Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/Texte entier

La bibliothèque libre.
Éditions Mornay (p. 5-365).

I


A u milieu de la cour de poste de la rue Saint-Denis, vis-à-vis le couvent des Filles-Dieu, où s’arrêtait le coche de Caen, vingt personnes des deux sexes s’embrassaient, ravies du plaisir de se retrouver parmi la paille et le crottin. Deux capucins se saluaient gravement, les mains croisées sous leurs manches, et l’on eût dit qu’ils allaient donner front contre front. Accroupi sur sa balle, un colporteur bâillait en s’étirant. Enfin, assise comme lui, mais à l’écart, sur un petit coffre peint de fleurs et d’oiseaux aux brillantes couleurs, une jeune fille pleurait avec grâce et discrétion. Une lettre d’une main, un mouchoir de l’autre, tantôt elle regardait la lettre et tantôt elle se tamponnait les yeux. Entre ces soins alternés, elle demeurait sans geste, visiblement moins bouleversée d’inquiétude que soumise à l’embarras. Ses larmes ne servaient qu’à l’embellir, car ce tendron pouvait avoir dix-huit ans.

Un bonnet de lingerie couvrait ses cheveux d’un blond cendré à rendre jalouses les plus belles. Ses yeux étaient du bleu des pervenches, sous des paupières bien fendues, et l’on devinait que la douceur et la rêverie ne les abandonnaient pas quand les pleurs en étaient séchés. L’ovale parfait du visage confirmait encore cette impression de sérénité, bien que le front décelât quelque entêtement, cette vertu des faibles qui produit à la longue des miracles souvent plus durables que ceux de l’énergie. L’attitude du corps tout abandonné montrait qu’il n’avait été formé ni pour l’endurance ni pour les travaux. L’innocence, plutôt que l’incurie, laissait à moitié sortir d’un fichu deux globes qui ne demandaient qu’à prendre l’air des sphères célestes. Cette louable vertu découvrait encore des jambes bien moulées dans des bas de coton à coins rouges ; croisées l’une sur l’autre elles se voyaient jusqu’aux jarretières.

Cependant, le cocher et ses aides dételaient en buvant, sacrant et plaisantant. Du haut des galeries à balustrades de fer qui s’étageaient sur les murs de l’hôtellerie pour faciliter l’enlèvement des bagages, des valets arc-boutés tiraient, avec une adresse extrême, les malles, les ballots de hardes qu’on leur passait du toit de la diligence. L’hôte offrait ses services, le bonnet à la main, le tablier troussé sur le côté. Des marmitons allaient et venaient, flairés par une famille de chiens efflanqués qui témoignaient par leur maigreur et par leurs cris qu’on les nourrissait de coups et de vitupère dans ce lieu regorgeant de victuailles et tout bourdonnant d’un bruit continu de casseroles et d’assiettes. Des commères à peine vêtues, et montrant des gorges moins agréables que celle de la figure assise, contemplaient le spectacle de leurs fenêtres. On pouvait craindre que, par distraction ou par malice, elles ne laissassent choir leurs appas dans la cour sur des têtes infortunées. Leurs caquets, d’étage en étage, soutenaient l’harmonie que formaient les cris des chiens, l’ahan des valets, les exclamations, les colloques des voyageurs, les sonnailles, le piaffement des chevaux et le verbiage injurieux des palefreniers.

— Il n’y aurait pas ici une demoiselle Raton qui vient de Bayeux ?… Ou plutôt de Balleroy. Une demoiselle Raton attendue par Mme la Duchesse ?… Mme la Duchesse d’Aiguillon.

L’arrivant qui criait ainsi d’une voix de stentor était un laquais doré sur toutes les coutures. Son air insolent, sa mine rubiconde, son ventre replet, et « Mme la Duchesse » dont il avait plein la bouche, en imposèrent à toutes les petites gens qui se retournèrent bouche bée. Il se fit un grand silence depuis le pavé jusqu’au cinquième. Le cocher retira sa pipe. Il allait répondre en regardant autour de lui, comme un berger qui compte ses ouailles, lorsque Mlle Raton se leva tout intimidée de sa malle peinte, mit son mouchoir dans sa gorge, sa gorge dans son fichu, et se dirigea vers son sauveur, la précieuse lettre à la main. Elle fit une révérence de campagne à quelques pas de l’important personnage. Celui-ci l’agréa sans y répondre autrement que par un hochement de tête protecteur. Affectant de tapoter le couvercle d’une queue-de-rat, il détailla la jeune fille des pieds à la tête. Satisfait de son examen, il lui dit assez haut pour que l’auditoire goûtât sa faconde :

— Je vous salue bien, Mademoiselle Raton, encore que l’envie de vous embrasser nous démange. Je me disais : quelle frimousse peut avoir un nom comme ça ?… Mais on n’est pas déçu, je vous le jure !… Nonobstant, quand on s’appelle Raton, on ne pleure pas, on fait risette, on dit : Je vous salue aussi, Monsieur Poitou ; je suis votre aimable servante… Enfin, cela viendra avec la connaissance du beau monde. Qu’est-ce là ?…

Et Poitou, devenu familier, s’empara de la lettre que lui tendait Raton en balbutiant avec docilité :

— Je vous salue bien, Monsieur Poitou…

La lettre disait, par la voix de M. Poitou :

À Madame
Madame la Duchesse d’Aiguillon,
en son Hôtel,
Rue de l’Université.

« Je vous adresse, bien chère et bonne Amie, la petite Raton que vous m’avez demandée. En vous l’annonçant pour aujourd’hui, ces temps derniers, je vous ai déjà fait son éloge, d’après ce qu’en rapportent les personnes de considération qui lui veulent du bien. Elle n’a point de père, elle n’a point de mère, vous dis-je, seulement une vieille femme qui l’a recueillie jadis et qui se donne pour sa nourrice, encore qu’elle ait à peine de quoi. Je me féliciterais si cette enfant pouvait remplir auprès de vous les fonctions que vous attendez d’une camériste, en cette grande pénurie où l’on est de ne rencontrer de gens qui nous servent à notre gré (ici, le lecteur dépité baissa la voix et sembla lire moins facilement), à notre gré… à notre gré, qui soient honnêtes et non fripons, ivrognes ou paresseux. Celle-ci est propre, gentille, douce, agréable, et, à ce qu’il m’a paru, élevée selon les principes.

« Je suis, pour m’employer encore à vous plaire, bien chère et bonne Amie, votre très humble et très affectueux serviteur.

« Chevalier de Balleroy. »

— Ouais ! fit le laquais en rendant le pli. Mais dites-moi, Mademoiselle Raton, la cause de ces larmes ?… Auriez-vous perdu votre bourse, un étui, un colifichet ou un petit oiseau ?… Un petit oiseau, hé hé !… Non ? On pleure en attendant que l’on vous tire d’affaire. (Poitou prit la mallette sous son bras.) Si Mme la Duchesse n’avait pas envoyé Poitou, ou plutôt si Poitou ne lui avait pas représenté l’embarras d’une fille qui ne connaît que son village, vous seriez restée là, et les galants qui ne manquent point… Du diable si l’on vous eût jamais vue à l’Hôtel d’Aiguillon !… Il est vrai que vous pouviez lire l’adresse : Rue de l’Université. C’est écrit !

Et Poitou se mit en marche.

— C’est-y pas malheureux ! lança une commère à sa croisée. Envoyer des jeunesses comme ça sur le pavé de Paris ! Et ça se nomme Raton ! C’est pas un nom !…

— Voire ! fit le cocher, et ça ne sait rien, pas même dire adieu ! Mais je ne suis pas inquiet ! avec une figure comme ça, on monte bientôt en carrosse…

— Je ne sais pas lire l’écriture courante, dit Raton. Je ne lis que la lettre moulée, et un peu les livres quand ils sont en gros.

Elle ajouta qu’elle avait oublié le nom de la rue à force de se le répéter. Elle aurait pu montrer sa lettre à ceux qui l’entouraient, lui posaient des questions et lui offraient leurs bons offices. Mais elle s’était tenue sur la réserve. D’ailleurs, on l’avait confiée au roulier. Celui-ci l’avait oubliée pour ses chevaux et ses valets. Il leur parlait si rudement qu’elle avait eu peur de lui rappeler sa mission. Au surplus, on l’avait assurée que Mme la Duchesse ne manquerait pas de la faire prendre. Au cas contraire elle n’aurait eu qu’à s’informer, Mme la Duchesse et M. le Duc étant connus de tous. Elle se serait résolue à montrer sa lettre au premier passant. Enfin, si elle avait pleuré, ç’avait été de se sentir seule au milieu de ces gens qui se retrouvaient et s’embrassaient, ce qui lui rappelait sa bonne nourrice qu’elle avait peut-être quittée pour toujours. Et puis encore, elle appréhendait de servir chez les Ducs, n’ayant aidé que sa nourrice à balayer, à laver, à blanchir, à repasser et repriser. Les autres allaient sans doute se moquer d’une villageoise, lui faire des niches ou la laisser de côté. Elle s’ennuierait.

En marchant, elle se rapprochait de M. Poitou. Quant à M. Poitou, il glissait sa main heureusement libre le long du bras de Mlle Raton, et ce bras dodu, potelé, blanc, frais au toucher, était nu jusqu’au coude. M. Poitou prenait parfois la taille de Mlle Raton pour lui éviter la rencontre d’un commis affairé, d’une tête à l’évent, d’un carrosse, d’une brouette de vinaigrier, d’une marchande d’huîtres à l’écaille.

— Balais ! Balais ! — À la flotte, à la flotte, mes beaux rubans ! — La paille d’avoine, la paille ! — Mottes à brûler, Mesdames, belles mottes !… criaient autour d’eux les gagne-petit.

Et Paris bourdonnait, ronflait et glapissait de tous ses métiers.

— Il ne faut pas tant s’émouvoir, Mademoiselle Raton, disait Poitou. Je voudrais bien que quelqu’un des nôtres vous manquât, Jarni ! Mais ce sont de braves gens comme vous et moi, malgré ce qui est écrit dans la lettre, soit que nous sommes des fripons, des coureurs, des ivrognes et des paresseux. Si cela était, on ne nous garderait pas. Ce sont de ces noms que l’on nous donne quand on a de l’humeur à passer, que l’on est repic et capot à des cartes qu’ils appellent le pharaon et que nous appelons le piquet, ou bien quand on a égaré ceci ou cela : Où as-tu mis mon épée, maroufle ?… Qu’est devenu le plumet que j’avais hier, coquin ?… Tu l’auras revendu pour boire ?… Va me chercher ma canne, que je t’en frotte les côtes, faquin, drôle, imbécile !… Mais Poitou n’était plus un fripon, un ivrogne, un coureur, un maroufle, un drôle, un faquin, quand, à l’affaire de Saint-Cast, il détourna un mauvais coup d’un milour de Cavendish qui aurait percé la bedaine de M. le Duc, et que Poitou empocha pour soi !… À vrai dire, c’était vers la fin de l’action, quand M. le Duc, réfugié dans un moulin, jugea le temps opportun de se couvrir d’autre chose que de farine et de respirer l’odeur de la poudre. Je me rongeais, je trépignais, je frémissais d’impatience, Jarni !… La gloire, Mademoiselle Raton, ne sourit pas aux meuniers…

« Nous, des ivrognes, des coureurs ?… Les principes ?… Hon hon !… Poitou aurait bien à dire, s’il voulait parler. De Veretz, par exemple, chez M. le Duc le père, où j’ai servi dans ma jeunesse. Ils étaient là trois ou quatre qui composaient des chansons en caressant les filles et la bouteille, et qui nous les donnaient à imprimer, leurs chansons, en vue d’un recueil qu’ils baptisèrent du drôle de nom de Cosmopolite. Oui-dà ! de laquais nous devînmes imprimeurs… Mais quelles chansons, Jarni !… Un jour, la femme de l’intendant qui corrigeait les épreuves, ne savait comment écrire f…, révérence parler. Vous ne sauriez pas non plus, Mademoiselle Raton… Elle cria donc à M. le Duc :

« Monsieur le Duc, est-ce qu’il faut deux r à f… ? » M. le Duc répondit : « Le mot en vaudrait bien la peine, mais l’usage est de n’y en mettre qu’un. »

« Des ivrognes, des coureurs !… Enfin ! on sait ce que l’on sait… Mais Dieu garde M. le Duc !… Et puis l’amour qui est permis aux uns le doit être aux autres, pas vrai, Mademoiselle Raton ?… Allons, ça viendra avec le temps. Les tétons sont bien venus… Quel joli nom que Raton ! C’est le nom que j’aurais trouvé, Jarni ! Qui a donné ce nom-là ? Un promis ?… Un galant ?… Entre nous, c’est M. le Chevalier de Balleroy qui nous traite de coureurs ? Il nous la baille belle !… Ah ! la petite friponne !…

— Laissez-moi, Monsieur Poitou ! disait Raton. Nous ne sommes point faite à ces manières. Que penserait de moi Mme la Duchesse si quelqu’un de sa connaissance vous voyait me manier sur la route ? Et puis, à votre âge, vous ne pouvez songer à m’épouser ? D’ailleurs je ne me marierai jamais, Monsieur Poitou. Je vous demande bien pardon si je vous cause de la peine. Ce ne sera ni vous ni personne.

— Je n’ai pas encore parlé d’épouser, Mademoiselle Raton. Jarni ! vous allez plus vite que nous !… Mais il ne faut pas vous formaliser, ce sont les manières de Paris. Ici, l’on sait parler aux femmes. Ce n’est pas comme vos rustauds de villageois qui vous bourrent le dos après une contredanse, en vous criant des secrets dans les oreilles : Vingt dieux ! J’voudrions ben secouer la cotte à la Raton ! Tatiguié ! j’voudrions ben mette not’ furon après son connil !… Ou cent galanteries du même genre. Ne nous parlez plus de ces marauds !… Dites-moi, Mademoiselle Raton, sans prétendre que votre boîte soit lourde — il y a bien là-dedans un caraco, un jupon, trois chemises et deux paires de bas, — nous devrions nous arrêter au Petit-More que voici, pour nouer la connaissance. On sait son monde… Il y a là du Gaillac et un petit Coteau chenâtres qui nous veulent du bien. Par occasion, vous pourriez vous remettre en cassant un morceau. Il faut être gaie, vive, alerte, pour se présenter chez M. le Duc, où tout le monde est à l’unisson. Hardi ! la petite cambrouse à Mézis, soyons griviers et mariols ! Mousse pour la Daronne, et pitanchons dans la piolle !

— Quelle langue est-ce là, Monsieur Poitou ? dit Raton. Serait-ce le patois de la Ville ? Mme la Duchesse me commandera-t-elle ainsi ?

— Ça s’appelle rouscailler bigorne, dit Poitou. Ça vient avec le temps et la compagnie. Mme la Duchesse en jabotte d’une autre qui se dévide à la Cour du Dabuche. Quand elle s’en mêle, je n’y enterve que brénicle. J’y passerais l’affe que ce serait tout de même. Comme ils disent, nous ne sommes pas « nés ». N’empêche que sans mon astic de roturier, le bâton, enfin, avec quoi j’avais à me défendre de la mousqueterie des Godons, M. le Duc en tenait dans la tripe. Si je ne suis pas né, il serait bel et bien côni… Mort, quoi !… Mais Dieu conserve M. le Duc !

« Allons, ajouta Poitou, entrons icicaille !… »

Ce disant, il enlaça la fillette afin de lui faire descendre deux marches. Il profita de son hésitation pour la baiser sur la nuque.

— Non ! laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je, Monsieur Poitou ! fit Raton en se débattant si brusquement que le laquais alla donner contre le chambranle. Le beau coffre enluminé glissa dehors dans la crotte en répandant son contenu.

Reluquez-moi ce guerluchon de quarante-cinq longes ! cria de l’intérieur un homme vêtu comme Poitou et qui buvait avec des gens de mauvaise mine coiffés de grands chapeaux de cuir et fumant de courtes pipes de plâtre. Voilà comme on s’y prend quand on est maladroit, qu’on veut forcer les rupioles et qu’on est quasi grison !… Ça t’apprendra, vilain vieux rufian de pucelles !

— De quoi te mêles-tu, toi, de gouailler le monde, perroquet à foin, meuble du Châtelet, marionnette de pilori, tableau de la Grève ?… Veux-tu que je te guerdonne d’une giroflée à cinq feuilles ?…

Et Poitou, faisant le faraud, avança de quelques pas dans la salle enfumée.

— Tu ferais mieux, reprit l’autre, de rentrer chez ton maître et de lui demander des nouvelles de La Chalotais ! Merdié ! je sommes ici queuques-uns qui pouvons t’y conduire si tu n’es pas pressé de la commission !…

Les gens de mauvaise mine se levèrent en secouant leurs pipes sur l’ongle du pouce et en remontant leurs ceintures. Poitou recula prudemment dans la rue, où Raton ramassait ses nippes en pleurant. Déjà, le monde s’attroupait curieusement autour d’elle. On riait d’une pomme de Calville échappée du coffre, et qu’un gamin entamait à belles dents.

— J’en tâterais bien de deux autres !… fit un quidam avantageux.

— Partons ! dit Poitou. M. le Duc n’aime pas les affaires… D’ailleurs, ils sont une demi-douzaine de crocheteurs du Port-au-Foin. Des valets comme celui qui vient de nous injurier nous font traiter de coquins, de coureurs et d’ivrognes. Les honnêtes gens comme nous en pâtissent. Mademoiselle Raton, il ne faudra parler de tout ceci à personne, car cet homme appartient à M. le Duc de Choiseul, qui est au plus mal avec M. le Duc d’Aiguillon. Il est inutile de rappeler à nos maîtres des ressentiments qui les mettent de mauvaise humeur et les indisposent contre nous.

— Holà, l’Aiguillon ! C’est ainsi que tu nous piques ! cria la voix de l’autre valet, devenue goguenarde.

Mais Poitou pressa Raton davantage.

— Sommes-nous encore loin de la maison ? dit Raton.

— Seulement d’une portée de mousquet, dit Poitou.

— Ça fait combien ? dit Raton.

— Ça fait le temps de sécher tes larmes et de te moucher quinze fois, dit Poitou.

« Morveuse ! » ajouta-t-il entre ses dents. Puis haut :

— Si j’avais pris mon bâton de Saint-Cast, on en aurait vu de belles, ah, Jarni !… Il aurait vengé mon maître de Choiseul et La Chalotais. On lui doit déjà la vie…

Là-dessus, M. Poitou garda le silence de la dignité offensée et de la valeur dans l’infortune.

Raton se serait bien retournée pour s’assurer que les méchants hommes ne les suivaient pas. Mais elle craignit d’indisposer M. Poitou et de s’en attirer des remarques. M. Poitou ne s’était pas montré brave. M. Poitou prenait avec elle des libertés. M. Poitou l’aurait entraînée contre son gré dans un lieu défendu à la modestie des filles. Elle ressentait une grande aversion pour M. Poitou, et pourtant, il faudrait vivre avec lui ! Que seraient les autres ? Combien étaient-ils ? Trouverait-elle au moins une amie de qui elle n’aurait pas à redouter les embrassades, qui ne sentirait ni la prise ni le ratafia, qui aurait les joues lisses, et qui ne parlerait pas le patois de la Ville. L’accent, les intonations, l’obscurité même de ce patois lui semblaient propres aux insanités et aux turpitudes.

Raton se rappela son village et goûta de tristes délices. Les maisons n’y empêchaient point de voir le ciel. Le clocher s’y apercevait de toutes parts. Ceux qui la croisaient lui disaient un mot aimable ; ils ne la bousculaient pas en passant. Au lieu de tous ces cris, de ce bruit perpétuel de fardiers et de carrosses, elle n’y entendait qu’à certaines heures de la journée le bêlement des troupeaux et les voix des basses-cours. Peu après les coqs, dès potron-minet, c’était la chanson d’un laboureur. Il la reprenait le soir avec ses hardes et son bâton.

Elle aurait bien changé son humaine condition contre celle d’un passereau. Si Dieu l’exauçait, elle prendrait son vol à tire-d’aile et s’irait nicher dans le chaume qu’elle venait de quitter. Avec ses mousses vertes, il devait être doux comme du velours. On avait envie de caresser le panache de sa fumée. Le jour, elle percherait dans l’ormeau et n’en descendrait que pour se nourrir de plantain. Ainsi, elle ne coûterait rien à personne. Elle enchanterait sa nourrice qui repassait ou qui filait en laissant pointer son fuseau par la fenêtre ouverte. Elles auraient conversation. L’une ferait : tu tu tu tu ! l’autre, fi fi fi fi !… Elle se promit de revenir sur ces détails quand elle serait seule dans son lit, et elle se moucha pour montrer à M. Poitou qu’elle s’occupait de quelque chose qui n’était ni la dispute du Petit-More, ni les baisers qu’elle avait repoussés, ni son linge qui se trouvait gâté, ni la belle pomme qu’elle eût mangée, dans sa chambre, en pensant à sa nourrice, au verger, au puits, à la haie d’épine-vinette où l’on mettait le linge à sécher.

— C’est ici, dit Poitou d’un ton sec et changeant la malle de bras. Maintenant, Mademoiselle Raton, tâchons à nous taire et à marcher droit, sans quoi vous auriez de nos nouvelles !…

— Maquereau, Mesdames ! V’là l’maqu’reau qui n’est pas mort !… Il arrive, il arrive, le maquereau !… lança derrière eux une voix poissarde.

Raton poussa un petit cri : M. Poitou venait de la pincer jusqu’au sang. Elle osa lever les yeux vers lui, et ses yeux se remplirent de larmes : M. Poitou avait l’air terrible…

II


M me la Duchesse faisait des échelles de rubans, M. le Duc, plus jaune qu’à l’ordinaire, s’arrachait les poils du nez, assis dans un fauteuil, et livré à des réflexions apparemment désagréables. Mme la Duchesse aurait pu croire que M. le Duc tirait ces réflexions de la vue de ses charmes qui achevaient leur maturité sous une blonde trop transparente.

— Qu’avez-vous, Monsieur ? D’où vient cette humeur maussade ? Quoi ! vous n’avez encore rien trouvé à me dire ? C’est pour cela que vous vous faites annoncer à mon lever ?… Vous me laissez occupée à des babioles… À la vérité, tout est babiole devant les grands desseins qui vous occupent dans mon appartement.

— Je songe, répondit M. le Duc, un peu distrait, à ma cousine Septimanie d’Egmont, de qui je fais intercepter la correspondance avec S. M. Gustave. Ne m’accuse-t-elle pas d’avoir abandonné la Pologne pour une question d’argent !… Vous savez qu’il en fallait fournir aux confédérés pour continuer la campagne… Pouvez-vous me dire où j’eusse pris cet argent… Sous le pas d’une mule ?… Et d’ailleurs, ils l’auraient bu… Mais au diable la Pologne !… Ah ! le Roi, sur ma demande, vient d’exiler Broglie à Ruffec. Cet animal, ce butor, non satisfait de convoiter ma succession aux Affaires Étrangères, travaillait en secret contre l’alliance autrichienne. Voilà ce que l’on peut apprendre en lisant les lettres qui ne nous sont point destinées, soit que Septimanie est un petit monstre d’hypocrisie et Broglie un conspirateur impertinent. Impertinent !…

« Je sais encore, par les mêmes moyens secrets, continua M. le Duc en coulant, pour la dixième fois, un regard de biais vers la coiffeuse, que vous avez reçu des mains du Chevalier de Balleroy une jeune camériste que je n’ai pas encore eu le plaisir de rencontrer… Les Affaires Étrangères étant proprement les miennes, souffrez, ma bonne amie, qu’elles m’intéressent de temps à autre…

— Ces affaires sont bien diverses, Monsieur. Vous mêlez votre cousine, la Pologne, une mule, un butor, le Chevalier de Balleroy, S. M. Scandinave et la petite Raton. Vous avez toute l’étourderie nécessaire à vos fonctions, et je vous en félicite. Cependant, Monsieur, la petite Raton relève de l’intérieur…

— Raton, fit M. le Duc, Raton ! Ce nom est charmant. Que ne me montrez-vous Raton ? Je veux voir Raton !

— Venez donc, Raton, mon enfant ! dit Mme la Duchesse en élevant un peu la voix. M. le Duc désire que vous lui soyez présentée. C’est un bien grand honneur que vous fait M. le Duc !

Raton sortit d’une garde-robe en baissant les yeux. M. le Duc leva les siens. Mme la Duchesse jeta un mantelet sur ses épaules et le ferma sur des seins dont un seul valait le pluriel.

— Faites la révérence à M. le Duc, mon enfant, reprit Mme la Duchesse, et dites-moi, puisque je n’ai pas encore eu le loisir de vous interroger aussi longuement, si Paris vous dédommagera du chagrin que vous éprouvâtes de quitter votre bonne nourrice, si vous pensez vous y plaire un jour, si enfin la compagnie de mes gens ne vous fait pas regretter vos bergers et vos campagnards ? Non, sans doute ? Vous avez déjà quitté leur parler rustique. D’ailleurs, l’avez-vous jamais employé, sinon pour vous réjouir en leur compagnie, les jours de fêtes ? Il n’y paraît guère…

« C’est une enfant, mon bon ami, continua Mme la Duchesse en s’adressant à M. le Duc et négligeant d’attendre la réponse de Raton, c’est une enfant qui me convient à ravir. Encore ne l’ai-je que d’hier. Le Chevalier n’avait pas exagéré ses mérites ; on ne l’a pas trompé en les lui rapportant. Il savait en quel besoin je me trouvais d’une fille qui ne fût ni sotte, ni laide, ni souillon, ni dévergondée, et vous devez être sensible comme moi au soin qu’il prend de condescendre à…

— On vous demande, Raton, dit à son tour M. le Duc qui redoutait de Mme la Duchesse un cours d’Histoire générale, si vous vous plaisez ici, si vous n’allez pas reparler patois. Votre maîtresse reconnaîtra à cet indice que vous pensez retourner. Dites-nous quelque chose, mon enfant.

— Monsieur le Duc et Madame la Duchesse sont bien bons, balbutia Raton en rougissant et fort embarrassée de sa contenance. J’ai peut-être oublié le patois de Balleroy, mais je ne sais pas encore celui de la Ville comme M. Poitou, qui m’a dit hier que cela viendrait avec le temps et la compagnie. Sauf le respect, il ne m’a paru ni beau ni facile…

— Le patois de la Ville ! Qu’est-ce à dire ? s’écria M. le Duc. Le drôle aura voulu l’étonner avec son narquois !

— Et sans doute la séduire, ajouta Mme la Duchesse. Mais je t’estime déjà trop, ma petite Raton, pour mettre davantage à l’épreuve ta naïveté. Nous pensons toujours, mon bon ami, que ces paysans sont du bétail et nos gens des chevaux de race. Il s’en faut, de l’un et de l’autre côté.

— Oui-dà ! Parlez-moi des Bretons ! soupira M. le Duc qui avait gouverné leur province pour le plus grand dommage à sa tranquillité. Parlez-moi aussi de nos gens, d’un Poitou, par exemple ! Je me souviendrai toujours de l’affaire de Saint-Cast. On m’amène un officier qui vient rendre son épée. Voilà Poitou, plus mort que vif depuis le premier coup de feu, qui se jette sur lui dans un accès de bravoure inopinée et de zèle intempestif. Il se met en devoir de l’assommer avec un bâton qu’il s’est toujours refusé de troquer contre une pique. Ce faisant, il criait : Vive le Roi ! Vive M. le Duc ! Incontinent, notre gentilhomme prisonnier reprit l’usage de son fer et vous étendit raide le maroufle. Je dus présenter des excuses, mais j’étais bien débarrassé !… Hélas !… pour le malheur de tous, le brave se retrouva à mon service un mois après, ayant survécu chez l’habitant et vécu de ses pois au lard, frais, dispos, de plus en plus ivrogne et fanfaron. Il prétend m’avoir sauvé la vie. Je n’ai pas mémoire que j’aie rien fait pour prolonger la sienne. Ça traîne dans de mauvais lieux, ça s’y pavane avec les trois cents mots de Jargon qu’il a moins appris aux armées que dans le Thésaurus de fausse-monnaie qu’est le poème de Granval, Cartouche ou le Vice Puni.

― Fi ! l’Iliade des laquais ! dit Mme la Duchesse.

— Et l’Odyssée. Mais n’allez pas le croire si légèrement bien, que Poitou s’y pervertisse, dit M. le Duc, qui ne perdait pas de vue Raton et cherchait à conserver sa présence en feignant l’oublier. Il y a là un savoir qui ne laisse pas d’être piquant. Pour moi, j’ose vous l’avouer, c’est le seul poème épique français qui se puisse lire, avec la Pipe Cassée. La Henriade me glace. La Pucelle… Mais, dis-moi, Raton, poursuivit M. le Duc, que le mot de Pucelle ramenait impétueusement à son véritable objet, quel est ton nom ?

— C’est Raton, Monsieur le Duc. Je n’en ai point d’autre.

— Cela est charmant, mais surtout singulier ! dit M. le Duc, qui parut vivement intéressé et changea de fesse sur son siège.

— C’est charmant tout court, mon bon ami, dit Mme la Duchesse. Épargnez les demandes et les raisons à cette enfant qui n’en peut mais. Raton, prépare la robe que je t’ai dite, tu m’aideras à la vêtir… Je voulais dire, mon bon ami, que le nom de Raton lui fut donné par sa nourrice, à cause de sa gentillesse. Si elle n’a point d’autre nom, c’est qu’elle fut trouvée avant qu’elle sût parler. Quant à moi, je ne lui en donnerai pas d’autre… Enfin, Monsieur, cette fille est à moi. Elle m’est doublement précieuse : elle m’est donnée par le Chevalier qui m’a relaté sa courte et touchante histoire dans une première lettre que vous n’avez pas… interceptée, si j’ose dire, ou simplement lue à distance, comme vous le faisiez tout à l’heure sans que j’eusse l’air de m’en apercevoir. Je dis donc que cette fille est à moi, qu’elle s’appelle Raton, que je l’appellerai Raton, et que tout le monde voudra bien se conformer à mon usage.

— Tout beau ! fit M. le Duc. Je ne songe le moins du monde à vous contrarier, ma bonne amie, et, pour mieux vous marquer ma déférence, je me retire à l’instant. L’on sait qu’une femme qui s’habille montre de l’humeur à qui ne prétend l’y aider, à moins que ce ne soit un petit abbé, un diseur de sornettes… Va, charmante Raton, va, ma fille, fais ton service, caresse bien ta maîtresse et ne t’oublie pas toi-même en répandant le parfum sur sa personne.

M. le Duc, après avoir baisé la main de sa femme, daigna tapoter les joues de la camériste et lui prendre le menton. Après quoi il se retira, moins soucieux qu’il n’était entré.

— Raton, tu as conquis M. le Duc, dit Mme la Duchesse. Il faut conserver son estime et la mienne. Aussi, je ne veux point de commerce avec le reste de la maison. Tu couches dans la garde-robe ; on t’y montera tes repas, qui seront prélevés sur ma desserte. Quand tu entendras sonner, c’est qu’il te faudra les prendre dans le tour de la garde-robe. Tous les jours tu m’accompagneras au couvent de l’Annonciation où j’entends la messe. Ce sera pour toi l’occasion de préparer ton salut et d’achever la bonne éducation que l’on t’a donnée. La religion, mon enfant, n’est pas seulement un guide, elle nous fait entrevoir un repos et des joies futures que l’on ne trouve pas ici-bas à quelque condition que l’on appartienne. Et comme notre chétif entendement n’a pu définir le bonheur qui nous attend, nous l’imaginons selon nos préférences et nos facultés. Cette incertitude même où Dieu nous laisse ne saurait être qu’un bien : nous rêvons, nous occupons notre esprit. Autrement, il serait sollicité par la poursuite des plaisirs temporels et nous manquerions notre salut. Donne-moi mon rouge, mon enfant, et viens me passer ma robe…

« La religion ne nous fait pas seulement rêver de l’avenir, mais encore du passé. L’histoire des premiers âges du monde qu’elle nous a conservée est le plus attachant des romans. Comme c’est Dieu lui-même qui l’a fait, il ne s’y trouve rien qui choque le goût ou la vérité. Tu prendras sur ma table la Bible de Royaumont. Je te la donne pour que tu la lises… Raton, mon enfant, il est malséant de se gratter de la sorte. Aurais-tu pris des puces ?

— Madame la Duchesse, ce ne sont point des puces. C’est M. Poitou.

— Ce rapprochement est inconvenable ! Que vient faire Poitou dans la question ?

— Ce n’est pas dans la question, Madame la Duchesse, c’est dans le gras de la fesse… Il m’a pincée. Il est très méchant, M. Poitou !

— Eh bien, raison de plus pour s’en tenir éloignée… Où en étais-je donc ?… Le plus attachant des romans… C’est cela… Nous trouvons encore dans la religion les plaisirs licites qui font rechercher le monde. Ainsi, tu entendras la musique des offices, qui est tantôt de feu M. Bach, tantôt de feu M. Lulli, tantôt de musiciens qui vivent encore et n’en sont pas moins illustres. Les dames y chantent à ravir, et l’on n’y est point gêné par les applaudissements ou la cabale du parterre. Mais tout cela, tu l’ignores, mon enfant. C’est pour toi de l’Algonquin. Sans doute connais-tu mieux la musette qui vous fait danser au village, ou la voix des chantres de l’église ?

Raton était à genoux devant sa maîtresse. Elle bouclait sa chaussure avec peine. Toutes ces bonnes paroles réveillaient en elle le goût de la contemplation qu’elle prenait naguère pour de la paresse, et que sa nourrice lui avait souvent reproché. Ce goût s’exerçait en ce moment sur un pied qui n’était pas celui des filles d’Eurynome, mais il importait peu. À fixer ce pied qui débordait de la chaussure et défiait avec placidité qu’on l’y fît tenir, Raton voyait l’église de sa paroisse. Il s’en fallait de peu qu’elle n’entendît les chantres, dont l’un était cordonnier et l’autre maréchal ferrant. Ce que disait sa maîtresse lui semblait juste : c’est là que, sans en être tancée, elle goûtait à l’avance le repos futur, qu’elle s’abîmait dans une rêverie paradisiaque, c’est-à-dire qu’on ne définit point et qui dut être le bienheureux état de l’homme avant qu’il fût contraint de travailler pour les autres et pour soi. Elle bénit sa maîtresse de le lui offrir une heure par jour et de l’admettre à le partager avec elle. Ainsi elle retrouverait Balleroy dans Paris. Par une naïve juxtaposition d’images, elle vit, au-dessus des fidèles et reposant sur un nuage de myrrhe, la chaumière de sa nourrice, l’arbre où elle avait souhaité d’être passereau, et la haie d’épine-vinette couronnée d’un linge éclatant. Le Christ apparaissait dans l’ormeau où il n’avait pourtant rien à cueillir. Il écartait du doigt une tunique pourpre et montrait un cœur embrasé.

Un léger ronflement rappela Raton à la réalité. Elle ne vit plus que le pied de sa maîtresse sur lequel posaient ses mains inoccupées.

— J’ai dormi, n’est-ce pas, ma fille ? soupira Mme la Duchesse. Je te remercie d’avoir respecté ce repos d’un instant.

Raton se remit à l’œuvre et se releva toute rouge d’avoir réduit le pied au servage. Sa maîtresse en frappa le parquet avec la vivacité d’un faon.

— Adieu ! fit-elle. Je ne déjeunerai pas, j’en suis priée ailleurs. On s’occupera de toi. Attends-moi en lisant la Bible de Royaumont. Tu trouveras aussi un carton de rubans. Tu mettras à part les rubans feu. Ce soir, à mon retour, tu les fixeras sur le domino que je choisirai.

Mme la Duchesse disparut. Il ne resta plus d’elle qu’un léger nuage de poudre. L’abbé de Voisenon ou M. de Boufflers eussent évoqué quelque déesse de l’Olympe, dans le plus noble et le plus ancien patois du monde. Mais Raton, qui n’en savait pas tant, s’étonna qu’une grosse femme aux pieds enflés pût soudain glisser comme une ombre, vers les plaisirs qu’elle venait de condamner.

III


R aton ouvrit et bouleversa cent cartons avant de trouver celui qui convînt. Les uns contenaient des morceaux de fourrures qui répandirent une forte odeur de poivre et d’où néanmoins s’envolèrent des papillons ; les autres contenaient des plumes défraîchies, des dentelles, des gants, des cordons, du taffetas, de la gaze, des chiffons de toutes sortes. Des masques de satin, avec ou sans barbe et de diverses couleurs, l’intriguèrent beaucoup. L’expérience lui manquant, elle ne put se distraire à rapprocher sa découverte des fausses apparences humaines et du travestissement des passions. Mais elle choisit les rubans feu en éternuant sans répit et les disposa sur une table par ordre de grandeur. Après quoi elle prit la Bible de Royaumont et passa dans la petite chambre attenante à la garde-robe et tendue d’un papier à camaïeux rustiques, où se voyaient les détails d’une noce villageoise avec son concert de musettes, de tambour et de flageolet. Elle alluma un petit réchaud propre à chauffer des fers. Dans l’attente de repasser ses rubans, elle s’assit sur son lit et feuilleta le livre au hasard. La petitesse des caractères la forçait d’épeler les mots et de suivre les lignes du bout du doigt. Elle se promit d’apprendre à le lire plus couramment chaque jour, afin de mieux connaître les belles choses qui plaisaient tant à sa maîtresse et qui nourrissent les rêveries des honnêtes gens. D’ailleurs, elle avait à familiariser son esprit avec les visages et les circonstances, ce que l’on appelle réfléchir, même quand on n’en déduit rien. Elle laissa donc l’histoire de Nadab et Abiu, ces enfants d’Aaron que Dieu anéantit de ses foudres, en châtiment d’avoir rempli leurs encensoirs d’un charbon dérobé à la cuisine.

Raton se revit à l’office devant une longue table où jacassait la valetaille et que présidait M. Rapenod, le suisse. Elle l’avait déjà croisé en entrant avec M. Poitou. Dans son ignorance, elle l’avait pris pour M. le Duc, tant il était gros, coloré, majestueux, et richement vêtu, le chapeau tout galonné d’argent en tête et l’épée au côté. M. Rapenod raconta d’un air touché que Raton lui avait fait la révérence, et chacun d’éclater. Mais M. Rapenod avait rappelé tout le monde aux convenances en louant la politesse de Raton, qui était par surcroît une « cholie fille, tarteufle ! ». Les valets pouffaient dans leurs assiettes en se donnant du coude dans les côtes : ils n’étaient pas dupes de la méprise réciproque de Mlle Raton et de M. Rapenod. Quant à Raton, elle rougissait de se savoir la cause de cette joie mal réprimée, des confidences que l’on échangeait à voix basse après l’avoir regardée effrontément, des mines pincées qu’affectaient à son égard les personnes de son sexe. Le compliment de M. Rapenod, les regards tantôt énamourés, tantôt chargés de rancune de M. Poitou avaient achevé de la démonter. Elle ne levait plus les yeux et ramenait les jambes sous sa chaise pour échapper aux entreprises du pied de son voisin, que l’on appelait M. Grand-Jean. M. Grand-Jean buvait ferme, portait des santés ironiques à M. Rapenod, lançait des lardons et des équivoques, curait ses dents gâtées au moyen de son couteau de poche et grattait ses cheveux rousseaux. Sans M. Poitou qui répondait pour elle aux questions, elle eût été bien empêchée.

Le repas avait pris fin à son grand soulagement. M. Rapenod, que le vin attendrissait davantage, pria Mlle Macée, fille de charge, de montrer le chemin de sa chambre à Mlle Raton. M. Grand-Jean s’était proposé en arrondissant le bras comme un danseur. M. Poitou l’avait traité de singe de Nicolet, au grand amusement de l’assemblée. Après un timide salut, Raton s’était laissée conduire, à travers mille détours, dans l’appartement de Mme la Duchesse, dont la garde-robe, qu’elle devait occuper, s’ouvrait sur un escalier de dégagement. Là, elle retrouva sa malle devant le lit et ses yeux se remplirent de larmes : elle lui rappelait sa nourrice et sa maison.

— Bonne nuit, Mademoiselle Raton, avait dit sa compagne. Il vous reste d’attendre Mme la Dussèche. Vous allumerez deux flambeaux chez elle en passant par cette porte, que vous laisserez ouverte pour l’entendre venir, et puis vous préparerez son lit. Vous attendrez p’têt’ longtemps. Dame ! ceusses-là qui n’ont rien à faire ne sont pas pressés de piausser… Mais on aura toujours la ressource de penser à son amoureux.

L’amoureux à part, Raton avait suivi toutes ces indications. Le lit de Mme la Duchesse, au-dessus duquel folâtraient des Amours, sa chambre, son boudoir tout reluisant de lustres et de dorures, plongèrent Raton dans l’émerveillement et la crainte. En se retournant, elle pensa se trouver mal : dans la pénombre, un homme, dont elle ne distinguait que la moitié du corps, la regardait en souriant. Elle se rendit enfin compte que ce n’était qu’une toile peinte, sans doute le portrait de M. le Duc.

Revenue dans sa chambre, elle s’était endormie sur une chaise, malgré qu’elle en eût, et la lettre du Chevalier à la main. Longtemps après, elle s’était éveillée en sursaut.

— Raton ! Raton ! où est la petite Raton ?… criait une voix flûtée.

Alors, elle s’était précipitée en trébuchant, sa lettre à bout de bras, et Mme la Duchesse lui apparut, toute ruisselante de brillants comme une fée des contes. Elle lui avait parlé si simplement que son cœur avait repris son cours normal et qu’elle avait allumé d’autres flambeaux sans trembler. Ensuite, Mme la Duchesse s’était abandonnée à ses soins pour qu’elle la déshabillât. Elle ne cessait de lui poser des questions avec volubilité et sans attendre les réponses. Le Chevalier de Balleroy par-ci, le Chevalier de Balleroy par-là. Comment avait-il entendu parler de Raton ? L’avait-elle vu ? Non. Serait-il bientôt à Paris ? Ah ! il errait comme Amadis !… Elle s’était endormie en babillant.

Raton, qui interrompait ses souvenirs de temps à autre pour attiser les charbons, se mit en devoir de repasser ses rubans. Le poivre lui chatouillait le nez et la gorge. Ses éternuements reprirent.

— À vos souhaits, Mademoiselle Raton ! fit une voix soudaine que Raton ne reconnut pas tout de suite pour celle de Mlle Macée et qui lui causa la plus grande frayeur.

« Alors, Mademoiselle Raton, à ce que je vois, on préfère lire des romans que de rire avec nous quand les maîtres sont partis ?… Comme on dit, quand le chat n’est pas là… »

Et Mlle Macée montrait la Bible de Royaumont qu’elle avait prise sur le lit.

— I n’doit pas y avoir longtemps que vous repassez, reprit-elle, car vot’lit est encore chaud. C’est donc ben beau, c’que vous lisez là… Eh ben, j’ons pensé qu’vous n’osiez pas descendre en bas, ou qu’vous attendiez la montée d’vot’manger par le tour, comme c’est qu’Madame l’a recommandé. Mais j’vous l’ons apporté et j’l’ons mis à côté. V’là qu’on vous nourrit, si l’on peut dire, comme une mijaurée. Des biscuits, des chinois, une glace de Samos !… I’n’tient qu’à vous d’attraper tous les jours un bon morceau, de morfier à votre aise, comme dirait Poitou… Non ? Ben, à cause de tout ça, i’en a qui prétendent que vous f’rez tôt la fière et la faraude. Mais j’savons ben que c’est des idées à Madame, qu’elle vous chambre rapport à la vertu… J’vas vous dire un s’cret. I’z’ont manigancé à trois ou quat’ de v’ni vous rend’visite en tapinois, et j’allons prend’ du bon temps. À part ça, j’voulions vous dire que M. Grand-Jean est quasiment affolé d’vous. I’nous a chargée d’vous r’mett’ une lett’ où qui s’déclare. C’est un bon fieu que c’ti là, et i’saura vous désennuyer.

— Je ne sais pas lire l’écriture, dit Raton, qui cette fois ne le regrettait pas.

— Ça n’fait rien à l’affaire, dit Macée. J’la lis très bien, et pis M. Grand-Jean vous répétera tout ça d’vive voix. Seulement, il a voulu s’annoncer, et c’est moins facile de parler qu’d’écrire quanque c’est qu’on est amoureux. À la parfin, v’là c’qui met tout au long :

« Mamselle,

« J’aurions pu demandé à l’écrivin pue-blique de nous torché un billet doux, mais si le major d’hommes avait appris par des raports de Monsieur Rapenot ou du lourdier que je fussions sortit, j’aurions tété prié d’enfilé la venelle et de vous quitté là pou toujoux. Vous devez ben savei que je sommes tous tenus comme de povres gallériens que je sommes, à preuve que vous n’avez point décendue. Je vous aurions dit deus mots avec plaisi parce que vous me plaisés ben. Si c’est pas un refus de vote par, je vous le prouverons quanque vous voudrez et que niaura personne comme aujourd’hui. Ladesu, Mamselle, je suis Grand-Jean qui vous aime pour vous servi et qui na pas de secrets pour vous. »

— Qu’est-ce que vous en dites, Mademoiselle Raton ? C’est-il envoyé ?…

— Mademoiselle Macée, dit Raton en balbutiant et sans lever la tête de son ouvrage, M. Grand-Jean se donne bien de la peine pour moi. Je ne suis qu’une servante, mais je veux rester sage, et tout cela me semble mal.

— J’suis-t-une servante comme vous, Mademoiselle Raton. Je n’repoussons pas l’amour d’un homme, c’est vrai. J’avons justement le P’tit-Louis que vous n’avez pas manqué de remarquer, c’ti-là qu’est noir, avec un nez r’troussé et des yeux de malice. Il est justement l’ami du Grand-Jean. P’tit-Louis et Grand-Jean, ça va ensemble qu’on ne peut pas mieux… C’est quasiment le pouce et l’index. On irait tous quatre à la Courtille et j’y ferions notre effet… Où qu’est le mal ?… Voyez-vous, Mademoiselle Raton, ia qu’l’amour qui amuse et qui console les pauvres. Pourtant, faudrait pas creire que Mme la Dussèche s’en prive, elle qu’est riche à mïons, quand le Balleroy qu’est son bon ami… Quoi, vous l’savez ben !

— Monsieur le Duc !… annonça une voix emphatique.

Raton ne sut où se mettre. Ses larmes recommencèrent à couler. Elle se voila le visage de son tablier et s’effondra sur une chaise. Des rires étouffés répondirent à sa frayeur. Macée essaya en riant de la réconforter.

— Ah ! ah ! ah !… Regardez, mais regardez donc, Mademoiselle Raton !… C’est Poitou, Grand-Jean et P’tit-Louis qui font des leurs… Hi hi !… C’est tellement drôle que je m’mouille… et que j’vas… ah ! ah ! que j’vas me répandre sus l’parquet !…

Raton n’en serrait son tablier qu’avec plus de force. Comme elle entendait les valets approcher, elle se leva vivement, traversa la chambre de sa maîtresse pour s’aller réfugier dans le boudoir. Là, elle se jeta dans un fauteuil, se vouant à Dieu, et regardant avec terreur du côté de la porte si ses persécuteurs auraient l’audace de la franchir.

Ils le firent le plus aisément du monde. Poitou passa le premier. Vêtu d’une robe de chambre de son maître, coiffé d’une de ses perruques poudrées, il marchait avec une dignité comique que Raton ne sut pas apprécier, les pieds en équerre et la main sur le rognon. Sa haute canne de cérémonie formait angle ouvert avec son corps. Le visage coloré de safran, il exagérait l’aspect de M. le Duc, toujours un peu barbouillé d’ictère. Derrière lui parurent Grand-Jean en droguiste de l’ancien théâtre, coiffé d’une enveloppe de pain de sucre, drapé d’une blouse noire, des lunettes sur le nez, la trogne cramoisie, et le clystère sur l’épaule ; enfin, Petit-Louis, pareillement fagoté et portant le vase indispensable. Il grimaçait de dégoût en fronçant les narines, bien que son organe olfactif, généreusement ouvert, ne semblât pas le désigner à d’autres fonctions que les siennes.

Poitou fit en passant un signe de connaissance au portrait de M. le Duc.

— Mademoiselle, dit-il, incliné devant Raton, je suis votre très humble serviteur. Notre bien-aimée Du Barry le cède à vos charmes ; Mme la Duchesse est à la retraite… Souffle-moi, Petit-Louis…

— C’est à moi de souffler, dit Grand-Jean, qui fit jouer son clystère.

— Laissez-moi ! sanglotait Raton. Allez-vous-en tous, vous me faites horreur !… Allez-vous-en, ou je le dirai à Madame !…

— Je le dirai à Madame !… Je le dirai à Madame !… reprit Poitou en la contrefaisant. Voyez-vous, ça s’en croit parce que ça mange à part et que ça ne couche pas sous l’ardoise !… Pourtant, ça retire et passe la limace comme nous, Jarni !

— Et ça vide les pots comme moi, dit Petit-Louis.

— Et ça torche le proye comme personne de nous, dit Macée.

