Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/17

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Éditions Mornay (p. 341-365).
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XVII


N onobstant les belles et fortes paroles de l’abbé Rigaud, Marie-Thérèse de Saint-Augustin s’obstinait à ne voir en Raton que le jouet du Mauvais-Ange. Les religieuses, tout d’abord ébranlées par les cinq plaies des stigmates, y compris la plaie au côté, et, de plus, la couronne d’épines, flottaient dans l’incertitude. Mais, quand Raton découvrit un passé encore si rapproché, elles se laissèrent dériver vers l’opinion de leur Révérende-Mère et ne prièrent plus au chevet de leur sœur qu’avec répugnance. Ciel ! cette bouche s’était donnée ; ce corps s’était vautré dans la plus vile débauche ; ces mains !… Que d’années de lessives, de macérations et de prières pour effacer tant de souillures, car le caractère sacré des empreintes, le sang qui en dégouttait sans arrêt, pouvaient être œuvre du Diable ! Et les moniales se chuchotaient que le Diable en personne avait assisté à la vêture en compagnie de femmes damnées. Il avait brisé sa guitare enchanteresse sur la tête d’un bon serviteur de M. le Duc !… Ce disant, elles se signaient en hâte et récitaient des Ave. Seule, la bonne Sophie de Sainte-Anne traitait ces racontars de billevesées et s’employait à soulager Raton dans la mesure de ses moyens. Celle-ci s’endormait entre ses crises d’un sommeil mystique qui la rendait plus belle encore. La Sous-Prieure choisissait ces instants pour laver le visage, les mains et les pieds sanglants de la novice qui s’étaient posés l’un sur l’autre, de sorte qu’il avait fallu couper les sandales. Elle lui faisait encore couler entre les lèvres quelques cuillerées de potage. La nuit, elle veillait à son côté, ou, plutôt, elle s’y installait, car la fatigue ne tardait pas à l’engourdir.

— Voyez-vous, Sainte-Anne, lui dit Marie-Thérèse la regardant laver Raton aux beaux seins orgueilleux, le coup de lance est au côté droit, alors que les auteurs sacrés s’accordent pour le situer à gauche. N’est-il pas vraisemblable que le soldat romain, nous assure Sanchez, voulut frapper au cœur ? Enfin, sainte Catherine de Sienne portait le coup de lance à gauche…

— Pardonnez-moi, Mère, répondit Sophie de Sainte-Anne non sans brusquerie, Catherine a dit elle-même que le divin rayon qui la perça partait du côté droit de Notre-Seigneur, mais aussi qu’il la frappa en ligne directe. En ligne oblique, il l’eût donc atteinte à droite. En outre, j’ai lu que dans l’ancienne liturgie grecque c’était précisément le côté droit ; que c’est encore au côté droit que se voyait la plaie sur une antique médaille décrite par Juste Lipse. Quoi plus ?… Allez-vous chicaner sur le nombre de clous, sous prétexte que sainte Brigitte en a vu quatre, alors qu’il est plus commun de n’en compter que trois : deux pour les mains, et un seul pour les pieds. Vous savez bien que Madeleine de Pazzi, Marguerite des Anges, Agnès de Langeac, Catherine de Ricci et Gérardesque de Pise n’avaient qu’un clou aux pieds. Trois clous en tout, dis-je !… La bienheureuse Claire de Montefalco, et notre Révérende-Mère Thérèse portaient trois clous imprimés dans le cœur avec les autres instruments de la Passion. Trois clous, trois clous, trois clous !…

Le jour que Raton sortit de son extase entrecoupée de léthargie mystique, elle avait perdu la vue, comme si son Maître jaloux se la fût réservée pour lui seul. Ses plaies s’étaient refermées, ne laissant plus paraître, autour d’une croûte légère, qu’une congestion sanguine de la grandeur d’un écu. Pourtant, elle ne pouvait faire usage de ses membres. Une chaleur intense la dévorait qui se sentait à distance, au point que Sophie de Sainte-Anne se crut obligée de lui couvrir de linges mouillés le visage et la poitrine. Mais Raton, en proie d’autre part à une grande jubilation, ne cessait de chanter et de rire. Elle ne s’en arrêtait que pour crier : « Amour ! ô Amour !… » Ou bien, elle priait sa garde de la laisser se consumer dans le brasier divin, soupirant après la mort pour qu’elle la retirât de l’exil.

