole, conseillant l’abdication en faveur d’Alexis, avec le grand-duc Michel comme régent. L’empereur expliqua qu’après réflexion il ne se sentait pas capable de se séparer de son fils et qu’il abdiquerait en faveur de son frère Michel. Les délégués acceptèrent, non sans avoir fait observer que ce n’était pas la solution prévue. Le tsar se retira dans un wagon voisin et en rapporta vers onze heures un quart (nuit du 15 mars) un acte d’abdication, auquel il consentit, sur l’observation de Choulguine, d’ajouter quelques mots, précisant que son frère Michel serait un monarque constitutionnel. L’acte fut copié à plusieurs exemplaires ; le tsar signa l’un d’eux au crayon. En même temps, pour assurer la transmission des pouvoirs, il nomma le prince Lvov président du Conseil et le grand-duc Nicolas généralissime. Puis le train impérial repartit pour Mohilev.

L’acte d’abdication de Nicolas ii frappa les délégués, comme il frappa tout le monde, par la noblesse des sentiments et du style. « Nous eûmes presque honte, dit Choulguine, du brouillon que nous avions préparé nous-mêmes. » Nicolas II n’était pourtant ni un lettré ni un grand cœur ; mais sa dernière composition littéraire, comparable en cela à l’admirable testament de Louis XVI, montra que le langage d’un homme médiocre peut s’élever à la hauteur des circonstances tragiques où ses fautes et son imprévoyance sont expiées.


XXXVI


Revenons à Pétrograd. La ville, pendant cette journée du 15 mars, présentait l’aspect d’un camp. Toute la population était dans les rues, fraternisant avec les soldats ; les députés haranguaient la foule et l’exhortaient au calme ; l’Entente était acclamée ; les grands-ducs libéraux (Michel, Cyrille, Dimitri) étaient l’objet de manifestations chaleureuses. Quelques coups de feu étaient encore tirés par la police, mais la plupart des agents se cachaient ou cherchaient à fuir, déguisés en ouvriers ou en femmes ; plusieurs milliers des plus braves avaient été tués ; il y avait eu deux cents victimes dans le peuple. Les membres du gouvernement précédent, jusque-là incarcérés à la Douma, furent transférés à la forteresse Pierre-et-Paul. Les généraux Roussky et Broussilov, au nom de leurs troupes, signifièrent leur adhésion au nouveau régime ; d’autres s’empressèrent de les imiter.

Enfin, après s’être mis d’accord avec le Comité de Tauride, le Gouvernement provisoire publia une proclamation décrétant une amnistie générale pour délits politiques et religieux, la liberté de la parole, de la presse, des associations, des grèves ; l’abolition de toutes les restrictions fondées sur les différences sociales, ethniques ou religieuses ; le remplacement de la police par une milice nationale avec chefs élus ; la convocation d’une Constituante, élue au suffrage universel, dès que les circonstances le permettraient. La peine de mort, qui n’existait plus qu’en matière politique, était définitivement abolie (16 mars).

La Révolution étant accomplie, les journaux français et anglais en informèrent leurs lecteurs, sans nouvelles depuis le 8 mars. « La France, écrivait l’un d’eux, était l’alliée de la Russie autocratique ; elle reste plus que jamais l’alliée de la Russie régénérée. » Le sentiment ainsi exprimé se fit jour partout ; on n’oublia pas que le tsar Nicolas avait été le fidèle ami de la France, mais on se réjouit de voir disparaître la camarilla qui l’avait conduit à sa perte. « L’écran interposé entre l’empereur et les élus, dit le Temps, aurait pu être abattu par un acte de la volonté impériale. Il vient de l’être par un acte de la volonté nationale. En Angleterre, c’est la représentation du peuple qui a revendiqué la charge du service obligatoire et rendu possible la résolution gouvernementale provoquée par M. Lloyd George. En Russie, c’est la Douma qui signifie leur congé aux hommes et aux méthodes de paix et réclame pour la guerre un gouvernement de guerre… À l’heure où la France héroïque fait sur les champs de bataille l’admiration du monde, elle n’a pas le droit d’oublier les origines historiques de ses droits et de ses libertés. » On n’oubliait pas davantage ces origines en Russie où, du jour au lendemain, la Marseillaise révolutionnaire, traduite en russe, devint le chant national.