Cependant, le troisième valet, inquiet du succès de son entreprise, écarta les deux autres et s’avança en conciliateur.

— Là ! faut pas la rudoyer. Elle n’est pas encore faite à la bonne plaisanterie. On est tendre, on craint de déplaire aux maîtres, jusqu’au jour où l’on voit qu’ils font moins de cas de notre attachement que de celui d’une bête à quatre pattes. Bientôt, on se rend compte que parce qu’ils nous payent ils se croient quittes envers nous. Après tout, et quoique vous en pensiez, Mademoiselle Raton, on ne peut tout de même pas jouer à leurs jeux pour se distraire. Chacun sa façon… Mais on ne vous surprendra plus à l’avenir. Allons, faites risette à Grand-Jean qui vous aime, Mademoiselle Raton !…

Grand-Jean se penchait vers elle et tendait sa joue passée au carmin, comme s’il dût attendre un baiser.

— Celui-ci est parfait de ridicule, avec son clystère et son bonnet de papier ! lâcha Poitou qui prenait son rôle au sérieux.

— Ce n’est pas non plus parce que Monsieur se déguise en duc, dit Grand-Jean d’un ton piqué, qu’il tirera quelque chose de plus de Mademoiselle…

— Ah, Mademoiselle ! toujours Mademoiselle ! s’écria Macée en mettant les poings sur les hanches, et balançant la croupe. Est-ce qu’on m’appelle Mademoiselle, moi ?… Pas vrai, P’tit-Louis, est-ce que j’ai fait la bégueule quand tu t’es déclaré dans la cave ? T’avais un panier d’bouteilles, mais j’t’aime mieux avec un pot… Dites-donc, vous n’allez pas vous manger l’nez pour elle ?… Ma parole, i’sont là tous les trois comme des mâtins après une lice. Je n’sommes pu ren qu’du fiens et d’là crotte !…

— Paix-là ! paix-là, mauvaise ! dit Petit-Louis.

— Laissez-la donc, reprit Macée. Je l’savais bien qu’c’était une mouche. J’suis bien tranquille qu’elle va tout raconter !… Et d’abord, faut qu’je r’trouve la lettre du Grand-Jean…

— Ouais !… fit Poitou. Pour raconter nous verrons ça… Mais j’apprends que Grand-Jean fait ses coups en sourdine. Monsieur écrit des lettres, Monsieur les donne à porter ?

— Et Monsieur n’a pas de comptes à te rendre, dit Grand-Jean, les dents serrées. Tâche de te mêler de tes affaires et de filer doux, sans quoi…

Tous deux s’affrontèrent, la perruque de M. le Duc touchant le bonnet de M. Purgon. Agités de soubresauts prophétiques, la canne et la seringue présageaient en l’air une lutte imminente, quand Macée accourut de la garde-robe sur la pointe du pied :

— Chut !… Je crois qu’j’entends des pas dans le p’tit escayer… P’têt ben qu’on nous cerche. Aussi, vous faites un bruit !… Filons par l’aut’côté !… Chacun pour soi !…

Les trois valets la regardèrent avec stupidité. Ils enlevèrent piteusement leurs défroques en silence. Le masque de la servilité recouvrit sur leurs visages barbouillés les expressions de la haine et de la colère. Raton les vit disparaître, pareils aux figures bizarres et tyranniques d’un mauvais rêve, et chacun embarrassé de ses attributs bouffons.

Elle poussait déjà un soupir de délivrance, mais, par un raffinement de perversité, la Macée revint montrer son visage dans l’entre-bâillement de la porte qui s’était refermée sur leur retraite.

— Adieu, guenippe ! fit-elle, en découvrant l’ébène ébréchée de sa bouche. Tu trouveras ben queuques fois un rat crevé dans ton assiette. Comme ça, i’n’s’ra pas dit qu’tu n’mangeras qu’des gimblettes et des pets de nonne !…

Raton reçut ces mots comme autant de coups de poignard. Ses pressentiments ne l’avaient donc pas trompée ? Elle serait le souffre-douleur de la valetaille. Il lui aurait fallu descendre échelon par échelon dans l’avilissement avant que de se mêler à elle, car la déchéance subite se reconnaît aussi aisément que l’élévation trop rapide. L’une et l’autre gardent des traces originelles qui éveillent la haine et le mépris. Non, ni M. Poitou ni M. Grand-Jean ne la saliraient assez de leurs amours ; d’ailleurs, ils ne cesseraient de rappeler sa candeur ou d’en révéler les vestiges, afin de perpétuer leur ignoble triomphe. Il n’était pas dans sa nature de se plaindre. Et que ferait sa maîtresse ? Ses remontrances ne pourraient que les aigrir et les rendre plus ingénieux. Elle ne les chasserait pas pour une novice. Ils étaient assimilés aux calamités de la vie, dont un certain âge s’accommode en feignant de plaisanter. Ou bien, ils bénéficiaient de la tolérance dédaigneuse que l’on accorde aux brutes inférieures sans âme ni raison : l’on conserve un chien voleur, un âne rétif, un chat perfide et dissimulé. Ainsi M. le Duc prenait-il les choses… Mais les chasserait-on que de nouveaux venus ne se montreraient pas moins hostiles.

Telle était sa condition : il lui fallait tout accepter avec humilité, en considérant sa délicatesse comme une tare. Celui-ci boite, il faut qu’il marche ; celui-là n’y voit goutte, il faut qu’il travaille. Et Raton voyait des boiteux portant la besace ou la hotte, la faulx du moissonneur ou le filet du marin ; des savetiers dans leurs échoppes manier l’alène et le ligneul en collant sur la semelle leurs nez chaussés de lunettes.

Pourtant non, ce n’était pas sa destinée ! Que de professions s’ouvraient à elle ! Mais qui l’y pousserait, et n’étaient-elles pas plus ou moins serviles ? Ah ! se dit Raton, contemplant les médaillons rustiques de la chambre où elle s’était réfugiée, que ne suis-je demeurée dans mon village, je n’y connaissais point d’ennemis ! Pourquoi m’avoir vantée à M. le Chevalier, que je n’ai jamais vu, que je ne connais pas, et qui s’est mépris sur mes talents ?… Mais aussi, comment eussé-je refusé d’alléger l’indigence d’une vieille femme qui n’est pas ma mère, et qui m’a nourrie de ses travaux ? Sa mort, en me privant de sa tendresse, m’aurait bientôt réduite à l’état où je suis. On me dit belle : j’aurais pu trouver un épouseur. Cependant, qui m’aurait prise sans argent, sinon quelqu’un de ma condition ?… Et Raton se vit molestée par un rustre. Il faut, reprit-elle mentalement, que je ne sois pas pareille aux autres pour me refuser au destin qui m’est fait. On m’a trouvée, mais qui m’a perdue ou abandonnée ?… Quel était seulement mon petit nom, car je n’ai rien, pas même un nom !… Raton, pauvre Raton !… Et Raton se remit à pleurer, assise au bord du lit, la tête dans ses mains.

Ces réflexions ne lui étaient jamais venues à l’esprit. Dans son chagrin, elle s’étonna de ne plus se reconnaître. De son cœur en éclats sortait une fille nouvelle, déjà mûrie par la douleur d’un jour.

Quand Raton releva la tête elle ne sentit plus sa faiblesse. Elle était résolue à supporter ses peines, mais avec l’entêtement d’y échapper un jour. Comment, elle ne le savait pas encore. Elle reprit distraitement la Bible de Royaumont, et elle eut le sentiment que ce livre plein de Dieu, et dont elle ne connaissait guère que le poids, contenait sa liberté et son salut. Aussi se confirma-t-elle dans sa résolution d’en épeler chaque soir une « figure » et de méditer ce qu’elle aurait lu. Ensuite, elle grignota les sucreries qu’on lui avait montées, renvoya le service par le tour et reprit son ouvrage. Comme il était de courte durée, elle mit les cartons en ordre, non sans avoir eu la précaution de tirer le verrou sur la porte qui l’isolait si peu de ses bourreaux. Mais quoi ? la visite qu’ils redoutaient n’avait point paru. La crainte, la lâcheté leur avait donné des ailes pour aller reprendre leurs fers.

IV


L e lendemain, Mme la Duchesse pria Raton de l’habiller de bonne heure, bien qu’elle eût passé une partie de la nuit au bal. Elle avait résolu d’entendre la messe aux Carmélites de la rue d’Enfer, selon sa coutume. Dans ce sérieux dessein, elle consignait sa porte à M. le Duc qui s’obstinait à vouloir pénétrer. Elle s’étonnait que, l’ayant reçu la veille pour en ouïr des balivernes, il manifestât le désir de recommencer. « Quelle mouche le pique ? Que peut-il lui prendre ? » Elle mêlait cette impatience aux choses saintes et aux rubans préparés par Raton. Du sentiment général, ils lui avaient donné l’air d’une sylphide, tant ils flottaient agréablement autour d’elle, en lui rendant une légèreté qu’elle disait avoir perdue sans en être très sûre. Aussi faisait-elle cent caresses à Raton, bien qu’en secret elle s’attribuât tous les mérites qu’elle lui faisait partager avec une générosité outrancière. Raton songeait, en sanglant le mulet, aux larmes inavouées qu’elle avait répandues sur ces rubans. Elle taisait encore à sa maîtresse, qui s’inquiétait de son appétit, la trouvaille d’un rat crevé qu’elle avait faite au repas du soir, ainsi que son appréhension d’en retrouver d’autres selon la promesse de Macée. Mais Raton n’en ressentait guère de peine, et ces réflexions éphémères n’étaient que pour mémoire. L’idée d’accompagner sa maîtresse l’élevait au-dessus des contingences, et, momentanément, la tirait de souci.

Mme la Duchesse avait choisi du noir. Elle s’était encore privée de mouches et de bijoux, afin d’accorder sa personne à la gravité de l’office et paraître s’égaler à ces dames qui donnaient au siècle le plus bel exemple de renoncement à ses pompes. Pour la même raison, elle avait commandé sa chaise au lieu de son carrosse ; toutes ces particularités édifiantes, elle les faisait connaître à Raton d’une voix modeste, comme si elle eût déjà parlé au seuil de l’église. Cependant, on n’était encore qu’à la hauteur de la rue des Saints-Pères. Mme la Duchesse se recueillit quelques instants en feuilletant un paroissien relié aux armes, du volume d’un bréviaire. Raton se perdit à son tour dans ses rêveries, heureusement bercée par le mouvement de la chaise. Elle était à cent lieues de M. Poitou, de M. Grand-Jean et de Mlle Macée ; elle ne souffrait plus des cris de la rue ; de la rue elle-même, elle ne voyait rien, ni l’encombrement des charrettes et des carrosses, ni les chevaux agenouillés que l’on relevait par des coups et des injures, ni la nouveauté encore fraîche à ses yeux des boutiques et des maisons. Il lui semblait qu’elle avait quitté Balleroy sans relai pour se rendre chez Dieu, en compagnie d’une bonne fée qui la traitait en égale, car Raton mêlait sans scrupule les fées, les saintes et les duchesses. Là, elle n’entendrait point le patois de la ville. Elle entendrait la langue même de Dieu, à laquelle on ne comprend rien non plus, mais qui se récite, qui se chante, qui vous émeut, enfin, plus profondément que le langage des oiseaux, quand on est assise sur le banc de sa chaumière et que la journée s’achève sans travail dans le beau silence du crépuscule.

— Les saintes personnes que nous allons voir, dit enfin Mme la Duchesse qui trouvait long son propre silence, sont à peu près toutes de condition, de sorte que c’est un plaisir de prier chez elles et de penser à nos fins dernières. J’ai connu les unes dans mon enfance ; nous avons partagé les mêmes jeux. J’en ai connu d’autres dans le monde, dont elles se sont retirées à la suite de déceptions et de chagrins qui affectent profondément les cœurs sensibles, mais qui laissent encore une place à l’amour divin. On commence ou l’on finit par lui. Ainsi, voulais-je dire, Raton, que j’avais plaisir à prier chez elles parce que je me retrouvais au milieu de mes bonnes amies. J’imagine que je n’ai pas à me déranger, qu’elles ont choisi ma maison pour une neuvaine. On ne se parle pas, et voilà tout. D’ailleurs, pourquoi parlerait-on, puisque l’on chante ? Enfin, ces dames ne m’apprendraient rien que je ne sache d’elles-mêmes. Au parloir, je pourrais leur donner des nouvelles de ceux-ci et de ceux-là qui ont fait une fin ou qui continuent de bourreler les cœurs. L’un est ministre du Roi pour l’étranger. Il séduit à Rome, à Londres, à Lisbonne, à Vienne. L’autre jouit en paix de sa trahison, heureux qu’il existe des couvents où les femmes de cœur se confinent à jamais sans accabler un homme de leurs poursuites et de leurs reproches. Je pourrais encore apprendre à telles autres, qui se sont retirées du monde pour faire pièce à la volonté paternelle, ce que sont devenus les fiancés de leur préférence et ceux qu’on leur voulait imposer. Mais à quoi cela servirait-il ?… Qui vit là est bienheureuse, le siècle meurt à sa porte, et l’amour de Dieu est tout uni, sans alarmes ni rivalité. Ainsi jusque par delà les âges. On n’en voit pas la fin… Ah ! M. le Duc peut hausser les épaules et dire que ce doit être bien fatigant : il est encore doux pour une femme d’offrir au Divin Maître un cœur qu’il ne repousse pas dans son insatiable, son éternelle avidité !

Raton eut envie de se jeter au cou de sa maîtresse qui versait des larmes. Elle n’osa pas non plus les essuyer : son mouchoir n’était pas assez fin. Elle s’en servit pour elle-même, car elle pleurait aussi. Mais elle prit la main douce et potelée dont elle avait fardé les ongles et la baisa avec transport.

— Nous sommes arrivées, dit Mme la Duchesse en tapotant la joue de Raton. La prochaine fois, je prendrai tout de même le carrosse. On y est mieux et l’on s’y fait moins de mauvais sang.

L’office était commencé. En poussant la porte, Raton fut enveloppée d’encens et de musique. Il lui sembla qu’une légion exultante la frappait d’ailes invisibles pour l’exhorter à demeurer dans le colombier du Seigneur. Elle prit place à côté de sa maîtresse dans une petite chapelle latérale d’où l’on pouvait assister au service. Mme la Duchesse jeta quelques regards de connaissance qui ne pouvaient s’adresser particulièrement à personne, car, le chœur étant grillé et séparé de la nef par quatre colonnes de marbre vert, l’on distinguait à peine les religieuses qui chantaient à voix assourdies, formant unisson, qui rappelait le gémissement de la tourterelle. Mais elle pensa que ses bonnes amies l’avaient vue. Elle se recommanda ainsi à leur distraction profane. Après quoi elle lut son livre aussi attentivement que possible, en remuant les lèvres pour s’obliger à lire, et quelquefois son prie-Dieu pour ne pas succomber au sommeil.

Raton fut éblouie de la richesse de l’église. Le paradis qu’elle imaginait n’était pas si beau. L’autel, tout de marbre blanc et décoré d’une Annonciation du Guide, s’élevait au-dessus de douze marches entourées d’une rampe de même matière, aux balustres de bronze doré. Devant le tabernacle d’argent figurant l’Arche d’alliance, l’ostensoire d’or et de pierres précieuses flamboyait comme un astre au milieu de centaines de constellations que formaient les cierges et les bougies. Des chérubins joufflus comme des Éoles soufflaient de tous les coins l’esprit de Dieu et attisaient l’incendie d’innombrables dorures. Les murs étaient peuplés de peintures pompeuses représentant des scènes des deux Testaments. La voûte, peinte à fresque, paraissait ouverte sur le Ciel même, tant les personnages montraient de mouvement et de vérité. Raton y reconnut le triomphe des Justes après le Jugement dernier, quand Dieu les place à sa droite, qui est terrible, et pareillement à sa gauche qui ne l’est pas moins, mais dont il n’est guère parlé. Un ange fougueux, la tunique tourmentée par la tempête de son vol, annonçait de sa tuba que le partage équitable était résolu pour l’éternité. La croix du Sauveur, qui paraissait verticalement au centre, donnait de la science perspective de Philippe de Champagne l’idée la plus avantageuse, mais Raton n’en avait cure. Ici et là, elle remarqua dans leurs cadres Marie l’Égyptienne méditant sur un crâne, et Sainte Thérèse d’Avila livrant son cœur à la pique enflammée d’un ange. Un tableau représentant Marie-Madeleine, ouvrage de M. Le Brun, retint davantage son attention. Il était au-dessus de l’autel, dans la chapelle qui semblait être la loge réservée de Mme la Duchesse, de sorte que Raton put le détailler aisément. La Pécheresse, parée de ses riches vêtements de courtisane, repoussait du pied un coffret renversé d’où s’échappaient des colliers de perles et des bagues. Elle tordait d’une main ses beaux cheveux blonds devant un miroir, comme si l’amour du Dieu jaloux l’eût surprise dans les soins de sa coquetterie. Des larmes soudaines de repentir, d’un orient plus précieux que celui des perles, roulaient sur son visage où se lisaient encore la surprise et la crainte. Un lambeau de nuage orageux pénétrait par la fenêtre, semblable aux passions qui offusquent nos âmes et nous ravagent. Image de la vanité du monde, un palais se voyait au loin, dressant sa tour orgueilleuse au bord de la mer incertaine.

— C’est La Vallière, dit tout bas Mme la Duchesse en se penchant vers Raton, La Vallière qui se nommait ici Sœur Louise de la Miséricorde…

Mais Raton, ignorant les amours des princes, pensa que sa maîtresse se trompait, car elle lisait sur le cadre le nom de la sainte écrit en belles capitales. Elle n’en admira pas moins la mansuétude du Divin Maître qui pardonne aux pécheresses, et elle s’étonna que de moins grands coupables ne sussent fléchir sa rigueur par l’abandon d’un cœur simple.

La beauté de la musique, la douceur des voix la plongèrent dans une paisible rêverie où elle ne formait d’autre désir que de s’y trouver toujours. Son esprit reposait sur l’encens et la musique comme l’oiseau marin sur la brise d’été. Certains chants l’élevaient soudainement dans l’éther ; il retombait avec d’autres et se laissait bercer à mi-chemin du souvenir, trop haut cependant pour en être blessé.

Mais quoi ! pensait Raton, quand le silence la restituait à la terre, il suffirait de prononcer des vœux, de se plier à la règle des bonnes amies de Mme la Duchesse pour goûter cette tranquille ivresse au milieu d’un décor plus somptueux que celui de M. le Duc et peut-être du Roi ? Se pouvait-il qu’une femme ambitionnât d’autre bonheur ? Elle se sentait faite pour celui-là, à l’exclusion de tous les autres. L’esquisse des passions malheureuses que sa maîtresse venait de lui faire ne l’encourageait pas à les connaître avant de se jeter dans le sein de Dieu, de qui l’amour est tout uni.

Comme elle achevait ces pensées, elle porta son regard vers le tableau de M. Le Brun. La Madeleine s’était effacée. À sa place elle revit l’image du Sauveur dans l’ormeau de Balleroy. Il écartait encore sa tunique pourpre et désignait son cœur en flammes. Sur le côté, ce n’étaient plus la chaumière ni la haie d’épine-vinette, mais l’hôtel de M. le Duc. Même elle s’y voyait entrer, et M. Poitou tenait sa malle sous le bras. Paris s’étendait dans une brume, avec sa houle de toitures.

— C’est un ordre, se dit Raton. Jésus me montre son cœur pour qu’il soit l’unique objet vers quoi doivent tendre mes pensées. La première fois, je voyais la chaumière de ma nourrice : c’était pour que je l’oubliasse. Aujourd’hui, la maison de M. le Duc représente la mollesse, les tentations de la Ville et aussi les chagrins qui me sont causés. Faut-il que je les quitte ou ne m’en soucie pas ? Ou bien sont-ce des moyens du Ciel pour m’acheminer plus sûrement vers mon salut ? Ah, Seigneur ! commandez à votre servante !… Et cet ormeau à l’ombre duquel j’ai passé mon enfance, qui m’abrita souvent de la chaleur du jour quand je réparais le linge fin signifie sans doute que l’amour du Divin Maître a crû sur l’innocence et la solitude de ma jeunesse, et qu’il me tiendra désormais sous sa protection.

— Allons, Raton, la messe est dite ! fit Mme la Duchesse. Tu n’as point prié, ma fille. Tu es distraite dans la maison de Dieu, c’est aussi que tu n’as pas de livre…

Raton suivit sa maîtresse. Mais elle se retourna et vit encore le Sauveur dans son arbre. Il lui sembla même que la main se rapprochait du cœur, et que le cœur jetait des flammes plus ardentes.

— À quoi pensais-tu, Raton ? reprit Mme la Duchesse quand elles furent montées dans la chaise qui les attendait.

— Je pensais, répondit Raton, que je voudrais bien entrer là.

— Entrer là ! Entrer là ! Mais sais-tu qu’il y faut cinq milles livres de dot ? Entrer là ! Mais tu es folle, ma pauvre Raton !…

V


R aton tirait l’aiguille dans la chambre de sa maîtresse en réfléchissant à l’étrange réponse qu’elle s’était attirée. Un rustre, un commis, un valet, M. Poitou ou M. Grand-Jean, l’aurait épousée sans dot, mais le compagnon des pauvres marins de Tibériade, qui avait choisi les petits et les humbles pour leur découvrir les mystères qu’il cachait aux sages et aux prudents, celui-là repoussait les fiancées sans fortune ! Elle aurait oublié pour lui ses plus chers souvenirs, abandonné sa position, sacrifié sa jeunesse : n’était-ce donc pas assez ? Que devenait l’humilité tant vantée dans l’Évangile ?… Pourtant, les pauvres n’attendaient pas à la porte du Ciel, eux, les innombrables sujets du Royaume de Dieu… Et Raton s’appliqua la parabole des lis qui ne filent point, et qui sont mieux vêtus que Salomon dans sa gloire.

Sans doute aurait-elle pu choisir un ordre qui subvînt à ses besoins par le travail ou la bienfaisance. Mais là encore Raton évoqua Marthe et Marie. Elle était cette Marie qui écoutait aux pieds du Christ sa sainte parole, pendant que Marthe s’occupait à préparer le manger. Selon saint Luc, elle avait choisi la meilleure part, et cette part ne lui serait pas ôtée, car le trouble et l’empressement qui accompagnent le travail et les bonnes œuvres nuisent à l’union du cœur avec Dieu. Ainsi concluait M. de Royaumont, à la fin de la Figure XXXVIII, à laquelle Raton s’était péniblement reportée.

Cependant, toutes ces bonnes raisons ne faisaient pas qu’il ne lui fallût trouver cinq mille livres. Qui se souciait de donner cinq mille livres à Raton ? « Les meilleures églises, lui aurait-on répondu, toujours avec M. de Royaumont, ne sont pas les temples bâtis de pierres, mais les âmes de ceux qui servent le Fils de Dieu, et dont il fait non seulement des temples, mais des cieux et des royaumes vivants. »

Raton sentait s’évanouir ses projets et sa bonne volonté. Mais, comme elle levait les yeux vers le lit de sa maîtresse, le Divin Maître lui apparut encore une fois. Il occupait l’espace entre le lit et le baldaquin. Environné d’un nuage éblouissant, le Carmel flottait au-dessus de l’hôtel de M. le Duc. Les Amours de bois doré qui s’ébattaient sur l’édifice conjugal paraissaient au travers de la fumée et formaient une troupe d’angelots titubants d’allégresse. Elle contemplait sa vision la bouche ouverte. Une vive rougeur colorait ses traits, ses beaux seins se soulevaient en sortant à demi du corsage.

— Raton ! murmura une voix qui lui parut venir du Ciel, Raton, charmante petite Raton !…

Deux mains brûlantes lui saisirent la gorge et la dénudèrent, de quoi elle ressentit un grand frisson. En même temps, la bouche qui soupirait ces mots se posa sur sa nuque. Il lui parut qu’elle aspirât le sang de son corps.

— Divin Maître !… fit Raton, fermant les yeux.

— Oui, reprit la voix haletante, oui, c’est ton maître qui t’adore !…

Le maître, qui n’était pas celui qu’espérait Raton, la ravit de sa chaise d’un bras vigoureux et la jeta sur le lit de sa maîtresse. Là, elle rouvrit les paupières et vit contre les siens deux yeux blancs qui roulaient sous un front jaune.

— Monsieur le Duc ! Oh ! Monsieur le Duc !… cria Raton.

M. le Duc ne daignait plus rien entendre. Il rudoyait Raton en poussant de petits grognements. Son nez cornait la tempête. Malgré ses efforts, il n’arrivait pas à ses fins, qui étaient de s’assurer la bouche de Raton et de s’immiscer entre ses jambes.

— Qu’est-ce à dire ? fit-il enfin, tout suffoqué et dénouant son étreinte pour s’asseoir au pied du lit. Qu’est-ce à dire, petite masque ? À l’instant tu répondais à mes caresses en m’appelant ton divin maître, et voilà que tu fais la méchante et la sotte ? Fi ! la vilaine petite bête !… A-t-on jamais vu pareille chose ?…

Et M. le Duc, en pestant, rajustait tantôt son jabot, tantôt sa perruque, et tantôt un désordre plus fâcheux de sa toilette.

Raton, cependant, ne bougeait pas du lit. Un coude sur ses yeux, elle cachait sa honte. Au bout d’un instant, elle déploya deçà delà les jambes qu’elle avait ramenées contre elle et offrit à M. le Duc un spectacle charmant. M. le Duc se reprocha sa vivacité, et aussi d’avoir parlé trop vite. Son regard allait des jambes à la gorge, où pointaient deux boutons d’une candide insolence, et de la gorge aux jambes admirablement tournées. Il ne savait par où commencer dans le choix qui s’offrait à lui, de crainte de révolter à nouveau la pudeur de Raton. Il prit le parti de caresser l’objet le plus voisin pour éviter de jeter l’alarme par le déplacement de son grand corps.

— Voyons, ma chère enfant, dit-il en moulant un genou qui ne se dérobait pas, je confesse une brusquerie qui ne prouve après tout que l’excès de mes feux. Depuis ton arrivée, je cherche l’occasion de te faire signe ; elle m’est toujours refusée. Aujourd’hui, j’avais résolu de te surprendre. Je t’ai vue si rêveuse, un livre sur les genoux, que j’ai pensé que tu songeais à l’amour. Il est naturel que la lecture des romans éveille l’esprit et les sens chez une jolie fille de ton âge…

La main de M. le Duc quitta le genou pour la jambe, remonta vers la cuisse et fit une navette qui gagnait chaque fois un bon pouce dans le sens de la hauteur.

— Je ne m’étais pas trompé, aimable Raton, poursuivit M. le Duc, puisque l’aveu flatteur qui s’échappa de tes lèvres me força de croire que j’occupais ta pensée… Allons ! parle à ton maître, prouve-lui ta tendresse, dis-lui qu’il ne rencontrera plus de résistance…

La main de M. le Duc n’en rencontrait point. Elle en était à se rendre compte de l’intégrité de sa conquête.

— Monsieur le Duc, dit Raton sans démasquer son visage, je suis une honnête fille. Mais, comme je lui porte du respect, je suis l’humble servante de Monsieur le Duc. Qu’il veuille bien me donner cent pistoles pour le service qu’il attend de moi, et dix pistoles pour le renouvellement, chaque fois qu’il lui en prendra l’envie.

— Morbleu ! s’écria M. le Duc, en retirant vivement sa main pour s’en frapper l’autre, morbleu ! pucelle et déjà putain ?… Mais dis-moi, ma fille, malgré ton pucelage, prendrais-tu ma maison pour un…

— Monsieur le Duc, interrompit Raton, se mettant sur son séant afin de recouvrir ses jambes, j’ai dit que j’étais une honnête fille, et Monsieur le Duc l’a bien vu. Si je me prête au goût de Monsieur le Duc contre salaire, c’est que je n’ai pas d’autre moyen de commencer ma dot…

Raton parlait les yeux baissés, mais avec assurance. Sa rougeur avait disparu pour faire place à la pâleur du marbre.

— Ah ! ah ! fit M. le Duc qui recouvrait du coup sa bonne humeur et attirait Raton contre lui, cela devient du dernier piquant ! Tu t’es donc choisi un fiancé ?

— Non, Monsieur le Duc…

— Alors, c’est de la prévoyance ?… Que dis-je ? de la cupidité ! Cela n’est plus drôle, mon enfant. Je le regrette vivement. À condition que je devinasse son impatience, j’aurais aimé avantager l’honnête homme que j’eusse privé des prémices sur lesquelles il est doux de compter. Mais si ton Jean est encore à venir…

— Monsieur le Duc, dit Raton qui sentait se desserrer l’étreinte de son maître, à dire le vrai, je voudrais entrer en religion.

— Voilà que tu te moques, à présent ! En religion ?…

— Au couvent des Carmélites de la rue d’Enfer, où j’accompagne Mme la Duchesse. Mme la Duchesse, à qui j’ai fait part de mon désir, m’a dit qu’il fallait apporter une dot de cinq mille livres.

— Comment ! fit M. le Duc, en pouffant de rire et prenant la gorge qu’il convoitait, comment, j’aurais l’honneur de faire Dieu cocu ?… Va, fiancée du Christ, va, sainte Raton, je te donne tes cent pistoles et je souscris au reste des conditions… Ah ! foutre !…

Sur ce mot impétueux, M. le Duc avait renversé Raton. Il en tira deux fois son plaisir en y mêlant beaucoup de plaintes. Du haut du baldaquin, les anges, redevenus des Amours profanes, contemplaient le double adultère multiplié dans une infinité de glaces, de miroirs, de pendeloques de cristal. Ils dansaient, ils voletaient, ils agitaient leurs arcs et leurs brandons, car les mouvements de M. le Duc leur communiquaient quelque fureur. Pourtant, Raton, muette et blanche comme une morte, s’abîmait dans le Divin Maître. Elle lui offrait son dégoût et la douleur de son déchirement.

— Tu es froide et passive, mon enfant, dit enfin M. le Duc, non sans avoir essayé d’animer Raton par ses caresses. Je crains fort qu’il n’en soit toujours de même dans tes ébats charnels. Mais, voici, ajouta-t-il, s’étant rajusté, le compte de cent dix pistoles qui te rapprocheront de Dieu. Sans vouloir te décevoir, il se pourrait que je n’allasse pas au bout des cinq mille livres… Que veux-tu, le désir de l’homme s’émousse dans l’habitude ! La nouveauté a bientôt les cheveux gris. Ceux de l’Occasion sont toujours ceux de Vénus. Il ne faut jurer de rien. Toutefois, j’ai des amis qui ne demanderaient pas mieux que de t’aider dans ton œuvre pieuse. Peut-être même en récolteront-ils des indulgences. Ils en ont, ma foi, bien besoin !

M. le Duc prit une pincée de tabac d’Espagne et en chassa quelques grains répandus sur son jabot. Il mit dans ce geste toute la philosophie de sa vie et s’alla donner un coup d’œil dans une glace qui lui renvoya l’image de la satiété, si voisine de la tristesse.

— Oh ! dit Raton, faisant bouffer sa basquine, que je cesse de plaire, cela n’a pas autrement d’importance, puisque Monsieur le Duc aura la bonté de me recommander à ses amis…

— À bientôt, Raton ! répliqua M. le Duc. Quant à moi, je me recommande à tes prières…

Il revint la baiser sur le front, d’un air de détachement mal dissimulé, et s’éloigna en fredonnant le Menuet d’Exaudet.

Raton se jeta au pied du lit pour ramasser la bourse de M. le Duc. Elle y portait déjà la main qu’elle pensa qu’il lui fallait prier le Sauveur et lui rendre grâces. Elle s’agenouilla donc devant ce lit où elle venait de perdre son bien le plus précieux. Sa honte s’était dissipée depuis l’inspiration qu’elle pensait avoir reçue du Ciel. Elle ne ressentait plus qu’une douleur physique et quelque courbature des rudesses de M. le Duc.

« Seigneur, dit-elle en elle-même, c’est ici que vous m’êtes apparu pour me désigner le lieu du sacrifice et m’engager à vous immoler ma vertu. J’ai compris, à voir l’image du Carmel au-dessus de l’hôtel de mes maîtres, que par celui-ci je parviendrais à celui-là. J’en aurai plus de révolte devant le dégoût. J’aurais marché sur des épines, mais, puisque vous m’avez indiqué la voie de l’opprobre qui mena Marie-Madeleine à vos pieds, je la suivrai sans remords. Je vous bénirai, Seigneur, mon seul Maître, et mon seul amour, dans la plus grande répugnance que j’aie jamais ressentie même devant l’ordure, et je prierai pour ceux qui me la feront éprouver. Mes sœurs humaines ne vivent que dans l’espoir de ces turpitudes ; quand elles les ont connues, elles n’en attachent que plus de prix à la vie. Mais moi, Seigneur, je me sens à présent délivrée de tout ce qui m’attachait encore à la terre. Il n’est plus pour moi de repos, de saisons, de saveur agréable, ni d’attachement d’aucune sorte. Je n’attends plus que le jour de me fiancer ici-bas à mon Bien-Aimé, afin de me préparer par les privations et la prière au jour plus resplendissant qu’il Lui plaira de m’accueillir au Ciel parmi ses épouses, et de m’unir à Lui pour la bienheureuse Éternité. »

Raton se signa en versant des larmes de ferveur. Quand elle se releva, Poitou était devant elle. Il se dandinait, les mains dans ses goussets et souriait du coin d’une lèvre mauvaise. Elle eut un mouvement de recul qui la repoussa contre le lit.

— Que me voulez-vous, Monsieur Poitou ? dit-elle, tremblante et les yeux baissés.

— Mademoiselle Raton, je n’ai ni le rang ni l’honneur d’être des amis de M. le Duc, encore que j’aie combattu à ses côtés. J’ai cependant besoin d’indulgences, Jarni ! Je viens donc vous demander, Mademoiselle Raton, de m’aider à gagner le Ciel. Vous avez trop de sainteté pour vous y refuser… Écoute-moi, continua Poitou, en avançant jusqu’à toucher Raton plus morte que vive, tu es une garce ! Tu nous as tous joués, Jarni ! et mon maître est encore le moins bête. C’est qu’il est le maître. Mais tu vas être à moi, ou je révélerai à ta maîtresse ce que je viens de voir et d’entendre. Alors, tu pourras aller ailleurs gagner l’argent de ton amant. Tu sais bien où je veux dire… Oui ou non ?… reprit Poitou qui laissa tomber sa grosse patte de tout son poids sur l’épaule de Raton et la serra si brutalement que Raton s’en trouva assise sur le bord du lit.

— À votre volonté, Monsieur Poitou ! fit Raton d’une voix lointaine et les yeux toujours à terre. Maintenant, je me prête à tous, je ne méprise personne. Mais Dieu veuille ne pas vous juger trop sévèrement !

— Y a pas d’Dieu ! dit Poitou. Et puis toutes ces histoires sont à crever de rire !… Allons, mon p’tit rat, cache ton Dieu, sors tes rondelets : montre-moi ce que tu montrais à M. le Duc.

— Ne blasphémez pas, Monsieur Poitou ! implora Raton qui se jeta de côté.

— Ah, Jarni ! cria Poitou en imitant M. le Duc. Ah ! Jarni ! Jarnidieu !…

La valeur de Poitou se manifesta plus vigoureusement encore que sur le champ de bataille, contre un adversaire qui, lui aussi, rendait les armes, mais sans avoir la pensée ni les moyens de le punir.

« Je n’aurai plus de révolte devant le dégoût, je vous bénirai dans la plus grande répugnance, je prierai pour ceux qui me la feront éprouver. » Raton se souvenait de cette oraison mentale : elle priait, en effet, dans la mesure de son pouvoir, en se raidissant contre elle-même, pour l’improbable salut de M. Poitou. Il faisait gémir comme une charrette le lit de Mme la Duchesse, et semblait, dans son plaisir, vitupérer des chevaux.

— Voilà ! fit-il, aussi rouge que M. le Duc était jaune. Qu’on m’casse les batoches si je n’rive pas l’bis sur la gratouse aussi ch’nument que l’Daron !… C’est pas tout ça ! ajouta Poitou dans une langue intentionnellement moins secrète et en ramassant la bourse de M. le Duc qui avait glissé sur le tapis. Part à deux, ma p’tite Raton !… J’avons aussi une dot à former pour entrer chez les Pères Capucins. C’est comme j’ai l’honneur… Pour ce que ça te coûte…

— Arrêtez, Monsieur Poitou ! C’est indigne ! cria Raton qui bondit du lit malgré sa lassitude et tenta d’arracher la bourse à des mains qui en vérifiaient le contenu.

— Indigne ! Mademoiselle !… Voyez-vous ça, indigne !… Ça se fait bricoler pour cent pistoles dans le propre piau de sa maîtresse, et ça vous parle d’indignité !… Prends toujours ça pour ta vertu, fit Poitou en lui donnant un soufflet qui la renversa sur le lit. Je suis encore bien bon de te laisser cinquante pistoles, ce qui fait plus que le compte avec ce que je viens de te bailler.

La pauvre Raton, jetée en travers du lit, ne put se retenir de sangloter.

— Faut pas verver, reprit Poitou, qui prit place à côté de Raton et se tourna les pouces avec une tranquille assurance. Les mornifles entretiennent l’amitié. On se rendra bientôt à l’évidence : il faut un Poitou. Poitou s’explique : M. le Duc ne s’amusera pas longtemps de ton histoire de Carmel, et tu ne sauras pas le retenir. Tu es un peu neuve, ma fille !… Mais, qui t’enseignera les cautèles, les tours, les simagrées, les caresses, le simulacre des défaillances et des remords ? Poitou. Qui connaît les habitudes, les manies, les goûts, les vices, le caractère de son maître ; qui sait que tel jour il faut être comme ci, et tel autre comme ça ? Poitou. Car Poitou est au courant de toutes choses. Pour lui rien de caché. On fait un pas, il suit derrière. Et qui connaît les amis de M. le Duc, leur passé, leur présent, leurs débauches, leurs moyens ? Poitou. Cependant, mon p’tit rat, ton Carmel ne vaut rien, te dis-je. C’est bier sur l’anticle, et ça ne rend plus. Si tu ne m’avais repoussé le premier jour, tu aurais pu dire à M. le Duc que tu étais fiancée à Poitou. Nous arrangerons cela. Que ne ferait-on pas pour Poitou, qui a servi le père, qui a sauvé le fils et le dorlote comme une nourrice ? « Monsieur le Duc est plus jaune qu’à l’ordinaire, ce matin. C’est que Monsieur le Duc a repris des truffes hier soir. Monsieur le Duc fera bien de ne pas mettre son habit bleu-barbeau : ça n’irait pas à sa mine. Ou bien : Monsieur le Duc a encore fait des folies. Je le vois à la patte d’oie. Ainsi chaque fois que Monsieur le Duc dépasse l’unité. Oh ! que Monsieur le Duc ne soutienne pas le contraire ! C’est la même chose pour moi. Mais je suis généralement plus raisonnable que Monsieur le Duc. Il est vrai que je ne suis qu’un humble valet, tandis que Monsieur le Duc est sollicité. Monsieur le Duc ne sait pas refuser… Monsieur le Duc me pardonnera mon indiscrétion : je connais ses faiblesses, et, j’ose le dire, je m’intéresse au salut de l’État encore plus qu’à lui-même. Monsieur le Duc veut-il, pour se remonter, une salade d’œufs durs ou de la laitance de carpe ?… Monsieur le Duc devrait dormir une petite heure, avant de se rendre aux Affaires Étrangères. Ou bien Monsieur le Duc veut-il que je le frictionne ?… » Voilà comme je m’y prends, moi ! Aussi m’est-on très attaché… Quel bon ménage je ferions, nouzailles, Jarni ! Plus tard, on achèterait une vigne. Peut-être même nous la donnerait-on sur la terre de Veretz… Ne me parle pas de ton amant. Je le vois d’ici. Peuh ! un béjaune, une tronche de morne qui fait le rupin et le faraud, qui se paie des attaches d’huile, une brocante, un combre, un tabar et des pafs avec tes pétouzes. Voilà où ça passe. Ce ne serait pas comme ça avec mézis… Allons, allons, faisons la paix ! Donne-moi ton joli museau que je te bécote sur la mornos

Raton se dégagea de l’étreinte et se mit sur pied.

— Monsieur Poitou, dit-elle, je ne saurais vous comprendre. Ce que je sais, c’est que vous abusez de ma faiblesse. Retirez-vous, maintenant que vous êtes satisfait. Mais, si vous parliez à ma maîtresse comme vous m’en menaciez tout à l’heure, je parlerais à M. le Duc.

— On verra bien, dit Poitou. Cependant, nous n’avons pas fini la causette. Je la reprendrai un jour prochain, quand la salive me sera revenue, et le reste… À bientôt, et réfléchis à ce que je te propose, ajouta Poitou en saisissant Raton par le poignet et en la jetant à terre d’une saccade. Ah, Jarni ! faut pas qu’on m’rebute !

Poitou disparut en deux enjambées par le boudoir de Mme la Duchesse. Raton alla s’assurer qu’il fût bien parti. Mais, en passant devant le portrait de M. le Duc qui l’avait si fort effrayée le premier soir, elle se sentit baignée de lumière, et cette lumière la pénétrait d’un trouble étrange et bienfaisant. Ses yeux se fermèrent, elle chancela, elle tomba sur les genoux sans rudesse, et quand elle put élever ses regards, elle aperçut son Divin Maître qui s’était substitué à son maître temporel.

— Pardonnez-leur, Seigneur ! dit Raton, inspirée et les bras en croix. Que devrai-je encore subir ? À quel prix achèterai-je et conserverai-je votre amour ? Mais, plus la fosse où je descendrai sera profonde, plus Votre Face m’apparaîtra rayonnante dans sa gloire. Ô Divin Maître, Vous qui avez enduré le soufflet et les crachats, pardonnez surtout à Votre servante. Je vaincrai mes dernières répugnances. J’acquerrai la véritable humilité ; je serai l’éteuf, le jouet qui roule et rebondit sans se plaindre dans la boue et la poussière pour l’amusement des frivoles. Bénissez jusqu’à mon nom, Seigneur, mon nom futile et dérisoire ! C’est avec lui que je voudrais m’unir à Vous, au milieu des martyres, des bienheureuses et des saintes, dont pas une n’est ma marraine… Ah ! mon Dieu, serait-ce l’avant-goût du plaisir éternel ? Que de délices je ressens à vos pieds ? Ah ! Seigneur, il me semble que vous me lavez de l’impureté dans un bain de délices !…

Mais la vision disparut. Raton se releva avec légèreté. Comme une grande joie l’inondait et la remplissait, elle se mit à danser sur l’air qu’avait fredonné M. le Duc.

— Eh bien, Raton dit la voix de Mme la Duchesse, qu’est-ce qu’il te prend ?… Et quel lit !… Tu t’es donc mise dessus pour compter ton argent ?… Viens m’habiller, et ne fais plus de ces enfantillages. Ah ! Raton, Raton, Raton !…

VI


M a bonne amie, avait dit M. le Duc, ce Poitou sert de plus en plus mal à table. Comme il trouve insuffisante la poudre dont nos perruques couvrent nos cols et nos épaules, il croit bon d’y ajouter de la sauce. Il souffle une haleine empestée de pétun et de ratafia. Où trouve-t-il l’argent qui le fait s’enivrer plus qu’à l’ordinaire ?… Je voudrais bien le dispenser de son service pour l’affecter uniquement à ma garde-robe. Votre soubrette est charmante : elle le remplacerait avantageusement, tout en conservant auprès de vous ses fonctions. Quant aux jours où vous recevez et que l’on ne peut se dispenser d’avoir un laquais par personne, sa présence ne serait pas superflue. Ne m’objectez pas l’étiquette. Tous ces valets sont plus ou moins indolents, gauches et mal tenus : la présence d’une jolie fille leur donnerait du maintien, de l’empressement, et, pour tout dire, de l’émulation. Vous l’attacheriez à la desserte. Enfin, vous n’imaginez pas qu’elle s’amuse dans vos appartements. Elle aura bientôt des vapeurs comme une grande dame ; son joli teint ne tardera pas à se faner.

— Armand, mon bon ami, répondit Mme la Duchesse, je suis étonnée que vous descendiez à ces petites choses qui ne me traversent pas souvent la tête. Mais si je nourris ma camériste à l’écart, c’est pour lui éviter le contact de nos gens. Des vapeurs, dites-vous ?… Allons donc ! Dernièrement, je l’ai surprise dans ma chambre en train de danser le menuet. Son petit magot se trouvant répandu sur mon lit, j’ai pensé qu’après l’avoir compté elle manifestait sa joie. À dire le vrai, c’est une fille un peu bizarre. Je la conduis au Carmel, elle y rêve et n’y prie point. Mais voilà qu’un beau jour l’idée lui vient de prendre le voile !… Je lui avais peut-être trop parlé de religion. Bah ! cet enfantillage n’as pas tenu devant l’objection que je lui fis de la dot de cinq mille livres qu’exige la communauté. Après tout, je préfère la savoir dans ces idées qui garantissent sa vertu. Chose curieuse, mon ami, elle lit couramment la Bible que je lui ai donnée, elle qui savait à peine lire. Elle médite là-dessus au point de négliger un peu son travail, que vous savez n’être pas excessif.

— C’est un miracle, ma bonne amie ! dit M. le Duc qui retenait une forte envie de rire. Un miracle, oui-dà ! Je crois me souvenir que ce fut un peu le cas de sainte Catherine de Sienne. Et l’on a vu des pastoures illettrées répondre à des théologiens dans la langue des Pères de l’Église. On souhaiterait que la vôtre se prît à réciter les odelettes de Catulle…

Raton avait été fort étonnée elle-même de lire sans effort la Bible de Royaumont, le soir de son entretien avec M. le Duc et de sa conversation tumultueuse avec Poitou. Elle en rendit grâces au Divin Maître, car elle ne pouvait douter que la lumière ne lui vînt d’En-haut, qui refoulait ainsi les ténèbres de son ignorance.

Elle avait revu plusieurs fois l’image du Sauveur se substituer soit au tableau de M. Le Brun, soit au portrait de son maître, et plusieurs fois encore M. Poitou succéder à M. le Duc pour partager son plaisir et ses libéralités. Le maître et le valet s’étaient trouvés égaux devant l’amour, c’est-à-dire que ni l’un ni l’autre n’avaient réussi d’émouvoir Raton. M. Poitou s’en souciait peu. M. le Duc s’était détaché.

— Je te ferai connaître un homme d’Église, avait-il dit à Raton. Une telle constance dans la vocation, de si plaisants détours pour parvenir au terme d’aussi graves desseins ne manqueront pas de l’intéresser, ni ta beauté de l’attendrir.

Raton s’était doublement félicitée de se soustraire à la rapacité de Poitou en perdant M. le Duc, et de passer aux mains de cet homme d’Église qui gagnait sans doute le Ciel par le commerce de la chair. Pour lui comme pour elle, ce ne devait être qu’une pénitence. Elle se voyait avec lui en prières d’actions de grâces, avant et après l’étreinte, et cet embrassement lui inspirait à l’avance moins d’aversion que celui de son maître ou de M. Poitou. Mais elle se reprit de cette pensée comme d’une faute, ne devant aspirer qu’à la peine. Elle souhaita donc que son futur bienfaiteur eût la jaunisse de M. le Duc, l’haleine et l’œil vairon de M. Poitou, et, enfin, le poil rousseau de M. Grand-Jean.

Raton fut bien surprise lorsque, faisant le service de la desserte, elle se sentit remarquée par un convive à qui l’on donnait tantôt du Monseigneur et tantôt de l’Éminence ou de l’Excellence. Son vêtement ecclésiastique s’ornait du cordon bleu et de sa croix du Saint-Esprit. Avec un fonds de grandeur, il montrait assez de vivacité et d’enjouement. Pourtant, le feu de son discours n’en était pas moins discret. Il ressemblait à celui de ces pièces d’artifice qui retombent avec tant de mollesse et de mélancolie qu’on souhaiterait les recueillir dans le creux de la main. Mme la Duchesse, elle, tendait vers Monseigneur une gorge décolletée à l’extrême, comme pour y recevoir la pluie étoilée de son esprit, car elle imaginait que Monseigneur ne brillait ainsi que pour elle. Il parlait de Venise et de Rome, des princes, des prélats, des ministres, de Sa Sainteté, des Jésuites et de galanterie. De temps à autre, il attachait les yeux sur Raton, ce qui lui fit penser que M. le Duc avait daigné l’entretenir de sa vocation. Cependant, elle n’osait croire qu’elle fût destinée à Monseigneur, non qu’il lui parût d’un rang trop élevé, puisque M. le Duc s’était bien épris d’une pauvre Raton, mais parce qu’elle s’était contrainte à se le figurer dépourvu de séduction, et que tout en lui, malgré son âge et son état, n’était qu’amorce, grâce et complaisance. Ses mains, surtout, captaient les regards. Raton les suivait dans leur vol léger, quand Monseigneur parlait en agitant sans excès l’une ou l’autre. Elles élevaient le Corps du Divin Maître, ces mains ; elles bénissaient, elles consacraient, et Raton les eût baisées avec transport. De tous les hôtes, elle ne distinguait que Monseigneur, elle n’entendait que Monseigneur. Il est vrai qu’il ne quittait guère la parole qu’il s’était donnée et que personne ne songeait à lui reprendre.