Quand la jubilation la quitta, elle s’offrit en victime pour expier les péchés des autres. Elle nommait toujours les mêmes : M. le Duc, M. Poitou, M. Peixotte, M. le Chevalier, M. de Sade, M. Restif. Et ces péchés, elle en sentait l’infection qui ressemblait fort à celle du bélier noir, laquelle ressemblait à celle de M. Poitou.

— Sentez-vous, Sainte-Anne, disait Raton, comme cela pue ici ? C’est l’odeur du monde qui nous vient relancer.

— Mais non, Raton, répondait la bonne Mère. Je respire, tout au contraire, la suave odeur que vous répandez. Elle est si tenace que les linges et les mouchoirs dont j’essuie vos sueurs merveilleuses en seront à jamais imprégnés. Il me semble même que vos seins se gonflent d’un lait miraculeux qui commence à perler et répand un parfum sans égal.

Raton, qui s’était offerte en victime, ne tarda pas d’être comblée dans ses vœux, en proportion croissante avec les grâces extraordinaires que son Divin Maître lui partageait, tantôt en reposant sur sa gorge sous la forme de l’Enfant, comme pour l’inciter à une sainte familiarité, tantôt en la soulevant de sa couche par la vertu attractive de son cœur, où se lisait toujours le nom de Raton en lettres d’or. Les maux qu’elle appelait commencèrent par un ulcère qui se développa dans la gorge, lui fit rendre force sanies et lui ôta l’usage de la parole, tant par sa violence que par l’esquinancie chronique qui le suivit. Il se forma des plaies purulentes sur son visage et sur son corps. Il en naquit des vers gros comme la pointe d’un fuseau et de la longueur d’un pouce. Elle perdit ensuite une portion de son nez, puis ses belles dents que l’on avait vues aussi rapprochées que les pépins d’une grenade, selon l’heureuse expression d’un vieux poète badin. Finalement, ce fut le tour des poils de son corps et de la plupart de ses ongles. Le feu sacré envahit son bras droit et le dévora jusqu’à l’os. Elle se voyait pareille à la guitare de l’abbé Lapin : lorsque la douleur tranchait ses nerfs, il lui semblait qu’il en sortît des sons douloureux qui s’accordaient en une parfaite harmonie pour chanter un cantique d’amour.

Transportée à l’infirmerie depuis son ulcère à la gorge, et refusant tout médecin d’un mouvement de la tête, elle vivait étendue sur un lit moins dur que celui de sa cellule, mais dont on ne pouvait incessamment changer les draps qu’elle souillait de ses humeurs. Cependant, les religieuses, qui continuaient de l’assister par charité chrétienne, ne s’en trouvaient pas incommodées, car elle exhalait de plus en plus fort cette odeur de sainteté qui, déjà, avait tant fait rechercher son commerce rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur. Cette grâce durable et manifeste, plus que l’excès même de ses maux, finit par lui rallier les sympathies qu’elle avait perdues, et l’on compara son linge à celui de Marina Escobar, fondatrice de la Récollation de Sainte-Brigitte, dont il est dit qu’il flattait l’odorat comme un parterre de fleurs. Thérèse de Saint-Augustin, quoique troublée en sa conscience, ne se départait pas d’une attitude pleine de réserve, et elle n’osait accorder sans confession le Saint-Sacrement que Raton ne pouvait pas même réclamer par signes. Mais Raton, qui ne voyait rien du monde, vit deux anges de l’Ordre des Puissances descendre du Ciel et passer à travers les vitres sans les briser pour lui apporter la communion. Ainsi chaque jour. Ils la nourrirent d’Eucharistie durant plusieurs mois.

— Mère, dit une fois Sophie de Sainte-Anne à Marie-Thérèse de Saint-Augustin, il serait peut-être bon, et la Règle l’autorise, que la Sœur Raton reçût le voile noir des professes. Malgré sa longue patience et son aphonie, elle laisse échapper des sortes de gémissements. De plus, sa figure se tire d’une telle façon qu’il se pourrait qu’elle fût au terme de ses épreuves. À ses mouvements de tête, à certains battements de ses paupières qui lui sont un langage, on se rend compte qu’elle entend encore : ce serait une joie pour elle, si l’on peut dire, au milieu de ses souffrances, que de concevoir son arrivée au Ciel dans l’habit qu’elle a rêvé.