XXXVII


Le Gouvernement provisoire était formé comme il suit :

Premier ministre, président du Conseil, ministre de l’Intérieur : le prince L. Lvov, l’homme le plus populaire de la Russie, l’organisateur des zemstvos.

Ministre des Affaires étrangères : Paul N. Milioukov, professeur aux Universités de Moscou et de Chicago.

Ministre de l’Instruction publique : Manouilov, professeur à l’Université de Moscou.

Ministre par intérim de la Guerre et de la Marine : A.-J. Goutchkov, ancien président de la Douma, président du Comité des munitions.

Ministre de l’Agriculture : Tchingarev, député de Pétrograd.

Ministre des Finances : Tereschtenko, député de Kiev.

Ministre de la Justice : Kerensky, député de Saratov.

Ministre des Communications : Nekrasov, vice-président de la Douma.

Contrôleur d’État ; Godnev, député de Kazan.

Ministre du Commerce et de l’Industrie : Konovalov, du haut commerce de Moscou.

Procurateur du Saint-Synode : Lvov, député.

Ce Gouvernement, composé d’hommes intelligents et probes, se trouva confronté par une tâche immense, par des difficultés qu’accroissaient démesurément l’état de guerre et la désorganisation des services, œuvre néfaste du régime déchu. Tracer un tableau de son activité est encore impossible ; mais on peut classer sous plusieurs chefs les questions les plus urgentes qu’il eut à résoudre et les solutions provisoires qu’il y apporta.


XXXVIII


I. — La famille impériale.


Le grand-duc Michel, frère puîné du tsar, auquel Nicolas II, par son acte d’abdication, remettait le pouvoir, n’accepta pas ce dangereux présent ; il déclara ne rien vouloir tenir que de la future Constituante, épargnant ainsi au pays, où les idées républicaines ont fait de grands progrès, le danger d’une guerre civile.

Laisser Nicolas II au grand quartier général était impossible ; on le ramena à Tsarskoié-Sélo, où l’impératrice était restée avec ses enfants, malades de la rougeole, et où on l’y surveilla étroitement sans le molester. Le tsar était qualifié, par les officiers qui l’approchaient, de « colonel Romanov ». Il était question de l’autoriser à s’établir avec sa famille en Angleterre. Les personnages de l’entourage immédiat du tsar et de la tsarine furent éloignés du couple impérial ; quelques-uns, notamment Mme Wyroubov, furent mis en prison.

Nicolas II avait transmis ses pouvoirs de généralissime à son oncle, le grand-duc Nicolas. Bien que rallié à la Révolution, le parti avancé lui prêtait des projets contre-révolutionnaires ; on lui donna un commandement au Turkestan, d’où il télégraphia au Gouvernement provisoire pour affirmer à nouveau ses sentiments de fidélité. Les autres membres de la famille Romanov furent exclus de l’armée. Le général Alexeiev était généralissime ; le général Ioudenitch succéda au grand-duc comme chef des armées russes du Caucase.

Les immenses apanages de la famille impériale furent ajoutés au domaine national, en attendant que la Constituante en disposât en faveur des paysans. Les quelques millions de roubles possédés par le tsar et sa famille en Russie n’ont pas été confisqués.

On craignit d’abord, du moins dans l’ouest de l’Europe, que les paysans ne se soulevassent en faveur de la famille impériale ; mais leur dévouement pour elle s’était complètement refroidi. Ceux des paysans qui avaient travaillé dans les villes ou qui étaient en contact avec des ouvriers considéraient le tsar comme l’auteur de leurs maux ; beaucoup d’autres n’avaient pas oublié les terribles « expéditions punitives » qui, en 1905 et pendant les années suivantes, réprimèrent les essais de jacquerie.


II. — L’armée et la flotte. — La discipline.


Tant dans l’armée que dans la flotte, la Révolution provoqua quelques résistances ; mais elles furent promptement apaisées. La désertion et l’indiscipline furent des dangers plus graves. Des milliers de soldats, même au front, apprenant qu’ils étaient désormais « libres », comprirent ou feignirent de comprendre qu’ils étaient libérés du service et rentrèrent chez eux. Cet exode vers l’intérieur fut encore accru par le bruit, partout répandu, que les apanages impériaux allaient être partagés ; il s’agissait d’arriver à temps pour profiter de l’aubaine. Le gouvernement agit par persuasion, non par violence : il fit savoir que les soldats avaient jusqu’au 14 mai pour regagner leur dépôt ou leur poste de combat. Les paysans eux-mêmes reprochaient aux soldats d’avoir déserté ; un grand nombre revinrent spontanément.