— Mon enfant, dit M. le Duc qui, après le repas, rejoignit Raton dans la chambre de sa maîtresse, j’ai parlé de toi à Son Excellence M. de Bernis. Demain, tu prendras un fiacre pour lui porter ce pli de ma part, et tu demanderas à le lui remettre en mains propres. Si tu le manques, tu risques de ne le plus revoir, car il doit repartir pour son ambassade de Rome. Si M. de Moncrif n’était pas mort et qu’il se fût trouvé là, il eût été fort intrigué lui aussi. Il te serait, à coup sûr, un Moncrif de Paradis… Ah ! sainte petite Raton, je fais pour toi un bien joli métier !…

Le lendemain, Raton prit un fiacre que Poitou lui alla chercher sur l’ordre de M. le Duc.

— Je te recommande cette limogère, avait dit Poitou en jetant l’adresse au cocher. Tu voudras bien attendre qu’elle ait fini sa commission, et tu la ramèneras ici. Le suisse te fera payer la course. Et toi, ajouta Poitou en entrant sa tête dans la voiture, j’aurai l’œil à ton retour. Tâche à remplir ta plotte avec ton ratichon couleur d’écrevisse pour me déficher cinquante rusquins. Ça vaut bien cinquante écus, Jarni ! Monseigneur aime surtout la conversation, car il n’est pas jeune. Parle-lui du Carmel pendant qu’il occupera ses mains…

Raton n’eut d’autre réponse qu’un regard de mépris que Poitou ne sembla pas comprendre, et le fiacre la porta à travers mille cahots et mille éclaboussures vers sa nouvelle destinée. Mais Raton ne l’appréhendait pas. Il lui semblait qu’elle allât vers un ami du Seigneur et son ambassadeur ici-bas.

M. de Bernis la reçut assis dans un fauteuil. Il tendit les mains vers elle avec le geste de Dieu qui reçoit une âme élue. En écartant les bras, il découvrit la belle croix du Saint-Esprit qui scintillait sur sa poitrine. Raton s’y précipita, fascinée par le Signe du Divin Maître. Aussi bien, elle ne savait que dire ni quelle contenance avoir. Elle appuya ses lèvres sur la Croix semée de perles et de brillants, pendant que les bras de Monseigneur se refermaient sur elle en la pressant mollement.

— Mon enfant, dit M. de Bernis qui détacha le petit bonnet de Raton et la prit sur ses genoux, je suis ravi de te revoir. Ton maître m’a parlé de toi. Tu veux donc entrer au Carmel ? Mais sais-tu que la règle en est sévère, et que tu devras t’y conformer dès le jour où tu auras prononcé tes vœux ? Vraiment, tu as bien réfléchi ; tu ne crains pas de te repentir un jour ?

Elle fit signe que non, passa ses bras autour du cou de M. de Bernis et mit la tête sur son épaule. Elle éprouvait un sentiment d’une douceur infinie, un abandon qu’elle n’avait connu qu’à l’église, et quand la main de Monseigneur atteignit l’objet de sa convoitise, elle crut se retrouver dans la lumière pénétrante que répandait son Divin Maître lorsqu’il s’était substitué au portrait de M. le Duc. Les baisers que Monseigneur lui donnait dans le cou, en descendant jusqu’à l’épaule, augmentaient son extase. Elle se sentit ravie par les Anges comme Marie-Madeleine, enlevée dans l’espace à des hauteurs prodigieuses dont elle éprouvait le vertige. Au terme de son ascension, il lui sembla qu’une porte de pierreries plus étincelantes que la croix de Monseigneur allait s’ouvrir devant elle et qu’elle verrait Jésus dans sa gloire. Elle poussa un long soupir de bonheur. Mais elle redescendit en flottant dans l’éther, les Anges l’ayant abandonnée à la porte du Ciel.

Quand Raton reprit ses esprits, elle éprouva une grande fraîcheur. Les mains de Monseigneur s’occupaient de la dévêtir avec une sûreté qu’elle n’aurait pas eue pour Mme la Duchesse. Il la fit glisser devant lui. Presque aussitôt, elle fut toute nue et les cheveux épars. Alors, Monseigneur la prit par la taille, et, la soulevant un peu, la conduisit vers un sopha, où il la poussa doucement. Elle n’osait ouvrir les yeux et tenait les bras contre son visage. Cependant, Monseigneur, agenouillé, baisait son ventre comme une table d’autel. Ses belles mains paraissaient lisser une nappe, comme s’il eût officié…

Raton remonta plusieurs fois au Ciel. Elle était comme le ludion sous la pression du physicien. Enfin, Monseigneur prit place à côté d’elle et la tint pressée contre lui. Une glace lui renvoyait le reflet d’un dos marqué de fossettes et partagé par une ligne ondoyante et profonde.

— Tu ne veux donc pas me parler ? fit-il après un instant. Je ne connais encore de ta voix que des soupirs.

— Monseigneur, dit Raton, je pensais que nous prierions ensemble. Je vous aimerais en Dieu bien davantage.

— Ne mélangeons rien, dit Monseigneur. Quoi, tu croirais vraiment ? C’est un cas bien singulier que le tien ! Il rappelle celui de Marie l’Égyptienne qui supplia Zozime de la bénir. Cet abbé, parcourant le désert, aperçut Marie toute nue, mais tannée par le soleil, pouilleuse et décharnée. Elle conta donc à Zozime qu’après avoir vendu son corps pendant dix-sept ans, elle voulut se joindre à des pèlerins d’Alexandrie qui s’embarquaient pour Jérusalem afin d’y adorer la Sainte-Croix. Comme elle ne possédait pas d’argent, elle promit aux matelots de les payer de son corps. Mais voici qu’à Jérusalem elle ne put entrer dans l’église qu’en jurant à la Vierge de vivre désormais dans la chasteté. Jusque-là, une force invincible la repoussait du temple ; dès qu’elle eut obtenu son pardon, elle ne trouva plus d’obstacle à sa ferveur et put adorer la Croix comme les autres pèlerins. Elle fit pénitence dans le désert et s’y nourrit de trois pains qui devaient être fort grands puisqu’ils durèrent plusieurs années.

— Monseigneur, bénissez-moi comme Marie ! s’écria Raton en se jetant aux pieds de M. de Bernis, un genou en terre, tête basse, les cheveux répandus et les mains croisées sur sa gorge rebondie.

— Oui, je te bénis, tendre Raton ! s’écria Monseigneur qui imposa seulement sa main sur la tête et la baisa dans les cheveux.

Il resta quelque temps ainsi, ne pouvant détacher son regard du spectacle voluptueux que lui offraient les miroirs : la belle croupe de Raton que les feux du désert n’avaient point hâlée et qui aurait tenté la vertu de Zozime.

— Oh ! fit Raton, quand Monseigneur l’attira contre lui, à présent je suis bien heureuse !

Elle leva ses yeux célestes tout noyés de délices, arrosa de larmes la main qui l’avait bénie et l’appuya passionnément contre sa gorge. Puis, dans un plus grand élan, elle se jeta au cou de Monseigneur et lui donna sur la bouche le premier baiser qu’elle eût donné de sa vie.

— Mon enfant, mon enfant, soupira M. de Bernis, tandis que Raton jouait avec le Saint-Esprit, qu’il est doux pour un vieil homme d’inspirer un mouvement d’amour ! Que pouvais-je espérer de toi, sinon une complaisance passive, et peut-être trop visiblement intéressée ? Ah, Raton ! les glaces de l’âge m’empêchent de te rendre plus heureuse !… Mais ce n’est pas moi que tu aimes, et ce n’est peut-être pas Dieu. Tu aimes l’Église, Raton, qui t’a séduite par ses magnificences, ses chants, ses orgues, ses parfums, sa poésie, sa sécurité, et qui t’accueille dans son sein au même titre que les duchesses… Mais pourquoi faut-il que les couvents de France aient perdu l’aimable liberté qui règne encore dans ceux d’Italie ? Là, une fille qui redoute la servitude du mariage ou les dures nécessités du siècle, peut conserver une affection mondaine ou céder à ses fantaisies, si toutefois elle ne commet pas d’imprudence… Oui, que ne sommes-nous en Italie mon enfant !

Ferte, quid hic facio ? rapidi mea carbasa, venti
Ausonios fines cur mea vela vident ?

Amen ! fit Raton, qui crut à une prière et se signa vivement.

— Venise !… soupira M. de Bernis, après une pause pour révérer la mémoire du poète des Tristes, auquel il empruntait ces vers. J’avais une maîtresse au couvent de San Giacomo di Galicia, dans l’île de Muran. Elle s’appelait Maria-Magdalena, le nom de la plus charmante des saintes. La plus méritante aussi, car elle a beaucoup aimé… Maria-Magdalena Pasini chérissait une compagne, Catherina Campagna. Elle en était si peu jalouse que j’en pouvais jouir également. Un Vénitien de mes amis, le Chevalier Casanova de Seingalt, que j’ai retrouvé ici, était lui-même caressé de toutes les deux… Oui, que ne sommes-nous à Venise, mon enfant ! Je t’aurais fait entrer à San Giacomo et nous nous serions bien divertis tous les cinq, dans mon casino de Muran, si bien aménagé ! Hélas, ce temps n’est plus ! Maria-Magdalena s’est rejetée dans l’amour divin. Je crois que j’en vais faire autant, car je vieillis. On ne m’appelle plus la Belle Babet. Je ne suis à présent que Monseigneur ou Son Excellence…

En attendant son retour à Dieu, Monseigneur balançait Raton sur ses genoux. Lui-même suivait le mouvement qu’il imprimait. Il croyait peut-être voguer en gondole sur la lagune en serrant contre lui Maria-Magdalena. Le sein qu’il caressait lui rappelait peut-être le dôme de Santa Maria della Salute, quand il s’élève de l’Adriatique aux yeux du barcarol.

— Je veux, reprit M. de Bernis, interrompant sa rêverie, t’associer dans le souvenir à Maria-Magdalena Pasini et à son amie Catherina Campagna. Mais il te faut connaître la première, puisque tu dois vivre avec elle dans mon cœur.

Il tira de sa poche une large tabatière d’or et en fit jouer un déclic secret. Le portrait de Maria-Magdalena Pasini apparut, qu’aussitôt il porta à ses lèvres. Raton vit une femme nue, à demi couchée sur un divan et qui semblait comme elle être redescendue du Ciel. Un rideau noir à franges d’or et relevé sur le côté portait en poussière de brillants les initiales M. M. entrelacées. Monseigneur retourna la boîte, fit jouer un autre ressort, et Raton vit la même personne en costume de religieuse. Ses yeux modestement baissés rêvaient sur un secret, la bouche souriait mystérieusement, les mains étaient jointes. Au-dessous, Raton lut les mêmes initiales, mais en cheveux de la plus noire ébène.

— Aujourd’hui, dit Monseigneur, elle prie Dieu vraiment et j’ose croire que c’est une sainte. En ce temps-là elle priait l’Amour. Écoute, maintenant. C’est un air de Pergolèse qu’elle chantait à ravir.

Une petite musique d’épinette se fit entendre avec mélancolie. Elle semblait parvenir d’un pays lointain, à travers les années. La dernière note redit un son plus étouffé, comme si une larme qui glissa des yeux de M. de Bernis en eût assourdi la résonance en s’écrasant sur le couvercle.

Ils restèrent à rêver sans rien dire devant la miniature de la religieuse. M. de Bernis évoquait le temps qu’il avait passé à Venise et qui n’était déjà plus celui de sa jeunesse. Raton se plaisait à imaginer Monseigneur dans la pourpre cardinalice et versant sa voix caressante dans le sein des belles nonnes de San Giacomo di Galicia.

— À quoi songes-tu, Raton ? fit Monseigneur pour chasser les regrets.

— Monseigneur, répondit Raton, je voudrais vous entendre parler du haut d’une chaire et revêtu de vos beaux habits.

— J’aime à croire qu’en même temps tu penses à mettre ta chemise mon enfant. Diable ! je n’ai pas lu la lettre que tu as apportée. Mais je sais à peu près ce qu’elle contient.

Pendant que Raton passait ses vêtements sans quitter des yeux Monseigneur, celui-ci prit place à son bureau et décacheta le pli de M. le Duc. Il disait :

« Bernis, je t’envoie Raton. Donne-lui ce que tu voudras pour son salut. Je crois que tu aideras aussi au rachat de ton âme, car il ne me paraît pas certain que l’ébauche de ta Religion Vengée y suffise… »

— Je te compte cinq cents livres dans cette bourse, dit Monseigneur. Je suis désolé de partir demain pour Rome. Je t’aurais reçue de nouveau avec tant de plaisir ! Mais il faut nous quitter, et peut-être pour toujours. Viens m’embrasser une dernière fois.

Raton se précipita et baisa les mains qui glissaient la bourse dans sa gorge. Puis elle resta longtemps tenant ses lèvres pressées contre les lèvres de Monseigneur.

— Que n’ai-je, dit-il en soupirant, ton portrait et celui de Catherina pour les joindre à celui-ci ! Si je ne partais, je t’eusse fait peindre, non pas en Marie l’Égyptienne, qui était vieille et édentée, mais en Marie-Madeleine qui répand les ondes dorées de sa belle chevelure. Adieu, Raton ! Adieu, mon enfant !…

Monseigneur l’éloigna doucement de la main pour mettre terme à une effusion qui menaçait de ne devoir finir. Raton partit en se retournant plusieurs fois. Comme elle fermait la porte, elle entendit grelotter l’air de Pergolèse que Monseigneur remontait dans sa boîte. Quand elle fut en bas, avant de reprendre le fiacre qui l’attendait, elle leva les yeux vers les fenêtres et aperçut M. de Bernis qui l’épiait à travers les rideaux. Elle osa lui envoyer un baiser et se jeta dans le fond de la voiture, toute confuse et palpitante. Elle passa son temps à revivre les deux heures qu’elle venait d’employer et à se représenter M. de Bernis parlant en chaire et agitant ses belles mains au-dessus des filles de Dieu.

— Seigneur, pensa Raton, comme le fiacre achevait sa course et ralentissait son allure, j’ai connu le plaisir dans ma chair, et j’ai ressenti l’amour ! Mais je ne m’en accuse pas. Comment ce bien aurait-il pu venir de la terre, puisqu’il est le même que celui que j’éprouvai devant votre image, et que ni M. le Duc ni M. Poitou n’ont pu me le faire connaître ? Oui, ces délices venaient du Ciel !…

Le fiacre n’était pas encore arrêté que la portière s’ouvrit et que M. Poitou se fit voir.

— Comme tu as été longue, Jarni ! La daronne s’impatiente… Prépare toujours mes écus, que je ne soyons pas mouchaillés par Rapenod.

Raton eut bien envie de soutenir à M. Poitou que Monseigneur ne lui avait rien remis, mais elle offrit sa peine à Dieu. Elle chercha dans sa gorge de quoi satisfaire M. Poitou et elle atteignit quelques pièces d’or qui dépassaient le compte.

Hust must ! fit Poitou dans l’ignoble langage qu’il croyait si séduisant. Avec ça, je vas picter à ta santu

Il partit en sifflant. Raton fredonna quelques mesures de l’air angélique de Pergolèse que Monseigneur écoutait peut-être encore en contemplant la belle M. M., et elle forma le vœu qu’il la mêlât toujours à ce souvenir.

— On est pien caie, Matemoisselle Raton ! dit aussi malicieusement que possible M. Rapenod qui s’avançait vers le fiacre. Che vois que l’on commence à se técourtir !…

— C’te jeunesse a pris son temps, dit le cocher en clignant de l’œil. J’aurions pu boire dix s’tiers ! Foi d’Monsieur Guillaume que j’sommes, on a dû s’bien faire embrasser, car on était rouge en r’descendant. Et, dans la rue, on en r’demandait encore !…

VII


M . Peixotte, ayant entendu parler de toi par mes amis, dit M. le Duc peu de jours après, désirerait te recevoir. Vas-y, ma fille, et tâche de te plier à ses fantaisies. Celles d’un financier enrichissent plus que des bénédictions de Monseigneur, et, j’ose le dire, de Notre Saint-Père le Pape. Aussi bien, je commence à me lasser de cette histoire qui déjà se répand dans Paris et parviendra bientôt à la Cour, grâce aux rapports de police. J’en souffrirai cent brocards de Sa Majesté, le jour qu’il lui prendra de l’humeur. Ceux-ci me posent des questions, ceux-là m’accablent de billets pressants, comme une appareilleuse. Fais donc toi-même le nécessaire pour entrer le plus tôt possible au couvent. Qu’on ne m’importune plus de ta vocation, ou va-t’en à tous les diables ! M. Peixotte est prévenu que tu le verras tantôt. Si cet Hébreu n’avait pas couvert une perte de vingt-cinq mille louis que je fis au jeu ces temps derniers, je n’aurais pas tant de complaisance. Ah, foutre ! un usurier, un escogriffe, un maranne !…

M. le Duc alla se contempler dans une glace et se vit plus bilieux que de coutume.

— Poitou ! cria-t-il, Poitou !

— Me voici ! fit Poitou, qui sembla sortir de terre. Monsieur le Duc m’appelle ?

— Où étais-tu, faquin ? reprit M. le Duc qu’étonnait tant de célérité. Tu écoutes aux portes, que je crois ? Je vais te souffleter d’importance ! Tiens, triple maraud !… Ah ! que n’ai-je ma canne pour t’en frotter les épaules !

— Monsieur le Duc me bat si je tarde, et Monsieur le Duc me bat si je m’empresse, dit Poitou, en essuyant un soufflet. Mais que Monsieur le Duc commande : je suis au service de Monsieur le Duc.

— Prends encore celui-ci pour la réplique ! dit M. le Duc. Cette fille doit rapporter de M. Peixotte une reconnaissance de sa main. Tu la feras conduire. Je t’y aurais envoyé toi-même si tu ne comprenais toujours de travers et ne me revenais de tes courses plus ivre de ratafia que tous les États de Bretagne le jour du pardon de Saint-Corentin !

M. le Duc sortit en pestant.

— Je te repasserais bien cela, Jarni ! fit Poitou en marchant les mains aux goussets. Mais je commence à croire que les coups n’enrichissent pas. Parlons plutôt. Ce Peixotte, chez qui tu vas te rendre, eh bien, c’est un marquant qui a des caprices à soi. Par exemple, il aime à se promener à quatre pattes dans le costume du premier homme. La nymphe qu’il honore doit garnir de plumes de paon un étui de nacre percé de trous. Ces plumes ainsi disposées forment un superbe éventail. Je te laisse à penser où se loge cet étui. Ce n’est pas dans la poche du justaucorps, attendu qu’il n’en a point. Alors, pendant qu’il se pavane, il faut applaudir à sa roue. Tu dis, en faisant des mines et en battant des mains : Ah ! le beau paon ! Mon Dieu qu’il est beau !… Il connaît beaucoup d’autres coquetteries, mais celle-là est la plus célèbre et la plus fréquente. Surtout, ne va pas éclater, car le paon se changerait en autour et te déchirerait de la belle façon, tendre colombe ! Et sans aucun salaire ! Ce ne sont pas des idées qui me viendront jamais à moi, Jarni ! ni à personne du pauvre monde. Mais tu me conteras son dernier tour, si ce n’est pas celui-là. Il est bon de tout savoir des rupins pour s’en rigoler en-dedans quand ils nous battent, ou bien le leur jeter au nazonant le jour qu’ils nous congédient…

« Dis-moi mon p’tit rat, poursuivit Poitou en enlaçant Raton, tu me rapporteras bien queuques pinos de plus que la dernière fois ? Dame, un financier ! Mais, Jarni, je l’valons ben !…

Et Poitou, qui se prenait toujours au mot quand il s’agissait d’autre chose que d’honneur, prouva sur-le-champ, ou plutôt sur le lit de Mme la Duchesse, la bonne qualité de sa roture.

La malheureuse Raton subit ces outrages avec résignation. Toutefois, elle ne put s’empêcher de songer que Monseigneur dépassait par ses caresses la qualité de M. le Duc, la rudesse de M. Poitou et ce qu’elle ne savait pas encore de ce M. Peixotte. Seigneur ! elle allait servir au plaisir d’un Hébreu ! N’était-ce pas comme si Véronique eût partagé la couche de Pilate après avoir essuyé la Face du Dieu fait Homme, ou prêté son corps à la canaille des soldats dans les buissons du Calvaire ?

Poitou ne l’eût pas plus tôt quittée pour chercher un fiacre qu’elle alla s’agenouiller devant le portrait du boudoir. Il n’était plus pour elle celui de M. le Duc, mais perpétuellement celui du Divin Maître. Elle ne passait jamais devant sans une légère génuflexion ou bien un furtif signe de croix. Quand elle était seule, copiant à son insu l’image de M. Le Brun, elle s’abîmait en extase. Cependant, le Divin Maître ne parut pas désapprouver sa servante. Même, elle lui trouva un air plus engageant que de coutume.

Poitou ne lui laissa pas le temps d’une oraison. Elle ne put que s’offrir à Dieu dans un regard. Pourtant, il ne l’abandonna pas dans sa course : il soutint son courage en apparaissant dans le dos du cocher. Celui-ci ouvrit lui-même la portière, car Raton ne s’apercevait pas qu’elle fût arrivée.

Au nom de M. le Duc, un laquais de couleur, du plus beau noir, et plus chamarré que M. Rapenod, conduisit Raton à travers des pièces et des galeries où l’or relevé en bosse éclatait de toutes parts. Il la laissa au seuil d’un petit salon de coquette en l’annonçant sous les pompeux auspices qu’elle avait invoqués.

M. Peixotte était un petit homme ventripotent aux doigts chargés de bagues. Il sautillait comme un maître à danser en faisant tintinnabuler quantité de breloques. Il lui en pendait même des oreilles sous les espèces de petits anneaux d’or. Ses yeux noirs pétillaient sous des sourcils poivre et sel aussi fournis que des moustaches, et l’on s’étonnait qu’une bouche si lippue ne dévorât pas à chaque parole le nez fortement charnu qui semblait s’offrir à son avidité.

Il se leva pour s’emparer de Raton comme s’il eût ouvert un bal, et la conduisit en quelques entrechats jusqu’au divan où il se laissa choir avec elle.

— Tu as un bien charmant minois pour une nonne ! fit-il avec volubilité, et en faisant sonner un accent que l’on disait bordelais mais qui rappelait plutôt sa Lusitanie maternelle. C’est bien vrai, ce que raconte tout Paris, que tu veux entrer au Carmel, et que tu arrondis une dot que l’on t’aide à former sous la protection de M. le Duc ?

— Oui, Monsieur, dit Raton qui se laissait déjà caresser avec indifférence et regardait distraitement les murs ornés de peintures lascives.

— C’est impayable !… Non, non, que dis-je, reprit vivement Peixotte, c’est plein d’intérêt ! Je révère la religion, mon enfant. Je suis très touché de ta conduite. Je le suis même plus que tout autre. Aussi mon désir le plus impatient serait de te voir dans le costume des Carmélites. Oui, j’ai là un costume. Un costume avec la ceinture et le rosaire. Ne voudrais-tu pas mettre ce costume ?

Et Peixotte gambada jusqu’à l’autre bout de la pièce où il ouvrit une armoire dissimulée dans la boiserie. Il en tira une guimpe, un voile noir, une espèce de surtout que l’on nomme scapulaire, et une robe de bure qu’il déploya devant lui en la soutenant par les manches et de façon à former une croix. Comme il était très petit, il dut élever les bras très haut. Malgré ses efforts, il regardait Raton de côté, afin de jouir de sa surprise.

Raton n’osait se lever pour se saisir de la robe, mais l’innocente convoitise, la religieuse coquetterie, si l’on peut dire, qui brillait dans ses yeux en disait assez.

« Enfin, pensait-elle, je vais, grâce à M. Peixotte, qui révère la sainte Religion, pouvoir me contempler avant le temps dans la robe des fiancées du Christ. » Et elle ne détournait ses regards que pour les jeter sur les glaces qui la réfléchiraient dans sa robe conventuelle.

— Mets-la donc, mon enfant, dit enfin le financier. Après, tu prendras ce manteau de bure blanche du plus bel effet. Mais il faut enlever tes vêtements, sans quoi tu ne serais pas une véritable Carmélite, et la robe s’ajusterait mal, encore qu’elle ait beaucoup d’ampleur.

Pendant que Raton se déshabillait, Peixotte, enfoncé dans les coussins, la regardait faire. Ses doigts, qui ne pouvaient tenir en repos, échangeaient leurs bagues d’une main à l’autre. Ses pieds croisés, dont la petitesse le rendait fat, témoignaient par leur agitation de la vivacité des sentiments que lui causaient les charmes à demi dévoilés de la belle fille. Il jouissait de sa confusion quand un sein rebelle sortait de la chemise où l’y réintégrait une vaine sollicitude.

Raton passa la robe, la guimpe et le scapulaire. Elle se mit devant une glace pour accommoder le voile sur sa guimpe. Le bonheur rayonnait sur son visage, et sans doute sa vision fût-elle apparue sans la présence de M. Peixotte. M. Peixotte, lui, pouvait observer de son divan les mines que s’adressait Raton en refoulant parfois quelques mèches indociles qui bouffaient contre ses tempes, maladroitement dissimulées. Tantôt, contenant un cœur blessé d’amour, la tête rejetée en arrière et le corps supporté par une jambe vacillante, elle semblait frappée comme Thérèse du javelot de l’archange ; tantôt, joignant les mains et baissant les yeux, elle copiait l’attitude de Maria-Magdalena Pasini sur la tabatière de Monseigneur, et elle n’apercevait son reflet qu’en coulant un regard entre ses cils. Elle songeait alors à M. de Bernis, aux seules caresses qui eussent ému sa chair. Pourquoi, lui aussi, ne conservait-il pas dans une armoire un costume de religieuse ? Elle aurait pu le mettre et lui rappeler davantage les deux belles nonnes de San Giacomo. À l’image de Maria-Magdalena, elle semblait rêver sur un souvenir voluptueux. Et M. Peixotte en fut fort troublé. Sans doute, reprit Raton en elle-même, M. Peixotte a-t-il aimé quelque jeune fille que ses parents ont poussée au cloître et lui plaît-il de se la représenter. Ce n’est point pour d’autres raisons qu’il possède cette robe ; peut-être même va-t-il sortir de sa poche une boîte enrichie de brillants et décorée de miniatures.

Enfin, Raton se tourna vers le financier avec une afféterie de jeune fille. Elle semblait dire : Est-ce bien, maintenant ?

— Oui, mon enfant, c’est charmant, répondit Peixotte à cette muette interrogation et en jetant sur les épaules de Raton le manteau qu’il attacha au cou par une petite olive de bois passée dans une ganse de grosse toile. Mais il faut enlever tes bas et mettre des sandales. Auparavant, je voudrais revoir avec toi quelques-uns de mes tableaux. Que te semble, ajouta-t-il en enlaçant Raton et en la promenant d’un cadre à l’autre, de ce Satyre qui violente une nymphe après l’avoir prise à la course ? La frayeur et l’essoufflement sont peints sur le visage de la captive avec une telle vérité que tu dois passer par ses tourments… Voici la chaste Lucrèce qui se frappe d’un poignard, et ce grand coquin de Sextus qui disparaît en se rajustant, car il vient de la violer bel et bien… Voici encore Danaë qui reçoit une pluie d’or entre les jambes. Tu désirerais bien, n’est-ce pas, la recevoir, toi aussi, de ce bon Peixotte, pour l’offrir au Seigneur. Voilà la différence. Mais, dis-moi, il doit bien y avoir de ces belles choses dans le boudoir de ta maîtresse ?

— Je ne sais pas, Monsieur, fit Raton, en pensant au Divin Maître, je n’ai remarqué que le portrait de M. le Duc.

— Tout à l’heure nous regarderons ensemble des gravures de Jules Romain ; c’est plus positif, ajouta Peixotte qui trouvait piquant de troubler une religieuse, sans penser que Raton se souciait aussi peu de Jules Romain que des Satyres et des Nymphes, de Sextus, de Lucrèce et de Danaë. Mais je voudrais te voir mettre tes alpargates.

Peixotte les alla chercher dans l’armoire. Il attendit, un genou en terre, pour les lui passer aux pieds, que Raton eût enlevé ses bas blancs. Elle s’y prenait tout debout en refoulant la robe de bure entre ses cuisses, afin de les dissimuler à l’inventaire de M. Peixotte. Comme elle chancelait de temps à autre, il lui fallait recommencer et livrer de nouveau à M. Peixotte ce qu’il s’appliquait à ne vouloir pas ignorer.

— Les jolis pieds ! les jolis pieds ! s’écria-t-il en les portant à ses lèvres l’un après l’autre. Ils connaîtront pourtant le froid et les engelures. Peut-être même les feras-tu marcher sur des épines. Aussi les faut-il bien choyer avant une si grande infortune !

Raton retirait ses pieds que la lippe du financier mouillait de salive et dévorait de caresses. Il les ramenait à lui avec tant de vigueur que Raton faillit choir plusieurs fois et dut s’appuyer aux épaules qui s’offraient à elle.

— C’est comme ce joli corps ! reprit Peixotte en quittant les pieds pour les jambes qu’il lissait à deux mains et en remontant jusqu’aux hanches. Au lieu d’être semé de lis et de roses, il sera marbré par la discipline, ridé par le jeûne, délabré par le manque de soins et livré à la vermine.

« Il faut que tu sois une sainte ! continua Peixotte qui se releva vivement et contempla Raton avec des yeux égarés. Mais, dis-moi, ne t’abuses-tu pas sur ta résistance ? Sais-tu qu’il faut se lever la nuit, au cœur de l’hiver, et se frapper jusqu’au sang. As-tu seulement jamais essayé, pour offrir ta douleur à Dieu ?

— Non, Monsieur, soupira Raton, je n’y ai pas encore songé. Mais j’observerai toutes les règles.

— Eh bien, dit Peixotte, il serait peut-être bon de savoir si tu aimes vraiment Dieu avant de t’engager sous des lois si cruelles. Veux-tu me laisser faire ? Je te frapperai et me frapperai de même, car je suis un grand pécheur et je ne voudrais pas que l’innocence souffrît seule ?

— Oh ! Monsieur ! fit Raton, je ne croyais pas venir chez un saint homme. On m’avait dit tout le contraire. Mais frappez-moi, ne m’épargnez pas, si cela peut être agréable au Ciel !

Peixotte avait dégrafé la ceinture de cuir et détaché le rosaire.

— Tu diras cinquante pater pendant que je nous donnerai à chacun cinquante coups de discipline. À genou ! cria-t-il d’une voix terrible qui contrasta avec la mielleuse douceur dont il ne s’était pas auparavant départi. Et veuille m’attendre un instant.

« Seigneur, pensa Raton à qui Peixotte avait relevé la robe et la chemise, voyez-moi à quatre pattes comme la Chananéenne ! Ce que je souffrirai ne sera rien à côté de ce que m’ont fait endurer M. le Duc, qui pourtant n’est pas mauvais, et M. Poitou, qui ne s’amende pas. Mais bénissez M. Peixotte qui veut expier les crimes des Juifs, particulièrement la Flagellation. Je vous offre ma douleur, ô Divin Maître, pour qu’elle soit comptée à M. Peixotte avec la sienne, puisqu’il fait retour à vous et peut être sauvé. Me flatterai-je, Seigneur, de vous avoir ramené une brebis d’Israël, et vous verrai-je m’apparaître, ô mon Dieu, attaché à la colonne du temple, afin de m’affermir dans mon courage ? »

Ce fut Peixotte qui parut, nu jusqu’à la ceinture et tout boursouflé de graisse. Il tenait à la main une discipline qu’il faisait siffler en l’air, mais dont il évitait de se frapper.

— Quel malheur, fit-il, en caressant de la main le bel objet qui se présentait à lui. Quel malheur ! un si beau satin !… Mais Dieu le veut ! Dieu le veut !…

Et tandis que Raton égrenait cinquante pater sans laisser échapper une plainte, son bourreau lui comptait cinquante coups de corde à nœuds en poussant des gémissements comme s’il se fût frappé lui aussi.

— Endurez, Monsieur Peixotte ! disait Raton de temps à autre. Endurez, le pardon du Ciel est à ce prix !

M. Peixotte ne savait guère où il en était de son compte. Il l’avait plutôt dépassé. Mais le sang commençait à rougir la chair d’un beau rouge grenat. À la vue de ce sang, M. Peixotte fut pris de la frénésie roturière qui s’était emparée de M. Poitou quelque temps auparavant, et Raton dut la subir, encore qu’elle trouvât que ce ne fût pas de jeu : M. Peixotte profanait l’habit du Carmel ; M. Peixotte annulait les mérites de la pénitence que Raton croyait qu’il se fût donnée. Cependant, M. Peixotte s’affaissa sur le tapis en poussant un juron épouvantable.

— Oh ! comme c’est mal, Monsieur Peixotte ! dit Raton en se relevant avec effort et en portant la main sur les parties endolories. J’avais tant prié Dieu pour vous ! Même je lui offrais encore en votre nom tout ce que vous m’avez fait souffrir. Oh ! comme c’est mal ! reprit Raton en sanglotant dans ses grandes manches flottantes.

— Il faut vraiment que tu sois une petite imbécile ! reprit Peixotte quand il eut à peu près repris ses sens. Tu me paraissais bête à fouetter, et je ne l’ai pas fait sans plaisir, je le jure ! Enlève-moi cette robe ridicule qu’il devrait être interdit de porter dans un État civilisé. Et puis, tiens, continua-t-il en se relevant et en arrachant le crucifix de cuivre et d’ébène que portait Raton sur sa poitrine, écrasons l’Inf…

— Arrêtez, arrêtez, Monsieur Peixotte ! hurla Raton en se précipitant par terre pour couvrir le crucifix de son corps. Vous me piétinerez plutôt ! Arrêtez, ou j’appelle à l’aide !

Le financier haussa les épaules et passa dans une autre pièce pour revêtir ce qui manquait à son costume.

Raton baigna de ses larmes son Divin Maître. Elle commençait une oraison quand elle songea qu’elle devait le dérober à la fureur sacrilège de M. Peixotte. Elle remit donc en hâte un de ses bas et passa le crucifix dans sa jarretière. Puis elle enleva la robe de carmélite et reprit ses habits. Quand elle fut vêtue, l’envie lui vint de partir sans se rappeler à son hôte. Elle le croyait si fâché qu’elle pensait qu’il ne lui donnerait rien et qu’il la chasserait peut-être. Au cas contraire, pourrait-elle accepter l’argent d’un pareil blasphémateur ? Les trente deniers d’Iscariote ne lui auraient pas brûlé les mains davantage.

M. Peixotte fit sa rentrée comme elle se dirigeait vers la porte, après avoir ramassé le rosaire à six dizaines qu’elle tint dans sa main fermée, encore qu’il débordât de toutes parts.

— Où vas-tu, ma chère enfant ? Tout ce qui vient de se passer n’était qu’un simulacre, une comédie de l’amour ; comment t’expliquer cela ? Moi-même, pour commencer, je n’étais pas très sûr que tu fusses sincère. On est si souvent trompé !… Viens ici, Raton. T’ai-je fait vraiment beaucoup de mal ?… Tiens, voici mille livres, mon enfant… Mais assieds-toi près de moi. Je vais sonner pour que l’on apporte à goûter.

Raton poussa un cri, car elle pouvait à peine s’asseoir sur l’ottomane où la poussait M. Peixotte. Celui-ci était aux petits soins, et Raton ne pouvait deviner la cause d’un changement si subit. Un valet vint apporter sur un plateau de vermeil un goûter magnifique où abondait Pomone orientale et dont se serait nourrie toute une famille de pauvres, si les pauvres se nourrissaient d’ananas, de muscat, d’oranges, de mirobolants et de massepains. Raton n’y voulut pas toucher.

L’inquiétude de M. Peixotte se manifestait dans toute sa personne par des tics et des mouvements multipliés. Les idées les plus folles traversèrent son cerveau ; mais, comme il n’était pas encore sûr que Raton ne fût pas une fine mouche, il éprouvait une grande perplexité à lui faire connaître quelqu’une de ses propositions obligeantes, de peur d’être pris au mot. M. Peixotte, souvent inquiété pour ses débauches, payait les exempts, les mouchards et les aventuriers des deux sexes des sommes importantes que lui reprochait son avarice quand il avait conquis la sécurité. Le seul combat qui se livrât en lui n’était jamais celui de la conscience et des appétits, mais bien de la lésine et de la dépravation. Allait-il offrir à cette soubrette de lui payer la dot qu’elle voulait acquérir ? Mais ce pieux et incroyable prétexte cachait peut-être la cupidité d’une gourgandine ? En ce cas, trouverait-elle le sacrifice suffisant ? Il se voyait déjà acculé à lui bâtir une folie. D’autre part, si elle était sincère, elle se contenterait de peu. Pourtant, il pourrait lui échapper que Peixotte l’avait flagellée sous l’habit d’une religieuse et qu’il s’en était fallu de rien qu’il ne profanât le Signe du Sauveur. L’avoir jeté par terre suffirait peut-être à le conduire au bûcher. D’Aiguillon n’en serait pas fâché, sur qui il possédait une créance de vingt-cinq mille louis. Le silence de Raton, qui ne parlait guère que toute seule quand elle était inspirée, lui semblait plein de calculs adroits et perfides.

— Voyons, mon enfant, dit-il, en lui pressant les mains avec effusion, tu m’en veux toujours beaucoup ?

— Oh non, Monsieur ! dit Raton. Je prie Dieu qu’il vous pardonne comme il a pardonné à ses bourreaux. Vous avez remis sous le joug Notre-Seigneur, et je suis trop heureuse d’avoir pris part à sa peine à la façon de Simon le Cyrénéen. À ce sujet M. de Royaumont nous explique par la figure LXII que la Croix de Jésus-Christ est toujours portée par deux, c’est-à-dire par le Divin Maître et par le chrétien qui souffre pour lui.

— Je suis touché, mon enfant, reprit Peixotte qui se sentit soulagé, de te voir partager une foi aussi vive, pour laquelle j’ai des penchants et des faiblesses. Mais le démon vient toujours à point pour me faire retomber dans le blasphème. Je finirais par en être vainqueur si quelqu’un joignait ses prières aux miennes. Prends donc encore ces cinq cents livres, mon enfant : tu feras dire des messes pour la tranquillité des pécheurs, et toi-même ne m’oublieras pas auprès de Dieu.

Raton prit les cinq cents livres en songeant que M. Poitou ne manquerait pas de réclamer une part qui vaudrait bien cet excédent, et elle en versa des pleurs sur la main de M. Peixotte qu’elle portait à ses lèvres. M. Peixotte prit ces pleurs pour de la reconnaissance, et il ne douta plus que Raton ne fût sincère. Il ne lui restait qu’une incertitude, celle d’être trahi par la difficulté que Raton montrait à s’asseoir et à se mouvoir. Qu’on lui posât des questions, que l’on découvrît la cause de son mal, elle ne parviendrait pas à se tirer d’embarras ; ses aveux, de fil en aiguille, révéleraient d’abominables circonstances.

— Ma chère enfant, dit-il, je veux encore te soulager de l’incommodité que je t’ai causée et qui peut nuire à ton service. Attends-moi, je reviens avec un baume du plus merveilleux effet. Bientôt, tu ne ressentiras plus aucun mal, et dans deux jours il n’y paraîtra point. Étends-toi et relève cette fois tes jupons pour une action bienfaisante.

Quand le financier revint, il trouva Raton à plat ventre. Elle tendait hors du sopha ces rondeurs de la Vénus Callipygos que la Reine fit voiler aux Tuileries pour satisfaire à la décence. Il effleura des lèvres ce beau marbre veiné de pourpre, et, tandis que la charitable Raton égrenait pour lui son rosaire, il la graissa d’onguent avec une sollicitude maternelle. Cependant, il ne fut pas sans apercevoir le crucifix des Carmélites passé dans la jarretière gauche, et pareil au stylet des courtisanes napolitaines. Craignant qu’il ne servît de preuve à son méfait de lèse-majesté divine, il se crut déjà percé de ce poignard ; mais il démêla bientôt que Raton l’avait soustrait à sa fureur, et il s’épanouit dans un bon sourire de confiance.

VIII


R aton, se croyant seule dans l’appartement de sa maîtresse, pensa se jeter au pied du portrait de M. le Duc. Elle ressentait le plus grand besoin de revoir son Divin Maître après une scène qui lui faisait presque oublier les blasphèmes et les cruautés de M. Peixotte, encore qu’elle en gardât un souvenir cuisant. Elle supplierait pourtant le Seigneur de conserver M. Peixotte dans la bonne voie qu’il s’était engagé de suivre et de lui épargner les entreprises du Malin pour le détourner de la conversion.

Comme elle poussait la porte du boudoir, elle entendit un cri de surprise. Elle eut le temps de voir Mme la Duchesse qui baissait ses jupes avec précipitation en se levant d’un sopha où elle se trouvait assise à côté d’une personne du sexe mâle qui n’était point M. le Duc.

À ce spectacle, Raton pensa que Mme la Duchesse l’aurait pu surprendre en compagnie de M. le Duc ou de M. Poitou, dans une posture moins équivoque. L’image qu’elle s’en fit lui ôta toute réflexion sur la conduite de sa maîtresse. Elle se retirait déjà précipitamment, comme si elle eût été trouvée sur le fait, quand Mme la Duchesse éleva sa voix pleine d’agrément :

— Viens ici, ma petite Raton, que je te présente à M. le Chevalier de Balleroy. Tu profiteras de cette occasion pour le remercier de t’avoir adressée à moi sans te connaître.

« M. le Chevalier, continua Mme la Duchesse, cependant que Raton pénétrait en tremblant, arrive en chaise de Bayeux. Comme c’est un bon ami qui sait qu’on l’excuserait dans un plus grand embarras, il n’a pas pris le temps de faire réparer un accroc à la dentelle de son poignet, ou simplement de changer de linge. Ces voyages causent toujours quelque tracas !… Nous sommes montés ici, pensant que tu ne tarderais pas à revenir, ou que, peut-être, tu étais déjà de retour. Allons, fais la révérence, et munis-toi du nécessaire.

« Cette enfant, reprit Mme la Duchesse, après que Raton eut exécuté la première de ces recommandations et durant qu’elle satisfaisait à la seconde, nous rend de si bons offices qu’Armand la substitue, en bien des circonstances, à son valet Poitou qui n’est plus propre à rien. L’autre jour, elle portait un pli chez son Éminence le Cardinal de Bernis, aujourd’hui elle rentre de chez M. Peixotte. Mais excusez-moi, Chevalier, je vous l’ai déjà dit, puisque la raison que nous sommes ici est celle de son attente.

— Elle est fort gentille, dit le Chevalier qui venait de se laisser discrètement déchirer un de ses poignets de point d’Alençon. J’étais curieux de la voir, et je me félicite d’avoir eu la main si heureuse en votre faveur, ma chère Duchesse…

Raton, à genoux devant le Chevalier, réparait la dentelle qui n’était pas médiocrement endommagée.

— Cela va prendre quelque temps, mon cher Chevalier, dit Mme la Duchesse, et j’en ai déjà trop perdu, bien que notre entretien ne dure que depuis quelques minutes. Je devais me rendre au chevet d’une amie malade, dans mon propre quartier, quand vous êtes venu me surprendre. Souffrez donc que j’y passe moins d’une heure. C’est peut-être moi qui vous surprendrais si je n’étais sûre de la vertu de Raton… Je vous préviens, Chevalier, qu’elle voudrait entrer en religion et qu’elle m’accompagne au Carmel tous les matins. Vous n’avez donc aucune chance de la séduire, brillant officier de Sa Majesté… À bientôt !

Mme la Duchesse disparut, après avoir donné sa main à baiser. Le Chevalier comprit son dessein de bailler le change à Raton sur l’importance de leur tête-à-tête. Sans doute aussi devait-il s’assurer de sa gratitude, partant de son silence, en se montrant généreux. Car il se pouvait que Raton eût aperçu des cuisses que Mme la Duchesse n’avait pas accoutumé de montrer en société, ou qu’elle ne fût pas si niaise que de se laisser abuser par un subterfuge.

— Ce serait dommage, fit le Chevalier, en effleurant la gorge de Raton de la main même qu’il abandonnait à ses soins, ce serait dommage qu’une si jolie fille fût perdue pour le monde ! Tu ne songes vraiment pas à ce que vient de dire ta maîtresse ?

— Mais si, Monsieur le Chevalier ! répondit Raton que les privautés n’effarouchaient plus et qui commença de les faciliter en se penchant quelque peu, de façon à laisser pénétrer davantage dans le secret de sa gorge.

Le Chevalier, qui ne perdait pas cette gorge de vue, pensa que la nécessité de se baisser n’avait pas de rapport avec la position de sa manchette, qu’il tenait à hauteur convenable. Aussi s’empara-t-il de cette gorge qui s’offrait sans autre raison que de s’offrir. Elle s’offrait si bien que Raton se pencha plus encore pour aider à la fantaisie de M. le Chevalier. Même, elle se souciait si peu de réparer la manchette qu’elle l’abandonna tout à fait.

— Je suis bien aise de te connaître, dit Balleroy qui se trouvait la main encore plus heureuse qu’il ne l’avait avoué à Mme la Duchesse. Si je t’ai placée ici, ajouta-t-il sans détour, c’est pour faciliter ce que tu n’as pas été sans surprendre. Je comptais sur ta discrétion, que l’on m’avait vantée à la ronde, quand je m’occupais de trouver quelqu’un : maintenant…

Mais le Chevalier ne prit pas la peine d’achever sa pensée. Il ne comptait plus que sur la complaisance. Même il y comptait doublement, et, pour rattraper l’occasion perdue par la faute de Raton, il se mit en devoir de la recouvrer dans sa personne, laquelle ne se déroba point…

M. le Duc a dû passer par là, fit Balleroy, après s’être remis de son peu d’effort. On m’avait juré que tu étais sage, qu’on ne te connaissait pas de galant. Je te félicite, mon cher Duc ! reprit le Chevalier en se tournant vers le portrait. Je te félicite en somme d’avoir si peu de chance en amour, et ce n’est pas généreux de ma part. Mais, fit-il à Raton qui contemplait le portrait, elle aussi, sans toutefois y voir M. le Duc, je m’astreins à une amende que je crois honorable avec trois cents livres… À présent, charmante Raton, tu ne vas pas encore me soutenir que tu songes à entrer au Carmel ?

— Si, si, Monsieur le Chevalier ! répondit Raton en reprenant tranquillement son ouvrage. M. le Duc pourrait dire à Monsieur le Chevalier que je m’occupe de ma dot.

— Je ne sais ce qu’il faut en croire, tellement cela me semble comique. Va tout de même pour la dot ! J’y ajoute deux cents livres. Mais, quand tu dis t’occuper de ta dot, est-ce ainsi que tu l’entends ?

— Oui, Monsieur le Chevalier.

— Bon, bon ! c’est parfait ! hé hé !… Maintenant, que peux-tu bien avoir à la jarretière qui m’incommodait si fort ?… Serait-ce là que tu accroches tes ciseaux ou la clef de la garde-robe ?… Me répondras-tu au lieu de rougir ?… Non ?… Alors il m’y faut voir… De la résistance, à présent ?… Tudieu ! il ne sera pas dit… Quoi ! un crucifix !… Tu veux donc sanctifier jusqu’au temple de l’Amour ? Quelle idée saugrenue !… Ne serais-tu pas un peu folle ?… Au moins dis-moi, charmante Raton, puisque nous sommes en confiance, on t’a donc donné la fessée ? J’ai aperçu tes belles fesses toutes zébrées de coups… Du diable, si je n’ai pas ma culotte de pou de soie entièrement gâtée de pommade, et, comme dit le vieux rimeur :

En si digne façon que le fripier Martin
Avec sa male-tache y perdrait son latin !

« Holà ! la rougeur te tient encore lieu de réplique ?

— Je me suis donné la pénitence. Monsieur le Chevalier…

— Ah ! ah ! ah ! Tu te la donnes chaque fois que tu t’es occupée de ta dot, comme tu dis. Combien de coups te vaudrai-je ?

— J’y songerai, Monsieur le Chevalier.

— Charmante enfant ! ta réponse est délicieuse. Elle me rendrait fat, me laissant à penser que tu proportionnes la douleur au plaisir. Je t’en ai donc beaucoup donné ?

— Quelle indiscrétion, Monsieur le Chevalier !

— Dans la question, ou dans la réponse que je te presse de faire ?… Ah ! Raton, que je t’embrasse encore pour ton esprit et ta gentillesse !… Mais, reprit Balleroy, après avoir pressé Raton contre son cœur, maintenant que tu as reprisé ma manchette, va me chercher la pierre à dégraisser, afin que ta maîtresse me retrouve présentable. Autrement, que lui dirais-je ?…

Raton fit ce que le Chevalier lui demandait. Pendant sa besogne, qui aurait renflammé le courage du Lieutenant du Roi s’il n’eût craint d’être surpris par la rentrée de Mme la Duchesse, Raton fut questionnée sur sa bonne nourrice. Elle laissa voir qu’elle l’avait complément oubliée. Le Divin Maître tenait toute la place en elle, et si quelqu’un l’eût partagée, c’eût été M. de Bernis, que Raton ne nommait jamais que Monseigneur.