La Prieure l’investit elle-même, avec l’assistance du Chapelain, de l’abbé Rigaud et des religieuses dont le nombre était trop grand pour qu’elles fussent toutes contenues dans la pièce. Il en resta dans le couloir ; leurs répons, leurs chants parvinrent à l’agonisante comme un écho céleste. M. le Chapelain parla de Job, M. Rigaud de sainte Liduine. Mais Raton ne les entendit pas, car, sitôt qu’elle eut le voile, la Bienheureuse Vierge Marie lui présenta son Divin Fils. Avec eux se trouvaient saint Jean l’Évangéliste, saint Paul, sainte Marie-Madeleine, sainte Marie l’Égyptienne, et un personnage couronné qui jouait d’un instrument quelque peu conforme à celui de l’abbé Lapin. Ce n’était autre que le roi David et son psaltérion. Derrière eux se pressaient des anges qui se ressemblaient comme des frères et se tenaient dans un impeccable alignement. Ils soufflaient en de longues trompettes obliques qu’ils dirigeaient toutes du même côté.

Le Verbe Éternel agréa la prière de sa Glorieuse Mère, lui demandant d’élever Raton à la dignité d’épouse. Il passa au doigt de Raton un anneau d’or incrusté de quatre perles et d’un diamant, un anneau du même modèle que celui de sainte Catherine de Sienne, selon la description qu’en a laissé le bienheureux Raymond de Capoue. Et le Verbe lui dit ces paroles qu’elle comprit parfaitement : « Ecce desponso te Creatori et Salvatori tuo, in fide quæ, usquequo in caelis tuas mecum nuptias perpetuas celebrabis, semper conservabitur illibata. » Après quoi le Verbe disparut, et Raton se rendormit de ce sommeil mystique que ne connaissent pas les âmes imparfaites, s’il est, au dire de saint François de Sales, l’écoulement de l’âme en son Dieu.

M. le Chapelain et M. Rigaud firent entendre à la Prieure qu’il serait humain de tempérer les souffrances de Raton en appelant un médecin malgré elle, et surtout pour qu’il ne fût pas dit, en un siècle de faux philosophes, qu’elle eût passé sans le secours de la Science.

M. Rigaud cita Lorry, le médecin ordinaire de M. le Duc : il pourrait témoigner à Mme la Duchesse que l’on avait fait appel à ses lumières. Il venait, en outre, de faire remarquer sa délicatesse en refusant les honoraires qui lui étaient dus pour avoir assisté le Roi à son lit de mort, quand il était trop tard pour que son intervention fût efficace.

M. Lorry, ajouta l’abbé, est d’autant plus désigné qu’il soigne particulièrement les éruptions de la peau. Je sais qu’il termine un ouvrage sur ces matières : Tractatus de Morbis Cutaneis, écrit dans la langue de Cicéron, — il la parle même avec une remarquable facilité. Enfin, sa douceur, son aménité naturelles, autant que ses connaissances si profondes, lui ont concilié l’affection des malades.

La Prieure fit prévenir Lorry par l’intermédiaire de Mme la Duchesse, que pourtant l’on ne voyait plus, et qui semblait s’être désintéressée de sa filleule.

Le savant examina Raton, après avoir coupé la robe lui-même, que, par pudeur, l’on n’osait détacher. Il vit l’état pitoyable de ce corps naguère si parfait, et il resta longtemps à méditer devant Raton toujours endormie.

Thérèse de Saint-Augustin et Sophie de Sainte-Anne le regardaient hocher la tête. Enfin, il se tourna brusquement vers elles, délaissant cette aménité dont l’abbé Rigaud avait fait l’éloge, et qui, jusque-là, ne s’était pas démentie.

— Mais enfin, dit-il, Mesdames, depuis le temps que la malheureuse est en l’état, vous avez sans doute appelé quelqu’un ?… Non ?… C’est inconcevable ! C’est insensé !… Après tout, il aurait été trop tard… Le spécifique ou ses vapeurs, dont nous disposons actuellement, n’est pas assez puissant pour entraver la marche foudroyante de la moins connue des variétés de cette maladie…, cette maladie qui… cette maladie que… Une variété orientale, enfin, de cette maladie… Bref, j’ai pu en observer un exemple à Lisbonne, sur un matelot Scandinave qui revenait des possessions asiatiques. Indigène, et même Portugais, il en eût réchappé. Étranger, occidental, d’un sang pur de toute infection, il était condamné à mort…