Le Gouvernement et les généraux d’armées s’opposèrent résolument à la prétention des soldats d’élire eux-mêmes leurs chefs, comme cela se faisait dans la milice urbaine, qui remplaçait la police. En même temps, on s’efforça de rajeunir et de purifier les cadres ; on remplaça beaucoup d’officiers vieillis, incapables ou réactionnaires (plus de 70 généraux) ; quelques-uns, comme Rennenkampf, furent arrêtés. À la suite d’un sanglant échec subi par les Russes sur le Stokhod, deux généraux furent destitués.

Les grades devaient être désormais accessibles à tous, sans distinction d’origine ; trois cents israélites furent admis immédiatement à l’École militaire de Moscou.

La flotte de la Baltique, un moment désorganisée par l’indiscipline des équipages, fut ramenée à l’obéissance sans effusion de sang.


Voici l’éloquent appel que Plekhanov, proscrit revenu de Suisse, adressa le 22 avril à l’armée :

L’armée a aidé le peuple à accomplir la Révolution ; l’histoire n’oubliera jamais les grands services qu’elle a rendus ; mais il est indispensable que cette belle besogne fournie déjà par l’armée soit dignement achevée. Si la Révolution amenait l’indiscipline dans les rangs de nos soldats, ce serait le plus grand désastre, non pas seulement pour la Russie, mais pour tous les pays.

L’armée sans discipline n’est pas une armée, mais une horde sauvage et démoralisée. Les troupes révolutionnaires qui accomplissent en toute conscience leur devoir envers la patrie ne voudront pas devenir cette horde. Vous avez, citoyens, soldats et officiers, l’obligation stricte de maintenir intactes toutes les forces de la discipline, et j’espère fermement que vous remplirez religieusement cette obligation. La guerre nous a été imposée, à nous et à nos alliés, par l’Allemagne, et nous devons la mener jusqu’au bout, si pénible soit-elle. La victoire de l’Allemagne, si elle se produisait, entraverait pour longtemps notre développement et détruirait nos jeunes libertés. Or l’Allemagne vaincrait si notre armée tombait dans un état d’anarchie. C’est pourquoi je vous adjure de maintenir intégralement la discipline dans vos rangs pour sauvegarder la liberté contre tops les attentats de l’ennemi intérieur et pour délivrer la patrie de l’ennemi extérieur.

Vive l’armée révolutionnaire ! Vive la Russie !

Au même moment, le général Broussilov déclarait, à son quartier général, que l’ancienne discipline avait été remplacée par une discipline moins mécanique, plus consciente des devoirs de chacun envers la patrie, Il ne pensait pas que la force des armées y eût perdu. L’avenir nous l’apprendra.


III. — Le chômage volontaire.


Un des grands dangers qui menaçaient la Russie libre était l’interruption du travail dans les usines de guerre et les prétentions extravagantes mises en avant par quelques groupes d’ouvriers. Le Gouvernement, secondé par les socialistes raisonnables, s’employa à guérir cette paralysie naissante. Non seulement la plupart des ouvriers s’y prêtèrent, mais ils se soumirent à l’inspection de délégués des troupes du front, venus pour s’assurer que le travail s’exécutait régulièrement. Aux usines Poutilov, on décida de travailler jour et nuit ; les fabriques organisées par les zemstvos reprirent aussi leur activité.


IV. — Le ravitaillement.


L’état des chemins de fer et des routes était déplorable, les gares obstruées, les transports très difficiles. On demanda aux États-Unis, après leur entrée en guerre, l’envoi de cinq cents spécialistes pour réorganiser l’exploitation des voies ferrées. De grands efforts furent tentés dès le début pour remédier à la disette dans les villes. Le grain ne manquait pas, mais il fallait le faire arriver à destination. Au bout de trois semaines, la situation s’était améliorée et les prix avaient baissé partout. Le gouvernement avait fondé quatre cent cinq comités régionaux pour reconnaître les stocks existants, les acheter et les répartir. À Pétrograd même, on découvrit de vastes approvisionnements qui avaient, disait-on, été constitués par le précédent régime pour organiser la disette, ou par des accapareurs pour l’exploiter.