Mme la Duchesse revint à point pour ne pas surprendre Raton, attentive à la belle culotte de pou de soie, tandis que le Chevalier laissait folâtrer sa main dans toute sa portée, en fredonnant des airs de chasse. Mme la Duchesse comprit au regard de Balleroy que ses libéralités avaient écarté tout péril et qu’ils pouvaient reprendre le tête-à-tête interrompu, bien que le Chevalier eût préféré le continuer avec Raton.

— La pauvre Marquise est encore bien mal ! dit Mme la Duchesse, car elle tenait à sauver des apparences qui s’étaient pourtant fait voir sous un aspect de frivolité indubitable et sans l’excuse de lui gagner le Ciel. Mais, mon bon ami, je suis à présent menacée de la visite de l’abbé Lapin, que personne ne songe à appeler M. l’Abbé : vous n’ignorez pas qu’après avoir joué de la guitare dans les petits appartements de Versailles à la demande de la Reine, il chante maintenant au Palais-Royal, dans je ne sais quel théâtre de perdition.

— Oui, oui, fit le Chevalier. Je connais une de ses chansons. Elle commence ainsi… Mais peste de l’air !… Ah ! je l’ai :

Robin a une vache
Qui danse sur la glace,
Au son du tambourin,
Maman, j’aime Robin
Maman, j’aime Robin !

La suite n’est guère convenable. Il l’a pourtant chantée à Versailles ; je m’en souviens. Que diable peut bien venir vous demander l’abbé Lapin ?

— Il pense, Chevalier, m’intéresser à la retraite des vieux comédiens dans une pension ecclésiastique, ce qui me paraît quelque chose d’inconcevable, puisque, la plupart du temps, on leur refuse la sépulture en terre sainte. Enfin, je veux bien aider de mon patronage, s’il sert à ramener à Dieu quelques libertins pénitents. J’ai la lettre qu’il m’a fait porter, mais je vous en fais grâce, mon cher Chevalier. Allons plutôt nous réfugier dans ma chambre. Raton le recevra dans ce boudoir et le priera d’attendre en lui tenant compagnie. Car on dit que l’habitude de la guitare lui conserve la main prompte. Si je le recevais en bas, et que M. le Duc rentrât, je crois qu’il le ferait jeter à la porte. Je ne suis pas si dure envers l’infortune ; d’ailleurs, l’abbé Lapin me supplie de me rappeler que j’ai bien voulu lui dire quelques mots obligeants qui l’ont profondément ému quand il chanta devant la Reine. Raton, l’on fera monter cette personne. Tu voudras bien rester ici en m’attendant. J’ai besoin de m’entretenir avec M. le Chevalier, que j’ai à peine eu le temps de voir… Mais tu ne manqueras pas de gratter à la porte pour me prévenir de sa présence.

L’abbé Lapin ne tarda guère.

Introduit par Poitou, dont la figure était truffée de bleus et fleurie d’écorchures, il jeta de tous côtés des regards inquisiteurs, et quand ils se rencontrèrent avec ceux de Poitou qui refermait la porte en prenant son temps, on aurait pu deviner à leur escrime que ces deux mauvais garçons se reconnaissaient capables des pires choses et se craignaient mutuellement.

L’abbé Lapin était un petit homme quinquagénaire à la tête chafouine et porteur de bésicles. Il n’avait plus dans la bouche que des chicots, et semblait contenir dans son cou toute une provision de cordes de guitare, tant les veines et les muscles en étaient tendus et décharnés. Une queue de rat, pareille au dard d’un scorpion, se relevait derrière sa tête grisonne. Il s’approcha tout de suite de Raton qui venait de frapper à la porte de sa maîtresse et le priait d’attendre. Mais, avant qu’elle eût achevé son petit discours :

— Raton, je ne suis venu que pour toi, dit-il tout bas, en mettant une main en rabat-voix contre sa bouche et en paraissant se chuchoter à l’oreille, d’une lèvre mince. J’ai entendu parler de ta dot et de ta vocation. Tu ne ramasseras jamais cinq milles livres ici. Ton maître qui s’amusait de toi est maintenant furieux quand on lui en touche un mot. Ta maîtresse ne tardera pas d’être avertie de ton commerce. Que tu dises vrai ou non, conserve le motif que tu invoques, et viens demain à l’adresse que je te donne sur ce billet. Tu demanderas l’abbé Lapin. Demain de bonne heure, on apportera une lettre pour toi, que j’ai écrite, et qui te servira de prétexte pour quitter l’hôtel. Elle sera censément remise par une connaissance arrivée de ton pays. Ne prends pas de bagage, si tu ne peux éviter le porteur. Tu n’auras besoin de rien. De rien ! car tu gagneras beaucoup d’argent. Si tu n’y consens pas, déchire le billet, brûle la lettre, et silence. Maintenant écarte-toi ; je vais m’asseoir. Je ne te parle plus, je ne te connais plus.

Là-dessus, l’abbé Lapin prit un siège, à côté d’un bonheur-du-jour. Il serra son chapeau contre sa poitrine et regarda le bout de ses chaussures rapetassées. Quant à Raton, elle se tint debout contre une chaise, intriguée par ce discours, par le singulier personnage qui le lui avait tenu et qui s’obstinait à ne plus lever les yeux sur elle. Le billet qu’elle tenait serré lui brûlait la main. Elle ne put résister à l’ouvrir, et elle lut :

Madame Gourdan,
Rue Saint-Sauveur,
chez le marchand de tableaux.

Raton ne savait qui pût être Mme Gourdan, mais elle se sentit d’autant plus résolue de l’aller voir qu’elle demeurait sous le vocable du Sauveur. Au moins n’y retrouverait-elle pas M. Poitou, qui exigeait le don de son corps, lui prenait une bonne part de son argent, et lui en donnait les raisons, tantôt dans le patois de la ville, qu’elle n’entendait point, tantôt par des coups qui rendaient ces raisons péremptoires. M. Poitou avait mis le comble à son infamie quand elle était revenue de chez M. Peixotte. Il l’attendait derrière la porte, au pied de l’escalier dérobé. Elle lui avait remis trois cents livres.

— Trois cents livres ! fit M. Poitou. Ça ne fait pas le quart du michon. C’est le stuque d’un mion de boule. Ou tu n’as pas su plumer l’ornie, ou tu me donnes le bouis en me prenant pour un loffe. Fonce-moi encore deux cents livres, sans quoi je te fais péter le maroquin, et je révèle tout à la daronne !

Et Poitou, une main levée, cherchait de l’autre à s’emparer de l’argent que Raton recelait dans son corsage. Raton se défendait de son mieux. Mais enfin, la grosse patte de M. Poitou était allée pêcher le petit magot, sans qu’il fût question de partage. Il ne lui avait pas même laissé le rosaire. Quelle chose incroyable que la contenance de cette main !… Survint alors M. Grand-Jean. Depuis un instant, il montrait sa tête dans l’entre-bâillement de la porte. Il s’était jeté sur M. Poitou, qui l’avait pris aux cheveux. Sans qu’on entendît d’autre bruit que celui des poings de M. Grand-Jean contre la mâchoire de M. Poitou, ç’avait été une lutte ignoble, à laquelle Raton ne voulut pas assister. Ramassant ses cottes, elle avait grimpé l’escalier, en enjambant plusieurs marches à la fois. Plus de cinquante coups de pénitence pour abreuver ou M. Grand-Jean ou M. Poitou, et peut-être tous les deux, à moins que ce ne fût M. Petit-Louis qui ne s’était pas encore montré : Raton en méditait avec amertume. Elle regardait, elle aussi, la pointe de ses souliers, tout comme M. l’abbé Lapin. Poussant un grand soupir et levant les yeux vers le portrait de M. le Duc, elle vit son Divin Maître lui sourire. Elle s’y vit elle-même dans un fond qui représentait une rue de Paris, sans doute la rue Saint-Sauveur. M. l’abbé Lapin l’accompagnait en jouant de la guitare. Il marchait les jambes en cerceau. Sa queue de rat frétillait par-dessus le rebord de son tricorne, et les pans de son manteau flottaient comme des ailes de chauve-souris. Le Carmel planait toujours dans son nuage d’or.

Raton toussa légèrement. L’abbé Lapin leva la tête. Alors, elle lui fit signe que oui, en lui montrant le billet qu’elle cacha dans sa gorge. L’abbé daigna sourire affreusement, et elle eut envie, pour manifester sa joie, de chanter l’air de M. le Chevalier :

Robin a une vache
Qui danse sur la glace.

Enfin Mme la Duchesse daigna paraître. L’abbé Lapin lui fit une profonde inclination qui révélait à la fois le pauvre diable et le curé de campagne. Puis il s’engagea dans un préambule amphigourique qui sentait le régent de collège. Mme la Duchesse s’était assise sans prier l’abbé d’en faire autant. Elle témoignait sa gêne et son impatience par des signes certains.

« Monsieur, pensait-elle, on n’arrache pas une femme de qualité des bras de son amant pour lui donner le spectacle d’un vieillard édenté qui fleure le barbet des jours de pluie, et l’on ne lui débite pas de pompeuses impertinences, après les tendresses d’un galant homme !… »

L’abbé Lapin ne tenait pas à la composition rigoureuse de son discours. À vrai dire, ayant terminé l’exorde, il ne songeait qu’à s’en aller. Toutefois, pour justifier sa démarche, et surtout dans l’espoir d’un geste charitable, il traça des vieux comédiens dans la misère et le repentir un tableau qu’il crut rendre pathétique parce qu’il s’y peignait lui-même, mais en omettant des ombres funestes.

— L’abbé, fit Mme la Duchesse, tandis que l’orateur toussait d’essoufflement et de modestie dans le fond de son chapeau, je suis extrêmement intéressée par tant d’infortune, et je vous félicite de la faire si bien valoir, si j’ose dire. Veuillez accepter cinquante livres, me compter parmi vos dames patronnesses et ne m’oublier pas dans votre retraite, quand ces Messieurs et ces Demoiselles s’apercevront qu’il est un Dieu.

L’abbé fit un profond salut, prit les cinquante livres qu’on lui tendait, et sortit à reculons, avec autant de révérences que de pas.

— Voilà un bien sinistre quidam ! fit le Chevalier qui s’avança dans le boudoir. J’eusse été le maître de maison que les porteurs d’eau auraient entendu son discours dès le commencement, car la fenêtre est assez large pour la mesure d’un foutaquin de prestolet !

— Vous pourriez du moins l’ouvrir pour moi sans

dessein homicide. Chevalier ! soupira Mme la Duchesse qui errait de table en guéridon. J’étouffe, mon ami !… Je me souviens pourtant d’avoir posé là mon éventail, là, sur ce bonheur-du-jour !… Un Frago, mon cher Chevalier, un amour de Frago !…

IX


L a lettre annoncée par l’abbé Lapin fut remise par le suisse à Raton lorsqu’elle descendit avec sa maîtresse pour se rendre à l’office du Carmel. Il lui dit dans son langage que cette lettre avait été apportée, quelques instants auparavant, par une femme de Balleroy qui, pressée d’affaires d’intérêt, refusa toute entrevue. Elle avait insisté afin que Raton lût le message sans trop de retard et prît le coche de Bayeux, à cinq heures de l’après-midi. On était un lundi, jour fixe des départs pour la semaine : il ne se pouvait que l’on attendît jusqu’à la semaine suivante. M. Rapenod, qui parlait avec cérémonie et difficulté, ajouta quelques considérations dont on ne savait si elles fussent de lui ou de la messagère, comme de s’y prendre quatre heures d’avance pour retenir une place, encore serait-ce bien court, tant et si bien que Mme la Duchesse, impatientée, saisit la lettre des mains de Raton et monta dans son carrosse, en disant qu’elles auraient loisir de lire et de méditer pendant le trajet, et que tout cela était bien fâcheux.

« Mademoiselle Raton, lut à haute voix Mme la Duchesse — le cœur de Raton battait très fort, — votre bonne nourrice est bien malade. Je vous écris sur son instance pour vous mander de partir ce lundi qui vient. Une issue fatale n’est guère à craindre, mais il serait bon que vous vinssiez pour la garde et les soins, car je ne peux m’occuper de tout et j’ai ma vie à gagner. C’est la Perrine qui vous remet ce billet. J’espère que vous n’avez pas oublié non plus Marie la Rebouteuse qui vous trace ces lignes et vous salue. J’oubliais de vous prier de m’apporter de la corne de cerf et de la poudre de taupe calcinée. Il me faudrait pour le prix de trois livres de chaque chose. »

— Eh bien, il faudra partir après le repas, fit Mme la Duchesse en serrant doucement la main de Raton, qu’elle garda dans la sienne. Tu resteras le temps qu’il faudra et que je prévois ne devoir être court, car il y a du reboutement là-dedans. Les vieilles gens sont longues à se remettre des fractures et les suites en sont parfois à redouter. Je ne te remplacerai pas. En t’attendant, je me ferai servir par mes lingères. Si le Chevalier de Balleroy retournait à Bayeux, j’aurais par lui de tes nouvelles : il n’aurait qu’à questionner son piqueur ou son maître-valet. Mais il prend un congé et ne retournera pas d’aujourd’hui sur ses terres, où il a couru le lièvre et la grosse bête à suffisance.

« Je m’étais habituée à toi, ajouta Mme la Duchesse, qui songeait à la sécurité qu’eût prêtée à ses amours la complaisance de Raton. Voilà qu’il me faut te perdre ! C’est toujours ainsi… Je ne m’en plaindrai pas davantage : la volonté de Dieu soit faite ! Au moins, promets-moi de ne demeurer que le temps nécessaire, et même de revenir si les craintes que l’on te donne n’étaient pas fondées. Quand nous serons rentrées, je te paierai ton voyage et te donnerai encore quelque chose pour toi et ta nourrice. Tout à l’heure nous prierons Dieu qu’il la guérisse et te la conserve. »

Raton exprima sa reconnaissance à sa maîtresse en lui baisant la main à son habitude, mais sans ressentir aucun remords de l’avoir abusée. Elle prit même un air de circonstance que Mme la Duchesse voulut bien faire paraître, elle aussi, pour marquer qu’elle compatissait aux misères de ce monde, alors qu’elle ne songeait qu’au petit embarras où la mettait le départ de Raton. Celle-ci commença de savourer la messe dans tous ses détails liturgiques, ainsi qu’un plaisir qu’elle ne goûterait pas de si tôt. Elle ne doutait pas que Mme Gourdan ne fût pieuse, étant l’amie de M. l’abbé Lapin ; mais la conduirait-elle justement au Carmel ? Et d’ailleurs, comment s’y rendre sans rencontrer Mme la Duchesse ? Les autres églises lui paraissaient indifférentes, car elle considérait celle du Carmel comme la sienne propre, la maison où elle devait vivre et mourir et qu’elle acquérait petit à petit par le commerce de son corps. C’était, en effet, la payer d’une chose de rien, et elle se reprocha ses révoltes passées, ses dégoûts, ses humiliations, se promettant d’accomplir, non pas avec servilité, mais avec allégresse, bon vouloir et coquetterie tout ce que de pauvres fous attendraient d’elle sans parvenir à la troubler ni la détourner de son dessein. Elle céderait à leurs exigences comme à l’obligation des repas, qu’elle prenait sans appétit ni gourmandise.

Pourtant, l’idée qu’elle se formait de sa nouvelle maîtresse ne laissait pas d’être fort inexacte. Elle s’en tenait à des commodités qu’elle imaginait beaucoup plus grandes que chez Mme la Duchesse et sans qu’un Poitou lui dévorât la moitié de son bien. Faisant le compte de ce qui lui restait et de ce qu’elle pouvait acquérir, elle pensa qu’il ne lui faudrait guère plus d’un trimestre pour rejoindre derrière la grille les religieuses qui louaient Dieu si paisiblement et dont elle aurait voulu distinguer les visages.

Mme la Duchesse qui sortait d’un long assoupissement la regardait du coin d’un œil encore trouble compter sur ses doigts en tapotant la tablette de son prie-Dieu. Elle lui donna sur la main un petit coup d’éventail, afin de la tirer de distraction et l’engager de prier pour le fémur ou le bassin de sa bonne nourrice, avant l’Ite missa est qui n’était pas loin. Raton pris honte de ses calculs, qui lui venaient, pour son excuse, d’une longue hérédité normande, et elle reporta ses yeux sur le tableau de M. Le Brun. Elle n’y vit pas son Divin Maître. Mais il lui sembla que la Madeleine lui souriait en détournant son visage du Ciel. Marie l’Égyptienne, elle, levait les yeux de sa tête de mort et regardait Raton d’un air mutin. Elle comprit que les deux saintes se donnaient pour ses patronnes et lui disaient à bientôt, chez les filles du Seigneur.

Les adieux de Raton et de Mme la Duchesse, à l’instant que l’on se levait de table, furent précipités, et M. le Duc parut satisfait de ce départ qu’il eût souhaité définitif. Raton partit sans autre bagage que sa Bible de Royaumont ; mais elle emportait en viatique le petit magot qu’elle avait extrait de la jolie malle peinte, sa cachette ordinaire.

Cependant, M. Poitou, qui l’avait reprise la veille au soir en lui rendant au décuple les coups de M. Grand-Jean, s’offrit à lui chercher un fiacre, dans la secrète intention d’approfondir les raisons de son départ. Il protesta qu’elle n’en saurait trouver, Jarni !… Raton cherchait comment se défaire de M. Poitou sans lui donner de soupçon. Comptant sans la prévoyance de son protecteur, le singulier abbé, elle pensa qu’elle en serait quitte pour parler au cocher sitôt qu’elle serait hors de vue. Un fiacre attendait, comme par hasard, à quelques pas de l’hôtel. Avant que M. Poitou eût ouvert la bouche pour les questions qu’il méditait, deux hommes qui disputaient avec l’animation de l’ivresse bousculèrent M. Poitou et le firent tourner sur lui-même. M. Poitou témoigna d’une grande colère envers tant d’impudence, mais déjà le cocher ouvrait la portière devant Raton et la refermait sur elle en lui adressant un signe d’intelligence. Puis il grimpa sur son siège avec une agilité inconnue de ses pareils, et les jarni de M. Poitou furent étouffés par la cadence d’un quadruple sabot qu’un poète n’a pas hésité de rendre fameuse.

Le fiacre modéra son allure quand il eut passé les ponts et que son cocher ne soupçonna plus M. Poitou de manifester sa constance en la suivant à la course. C’était encore faire beaucoup d’honneur à M. Poitou ; irrités de la mauvaise humeur qui nourrissait sa faconde, les deux hommes l’avaient accosté et regardé de travers sans mot dire. M. Poitou leur trouva des épaules éloquentes et tourna le dos sans dignité pour regagner l’inviolable asile de M. le Duc.

Raton lut le nom des rues pour se distraire. Il faut, se dit-elle, que la Providence m’ait conduite dans la Grande Ville en vue de l’accomplissement de ses volontés. Ne suis-je pas descendue du coche de Caen vis-à-vis les Filles-Dieu, et n’allé-je pas compléter ma dot rue Saint-Sauveur, que je ne quitterai, selon toute vraisemblance, que pour me rendre au Carmel ? Mais pourquoi faut-il que ce vestibule du Paradis se trouve justement rue d’Enfer ? Ne serait-ce pas pour nous rappeler que le Malin sème ses embûches jusqu’à la porte du Ciel ? Un faux-pas, et nous la manquons au moment que nous croyons l’atteindre. Telle est notre faiblesse ; telle est aussi notre témérité. Non, je ne m’endormirai pas dans cette tranquille assurance, ô Divin Maître, même quand mes travaux m’auront fait accepter parmi les épouses de votre maison. Je ne cesserai, au contraire, de vous manifester mon amour en tirant sans relâche l’aiguille de la Prière qui entretient et renouvelle le tissu de nos âmes, car elles ne seront jamais assez délicates pour essuyer vos divins Pieds ou leur servir d’un tapis moelleux. Je frotterai sans relâche le candélabre de la Foi qui nous éclaire et ne le laisserai pas se couvrir d’une rouille offensante. Je laverai de la serpillière, de l’eau bouillante et de la terre à foulon du Repentir les escaliers de l’Espérance, et je passerai la tête-de-loup dans le retrait du Péché. Après ce long labeur de chaque jour, votre ancelle diligente interrompra le repos de la nuit afin d’épousseter sur son corps la poussière de la Paresse, comme le lui a enseigné M. Peixotte…

Raton, mise en douce humeur par la manière dont elle avait quitté M. Poitou, se plut beaucoup à ces analogies plus ou moins lointaines entre les fonctions qu’elle venait de quitter et sa future vie de religieuse. Cette pieuse plaisanterie dans le goût mystique l’amusait encore, que la voiture s’arrêta devant le marchand de tableaux de la rue Saint-Sauveur, dont elle n’avait pourtant pas donné l’adresse.

Il sortit de la boutique un grand vieillard enveloppé d’une robe de chambre du temps du feu Roi et coiffé d’une calotte de velours noir. Sa barbe bifide, ses cheveux blancs qui retombaient en boucles sur son col lui donnaient l’air d’un patriarche. Il ouvrit lui-même la portière et offrit la main à Raton pour l’aider à descendre, après avoir payé le cocher sans discussion, comme d’un prix fixé d’avance.

— Je suis, dit-il avec l’accent de M. Peixotte, M. Gomez, l’antiquaire, qui vous reçoit au nom de Mme Gourdan que vous verrez tantôt. Donnez-vous la peine d’entrer chez moi, Mademoiselle, vous y trouverez l’abbé qui se livre à ses occupations favorites, autant dire à la fainéantise.

Doucement poussée par M. Gomez, Raton pénétra dans la boutique d’où sortait une voix flûtée accompagnée d’un bourdonnement de guitare. Assis dans la pénombre, devant une table chargée de bouteilles, de verres crasseux, des reliefs d’un déjeuner et d’objets inattendus, l’abbé semblait n’être troublé ni par le roulement du fiacre, ni par l’entrée de la visiteuse, ni par son hôte qui traînait péniblement ses savates. La tête basse et dodelinante, l’oreille attentive aux sons que sa main faisait naître, il chantonnait un air que Raton connaissait déjà pour l’avoir entendu la veille :

Robin a des sonnettes
Au bas de sa jaquette,
Qui font der lin dindin.
Maman, j’aime Robin,
Maman, j’aime Robin !


Robin a une poule
Qu’y a sept ans qui couve
Ell’ n’a fait qu’un poussin.
Maman, j’aime Robin,
Maman, j’aime Robin !

— C’est ma chanson préférée, dit l’abbé posant sa guitare à plat sur sa jambe, qu’il garda croisée, et songeant à lever la tête, sans toutefois saluer Raton, comme s’il ne l’eût pas quittée depuis la veille. Je l’ai chantée devant la Reine, et toutes ces demoiselles me la demandent… Assieds-toi, ma fille. Mme Gourdan est trop occupée pour te recevoir maintenant. D’ailleurs, il était convenu sous des termes déguisés que tu ne la verrais qu’à cinq heures. Mais tu as eu raison de prendre de l’avance, comme je te l’avais écrit et fait dire : nous aurons le temps de causer. Et puis, l’on se serait aperçu de la longue attente du fiacre à peu de distance de l’Hôtel d’Aiguillon. Peut-être l’aurait-on trouvée singulière. J’avais également posté deux solides gaillards aux alentours, dans le cas où quelque greluchon de la valetaille aurait montré de l’indiscrétion… Par exemple, celui d’hier. Comment l’appelles-tu ?

— Poitou.

— Ce coquin que j’ai percé à jour t’a laissée partir sans encombre ? Oui… Le cocher est à nous. Il a dû t’enlever sans demander d’adresse. Avec les filles de ton âge, il faut prendre de ces précautions. L’on a souvent maille à partir avec l’un ou l’autre, et Mgr le Lieutenant de Police… Bah ! au fond, tu n’as rien à craindre. La réserve sera recommandée aux amateurs. Tu comprends, une fille de Dieu… Quelle idée tu as eue là : tu es très intelligente, mon enfant…

L’abbé se versa un rouge-bord, qu’il vida d’un trait. Il claqua la langue, fit virevolter sa guitare, la reposa sur son genou et reprit :

— Quel âge as-tu, au juste ?

— J’aurai bientôt dix-huit ans, Monsieur l’Abbé ?

— Hum !… Enfin, l’on dira que tu en as vingt ! Et puis, l’habit de religieuse te vieillira un peu. Il y a tout ce qu’il faut ici. Tu as bien fait de ne pas l’apporter.

— Mais je n’ai pas d’habit de religieuse ! s’écria Raton en versant des larmes soudaines, car elle revivait à ces mots l’abominable scène de M. Peixotte. Je n’en ai pas ! sanglota-t-elle. Je n’en veux pas mettre !… Je ne veux pas profaner le saint habit du Carmel ! J’aime mieux retourner chez Mme la Duchesse, où j’étais battue et volée par M. Poitou !…

— Je ne comprends plus, dit l’abbé. Ou bien alors, on raconte tant de choses que la partie la plus piquante de ton histoire n’est qu’une légende. Cependant, tu prétends bien entrer au Carmel ? Tu ne vas pas dire le contraire à Mme Gourdan et me faire tort en m’enlevant mon petit avantage ?

— Je ne saurais vous faire de tort, Monsieur l’Abbé, reprit Raton parmi ses larmes, car je n’ai pas à dire le contraire. Mais pourquoi me parler de M. le Lieutenant de Police ? Je ne ferai pas plus de mal ici que chez Mme la Duchesse, je suppose ?

L’abbé resta songeur, étonné de tant d’innocence. Il caressait avec perplexité le bois de sa guitare. À plusieurs reprises il eut l’air de vouloir parler, mais la question lui coûtait. Il dit enfin, frappant brusquement les cordes qui rendirent un son plaintif :

— Tu crois vraiment en Dieu ?

— Oh oui, Monsieur l’Abbé !… gémit la pauvre Raton en joignant les mains. Oh oui ! car je l’ai déjà vu plusieurs fois…

— Pardon, mon enfant ! fit l’abbé qui posa sa guitare sur la table, se pencha au bord de sa chaise et prit les mains de Raton dans les siennes. Pardon, mon enfant ! Je te traitais en aventurière, mais ta sainteté est éclatante. Le misérable qui voudrait tomber à tes pieds, elle l’illumine comme la foudre éclaire un antre ténébreux où pourrit un amas sordide de branches mortes et d’ordures, où rampent des reptiles, où se tapissent des bêtes répugnantes… Hélas ! j’ai fermé mon cœur à la lumière d’En-Haut, et je ne suis plus habité que par des vices. Les vertes espérances de ma jeunesse ne sont que des souches noires et desséchées. Mais bien que je sois tombé dans l’abjection, que mon pied ne soit pas demeuré ferme dans la voie droite, que j’aie connu la paille et les fers des cachots, que j’aie trop souvent renié et blasphémé Dieu, je suis prêtre. Je serai toujours prêtre. Tu es sacerdos in aeternum !… Aussi, je te bénis, Raton. Je t’absous devant Dieu et devant les hommes. Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum tuorum tribuat tibi omnipotens Deus. Quoi ? Quel est mon égarement ! Dieu te protège et t’inspire : c’est à toi de me bénir et de prier pour le rachat d’une âme déchue !…

— Complètement ivre ! fit M. Gomez, qui nettoyait une toile en silence. À toi tout seul, l’Abbé, tu as bu quatre bouteilles de mon Frontignan. J’en demanderai une indemnité à la « Petite Comtesse ».

Mais l’abbé ne répondit pas. Le front dans ses mains, les coudes aux genoux, courbé devant Raton, il pleurait à chaudes larmes. Raton lui caressait l’épaule en silence, prise d’une grande pitié pour le prêtre qui s’humiliait devant elle et lui découvrait son cœur pantelant.

« Quel changement ! pensa Raton. Est-ce bien le même homme qui parlait chez Mme la Duchesse, et qui lui prit son éventail avec l’adresse d’un physicien ou d’un tire-laine ? » Et elle se rappela les masques de satin qui l’avaient si fort intriguée lorsqu’elle cherchait des rubans feu pour sa maîtresse.

— Il ne faut pas y faire attention, Mademoiselle Raton, reprit M. Gomez. Chaque fois qu’il a trop bu, il chante les vêpres ou reparle de sa prêtrise. Cela ne l’empêche pas de détourner les filles et de toucher sa bonne-main. Quelle comédie !… Mais, voyez-vous, j’ai toujours peur qu’il ne consacre mon vin…

— Tais-toi, Gomez ! souffla l’abbé Lapin après une pause pendant laquelle il avait avalé ses larmes. N’insulte pas à mon repentir, à ma douleur ! Je ne t’accable pas de tes faux tableaux, non plus que des statuettes égyptiennes que tu vendis à M. le Comte de Caylus, ces statuettes qui fondirent comme du sucre dans le bain qu’il leur fit prendre pour les décrasser de la poudre des millénaires. Elle n’était, à vrai dire, que le sable de ta cave, mêlé à de la cendre de lessive.

M. le Comte est mort voici huit ou neuf ans, fit M. Gomez. Il se soucie des fouilles de Memphis autant que de celles d’Herculanum, c’est-à-dire comme des vers qui ont rongé son épaisse carcasse.

L’abbé eût sans doute riposté si un vieux galantin n’était entré dans la boutique, sans saluer personne autrement qu’en touchant le bord de son chapeau brodé, il alla d’une toile à l’autre, en retourna quelques-unes qui s’entassaient contre le mur et se promena le nez en l’air, sa canne derrière le dos. M. Gomez quitta son travail et lui parla dans l’oreille. Sur un grognement d’intérêt du visiteur, il tira de sa robe de chambre un petit éventail qu’il déploya avec des précautions infinies.

— Combien ? fit le vert-galant, visiblement intéressé.

— Je n’ai qu’un prix pour un Fragonard, répondit à mi-voix M. Gomez. Quinze cents livres… Je ne vendrais pas plus cher un tableau, car ces objets sont recherchés : le peintre n’en fait pas beaucoup. Enfin, la monture est de Le Flamand, l’ivoirier dieppois. C’est un rien avec quoi l’on s’attache une petite maîtresse, continua M. Gomez, pendant que l’amateur examinait l’éventail à la loupe, sur le seuil de la porte ouverte.

M. Gomez jetait de temps à autre un regard prudent dans la rue. Enfin, le chaland lui versa le prix de son emplette, en déchirant une cartouche de louis. M. Gomez reçut les pièces d’or dans les mains qu’il tendait comme un assoiffé devant une fontaine, et l’on eût pu craindre qu’il ne les bût véritablement.

— Je te dois mille livres, l’Abbé, dit M. Gomez, quand l’amateur fut parti. Mais je ne sais guère si je dois te faire grâce de mes quatre bouteilles de Frontignan !…

— Tu peux en apporter une autre avec un verre pour notre compagne, fils de Melchisédech ! répondit l’abbé Lapin en accordant la guitare qu’il venait de reprendre. Ne viens-tu pas de ramasser cinq cents livres sans autre effort que de fouiller dans ta poche à malices ?

— À malices ! Tu sembles oublier que c’est toi qui l’as remplie ?

— Raison de plus pour te montrer reconnaissant. Mais tu souris, Gomez. Je le connais à ta grimace, et je te vois chercher quelque chose qui doit être ton briquet. C’est que tu vas descendre au cellier, si le mot n’est pas trop pompeux…

Et l’abbé se saisit des mille livres que son hôte déposa à regret sur le coin de la table, après avoir allumé un rat de cave.

— Raton, dit l’abbé, pendant que M. Gomez disparaissait dans une trappe, prends cet or que j’ai mal acquis. Fais-le servir à l’œuvre pieuse qui te place au rang des saintes Pécheresses dont s’entourait Notre-Seigneur, en compagnie de paresseux, de doux vagabonds et de voleurs. Non, l’Église ne rougit pas de les honorer à la face des Pharisiens aux prières présomptueuses ! Les premiers sont pareils à ces ouvriers de la vigne qui, selon saint Matthieu, ne furent embauchés que le soir et reçurent le même salaire que ceux qui travaillaient depuis la pointe du jour. Dieu ne fait pas de différence : Il ne tient compte que de la bonne volonté, fût-elle de la dernière heure, et les misérables seront toujours ses amis, bien qu’ils vivent le plus souvent sans loyauté et sans vertu. Il les relève de l’ordure et de la poussière pour les asseoir à côté des princes de son peuple : Suscitans a terra inopem, et de stercore erigens pauperem, ut collocet eum cum principibus, cum principibus populi sui.

« Car Dieu prend ses délices à purifier la boue des plus misérables, écrivait Mme Guyon. Il semble même qu’Il prenne son plaisir à faire de ces âmes criminelles le trône de son amour, afin de faire connaître son pouvoir, et comment il peut consommer et rétablir en leur premier état ces âmes défigurées, et même les rendre plus belles que celles qui n’ont pas été salies…

« Mais qu’est-ce donc que la loyauté et la vertu des Pharisiens, sinon des règles qu’ils imposent aux déshérités, dans la crainte qu’ils ne viennent demander de partager leurs biens ? Je m’accusais d’avoir soustrait un objet frivole. À dire le vrai, quel dommage ai-je produit ? Il chassait les mouches et les vapeurs d’une vieille haquenée. J’en eusse retiré de quoi manger et me vêtir. Peut-être même l’eussé-je bu. Je répondrai que je n’ai pas le choix des divertissements, et que le tort que j’ai causé n’est pas en rapport avec le plus grand plaisir qu’un pauvre puisse rencontrer et que Notre-Seigneur ne condamne point. N’a-t-il pas mué l’eau en vin ? Même il l’a multiplié, ce vin. Et qui plus est, il l’a consacré à son culte, comme la chose la plus généreuse, celle qui nous donne un avant-goût du Ciel : Buvez, ceci est Mon Sang ! Les fidèles de la primitive Église s’enivraient dans les festins solennels pour célébrer la mémoire des Martyrs. Parlerai-je du pape Boniface, qui institua des indulgences pour ceux qui boiraient après grâces, et de cet autre pontife, né d’une mère de la noble maison de Carafe, l’illustre Pignatelli, dis-je, dont le nom signifie petit-pot ?… Mais quoi ! porter trois cruchons dans ses armes et condamner le quiétisme, voilà ce que je ne puis comprendre !…

» Néanmoins je me priverai du plaisir de boire, Raton, pour alléger des fautes qui me pèsent, et faire ce que j’eusse voulu que l’on me fît quand j’étais jeune et fervent à ton image.

— L’Abbé, dit l’hôte en débouchant la bouteille, tu es un rare sophiste. Je ne sais ce qu’il adviendrait des Républiques si l’on mettait ta morale en action, ou plutôt je le sais trop bien. Ton doux Galiléen n’est, à tout prendre, qu’un incendiaire, un boutefeu qui rôde autour des poudres.

— Il ne fallait pas avoir de poudre… Il t’appartient vraiment de défendre les Publicains et les Pharisiens, toi qui viens d’empocher cinq cents livres d’un objet dérobé, et qui sers de paravent à la prostitution ! Car, ajouta l’abbé en remplissant les verres, cette retraite paisible et poussiéreuse où s’entassent de douteux tableaux de maîtres, dont la plupart représentent des Vierges et des Saints, n’est que l’antichambre d’un bordel. Sache-le, Raton, nous montons dans la galerie où tu vois ces vieux tapis plus éprouvés que les pavillons de la bataille de Lépante, nous poussons un huis délabré, et nous pénétrons dans le lupanar de la rue voisine, celle des Deux-Portes-Saint-Sauveur, qui a rendu Mme Gourdan si célèbre. À ta santé, vieux sycophante !…

« Mais que cette rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur est donc bien nommée ! Je ne le dis pas par allusion à la porte secrète de notre hôte, que bénissent les débauchés craintifs : je parle au figuré. Pour la plupart l’entrée de Mme Gourdan, autrement dite la Petite-Comtesse, est une porte de perdition. Pour d’autres, dont je ne connais présentement qu’un exemple dans la personne de notre compagne, elle est la porte du salut. Je veux croire que Marie la Bohémienne et sainte Pélagie, l’une à Alexandrie, l’autre à Antioche, demeuraient chacune dans une rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur. Je n’aurai garde d’oublier sainte Agathe, qui fut mise à Catane, par le consul Quintien, chez une maquerelle du beau nom d’Aphrodise, ni Daria, l’ancienne prêtresse de Diane, dont la porte était gardée par un lion, dans un lupanar de Narbonne.

— C’est une bien joyeuse religion que la vôtre ! dit M. Gomez, qui avait repris sa toile.

— Oh ! dit l’abbé, je ne parlerai pas de Loth incestueux qui proposa ses filles aux Sodomites à la place des deux Anges, en faisant valoir leurs talents, ni du Lévite d’Ephraïm, qui prêta lâchement sa femme aux débauchés de Gabaa, afin de préserver son ponant, ni de cent autres menues circonstances de la postérité d’Abraham qui prouvent tout au moins l’antiquité de la ruffiennerie.

« Cependant, continua l’abbé, après avoir humé plusieurs rasades, il faut toujours bien faire ce que l’on entreprend. Ce n’est pas une bonne raison que d’être une sainte pour ne remplir qu’à demi un état qui vous fut imposé. Le plus grand mérite est d’accomplir les tâches que Dieu vous propose, non seulement avec obéissance, mais avec jubilation… De la sorte, tu toucheras davantage Notre-Seigneur, et aussi beaucoup d’argent.

— J’y songeais ce matin, durant la messe, fit Raton. Mais je veux être sûre que rien ne m’obligera à revêtir la robe du Carmel.

— C’est entendu, dit l’abbé. J’en fais mon affaire. Je comprends que le sacrilège te répugne ; et si je t’en parlai au début de notre entretien, c’est que je ne te connaissais pas encore pour une sainte, et que tu n’avais pas réveillé la foi qui dormait en un cœur où je ne descendais plus. Ceci est presque un vers. Il me rappelle le temps où je n’écrivais pas seulement des gaudrioles dans la langue des laquais. À présent je me dois prostituer devant les sots. J’aime à croire que l’Ancien des Jours tiendra compte au vieux comédien de l’admiration offensante du vulgaire, qui est la plus cruelle des risées, comme des coups de pied au cul dont les Grands me font parfois honneur. Ordinairement, je me contente de l’une et de l’autre chose, que je provoque en riant, puisque rire est mon métier. Seigneur, accordez-moi la grâce de rire et de faire rire, et je vous louerai dans le Ciel : Confitebor tibi in cithara Deus ! Dans le ciel où vous accueillerez le baladin joueur de guitare et son amie la prostituée Raton.

Amen sela ! fit l’hôte dans sa langue hébraïque. Le Lapin et le Raton, quel beau titre de fable !… Pour lors, fais-nous rire ivrogne ! Si tu ne gagnes pas le Ciel, tu gagneras ton vin.

— Il est cinq heures, dit l’abbé, en tirant sa montre.

X


L a Gourdan, enfoncée dans une bergère, contemplait les ébats de son sérail. À demi couvertes de tricots de soie couleur chair, enveloppées de gazes transparentes, de belles personnes dansaient au son de la harpe et du clavecin. D’autres chantaient avec autant de science que de sentiment ; d’autres encore, couchées aux pieds de leur maîtresse, achevaient un repos auquel n’avait pas suffi la moitié de la journée. Toutes n’étaient que légèreté, grâce, abandon. Dans ce salon de glaces qui les multipliaient à l’infini, l’on eût cru voir la république des Sylphes, comme à travers le globe cristallin d’un nécroman. La « Petite Comtesse », que l’on devinait d’une taille élancée bien qu’elle fût assise, paraissait être la reine de ces êtres légers et vaporeux, ou quelque aimable fée qui les faisait tomber sous le sens par le prestige de sa baguette. Ces demoiselles sylphides attachaient leurs yeux sur elle en chantant, en dansant, même en reposant, jalouses de l’approbation qu’elles épiaient sur son visage pour un geste, un pas, une note soutenue, une attitude, et toujours craintives de lui déplaire, sans pourtant se départir d’une aisance apparemment naturelle.

Le salon même était un chef-d’œuvre de goût, bien que le faste affecté de ces endroits, mais là véritable, eût répandu la dorure, érigé des colonnes et des autels fumants, et drapé à l’antique quelques voiles de pourpre. Il s’y voyait les ouvrages des meilleurs peintres, qui luttaient avec les tons des fleurs et des feuillages vivants, dans la décoration des murs, des plafonds et des trumeaux. Les statues en étaient façonnées par un Pygmalion que n’avaient pas révolté les nouvelles Propétides.

Ce fut dans ce lieu, où tout concourait à l’enchantement et la surprise, que pénétrèrent sans transition l’abbé Lapin et sa compagne, après avoir gravi l’escalier de la soupente et poussé les battants d’une fausse armoire. Surprise du contraste entre la boutique sordide et le luxe d’un salon qui passait en richesse les appartements de M. le Duc et de M. Peixotte, Raton tourna instinctivement la tête vers la porte qui lui avait donné accès. Mais son regard ne rencontra que des panneaux sans dissemblance où voltigeaient des Amours balançant des guirlandes de roses. Elle se crut à jamais captive de leurs chaînes de fleurs et se prit à regretter sa démarche.

— Lapin ! l’abbé Lapin !… s’écria l’essaim des danseuses en fondant sur le couple. Lapin, joue-nous de la guitare !… Lapin, chante-nous ta chanson !… Oh ! la belle, la chérie, la mignonne que voilà !…

— Silence, écartez-vous ! fit la Gourdan, qui frappa dans ses mains avec autorité. La première qui me manque sera pendant huit jours au service des vieux !

— Raton, dit l’abbé en lui prenant la main, voici Mme Gourdan à qui l’on a parlé de toi et qui veut bien te compter parmi ses filles !

Raton préparait une révérence, mais la Gourdan, la couvrant de son écharpe pailletée, l’attira doucement. Elle s’en saisit comme un chasseur s’empare d’une oiselle prise à la pantière. Raton se trouva assise sur les genoux de l’hôtesse qui déjà la cajolait.

— Tout me semble bien joli, bien propre, fit-elle en écartant le mouchoir de gorge de Raton. Aussi n’aurons-nous pas besoin de passer à la piscine, sinon pour le plaisir. Oh ! mais c’est que je pense à tout et furette partout moi, comme une mère, une mère-abbesse, puisque c’est ainsi qu’on me nomme. À vrai dire, on n’en fait pas autant au Carmel. Ah, fi !… Dis donc, l’Abbé, j’en ai oublié de te donner le bonjour… Elle a l’air un peu égaré, notre Carmélite… Aurais-tu peur, ma chérie ?… Tiens, continua-t-elle en comptant ses filles du doigt, voici tes sœurs qui t’admirent en silence et se proposent de te bien caresser quand je t’aurai rendu la liberté. Ce sont la Façonnée, l’Artificielle, la Niaise, l’Alerte, l’Éveillée, l’Achalandée, l’Émerillonnée, l’Éventée, la Superbe, la Follette, la Fringante, l’Attisée, la Pimpante, la Mignonne, la Grasse, la Pâle, la Tendre, la Maigre, la Mutine et la Boiteuse. Ouf !… Ainsi donc, ma petite Raton, je te débaptise et rebaptise selon l’usage : tu seras la Sainte.

— Cela fait à présent sept de plus que n’en avait ta commère la Justine Pâris en son Hôtel du Roule, et tu pourrais introduire une variante arithmétique dans ce vers de Virgile que l’on voyait en lettres d’or au-dessus de sa porte :

Sunt mihi bis septem praestanti corpore nymphae.
« Je possède deux fois sept nymphes aux corps admirables. »

« Mais pardon, Mère ! reprit à mi-voix l’abbé, qui prit un siège et s’assit vis-à-vis la Gourdan, le dos tourné au groupe chuchotant des demoiselles. Pardon, Mère ! qu’il ne soit pas trop question de Sainte. Qu’on la traite comme les autres ! Je veux dire, surtout, que tu ne t’avises pas de la revêtir de la robe carmélite pour la vendre aux impies. Ce qui t’en est revenu n’est qu’une légende, à part qu’elle prépare véritablement sa dot religieuse. En vérité, elle se pliera à toutes les exigences. N’est-ce pas Raton ? Mais toi, Mère, songe avec respect qu’il s’agit de faciliter une bonne œuvre. Je connais ton cœur, Mère : il ne se démentira point, il n’est pas fermé aux bons sentiments qui sont les fourriers de Notre-Seigneur. Puisse-t-il, le Divin Maître, l’occuper tout entier un jour, quand la jeunesse en prendra congé, emportant avec elle les tapisseries éclatantes qui te cachent encore les premières lézardes. Ou crains de loger ta décrépitude dans un palais dévasté.

— Mais, c’est un prêche, l’Abbé, que tu me récites là ! s’écria la Gourdan. Dis-donc, reprit-elle après quelques éclats d’un rire argentin, tu me parais avoir le nez un peu rouge… N’aurais-tu pas tâté du Frontignan de ce pauvre Gomez ?

— Je ne dis pas non, fit l’abbé, mais je ne suis pas ivre !…

— Alors, il faut que tu sois amoureux. Je ne m’étonne plus que tu déraisonnes. Serait-il ton amant, ma belle ? Joli farfadet !…

— Amoureux ! Son amant !… répliqua l’abbé dans une exaltation croissante. Non, je te le répète, Mère, je ne t’amène pas une débauchée, mais une vierge…

— Ciel, une vierge ! se récria la Gourdan interloquée, je ne comprends plus !… Une vierge, que tu dis ? Et la police !… Ah ! vieille bête, nous sommes foutus !…

— Vierge de cœur et d’esprit, veux-je dire, reprit l’abbé. La défloraison du corps n’est qu’un méprisable accident : la contrainte ne modifie pas un être pur. Tout au contraire ; sa chasteté s’en trouve doublée. Telle fut à peu près la réponse que fit sainte Lucie au Consul qui la voulait faire conduire dans une maison comme la tienne, Mère…

«Mais à quoi penses-tu donc ? Amoureux ? Son amant ? Quelle infamie ! continua l’abbé qui s’était levé de son siège et marchait de long en large en agitant sa guitare, sans plus s’occuper des filles. Il est vrai, j’ai vécu dans le désordre. Ce soir, pourtant, la Grâce m’a touché ; je suis revenu à mes premières amours… Oh ! elles ne sont ni du siècle ni de la terre ! J’aime une Marie dans le Ciel, une Vierge Mère d’honneur et de belle dilection, pour qui je voudrais composer des hymnes et des cantiques, si mon faible génie pouvait égaler les poètes de l’Église dans leur latin caressant : Castissima ! Inviolata ! Intemerata ! Sedes Sapientiae ! Vas Spirituale ! Rosa Mystica ! Stella Matutina ! Turris Eburnea ! Domus Aurea ! Fœderis Area ! Janua Caeli ! Salus Infirmorum !

— Voilà bien des noms ! fit la Gourdan. Ça me rappelle Nina l’Andalouse…

— On ne s’en pourrait lasser ! reprit l’abbé avec adoration. Ces noms si doux, si suaves, si limpides, sont comme les gouttes d’une eau de Jouvence qui me tomberaient dans le cœur et le laveraient de sa crasse immonde. Je me revois à vingt ans : j’étais pur…

— Si tu en prenais un bain, interrompit la Gourdan, cela serait peut-être visible pour les autres… Du moins tu ne puotterais pas le marcassin…

Mais l’abbé se passa la main sur le front. Il reprit, après un silence où l’on entendait ses sanglots étouffés mêlés à ceux de Raton qui pleurait par sympathie dans son mouchoir.

— Son amant ! Quoi ! serais-je assez noir, assez indigne pour salir une fille que je vénère, ma sœur en Jésus-Christ ?… Ô sainte Raton ! s’écria-t-il en tombant à genoux et en laissant choir sa guitare qui résonna longuement comme un luth sous le doigt d’un séraphin, ô sainte Raton ! je baise tes pieds que Notre-Seigneur a façonnés pour qu’ils m’apportassent la Lumière ! N’es-tu pas le flambeau qui m’illumine dans les ténèbres ?…

— Allons, Lapin ! dit la Gourdan, qui fit glisser Raton sur le tapis, deviens-tu fou ?… Oust, debout !… Quitte ce ton et ces manières. Aussi bien n’est-ce pas le lieu…

Les filles s’étaient rapprochées. Elles écoutaient curieusement l’abbé sans songer à rire, et elles regardaient Raton essuyer ses larmes d’un geste emprunté. Les mots de sainte et de Notre-Seigneur suscitaient en elles des souvenirs qui plongeaient des racines dans leur enfance et balançaient des fleurs fanées aux parfums doux-amers.

L’abbé ramassa sa guitare, se mit sur pied, puis, montrant un visage barbouillé de larmes et de tabac :

— Mère, je ne suis pas plus fou que je ne suis ivre. Quand donc pourrez-vous comprendre, vous autres qui avez des yeux et ne voyez point, des oreilles et n’entendez point, qu’un être qui laisse parler tout haut son cœur n’est pas plus à mettre aux Petites-Maisons qu’à envoyer coucher dans la litière en compagnie des palefreniers ?