« Mesdames, reprit Lorry, de plus en plus gêné, faites-vous donner un bolus opiacé, afin d’atténuer les crises. C’est tout ce que l’on y peut… Ma mission est remplie. J’ai l’honneur…

— Mais, Monsieur, dit Sophie de Sainte-Anne, en lui barrant la route, ce n’est pas une maladie !…

— Pas une maladie ? s’écria le médecin, de moins en moins amène, et de qui le nez blanchit de saisissement, pas une maladie ?… Alors, que fait ici cette femme dans le coma, cette femme qui tantôt sera morte ? Oui, que fait ici cette femme dans un état prodigieux de pourriture ?… Que fais-je ici moi-même ?… Pourquoi m’a-t-on mandé ?… Pas une maladie, ça ? Pas une maladie ?… Ah, sacrédieu ! elle paie au moins pour dix…

— Ne sont-ce donc pas, reprit Sophie de Sainte-Anne, qui se signa, et malgré la Prieure qui la tirait par la manche, ne sont-ce donc pas les stigmates de sainte Thérèse, de saint François d’Assise, et de tant d’autres bienheureux et bienheureuses ?… Là, ces marbrures, ce ne sont pas les traces de la Fustigation de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Et peut-on considérer comme une maladie guérissable par la faiblesse de nos ressources et de notre entendement aussi chétif que téméraire ce que notre sainte enfant a reçu par la Grâce divine, afin de soulager ces dix pécheurs dont vous parlez vous-même, Monsieur ? Cela s’appelle chez nous substitution mystique…

— Hein ? Quoi ?… fit Lorry en mettant brusquement son chapeau de travers, et en secouant Sophie de Sainte-Anne par les épaules. Qu’est-ce que vous me chantez là, folle, vieille folle ?… Substitution, stigmates, fustigation : connaissons pas !… Votre sainte enfant a la vérole, Madame !… La vé-ro-le por-tu-gaise !… En-ten-dez-vous, com-pre-nez-vous ?…

Et l’homme de l’art s’enfuit, renfonçant son chapeau à coups de poing, et grognant par les couloirs sonores.

— Prions pour les impies !… soupira Sophie de Sainte-Anne qui s’agenouilla devant la couche de Raton.

Mais, déjà, Thérèse de Saint-Augustin s’était retirée, avec une majestueuse noblesse.

Raton, sans s’être réveillée, s’éteignit dans la nuit du lendemain, veille de l’Exaltation de la Sainte-Croix. La bonne Sophie de Sainte-Anne fut tirée de son sommeil par l’odeur suffocante que répandait le corps, et qui troubla tant la Sous-Prieure qu’elle rêva de Marie-Madeleine inondant de parfums les pieds du Christ. La lampe s’était éteinte, mais une douce clarté régnait dans la chambre, et cette clarté provenait des mains, des pieds et du front de Raton. Sainte-Anne affirma qu’au moment même qu’elle se frottait un œil, une forme spectrale qui rappelait un ange s’était fondue dans le mur, emportant entre ses bras une figure resplendissante, de la taille d’un enfant au berceau, et qu’en cette figure, bien que petite et poupine, elle avait reconnu Raton, ou du moins ce qu’elle devait être quand elle fut trouvée dans le verger de Balleroy.

Revêtu de tous ses habits religieux, le corps fut exposé, selon l’usage, dans le chœur du Chapitre, entouré de quatre cierges, et placé sur une estrade, de façon que chacun le pût voir du dehors. Après la messe, la grille fut écartée. Quelques heures après, par la vertu du prodige que restera toujours la propagation des nouvelles, une quarantaine de femmes se joignirent à des dévotes qui venaient contempler le cadavre, lui faire toucher des chapelets et découper furtivement de petits morceaux de bure. Les premières n’étaient autres que la Gourdan et ses filles, auxquelles se mêlaient quelques-unes de leurs amies, la plupart de celles-là qui avaient assisté à la vêture. C’étaient la Rosière, dite Cul-Ouvert, Dunkerque-la-Bique, Toutou-l’Épagneule, Manon-Gogo, Tierce-la-Cavale, Beaujour-la-Boucaneuse, Aspasie Citron et Tonton-Minette. Une dizaine de marchandes de modes, de lingères, de grisettes et de couturières les accompagnaient pour la première fois, que la renommée de Raton avait rendues curieuses et incitait à la religion. Presque toutes tiraient de leur sein une gravure embellie par le pinceau, travail ingénu d’un novice, d’après l’Amour Mystique du Livre de la Gourdan. Elles s’ébahissaient de ce que le visage de la morte, rétabli dans son éclat et son intégrité, fût si semblable à l’estampe, sauf une narine qui semblait avoir été grignotée par une souris.