V. — Nationalités et religions.


Polonais, Finlandais, Lithuaniens, Ukrainiens, Caucasiens, musulmans et juifs, avaient tous été opprimés, bien qu’inégalement, par l’ancien régime.

Il fallait en finir avec ces persécutions d’un autre âge, dont les Russes intellectuels rougissaient depuis longtemps pour leur pays. Le Gouvernement ne se contenta pas de confirmer les promesses faites à la Pologne. Il proclama la création d’un État polonais indépendant, formé des territoires dont la population est en majorité polonaise ; une assemblée constituante, élue en Pologne au suffrage universel, fixera la forme du gouvernement nouveau. La Pologne restera seulement liée à la Russie « par une alliance militaire libre », ce qui implique aussi sans doute l’unité de la diplomatie.

En ce qui concerne les Lithuaniens, la question est très complexe. Ils ne veulent pas être des esclaves dans une Pologne reconstituée ; ils ne veulent pas que leurs frères les Lettons continuent à être soumis aux barons baltes. Ils ne demandent pas à constituer un pays indépendant, mais à se gouverner eux-mêmes — à jouir du home-rule. Ce qu’on accorderait aux Lithuaniens et aux Lettons, comment le refuser aux Ukrainiens (Petits-Russiens, Ruthènes), aux Géorgiens, aux musulmans du Caucase et de Crimée, etc. ? C’est le fédéralisme en perspective et cette solution n’a rien d’effrayant pourvu que le lien fédératif soit assez fort pour que l’unité nationale soit sauvegardée comme aux États-Unis[15]. On peut prévoir pourtant de grosses difficultés d’application, accrues par les intérêts en conflit des divers clergés.

Pour la Finlande, il s’agissait simplement de supprimer le régime d’exception. La Finlande a été menacée dans ses privilèges, par moments aussi brutalement persécutée ; mais sa condition est restée meilleure que celle du reste de l’Empire. La guerre, à laquelle sa population n’a pas contribué, étant exempte du service militaire, l’a énormément enrichie. Elle représente d’ailleurs la partie la plus civilisée de l’Empire russe et son développement économique est à encourager dans l’intérêt de tous.

La législation oppressive fabriquée contre les juifs depuis Catherine II fut supprimée en bloc ; l’émancipation de ces huit millions de sujets russes se fit d’un trait de plume (16 avril). L’effet de cette mesure a été immense aux États-Unis, où les ancêtres de trois millions de juifs russes et polonais (un million et demi à New-York seulement) avaient dû s’expatrier depuis 1881 et où le récit des souffrances infligées à leurs coreligionnaires entretenait un esprit hostile à l’Entente, habilement exploité par les agents des Empires centraux. En réalité, la persécution des juifs était un mal étranger, d’origine germanique, introduit par l’administration en Russie. Le Temps écrivait avec raison (31 mai 1915) : « Le peuple russe, essentiellement libéral et tolérant, a appris les pogroms à l’école de la police allemande, qui veut diviser le pays ; l’influence allemande est maîtresse dans la police. » Nous avons déjà eu l’occasion de dire pourquoi (p. 19).


VI. — La question des paysans.


La « faim de la terre » est générale parmi les paysans russes. Lors de l’abolition du servage, quarante millions de paysans reçurent des domaines à peine suffisants pour les nourrir ; ils sont aujourd’hui cent millions. La politique industrielle et fiscale de Witte, bienfaisante à d’autres égards, a empiré la situation des cultivateurs, car pour maintenir au dehors le cours du change russe, il fallait exporter le plus de blé possible ; on en exporta tant, qu’il n’en restait plus pour ceux qui le produisaient. De là des famines périodiques, tantôt locales, tantôt générales. On pouvait envisager quatre remèdes : 1o l’amélioration des cultures, du cheptel, de l’irrigation : mais le paysan russe (il y a soixante-dix pour cent d’illettrés dans l’Empire) est pauvre, ignorant et routinier ; son éducation, à peine commencée, sera longue à faire ; 2o l’émigration en Sibérie : elle fut encouragée, mais ne remédia pas à la surpopulation ; 3o l’émigration vers les villes : elle ne s’est déjà produite que trop sous Nicolas II ; les progrès de la mécanique ne réclament pas un grand nombre de bras, mais des cerveaux bien organisés ; le prolétariat urbain est un mal qui ne doit pas être accru ; 4o le partage de terres nouvelles, appartenant soit à la Couronne, soit aux grands propriétaires : c’est ce partage que les paysans réclament et que l’autocratie leur a toujours refusé. Dans les cercles politiques, les plus avancés demandent que les terres des propriétaires soient confisquées sans indemnité, les ancêtres des paysans actuels en ayant été dépossédés au xvie siècle ; cette méconnaissance de la prescription serait un vol. D’autres ont admis le principe, posé par la Déclaration des Droits de l’Homme, de justes indemnités, ce qui implique des difficultés financières. Le Gouvernement provisoire laisse la solution de ces questions à la Constituante ; mais il doit compter (avril 1917) avec une dangereuse fermentation dans les milieux agraires. Beaucoup de terres ont déjà été occupées de force et les propriétaires évincés. Cette menace de jacquerie est le péril le plus redoutable en 1917, comme il l’était déjà en 1905. La répartition des terres de la Couronne et l’institution de grandes œuvres de crédit et de coopération agricole (les coopératives sont déjà florissantes en Russie) sont les seuls remèdes efficaces que l’on puisse envisager ; quant aux usurpations, elles devront, tôt ou tard, être empêchées manu militari. Il faudra aussi enseigner aux paysans russes la loi des rapports de la population avec les subsistances, et les convaincre que si la population peut s’accroître indéfiniment, il n’en est pas de même des terres cultivables, même dans un Empire aussi vaste que la Russie.