— Joli concert, dit la Gourdan, si tous les cœurs se mettaient à parler !

— Ce qui dépasse vos frivolités d’un moment, reprit l’abbé, ou n’épouse pas vos turpitudes journalières n’est qu’infatuation, déraison, folie. Ah ! pauvre Raton, qui te veux rendre au couvent en passant par le bordel, qui n’as pas même trempé tes lèvres dans le Frontignan du vieux coquin, tu es folle ou tu es ivre, toi aussi, et peut-être les deux ensemble ? Mais dois-je te laisser en butte à la dérision ? Ou ne dois-je pas plutôt t’emmener avec moi ? Je chanterai pour toi dans les rues. Je me passerai de râpé. Je vivrai d’oignons comme Israël, et je laverai ma chemise dans la Seine. Tu coucheras, la nuit, sur mon grabat, et je m’étendrai sur le palier, en travers de la porte, pour reposer mon vieux corps abattu. Peut-être verrai-je, entre les planches disjointes, briller comme une aurore la splendeur divine, quand Notre-Seigneur te visitera, ses mains trouées pleines de rayons, ou que les Anges viendront veiller sur ton sommeil, couronnés de nimbes de lumière !

— Je ne t’ai jamais vu dans cet état, dit la Gourdan qui se leva et posa ses mains sur les épaules de l’abbé. Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire ! Cependant, il est dans ton extravagance un je ne sais quoi qui me remue. Serait-ce le regret de ta jeunesse ? Serait-ce le repentir de tes fautes, encore que tu n’aies jamais eu la belle mine d’un Cartouche ou d’un Mandrin, seulement celle d’un faussaire ou d’un maquereau malchanceux ? Serait-ce…

— C’est Dieu, dit l’abbé.

— Peut-être, après tout ! dit la Gourdan. Ça n’empêche pas que tu pues le vin et le reste comme les cinq cents diables !… Mais enfin, que nous parles-tu de partir et d’emmener Raton ? Il ne sera rien entrepris contre sa volonté ni contre la tienne. Et de quelle dérision s’agit-il ? Vois-tu rire autour de nous ? Si je laissais faire mes filles, elles se précipiteraient sur Raton pour l’embrasser et la retenir parmi elles. N’est-il pas vrai, mes chéries ?

— Oh oui, oui, s’écrièrent-elles toutes à la fois.

Et, sur un signe de la Gourdan, les vingt Sylphides entourèrent Raton. Elles se bousculèrent à l’envi pour la serrer contre leur cœur. Ce n’était plus que des « chérie », des « Ratonnet », des « Ratoutounne » et autres noms inventés qui suppléent ordinairement à l’indigence de l’expression quand le cœur est plus riche que le vocabulaire ou la pensée.

— Écoute, Mère, dit l’abbé, qui s’était apaisé et forçait la Gourdan de s’asseoir pendant que Raton et ses compagnes prenaient siège par terre et se témoignaient mille tendresses, je te la laisse si tu ne dois pas trafiquer de l’amour de Dieu. Ne l’appelle plus la Sainte, mais la Belle. D’ailleurs, Dieu n’a-t-il pas voulu qu’elle fût belle en premier pour devenir sainte ? Ne l’habille pas autrement que ses sœurs, qui montrent généreusement leur gorge, leurs bras et leurs jambes. Et puis, après l’aventure de Peixotte avec la religieuse bordelaise, il serait dangereux pour toi de renouveler cette mauvaise histoire.

— Je ne la connais pas, dit la Gourdan. Conte-nous cela, l’Abbé, afin de nous distraire et me mettre en garde. Mes chéries, laissez la Belle un peu tranquille, et veuillez vous taire un instant. Ma parole ! elles l’ont presque dévêtue !…

L’abbé huma une prise et parla en contemplant tantôt la pointe de ses vieux souliers, tantôt les Amours qui folâtraient au plafond, pour ne pas voir les beaux seins de Raton et son buste gracieux qui s’érigeaient tout nus hors des paniers bouffants. Il aurait vu, du même coup, sa rougeur qui s’étendait jusqu’aux épaules, et sans doute se serait-il reproché de l’avoir fait naître.

Mais Raton ne rougissait qu’au souvenir de M. Peixotte. Elle se demandait quel autre sacrilège le financier avait pu commettre. Puis elle trembla qu’il ne fût retombé avec elle dans sa première faute. Elle écouta donc, les paupières baissées, tandis que deux de ces demoiselles lui essayaient des mouches sur les tempes, au coin de l’œil, au coin de la bouche, et la pressaient tendrement, ne se lassant de s’étonner de la douceur de sa peau, et surtout de la fragrance qui s’en exhalait, cette suave odeur de sainteté qu’au dire de Thomas A. Kempis l’on prenait plaisir à humer sur la gorge dévastée de Liduine, soit que Notre-Seigneur l’eût visitée, soit que quelque vision l’eût transportée au Ciel.

HISTOIRE DE PEIXOTTE ET DE LA RELIGIEUSE
BORDELAISE

Le sieur Peixotte, dit l’abbé, demeurait encore à Bordeaux. Un matin qu’il se rendait à ses friponneries d’agioteur, quelque embarras de voirie lui fait mettre le nez à la glace de sa chaise. Une jeune religieuse d’une rare beauté, occupée à se garer des éclaboussures et des crottes — il en est ailleurs qu’à Lutèce, — lève par hasard les yeux sur lui, et voilà notre homme envahi de désirs coupables. Il pense se jeter à bas de sa chaise. Le temps de mouvoir son gros corps, la religieuse est déjà loin : le respect de chacun pour son habit lui facilite le passage ; la Charité lui donne des ailes. Enfin, le pavé devient libre. Le sieur Peixotte, bouillonnant d’impatience, donne vingt livres à ses porteurs pour rejoindre la cornette blanche qui va disparaître.

— Suivez-la, sachez son nom, découvrez son couvent !

Les deux faquins de galoper à perdre haleine comme des Savoyards.

Quand ils reviennent, le sieur Peixotte, toujours dans sa chaise où il fait figure de magot de la Chine, apprend que la religieuse se nomme Rose ; elle appartient aux Sœurs Grises, communauté charitable particulièrement dévouée aux indigents et aux infirmes.

— Dix louis pour chacun, si vous pouvez m’obtenir un rendez-vous, et cinq cents louis pour la nonnain !

Les porteurs ayant déposé le banquier où le menaient en premier ses affaires n’ont rien de plus pressé que de se rendre au cabaret afin de retirer quelque heureuse inspiration de leur paraguante, car le vin rend ingénieux si l’on ne dépasse la mesure ; autrement, les dieux jaloux vous couvrent l’esprit d’un voile et vous enlèvent jusqu’au souvenir.

Nos deux faquins commençaient à désespérer de la vertu de la grappe quand l’un d’eux songe qu’il connaît, dans le quartier Saint-Surin, réservé à la galanterie, une jolie coquine, nommée la Vatinelle, qui possède avec Sœur Rose quelques traits communs de physionomie, et qu’un navigateur ramène d’Oporto, où elle a fait, six mois durant, les délices des équipages et des tavernes. Le sieur Peixotte n’a vu la religieuse qu’un instant : il ne manquera de s’y faire prendre. Et les deux galefretiers de lamper de plus belle pour arroser cette bonne idée qui s’épanouit en eux-mêmes, qui les remplit de la joie des fêtes carillonnées. Puis ils se rendent chez la friponne.

— Moi, fait la Vatinelle, qui incarne déjà son héroïne, moi coucher pour cinq cents louis avec un de ces misérables qui ont crucifié Notre-Seigneur ? Vous repasserez, mes petits pères, quand vous aurez vent d’une fantaisie moins sacrilège… Hé quoi ! reprit-elle, en riant de la déconvenue de nos finauds, violer mes vœux, demeurer honteuse et sans ressource si le scandale est découvert et me fait rompre avec mon état ?

— Excellente raison à mettre dans la bouche de Sœur Rose ! disent les porteurs. Notre maître s’y rendra certainement, car il est très épris.

Ils conviennent de mille louis, sur lesquels reviendra quelque chose aux deux entremetteurs. Ceux-ci reprennent leur galop jusque chez le financier. Tout haletants, ils le font souscrire aux nouvelles conditions, en l’alléchant par les scrupules et la perplexité de la religieuse.

La Vatinelle s’était procuré un habit de la communauté par un artifice moins facile à découvrir que la composition astringente qui lui redonna une virginité éphémère. Ainsi atournée, contrefaite et sophistiquée, elle se rend donc de nuit chez le sieur Peixotte, portée par nos faquins aussi glorieux que des Suisses et marchant au pas de parade.

Non seulement le pauvre abusé reconnaît sa charmante nonne, mais encore il lui découvre plus d’attraits qu’il n’en avait aperçu. Brûlé des flammes qu’ils attisent, en un rien de temps il triomphe de la fausse pucelle pour s’entendre soupirer qu’il vient de révéler des délices inconnues, et qu’à l’avenir la cupidité cédera devant elles. Hélas ! l’heure du retour met fin à leurs transports : la religieuse ne peut disposer que des instants trop courts ravis à l’exercice de son ministère. Cependant, elle tire une lettre de change dont elle a eu soin de se munir et la fait signer à cet amant qui la caresse encore. Elle échappe à ses bras, elle retourne aux agonisants, à sa triste cellule…

De bonne heure, au matin, Sara Peixotte vient se réchauffer contre son époux qui la délaisse depuis trop longtemps. Lui continue sa nuit en rêve avec Sœur Rose. Il s’éveille à demi, la croit toujours à son côté, et… la femme légitime partage avec le mari les gages que la Vatinelle avait laissés de sa feinte virginité.

Bientôt Sara put dire avec le Psalmiste : Putruerunt et corruptae sunt cicatrices meae ! La pauvre en fit des plaintes. Le sieur Peixotte baissa la tête. Mais il alla passer sa rage au couvent des Sœurs Grises, et cette rage se doublait encore du solde de la lettre de change, déjà endossée de plusieurs signatures. Le financier pouvait-il, sans se perdre à jamais, ne pas faire honneur à la sienne ?

— Madame, dit-il à la Supérieure, votre Rose est une coquine, votre maison un mauvais lieu qui devrait être rue Saint-Surin. J’ai payé mille louis pour empoisonner ma moitié : relevez-en plutôt les preuves sur moi-même !

Et voilà l’insensé, le bouc impudique qui sort les pièces à conviction devant la Mère indignée ! Elle veut sonner, appeler ses gens, le faire arrêter.

— Oh ! s’écrie Peixotte, ne vous donnez pas la peine de révéler ce scandale ! Je m’en chargerai bien moi-même en requérant la prise de corps contre une abbesse infâme et ses prostituées déguisées. Ou bien rendez-moi les mille louis que ladite Rose ne put avoir le temps de dilapider avec ses ruffians… Ces mille louis, qu’on les recherche dans sa chambre !

La Supérieure réfléchit qu’il vaut mieux paraître céder à cet homme considérable qui ne veut rien entendre, et qu’en gagnant du temps il lui sera loisible de démêler le fin du fin. Elle fait mander Sœur Rose sous un prétexte étranger. La religieuse paraît, va, vient, et s’en retourne en silence, sans témoigner du moindre embarras. Cependant, le sieur Peixotte maintient qu’il reconnaît la guenippe qui l’a si bien accommodé. Il part, en invoquant la sagesse de la Mère qu’il vient d’outrager.

À la requête de l’abbesse, on surveille Sœur Rose, on questionne ses compagnes sur l’emploi de son temps, l’on fouille sa cellule, et l’on ne découvre rien de répréhensible. Mais, poussant ses investigations à l’extrême, l’abbesse fait visiter sa subordonnée par un chirurgien. Elle remet la nécessité de cette visite sur l’honneur de l’Ordre, de la maison, de celui de Rose même, injustement accusée. L’homme de l’art déclare non seulement qu’elle n’est pas atteinte d’une infection qu’elle ne peut propager, mais encore qu’elle possède tous les caractères d’une sagesse indubitable.

Entre temps, le sieur Peixotte avait déclamé contre les Sœurs, les traitant de gourgandines et d’empoisonneuses. La Supérieure, à qui ces bruits odieux reviennent aux oreilles, se fâche en connaissance de cause, se rend chez le financier, réunit la famille et demande une réparation éclatante, après avoir fait valoir ses enquêtes, sans oublier la plus intime. Tous exhortent Peixotte aux excuses, à la reconnaissance de son erreur : l’épouse contaminée, la mère, la sœur, la belle-sœur, et les petits enfants qu’on lui présente à bras tendus. Il demeure inflexible. Il redouble d’injures. Il traite la Supérieure de vieille sorcière, de maquerelle édentée, de Célestine, de pourvoyeuse d’hôpital. Il entre dans une telle fureur que la marmaille se cache dans les jupes en poussant des cris porcins. Alors, la sainte femme se retire et rend une plainte en diffamation contre le forcené.

Le sieur Peixotte produit ses témoins devant la Cour, non pas ceux que dans sa fureur il exhibait à l’abbesse plus morte que vive, mais les deux faquins qui finissent par avouer leur supercherie devant la crainte des châtiments. La Vatinelle, confrontée, convient elle-même de la fraude, et voilà notre Peixotte condamné à des dommages considérables.

Quant à Sœur Rose, ajouta l’abbé, elle obtint d’être reconnue pour fille d’honneur. Dieu lui comptera cette épreuve qu’elle ne pouvait qu’endurer dans la constance. Ne répétait-elle pas, à Primes, avec ses sœurs : Veritas de terra orta est, et justicia de caelo prospexit ?…

— Jamais je ne recevrai ton Peixotte ici, fit la Gourdan, non pas à cause de la Sœur, mais bien de la maladie… Au fait, qui t’a narré cette histoire, l’Abbé ? Feu mon mari, François-Didier Gourdan, Capitaine-Général des Fermes, me lisait jadis Boccace et Bandello. Ne l’aurais-tu pas renouvelée d’un de ces bons coglioni, plaisants diseurs de bourdes ! Il n’est pas jusqu’au nom de Vatinelle qui ne sente Rome ou Florence…

— L’histoire est de notoriété publique, Mère. Néanmoins, je la tiens de M. Pidansat de Mairobert, grand bavard, grand nouvelliste, et, pour tout dire, grand persifleur.

— Qui se ressemble s’assemble ! conclut la Gourdan.

— C’est un peu pourquoi je suis ton hôte assidu, répliqua l’abbé. Enfin, tout cela soit dit pour renforcer tes bons sentiments par la crainte de badiner avec les choses saintes. Il n’en peut sortir rien de bon, et la police de M. de Sartine est devenue plus chatouilleuse encore depuis l’aventure de Sœur Rose, qui a renflammé de ses cendres le scandale déjà ancien de son prédécesseur le Lieutenant et Garde des Sceaux René de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson.

— Bah ! fit la Gourdan, il y a de cela belle lurette. Je n’étais pas née. C’était, je crois, sous la Régence ?

— Parfaitement ! dit l’abbé. Sous prétexte qu’elle avait la charge d’inspecter les monastères délabrés, Sa Grandeur recherchait les plus belles vierges dévouées à Dieu. Et cela s’appelle veiller à la conservation des murs !… Après avoir débauché les Hospitalières du Faubourg Saint-Marceau, d’Argenson fit son ordinaire de la Supérieure du couvent de la Madeleine-de-Traisnel. Le soir, en arrivant, il se mettait au lit, où ces dames l’aidaient à passer une magnifique robe de chambre. Enfoncé dans les duvets, il se faisait frotter les pieds d’eau-de-vie par ces saintes filles. Quel odieux gaspillage !… Il demandait ensuite qu’on les lui grattât doucement, pendant qu’il écoutait la lecture des écrous et des rapports. Il décidait ainsi du destin des innocents et des coupables. C’est là que la Mort le vint saisir, au milieu des religieuses, que son fantôme épouvanta jusqu’à la fin de leurs jours. Il traînait des chaînes à l’image des infortunés que, de son vivant et d’un cœur léger, il avait envoyés sur la paille des tournelles.

Cependant, ces demoiselles se parlaient à l’oreille en pouffant. Raton devenait plus rouge et plus confuse.

— Qu’ont-elles donc ? demanda la Gourdan. Est-ce vraiment si comique que cela vaille des éclats ? Me voit-on rire, moi ? Quelle impertinence !

— C’est Raton, dit l’Éventée, qui demande ce que c’est que la vér…

— Tout beau, s’écria la Gourdan. Huit jours au service des vieux ! Je vous apprendrai, Mademoiselle, à lâcher certains mots que j’interdis et que je ne prononce pas moi-même. Ce n’est pas tant parce que je vous ai fait suivre à toutes des cours de maintien et veillé à votre bonne éducation, mais surtout parce que ces mots portent la guigne. Et toi, ma chérie, je vais te couvrir de mon écharpe pour que tu ne restes pas toute nue quand cela n’est pas opportun.

Voilée d’une mousseline de soie brodée d’or, Raton parut encore plus belle. Le souci lui donnait de la majesté. Voilà tout le mystère, pensait-elle : M. Peixotte, que je n’aurais pas cru si abominable, s’est vengé sur la peau de mon derrière du procès qu’il a perdu, de Sœur Rose, qu’il n’a pas eue, et de la fièvre singulière que lui communiqua Mlle Vatinelle. Mais pourquoi Mme Gourdan ne veut-elle pas qu’il en soit parlé ?

— Cette reine est, au dedans, tout éclatante de gloire, déclama l’abbé avec emphase en désignant Raton de ses mains tendues. Elle est revêtue au dehors d’une robe en broderie d’or semée à l’aiguille de diverses fleurs. Étant ainsi brillante de beauté, tu n’auras que des succès et tu régneras…

— Que nous chantes-tu là ? dit la Gourdan.

— Je ne chante pas, je traduis à peu près le Psaume 44 du deuxième Nocturne de l’Office de la Vierge à Matines, répondit l’abbé. Mais si tu veux que je chante, reprit-il en pinçant sa guitare tout en psalmodiant : Omnis gloria ejus… Ou bien, ce sera cette liturgie de l’Office de sainte Agnès : Induit me Dominus cyclade auro texta…

— Mon vieux Lapin, interrompit l’hôtesse dans un bâillement, je préférerais que tu chantasses la chanson que réclamaient mes filles, encore que j’en tienne contre l’Éventée. Cela me gâte tout plaisir !

— Oui, oui ! firent ces demoiselles. Robin, chante-nous Robin !…

Robin, toujours Robin ! soupira l’abbé avec lassitude. Allons, grogna-t-il à part, allons, saute, faquin !…

Et, grattant la guitare, l’abbé se mit à chanter en faisant des mines et des entrechats de ses jambes d’araignée, pendant que les Nymphes battaient des mains pour marquer la cadence et fredonnaient les paroles en chœur :

Robin a une anguille
Qui fait plaisir aux filles
Quand il leur met en main :
Maman, j’aime Robin,
Maman, j’aime Robin !

Je lui sers de bobèche
Sans chandelle ni mèche,
Le soir et le matin :
Maman, j’aime Robin,
Maman, j’aime Robin !

Robin a des sabots
Qui sont vilains et gros.
Il fait caca dessus :
Maman, je n’en veux plus,
Maman, je n’en veux plus !

L’abbé s’arrêta hors d’haleine. Il s’épongea le front d’un grand mouchoir de Cholet qui lui remit plus de tabac sur la face qu’il n’en avait auparavant.

— Lapin, je t’aime mieux dans le plaisant, dit l’hôtesse qui s’était éclipsée quelques minutes et s’employait à empêcher ses filles d’étouffer l’abbé sous leurs transports. Mais, ajouta-t-elle tout bas en le tirant à l’écart et tournant le dos aux regards indiscrets, je te dois cinq cents livres, selon ma promesse. Qu’aurais-tu dit, si je vous avais laissés partir, insensé ?… Tu n’y songeais vraiment pas… Tiens, empoche, scélérat !

— Merci, Mère ! fit l’abbé. Ta parole vaut de l’or. Cependant, tout ce mystère ne convient pas. Raton, prends ces cinq cents livres qui sont le prix de l’agnelle innocente. Il ne sera pas dit que je l’aurai vendue… Tous les jours, je prélèverai sur mon gain d’histrion pour ajouter à ta dot, car il n’est pas de petites économies, comme on dit au Marais. Oui, je me passerai de râpé… Et toi, Mère, soutiendras-tu encore que je suis ivre ou que je suis fou ?

— Je ne sais, dit la Gourdan. Ou plutôt je ne sais où la vertu se va nicher !… Mon Dieu ! faut-il qu’un vieux fou me trouble depuis une heure ?… Ah ! je t’embrasserais, Lapin, si je ne te soupçonnais d’être malade comme ton Psalmiste…

Raton ne partageait pas la crainte de l’hôtesse. Elle entoura de ses bras nus la tête de l’abbé. Ils pleurèrent tous deux en silence.

Les vingt filles de la Gourdan les regardaient en se parlant à l’oreille. Au milieu d’elles, leur maîtresse les semblait approuver de la tête. Quelques-unes cueillaient leurs larmes du bout du doigt pour qu’elles ne marquassent pas sur le fard. Enfin, le couple délia son étreinte. La Boiteuse, qui représentait Vénus en sa parfaite douceur, comme dit le vieux Montaigne, se détacha de ses compagnes et prit la main de Raton qu’elle appuya contre sa gorge découverte.

— Et nous, fit-elle, nous t’abandonnerons trois livres sur chacune de nos passes, parce que tu es la meilleure et la plus jeune. Tu auras ta tirelire comme si tu étais notre enfant. Elle restera sur la cheminée du salon, où les michés seront invités à la garnir.

Raton n’entendait pas les mots de passe et de michés. Mais elle comprit à celui de tirelire qu’on lui souhaitait du bien. Aussi embrassa-t-elle ses sœurs sur les joues de la gentille Boiteuse, aux applaudissements de toute l’assemblée.

— Voilà qui est beau dit l’abbé, et qui servirait d’une grande leçon à de somptueux cafards, sans nommer personne de la rue de l’Université. Seul, le pauvre aide le pauvre. Le riche le fait servir à son plaisir, quand ce n’est pas d’escabeau à sa superbe. La Justice divine ne voulut-elle pas que le premier élu, après la Rédemption, fût un larron converti, et la plus chère des compagnes de Notre-Seigneur une prostituée ? Soyez bénies mes sœurs ! N’ayez point de honte si celui qui tire son plaisir de vos corps, si son épouse adultère, si sa fille arrogante et secrètement débauchée vous jettent injurieusement l’appellation de votre état : il fut celui des joueuses de flûte de Corinthe, aussi galantes et sollicitées que Fanchon-la-Vielleuse, mais dont les prières, entre toutes agréables à la Divinité, eurent plus de force et d’efficace que les boucliers de leurs concitoyens contre les archers perses. Que dis-je ! il fut, cet état, celui de Marie-Magdeleine, de Marie l’Égyptienne, de sainte Afre, brûlée vive à Augsbourg, de Théodote, lapidée dans la Thrace, sous Licinius Licinianus, de sainte Pélagie, qui fit pénitence en habit de moine, de sainte Marguerite de Cortone, qui marchait la corde au cou, de Claire de Rimini, qui portait des anneaux de fer à toutes les jointures de son corps ondoyant, d’Angèle de Foligno, du Tiers-Ordre de Saint-François, et de tant d’autres encore, sans compter la légion des Filles-Dieu et des Repenties. Pour chacune a résonné le concert séraphique au seuil de la Jérusalem céleste : Exhaussez-vous, portes grandes et élevées ! Ouvrez-vous, portes éternelles ! Et elevamini, portae aeternales !…

« Allais-je oublier Thaïs, qui se retira au fond des déserts ? Son lit de courtisane, couvert de riches brocarts, gardé par trois vierges, et publiant un orgueilleux désordre, apparut dans le ciel à Paul, disciple de Paphnuce. Cette couche sanctifiée montrait à la Terre que la légèreté des mœurs n’est pas faute irrémissible. Oui, que sont d’aimables écarts, à côté du vol et du crime honorés dans tous les États ? Après le lit de la pécheresse, on y verra peut-être la faucille du moissonneur ou les outils de l’humble mécanique, mais l’on n’a jamais vu, et l’on ne verra jamais briller au firmament ni le glaive haïssable des capitaines, ni le panonceau des tabellions astucieux, ni la fausse balance des juges et des vendeurs. Cependant, mes amies, mes sœurs, Dieu ne vous demande pas les grands sacrifices de Thaïs et des deux Marie. Contentez-vous d’être bonnes et charitables, de vous ouvrir à Notre-Père de vos remords et de vos peines, et demeurez en repos dans la place où il vous a mises, ainsi que l’enseigne l’Ecclésiaste. Mais louez-Le, remerciez-Le dans vos trop tendres cœurs pour votre beauté, ô vous qui avez crû comme les peupliers, qui répandez dans le monde infecté une odeur aussi douce que le baume et la cannelle ! Implorez en outre sa pitié, et vous jouirez à sa droite de la béatitude infinie. Sicut cinnamomum et balsamum aromatizans odorem dedi, quasi myrrha electa dedi suavitatem odoris. Tu autem, Domine, miserere nobis !

— Vive Lapin ! cria la Fringante.

— Vive Lapin ! Vive Lapin ! crièrent la Façonnée, l’Artificielle, la Niaise, l’Alerte, l’Éveillée et leurs quatorze sœurs.

— Là n’est pas la question, mes chéries, dit l’abbé. Mais puisque vous aimez le pauvre Lapin, Lapin le très-indigne, répétez avec lui : Tu autem, Domine, miserere nobis !

Miserere nobis !… firent les vingt et une nymphes, en comptant Raton, qui se signa.

— L’Abbé, dit la Gourdan, tu dois avoir soif. Descends, et demande à Gomez qu’il te donne une autre bouteille. Je paierai ce que tu as bu et boiras. C’est qu’il est l’heure que tu te retires, car on viendra sans doute demander à souper. Embrasse encore notre bien-aimée Raton, que ton discours plongeait dans l’extase. Il m’a fait, à moi, apprécier la diversité de tes talents. Mais ne serais-tu pas un peu moliniste ?…

L’abbé embrassa Raton, lui promit un missel pour le lendemain soir et s’échappa à reculons des mains de ces demoiselles, en brandissant sa guitare et en déclamant les Stances de Polyeucte :

Saintes douceurs du Ciel, adorables idées,
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir ;
De vos sacrés attraits les âmes possédées,
Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir !

XI


L es filles de la Gourdan ne couchaient pas seules quand elles n’avaient pas eu la bonne fortune de retenir un galant. Elles gagnaient alors leurs lits deux à deux, et ces amies d’élection dormaient enlacées après s’être donné les marques d’une tendresse plus vive. L’Achalandée n’avait pas de compagne, car il était rare qu’elle demeurât sans personne. La Boiteuse n’en avait pas non plus, parce que l’infirmité qui lui attirait l’attention des connaisseurs la faisait mépriser des femmes. Pourtant, quel cœur débordant d’amour que celui de la Boiteuse, quel esprit de renoncement et de sacrifice !

— Va, je te la donne, avait dit la Gourdan en lui mettant la main de Raton dans la sienne. Et maintenant, allons nous coucher.

Elle avait remarqué qu’une sympathie réciproque les attirait toutes deux, et elle craignait que ses filles ne s’éprissent de la nouvelle dont on ne se pouvait défendre de la séduction. Ainsi, c’était maintenir l’ordre dans la maison, sans le troubler par des querelles de rivales. C’était encore économiser une chambre et un lit.

La Boiteuse, qui se nommait Nicole comme les servantes de Molière, avait entraîné Raton à cette heure tardive où pâlissent les lanternes. Il ne restait plus que cinq ou six filles somnolentes, qui profitèrent, elles aussi, de la permission de s’aller coucher, non pas dans ces charmants boudoirs où elles recevaient les visiteurs sur un lit d’apparat, reflétées par les quatre murs et le plafond tapissés de glaces, mais dans de petites loges peintes à la chaux, où elles se seraient crues prisonnières s’il n’avait été loisible à leur fantaisie de les parer et les fleurir.

Cependant, la Boiteuse, qui couchait seule, n’avait pas pris la peine de tendre la sienne de cotonnades à ramages. On n’y voyait qu’un lit de sangles, et, au-dessus d’une table de toilette, un miroir tout piqué et contenu dans un de ces cadres de sparterie que confectionnaient les galériens pour relever l’ordinaire de la chiourme. Il y avait encore un placard sans clef où pendaient quelques nippes brillantes, mais rien qui pût se mettre dehors. C’est que la Boiteuse avait pris le parti de ne plus sortir, n’ayant pas d’amie, sinon la négresse Esther, qui remplissait les fonctions de femme de chambre, après avoir servi au nombre des Sulamites du Palais-Royal.

Quand Raton pénétra dans cette petite pièce, elle crut se retrouver à Balleroy, dans la chaumière de sa nourrice, et elle s’attendit à entendre roucouler les pigeons, comme ils ont coutume avant le crépuscule du matin.

— J’arrangerai bien tout cela, dit la Boiteuse, puisque la Mère nous a mariées. Ce sera mieux que chez les autres, et j’accepterai que l’on m’envoie des fleurs. Il y a des hommes gentils, surtout quand ils ne sont plus jeunes.

En parlant, elle avait retiré son tricot de soie et faisait paraître une opulente et laiteuse nudité.

— Je serai ta maman, reprit-elle, en attirant Raton, déjà dévêtue, contre une gorge qui aurait pu l’avoir nourrie dix ans sans tarir.

Raton ne refusa pas cette tendresse, où, dans son innocence, elle n’appréhendait rien de caché. Mais, habituée de se coucher tôt, elle s’endormit sur le côté, entre les seins de Nicole, gémissant d’être serrée si fort et priant faiblement sa compagne de ne plus remuer la cuisse qu’elle avait passée entre les siennes.

Elle s’éveilla qu’il n’était pas loin de midi. Encore aurait-elle dormi davantage si le plaisir qu’elle éprouvait en rêve ne l’eût éveillée. Elle se croyait sous la lèvre de Monseigneur et revivait l’inoubliable journée où son âme s’était envolée jusqu’aux portes du Ciel. Mais, au lieu de la perruque poudrée de M. de Bernis, elle avait reconnu l’abondante chevelure rousse de Nicole et aperçu des rotondités que Monseigneur ne s’était pas permis de lui découvrir. Alors, son plaisir cessa du même coup, malgré l’application de sa compagne à le vouloir prolonger.

Dans l’entretien qui suivit, elle dévoila à Nicole son insensibilité lorsque l’amour profane ne se mêlait pas par artifice à l’amour de Dieu. La Boiteuse s’en montra fort étonnée. Elle ne comprenait pas très bien. Mais elle crut comprendre davantage quand Raton, blottie contre elle, lui confia que le Divin Maître lui apparaissait quelquefois et presque à son désir.

— Comment est-ce qu’il est ? demanda Nicole.

— Il est blond, lui répondit Raton dans l’oreille et en dégustant chaque mot avec délice. Il porte une jolie barbe frisée. Il a les yeux couleur du ciel au mois de mai.

— Je l’aimerais mieux brun, soupira Nicole, et sans cette sacrée barbe : ça gratte les joues et ne se porte guère qu’aux armées en campagne, quand on n’a pas de temps à soi. J’ai vu ça en suivant les gens de M. de Soubise, surtout après Rosbach, où nous avons eu notre compte. J’en suis tombée d’un caisson, et je boite depuis ce temps-là. C’est un nom que j’ai retenu, Rosbach ! Oui, par ma pauvre garce de mère !…

Malgré sa préférence pour les bruns et les visages glabres, la Boiteuse sentit s’accroître sa tendresse : une fille aimée de Dieu ! et elle se promit de tout faire afin de se rapprocher d’elle, qui conjurait peut-être le mauvais sort, qui intercéderait pour elle, qui deviendrait une sainte du calendrier. Elle en conçut sur-le-champ une foi inébranlable qui ne consistait encore que dans le ferme dessein de se procurer un chapelet et des médailles bénites. Aussi ne fut-elle pas médiocrement fière quand, après avoir attifé et revêtu Raton de ses propres mains du tricot des Sylphides, elle parut au salon en l’enlaçant étroitement.

— Et vous savez, dit-elle tout bas à quelques-unes de ses compagnes qui formaient un groupe chuchotant, elle voit Dieu, qu’elle appelle son Divin Maître, même qu’elle y prend son plaisir… C’est un beau blond, qu’elle dit, comme il n’y en a pas, et comme il n’y a pas de bruns…

Une telle confidence se répandit sans retard, et l’on envia la Boiteuse que l’on avait méprisée, encore que chacune la sût bonne et de commerce agréable. Quant à Raton, qui voyait Dieu, non seulement elle parut plus digne de vénération que la veille, mais elle était le prodige qu’aucune autre maison de Paris, voire de l’univers, ne se pouvait vanter de posséder. Elle passait les femmes tigrées, et ces négresses blondes que certains disaient avoir rencontrées, et qui sont réellement issues du croisement des Hollandais et des filles de couleur, au pays des kangourous.

Cependant, ces demoiselles Sylphides n’entendaient pas demeurer dans l’oubli ou l’ignorance des choses saintes qui leur valaient une Raton, et qui donnaient à celle-ci un éclat incomparable, un rayonnement que tous les fards du monde et les suggestions du miroir ne feraient acquérir. En outre, ne versaient-elles pas trois livres sur leurs passes pour arrondir la dot du Carmel ? Il était juste qu’elles connussent une doctrine qui produit des effets si peu ordinaires. Peut-être même, quelques-unes se flattaient de parvenir à étonner le monde en s’initiant aux secrets de Dieu, qu’elles devaient assimiler à ceux du Petit-Albert, où l’on trouve des recettes pour se faire aimer, donner le flux et la caguesangue à ses rivales.

Ainsi, malgré sa résolution de ne marquer point de piété dans le mauvais lieu d’où elle espérait bientôt sortir, Raton fut obligée, sur leurs instances, d’instruire ses compagnes de la science qu’elle puisait dans la Bible de Royaumont, qui est à la Foi ce que le Dictionnaire des Rimes de Richelet est aux Muses, la connaissance sans la Grâce.

Elle y consacra sa journée et les suivantes, jusqu’au moment que le Ciel la retira de l’épreuve.

La Gourdan n’eût pas toléré que ses filles manquassent aux passe-temps nécessaires de la musique et de la danse, dans la mesure où ils entretiennent l’aimable contenance des courtisanes, la gaieté de l’esprit unie à la souplesse du corps. Mais, avant même qu’elles fussent repues, une voix impatiente s’élevait toujours qui déchaînait un chœur impérieux :

— Royaumont ! Royaumont ! Royaumont !…

Ou bien, c’était l’Ordinaire de la Messe, que l’abbé Lapin avait apporté, un bouquin graisseux qui perdait ses feuilles et datait de plus loin que le séminaire. Il fermait heureusement par des cordons de cuir, à la mode des vieilles éditions d’Amsterdam. Ou bien encore, l’Âme amante de son Dieu, ornée d’emblèmes d’Hermanus Hugo et d’Othon Vænius, où se voient l’Âme sous la figure d’une enfant poupine, et Jésus sous celle d’un Amour portant l’arc et le carquois. Dans l’un d’eux, Raton se retrouvait assise au pied de son arbre, où le Divin Maître était crucifié, ses ailes d’Éros grandes ouvertes. En dessous, ce verset du Cantique des Cantiques : Je me suis reposée à l’ombre de Celui que j’avais tant désiré, Sub umbra illius quem desideraveram sedi. De pieuses parodies d’opéras, dues à la plume de Mme Guyon, et que l’on n’ose croire amendées par l’auteur de Télémaque, enrichissaient ce recueil moins touchant que ridicule.

Ces livres, dissimulés sous le matelas du sopha, passaient de main en main jusque dans celle de Raton. On la chargeait alors d’en donner lecture ou de chanter les premiers versets des hymnes, de telle sorte que les vingt Nymphes se firent une idée de l’agrément des offices que Raton s’appliquait à leur décrire, sinon de leur splendeur indicible, et une juste image des vertus par leurs modèles comme nous y engage M. de Sacy d’après saint Grégoire. Abel leur enseignait l’innocence, Noë la persévérance, Abraham l’obéissance, Joseph la constance, Enoch la pureté du cœur, Joseph l’oubli des injures, Moïse la mansuétude, Job une soumission inaltérable.

Cependant, le grand âge des patriarches qui reprenaient femme à cent ans ne laissait pas de les étonner. Quelques-unes en conçurent que ces épouses dignes de pitié accomplissaient une pénitence pour d’insignes manquements à la règle commune. La Mère, qui assistait à ces lectures, occupée à quelque ouvrage de dame, levait alors la tête et faisait valoir son indulgence, elle qui n’infligeait le service des vieux que dans les cas les plus graves, et bien que cette menace figurât presque à chaque article du Règlement, telle la peine de mort dans le code militaire. Et de répéter ces articles qui constituaient ses Tables de la Loi :

Avoir juré et s’être mise en colère : trois jours au service des vieux. Maltraiter une domestique, deux jours au service des vieux. Interpeller une pratique pour se faire donner la préférence sans se contenter des grâces naturelles : quinze jours au service des vieux.Idem pour se mettre nue sans autorisation. Se prêter à des goûts bizarres sans en avertir la Mère, un mois au service des vieux. S’être grisée dans un souper, de façon à commettre quelque sottise, deux jours au service des vieux. Quinze jours pour n’avoir pas averti du temps critique. Et le choix entre la perpétuité de la peine ou le bannissement, pour toute demoiselle qui aurait volé quelque chose à un monsieur.

Ces interruptions profanes ainsi que les fréquentes intermittences du métier n’empêchaient pas l’auditoire de prendre intérêt à la Visitation de la Vierge, à la Samaritaine, à la Chananéenne, à la Madeleine, à la Femme adultère, à Marthe et Marie, à l’Enfant prodigue, à la Résurrection de Lazare, aux Noces de Cana. Il fallut même que la Gourdan menaçât d’interdire à jamais ces lectures afin que ses filles s’en arrachassent sans délai quand un coup de sonnette les avertissait de se rendre au boudoir. Les scènes de la Passion leur tiraient des larmes. Elles les laissaient franchement couler, quittes à se remettre du fard, et toutes enviaient le rôle de Véronique et des Saintes-Femmes.

Il s’en rencontrait pour refaire le mot de Clovis. Au lieu de s’être trouvées là avec des Francs, elles auraient amené des crocheteurs et des écosseuses de la Halle, c’est-à-dire leurs amants, leurs frères et leurs sœurs, les uns forts des poings, les autres de la gueule, voire les deux ensemble. Parmi ces farauds, elles n’oubliaient pas de compter quelques gardes-françaises avec leurs baïonnettes au bout du fusil, La Ramée, Champagne, La Tulipe, La Fleur, Brin-d’Amour, La Brûlure et Pet-en-l’Air. Les Bouquets Poissards refleurissaient en l’honneur de Judas, de Pilate et de Caïphe. Quels torchelorgne, sangdieu ! les amants, les frères et les bons fanandels de l’armée du Roi auraient baillés à l’Iscariote et ses gendarmes dans le boulingrin de Gethsemani !…

Et mi, cria un jour la voix de fausset d’Esther de qui l’on ne distinguait pas le visage noir dans l’entre-bâillement d’une porte, mi taper gueugueule à méçants avé casse-tête mon papa !

La Mère se hâtait d’ennoblir la rhétorique et de ramener l’enjouement sur les visages par la menace d’un Abraham ou d’un Booz à long terme.

Les concerts de chant liturgique ne commençaient pas avant cinq heures : on attendait l’abbé Lapin. Il venait avec sa guitare, le nez toujours un peu vermillonné. Il embrassait Raton, prenait de ses nouvelles et lui remettait les sous prélevés sur son tabac, pendant qu’une des filles allait dénicher l’Ordinaire de la Messe à sa place accoutumée. On ne le forçait plus de chanter Robin, mais les cantiques de Marie Alacoque au Sacré-Cœur de Jésus, dont l’accent le faisait pâmer. Puis il prenait modestement siège, réaccordait son instrument et regardait Raton d’un œil interrogateur. C’était à elle de décider. Son choix tombait le plus souvent sur le Magnificat, le Credo, le Veni Creator ou le Psaume In exitu Israël, qui étaient du goût de ses compagnes et du sien. Le reste suivait, presque invariablement.

La guitare, la harpe et le clavecin se mettaient d’accord. Sur un signe de l’abbé, Raton entraînait les voix qu’elle désespérait de rendre aussi religieuses qu’au Carmel. Il leur restait quelque chose de profane qu’il fallait peut-être attribuer aux ariettes et aux airs à danser que la Mère exigeait qu’elles chantassent, et aussi à l’emploi des instruments qui ne les soutenaient pas assez. C’était du moins l’avis du bon abbé Lapin. Il déplorait de n’être pas assez riche pour acheter un basson.

La lecture édifiante et la musique sacrée ne formaient pas les seules distractions dévotes de ces demoiselles. Sur le désir de Raton d’élever un autel dans le placard de Nicole, l’abbé lui avait apporté du clinquant, des fleurs de papier, de petites bougies de cire avec leurs candélabres d’étain, de la colle à bouche et une image du Sacré-Cœur de Jésus. Raton s’était ingéniée à découper le carton de vieilles boîtes, à en assembler les morceaux, à en former une chapelle que le Carmel avait inspirée. La croix des Carmélites s’élevait au-dessus, sauvée de la jarretière ; dans le fond brillait la gravure vivement coloriée du Divin Maître montrant son cœur purpurin.

Quand la négresse Esther les venait réveiller, fort avant dans la matinée, en leur portant le chocolat, elle ne manquait point de s’agenouiller devant le placard ouvert. Après s’être signée, elle récitait le Credo dans son jargon des Îles :

Yo cré nan Bon Dié, créater toute bagaye, là nan Ciel, pi en rhaut la terre. In pi nan Not’ Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dié tounain moune, Fils di Saint-Esprit tou Vierze Maïe, cé maman li…

Ce fut à qui élèverait un autel du même genre dans le placard aux oripeaux, et rivalisant de goût, de perfection et de riches couleurs, les unes à la Vierge, les autres à la Madeleine ou bien à leur patronne, de sorte que, durant une semaine, le salon devint un atelier de découpage où l’on aurait lu à haute voix l’Ancien et le Nouveau-Testament. On y entendait aussi des contestations et des disputes soudaines dans un langage flatteur :

— C’est toi, ponisse, qui m’as pris ma colle ?

— C’est pour te coller le museau, baveuse !

— Ah ! là, là ! regardez-moi sa Vierge Marie !… Elle a l’air d’espérer l’client dans une guérite du Louvre !

— T’en as menti, fille de putain, bassinoire de corps de garde, pucelle de la rue Maubuée !… As-tu seulement jamais su c’que c’était qu’une vierge, toi qui n’l’étais déjà plus dans l’giron d’ta mère ?

— Il n’y a pas à dire, faisait la Gourdan, avant de s’être accoutumée à toutes ces choses divines, je suis vraiment la Mère-Abbesse ! Ce ne sont pas non plus les Argenson qui manquent !

Elle n’en prenait point d’humeur, songeant peut-être à sa fille à qui les Annonciades de Roye formaient un cœur chrétien, et, surtout, elle ne remarquait pas que tant de dévotion nuisît à la galanterie : au premier coup de sonnette, tout le monde délaissait Dieu et ses autels de papier. L’abbé, s’il se trouvait là, posait sa guitare sur ses genoux avec patience et résignation. Il profitait de ce répit pour se moucher dans son grand mouchoir de Cholet qu’il ne remplissait plus de tabac mais qui n’en était pas moins sale, et pour essuyer ses lunettes en attendant que le concert reprît, une ou deux voix en moins. D’ailleurs, depuis l’arrivée de Raton, la Gourdan se sentait encline à la piété, ou quelque chose d’approchant. Ces lectures, ce latin d’Église lui rappelaient le couvent de Béziers, sa ville natale, et sans doute la préparaient-elles à la vie édifiante qu’elle eut plus tard à Villiers-le-Bel, où était sise sa maison des champs. Elle devint, en effet, dame patronnesse de sa paroisse. Mais le hasard contrariant fit qu’elle mourut en son domicile cythéréen, « au premier étage, dans une chambre à coucher ayant vue sur la cour ».

Néanmoins, la Superbe, devenue modeste et rêveuse, avait été sévèrement reprise pour s’être interrompue dans l’exercice de ses fonctions.

— Mon bon ami, avait-elle dit, au moment le plus pathétique de ses caresses, à celui qui les payait fort cher, mon bon ami, est-ce que tu crois vraiment en Dieu ?…

Une autre fois, la Mère avait envoyé chercher la garde pour séparer la Mignonne et la Niaise dont personne n’osait approcher. Elles s’enfonçaient les ongles les plus effilés du monde dans la peau de la tête, en faisant voler des cheveux, dont, par bonheur, toutes les mèches n’étaient pas à elles, et en poussant de furieux glapissements. Cette querelle venait de la prétention de la première : elle soutenait avoir vu le Divin Maître lui apparaître, comme le bruit courait qu’il apparaissait à Raton.

— C’est pas vrai, menteuse ! avait répliqué la Niaise qui ne s’en laissait plus imposer. D’abord, gnia que Raton ! Nous autres, je ne sommes pas encore des saintes…

À moins qu’on ne la requît, la garde montait rarement dans une maison si bien tenue. Une nuit, toutefois, deux officiers pris de vin se disputèrent une fille qu’ils avaient priée à souper dans un appartement au-dessus du salon. Même il est dit qu’ils la jouèrent, et que le perdant fit entendre que la fortune avait été corrigée. Son adversaire ne put souffrir ce langage : il lâcha contre l’insolent un coup de pistolet qui n’eut d’autre effet que de briser une glace et d’ameuter ce quartier pacifique. L’officier irascible prit la fuite. L’autre le chercha, l’épée à la main, dans les couloirs et les vestibules, jurant, de par tous les diables, qu’il en aurait raison s’il le trouvait.

Recrue de fatigue, Raton dormait dans le salon où le sort l’avait laissée en compagnie de deux autres filles aussi malchanceuses, mais qui goûtaient comme elle l’oubli des turpitudes dans un sommeil de plomb, en attendant l’heure prochaine où il leur serait permis de regagner leurs chambres. Pourtant, Raton rêvait, appuyée contre une table et le front sur son coude. La Bible dont elle donnait lecture était tombée à ses pieds.

Elle voyait en rêve les soldats de Néron arracher les vierges saintes à leurs retraites souterraines pour les conduire au supplice dans l’arène des bêtes féroces. Et Raton bénissait Dieu d’être au nombre de celles que l’on devait saisir. Sa porte de planches pourries par l’humidité du caveau résistait à peine. Ne valait-il pas mieux ouvrir, marcher au-devant des bourreaux, braver leur iniquité ? Comme elle allait s’y résoudre pour mériter davantage la palme glorieuse, voilà que la porte cède et que des hommes font irruption, élevant une torche étincelante dans un grand cliquetis d’épées…

À vrai dire, c’était la garde qui s’était emparée du spadassin et recherchait le fugitif partout où il pouvait être. Derrière, parfaites images de victimes, se voyaient des filles nues, qui pleuraient à chaudes larmes, des galants sans perruque qui tremblaient de saisissement sous un vêtement sommaire, et que l’on paraissait avoir ignominieusement tondus. Il y avait encore des vieillards aux yeux rouges, que la lumière et la fumée de la torche faisaient larmoyer. Bref, ne manquaient que des enfants.

Aussi, Raton, de qui le beau rêve se trouvait être assez bien servi par les fausses apparences de la réalité, se précipita vers la soldatesque ricanante, déchira son tricot à deux mains, et, la tête rejetée, les bras en croix, la chair offerte avec mépris :

— Emmenez-moi : je suis chrétienne !…

XII


A insi se passait la vie de Raton, dans cette maison de la rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur, entre l’amour, les pratiques et les illuminations de la Foi. Son amie Nicole, qui priait avec elle devant la croix du Carmel, l’avait généreusement initiée aux arcanes du plaisir. Raton le sut donner tout comme une autre, et en affectant de l’éprouver. Le Vénitien d’adoption, à qui la Postérité reconnaissante conserve le surnom d’Il Divino, de préférence à celui de Fléau des Princes, ne lui aurait rien découvert que Nicole ne lui eût enseigné avec une patience d’écuyer. Elle se pliait de même aux autres fantaisies de ces messieurs, dont on ne peut dire qu’elles n’ont parfois ni queue ni tête, et elle aurait cru manquer à la plus élémentaire honnêteté en ne rendant pas satisfaits ceux qui payaient le prix de sa complaisance. Chaque fois, elle remettait à la Mère le cadeau d’un louis qu’il était accoutumé de donner aux filles, la priant de le joindre au petit magot d’environ trois mille livres qu’elle avait pu soustraire à la rapacité de M. Poitou, et qui s’augmentait de jour en jour.