Mais l’être le plus singulier, bien que le moins inattendu parmi ces personnes assez extravagantes, était un Père Capucin à grosses lunettes fumées qui tantôt baisait les pieds nus de la morte à la place des stigmates, où rougissaient deux belles roses, et tantôt les essuyait d’un grand mouchoir à pois qu’il portait ensuite à son vieux nez de priseur en marquant le plus complet ravissement. Les demoiselles et les bigotes l’imitèrent incontinent. Chacune fit valoir à sa voisine la bonne odeur balsamique qui imprégnait le linge et surmontait les eaux de senteurs les plus vives.

Soudain, il y eut un cri au milieu du demi-silence fait de chuchotements et de pas mal étouffés, un cri tout ensemble de joie et de surprise. On s’empressa autour d’une demoiselle qui se relevait d’un long agenouillement, et dont l’on avait pu remarquer l’affliction particulière.

— Père Lapin, fit la même voix sans réduire son timbre, Père Lapin, je n’boite plus !… Mère, je n’boite plus, moi qui boitais d’puis seize ans… Quoi, vous l’savez bien, d’puis Rosbach… C’est un miracle qu’elle a fait, que je n’boite plus !… Un miracle, que j’vous dis !… Ah, Raton ! ma chérie, ma p’tite Ratonne !…

M. Rigaud sortit de l’ombre.

— Mademoiselle, dit-il à mi-voix, et l’entraînant un peu à l’écart, j’étais le confesseur de la religieuse décédée. Vous me pouvez jurer devant Dieu que vous boitiez et ne boitez plus ?…

— Pardi, fit Nicole, je l’jure !… Mais plutôt, regardez voir…

Et Nicole se mit à marcher aussi droit que la Superbe.

— C’est un fait, Monsieur ! dit le Père Capucin en faisant une révérence ecclésiastique. Je connais Mademoiselle depuis de longues années : elle boitait, elle ne boite plus. J’eus l’insigne honneur, et la grâce non moins insigne, de connaître aussi votre pénitente, et même de lui devoir mon salut…

— Mon Révérend Père, répliqua M. Rigaud, je parlais naguère de Liduine au chevet de ma pénitente, mais je n’aurais pas deviné qu’à l’instar de la sainte de Schiedam, elle dût si tôt guérir une infirme. Vous souvenez-vous, mon Révérend Père, de la religieuse de Gouda, qui avait une jambe plus courte que l’autre, et à qui l’on refusa la permission de consulter Wilhelm Sonder-Danck, un nom pourtant prédestiné, puisqu’il reproduit à l’oreille la marche inégale et pesante de la claudication ?…

— Oh ! fit Nicole, on peut toujours s’en rigoler : moi, je n’boite plus !…

— La chère enfant ! reprit M. Rigaud, est-elle joyeuse !… Eh bien, mon Révérend Père, je vous laisse à vos pénitentes. S’il vous plaît, nous aurons un autre entretien plus tard, afin de rédiger une attestation qui ne sera pas inutile. Nous demanderons de la signer aux assistantes que vous accompagnez aujourd’hui. Oui, de fait, sœur Raton est Bienheureuse…

— Certes, Monsieur ! dit le Père Capucin. Et, de plus, quarante personnes qui sont ici la tiennent depuis longtemps pour une sainte. J’en sais bien quarante ou cinquante autres qui, comme elles, révèrent son image, et cette dévotion ne pourra que grandir, de telle sorte, Monsieur, que le Saint-Siège devra compter avec la conscience populaire qui aura devancé les conclusions de l’avenir incorruptible. Vox populi, Monsieur…

« Mes chères enfants, reprit le Père Capucin, en se tournant vers les dames, à présent, mettons-nous à genoux, rendez grâces à la Bienheureuse Raton, et demandez-lui de nous bénir durant que je réciterai le Psaume des Vêpres des Morts : Dilexi quoniam exaudiet Dominus vocem orationis meae