VII. — Guerre ou paix ?


Le Gouvernement provisoire s’était hâté de reconnaître les obligations contractées par le régime déchu et de déclarer qu’il poursuivrait la guerre, suivant la convention du 4 septembre 1914, de concert avec les alliés de la Russie. Toutefois, alors que l’ancien régime avait affirmé que la conquête de Constantinople et des Détroits était un des buts de la guerre, l’idée se fit jour à gauche, dès 1916, qu’il fallait renoncer à des annexions territoriales, que la liberté des Détroits pouvait être sauvegardée autrement (voir p. 52). Le Gouvernement, lié par des conventions dont le texte n’a pas été publié, ne s’est pas prononcé à cet égard ; il n’y a eu que des expressions d’opinions individuelles. Kerensky, d’accord avec Tchkheidze, a adopté la formule d’une paix « sans annexions ni indemnités d’aucune sorte ». Croyant alors parvenir à détacher la Russie de l’Entente, ce qui pourrait signifier la ruine de l’une et de l’autre, les Empires centraux, l’Autriche-Hongrie tout d’abord (15 avril), ont protesté de leurs sentiments de bienveillance pour la révolution russe, se sont défendus du soupçon de vouloir rétablir l’autocratie et ont chargé des socialistes « domestiqués » de s’aboucher avec les socialistes russes pour obtenir une paix séparée sur les bases indiquées par Kerensky. Un révolutionnaire russe exilé en Suisse, Lenine, a même reçu toutes facilités du gouvernement allemand pour traverser l’Allemagne et venir prêcher à Pétrograd la haine de l’Angleterre, la nécessité pour la Russie de conclure une paix immédiate. Un instant, le danger, peut-être exagéré par les journaux, a paru sérieux ; des délégations de socialistes anglais et français se sont rendues à Pétrograd pour instruire les soldats russes du piège qu’on leur tendait ; Branting, le leader socialiste suédois, ami de l’Entente, et Plekhanov, démocrate socialiste revenu d’exil, s’employèrent éloquemment dans le même sens. Lénine fut hué au cours de plusieurs réunions et d’une touchante démonstration des invalides de la guerre qui se déroula dans les avenues de Pétrograd. On réclama même une enquête au sujet des facilités qu’il avait reçues du gouvernement allemand pour son voyage. Les extrémistes russes avaient — un peu naïvement — invité les Allemands et les Autrichiens à faire comme eux, à se débarrasser de leurs empereurs et rois, moyennant quoi ils seraient traités en amis ; le spectacle du socialisme allemand, passé presque entièrement au service du pouvoir et répudiant la forme républicaine, leur ouvrit les yeux. Causant avec un correspondant d’un journal anglais (23 avril), Kerensky a formellement nié que les socialistes russes souhaitassent la paix à tout prix. Il fit remarquer que les demandes de paix séparée avaient été bien plus nombreuses sous l’ancien régime que depuis la Révolution ; seulement, sous Nicolas II, les démarches pacifistes des pro-germains de haut parage étaient tenues soigneusement cachées, tandis que la presse recueillait les moindres propos de ce genre quand ils étaient tenus par des ouvriers. « Les socialistes, dit Kerensky, feront une guerre défensive ; ils ne veulent pas d’annexions, mais sont résolus à ne pas faire d’avances en vue de la paix. » Kerensky a même admis le principe des réparations, spécialement pour la Pologne et la Belgique, mais il repousse « toute exaction dans quelque but que ce soit », sans trop définir ce qu’il entend par ces mots.