La gentille Boiteuse l’aidait de tout son corps, ne gardant rien pour soi, car elle avait renoncé à l’entretien d’un amant ; elle vivait sans autre prévoyance que celle du terme fatal qui mettrait fin à sa tendresse et que pourtant elle hâtait de son dévouement. C’était le seul chagrin de Nicole, quand elle contemplait cette enfant charmante endormie contre sa gorge d’une abondance si exagérément maternelle, cet Ange égaré ici-bas, qui souriait en rêve à ses frères célestes, un chapelet à la main.

Enfin, plusieurs fois déjà, l’on avait dû casser la tirelire du salon, que l’on nommait la grenade, encore qu’elle eût la figure d’une pomme, parce qu’elle était presque aussi garnie de pièces et de piécettes que le fruit oriental le peut être de pépins.

— Qu’as-tu de nouveau, Comtesse ? demandaient les habitués.

La Gourdan, après avoir averti ses filles de se rendre chacune en son boudoir, ouvrait le Livre des Beautés, gros in-folio de maroquin doré sur tranches et contenant le portrait moral et physique de chaque courtisane. On y voyait Raton peinte à la détrempe, ses longs cheveux de Madeleine répandus comme un chaste voile sur les épaules et la poitrine, mais laissant toutefois paraître une rose de carmin, pareille à une fleur dans les blés. Les mains étaient jointes, le regard tourné vers le Ciel, seule allusion que la Gourdan crût pouvoir se permettre sans manquer à ses engagements. Quant au portrait moral, il tenait en ces mots, dont les premiers expliquaient assez la figure : Amour mystique. Parfum naturellement enchanteur. Au-dessous, l’on aurait pu lire le nom frivole de Raton : il eût fait présager une agréable vivacité dans les transports. Mais on sait que la coutume n’était point de dévoiler les noms véritables, dont quelques-uns sentent leur peuple, et dont la plupart risquent de rappeler fâcheusement les épouses que l’on trompe ou les sœurs que l’on révère. Cependant, sous l’effigie de Raton ne se lisait rien. C’était là que la Gourdan triomphait.

— Qu’elle est belle ! s’écriait-on.

— Elle est si belle que Belle est son surnom ! répliquait la Mère avec avantage. Et comme chacun l’articule de son propre chef sans en être instruit, j’ai pensé qu’il était superflu de l’écrire comme on l’a fait pour les autres.

Il n’était pas encore advenu, devant ce visage de sainte, que des amateurs eussent senti s’éveiller en eux le goût impie de feu d’Argenson, de Peixotte ou bien du duc de Richelieu, ce Fronsac, véritable incarnation du diable, qui faisait peindre toutes ses maîtresses sous les costumes des divers ordres : Mlle de Charolais en récollette et en cordelier, les Maréchales de Villars et d’Estrées en capucines… Ils avaient tout uniment choisi la Belle pour sa beauté, et parfois même pour sa nouveauté dans la maison, là comme ailleurs grand mobile de l’inconstance. La Gourdan tirait alors entre vingt le cordon de sonnette correspondant au boudoir de la Belle, et celle-ci se jetait négligemment sur une ottomane pour attendre son maître d’une nuit, d’une heure ou d’un instant.

Il arrivait rarement que l’on exigeât d’opter sur le vif entre plusieurs demoiselles. C’est plutôt la pratique des militaires, qui traitent les filles en plastrons de corps de garde. Eux, dont la coutume est de passer devant les rangs ou le front de bandière, vous choisissent un tendron comme ils diraient à l’un de leurs hommes : « Ami, je te félicite de ta fière mine et du bon entretien de tes armes. Voilà pour boire au cabaret… Quand aux autres, que l’aze les f…, et que la Peste les crève ! »

On traitait encore par correspondance avec la Mère. Elle reçut un jour la lettre suivante qui lui fit décider de choisir Raton comme prima donna :

« De passage à Paris, je désirerais jouir dès demain de quelques heures agréables. Sans me flatter d’obtenir une pucelle, il me faudrait une jeune personne étrangère à la carrière, d’un naturel naïf, et qui fît paraître quelque honte par des rougeurs que l’on n’imite pas. Comme j’aime les contrastes, ajoutez pour l’accompagner trois ou quatre de vos pensionnaires qui respirent l’avilissement de leur métier. J’aimerais que l’une d’elles fût contrefaite, boiteuse ou bossue, afin qu’elle servît de sujet risible quand les têtes commenceront à tourner. Car je souperai, si cela me chante. En ce cas, ne regardez pas à la bonne chère, nous nous en arrangerons après. J’exigerai de la musique.

« Je verrai, Madame, si je vous dois présenter mes salutations et mes remerciements dans le moment que j’aurai à prendre congé.

« Comte de Mazan. »

« P-S. — J’oubliais de vous prier de faire dresser la table dans la Chambre de Torture. »

— Voilà, dit la Gourdan, encline à regarder l’insolence comme un privilège de caste, voilà une chute qui sent son gentilhomme : « Je verrai, Madame, si je vous dois présenter mes salutations et mes remerciements dans le moment que j’aurai à prendre congé. » Qu’en penses-tu Lapin ? demanda-t-elle à l’abbé qui se trouvait là pour des trafics obscurs…

Oh ! reguingué, laire lan lère !… fredonna l’abbé pour marquer son détachement. Mais, dis-moi, reprit-il avec une soudaine attention : cette lettre est bien signée du Comte de Mazan ?…

— Le connaîtrais-tu ?

— C’est un nom qui ne m’est pas tout à fait étranger, dit l’abbé d’un ton distrait. Cependant, l’intérêt pour moi ne réside que dans la qualité dont l’on se prévaut en pareil cas. Je répondrai donc à ta première demande, Mère, en te confiant que je n’augure rien de bon d’un État où ce qui fut jadis la Chevalerie descend folâtrement les degrés de l’abjection et pénètre en talons rouges, en habits zinzolins dans les profondeurs de l’Averne par la bouche monumentale d’un égout infect. Vois-les ! La marotte à la main, secouant les légers grelots de la Folie, ils vont demander aux Ombres des rives souterraines les derniers secrets que n’a peut-être pas révélés le complaisant Suétone. J’aperçois le marquis de Villette, à la tête de cet Ordre de la Félicité qu’il a créé, ne se jugeant point digne de celui de Saint-Michel et du Saint-Esprit, lequel ne comptait pas seulement des cinèdes et des pédicons. Parlerai-je des Andrins et des Ébugors ? de la Secte Anandryne, qui se réclame des tribades de Lesbos, et compte dans son sein les plus grands noms de France ? Dénombrerai-je les hôtes des petites-maisons, petits-soupers et vide-bouteilles, les commensaux de tes amis les Fitz-James, les Conti, les Coigny, les Genlis, les Trémoïlle et les Luynes ?… Cependant, le peuple de la Courtille les salue de sarcasmes. Il dit, dans son langage : « Voilà nos maîtres, voilà ceux qui nous toisent de leur mépris parce que, selon la Nature naïve, nous caressons des chambrières, des donzelles du carreau des Halles et des ravaudeuses en buvant du vin d’Argenteuil ! »

« Hommes dégradés, fils dégénérés de saint Louis, de Bayard et de Turenne, tremblez à votre retour d’être déchirés par les Ménades ! Vous qui aurez altéré la dignité qui assure le commandement, vous qui aurez énervé votre vigueur corporelle dans la débauche, vous qui aurez perdu jusqu’à la clairvoyance du plus prochain avenir, craignez de vous être donné des juges ! Des juges, hélas ! pervertis par votre exemple, et libérés comme vous-mêmes de Dieu et des Lois humaines par les désordres de l’Amour ! M. le philosophe Leibniz…

— L’Abbé, fit la Gourdan impatientée, tu parles déjà comme saint Paul aux Romains : laisse ton philosophe tranquille. D’ailleurs, il porte un nom à coucher dehors. Eh quoi ? quel beau siècle que le nôtre ! Le monde devrait finir avec nous…

« Mais en vérité, il te convient de fulminer ici contre la débauche, toi qui tires ta pitance des largesses dont la débauche est prodigue, et que tu ramasserais à quatre pattes en grognant de contentement. Souviens-toi que l’on peut lire mon nom sur ton collier !…

— Peuh ! répondit l’abbé, l’on philosophe où l’on peut et dans l’état où l’on se trouve, qui semble parfois si contraire ! Apprends donc qu’Ésope, réduit à l’esclavage, s’exprimait avec une aisance ailée ; que Marcus Plautus, qui rédigea dans son Asinaire les premiers statuts des courtisanes romaines, écrivit trois comédies étant au servage d’un meunier dont il tournait la meule ; que Sénèque, qui était riche, entreprit l’éloge de la pauvreté, et tel qui n’avait point de poux, peut-être même ni poil ni mèche, celui de cet insecte prolifique.

— Voilà donc, fit la Mère, un éloge que tu n’entreprendras mie ! Non plus que celui de la puce, car tu en donnes comme un chien ! Tu voudras bien en réserver ce soir à M. de Mazan, qui attend plutôt de toi de la musique et des mômeries. Je te donnerai pour ta peine ; en outre, peut-être attraperas-tu quelques verres de vin mousseux, que je baptise champagne mais qui n’en grise pas moins, tant l’illusion peut agir sur les sens.

— Soit, dit l’abbé. Je jouerai pour ce M. de Mazan. Ne fais-je pas tout ce que tu me demandes ? Pourtant, je voudrais que, par un miracle du Ciel, qui a parfois de l’esprit, tes débauchés sortissent marqués de ridicule, comme il advint à certain préfet dont parle bienheureux Jacques de Voragine. Il convoitait les servantes de sainte Anastasie : Agapète, Irène et Théonie. Afin d’assouvir sa luxure, il les fit enfermer dans leur cuisine en attendant l’obscurité. Mais Dieu lui ôta la raison : croyant caresser les trois vierges, il couvrit de baisers les chaudrons et les poêles. Rassasié, il regagna sa maison. À le voir couvert de suie, ses esclaves le prirent pour un démon, le bâtonnèrent d’importance et s’enfuirent. Le luxurieux alla porter plainte à l’empereur, mais, sur son passage, les uns le frappaient de verges, les autres le couvraient de fange et d’ordure. J’en connais qu’une pareille exposition à la risée de Paris guérirait de leurs vices pour toujours.

Incrédule, la Mère haussa les épaules, fit venir l’Attisée, la Grasse, la Pâle et la Boiteuse. Elle les mit au courant de la demande qu’elle venait de recevoir et leur ordonna de se prêter au bon plaisir d’un gentilhomme de qui le ton cavalier garantissait la munificence. Elles oublieraient et les leçons de maintien et le parler châtié qui leur coûtait plus d’application à polir et conserver que le brillant de leurs ongles ; elles pourraient s’enivrer dans la juste mesure où l’on garde assez d’empire sur soi-même pour l’étendre encore aux autres.

Quant à Raton, la Mère ne jugea pas utile de la prévenir ni de lui enseigner son rôle. D’ailleurs, elle se chargea de la montrer au visiteur en figure de Madeleine, ce qui parut le satisfaire au point qu’il ne jeta qu’un regard inattentif sur les portraits des comparses, et qu’il versa cinq cents livres sans sourciller pour agir à son caprice en vidant quelques carafes.

La Chambre de Torture où fut conduit M. de Mazan par des porteuses de torches revêtues de cagoules était une ancienne cave voûtée où la pierre se voyait à nu, et qu’éclairait ordinairement une lampe fumeuse, fichée dans un joint de ciment. Mais, en l’occurrence, elle se trouvait illuminée plus qu’à demi par quelques flambeaux de table que réfléchissaient des stalactites assez peu naturelles. Il subsistait, néanmoins, des coins obscurs où se distinguaient des corps étendus sur des civières ou roulés par terre dans des haillons, des têtes livides et des mains crispées, simulacres de cire qui ne laissaient pas de produire leur effet sur les esprits portés à le désirer. On y voyait encore, dans une pénombre propice aux faux-semblants, des vampires écartelés aux quatre coins des murs, des chaînes, des cercueils dressés, des tenailles, des faisceaux de verges de bois et de fer, deux ou trois espadons du temps du roi Henri, des hallebardes, et des chevalets en forme de croix de Saint-André. Enfin, l’on y voyait un squelette : il semblait d’autant plus ricaner de la folie des vivants qu’un corbeau empaillé extirpait ses idées noires en lui picorant l’occiput.

— Je vous présente mes hommages, Mesdemoiselles ! fit M. de Mazan, tout vêtu de peluche noire, et qui, sur un corps long et mince, portait une tête blonde aux cheveux bouclés. Ses yeux bleu pâle étaient d’une fixité déconcertante.

Sans plus ajouter rien, il jeta son chapeau sur une escabelle, baisa la main de chacune avec solennité et se mit à table entre la Belle et la Boiteuse, qu’il avait conviées d’un signe à lui tenir compagnie. Les trois autres prirent siège en face. L’abbé Lapin, que M. de Mazan avait dédaigné d’apercevoir, se tenait assis en réserve, sa guitare sur les genoux, et caressant un nez qui s’allongeait de mélancolie.

Le silence de M. de Mazan glaçait les quatre Sylphides qui n’attendaient qu’un mot pour se livrer aux écarts, aux plaisanteries de la crapule d’après les instances de la Mère, et Raton demeurait les yeux baissés, se demandant que pouvait signifier ce décor étrange, sans toutefois s’étonner outre mesure. Cependant, l’attitude du convive qui passait les plats avec une gravité de fossoyeur devint si gênante que la niaiserie et le ridicule du lieu prirent la tournure efficace qu’on leur avait voulu donner. L’oscillation de la flamme des bougies, en déplaçant les ombres, communiquait vie et mouvement aux figures de cire, et ces demoiselles, qui ne mangeaient que du bout des lèvres, évitant jusqu’au bruit des fourchettes, tressaillaient aux grésillements des mèches, comme si ç’eût été un râle à peine perceptible. De gros papillons qui tournoyaient autour des lumières, et qui ne pouvaient appartenir qu’à l’espèce dite tête de mort, leur paraissaient être de vieilles âmes en peine chargées de la poussière du tombeau. La blancheur de la nappe, sa fraîcheur au toucher, ses candélabres d’argent, leur imposèrent l’idée d’un linceul qu’elles ensanglanteraient de leurs seins coupés, et la chair de poule commençait de manifester ses élevures sur les parties de leurs corps qu’elles exposaient aux regards. C’est alors que l’abbé Lapin fit éclater un triple éternuement, afin de montrer que la froideur du sympose était à son comble, et d’attirer l’attention sur sa personne qui ressentait vivement les aiguillons de la soif.

Ces éternuements, ces clapissements farouches dressèrent sur pied les pauvres filles, à l’exception de Raton qui se signa, et chacune porta la main sur son téton gauche.

— À tes souhaits ! s’écria M. de Mazan. Les miens seraient de voir ta chienne de mine. Holà ! qui es-tu ? Quelque infâme sorcière qui miaule d’amour après Belzébuth ?…

— Je suis chargé, Monsieur, répondit l’abbé Lapin en s’approchant modestement, de vous distraire par des chansons et des airs de guitare. J’attendais dans l’ombre que vous émissiez le désir d’entendre la musique que vous avez commandée.

— Eh bien, pour l’instant, verse-nous à boire !

— Monsieur, dit l’abbé qui balançait entre une soudaine dignité et l’appétit de goûter au jus de la treille, j’ai joué devant la Reine : je suis l’abbé Lapin…

— Je m’en fous ! dit M. de Mazan en frappant du poing sur la table. Mais puisque tu te prétends d’Église, tu feras figure d’inquisiteur quand nous aurons instruit le procès de ces gouges. Ton astuce naturelle, augmentée de la connaissance des livres théologiques, et, peut-être, si tu n’es pas un âne, des traités de Michaelis, Boguet, Del Rio, Pierre de Lancre et Bodin, nous aidera à leur extirper l’aveu que, frottées de graisse d’enfants non baptisés, elles ont eu commerce avec des Incubes à la semence glaciale, et, ce qui ne peut qu’aggraver leur cas, in vase praepostero. Sinon, à défaut de brodequins, les verges sauront les y contraindre. Au cas où rien n’y ferait, nous rechercherions les marques secrètes, stigmata diaboli, que l’Amant infernal imprime de l’ongle de son petit doigt en quelque partie du corps. Elles se rencontrent souvent soit sous la paupière, comme l’avance Jacques Fontaine, soit dans le sinus de la landie, et nous les sonderions avec des épingles, selon l’antique usage de l’inquisition. Leur insensibilité en révèle l’origine magique…

« La plus coupable, continua M. de Mazan, est sans contredit cette sainte nitouche, que je tiens à ma droite, et qui serait la première pute de Paris si je ne soupçonnais la Bancale, que je tiens à ma gauche, de la surpasser en salacité.

« C’est néanmoins une idée charmante, reprit M. de Mazan, tandis que l’abbé se décidait à verser, de tempérer l’horreur du cachot par un concert de guitare ! Un homme délicat, connu sous le nom de Masque de Fer, y avait déjà songé. À vrai dire, j’aimerais mieux la musette du valet basque qui enchantait Pellisson et l’araignée aussi laide que lui dont il avait fait sa juste compagne. Mais combien serait plus touchant encore, sous les voûtes gothiques du Saint-Tribunal, un petit orgue qui gémirait les repentirs et les craintes des criminelles qui vont comparaître devant Dieu !

« L’Abbé, interrompit cruellement M. de Mazan, j’ai le regret de te rappeler aux convenances : n’étant pas mon invité, je ne t’ai point prié de boire. Veuille donc poser ce verre que déjà tu portais à tes lèvres gloutonnes…

— Monsieur, dit l’abbé en se séparant à regret de son verre, le petit orgue n’est pas de nécessité, puisque je puis soutenir les voix fort exercées de ces Demoiselles. À votre grand étonnement, elles vous chanteront les cantiques que vous demandez, depuis ceux de la Bienheureuse Marie Alacoque, lesquels ne sont pas des plaintes, mais des élans d’amour, jusques aux Psaumes de la Pénitence, qu’il est toujours bon de se remémorer, surtout dans les conjonctures les plus contraires à notre salut. J’espère, Monsieur, que, dans la suite, vous ne laisserez pas crever de soif l’honnête homme qui instruisit ces Demoiselles de leurs devoirs, sauf la Belle, que voici, car elle trouve en son cœur toutes les raisons d’aimer et d’honorer Dieu.

— Diable !… fit M. de Mazan qui resta quelques secondes tout interdit, songeant à combiner une autre mise en scène que celle de l’Inquisition. Alors, reprit-il, en cajolant Raton avec intérêt, cet Amour Mystique du Livre des Beautés, où la plupart des figures sont ignobles, répondrait réellement à quelque chose ? Je veux dire que l’on t’a donné l’éducation indispensable pour satisfaire certains goûts assez répandus chez les raffinés…

L’abbé allait repartir pour détourner la conversation du sujet qu’il se repentait d’avoir fait naître, mais Raton répondit précisément dans le sens qu’il redoutait. Ses compagnes, cependant, sentirent s’évanouir leur effroi devant son air doux mais assuré qui leur rappela Jésus devant les Docteurs, et peut-être aperçurent-elles une auréole au-dessus de sa tête blonde.

— Non, Monsieur, dit Raton. Les livres ni personne ne m’apprendraient rien. Je me borne à mettre ma confiance en Dieu, ou plutôt je ne vis pour Lui qu’afin qu’Il vive en moi. Le Divin Maître remplit de Lui-même le vide que nous faisons des choses et des affections mondaines, de sorte que nous nous confondons avec Lui, que nous devenons Dieu quand il ne reste en nous plus rien du monde.

— C’est une formule savante que jusqu’ici l’on n’appliquait qu’à la pneumatique, fit M. de Mazan. L’horreur de la Nature pour le vide est une calembredaine bien connue que répètent tous les fesse-cahiers.

— Pardon, Monsieur, entreprit l’abbé qui venait de vider son verre en tapinois, je me permets d’attirer votre attention sur un fait digne de remarque : cette réflexion de la Belle, qui n’a rien lu sinon la Bible de Royaumont, et quelques exercices de piété fort courants, se trouve à la fois dans l’Ecclésiaste, Chapitre XXIV, verset vingt et sixième, ainsi que dans la Première aux Corinthiens, Chapitre VI, verset dix-septième : Passez en moi, vous qui me désirez avec ardeur ; et saint Paul : Quiconque s’attache au Seigneur devient un même esprit avec lui. Le Séraphique Jean de la Croix a dit en substance : « Allons nous regarder en votre beauté !… Si vous me changez en votre beauté, il me semblera que je serai vous-même et que vous serez moi-même. Votre beauté sera la mienne, et la mienne sera la vôtre. Je serai une même chose avec vous ; vous serez une même chose avec moi. » Jésus dit à la bienheureuse Angèle de Foligno : « Tu es moi-même, et je suis toi-même. » Enfin, Mme Guyon parle du vide dans son Moyen court et très facile de faire Oraison. N’est-il point prodigieux, Monsieur, qu’une fille presque illettrée présente de semblables rencontres, et ne faut-il pas voir là une de ces illuminations intérieures qui sont comme l’épanouissement de Dieu dans les âmes ? La bienheureuse Ursuline de Parme…

— Mais, enfin, l’Abbé, dit M. de Mazan qui caressait le dos satiné de la Belle, et perdait le bras jusques au coude dans son tricot, où tout cela peut-il bien tendre ? On devient Dieu, et l’on vit au bordel ! C’est cela qui est digne de remarque !…

— Monsieur, répondit Raton, je ne suis pas encore Dieu, n’étant pas en état d’entendre parfaitement la voix de Celui qui ne parle au cœur que dans la solitude, mais je ne tarderai pas à faire retraite, afin de me donner tout entière à mon Bien-Aimé.

Ducam eam in solitudinem, et loquar ad cor ejus, interrompit l’abbé.

— Ma fille, dit M. de Mazan, je soupçonne ce vin médiocre de gâter ce qui te reste de raison. Mais nous sommes ici pour la noyer tout entière dans les plaisirs dont le Gentilhomme d’En-Haut ne nous est pas avare. Verse-nous donc encore une rasade, l’Abbé. Et toi, la Belle, apprends-moi quels peuvent être les avantages de posséder Dieu en soi dans la solitude, où personne n’a rien à gagner.

— S’abîmer dans la perfection divine, dit Raton.

— Monsieur, dit l’abbé en versant à boire, vous n’en tirerez pas davantage. Elle est en ce moment comme une de ces fleurs pudiques qui se referment sitôt qu’on les touche. Car la Foi, comme l’amour profane, a ses pudeurs. La bienheureuse Marie Alacoque nous a dépeint, avec autant de feu que la Mère Thérèse, les embrassements de Notre-Seigneur et de sa créature dans cette solitude indispensable. « Il me donna à entendre, écrit-elle, qu’à la façon des amants les plus passionnés, il me ferait goûter ce qu’il y avait de doux dans la suavité des caresses de son amour. En effet, elles furent si excessives qu’elles me mettaient souvent toute hors de moi-même et me rendaient incapable de pouvoir agir. Cela me jetait dans un si profond abîme de confusion que je n’osais paraître. » « Mon cœur et ma chair ont tressailli dans le Dieu vivant », dit le Psalmiste, et le Docteur angélique enseigne que la contemplation se termine dans un transport affectif : Contemplatio ad affectum terminatur. Mais ne croyez pas, Monsieur, que la solitude suffise pour amener cette union mystique de l’âme avec Dieu, cet état théandrique, que l’on peut dire hypostatique, bien que ce soit l’erreur d’Origène, condamnée par le cinquième concile œcuménique. Il faut nécessairement que cette âme ait été mangée et digérée, qu’elle ait perdu ce qu’elle avait en propre, ce que nous appelons Mystique Purgative, pour s’unir avec Dieu et devenir Dieu, ce qui est dit Mystique Unitive. Entre deux, elle passe par la voie illuminative…

— Je ne comprends pas très bien, l’Abbé, ce que tu entends par cette digestion quelque peu dégoûtante ?

— C’est une figure, reprit l’abbé, pour représenter le dégagement de la servitude des sens et des illusions de l’esprit. Il faut se mettre ensuite devant Notre-Seigneur comme une toile d’attente devant le peintre.

— Trop de figures, dit M. de Mazan, replongent dans l’obscurité d’où l’on tentait de sortir. Votre abstrait et votre concret se ressemblent diablement !

— Monsieur, répliqua l’abbé, il est dit par la plume du très-suave François de Sales, au sujet de la théologie mystique, que le langage des amants est si particulier que nul ne l’entend qu’eux-mêmes. Pour ce qui est de la toile, image à la portée du plus chétif intellect, le Souverain Maître y peint tous les traits de sa vie souffrante. L’âme en reçoit l’impression et passe par les mêmes douleurs, depuis la Nativité jusqu’à la Mort sur le Calvaire, avant que de monter pour ses noces avec Notre-Seigneur le Thabor de la Transfiguration. Elle acquiert ainsi le goût de la Croix, dont saint Matthieu a pu dire que sans lui l’on n’a pas le goût de Dieu. « Je ne me trouvais nulle part si bien, écrivait sainte Thérèse, que lorsque je l’accompagnais en esprit dans le Jardin des Oliviers. » Ne vous étonnez plus, Monsieur, si ce goût fait trouver plaisantes et agréables les choses même les plus amères.

— Tiens, tiens !… fit M. de Mazan, de qui le visage s’illumina d’une flamme inquiétante. Mais nous en reparlerons tout à l’heure. En attendant, l’Abbé, puisque tu es là pour me jouer de la musique, je serais désireux d’entendre un cantique de cette Marie Alacoque au nom de cuisinière dont tu me rebats les oreilles.

— Volontiers, dit l’abbé. Allons mes chéries, reprit-il en accordant sa guitare et en s’affermissant sur le coin de la table où il s’était hissé sans façon, prenez le la, et chantons le Cantique en l’honneur du Saint-Sacrement. J’en voudrais remanier quelques vers, mais je crains d’attenter à la naïveté de ce morceau qui me touche plus qu’une ode de Pindare ou de son rival M. Lebrun. Ce fut cette nouvelle Sapho, Monsieur, qui souhaitait « de mourir en aimant »…

— Pourquoi Sapho ? interrogea M. de Mazan.

— Sapho, par l’accent passionné de ses idées, Monsieur, et encore parce qu’elle se précipita dans l’Abyme, entendez celui de l’Amour divin. Cela ne se peut comprendre autrement, et je m’étonne…

— Assez ! J’écoute, interrompit M. de Mazan. Mais, moi, je redoute, l’Abbé, que tu n’entendes rien à la Poésie !

Là-dessus, l’abbé donna victorieusement le signal, et le quintette fit retentir la Chambre de Torture.

Je suis une biche harassée
Qui cherche la source d’amour ;
La main du Chasseur m’a blessée,
Son dard me brûle nuit et jour.


Souffrir, aimer, c’est mon délice,
Je ne veux plus d’autre plaisir ;
Tout le reste m’est un supplice :
Aimer, souffrir, c’est mon désir !

Perdez-moi en vous, ô ma Source,
Comme une goutte dans la mer !
Mourir ou aimer sans ressource,
Car tout le reste c’est amer !

Je suis pure quand je vous touche,
Vos baisers font la sainteté,
Et quand mon cœur vous sert de couche,
De joie il est tout transporté.

L’amour m’a fait un épithème
Qui me blesse et me fait languir ;
Bien que ma douleur soit extrême
Je ne voudrais pas en guérir !

— Cela n’est pas trop mal pour une nonne ! fit M. de Mazan lorsque tout le monde se fut rassis. Toutefois, plus que les hiatus, chevilles et faiblesses d’expression, cet épithème me soulève le cœur ! Sans doute, la vieille biche énamourée a-t-elle écrit ces carmes à l’infirmerie durant qu’on lui posait un cautère… Néanmoins, je vous remercie, mes enfants : vous chantez à ravir !…

— Monsieur, dit l’abbé, les mystiques nomment cautère, et par analogie épithème, le remède qu’emploie l’amour pour guérir les plaies qu’il a faites à l’âme, et que l’on appelle touches divines. Mais entendons-nous derechef : à la vérité, Monsieur, ce remède ne guérit l’âme qu’en entretenant ses blessures, de façon que l’âme ne soit plus qu’une plaie universelle. Alors, toute changée en plaie d’amour, l’âme est guérie… Connaissez-vous, Monsieur, le cantique de saint Jean de la Croix qui célèbre les agréments doux-amers de ce cautère :

O cauterio suave !
O regalada plaga !
O mano blanda ! O toque delicada !…

— Tout cela est fort curieux, interrompit M. de Mazan, et je me sens une furieuse propension mystique. Ça, verse à boire, l’Abbé, Tonnerre de Dieu !… Si je ne t’avais vu sabler en cachette, tu aurais droit à un verre, et, de plus, je crains que tu ne sois ivre trop tôt.

« Mais vraiment, continua-t-il, en prenant Raton sur ses genoux et la berçant traîtreusement, puisque souffrir est un délice, et qu’il faille être remise sur la Croix du Sauveur pour mériter ses caresses, que ne referions-nous ici, où les croix ne manquent point, le tableau de la Passion ! Tu te mettrais toute nue, et je te lierais au chevalet par les bras et les jambes. Peut-être même pourrions-nous essayer d’un petit clou ou deux, en ayant soin de ne pas briser les phalanges métacarpiennes. Celles-ci… J’ai sur moi un onguent plus humain que l’épithème mystique ; il cicatrise les blessures en quarante-huit heures, et fait qu’elles ne laissent point de traces au bout de quelques jours. La Boiteuse jouerait le rôle du Bon-Larron, duquel j’ai idée qu’il boitait, et notre abbé celui du Mauvais, qui devait être ivrogne et discoureur. Pour la peine, on lui entonnerait du vin à tire-larigot. Il en compisserait ses jambes velues et crasseuses, que j’aimerais rompre à coups de barre, ses jambes en manches de veste ! Il s’en ferait péter la vessie, de ce vin, et vous en éclabousserait de sang et d’urine ! L’Attisée, la Grasse et la Pâle ont l’air assez crapuleux pour figurer les soldats et lâcher quelques propos immondes. Elles pourraient, auparavant, nous régaler d’une Fustigation, et vous cracher à la gueule !… Allons, je vais faire monter toute la maison, y compris les paltoquets qui liment au-dessus de nous des pourritures inertes. Quoi ! je paierai leurs passes, leurs soupers, leurs bouteilles… Nous aurons ainsi des figurants, et si la canaille nous manque, j’en enverrai chercher dans la rue : des oublieurs, des maquereaux, des décrotteurs, des savoyards, des filous, des gadouards, le Guet même… Quant à moi, je serai Joseph d’Arimathie, gentilhomme somptueux et fort distingué, de plus, grand amateur de parfums et d’aromates, qu’il tirait des Grandes Indes par processions de dromadaires, et conservait en des vaisseaux d’or et d’argent. Quant tu seras censément à l’agonie, souviens-toi de crier : Tout est foutu !… Je t’ensevelirai dans un cercueil que j’aperçois, et qui doit être plein de crottes de souris. Après, eh bien, après, je te ressusciterai devant tout le monde… Allons, mets-toi nue avec la Boiteuse, et que l’on me sonne la Mère ! Toute nue, je te dis, toute nue ! hurla M. de Mazan en plantant Raton devant lui. Me faut-il t’y mettre, par le Sacré nom de…

— Arrêtez, Monsieur, arrêtez ! Vous ne ferez pas cela ! cria l’abbé qui, depuis quelques instants, ne songeait plus à boire. Jusqu’ici, je vous ai laissé parler, croyant que votre imagination dévergondée jetait son écume et déversait son trop-plein. J’espérais qu’ensuite vous retrouveriez le calme sinon la sagesse, me souvenant du conseil d’Aristote : Quant une passion vous gêne, faites-en une tragédie. C’était une tragédie que vous rêviez tout haut, Monsieur, ou plutôt une de ces pièces barbares que les âges gothiques jouaient sur le parvis des églises, et que l’on appelait des Mystères, à la différence que la vôtre n’était que blasphème et parodie. J’ajoute que vous ne croyez pas plus à Dieu qu’aux sorcières et au Diable…

— Monsieur le Cuistre, répondit M. de Mazan, que les sept millions quatre cent cinq mille neuf cent vingt-six diables et leurs soixante-douze princes vous emportent, s’ils existent ! Je trouverais plaisant que vous vous opposassiez à nos volontés quand pour les accomplir sans entrave nous avons versé cinq cents livres sonnantes et trébuchantes à l’honorable maquerelle de céans. Si toutefois cela le gêne, après la déclaration que nous venons de lui faire, il sera toujours loisible à Monsieur le Factoton de Lupanar de se retirer.

— Sans nul doute, Monsieur, répliqua l’abbé en sifflant comme une couleuvre. Mais ce sera pour vous dépêcher quelques personnes de ma connaissance, d’un caractère assez complaisant, qui auront tôt fait, n’en doutez pas, de vous mettre à la raison.

— Qu’est-ce à dire, drôle ? s’écria M. de Mazan qui se leva de table et marcha les poings fermés contre son interlocuteur. Voilà que l’on ose menacer ?…

— Encore un mot, Monsieur, s’il vous plaît, fit l’abbé Lapin en l’attendant de pied ferme, sans toutefois se départir d’une ironique politesse. Oserais-je vous demander des nouvelles d’une femme Rose Keller, lardée de coups de canif, le mardi de Pâques 1768, et cruellement pansée à la cire d’Espagne ? C’était dans une petite maison d’Arcueil. La malheureuse put, dit-on, se soustraire à son bourreau en descendant toute nue par la fenêtre, grâce aux draps de lit qu’elle y avait attachés. M’informerai-je encore de plusieurs personnes assez incommodées par des pastilles de Fronsac, l’an de grâce 1772, à la fin d’un bal qui se donnait à Marseille et que l’aurore vit se terminer en Lupercales et défenestration ? Et de plus, si vous le connaissez, comme j’ose le croire, Monsieur, d’un condamné à mort par contumace, qui fut appréhendé en Piémont, puis enfermé au fort de Miolans, sur la double requête du Parlement d’Aix et de Mme la Présidente de Montreuil, sa très-honorable et très-infortunée belle-mère, que Dieu réconforte et tienne en sa sauvegarde ?

— Ce badin en état d’ébriété plus ou moins mystique a des imaginations singulières ! fit M. de Mazan qui s’était arrêté net et montrait des signes d’inquiétude, malgré le sourire contraint de ses lèvres minces et méprisantes. Que nous chantes-tu là avec ta quidane cachetée à la cire d’Espagne, ton quidam sous les verrous, ta belle-mère et ta grâce de Dieu ? Au diable !…

Pouvez-vous, Monsieur de Mazan, que l’on appelle le Divin Marquis, bien que vos titre et nom véritables soient ceux de Comte de Sade, nom célèbre en Vaucluse pour avoir été mieux porté, outre deux prélats que je vénère, par l’immortelle Laure de l’immortel Pétrarque, pouvez-vous, dis-je, continua l’abbé, imperturbable, me donner des nouvelles du fugitif de Miolans et de l’épouse admirable de constance, de courage et d’abnégation, hélas ! qui le fit évader, hélas ! en compagnie de son bardache ?

— Te tairas-tu maraud !

— Elle est en ce moment à Saumane, en Provence, où elle lamente sur votre indigne abandon, et prie Dieu qu’il vous ramène. Mais je crains fort, Divin Marquis, qu’elle ne vous perde tout à fait. Oui, que, malgré la grâce du Roi, on ne vous renferme en Piémont ! Vous y trouverez, d’ailleurs, de quoi vous vêtir sans indécence : n’avez-vous pas oublié, Monsieur, dans les commodités de l’appartement, si j’ose dire, votre belle redingote couleur d’aurore et votre chapeau noir bordé d’angleterre ? M. le Gouverneur sera aux anges de vous revoir, malgré la fâcheuse plaisanterie de votre départ précipité, un tantinet périlleux… Mais quelle imprudence ce fut à vous, Monsieur le Comte, d’avoir conservé ce nom de Mazan sous lequel vous figurâtes sur l’écrou à la demande d’une maison sans tache qui ne devra d’être salie, que dis-je ! barbouillée, qu’à vos turpitudes de Bas-Empire, ou, qui plus est, qu’à votre lâcheté sans égale ! N’est-il pas dit dans Claudien :

Cuncta ferit, dum cuncta timet.

« Il frappe tout, parce qu’il craint tout ? ».

— Ah, coquin ! fit le pseudo M. de Mazan, qui tira son épée et en présenta la pointe. Ah, coquin ! tu m’as joué, tu bois mon vin et tu m’insultes ! Mais tu me laisseras partir, sinon je découds ton sac à tripes et te renfonce du pommeau tes fariboles dans la gorge !…

Raton s’était précipitée entre le fer et l’abbé Lapin qu’elle accola des deux bras, durant que ses compagnes, dans un grand tintamarre de chaises renversées, de bris de verres et de carafons, couraient chercher la Mère en poussant des cris affreux.

L’obstacle que formait Raton devant son ami permit au forcené de prendre la fuite. Aussi bien, qu’aurait fait l’abbé, sans autre parade que la fragile guitare, que, cependant, il agitait comme une massue ?

— Or, ça, fit la Gourdan, quel est ce remue-ménage ? Encore du bruit dans ma maison ? C’est toi, l’Abbé, la cause que l’on tire l’épée ? Mais quoi ! M. de Mazan n’est plus ici ?…

— Ton M. de Mazan, répondit l’abbé délivré d’une étreinte filiale qui ne laissait pas de l’oppresser, n’est autre que M. de Sade, lequel s’est évadé de Miolans avec la même facilité qu’il vient de gagner la guérite, et contre qui l’on produit des ordres sévères. « Je verrai, Madame, si je vous dois présenter mes salutations dans le moment que j’aurai à prendre congé. » Eh bien, qu’en dis-tu ?… Mais ne voulait-il pas crucifier Raton ? Sans moi, c’eût été d’un autre scandale ! Allons, fais-moi donner mon chapeau. Le temps presse !

— Le temps presse, avant tout, que je connaisse les détails de cette affaire, l’Abbé. Quoi ? tu ne penses pas te mesurer avec un homme de qualité ? Que veux-tu faire de ton chapeau ? Un bouclier, un charme contre les bottes ? Il a laissé le sien, que je vois…

— C’est une habitude, dit l’abbé.

— Avec ou sans chapeau, tu m’as l’air d’un furieux provocateur !

— Trêve de sarcasme ! J’irai dénoncer ce chenapan.

— Serais-tu de la police ? interrogea la Mère avec anxiété.

— Parbleu ! dit l’abbé.

— Ah, chien ! dit la Mère.

— Ah, chienne ! dit l’abbé… Malgré tes frayeurs vraies ou feintes, n’en es-tu pas toi-même, comme jadis la fameuse Fillon qui découvrit au Cardinal Dubois la Conspiration de Cellamare ?… Ciel ! que le monde est plaisant : l’on y vit dans la crainte de la délation, chacun, parlant de son voisin, dit tout bas : « Il en est. » Mais, en vérité, pas un qui n’en soit, depuis le décrotteur jusques au courtisan, en passant par le tirelaine !

— Cependant, l’Abbé, tu ne vas pas soutenir que celui-ci en soit.

— Il n’en est pas pour l’instant, mais, à coup sûr, il en sera plus tard, quand il aura dissipé sa fortune et pratiqué pendant cinq lustres le régime des prisons, comme il ne peut manquer d’advenir.

« Oui-da, reprit l’abbé, le siècle est une association policière où les Princes ne sont que figures sans puissance, sans autorité ni assiette personnelles, au point qu’on leur pourrait substituer les emblèmes gigantesques d’un Œil et d’une Oreille. Pourtant, tout est bien ainsi : je dis qu’il faut que l’un surveille l’autre dans ses moindres propos et le dénonce sans répit, car les hommes sont si méchants, si pervers que la Main de Dieu qui gouverne les astres, soulève, apaise et contient dans ses bornes le docile Océan, mesure l’exacte précession des équinoxes et le juste retour des saisons, est trop vaste et magnanime pour une chétive république de guêpes qu’irritent les lois de l’Harmonie.

— Il existe aussi des mouches noires, dit la Mère, jouant sur le mot, et secouant drôlement l’abbé par le nez. Allons, adieu, cher Abbé Mouche, mouche hérétique, mouche du coche, mouche parasite, mais sans venin, mouche étourdie qui te repais des contraires, mouche au bourdonnement de guitare, mouche qui me fait mourir de rire !…

— Confesse au moins ton secret devant que de passer ! dit l’abbé qui frotta son nez coralin, où le pouce et l’index de la Gourdan avait laissé deux marques blanchâtres.

— Heu !… fit la Mère. Mais tiens, avec ton chapeau crasseux dont on ferait une soupe grasse aux détenus du Châtelet, prends toujours ce louis pour ta musique…

— Ce sera les gants de Raton, dit l’abbé après avoir lampé un verre de vin mousseux qu’il guignait depuis un instant, car ton gentilhomme d’escampette ne laisse rien à personne, sinon le chapeau que je prends pour moi, puisque le mien m’attire tes offenses…

XIII


L ’abbé Lapin se montrait plus empressé, plus officieux encore envers Raton depuis l’exécrable discours du Divin Marquis, que Raton lui savait gré d’avoir interrompu si courageusement Il tâchait, par une tendresse déférente, de le lui faire oublier. Ce n’était entre eux qu’effusions mystiques auxquelles se mêlait la Boiteuse dans la mesure de sa bonne volonté. L’on voyait, chaque jour, après le concert liturgique ou la lecture édifiante, ces trois êtres se retirer dans un coin du salon pour s’entretenir de choses étrangères à la terre. La Boiteuse, du moins, se contentait de verser des larmes en regardant couler celles de son amie et de l’abbé Lapin ; à vrai dire, il en tempérait la douceur par la trompette éclatante qu’il tirait de son nez dans son mouchoir. Elle tentait, la tendre Boiteuse, de se rappeler à l’attention de la Belle en couvrant de timides baisers l’épaule qui soutenait sa tête. La charité de Raton ne méprisant pas ces caresses, la sainte fille descendait de temps à autre des régions séraphiques pour flatter de la main la gorge de cette Nicole qui lui signalait sa présence à la façon d’un chien fidèle. À l’écart, la harpe et le clavecin égrenaient en sourdine des airs où le sacré se mêlait au profane ; les voix des pensionnaires soupiraient l’un et l’autre amour. Parfois, ces Sylphides dansaient avec discrétion. En voletant, leurs écharpes de gaze figuraient des ailes et suscitaient dans le naïf esprit de la Boiteuse l’image des anges dont elle entendait parler.

Une inquiétude, cependant, voire un tourment véritable, relançait Raton au milieu de ces paisibles entretiens : son Divin Maître ne lui apparaissait plus ! Surtout, elle se consumait dans l’attente de la touche divine qui l’avait si profondément troublée devant le portrait de M. le Duc, et elle se répétait ces vers de Marie Alacoque, dont elle savourait la suave amertume :

L’Amour m’a fait un épithème
Qui me blesse et me fait languir,
Bien que ma douleur soit extrême
Je ne voudrais pas en guérir !

— Raton, lui expliqua l’abbé, il ne convient pas de désespérer de Dieu. La privation de la grâce qu’il t’a faite n’est que temporaire. Il veut par là t’exciter à un plus grand amour et te soumettre à l’épreuve qui dispose à l’union extatique, mais souviens-toi que l’amour de Dieu te sera toujours un mélange de suavité et de douleur. Saint François de Sales en a laissé un tableau charmant qu’il me plaît de te retracer.

« Les grenades, dit-il, par leur couleur vermeille, par la multitude de leurs grains bien serrez et rangez, et par leurs belles couronnes, représentent naïfevement la très-saincte charité toute vermeille, à cause de son ardeur envers Dieu, comblée de toute la variété des vertus, et qui seule obtient et porte la couronne des récompenses éternelles. Mais le suc des grenades, qui, comme nous sçavons, est si agréable aux sains et aux malades, est tellement meslé d’aigreur et de douceur, qu’on ne sçauroit distinguer s’il resjouyt le goust, ou bien parce qu’il a son aigreur doucette, ou bien parce qu’il a une douceur aigrette. Certes, Théotime, l’amour est ainsi aigre-doux, et tandis que nous sommes en ce monde, il n’a jamais une douceur parfaitement douce, parce qu’il n’est pas parfait, ny jamais purement assouvy et satisfait ; et néantmoins il ne laisse pas d’estre grandement agréable, son aigreur affinant la suavité de sa douceur, comme sa douceur aiguise la grace de son aigreur. »

« Quant à l’union dont je te parlais, reprit l’abbé, elle n’est, elle-même, que le prélude des noces éternelles. Alors, comme les quatre Catherine, Catherine de Sienne, Catherine de Bologne, Catherine de Ricci et Catherine d’Alexandrie, martyre, tu verras la bienheureuse Vierge Marie te présenter à son Divin Fils. Environné d’une légion d’anges musiciens rangés avec ordre, escorté de saint Jean l’Évangéliste, de l’apôtre Paul et de Marie-Madeleine, le Bien-Aimé te passera au doigt un anneau d’or enrichi de perles ou de diamants, mais qui ne restera visible que pour toi seule. Peut-être même recevras-tu, à l’exemple de la sainte bolonaise, un baiser du Sauveur sur la joue. Elle en sera colorée, même après la mort, d’une rougeur pudique et charmante, elle en répandra un parfum délectable, et ton âme se fondra de plaisir comme la cire au soleil. Le glorieux Époux renouvelle parfois ce mariage spirituel. Sainte Thérèse nous apprend, avec les Pères et les Docteurs, que, dans le Sixième Degré de Contemplation, la cérémonie s’ouvre par la visite de l’auguste Trinité au centre même de l’âme. Mais, c’est, pour ainsi dire, la consommation de la vie mystique, car la vision béatifique, qui est le Septième et dernier Degré de Contemplation, est la pleine jouissance de l’essence divine, soit la confusion de l’âme avec Dieu.

» Sans nous attarder à la vision de Mme Guyon que condamna M. de Meaux, si contraire au Quiétisme, et dans laquelle Notre-Seigneur lui offrit de partager une couche conjugale ; sans nous arrêter davantage à celle de sainte Christine, abbesse de Saint-Benoît, qui se livra avec Lui à l’acte d’amour, cum Christo copulata est, il faut compter, continua l’abbé, trois mouvements différents et successifs de l’âme dans cette ascèse, cette ascension vers son Créateur, ainsi que nous l’enseigne saint Denis l’Aréopagite : un mouvement circulaire, un mouvement droit, et un mouvement oblique…

— Raton, cria la Gourdan qui passait sa tête rouge de colère par l’entre-bâillement de la porte, je devrais te mettre huit jours au service des vieux !… Comment ! reprit-elle en se précipitant, j’ai sonné, tout le monde est à son poste, et c’est justement toi que l’on choisit !… Il faut que ce soit M. Nicolas, un auteur qui a fait un livre sur les maisons, pour que la tenue de la mienne laisse à désirer !… Tiens ! mets ces bas et chausse ces mules : c’est son goût. Et toi, grosse imbécile, dit-elle à Nicole, tu paieras pour deux : Je t’inflige quinze jours !

— Mère, dit l’abbé, pendant que Raton, le pied sur la cuisse de la Boiteuse, enfilait un bas de soie à coins d’or et le tirait avec application, tu te donnes trop de tintouin pour M. Nicolas qui paie des prix dérisoires, sous prétexte qu’il est l’auteur de ce Pornographe dont tu parles, et qui ne tend à rien de moins qu’à confier à l’État le gouvernement et la surveillance de ta maison. Je connais fort bien M. Nicolas, que l’on surnomme le Rousseau du ruisseau des Halles. On le voit rôder de nuit dans le Palais-Royal, le visage à demi caché sous le pan d’un manteau à collet, et le chapeau rabattu sur ses yeux de hibou. Inutile d’ajouter que ce spectateur nocturne est de la police…

— Tais-toi, Lapin ! répliqua la Mère avec humeur. N’en sommes-nous pas tous, comme tu le disais l’autre soir ? Tu crains peut-être qu’il ne vienne s’informer de certain éventail… Allons, Raton, es-tu prête, mon enfant ?…

Assis sur le sopha du boudoir, M. Nicolas attendait en griffonnant un cahier de papier sale sur ses genoux. Il y mettait une célérité prodigieuse, ne s’arrêtant d’écrire que pour tremper sa plume dans l’écritoire de corne qui lui pendait sur l’estomac au bout d’un cordon de cuir tressé, ou essuyer sous son bras cette plume infatigable avec la rapidité d’un magot qui se gratte. Dans cette occupation, on l’eût pris pour un greffier si son habit de gros bergopzoom vert à glands et à brandebourgs ne lui eût donné l’air d’un cocher de bonne maison. Lorsqu’il releva la tête, il montra un visage grêlé, mais illuminé par deux yeux magnifiques, où se lisait l’égarement du génie, à moins que ce ne fût celui de la lubricité.