Les filles s’agenouillèrent autour du catafalque tout parsemé de fleurs. Elles supplièrent Raton dans le Ciel de protéger leur vie brillante et vergogneuse, et surtout de les préserver de la maladie qui mène Vénus à l’Hôpital. Mais, selon la forme la plus commune, la plus agréable et la plus facile de prier les morts, elles firent hommage à Raton des tableaux de leur mémoire, se rappelant les petits ouvrages de clinquant auxquels elle avait présidé, et les concerts de musique d’église, trop souvent interrompus, et la gentillesse, et la beauté de leur sainte dans son costume de Sylphide, et encore le bon exemple qu’elle leur donnait de complaisance, d’allégresse et d’humilité. Et ces tableaux, elles les rebrodaient, au fur et à mesure, de soies éclatantes sur le canevas déjà flétri du souvenir. Puis elles conçurent de son commerce un orgueil pointilleux, et formèrent, chacune en soi-même, le projet de fonder le Cercle des Amies de la Bienheureuse Raton, afin d’ériger sa gloire sur des mérites qu’elles pensaient être seules à bien connaître, et dont il leur semblait qu’il dût leur revenir quelque chose. Elles édifieraient les novices de bonne volonté. Elles auraient le contrôle sur les dires des étrangères qui se vanteraient d’avoir servi avec la nouvelle Madeleine sous la bannière de la galanterie. Elles démentiraient leurs propos, rétablissant la « vérité du Vrai », et elles les traiteraient de menteuses, d’écornifleuses, de faraudes ! En meilleure preuve, elles leur mettraient sous le nez ces mouchoirs odorants qu’elles seraient seules à posséder, qui parfumeraient la suite de leurs jours d’une essence d’honneur, et qui deviendraient l’insigne sacré des Amies, leur moyen de reconnaissance, quand, vieilles légionnaires de l’Amour, contrefaites et décrépites, elles se retrouveraient parmi les aveugles, les impotentes et les soldats estropiés des maisons de force. Ces mouchoirs, enfin, on les ensevelirait avec elles pour embaumer leur pourriture et leur servir de passeport devant Dieu… Elles diraient aussi à ces hâbleuses, à ces pécores : « Avez-vous seulement connu le Révérend Père Lapin qui jouait de la guitare comme un ange et sautait comme un cabri ? Avez-vous connu la Boiteuse qui s’était fait baiser à l’armée de Soubise, au son de la trompette et du canon, landerirette ?… »

Et la Boiteuse, qui ne boitait plus, leur devenait sacrée à son tour. De temps à autre, elles tournaient leurs visages vers elle en pleurant et reniflant. Quant à Nicole, elle pleurait de même, et de la peine que lui causait la mort de Raton, et du sentiment de l’insigne privilège par quoi se manifestait la puissance de la sainte. Tout en pleurant, elle s’assurait du libre mouvement de son pied, qu’elle agitait de droite et de gauche dans la mesure que lui permettait sa position. Mais, malgré sa piété, sa reconnaissance envers la morte, elle souhaitait d’être dehors pour se livrer à la danse du Roi-Prophète.