Le Comité de Tauride n’est pas formé que de délégués ouvriers, plus ou moins imbus d’idées marxistes ; il comprend aussi des délégués militaires, pour la plupart paysans, qui sont moins faciles à égarer. Un antagonisme, d’ailleurs salutaire, s’est manifesté de bonne heure entre les deux éléments du Comité ; la prédominance du second, également certain dans la future Constituante, mettra toujours un frein aux velléités des extrémistes. Le rôle prépondérant qui incombe aux États-Unis dans la dernière phase de la guerre est un autre élément qui assurerait, si la ferme volonté du Gouvernement russe n’y suffisait point (déclaration du 1er mai), la fidélité de la Russie libre et loyale à ses engagements internationaux.


XXXIX


Nulle part la Révolution russe n’a été saluée avec plus d’enthousiasme qu’aux États-Unis, et l’on peut dire que l’entrée de cette vieille démocratie dans la guerre pour la liberté (5 avril) n’a été rendue facile, sinon possible, que par la chute d’un régime exécré de tous les Américains.

« D’un seul geste, écrivait un grand organe longtemps neutraliste[16], le peuple russe a conquis sa liberté et secoué des épaules de l’Entente un pesant fardeau. Les nations démocratiques de l’Europe occidentale ont été libérées du poids du tsarisme et ont gagné un allié nouveau — la Russie démocratique. Pour les peuples engagés dans la défense du droit public contre la brutalité du poing ganté de fer, des petites nations contre l’hégémonie universelle, ç’a été dès le début une douleur et un embarras que leur alliée nécessaire fût la Russie de l’oppression polonaise, des massacres de Kishinev, la Russie des bureaucrates corrompus et incapables, des thaumaturges, des concussionnaires et des Cents Noirs. Les Alliés occidentaux ont dû fermer les yeux sur ces choses ; ils ne les ont pas oubliées, d’autant moins que les « forces obscures » de la Russie n’ont jamais cessé d’en ranimer l’amer souvenir dans la conscience de l’Europe occidentale et des neutres. Le pro-germanisme que nous avons déploré aux États-Unis, n’était-ce pas, pour une très grande part, de l’anti-tsarisme ? Si nous tenons compte des étrangers établis chez nous qui ont pâti sous les verges de l’autocratie russe — Polonais et juifs, Finnois, Lithuaniens, et ces fils de la Russie elle-même qui ont payé de l’exil leur rêve de liberté — la merveille, c’est que notre prétendu pro-germanisme ne se soit pas montré bien plus fort. Des centaines de milliers d’hommes, aux États-Unis, ont épousé la cause des Alliés parce qu’ils ont concentré leurs regards sur la France, la Belgique, la Serbie, et qu’ils ont refusé de regarder la Russie, ou n’ont consenti à fixer leurs espérances que sur la Russie future. Ils n’ont plus besoin aujourd’hui de faire effort pour ne point voir. La Russie de l’avenir est sous leurs yeux.

« Mais ce qui vient de fortifier la cause des Alliés, c’est plus encore qu’une purification. La Révolution de Pétrograd a immensément accru les objets pour lesquels les Alliés combattent, au point de faire presque oublier les buts originaux de la guerre. Parmi les nations qu’il s’agit de sauver, il y a maintenant la Russie elle-même, un peuple de cent soixante-dix millions d’hommes, avec des possibilités de développement, au profit de la civilisation et du monde, qui font presque paraître insignifiantes la Belgique et la Serbie. La conservation et l’extension des libertés si rapidement conquises en Russie sont maintenant liées pour toujours à la cause des Alliés. Une victoire germanique signifierait aujourd’hui la ruine de la Russie libre. Les hommes qui ont fait la Révolution ont employé, comme leur levier le plus puissant, le désir intense de la Russie d’être victorieuse. La défaite serait suivie immédiatement d’un retour triomphal du tsarisme, avec ou sans l’aide des soldats de Guillaume II. Tel est l’extraordinaire changement que les événements de quelques jours ont produit. La semaine passée, des millions d’hommes qui n’aiment pas l’Allemagne pouvaient encore souhaiter son succès, dans l’espoir qu’une victoire allemande serait la ruine de l’autocratie russe. Aujourd’hui, ceux qui ont uniquement pensé à la Russie doivent souhaiter que la guerre mondiale prenne un autre cours. Partisans de la liberté russe, c’est pour le succès des Alliés qu’ils doivent prier.