— Encore un instant ! fit-il, après avoir détaillé Raton des pieds à la tête. Le temps de terminer le 23e chapitre de la Première Partie de mon Paysan Perverti, qui formera quatre volumes en huit parties, d’environ 1.200 pages, le tout orné d’excellentes gravures en taille-douce, au prix de huit livres broché. On trouvera dans cette production le simple, l’attendrissant, le sublime, le terrible ; le vice y sera hideux, la vertu comme elle est assise devant le trône de Dieu. On y verra la naïveté, l’innocence, la perversion, la volupté, la débauche, le remords, la pénitence, une conduite admirable digne d’un saint et d’une sainte. Enfin, l’ouvrage s’achèvera par un plan d’association de laboureurs, qu’il serait à souhaiter que les suzerains-féodistes introduisissent dans leurs terres. Encore un instant, dis-je, que j’écrive ce 23e chapitre, qui est la lettre de l’infâme Gaudet d’Arras à Mlle Manon !…

Malgré son indifférence et sa passivité, Raton ne put s’empêcher d’être étonnée de ce langage débité avec feu, mais auquel elle ne comprenait rien, sinon qu’il s’agissait d’un saint, d’une sainte et du trône de Dieu. Toutefois, la triste expérience qu’elle avait retirée de son commerce avec M. Peixotte et M. le Comte de Sade ne lui faisait rien augurer de bon. Elle s’étonnait encore que l’étrange personnage pût s’occuper de deux choses à la fois, écrire, et lui caresser les hanches de sa main gauche qui remontait continuellement à la taille, comme pour s’assurer de son étroitesse. Debout contre lui, Raton contemplait sa figure, que le front large et découvert, les sourcils broussailleux, le nez aquilin, fort et un peu dévié, la bouche épaisse et relevée aux coins rendaient semblable à celle du Satyre forçant une Nymphe que le Financier l’avait contrainte de remarquer naguère.

M. Nicolas ne tarda pas à la convaincre d’une ressemblance qui lui faisait honneur, ayant achevé la lettre de l’infâme Gaudet d’Arras, revissé l’encrier de son écritoire et remis sa plume dans l’étui. Mais Raton se souvint plutôt de M. Poitou, qui montrait tant de vigueur et d’impétuosité…

— Ma chère enfant, fit M. Nicolas, sans prendre la peine de se rajuster, je m’excuse, encore une fois. Il me vient une idée pour le 24e chapitre qui ouvre la Seconde Partie. C’est la lettre d’Edmond à Pierre, quand Ursule arrive à la ville. Il y doit être question de Mme Parangon, que j’ai beaucoup aimée.

Et M. Nicolas se remit à écrire, dans la même posture où Raton l’avait trouvé, à la différence qu’il appuyait son cahier sur ses cuisses nues et que sa culotte lui tombait aux pieds. Au bout de quelques minutes, M. Nicolas referma l’écritoire qui ne le quittait ni de jour ni de nuit.

— L’acte sexuel, fit-il, éclaircit et suggère les idées, à condition que l’on évite les gestes antiphysiques de la mamillation, de la fellation et autres turpitudes qui ne sont que trop répandues ! Il nous libère, en même temps, des désirs, des imaginations qui nous offusquent l’esprit et causeraient en son centre les plus graves désordres si nous dussions les conserver. C’est une matière sur laquelle j’ai omis de disserter, hélas ! dans mon Pornographe, ce plan de législation de Cythère. J’aurais pu dire que vous êtes les plus précieuses collaboratrices du penseur, de l’homme de lettres célibataire, et que, par une grâce d’État, il devrait être dispensé de vous payer, ou plutôt de verser à la matrulle ce que le commun des frivoles mortels est tenu de lui remettre. Car si le Guerrier trouve dans la femme sa récompense naturelle, il serait juste, derechef, que le Philosophe bénéficiât des mêmes prérogatives et fît valoir des nécessités plus impérieuses. Quand je pense que je dois encore mettre au jour, entre cent autres qui me tiennent moins à cœur, les quarante-deux volumes des Contemporaines et les treize volumes de mes mémoires, auxquels il faut ajouter les cinq du Drame de la Vie et les cinq autres de la Philosophie de M. Nicolas, leur supplément indispensable, soit vingt-trois tomes pour ledit ouvrage, je suis véritablement effrayé de l’argent que je devrai prélever sur ma nourriture ! Il pourrait, à lui seul, me procurer une ferme à Sacy, mon pays natal, où mon père avait du bien !… Mais à quelle sujétion notre métier nous oblige, ma pauvre enfant ! reprit M. Nicolas pour faire excuser l’incivilité de sa graphomanie : il nous faut écrire au retrait, à table, en fiacre, voire nous arracher aux bras de celles qui nous apaisent et nous fécondent. Les Danaïdes et leur tonneau, Sisyphe et son rocher avaient plus de répit que nous autres ! Seigneur, prenez pitié ! Accordez-moi encore trois vies humaines, pendant lesquelles je ne vivrai que de souvenirs, que j’aie le temps de coucher par écrit tout ce que vous avez mis dans mon cœur et dans ma tête ! Tout, dis-je, jusques à Mes Affaires et Mes Maladies !…

« Le joli pied ! La jolie chaussure ! fit-il sans transition, et en portant à ses lèvres la mule de Raton. Enfant, j’étais déjà sensible aux charmes d’un pied mignon, d’une chaussure délicate, d’un bas bien tiré. N’ai-je pas failli m’évanouir en contemplant la mule en maroquin noir de Sœur Marguerite, qui, les jambes croisées, épluchait une salade après vêpres ! La gracieuse mule ne tenait que par la pointe de l’orteil. Je la volai, quelques jours après, dans le dessein de la mettre au pied enchanteur de Jeannette Rousseau… Jeune homme, la vue du pied de Mme Parangon dans son soulier de droguet blanc me porta aux extrêmes, je veux dire au viol, et cet objet de ma passion que je conserve sous globe, qu’on le mette dans mon tombeau !… Plus tard, la mule rose d’une jeune personne de la rue Montorgueil me fit écrire le Pied de Fanchette, qui eut cinq éditions, et dont le succès m’engagea de quitter l’imprimerie où je composais directement mes livres à la casse, sans les coucher sur le papier comme aujourd’hui. C’est un goût très ancien que celui de la chaussure, que je possède presque au même degré que celui de la taille fine. Son ancienneté me garantit contre l’accusation d’extravagance et de manie que mes censeurs et les « petits puristes » ne manqueront point de me jeter à la tête. Sais-tu que l’éclat du brodequin de la belle Judith éblouit Holopherne ? La courtisane Dorique, qui vivait au temps de Sapho, dont elle avait, dit-on, le frère pour amant, dut à son pied de séduire un roi, et de mériter une pyramide en guise de tombeau, ainsi que nous l’apprend Strabon, qui l’avait vue.

« Quelle charmante histoire que celle de la fortune de Dorique ! Elle prenait son bain sur les bords du Nil, à Naucratis, qui vit naître Athénée. Une aigle fascinée par ses socques brillantes en enlève une, la transporte à Saïs et la laisse tomber sur les genoux du roi Psammis. Ému jusqu’au fond du cœur par sa petitesse, le roi publie qu’il donnera une récompense à qui lui amènera la propriétaire de ce soulier. Dorique se déclara d’elle-même et l’essai public de la chaussure se fit au milieu d’une cérémonie solennelle qui se perpétua sous le nom de Fête du Soulier.

» Je ne te rappellerai pas la pantoufle de vair de Cendrillon, que tout le monde connaît, continua l’intarissable M. Nicolas, parlant surtout pour lui-même, mais de Lucius, qui, dans le dessein de plaire à Claude, sollicita de Messaline, dit Suétone, qu’elle voulût bien se laisser déchausser par lui. Ayant ôté le soulier droit, il ne cessa de le porter entre sa toge et sa tunique. Il le baisait quelquefois…

Sur ces mots, M. Nicolas rebaisa la mule de Raton, l’engloutit furtivement dans ses basques, et témoigna, pour la seconde fois, que, malgré la quarantaine, il ne lui était pas encore temps de renoncer aux passions…

— J’ai coutume, dit M. Nicolas qui se mit sur son séant après avoir repris haleine et s’être muni de son nécessaire d’écrivain, j’ai coutume de m’enquérir auprès des Prêtresses de la Volupté des particularités de leur vie : j’en veux élever un monument impérissable. Il arrive, le plus souvent, que leurs confidences les inclinent à me demander des conseils, ou bien à moi d’en donner. Puissé-je ainsi me rendre utile à la Société, en lui ramenant des êtres qui semblaient perdus pour elle ! Puissé-je mériter de l’État autant et même plus que l’abbé de l’Épée et l’abbé Sicard, qui ont fait entendre les sourds et parler les muets ! Je l’écrirai quelque part : Ce n’est pas le Vice que j’honore, mais la Vertu dans le Vice. Car il s’agit moins de vous faire renoncer à votre profession nécessaire, que de vous apprendre à contenir les hommes dans la route de la Nature, sans qu’ils s’égarent dans les sentiers de l’ignominie, où la débauche leur fait perdre le sens moral et la santé. Les courtisanes grecques…

» Mais, au fait, ma belle, reprit M. Nicolas, tenant sa plume prête à courir, je ne veux pas abuser de tes instants. Pendant que tu feras toilette, tu me diras quel est ton nom, ton âge, ton pays, et quelles furent les circonstances qui t’incitèrent à trafiquer de tes charmes.

Assise sur le petit meuble de bois des Îles, Raton répondit à M. Nicolas ce qu’elle avait coutume de répondre, et qu’elle était de Balleroy, près de Bayeux.

— Ciel ! s’écria M. Nicolas en sautant de sa couche, sa culotte sur les talons, et renversant sur lui son écritoire, tu ne peux être que l’enfant de cette Sibylle Argeville que je connus le 11 janvier 1756, lors de mon arrivée à Paris ! Embrasse-moi comme un père, car tu es ma fille ! Et rendons grâce à la Providence, dont les voies sont obscures et détournées ! Mon enfant ! ô mon enfant ! sanglota M. Nicolas en serrant Raton contre son cœur, non sans souiller d’encre le tricot de soie rose-chair, ni sans culbuter le petit meuble qui leur inonda les pieds.

Ils demeurèrent ainsi quelques instants. Émue malgré elle de cette paternité soudaine qui ne laissait pas, toutefois, de manifester le signe indubitable d’un trouble charnel, Raton n’osait encore poser de question. D’ailleurs, M. Nicolas la pressait si étroitement qu’elle s’en fût trouvée bien empêchée. Enfin, M. le père, agité de quelques soubresauts et poussant un profond soupir, dénoua son étreinte et conduisit vers le sopha sa fille déconcertée. À cause de sa culotte qui entravait ses pas, il le fit avec une hésitante gravité.

— Ô mon enfant, ma vue se brouille et mon pas chancelle ! murmura M. Nicolas en se rajustant d’un tournemain devant que de s’asseoir. Qui m’aurait dit que je retrouverais ici la fille de Sibylle Argeville, la première courtisane que j’obtins pour un écu, mais qui n’en était pas moins la plus belle et la plus intéressante des femmes, après Jeannette Rousseau et Mme Parangon, si la mémoire ne me défaut point pour les autres ? Depuis le début de notre entretien, je cherchais à me rappeler à quelle époque de ma vie j’avais rencontré un visage si semblable au tien. Et voilà que je suis subitement éclairé par ce nom de Balleroy, car Sibylle était de Bayeux ! En outre, l’âge que tu portes, dix-huit ans, correspond à la date que je t’ai dite, 1756 !

— Cependant, répliqua Raton, permettez-moi de vous rappeler que je suis une enfant trouvée, et qu’il y aurait peu de chance que ma mère eût pu cacher son état dans le pays même. Et comment n’aurait-elle pas été reconnue par l’un ou par l’autre quand elle me déposa dans le courtil de ma nourrice adoptive ?

— Enfant ! répondit M. Nicolas qui pressait sa fille contre lui, Sibylle te fit porter à Balleroy, car elle ne quitta point Paris. Elle te confia à une de ses amies, et pensa que le voisinage d’un château ferait peut-être qu’une grande dame brehaigne — elles le sont, hélas ! trop souvent — t’élèverait à ses frais. On en a vu reconnaître comme les leurs des enfants d’autrui pour la transmission du titre ou de la fortune. En un cas moins chanceux, Sibylle savait qu’au village les mœurs sont plus naïves, la vie moins coûteuse, les êtres plus compatissants. C’est ce dernier qui s’est rencontré.

« Non ! s’écria M. Nicolas, cela n’est pas douteux ; la voix du sang ne saurait mentir, et je suis physionomiste comme Lavater ! Je me souviens, à présent, que tu fus inscrite et baptisée sous le prénom de Reine, en souvenir de Reine Miné, cette jolie blonde de Sacy qui se chaussait si bien et qui m’embrassait à gogo quand j’étais enfant. Maintenant, il importe que tu connaisses ton ascendance. Je suis, moi, Nicolas-Edme Restif, dit de la Bretonne, dit Monsieur Nicolas, fils d’Edme Restif, surnommé l’Honnête Homme, et de Barbe Ferlet-Bertro, soit le soixante-septième depuis le Sérénissime Empereur Pertinax, successeur de Commode, et dont le nom de Pertinax, en latin, donne en français rétif ou têtu. Nous descendons aussi du bâtard Carlomanus Pertinax, petit-fils de Charlemagne. Ce bâtard prit de grandes privautés avec Judith, seconde femme de Louis-le-Débonnaire. Il en eut l’historien Eginhardus-Pertinax, qui engendra Robertus Pertinax, qui fut poète, lequel engendra Théodoricus Pertinax, qui fut imbécile, lequel engendra Recardus Pertinax, un fol, lequel engendra Gontrammus Pertinax, qui fut ramoneur, lequel engendra Rodericus Pertinax, qui fut palefrenier, lequel engendra Gondemarus Pertinax, qui fut pédicure, lequel engendra Ordonius Pertinax, qui fut médecin empirique, lequel engendra Ramirus Pertinacissimus, qui fut comme son père. Pardon, mon enfant, je fais sans dessein une confusion, car il fut bourreau de Paris, de même que son fils Froïla Pertinacissimus, dont le fils débita des tranches de veau. J’en saute pour arriver à Edwinus Restif-le-Têtu Ier, qui fut général et brigand comme de juste, lequel engendra Edgarus Restif II, qui fut comte de Metz. Et, de là, nous devenons fils de putains, saute-ruisseau, galopins, vagabonds, ministres et tire-laine, dont un fut pendu, ce que j’envisage sans honte ni répulsion, car c’est peu de compter un pendu par famille, comme l’a dit à peu près M. le Duc de La Feuillade. N’est-ce pas là, en effet, le meilleur témoignage d’une vertu foncière ?

— Quand je serai Carmélite, interrompit Raton, je prierai Dieu qu’il sauve mon grand-père le pendu. Mais arrêtez ! j’aimerais mieux que vous me parlassiez de ma mère et de vous-même…

— Tu ne veux donc pas entendre la Vie de mon Père, qui fut laboureur ? répliqua M. Nicolas. Heureux l’homme des champs ! il est insensible à l’attrait de la chaussure ; s’il poursuit quelque chose, c’est un lièvre et non pas un pied ravissant ! Mais toi, Carmélite ?… Sans doute, te croyant seule au monde, ma chère enfant, as-tu pensé te jeter dans les bras de Dieu, notre commun Père ? Je reconnais là, du reste, un penchant de notre famille, car mon frère Edme-Nicolas est curé de Courgis, mon frère Thomas lui sert de vicaire, ma sœur Elisabeth est religieuse aux Bernardines de Crisenon, et je fus moi-même novice à l’Hôpital de Bicêtre, dans une association janséniste, sous le nom de Frère Augustin. C’est là que j’aimai Sœur Mélanie Mijot, enfant trouvée comme toi, Sœur Saint-Augustin, grosse maman libertine, fraîche et potelée, Sœur Rosalie Ferret, dite Chou-Chou, que sa mère avait prostituée, et Sœur Pinon, qui me pressait la tête entre ses cuisses. J’ajoute qu’à l’âge d’un an je fus mis sous la protection de l’Enfant-Jésus, et qu’à onze la lecture de la Vie des Saints me donna l’envie d’aller en Turquie pour être martyr. Parlerai-je de l’autel que j’élevai dans un joli vallon, et sur lequel je sacrifiai une alouette à Dieu ?

« Mais à présent, continua M. Nicolas, tu dois songer que je puis te protéger et t’établir. Tu ferais, par exemple, une jolie teinturière. À cet effet, j’achèterais un fonds ou je louerais une boutique. J’aurais enfin un foyer, en remplacement de celui que bouleversèrent ou détruisirent à deux reprises Henriette Kircher et Agnès Lebègue, mes épouses légitimes. Je travaillerais à mes ouvrages, dans l’arrière-boutique, levant les yeux de temps à autre pour contempler, à travers mes douces larmes de père, l’adorable Reine qui est déjà le baume de ma vie et sera la consolation de mes vieux ans avec mes filles Agnès et Marion. Fortunate Senex !… Mais, ô Dieu ! pourquoi nous avoir acheminés l’un vers l’autre par les voies de l’inceste ? Peut-être même, au contraire, en ressentirons-nous plus de tendresse dans nos rapports ?… Embrasse-moi, ô ma fille, ô mon sang ! je vais de ce pas m’occuper de ta nouvelle condition, mettre ordre à mes affaires, et consigner longuement, sur une main de papier frais, la grâce inopinée que le Ciel nous envoie ! À demain, à demain ! dès que tu entendras tintinnabuler les canes de cuivre des laitières…

— Ô mon père ! cria Raton en tendant vers M. Nicolas des bras impuissants à le retenir, ô mon père ! parlez encore, ne vous en allez pas !…

Mais M. Nicolas s’enfuit comme une ombre.

Raton le poursuivit en boitillant. De guerre lasse, elle se réfugia dans le salon où folâtraient ses compagnes, tandis que la Mère et l’abbé Lapin jouaient paisiblement au reversi. À son entrée, l’attention se fixa sur elle, et la stupeur se peignit sur tous les visages.

— J’avais retrouvé mon père, sanglota Raton. Il a disparu sans que je pusse le rejoindre ! Aurai-je la force de l’attendre jusqu’à demain ?…

Malgré la déférente tendresse qu’elles portaient à Raton, ces demoiselles ne surent se tenir de rire, sauf la Boiteuse, qui courut la prendre dans ses bras.

— Ma chérie, fit la Gourdan, comment as-tu pu croire un instant ce que t’a dit M. Nicolas ? Quand j’ai quelque jeunesse nouvelle, renseigné je ne sais comment, il accourt de son repaire, et la reconnaît pour sa fille. C’est une manie qui va jusqu’à l’égarement, comme celle d’emporter une mule et quelquefois les deux. Je vois qu’il n’a pas failli à son habitude… Mais si j’avais su que tu dusses le croire si bien, je l’aurais fait payer davantage, d’autant qu’il a gâté ton maillot d’une façon affreuse !… Voyons, combien sont-elles ici, les filles de M. Nicolas ?

— Je suis, dit la Rusée, celle qu’il fit, en 1754, à Louison Durand, dans le grenier d’un M. Parangon, imprimeur à Auxerre.

— Moi, dit la Pimpante, je suis Hypsipyle, fille d’Omphale-Julie, de Dijon.

— Et moi Bathilde, fille d’Aurore, dit la Mutine.

— Septimanette, fille de Septimanie à la petite mule verte, dit l’Attisée.

— Et moi de Manette Teinturier, dit la Follette.

— Moi de Marianne Geolin, dit l’Éveillée.

— De sa sœur, Jeannette Geolin, dit l’Alerte.

— Moi, dit la Façonnée…

— Il suffit, interrompit la Gourdan, tout mon sérail y passerait, y compris la servante noire, qu’il nomme Esthérette, feignant qu’elle soit la fille d’une Esther qu’un Américain aurait amenée dans son pays. Après, il ne connaît plus personne, et c’est rare qu’il laisse un cadeau. Mais, dis-moi, la Belle, pourquoi a-t-il couvert ton maillot d’encre ? Tu en as les mains toutes noircies et la figure barbouillée ?…

— Quoi d’étonnant ? dit l’abbé. Cet homme n’est lui-même qu’un encrier, et tout lui est prétexte à répandre de l’encre, encore de l’encre, toujours de l’encre !… En vérité il ne manquerait plus que le Comte de Saint-Germain, heureusement à Schleswig, chez le Prince Charles de Hesse, pour qui il fabrique de faux diamants et de l’élixir de longue vie. Cet autre fol, ce Maçon imposteur, lui aussi de la police, eût fait croire à la Belle qu’il avait connu Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ne l’ai-je pas entendu soutenir que le Sauveur était un bon garçon auquel il aurait prédit qu’il finirait mal !…

» Ô Raton ! reprit l’abbé, si tu n’étais une sainte, je dirais que tu es l’image du Poète. Pourtant, je le puis dire, car la sainteté et la poésie vont ensemble, ou se peuvent prendre l’une pour l’autre. Tu vis paisiblement dans ton rêve, ne cherchant noise à personne, et chacun te berne à son gré, car tu es la confiance même, c’est-à-dire la faiblesse. Comme tu es aussi la beauté sans apprêt du cœur et du corps, et que rien n’excite plus la risée, la haine ou l’envie, c’est à toi, justement, pareils aux fourmis qu’attire un gâteau de miel, que viennent les impurs et les pervers pour repaître leurs instincts. Il n’est pas jusqu’au hasard qui ne s’en mêle : il entoure la Candeur de circonstances ridicules ou la colloque avec ses contraires. A-t-elle enfin trouvé refuge parmi ceux qu’elle croyait les siens, qu’on la soupçonne ou la rebute, ou même qu’on la renie. Mais ne riez pas, hommes dérisoires : les blessures que vous faites se referment par miracle, et vous ne sauriez occuper longtemps une âme qui s’est vouée à Dieu ou aux Muses. Une constance, une volonté plus forte que la vôtre, et qui confondrait les plus tenaces, la ravit sur ses ailes de fer, l’emporte vers sa vraie patrie, et vos éclats ne lui sont plus même un murmure.

« Retirez-vous donc, vous qui êtes des injustes et des méchants ! Discedite a me, omnes qui operamini iniquitatem !…

« Que la terre est vile, dit saint Ignace, quand je regarde le ciel !

XIV


R aton passa quelques jours dans les pleurs, se reprochant les sentiments trop humains que M. Nicolas lui avait fait ressentir lorsqu’il s’était donné pour son père. Le Divin Maître, qu’elle n’appelait plus que son Bien-Aimé depuis qu’elle brûlait davantage, n’avait-il pas voulu l’éprouver par un retour aux affections mondaines ? Ou bien, n’était-ce là qu’un piège de l’Ange menteur, auquel elle s’était laissé prendre ? Elle tremblait qu’en punition de son infidélité, le Dieu jaloux ne lui retirât pour toujours la grâce de sa visite, et elle se répétait ce passage de l’Évangile : « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ! »

L’abbé Lapin la réconfortait de son mieux, vitupérant M. Nicolas et jurant de l’apostropher sous les galeries du Palais-Royal, où, terreur des filles, des greluchons et des vieillards lubriques, il n’arrêtait de déambuler que pour ses gribouillages mystérieux à la lumière des spectacles et des lanternes. Il le traiterait de suppôt de Satan, de cacograpbe, d’infâme soléciste et de pervers ! Quant à Nicole, elle ne pouvait comprendre que l’on marquât tant d’exactitude à un amant qui ne se manifestait plus, et elle impatientait Raton par des exemples tirés de ses amours.

Enfin, Raton parut consolée, faisant de son mieux pour remplir son dessein, c’est-à-dire contentant les visiteurs par sa politesse et sa complaisance. Elle apportait même la coquetterie et l’adulation nécessaires pour obtenir, contrairement à l’usage, qu’on lui remît son cadeau d’avance : elle ne voulait plus être frustrée de son gain. La Mère n’avait qu’à se louer de sa conduite, quand un jour elle la prit à l’écart en lui montrant un front sourcilleux. Elle froissait un pli qui semblait l’avoir mise dans l’inquiétude.

— Ma pauvre Raton, il va falloir nous séparer ! Je redoute fort de m’attirer de grands ennuis à ton sujet. Les tiens seraient plus grands encore ! Je ne te dis rien de plus : tu connaîtras trop tôt, hélas ! la cause de ton départ !…

Comme Raton commençait de verser des larmes et se pâmait dans ses bras :

— J’ai vu, s’empressa-t-elle d’ajouter, j’ai vu qu’il te manquait quatre cents livres pour être heureuse. Les voici, avec ton petit magot dans un sac de lustrine. Resserre bien le tout, fais tes adieux, et va mettre tes habits. Le fiacre t’attend en bas, devant la boutique de M. Gomez. Il te mènera où tu voudras. Adieu, ma fille chérie, la plus douce et la plus belle ! Adieu, prie pour moi, qui me sens déjà touchée par la Grâce, ainsi que pour tes sœurs à qui va manquer quelque chose ! Adieu…

Là-dessus, la Mère essuya deux ou trois larmes que, depuis la mort de la Pâris, son ancienne associée, elle n’aurait pas cru renfermer en son cœur inexorable. Les vingt Sylphides, voyant pleurer ces deux femmes qui répétaient adieu ! adieu ! les entourèrent en poussant de faibles gémissements.

Quand elles apprirent que Raton les quittait pour toujours, ce fut un concert de lamentations entrecoupées de pourquoi et de demandes déguisées. Mais la Gourdan ne leur répondit que par le silence et se retira pour n’être plus questionnée, entraînant Raton et Nicole avec elle. L’abbé Lapin fendit la presse et les suivit sur un signe. Il s’était dépêché de prendre la Bible de Royaumont, l’Âme amante de son Dieu et l’Ordinaire de la Messe. De son grand mouchoir rouge à pois noirs, il faisait retentir les corridors des accents de la douleur. La Superbe courut après lui pour lui remettre la tirelire qu’il avait oubliée. Religieusement, les filles se l’étaient passée de main en main, y ajoutant leur dernière contribution, qu’elles tiraient de leurs bas, grossis à la cheville d’une monnaie déformante. Elles croyaient que Raton aurait besoin de ce secours pour faire venir des douceurs du dehors, lorsque, dans les premiers temps, du moins, la règle lui semblerait dure. Elles s’acquittèrent sans mot dire, mais en soupirant, de cette gentillesse où elles mettaient le meilleur de leur pauvre âme obscurcie, et elles sentaient que l’infection de la débauche, l’incurie du découragement les gâteraient tout entières quand leur sainte ne serait plus parmi elles. La raison de son départ leur apparut d’une façon confuse, mais elles évitèrent d’en parler, l’appréhendant pour elles-mêmes, et elles courbèrent les épaules sous un destin menaçant.

L’abbé Lapin, les livres sous le bras, la guitare en bandoulière et le chapeau devant les yeux, entra dans la chambre de Nicole, où Raton, encore nue, passait ses humbles bas de coton en se laissant coiffer par Esther. Assis sur une chaise de paille et tournant le dos par décence, il s’essaya à méditer un discours sur l’amour de Dieu, que lui refusa son aisance ordinaire et qu’eussent troublé les sanglots de la Boiteuse, les plaintes aiguës de la négresse, laquelle entendait bien suivre Mamiselle ! Mais là ne gisait pas tout son embarras. Troublé par le départ inopiné de Raton, il n’osait, lui non plus, s’informer d’un motif qu’elle ignorait elle-même et qu’il craignait trop bien de découvrir entre les deux ou trois qui s’offraient à sa longue expérience.

— Ange tutélaire, dit-il enfin sans se retourner et en imposant silence de la main aux deux pleureuses, dont l’une lamentait sur le lit, à plat ventre et les jambes écartées, Ange tutélaire, c’est toi qui me rapprochas de Dieu et me fis offrir, comme l’écrit le suave évêque de Genève, « à la Vierge sainte, ma chère Dame, un particulier respect, une révérence spéciale ». Par toi j’ai connu l’Amitié, la dilection incomparable, celle qui, selon l’Écriture, nous est une forte protection, j’ajoute, avec l’auteur de la Vie Dévote, un médicament d’immortalité ; celle, enfin, qui ne s’est rencontrée qu’entre Tobie et l’archange Raphaël, ou, plus humainement, entre l’apôtre Pierre et Pétronille, saint Paul et sainte Thècle, Ambroise et Monique, saint Grégoire de Nazianze et saint Basile, dont le premier a pu dire « que leur seul intérêt fut de cultiver la vertu et d’accommoder les desseins de leur existence aux espérances futures, sortant ainsi hors de la terre mortelle avant que d’y mourir. »

« Pourtant, je ne pleurerais pas une séparation, autant dire une mort, qui te mène à tes fins spirituelles si je savais trouver en moi-même assez d’assurance pour ne point faillir à mes vœux. Je l’avoue, tourmenté de mes propres douleurs, je suis égoïste, comme l’insinue Cicéron dans son traité de l’Amitié, car rien de mal, dit-il, n’était arrivé à Scipion du fait de perdre la vie. Mais le pauvre, le faible Lapin qui t’a protégée, c’est de tes prières qu’il attend aujourd’hui son salut et la force d’imiter ton exemple en quelque retraite où les pécheurs repentis creusent leur propre fosse, où ils cultivent aussi la Vigne pour la célébration du Sacré Mystère. Puissé-je, devenu abstème, être bientôt appelé à l’honneur de fournir les innombrables paroisses du Vin sans eau qui les abreuve du Sang de Dieu ! Et puissé-je, en mes loisirs, louer le Seigneur sur un petit orgue portatif, plus conforme à la dignité de mon état que la guitare qui fait à la fois ma gloire et ma honte. Je sanctifierai du moins cet instrument profane qui n’a que trop longtemps résonné pour le Diable, car j’impétrerai certainement la faveur particulière, et d’une obtention difficile, d’accompagner sur lui les hymnes sacrés à ta prise de voile ; après quoi je l’appendrai en ex-voto dans un temple ! Peut-être un jour, semblable à la harpe de David qui calmait les irruptions despotiques de Saül et forçait le démon à la retraite, le fera-t-on servir aux exorcismes…

— Lapin, pleura la Boiteuse, dont le sanglot se confondit avec celui de la guitare, tu peux te retourner : Elle est prête !…

— Mettons-nous à genoux, fit l’abbé, et prions-la de nous bénir !

Alors, Raton détacha du petit autel la croix que naguère elle avait ravie à la démence de M. Peixotte, et elle l’éleva au-dessus d’eux tous.

Per te, benedicat nos omnipotent Deus… commença l’abbé.

— Allons, allons ! cria la Gourdan qui poussa la porte, il ne faut plus perdre de temps !…

Elle se signa, néanmoins, car le visage de Raton resplendissait d’une gloire divine.

Mais plus rien ne touchait Raton des affections de la terre. Dédaignant même les trois livres que l’abbé avait rapportés, elle se glissa entre ses amis toujours agenouillés, jeta un dernier regard à son autel de clinquant, et passa devant la Mère comme si elle ne l’eût jamais connue. D’une main elle serrait la tirelire contre son cœur, de l’autre elle élevait le crucifix, et elle marchait les yeux au ciel, sans regarder sa voie ni ses pieds. C’est ainsi qu’elle traversa le salon. Ses compagnes croisèrent d’instinct les bras sur la poitrine et inclinèrent la tête sur son passage. Elle ouvrit, sans paraître la chercher, la porte secrète qui donnait accès à l’escalier de M. Gomez, et peut-être s’ouvrit-elle toute seule.

M. Gomez, pour ne rien perdre, suçait l’arête d’un hareng après en avoir rongé la tête. Il faillit avaler cette chère dangereuse en voyant passer Raton qui lui parut sortir d’un tableau de piété, et le cocher entendit miraculeusement l’adresse de la rue de l’Université sans que Raton ouvrît la bouche. Il enveloppa son cheval et tira la Belle hors de la vue de l’abbé Lapin, lequel, descendu quatre à quatre, agitait désespérément le chapeau de M. de Sade sur le seuil de M. Gomez, et n’eut d’autre ressource que de noyer ses larmes et la suite de son discours dans le frontignan consolateur.

Aussitôt installée, Raton mit le crucifix dans sa gorge, que tant d’hommes avaient baisée, et la grenade dans la poche de son jupon, que le poids de cinq mille livres aurait certainement rompue sans une grâce singulière. Puis elle s’endormit d’un sommeil exempt de tout rêve, comme si le Ciel eût voulu qu’elle s’éveillât à une vie nouvelle.

Elle fut tirée de sa léthargie par l’arrêt de la voiture et le bruit que fit M. Rapenod en ouvrant la portière.

Hé pien ! Matemoiselle, dit-il, ça fait longtemps qu’on est partie !… Ponchour, Matemoiselle !… Matame la Tuchesse sera contente de fous refoir !… Et comment fa la ponne nourrice ?…

— Elle est guérie, dit Raton, en prenant la grosse main que lui tendait galamment M. Rapenod pour l’aider à descendre. Mme la Duchesse est-elle chez elle ?

Foui, foui, dit M. Rapenod, quelque peu étonné que le fiacre partît sans réclamer sa course et en saluant Raton d’un air entendu. Mais chai fu une pien chôlie chambe, tarteufle !…

Insensible au compliment, Raton grimpa les escaliers, tremblant de rencontrer M. Poitou sur son chemin, et portant la main à l’endroit de la poche afin d’empêcher les pièces de tinter.

— Ah, Jarni !… fit la voix qu’elle redoutait d’entendre. Mais elle touchait déjà la porte de la garde-robe, et Poitou n’étreignit que du vent, malgré ses pas précipités.

Mme la Duchesse lisait une lettre dans un fauteuil.

— Quoi ! s’écria-t-elle en l’entendant marcher, quoi, c’est Raton !… J’attendais toujours de tes nouvelles, pensant que tu me ferais écrire. Enfin, tout est pour le mieux, puisque te voici. Et ta nourrice ?

— Elle est guérie, dit Raton, sans varier la réponse, car, à sa brièveté, il lui semblait qu’elle mentait moins, et elle appréhendait d’avoir à mentir davantage.

— Alors, dit Mme la Duchesse, tu viens reprendre ton service ? Je te remercie, ma petite Raton, de ta fidélité. Ah ! j’étais bien malheureuse avec mes sottes lingères qui ne pouvaient rester à leur poste. Elles s’allaient donner du bon temps à l’office avec ce Poitou qu’il faudra bien chasser un jour, ou bien avec ce Grand-Jean et ce Petit-Louis, qui ne valent pas mieux ! Elles m’ont brûlé des dentelles. C’est pourtant leur métier que de repasser !… À propos, je n’ai jamais entendu dire au Chevalier que le carrosse de Caen arrivât le samedi ? C’est encore une de ses cachotteries, et j’aurais dû consulter l’almanach en maintes circonstances… Mais, ajouta Mme la Duchesse qui se plaisait au coq-à-l’âne et n’attendait pas les réponses, mais comme tu parais fatiguée ? J’aurais pensé que l’air du pays… Sans doute as-tu beaucoup veillé auprès de ta chère malade ?… Eh bien, ici, personne ne va, depuis ton départ. Je ne sais si c’est une épidémie, mais M. le Duc, le Chevalier qui m’en écrit justement, et moi-même avons des élevures sur tout le corps. Ou plutôt, comme Poitou en a dans les mains, nous craignons qu’il ne nous ait donné la gale. Oui, il faudra se résoudre à chasser ce maraud ! Avec ça des vapeurs plus fréquentes qu’à l’ordinaire. Mais en somme, rien de grave… Allons, je te vais donner de l’ouvrage, si tu n’es pas trop fatiguée. Il faudrait coudre ce point d’Angleterre sur une chemise de nuit… As-tu seulement pris quelque chose pour te sustenter ?

— Madame la Duchesse, dit Raton qui attendait la fin de ce flux de paroles et se jeta aux genoux de sa maîtresse, je suis venue vous supplier de me conduire au Carmel de la rue d’Enfer, où je ne saurais me présenter seule…

— Quoi ? quoi ?… fit Mme la Duchesse interloquée, et retirant la main que lui baisait Raton. Me venir trouver pour repartir ? Et toujours cette idée ridicule ! Je t’ai déjà dit qu’il fallait cinq mille livres…

— Je les ai, osa interrompre Raton. Une dame pieuse et charitable, reprit-elle d’une haleine pour avoir plus tôt fini de mentir, a bien voulu me doter, voyant que ma vocation était irrésistible. J’ai apporté cet argent que je garde sur moi, là… Rien ne me ferait plus d’honneur et ne me servirait mieux que d’être accompagnée par Madame la Duchesse, que je vénère comme une mère pour toutes les bontés qu’elle m’a témoignées et les saintes paroles qu’elle m’a si souvent dites…

Mme la Duchesse, par un soudain revirement, abandonna sa main, et affecta un air dévot. Cette Raton ne l’avait donc pas surprise, quand son cher Chevalier lui mettait le ventre à l’air ? Et comment refuser, puisque aussi bien Raton trouverait moyen de se passer d’elle, maintenant qu’elle tenait sa dot ? Et puis encore, quelle bonne renommée elle confirmerait d’elle-même et de sa maison en patronnant sa chambrière comme elle le lui demandait dans une si touchante effusion, en lui trempant les mains de larmes, car Raton s’était saisie des deux ! Enfin, quel sujet inespéré d’occupation et d’entretiens dans le monde !

— Mon enfant, dit-elle, puisque tu as tes cinq mille livres, je consens à te conduire chez la Révérende Mère du Carmel, Marie-Thérèse de Saint-Augustin, qui se nommait dans le monde Mlle de Vilhac. Et même, comme il ne serait pas convenable que tu restasses chez moi, ne fût-ce que sous l’apparence de la servilité, je t’y vais mener tout de suite. J’admire, derechef, et dans la confusion la plus extrême, que Notre-Seigneur choisisse ses épouses aussi bien parmi les humbles servantes que parmi les filles et les maîtresses des Princes. Mais embrasse-moi, mon enfant, ma sœur en Jésus-Christ !…

Raton se jeta dans les bras de Mme la Duchesse qui s’était mise debout, et elle versa longtemps des pleurs contre son épaule, sans que l’idée lui vînt d’admirer à son tour que cinq mille livres pussent rapprocher si subitement les contraires et lui mériter d’être tenue pour une égale, du moins devant le Roi du Ciel, par la femme d’un ministre qui descendait de Richelieu.

Cependant, Mme la Duchesse continua de l’appeler Raton tout court quand son saint transport fut passé, et de la tutoyer comme devant. Elle sonna pour son carrosse, et, peu de temps après, toutes deux prenaient le chemin de la rue d’Enfer, non sans avoir croisé Poitou, qui, dans le maintien figé que lui prescrivait le bon usage, laissa néanmoins tomber sur Raton un regard où se lisaient à la fois la colère et le désir. Mais Raton s’en souciait peu : en tirant la porte, elle venait de voir son Bien-Aimé lui sourire dans le cadre de M. le Duc. Le panorama parisien qu’elle y détaillait naguère avait fait place à la chapelle du Carmel tout illuminée de cierges, et Raton s’était reconnue devant le maître-autel, épouse de Notre-Seigneur, en robe de mariée.

— As-tu donc oublié quelque chose ?… lui avait demandé sa maîtresse.

Une joie profonde inonda Raton durant tout le parcours. Son cœur palpitait d’allégresse, son visage se colorait d’une vive rougeur et perdait les traces de la fatigue dont Mme la Duchesse avait eu la bonté de s’alarmer : le Bien-Aimé, pour qui elle languissait d’amour, lui était revenu ! Et elle se récita ces versets du Cantique des Cantiques que l’abbé Lapin lui avait appris en lui en expliquant le sens anagogique : « J’ai cherché dans mon lit, durant des nuits, Celui qu’aime mon âme. Je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé. Je me lèverai, je ferai le tour de la ville, et le chercherai dans les rues et les places publiques. Les sentinelles qui gardent la ville m’ont rencontrée : N’avez-vous point vu Celui qu’aime mon âme ? Lorsque j’eus passé au delà, je trouvai Celui qu’aime mon âme ; je l’ai arrêté et ne le laisserai point aller. Que vous êtes beau, mon bien-aimé ! Que vous avez de grâces et de charmes ! Notre lit est couvert de fleurs ! »

Quant à Mme la Duchesse, elle se laissait mener par les rues et les places publiques, sans espoir de rencontrer son Chevalier. Du reste, elle ne pensait ni ne rêvait à lui : elle dormait la bouche ouverte en poussant d’heureux ronflements.

Enfin, le carrosse s’arrêta devant le Carmel, et, comme Mme la Duchesse s’étonnait au sortir de son sommeil, il fallut que Raton lui rappelât le but de leur visite.

— Tu as bien sur toi tes cinq mille livres, mon enfant ? fit-elle, encore endormie et avec une pointe d’inquiétude, en attendant que s’ouvrit la porte que le cocher heurtait du marteau.

Introduites dans un petit parloir peint à la chaux et meublé de chaises de paille, elles s’assirent en attendant l’abbesse, qu’une converse taciturne et glissant comme un spectre était allée prévenir au nom de Mme la Duchesse. Un Christ d’ébène et d’ivoire, jauni et fendillé, étendait ses bras contre un mur, au-dessus d’une commode de sacristie chargée d’un vase de faïence blanche à lisérés d’or, où fleurissaient des roses de taffetas. En face, se voyaient sainte Thérèse, sainte Marie-Madeleine et sainte Marie l’Égyptienne en des cadres de bois noir. Au milieu, une table nue et d’une raideur hostile semblait attester la rigidité de la règle et la frugalité de la pâture. Un froid mortel régnait dans cette pièce, et l’on avait mis devant chaque chaise un rond de mousse en laine verte, afin de préserver de la fraîcheur du carrelage les pieds douillets des visiteuses. Dans le fond de la pièce, une grille hérissait des artichauts de fer ; derrière elle, un voile retombait à plis funèbres. Il laissait cependant filtrer des rires cristallins : on pouvait penser que le bonheur sans mélange respirait au delà et qu’il n’affectait ces abords maussades que pour sa défense.

— Il existe une autre entrée rue Saint-Jacques du Haut-Pas, fit Mme la Duchesse qui cherchait quelque chose à dire pour se remettre d’un éternuement. En prenant par là nous aurions traversé les jardins…

« Le Vice et la Vertu, pensa Raton, ont ici-bas double face. L’un feint de vendre des tableaux de sainteté dans la boutique de M. Gomez, l’autre dissimule ses délices sous un aspect morne et chagrin, et l’un et l’autre ont deux portes… Ah ! Seigneur, j’ai deux façades, mais vous connaissez la plus belle, qui est toute tapissée de fleurs et de verdure comme un reposoir et vous accueille au chant des oiseaux…»

La Prieure apparut, précédée d’un bruit de rosaire. C’était une grande femme décolorée, mince et sèche, au port majestueux, nonobstant quelque ostentation de modestie dans la démarche. Ses yeux où la vie paraissait s’être réfugiée brillaient d’un sombre éclat et semblaient vouloir porter la domination au loin sur le monde. Elle s’inclina légèrement.

— Madame, je vous présente mes très affectueux respects, dit Mme la Duchesse en lui baisant la main. Sans mes obligations, je serais depuis longtemps venue vous rendre visite et m’informer de mes saintes amies. Mais enfin, malgré ma bonne volonté, je n’aurais eu à vous entretenir que de choses futiles, au lieu qu’aujourd’hui le Ciel me fait la grâce de vous amener cette jeune fille qui désire se consacrer dès maintenant à l’Adoration perpétuelle. Je puis assurer que sa vocation est certaine et qu’elle est un honneur pour ma maison…

La Prieure se tourna vers Raton qui joignait déjà les mains avec instance.

— Ma chère enfant, dit-elle, en regardant l’habit et le bonnet de Raton qui décelaient assez son état, j’ai pleine confiance en Mme la Duchesse. Elle projette, sans doute, d’être votre marraine… Mais, d’abord, asseyons-nous… Vous n’ignorez pas, continua-t-elle, ayant poussé un siège près de la table où elle s’accouda en laissant pendre une main translucide et veinée de bleu pâle, vous n’ignorez pas que notre Ordre exige une dot…

Ce disant, elle s’adressait plutôt à Mme la Duchesse, qu’elle croyait dans le pieux dessein de répondre pour sa servante.

— Madame, dit Raton, qui tira de sa poche le sac de lustrine, je possède cinq mille livres. Je les dois à l’assistance d’une bienfaitrice qui désire rester ignorée.

— Cinq mille livres ! fit la Prieure en baissant les yeux sur le rosaire qu’elle se mit à lisser d’une main distraite, cinq mille livres, nous sommes un peu loin de compte !…

— Oh ! dit Raton, j’ai encore quelque chose là, mais je ne sais au juste combien ça fait…

Et Raton se leva pour aveindre la tirelire de sa poche de jupon.

Mme la Duchesse eut un geste de réprobation qui tendait à rabattre la robe que sa protégée retroussait sans vergogne.

— Laissez, Madame ! dit la Prieure, qui ne put retenir un rire dont on ne l’aurait pas crue capable. Cela est charmant et témoigne d’une âme ingénue, d’un cœur spontané… Quoi ! une tirelire ?… Mais c’est enfantin !…

Dans le mouvement que fit Raton, le trésor accru par les vingt Nymphes d’impureté échappa à sa main tremblante et tomba sur le carrelage avec un bruit de pot cassé, auquel succéda un concert de voix argentines qui semblèrent intercéder de tous côtés en faveur de la postulante.

Raton, moins confuse de son geste irréfléchi que de sa maladresse, se mit à pleurer, les mains sur son visage.

— Allons, ma chère enfant, dit la Prieure, n’ayez pas de honte pour un petit accident dont il convient plutôt de s’amuser. Nous reparlerons de la dot tout à l’heure. Mais qu’entendez-vous par votre vocation ? Avez-vous bien tout pesé ? Vous êtes-vous fait une juste idée de notre existence ? Ou bien n’est-ce là qu’un de ces coups de tête si fréquents à votre âge et qui n’ont parfois d’autres causes qu’une amourette contrariée, des remontrances trop vives, une condition difficile, ou une appétence d’oisiveté ? Mon rôle est plutôt de vous décourager, et je ne saurais mieux faire que de vous représenter notre Règle comme beaucoup plus rigoureuse que les nécessités de votre état, encore que je sache que Mme la Duchesse soit la douceur, la bonté en personne. Ici, tout est sacrifice. Il n’est plus de beauté, de coquetterie, ni d’autres soins que ceux qu’exige la décence élémentaire. Coucher tout habillée sur une planche, se relever au milieu de la nuit à des heures indéterminées, se soutenir par des légumes sans assaisonnement — je n’ose dire se nourrir, — se priver de feu au cœur de l’hiver, se macérer, se flageller ; enfin, passer la plus grande partie du jour dans le silence et la prière, telle est notre vie. Pourtant, la soumission ne sert de rien si vous n’aimez Dieu. L’on ne doit pas non plus l’aimer en égoïste, ni trop pour Lui-même ni pour soi. Encore vous faut-il l’aimer à travers ses créatures : aimer ses créatures au point d’endurer la souffrance pour celles qui pèchent et ne prient point, et, pour la plupart, nous méprisent. Feu le Grand-Roi lui-même, parlant à Monsieur, ne nous traita-t-il pas de « friponnes, d’intrigueuses, de ravaudeuses, de brodeuses, de bouquetières et d’empoisonneuses ?… » Mais que dis-je, endurer ! Cette souffrance, nous la souhaitons, nous l’appelons, nous l’exigeons à grands cris ! Oui, ce sont nos délices, à nous, que d’être frappées dans notre propre chair et dans nos os des infirmités les plus douloureuses et les plus répugnantes ! Et non seulement, pareilles à ces rochers solitaires et dénudés qui reçoivent la foudre et en garantissent le plat-pays des hommes et des troupeaux, nous détournons la vengeance du Ciel ici-bas contre les pécheurs endormis dans une tranquille assurance, mais nous ravissons encore à l’Enfer le plus grand nombre possible de ces âmes qui iront grossir les légions de Dieu. C’est une lutte entre l’Enfer et nous ! Pourtant, ne croyez point que ce soit facile, car les tentations nous assaillent qu’ont si bien découvertes Gerson et le Cardinal Bona, en deux ouvrages qui font autorité. On y voit comment l’Esprit du Mal nous peut faire préférer les austérités à l’obéissance, la dévotion aux obligations ; comment il revêt le vice et l’erreur d’apparences spécieuses et nous fait croire à une prédestination exceptionnelle, ce qui peut être votre cas ; bref, par quelles voies détournées il conduit les crédules et les faibles à son véritable terme. Ce ne sont que fallacieuses allégeances qui distraient de la prière mentale, obscures lumières de l’esprit qui compromettent l’humilité et la charité, prestiges diaboliques qui miment à s’y méprendre les miracles divins. Ne l’a-t-on pas assez vu avec les Convulsionnaires de Saint-Médard, dont les transports dissimulaient les turpitudes, les obscénités ? Enfin, c’est le piège du péché d’orgueil qu’il nous tend à chaque pas. Ah ! cent fois malheureuses celles qui passent pour des saintes à leurs propres yeux, qui croient toucher, dès le premier effort, au coupeau de perfection !… Ou bien encore, Satan nous exagère les difficultés de la vertu et nous plonge insensiblement dans la révolte ou le déconfort.