« Ô Raton, pensait Lapin qui avait achevé son Psaume, deux fois morte au monde, te voilà donc née à la glorieuse immortalité du Ciel ! D’En-Haut, favorise ton serviteur ! Protège l’ami sans partage avec lequel, heureuse dans l’amour du Seigneur, tu ne ressentis jamais rien qui te pût attrister, ainsi que l’écrivirent de saint François d’Assise ses Trois Compagnons ! N’abandonne pas celui que tu ressuscitas à la vie spirituelle, qui mourut au monde à ton exemple, mais qui, par le moyen d’un pieux espionnage, connut les rigueurs de ta retraite et les épreuves que tu souffris jusqu’à l’heure même de ta mort ! Oui, conserve-moi un cœur sans tache, ou plutôt, renouvelle en moi l’esprit de droiture. Et spiritum rectum innova in visceribus meis. Fais enfin que Dieu me rappelle quand j’aurai toutes mes fautes expiées dans la pénitence et la servitude. Comme tu le peux connaître, à présent que tu vois tout, que tu sais tout, en avant et en arrière : sommelier au Couvent de Bicêtre, je donne mes soins au vin des reclus et des malades. De plus, je sers volontairement les pauvres d’esprit, les fous, les gâteux et les vénériens, qui sont à peu près les mêmes que ceux que j’amusais naguère dans le siècle. Je trouve encore quelques loisirs pour toucher de l’orgue selon mon rêve, et louer ainsi la Vierge Marie avec les faibles talents que Dieu m’avait donnés pour en faire bon usage. Je te louerai pareillement, ô Fleur Mystique de la Neustrie Industrieuse, en une séquence qui je composerai sur les vieux modèles. Pour la musique, je m’inspirerai du célèbre Balbulus. Avec une maladresse opiniâtre, je dirai ta vie étonnante, naïve et persécutée : la naissance d’une ravenelle aimée du Ciel au pied de l’ormeau de Balleroy, et sa mort odoriférante en ce monastère de l’Annonciation où tu fus moins comprise et moins choyée que parmi les Pécheresses chez qui Notre-Seigneur entretient des âmes puériles, dans le dessein d’en fleurir son Paradis. Que la verve satirique en ce besoin m’anime encore, pour opposer à la corolle du grand chemin l’orgueil épineux de la rose en son pourpris ! Mais quoi ? ton Bien-Aimé te revenge : celles-là qu’incommodaient ton élection et ta vertu te vont rendre un resplendissant hommage ! C’est, hélas ! la règle la plus commune que cette justice au pied tardif ! Quelqu’un l’a déjà dit, parlant du Poète assailli d’injures, de médisances, de jalousies et de calamités : «… Après qu’il est mort, chacun le pense un dieu ! »

— Père Lapin, fit la Gourdan en le poussant du coude, voilà que tu rêves tout haut et que tu déclames ! Il serait bien, d’ailleurs, que nous nous retirassions…

Le Père Lapin se leva en jetant un regard autour de lui, dans l’espoir de retrouver l’abbé Rigaud. Mais celui-ci avait disparu pour laisser place à des moniales au voile rabattu qui venaient veiller leur sœur. Alors, il bénit lentement le corps, fit une génuflexion et donna le signal du départ.

— Toi, Père Lapin, dit la Gourdan lorsqu’ils se retrouvèrent dehors, si jamais tu fais des miracles, ce sera de changer l’eau en vin. En attendant, tu dois changer le vin en eau. Je ne voudrais pas de toi pour sommelier ! Mais viens toujours jusque chez ton ami Gomez : son Frontignan a vieilli d’une année. Nous ne saurions nous séparer sans trinquer ensemble… À vrai dire, tu me manques, Père Lapin ; il se pourrait même que tu devinsses un jour mon confesseur, car ce que jadis j’appelai tes folies m’ont troublée peu à peu, et ce que je viens de voir de mes propres yeux me trouble encore davantage…

Cependant, Nicole ne se pouvait tenir de gambader en agitant son mouchoir.

— Je n’boite plus ! je n’boite plus ! criait-elle à tue-tête, saisie d’une ivresse subite. C’est la sainte qui m’a guérie !…

Les autres filles la suivaient, bras dessus, bras dessous, et rangées sur plusieurs lignes, la rue étant trop étroite pour qu’elles pussent tenir sur une seule. Et elles criaient, elles aussi : « E’n’boite plus ! E’n’boite plus ! C’est la sainte qui l’a guérie !… »

Les échoppes, les boutiques se vidaient sur leur passage. Les gens se mettaient aux fenêtres, la plupart finissaient par descendre. Ils rencontraient alors le troupeau des dévotes à qui la sainte n’avait pas rendu la jeunesse de leurs jambes, et les dévotes les renseignaient complaisamment. Les apprentis, les gamins et les fillettes hâtaient le pas sur le flanc du peloton, comme on les voit accompagner la troupe lorsqu’elle passe, enseignes déployées, avec ses tambours et ses fifres. Pris d’un enthousiasme communicatif et pour employer leur présence, ils criaient, en le scandant, ce qu’ils entendaient crier : « E’n’boite plus ! E’n’boite plus ! C’est la sainte qui l’a guérie !… »