« Si le gain moral pour les Alliés est énorme, le bénéfice pratique n’est pas non plus négligeable. Il est aujourd’hui avéré que l’action de l’Entente a été contrariée dans ces derniers temps par la crainte d’une paix séparée, imposée à la nation russe par la camarilla de la Cour. On sait que la mission de lord Milner à Pétrograd avait pour but, d’une part d’écarter ce péril, de l’autre de travailler à l’apaisement des troubles intérieurs qui paralysaient l’énergie russe. Les Alliés d’Occident sont délivrés de cette double inquiétude. Ils peuvent compter non seulement sur la fidélité de la Russie, mais sur ses loyaux efforts. On peut objecter que l’indifférence de l’ancien régime à la victoire a été quelque peu exagérée. Après tout, la Russie a combattu pendant trente-deux mois et a rendu des services considérables aux Alliés. Est-ce qu’une organisation absolument mauvaise aurait pu produire des effets aussi utiles ?… Nous répondrons que les efforts de la Russie au service de la cause commune ont été l’œuvre non du gouvernement, mais du peuple. Sans le travail de la Russie nouvelle, celui de la Douma, des municipalités, des zemstvos, c’eût été, il y a longtemps, l’effondrement et la capitulation. Ce n’est pas grâce à l’autocratie russe que l’Empire a surmonté la désastreuse retraite de Galicie : c’est grâce au dévouement sans bornes du paysan russe qui, privé d’armes et de munitions, a opposé un mur de chair vive à l’artillerie germanique. Les critiques militaires allemands, il y a deux ans, qualifiaient de « soldatesque désorganisée » l’armée russe en retraite. Désorganisée, elle l’était, et presque sans armes, mais ce n’était pas une soldatesque : c’était une troupe héroïque qui n’a jamais fléchi et qui a fini par arrêter l’invasion allemande au pied d’un amoncellement de cadavres.

« Désormais, le dévouement du soldat-paysan russe aura derrière lui l’intelligence organisée, la conscience de la nation, et aussi la volonté de vaincre, intensifiée par la conviction que de la victoire dépendent non seulement la réalisation des buts internationaux de la Russie, mais sa liberté, mais la vie et les biens des hommes qui ont recueilli l’actif du tsarisme en faillite. Avec l’autocratie, une poussée allemande vers Odessa ou Pétrograd pouvait et devait probablement même imposer la paix ; avec la Russie démocratique, les armées allemandes pourraient atteindre l’Oural sans obliger la Russie à se soumettre. La Révolution russe fournit la garantie absolue que l’unité de la cause des Alliés restera intacte jusqu’au bout. »


XL


Un observateur compétent, M. Henry, écrivait en 1907 : « La Russie se trouve obligée à faire un formidable bond en avant. » Elle l’a fait ; faudra-t-il demain qu’elle recule ? Est-il à propos de rappeler le vers célèbre :

Le temps ne garde pas ce qu’on a fait sans lui


et de douter qu’un pays puisse passer, par une sorte de mutation brusque, de l’autocratie presque sans limites à la démocratie ?

La réalité n’est pas conforme aux apparences. Sous un régime autocratique, la Russie était démocratique depuis longtemps. Les idées qui triomphent aujourd’hui sont celles de Speransky en 1809, des Décabristes en 1825, de la première Douma en 1905. Ce sont celles qui ont agi pendant des années, comme un ferment salutaire, non seulement dans la littérature russe, mais au sein des unions provinciales et municipales. La Russie possédait une noblesse, non une aristocratie. Il n’y a jamais eu, dans la vraie Russie (à la différence des provinces baltiques), de corps analogue au Junkertum prussien. Les idées de liberté, d’égalité, de fraternité y ont grandi comme des fruits naturels du sol ; le despotisme n’a jamais été qu’un pesant décor. La Russie est le seul pays du monde où l’on s’appelle « frère » sans affectation.