À tant crier et cabrioler, la soif se fit bientôt sentir, et aussi le besoin qui l’accompagne, quand plusieurs personnes sont ensemble, de se trouver assises tête à tête pour mieux échanger leurs sentiments. On s’engouffra dans une guinguette aux charmilles parcimonieuses, et l’on but du vin de Suresnes sur des tables chancies qui se couvrirent d’assiettes de saucisses, de pain de Gonesse et de fromage de chèvre. Une partie de la foule entra à son tour pour écouter des propos merveilleux qu’assaisonnaient une gaieté si bruyante et, de temps à autre, quelques-uns de ces mots francs comme l’ail que ne profèrent pas les bégueules. La Gourdan laissait dire et faire, sans menacer du service des vieux. L’hôte, qui pressentait un pèlerinage futur, renouvelait les bouteilles avec empressement et bonne grâce. On parla du Cercle des Amies de la Bienheureuse, on fit son éloge, on rappela des souvenirs, et le Père Lapin, qui connaissait une grande partie de sa vie pour en avoir reçu des confidences, voulut bien la retracer en buvant un vin coupé de larmes.

— Il serait juste, dit la Gourdan qui mêlait encore le sacré au profane, que M. le Chevalier de Reginglard, si bien accommodé, fût guéri de la même façon que Nicole. Il lui en coûterait moins que par le moyen de l’Élixir de Préval, qui demeure pour lui sans effet.

— Qui est-ce, le Chevalier de Reginglard ? demanda le Père Lapin.

— Celui, répondit la Gourdan, qui m’écrivit une lettre pour menacer du Fort-l’Évêque. C’était à cause de Raton…

— Il ment ! fit Lapin rejetant un morceau de saucisse.

Une vielle, un flageolet tentateurs, en distrayant l’attention des vingt Nymphes, déjà fort occupées d’œillades, détournèrent la Mère et le Capucin d’une controverse pénible.

Nicole s’élança pour danser seule, tant l’envie lui en démangeait. Déjà, un cavalier d’agréable tournure venait au-devant d’elle et la recevait dans ses bras. Tandis qu’ils voltaient, on entendit le cavalier crier dans l’oreille de sa danseuse :

— Foi d’drapier ! Vous savez, moi, c’est pour le bon motif !…

Les autres filles ne tardèrent pas à les imiter. Une saquebute et des crincrins vinrent comme par enchantement renforcer l’aigre musique. En même temps, les freluquets du Faubourg-Saint-Jacques semblèrent sortir de terre ou de l’écorce des arbres, et l’on n’entendit plus que des ritournelles de contredanses, des rires, des éclats de voix, des bris de verres et des canonnades de bouchons. Le Père Lapin, perdu dans un rêve, tapait le fond de son verre contre la table, marquant distraitement la mesure. Ainsi, pensait-il, selon l’antique usage de Béotie, les jeunes filles de l’Hellade honoraient les morts par la gracieuse vivacité de leurs pas et les envolées savantes de leurs robes ; de même, au son des flûtes bérécynthiennes, elles répandaient le vin sur la terre fraîchement remuée… Il ne songeait pas moins aux anges du Vrai-Dieu qui dansaient pour Raton un ballet de bienvenue, plus beaux, parmi leurs plumes et leurs chevelures dorées, que les Muses décrites par Hésiode, les Muses aux pieds d’albâtre, effleurant en cadence les pentes veloutées du Parnasse. Et il lui semblait que tout participât à cette danse si joyeusement funéraire, tout, depuis les arbres et les cheminées qui tournoyaient au rythme de la musique, jusqu’à sa tête qui commençait de tourner aussi. L’hôte au bon sourire faisait déjà suspendre des quinquets, dans l’idée qu’un divertissement aussi tardif ne dût finir que fort avant dans la nuit. Mais la Mère se leva et frappa dans ses mains pour rappeler à ses filles que le devoir les attendait. Elles quittèrent à regret leurs cavaliers interdits et se rangèrent docilement par trois en s’essuyant de ces mouchoirs qui leur rappelèrent la bienheureuse Raton. Loin de s’accuser d’irrévérence, elles pensèrent que la morte leur avait ménagé l’occasion de se réjouir, elle qui goûtait les délices du Ciel en compagnie des Séraphins, et elles ne virent dans leur oubli involontaire qu’un miracle nouveau de sa générosité.

— Or ça, Papa Lapin, dit la Gourdan, le voyant marcher quelque peu de travers, je crois que tu es en goguettes, et qu’il me va falloir te faire conduire en fiacre à Bicêtre ?

— Oh ! fit Lapin qui choppa contre une racine, je répondrai à tes sarcasmes par la voix de saint Paul dans la Première aux Corinthiens : Qui se existimat stare, videat ne cadat ! — Que celui qui croit être ferme prenne garde de tomber…