L’histoire nous enseigne que la liberté politique est plus ancienne en Russie que le despotisme. Au xiiie siècle, il y avait des républiques à la manière de Venise, celles de Novgorod, de Pskov, où les citoyens s’assemblaient pour délibérer à l’appel du beffroi, où le prince qui déplaisait était remercié. Un foyer d’autocratie se forma à Moscou, et les Moscovites furent les Prussiens de la Russie. Mais, là encore, l’autocratie ne naquit point comme un produit spontané. Les princes de Moscou imitèrent d’une part les khans tartares, dont ils furent d’abord les agents pour le recouvrement des tributs, de l’autre les empereurs césaropapistes de Byzance, dont ils aspiraient à reconstituer l’héritage, Ivan III épousa la nièce du dernier empereur byzantin, Constantin Dragosès. Ivan le Terrible et Pierre le Grand imposèrent à la Russie un régime qui n’était pas fait pour elle et qui s’est maintenu seulement sous la férule d’une bureaucratie oppressive dont les éléments étaient empruntés à l’étranger.

En somme, le gouvernement russe, vers 1900, était une autocratie servie (et parfois desservie) par une bureaucratie policière. L’autocratie était d’origine orientale ; la bureaucratie était allemande. L’autocratie brisée et la bureaucratie réformée, il reste la Russie libre, le pays des « possibilités sans limites», celui dont la littérature, au XIXe siècle, a le plus puissamment remué les âmes et dont le XXe, après une crise effroyable, fera le pendant et comme le prolongement, dans l’Ancien Monde, des États-Unis du Nouveau[17].

10 mai 1917.
  1. Discours de Melgunov à la Douma (Darkest Russia, 2 juillet 1913).
  2. Darkest Russia, 18 juin 1913.
  3. La faveur dont jouirent Iliodor et Raspoutine prouve, semble-t-il, que ce grief n’était pas fondé.
  4. Gazette de Francfort, 24 juillet 1914 (Wochenblatt).
  5. Figaro du 31 mars 1917 (Polybe). Voir aussi Lindenlaub dans le Temps du 2 janvier 1917, et les lettres d’un grand-duc publiées par F. Masson dans l’Écho de Paris, 10, 17 et 24 avril 1917.
  6. Discours de Roditchev.
  7. E. Denis, La Nation tchèque, 1917, p. 356. Cet article sur la Révolution russe est un chef-d’œuvre.
  8. Zemstchina, avril 1913 : « Si nous avions des relations amicales avec l’Allemagne, qui les désire, l’Autriche, toujours battue, n’aurait pas osé se montrer si insolente à notre égard. La Russie récolte ce qu’elle a semé par une alliance contre nature avec la France et l’Angleterre, dominées par les francs-maçons et les juifs. »

    Ibid, décembre 1913 : « Comme l’Allemagne — qui, elle, mérite confiance — veut un rapprochement avec nous, il faudrait unir nos forces aux siennes pour écraser ces nids de punaises de la franc-maçonnerie, qui mettent en danger l’État allemand comme l’État russe. »

  9. Darkest Russia, 8 mai 1912, p. 4.
  10. New-York Nation, 1915, II, p, 371.
  11. Les armes et les munitions envoyées de France et d’Angleterre étaient en abondance ; mais les trains qui les contenaient avaient été poussés sur des voies de garage à Tiraspol, Kiev, Mohilev, etc. Ordre était venu de les arrêter (The New Europe, 1917, p. 63 ; témoignage direct d’un Roumain, dans la Gazette de Lausanne du 7 avril.)
  12. Figaro du 31 mars 1917. — On a publié des fragments de lettres de l’impératrice à Raspoutine : « Je vous aime et n’ai foi qu’en vous. Dieu veuille que nous nous revoyions bientôt. Je vous embrasse. Votre fille. » (Journal de Genève, 4 mai 1917.)
  13. Journal de Genève, 16 avril 1917.
  14. Voir le Temps du 23 avril 1917, seul récit exact (d’après le journal Retch).
  15. Cf Dewey, New-York Nation, 1915, II, p. 489.
  16. New-York Nation, 22 mars 1917, p. 33.
  17. Sources : journaux et périodiques français, suisses, anglais et américains, en particulier la Revue Darkest Russia (Londres, 1912-1914). Ouvrages généraux de référence, en particulier British Encyclopedia, Dictionary of Dates (24e édition) et The Annual Register, 1913-1916.