« Parlerai-je des sept démons dont Notre-Seigneur délivra la sainte pénitente Marie-Magdeleine ? Il y a le diable Pourquoi, ennemi de l’obéissance, celui qui séduisit nos premiers parents au paradis terrestre ; le diable Plus, qui pousse au zèle et fait tomber dans l’estime de soi-même ; le diable Moins, celui de la négligence ; le diable Timide, qui inspire la honte de découvrir les fautes ou les faiblesses ; le diable Discret, ou Médecin, qui modère les rigueurs de la mortification par la crainte de compromettre la santé ; le diable Curieux, qui nous ouvre l’oreille aux nouvelles du monde et nous fait apprendre le superflu ; enfin, le diable de la Vaine Gloire, de qui le diable Plus est le frère cadet.

« Méditez, ma chère enfant, ce que je viens de vous dire, au lieu de me répondre dès maintenant. Vous me confierez plus tard si vous vous sentez la force de vous soumettre à une probation de quelques mois dont vous retirerez une image plus exacte de nos devoirs et de nos peines. Mais je préférerais que vous me répondissiez non… Quant à la dot, elle est de dix mille livres… Votre bienfaitrice fut induite en erreur. Au besoin, peut-être pourrait-elle, puisqu’elle vous porte intérêt, ajouter l’autre moitié…

La Prieure fit le mouvement de se lever. Dans l’instant, Raton se vit contrainte de se livrer aux fantaisies des connaissances de M. le Duc et de subir les outrages de M. Poitou qui ne manquerait pas de la dépouiller. Elle vit s’effondrer le beau rêve auquel elle avait sacrifié sa gloire, et elle s’effondra avec lui aux pieds de la Prieure, qui lui sembla moins humaine que l’inflexible hôtesse de la rue des Deux-Portes.

— Madame ! Ah, Madame ! sanglota Raton en lui embrassant les genoux, je ne saurais trouver d’autre argent !… Prenez-moi, le temps qu’il faudra, pour votre servante ; je gagnerai ainsi ce que vous exigez.

— C’est contraire à la Règle, dit froidement la Prieure.

— Eh bien, dit Mme la Duchesse qui craignit d’être décriée si l’on rapportait qu’elle fût demeurée insensible, je complète la dot de Raton, et, puisque sa première bienfaitrice désire demeurer inconnue, je m’offre d’être sa marraine. Aussi bien, c’est moi qui l’ai trompée en lui parlant de cinq mille livres.

— Voilà, dit la Prieure, qui change beaucoup de choses…

À ces mots, Raton ne sut à laquelle des deux elle devait témoigner en premier sa reconnaissance. Elle se releva, néanmoins, avec précipitation. Peut-être allait-elle se décider pour sa maîtresse, quand elle porta la main à son téton gauche et s’évanouit. Mme la Duchesse la reçut dans ses bras en poussant un cri doguin. Aidée de la Prieure, elle la coucha sur la table, et ces dames admirèrent le sourire angélique qui errait sur ses lèvres, son teint à peine blêmi, et la position des mains qui s’étaient croisées sur la poitrine.

— On lui mettrait un lis entre les bras, dit à mi-voix la Prieure que la dot avait attendrie avant cette faiblesse, qu’elle aurait l’air d’une sainte de cire dans sa châsse. Ce n’est rien… Mais, dites-moi, quand pense-t-elle entrer chez nous ?

Mme la Duchesse répondit que c’était tout de suite, qu’elle ne pouvait garder plus longtemps une camériste que, dorénavant, l’on devait honorer comme une fille de Dieu ; qu’enfin elle ferait porter son petit bagage si Raton le jugeait nécessaire ; qu’au surplus, elle reviendrait le lendemain, préférant ne pas recevoir les marques d’une gratitude excessive pour une action toute naturelle, ni risquer de provoquer une autre défaillance dans une nature si sensible.

— Cependant, dit la Prieure en reconduisant Mme la Duchesse, je vous l’entends appeler Raton : il me faudrait connaître son nom et son prénom…

Mme la Duchesse répliqua, comme à l’ordinaire, qu’étant enfant trouvée Raton n’avait ni nom ni prénom, et qu’elle désirait que celui de Raton fût conservé.

— Raton !… s’écria la Prieure. Mais je ne conçois pas bien une Sœur Raton de Jésus !… Je ne connais pas de sainte du nom de Raton !…

— Elle le sanctifiera, dit Mme la Duchesse. Je lui donnerais bien les miens de Louise-Félicité, mais j’en tiens pour Raton. J’en tiens si furieusement, que, naguère, je l’imposai à l’usage de M. le Duc, qui appelle toutes mes filles Perrine. Oui, je serais vraiment désobligée, Madame, qu’elle ne s’appelât plus Raton ; j’aurais le plus grand mal à imaginer qu’une autre que Raton priât pour moi !…

Là-dessus, Mme la Duchesse prit congé, non sans jeter un coup d’œil de tendresse sur sa filleule toujours évanouie, et elle s’éloigna en murmurant : « Raton, Sœur Raton, sainte Raton, que cela est bien ! »

— Après tout, va pour Raton ! murmura la Prieure qui prit la main de la novice.

— Ô Bien-Aimé !… fit Raton, comme au temps de M. le Duc.

— De quel bien-aimé parle-t-on, mon enfant ? demanda la Prieure soudainement déconcertée.

— Mais du Divin Maître ! répondit Raton avec étonnement. Il m’a semblé le voir au-dedans de moi-même pendant que je pensais dormir et n’étais qu’évanouie, à présent qu’il m’en souvient…

Et Raton, à plusieurs reprises, baisa la main de la Prieure sans plus répandre de larmes. Au contraire, elle riait entre deux baisers, relevant son visage enfantin. Puis, elle sauta à terre, dans un mouvement espiègle et désinvolte.

— Maintenant, dit-elle, il faut que je ramasse mon argent !

La Prieure la regardait faire en silence, se félicitant d’une recrue qui montrait tant d’enjouement, même de gaillardise. Son expérience y vit le signe d’une acceptation sans inquiétude, d’une obéissance sans murmure ; celui, encore, d’une grande piété. Quant à Raton, elle comptait tout haut ses livres, au fur et à mesure qu’elle les recueillait, mais en pensant au moyen le plus diligent et le plus secret de prévenir sa nourrice de son nouvel état.

— Ça fait deux cent cinquante-trois ! fit-elle, toute rouge d’avoir marché à croupetons et de s’être baissée pour regarder sous la commode.

Et elle mit son argent en tas sur la table.

— Il reste vôtre, ma chère enfant, dit la Prieure, jusqu’au jour où vous ferez profession. Alors, il appartiendra à la Communauté. Elle en disposera selon ses besoins. Il vous reviendrait si vous dussiez renoncer à vos vœux. Et maintenant, ajouta-t-elle en la prenant par la main, allons dans ma cellule, ou plutôt notre cellule, car personne ici ne possède rien en propre, et l’on doit même se garder de dire ma chemise ou mon mouchoir. Là nous parlerons plus sérieusement et plus à notre aise, en attendant de vous présenter, selon l’usage, à nos très-chères Sœurs, dans la salle de Récréation.

— Madame, commença Raton…

— Dorénavant, appelez-moi Chère Mère, interrompit la Prieure. Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin…

— Chère Mère, reprit Raton qui, malgré elle, se souvint de la rue Saint-Sauveur, sauf votre commandement, je désire visiter quelqu’un qui doit renseigner ma première bienfaitrice sur le bon résultat de ma journée. Après, je serai quitte de tout soin dans le monde. Cette personne demeure aux environs ; je n’ai qu’un mot à lui dire.

— Faites, mon enfant, répliqua la Prieure en lui caressant la joue. Mais reprenez quelque monnaie en cas de nécessité.

Raton ne se le fit pas répéter. Sitôt dehors, elle marcha le plus vite qu’elle put, un peu troublée, toutefois, par la brume qui s’épaississait. Son projet était d’écrire à l’abbé Lapin qu’il informât sa nourrice du parti qu’elle venait de prendre, et qu’il l’avertit plus tard, lui qui s’enquérait de tout, lui qui savait tout, du temps de sa vêture. Cependant, elle n’était pas encore très experte à manier la plume, et elle n’osait entrer au cabaret comme elle l’avait prémédité. La lumière rendait les tavernes plus mystérieuses derrière leurs rideaux de cotonnade. Il en sortait des éclats de voix avinées, des rigaudons de flageolets, de vielles et de flûtes de Pan, et tout ce monde devait être autant de Poitou, de Grand-Jean et de Petit-Louis. Elle s’en remit à la Divine Providence, et continua de trottiner.

La Providence ne tarda pas de se manifester à l’angle de la rue Saint-Jacques, sous les espèces d’un écrivain public qui tenait bureau à la lueur d’un quinquet, et dont l’enseigne de parchemin huilé brillait par transparence. Dans son appentis de vieilles douves et de toile cirée se pressaient trois chambrières et un jeune commis coiffé à la Ramponeau. Raton attendit longtemps que les femmes eussent terminé d’ânonner les confidences que l’écrivain couchait sur un beau papier à fleurette. De temps à autre, il décrivait en l’air des entrelacs de sa plume démesurée, pour marquer, sans doute, qu’il allait calligraphier une phrase redondante ou quelque litote d’un tour ingénieux. Il tirait la langue en faisant grincer sa plume d’oie et se tourmentait le nez aux passages difficiles. Le commis avantageux considérait les filles, et surtout Raton qui lui semblait un morceau plus digne de son choix mais d’une entreprise malaisée. Aussi essayait-il indirectement de montrer le débordement de sa tendresse en caressant le matou du lieu d’un geste affecté. Il le prit même dans ses bras et lui roucoula cent minauderies contre sa joue, sans quitter Raton des yeux.

Enfin, les deux femmes se retirèrent l’une après l’autre en versant cinq sols pour la rédaction, six pour le papier à fleur et la poste aux lettres.

— À vous, mon fils, dit l’écrivain qui prit le temps de moucher une chandelle.

— Je laisse mon tour à Mademoiselle, fit le mirliflore dans un salut à rond de jambe. D’ailleurs, je n’ai pas encore bien réfléchi…

— Eh bien, ma belle, reprit le vieux scribe en levant sa visière de carton vert d’eau pour dévisager Raton par-dessus ses besicles, je vous écoute. Que veut-on dire à l’heureux coquin qui occupe un si tendre cœur, et peut-être le tourmente ? Parlez sans crainte : Monsieur s’éloignera un instant si vous le désirez… Voulez-vous de ce papier orné d’une rose, ou de celui-ci avec une pensée de velours, ou de cet autre avec une colombe ? Ou bien de ce dernier qui n’a rien, et ne coûte qu’un demi-sol ?

— Celui avec une colombe, dit Raton qui songeait surtout au Paraclet de sainte Thérèse, à l’Oiseau divin qui reposait sur l’épaule droite de Grégoire de Nysse, l’illustre évêque de Césarée, et lui suggérait à l’oreille tout ce qu’il exprimait au peuple de Cappadoce.

Fidélité ! dit le vieillard d’un ton guilleret. C’est écrit sur la banderole que le petit messager de Cythère porte à son bec. Mais ça n’engage à rien… Je suis à vous, Mademoiselle.

— Je voudrais, dit Raton, que le commis fit mine de ne pas écouter, feignant de marcher en sifflotant dans l’étroit espace, je voudrais écrire à M. l’abbé Lapin. Écrivez, s’il vous plaît :

« À Monsieur,
Monsieur l’Abbé Lapin,
Chez le marchand de tableaux, rue Saint-Sauveur,
à Paris.

Cher Monsieur l’Abbé, je suis tantôt où j’ai tant rêvé d’être, et vous prie d’en avertir ma bonne nourrice. Vous ferez encore de même pour l’informer du bienheureux jour de ma retraite définitive, que vous apprendrez certainement. D’ailleurs, je pense que vous pourrez me demander et me voir quand il sera temps. Je suis, cher Monsieur l’Abbé, votre très-humble et très-affectionnée servante.

Raton ».

— Comment diable peut-on dicter ainsi sans se reprendre et ne pas savoir écrire ? fit l’écrivain en se barbouillant le nez d’une énorme prise qu’il tira de sa poche de gilet et après avoir séché son encre d’une belle poudre d’or. Et moi qui comptais rédiger une lettre d’amour ! Mais, à coup sûr, il doit y en avoir là-dessous… Cela fait onze sols, comme pour les autres, Mademoiselle Raton, et, comme pour les autres, je confierai votre lettre à la Petite-Poste, si vous n’en avez cure. À votre service, ma belle !… Et vous, jeune coq, c’est aussi pour votre confesseur ?

Raton s’était retirée prestement sans ramasser sa monnaie. La nuit était tombée, et elle s’aperçut bientôt qu’elle ne reconnaissait plus son chemin. Elle se vit dans un empêchement extrême.

— Mamselle Raton !… cria derrière elle une voix étranglée.

Se retournant, toute surprise, elle reconnut le galant de la boutique. Sur le point de l’atteindre, il courait encore, son chapeau sous le bras. Elle eut un mouvement de crainte et de recul.

— J’vous d’mande pardon, Mamselle ! souffla-t-il, et moins rouge de sa course que de l’émotion qu’il ressentait à parler, mais vous aviez oublié vot’argent que voici. Et maintenant, je n’refuserais pas d’vous accompagner un bout d’chemin si vous êtes moins fière qu’vous l’paraissiez… Mais, puisque j’sais vot’nom, faut que j’vous donne le nôtre qu’est Lubin, fils unique et garçon drapier.

Sur ces derniers mots, M. Lubin reprit de l’assurance, redressa sa taille courtaude et frappa le pavé de son pied plat. Tout en parlant il s’était mis en marche à côté de Raton et lui soutenait le bras avec sollicitude.

— Monsieur Lubin, dit Raton qui trouvait subitement un guide, je vais au numéro 67 de la rue d’Enfer, où je fais une course, et je vous permets de m’accompagner si vous voulez bien me quitter le coude et me promettre de vous bien tenir…

— Foi d’drapier ! dit M. Lubin. Mais comment qu’c’est qu’vous allez rue d’Enfer, attendu qu’vous lui tournez l’dos ?… C’est par là… J’vois qu’l’on n’est pas du quartier, et, d’ailleurs, j’vous aurais déjà r’marquée, Mamselle ! Car vous avez un minois, un teint, des cheveux, des yeux, une tournure et quèque chose de plus qu’les aut’es, tout ça, enfin, qui n’s’oublie pas… J’espère que l’on s’va r’voir, maintenant qu’la connaissance est faite ? J’suis libre à c’t’heure-ci tous les jours, étant n’veu du patron, et j’ai tous mes dimanches et fêtes. Et puis, vous savez, moi, c’est pour le bon motif… Faut vous dire que j’aurai du bien plus tard, sans compter la boutique de mon oncle… J’peux vous donner d’beaux rubans pour vot’bonnet : j’ai des amis dans la passement’rie… J’parie qu’vous pensez que j’allais faire écrire à ma connaissance ? Eh bien, Mamselle Raton, c’était à ma bonne femme de mère. Même que j’ai remis la lettre à d’main pour vous courir après et vous rendre vot’ monnaie. Rapport à vous, ma mère n’aura pas d’mes nouvelles. Elle va croire que je m’suis-t-enrôlé… Faut-il que vous m’ayez coiffé, tout de suite, et pour la vie !… Ça n’se voit pas souvent, mais ça s’voit… Ne croyez pas non plus que je n’sache pas tracer mes lettres, mais ça la rend fière, la mère, quand elles sont bien moulées, et que Lubin est signé avec des fioritures et des paraphes… Dites-moi, c’n’est pas pour un mariage, vot’lettre à M. le Curé ?… Vous d’vez servir chez une marquise. Ailleurs, on n’est point si propre… Pardon, excuses, Mamselle, si j’suis-t-indiscret !…

— Monsieur Lubin, fit Raton, qui crut reconnaître la bonne voie, chacun à ses affaires, je ne vous demande rien des vôtres… Laissez ma taille, je vous prie ! Vous manquez à nos conventions.

— Si j’étais sûr de vous r’voir, Mamselle Raton, reprit M. Lubin, je n’prendrais pas d’arrhes. C’est une habitude qui vient à la longue dans l’métier, voyez-vous… Dites-moi-z-encore, c’est au Carmel de l’Annonciation qu’vous allez ?… Dam, le 67 !…

— Oui, Monsieur, dit Raton.

— Est-ce que vous rest’rez longtemps ? demanda M. Lubin. Parc’ que j’vous attendrais d’vant la porte, ou bien j’irais boire un coup d’ratafia. Ça dépendra d’la longueur d’la commission. Dit’s donc, Mamselle Raton, ça n’doit pas êt’e folichon, là-d’dans ? Y allez-vous souvent ?… Voyez-vous qu’un jour elles vous entortillent, et qu’elles vous gardent ? I’ paraît qu’ien a qui sont riches et belles… Ah, ben vrai ! faut-i’ qu’on soye folle, ou qu’on ait-z-eu des peines de cœur !… C’est pas vous qui vous enterreriez là tout’vivante ?… Moi, j’vous rendrais heureuse, Mamselle Raton, si vous l’vouliez… Et puis, mon oncle est un brave homme. I’ n’demanderait pas mieux que d’nous aider. I’ nous prendrait avec lui…

— Monsieur, dit Raton, nous sommes arrivés. Je vous remercie de m’avoir conduite, et je vous salue bien !

— Ah mais ! ah mais ! s’écria M. Lubin en saisissant Raton à bras-le-corps comme elle allait secouer le marteau de porte, à mon tour de r’marquer que vous n’remplissez pas les conditions !…

Quelles conditions, Monsieur ? fit Raton.

— J’vous attends et vous r’conduis, pardienne ! dit M. Lubin. « J’vous salue bien », c’est un adieu !… Sauf vot’ respect, si vous n’me donnez pas les arrhes d’un baiser, je l’prends d’force !

— Lâchez-moi, retirez-vous, au Nom du Ciel ! soupira Raton en se débattant et en atteignant le marteau, qu’elle ébranla faiblement.

Mais M. Lubin eut le temps de passer un bras autour du cou de Raton et de lui appliquer un baiser, un baiser tel que ni M. Poitou ni personne ne lui en avait encore donné, un baiser liquide, un baiser bouillant d’amour et de jeunesse qui la fit chanceler malgré qu’elle en eût. Cependant, la porte s’ouvrit, M. Lubin dénoua son étreinte, et Raton se faufila en s’essuyant la bouche.

M. Lubin agita la main pour une ombre, tandis que la porte se refermait avec un bruit lugubre. L’aimable coquebin resta plus d’une heure à attendre celle qui ne reviendrait pas…

XV


R aton avait trop songé au Carmel pour ne s’y pas retrouver avec autant d’aisance que dans une demeure familière. Elle ne fut donc pas surprise de la simplicité de sa réception moins d’un quart d’heure après sa rentrée, le temps que la Prieure l’eût questionnée tout au long et mise au courant de la Règle et des coutumes. Et qu’était-ce donc que cette Règle, pour elle qui se serait pliée à l’ascétisme des Pères du Désert, avec la licence, toutefois, de passer quelques heures dans la belle chapelle qui lui représentait le Paradis ?

La Prieure lui avait donné le nom de Deodata pour l’accoler au sien afin de ne point trop surprendre les saintes filles, ni surtout de les distraire dans leurs méditations par des pensers frivoles. Puis elle l’avait conduite par la main, heureuse et souriante, dans la salle de Récréation où jasaient quarante moniales de tout âge, le voile ramené jusqu’aux sourcils, les unes filant la quenouille, les autres découpant des fleurs pour l’autel, ou bien rapetassant ces alpargates qui ne trouvent d’ouvrier que delà les monts. À la vue de Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin et de la visiteuse en qui elles devinaient une postulante, elles s’étaient mises sur deux rangs, priant en silence, les mains sous leurs scapulaires.

— Ma Sœur Raton-Deodata, âgée de dix-huit ans, avait dit la Prieure. Rendons grâces à Dieu !

Puis elle l’avait embrassée. Raton avait fait de même aux deux rangées de Sœurs, dont quelques-unes eussent bien souffert le rasoir du barbier. Cependant, Raton les compara toutes à des fleurs qui se seraient nommées sur deux haies d’églantines, l’une rose, l’autre blanche, tant leurs noms lui semblaient odorants et purs, qu’elles faisaient suivre d’un : Deo gratias ! C’étaient Sœur Adrienne des Anges, Sœur Scolastique-Suzanne de Saint-Bernard, Sœur du Cœur de Marie, Sœur Rose de Saint-Jean de la Croix, Sœur Angélique de l’Enfant-Jésus, Sœur Marie de la Providence, Sœur Euphrosine de Sainte-Madeleine, Sœur Maxence de l’Annonciation, et plus de trente autres encore qui sentaient la primevère et le miel, sans oublier Sœur Marie-Sophie de Sainte-Anne, vénérable Sous-Prieure. Le nom de Raton voletait en chuchotant sur leurs sourires, mais celui de Deodata n’y palpitait point. C’était qu’apparemment le nom de Raton lui convenait mieux que tout autre, malgré son origine mondaine, et que chacune se promettait d’adopter la postulante pour sa sœur cadette en l’appelant de ce nom que la Règle eût interdit comme trop affectueux s’il n’avait été le sien.

Enfin, la Prieure avait fait signe de se diriger vers la chapelle, et le silence s’était rétabli en traversant le cloître, où l’on ne doit pas parler, même aux heures de récréation, non plus que dans le chœur, l’avant-chœur, le chapitre, les dortoirs, les réfectoires, les escaliers, et autres lieux de passage. Elles avaient conduit Raton saluer le Saint-Sacrement dissimulé par deux sombres voiles et une triple grille. À l’exemple de ses principales initiatrices, la Mère et trois moniales, Raton s’était prosternée, la bouche contre le sol. En se relevant, elle avait vu son Bien-Aimé, et elle serait tombée à la renverse si deux sœurs ne l’eussent soutenue. Car Il brillait d’une gloire qu’elle ne Lui connaissait pas encore, et la touche divine l’avait sondée jusqu’aux moelles. Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin s’en était montrée mécontente ; dans la cellule que le cérémonial voulait que l’on fît connaître ensuite à la postulante, elle lui avait ordonné de se coucher, ajoutant qu’elle reviendrait tôt après, suivie d’une converse qui lui porterait un potage.

— Mon enfant, avait dit la Prieure à son retour et dès le retrait de la converse, la Règle requiert une forte santé. Il ne faut point se laisser aller à ces défaillances. C’est la seconde fois aujourd’hui. Mais je crains plutôt que vous n’ayez des visions. Ne l’avez-vous point avoué, après le départ de Mme la Duchesse ?… Je vous dois prévenir que notre sainte Fondatrice nous a mises en garde contre ces impressions surnaturelles qui l’épuisaient elle-même. Elle propose d’interdire, en ce cas, l’exercice de l’oraison, voire la communion trop fréquente, comme de surseoir à l’abstinence et toute austérité. Que sera-ce pour vous, dans l’avenir ?… Ces extases renouvelées réduisent, je le répète, à l’extrême faiblesse. Quand ce n’est pas le démon lui-même qui les produit par de fausses apparences, elles nous enlèvent la volonté de résister aux tentations de superbe et d’impudicité. Je ne saurais trop vous redire que la piété et le mérite résident avant tout, et presque uniquement, dans l’obéissance seule. À ce propos, sachez donc que, sur l’ordre de sa Supérieure, la Bienheureuse Marie Alacoque s’efforçait de se soustraire à l’action divine. Notre-Seigneur apaisa sa débauche de ferveur en lui disant : « Je veux que tu ne fasses rien de tout ce que je t’ordonnerai sans le consentement de tes supérieures, car j’aime l’obéissance. » Obéissez-nous donc, mon enfant, et ne cachez rien à votre Mère des agitations de votre âme et de ces illusions extérieures contre lesquelles, après saint Denis l’Aréopagite, s’élèvent saint Bonaventure, Gerson et Suarez. Ces Docteurs préconisent un amour sans acte cognitif, autrement dit sans connaissance, considérant la vision purement imaginaire comme la condition raisonnable de la vie mystique. Prenez garde encore que votre confesseur n’abonde dans votre sens, par une faiblesse qui leur est à tous commune, car elle leur vient de croire trop flatteusement qu’ils dirigent les aspirations d’une sainte. J’en dirai tout autant de vos très-chères Sœurs, vos compagnes, auxquelles la Règle interdit que vous fassiez confidence de vos songes, de vos ravissements, et même de vos maladies.

« Pour l’instant, appelez le sommeil, chassez jusqu’aux idées pieuses qui le pourraient suspendre ; contentez-vous de penser, pour le délassement de votre esprit, que votre corps repose dans une cellule semblable à celle d’Élisée, le disciple du prophète Élie que l’on doit considérer comme le véritable fondateur du Carmel, sur la montagne du même nom, en Galilée, vers l’an 3123 du Monde. Elle correspond, en effet, à la proposition que la veuve de Sarepta fit à l’anachorète Élisée de lui meubler une petite chambre d’un lit, d’un chandelier, d’une table, d’un siège et d’une tête de mort. On n’y a ajouté qu’un bénitier, une croix de bois tout unie et un balai, trois images sans cadre et un vaisseau de terre. Vous y trouverez encore la Vie des Pères du Désert, le Point d’Exaction, le Traité de l’Amour de Dieu, de saint François de Sales, l’Imitation, et la Perfection Chrétienne, de Rodriguès. À demain, mon enfant ; que Dieu vous garde, et la Très-Sainte Vierge !…

Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin s’était retirée après avoir aspergé le lit d’eau bénite, laissant Raton dans la stupeur.

Le lendemain et les jours suivants, Raton, vêtue d’un bonnet noir à ruche et d’une coule d’orpheline, s’était initiée dans le détail aux usages dont la Prieure lui avait esquissé le tableau. Avec une facilité surprenante, elle avait appris le Bréviaire, que l’on doit savoir par cœur, et puis, en une seule leçon, tous les signes qui dispensent de parler et qui sont en assez grand nombre pour une république où l’on est censé ne manquer de rien, ne désirant rien. Il y faut, néanmoins, demander à se confesser, ce qui se manifeste en joignant tous les doigts de la main droite avant de s’en frapper la poitrine ; à communier, ce qui se figure par une circonférence en arrondissant les deux pouces et les deux index réunis par les bouts, et en se mettant ensuite le second doigt dans la bouche ; à changer de cordons d’alpargate, ce qui se fait en tournant l’index de la main droite autour de celui de la main gauche ; à se munir de chandelle — besoin qu’il faut justifier par la nécessité absolue de s’éclairer, — en dressant l’index de la main gauche et en le saisissant par la première jointure avec les deux premiers doigts de la main droite, puis en tournant plusieurs fois les mains autour l’une de l’autre. Jeûner se dit en pressant la bouche avec les cinq doigts ; Matines, en se signant du pouce sur la bouche ; Vêpres, sur la gorge, Complies sur l’estomac, et les Heures sur le front. Quant à la Prieure, on met la main sur la tête ; la Sous-Prieure, on se touche un œil, et une Sœur du voile blanc, l’on fait comme si l’on battait la lessive.

Sœur Marie-Sophie de Sainte-Anne, Sous-Prieure, qui remplissait le rôle de Mère des Novices, et à qui l’on avait confié Raton, lui expliquait les cent ou cent cinquante signes auxquels se réduisent les désirs d’une Carmélite. Elle ne manquait pas de sourire à ceux qui décèlent de la malice et de l’esprit. Elle en profitait aussi pour démontrer très amplement qu’elle n’avait perdu ni la pratique ni le goût de la parole en perdant ses dernières dents et le contact avec le monde sonore. La bonne Sous-Prieure était d’une humeur enfantine si la Prieure montrait une rigidité despotique, et son grand âge, qui la faisait décliner vers la tiédeur, la disposait à la tendresse indulgente envers une fille qu’elle plaignait peut-être en secret.

Pourtant, il lui avait fallu instruire Raton des pénitences qui tiennent, avec la prière, la plus grande place dans la vie conventuelle, comme la discipline qui se donne au chœur après Matines et Laudes, les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine, et pour laquelle, au temps pascal, on cache la lumière pendant que l’on se frappe toutes ensemble, les habits retroussés, en récitant des oraisons. Cette discipline, avait expliqué Marie-Sophie de Sainte-Anne, avec une tranquille douceur, est faite de sept ou neuf brins de trois quartiers de long, portant chacun sept nœuds de six ou sept tours, enduits de cire durcie. Puis, de la discipline de fer, simple ou à molettes d’éperon, dont il existe dix sortes, et qui ne s’administre qu’en particulier, elle avait passé aux autres instruments de torture que l’on porte sur soi.

Ce sont les sept espèces de cilices de crin, les cilices à clous, les haires, les ceintures, de un à six rangs d’aiguillons, les genouillères et les bracelets de métal, hérissés comme la gueule du brochet, les cœurs et les croix agrémentés d’ardillons, et, enfin, le Joyau de Sainte Thérèse, à pointes de fer.

Il y avait les mortifications, celles du temps de l’Avent, surtout, qui consistent à paraître en figure d’Ecce Homo, la corde au col, la couronne d’épines en tête, traînant ou portant une croix sur laquelle on s’étend au bout de cinq stations. Il y avait encore les châtiments volontaires, ou infligés par la Règle, comme de se prosterner à la chapelle, la face contre terre, pour avoir failli dans la psalmodie des Heures canoniales ; de porter une sonnette au cou, lorsque l’on a omis de tinter la cloche ; de descendre munie de son oreiller quand l’on a manqué le Veni Sancte à l’oraison du matin ; de manger accroupie près de sa place ; de se souffleter avec ses alpargates, ou de se frapper le visage à coups de verges ; de faire une croix avec la langue sur les pieds déchaux de chaque sœur ; de se laisser piétiner sur le seuil de la porte, et de mêler de la cendre à sa nourriture. Quelques-unes remplaçaient la cendre par l’absinthe. On en trouvait au jardin, masquée par les roses, les glaïeuls et les lis, ainsi que des orties pour se macérer. Et la Sous-Prieure, de son bâton de vieillesse, avait montré les massifs de fleurs. Mais la Mère était hostile aux excès qui corrompent le plus souvent l’humilité, et auxquels elle préférait, fatigue saine pour le corps et l’esprit, le terrassement ou le jardinage aux heures les plus pénibles du jour.

Sœur Marie-Sophie de Sainte-Anne ne s’en était pas tenue aux corrections, car elle prisait une gaieté douce et pacifique, s’en référant, elle aussi, à sainte Thérèse qui recommande, malgré tout, la bonne humeur autant que la propreté du linge et des vêtements. Elle avait enseigné à Raton divers petits jeux inoffensifs, qui distraient parfois après le repas, comme de cacher une figure de l’Enfant-Jésus dans le monastère. Celle qui la trouve la porte en triomphe aux cris de Vive Jésus ! et ce jeu peut durer plusieurs jours, pendant lesquels on invoque saint Antoine de Padoue.

— Cet amusement, avait conclu la Sous-Prieure, en manière de moralité, rappelle l’Enfant-Jésus perdu et retrouvé au Temple, ou bien sa retraite en Égypte avec Joseph et Marie. C’est ordinairement notre Révérende-Mère qui organise cette partie, amusement des jeunes et des vieilles. À ce propos, je me souviens que, voici cinquante-quatre ans, quand j’étais novice, Mère Anne-Thérèse de Saint-Augustin, notre Prieure, cacha si bien la divine image que personne ne l’a retrouvée depuis. Sur son lit de mort, se repentant de nous avoir, si j’ose dire, impatientées durant tant d’années, elle allait nous découvrir son secret lorsqu’elle rendit à Dieu sa belle âme intègre. C’était la seule faute qu’elle croyait avoir à se reprocher de tout son très-saint office. Quand l’on égare quelque chose qui ne se retrouve point, l’on ne manque pas, à la récréation, de rappeler le fait mémorable que je viens de vous narrer, ma chère enfant. L’on dit : « Ces ciseaux, ou ce panier, ou cette sandale sont allés retrouver le petit Jésus de la Mère Anne-Thérèse !… » Mais riez donc, Raton, mon enfant !… Pourquoi ne riez-vous pas ? Il est bon de rire quelquefois aux plaisanteries permises. Ah ! l’on voit encore trop bien que vous venez de la vie !…

Marie-Sophie de Sainte-Anne lui avait enseigné la méthode d’oraison en trois parties, et celle de la contemplation qui demande le concours des cinq sens, tandis que la méditation n’utilise que les trois puissances de l’âme : la mémoire, l’entendement et la volonté.

— Par exemple, avait dit la Sous-Prieure, qui ne brillait pas de tous les dons du Divin Dante Alighieri, vous devez vous représenter l’Enfer : Contemplation. Eh bien, vous voyez Satan enchaîné à son trône, et couronné d’une ramure de cerf. Les diables font bouillir les damnés dans de grandes marmites pleines de poix. Les uns attisent le feu au moyen de tisonniers et de soufflets démesurés, les autres renfoncent sans pitié les horribles pécheurs avec des tridents et des fourches. Il en est qui sont rôtis à la broche comme des volailles. Vous entendez les hurlements, et les prodigieux grincements de dents, et les jurements et les blasphèmes, et le bouillonnement des marmites, et le crépitement du feu, et les ricanements des mauvais anges. Brrrou !… Vous sentez les cheveux, les poils et la chair roussis, les épaisses vapeurs de soufre et de goudron qui vous oppressent, et la puanteur de tous ces démons breneux et flatulents. Pûûû !… Cette infection que vous respirez vous remplit en même temps la bouche, et voilà pour le Goût. Pouah !… Quant au Toucher, vous éprouvez des brûlures sur tout le corps ; ajoutez-y la tenaille ardente d’un diable rouge, ou le bec d’un vautour qui vous dévore les entrailles. Aïe !… Voilà qui est assez simple, je crois ?… Après, examinez si la contemplation vous fut profitable. En ce cas, remerciez Dieu d’en avoir retiré l’horreur du péché et le plus grand désir de soustraire à Satan d’innombrables âmes que le Ciel s’était réservées.

Raton avait écouté la Sous-Prieure lui faire leçon et tenir ses discours spirituels tantôt sur un banc du jardin, tantôt dans le petit ermitage affecté à chaque religieuse et mis sous le vocable d’une sainte ou d’un saint. Cependant, les méthodes d’oraison, les préludes, les colloques, les résolutions n’étaient pas entrés dans l’esprit de la postulante, car Raton possédait la spontanéité des enfants, et, malgré les objurgations de Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin, qui ne pouvait rien à l’encontre d’un penchant irrésistible, elle ne songeait qu’à s’abîmer en son Bien-Aimé dont elle sentait la présence, ce que l’on nomme la Vision indirecte ou intellectuelle, où s’éteignent les mouvements, les vicissitudes de la pensée, et qui vous ravit au-dessus de l’être pour vous plonger dans une indicible lumière. Marie-Sophie de Sainte-Anne s’en était vaguement aperçue, mais elle n’avait pas jugé nécessaire de pénétrer plus avant, de redresser, de morigéner. Satisfaite de l’accomplissement pur et simple de sa tâche, elle s’endormait du sommeil des vieillards en remuant encore sa bonne lèvre pendante, et les moucherons se livraient autour de son voile à leurs ballets capricieux.

« Ô Bien-Aimé, avait souvent pensé Raton, je me suis livrée à plus de cent goujats blasphémateurs pour vous appartenir tout entière ! Me voici dans votre maison, mais, comme la dernière des servantes, je ne puis lever les yeux sur Votre Face adorable. Je les tiens fixés à terre dans la mesure qui suffirait à ma tombe, pour qu’à cette aune l’on estime ma modestie. Je connais plutôt par l’usage que par la vue le chœur, le réfectoire et les diverses officines ; dans ma cellule, je m’obstine à ne songer qu’à la chambre d’Élisée, le disciple du Prophète Élie. En compagnie de Sophie de Sainte-Anne, qui dort tous les quarts d’heure, je pourrais porter mes regards sur les arbres et les roses, et louer opportunément votre génie, mais je crains de vous y voir comme au milieu du Buisson-Ardent, et d’être terrassée pareillement à saint Paul. J’en aurais compte à rendre à la Révérende-Mère qui me reparlerait des artifices du démon. Si je vous veux prier, c’est d’une façon qui n’est pas la mienne, et dans une langue que je n’entends pas encore. Vous qui pénétrez mon malheur, ne me tentez plus, modérez Votre amour, afin que je ne sois point traitée comme une possédée, de même que l’on soutenait à l’abbé Lapin qu’il était ivre quand Vous l’embrasiez d’un beau feu !… »

Et Raton s’était promis de résister au Seigneur, selon l’exemple de Marie Alacoque, jusqu’au jour où elle aurait pris le voile, pensant qu’il lui serait alors loisible d’être une sainte après avoir fait preuve d’obéissance et d’humilité. Elle avait déjà vécu six mois sous le petit bonnet à ruche que l’on voyait toujours penché vers la terre, parlant à peine, se laissant caresser des Sœurs sans provoquer leur tendresse, donnant l’exemple de l’obéissance, et plaisant à la Mère par une piété aussi exacte que tempérée.

Son directeur, l’abbé Rigaud, Supérieur local et Visiteur, pressa Marie-Thérèse de Saint-Augustin de l’agréer comme novice en lui vantant des vertus inquiètes de s’épanouir. Mme la Duchesse était encore plus hâtive. Elle faisait valoir que M. de Bernis annonçait une courte visite : les affaires diplomatiques ne lui permettraient ni de la prolonger ni certainement de la renouveler. Plusieurs fois elle avait vu Raton au parloir, derrière la grille, mais l’horloge de sable s’était toujours écoulée sans qu’elle eût rien dit de principal et qui montrât la moindre entente de la retraite. Alors, Mme la Duchesse dérangeait à son tour Mme la Prieure quand la tierce fermait la grille et tirait le rideau.

Cependant, Raton souffrait d’une vive impatience de cette cérémonie qu’on lui annonçait comme prochaine, et pour laquelle elle répétait son rôle tous les jours, ayant été reçue à l’unanimité des voix du Chapitre, représentées par quarante fèves blanches. Contrairement aux postulantes qui la souhaitent avec ardeur, Raton désirait qu’elle fût déjà passée, et la présence de Monseigneur, qu’on lui faisait tant valoir, l’emplissait à l’avance de confusion.

Il arriva enfin, ce jour tant redouté ! Raton communia dès l’aube à la lueur funèbre de deux cierges et demeura en prières une grande partie de la matinée en attendant M. le Duc qui lui devait servir de père, et Mme la Duchesse de marraine. Puis elle revêtit une belle robe de mariage ; elle mit aussi un voile, une couronne et un bouquet d’oranger ; ou plutôt la vieille Marie-Sophie de Sainte-Anne l’assista dans cet embarras. Elle ne tarissait pas d’éloges sur le satin brodé dont l’on ferait des ornements d’autel, et elle faillit à plusieurs reprises, par ses exclamations, avaler les épingles qu’elle réunissait dans sa bouche édentée.

M. le Duc, ironique et pustuleux, Mme la Duchesse, exanthémateuse, l’attendaient au parloir, ainsi que le Chevalier de Balleroy, impertinent, et aussi disgracié que ses amis. Mme la Duchesse, qui avait offert la toilette, serra sa filleule contre son cœur en répandant des larmes abondantes. Elle l’assit à côté d’elle, ne cessant de l’embrasser, de lui caresser les mains et de lui nommer les personnes de ses relations aux noms retentissants qui lui feraient l’amitié d’assister à sa vêture. Puis elle prit à témoins M. le Duc et M. le Chevalier de la beauté de Raton dans ce costume qui lui seyait à ravir. Ces messieurs, debout dans un angle, s’arrêtaient de parler à voix basse pour en convenir ; glissant un œil sur Raton, ils semblaient étouffer une petite toux de leur main. Mais Raton devina que ces libertins dissimulaient une forte envie de rire. Mme la Duchesse ne soufflait mot de la bonne nourrice. Elle l’avait complètement oubliée. Raton, malgré son détachement des affections mondaines, s’inquiétait en elle-même et de la longue discrétion de l’abbé Lapin, et de l’absence de sa mère adoptive.

Aussi sa surprise fut grande quand elle traversa la nef au bras de M. le Duc tout chamarré de ses Ordres, et derrière le cortège de diacres, de servants et de céroféraires formant l’arroi de M. de Bernis. Bénissant à droite et à gauche, Monseigneur, en robe pontificale, se dirigeait vers un dais cramoisi pour qu’on le revêtît de ses ornements sacrés, lorsque, bousculant les prie-Dieu, parut la bonne nourrice qui s’affermissait sur le bras de l’abbé Lapin. Celui-ci portait, en outre, sa fidèle guitare dans une housse de lustrine verte toute neuve. Cédant à son trouble, malgré la gravité de la circonstance, Raton quitta le bras de M. le Duc et fit quelques pas au-devant d’eux, le cierge à la main. Cependant, au fond de la chapelle, dans une tribune à balustres, Raton avait pu découvrir la Gourdan, coiffée d’un invraisemblable chapeau de roses, et pourtant digne au milieu de son sérail. La Boiteuse, soutenue par l’Achalandée et la Pimpante, s’était levée de son siège pour agiter un mouchoir imbibé de larmes, et si rougi par le fard qu’on l’eût dit trempé dans son cœur.

Raton embrassa l’abbé, de qui la couenne lui râpa les joues et dont l’haleine n’était pas pure.

Comme elle tenait encore sa nourrice qui répétait « Raton ! Raton ! » avec l’accent d’un suppliant reproche, elle aperçut la maison de M. le Duc qui faisait son entrée, précédée de M. Rapenod au bicorne inébranlable, rose comme un poupard, doré sur tranches, jouant du mollet, et marquant le pas d’une hallebarde pacifique. Derrière lui marchait M. Poitou, les jambes écartées comme celles d’un postillon, et la figure couverte de bubes incarnadines. Pareillement, M. Grand-Jean, M. Petit-Louis, Mlle Macée, qui pointait un nez de sinople, et dix autres, mâles et femelles, au teint crayeux parsemé de rubis. Ils semblaient s’être donné le mot pour se mal porter, et ils ouvraient des yeux hagards et bordés d’écarlate, où la risée le cédait à l’étonnement. Puis se rangèrent des personnes du Sexe aux parures extravagantes et menant grand tapage. Elles échangèrent, avec le groupe de la Gourdan, des signes d’intelligence, et répandirent des parfums qui luttèrent contre le remugle de l’encens comme Tobie avec l’Ange. Enfin, s’avança un gros de gens de qualité, brimbalant leurs épées contre les colonnes et les chaises, et faisant retentir les dalles de leurs cannes de jonc à bouterolles de cuivre. Leurs épouses, poudrées à frimas et les épaules découvertes en dépit de la sainteté du lieu, appuyèrent de leurs senteurs les aromes de harem que dégageaient ces demoiselles. Le parfum de l’encens allait prendre le dessous, quand s’abattit un noir essaim de dévotes, à tout moment renforcé. Il eut tôt fait d’imposer aux deux fragrances litigieuses le règne d’une odeur fade, et que l’on peut dire obscure, participant de l’escarpin mouillé, du rat et de la suie.

— Raton ! murmurait la bonne nourrice qui se raccrochait à elle, Raton, est-il possible ?… Je ne te reverrai donc plus ! Ah, cruelle, cruelle enfant !…

Mais la claquette de Marie-Sophie de Sainte-Anne avertit Raton de rejoindre sa place.

Alors, Monseigneur, qui s’était laissé vêtir comme une coquette, commença de bénir l’habit :

Adjutorium nostrum in nomine Domini

Puis la messe solennelle commença, après quelques oraisons.

Raton ne se pouvait défendre d’admirer la majesté de Monseigneur, et surtout ses belles mains qu’elle avait tant baisées naguère quand elle souhaitait de les voir officier et planer sur les fidèles. Elles l’avaient élevée jusqu’au Ciel ; maintenant, elles lui en ouvraient les portes. Dans les gestes d’oraison, elles semblaient écarter des nuages et chasser les mauvais souvenirs. Mais elles les ramenaient plutôt avec une onctueuse perfidie. Ils se venaient poser sur elles, pareils aux colombes du charmeur.

Cependant, les moniales psalmodiaient derrière la grille, et Raton évoqua le couvent de San-Giacomo, Maria-Magdalena Pasini et Catherina Campagna. Peut-être que cette image traversait le prélat lui-même ; peut-être mêlait-il Raton au souvenir de ses sœurs en amour et en Jésus-Christ. Elle songeait aussi à l’air de Pergolèse. Elle aurait désiré l’ouïr, et encore de figurer dans la tabatière d’or, vêtue de l’habit qu’elle allait prendre. Monseigneur pénétrait sans doute les pensées qui la troublaient, car il lui souriait comme à une complice. Quant à M. le Duc, il soufflait par le nez un petit rire intérieur, et Raton le devinait qui l’épiait en-dessous. Alors, elle baissa les yeux sur son livre pour y suivre la messe sans légèreté : Munda cor meum ac labia mea, omnipotens Deus, qui labia Isaiae Prophetae calculo mundasti ignitio…, lut-elle pendant que le diacre se préparait à faire bénir l’encens et commençait lui-même cette oraison à genoux. Monseigneur termina le repons In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, et elle se signa. Un grand calme entra dans son cœur par la vertu de ce signe. Elle entendit l’Évangile avec une piété sans mélange, et elle se crut désormais à l’abri de ce qu’elle pensait être des distractions involontaires.

Mais à peine elle se félicitait d’avoir enchaîné son esprit qu’éclata un Credo qui ne partait point du chœur des moniales, jusque-là seules à chanter. Il venait de la tribune où le sérail de la Gourdan s’était installé. Raton pouvait percevoir l’accompagnement de l’abbé Lapin. Alors, comme par la puissance d’une incantation diabolique, elle revit toute sa vie de la rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur, et M. de Sade, en peluche noire, qui lui patinait les tétons, et M. Restif, sa culotte sur les pieds, et cent autres dans toutes les postures et les ridicules de l’amour. Ils lui remettaient ensuite le petit cadeau qui la rapprochait peu à peu de Dieu. Toutes ces choses affreuses se présentaient avec une telle précision, une telle vérité, qu’elle les croyait voir et qu’elle eût voulu se jeter la face contre terre. Ce fut de même pendant l’Agnus Dei, le Sanctus, et diverses hymnes.

M. le Duc, de son côté, mettait une maligne insistance à lui frôler la jambe, et elle voyait M. le Duc la renverser sur le lit de Mme la Duchesse, et puis aussi M. Poitou ; et puis sa maîtresse montrer ses cuisses grivelées à M. le Chevalier. C’étaient, en outre, des illusions de l’ouïe. Quand le diacre répondait Amen, elle croyait entendre tantôt le Jarni ! de M. Poitou, tantôt le F… ! de M. le Duc. Et cum Spiritu tuo se traduisit par le cri de la marchande de marée qu’elle avait entendu en franchissant pour la première fois le seuil de M. le Duc, durant que M. Poitou la pinçait cruellement : « Maquereau ! V’là l’maqu’reau !… » Et même elle ressentit une si vive douleur qu’elle sursauta en s’écartant de M. le Duc. L’Alleluia commença de se travestir en Robin a des sonnettes, et Raton se demanda si l’abbé Lapin n’était pas devenu fou.

« Ô Bien-Aimé, pensait-elle, toute rouge de honte sous son voile blanc, n’est-ce pas l’Enfer qui m’assaille en cet instant même où je m’unis à Vous ? Secourez-moi, chassez ces images infâmes, étouffez ces obscénités, ou je croirai que c’est Vous qui me repoussez comme indigne ! Pourtant, Seigneur, n’est-ce pas Vous qui m’avez engagée dans la voie du sacrifice ? »

Et Raton, qui n’osait toujours se signer inopportunément, traçait de son pouce des croix sur sa poitrine. Ses visions mentales s’en évaporèrent pour un instant. Mais elle ne pouvait méditer sur le Saint-Mystère ni s’abandonner à sa piété. Elle souhaita ardemment que la messe fût dite.

Enfin, après le dernier Évangile, Raton, accompagnée de M. le Duc et de Mme la Duchesse, alla s’agenouiller sur une marche de l’autel. M. de Bernis lui remit la croix des Carmélites en lui adressant quelques mots rituels. Sa bouche n’était que sourire ; ses belles mains lui frôlèrent voluptueusement la gorge. Et Raton évoqua M. le Chevalier découvrant le crucifix à son jarret, après l’avoir prise à rebours, à la façon des Scythes et des bêtes.

M. le Duc offrit le bras à Raton défaillante, et le Chevalier à Mme la Duchesse qu’il avait dû réveiller. Ils traversèrent la nef, précédés de M. Rapenod faisant sonner sa hallebarde helvétique, et dans un grand remue-ménage de gens qui se pressaient pour admirer la nouvelle épouse du Sauveur. Impies pour la plupart, ils déploraient à mi-voix qu’elle fût si belle. Quelques-uns ne se gênaient pas pour assurer que M. le Duc avait pris du bon temps et qu’il avait eu bien raison. Ce fut tout juste s’il ne s’entendit pas interpeller par deux ou trois bons compagnons sur la poitrine desquels brillaient les Ordres de l’Europe. Un poing sur la hanche, l’autre sur la canne, et les pieds en équerre, ils le regardaient passer essayant de tenir son sérieux et ne trahissant sa coupable envie de rire que par un tic du coin de sa lèvre impérieuse.

Devant la porte conventuelle se pressaient les amies de Raton et les amies de ses amies. Elles n’avaient pas attendu, par préséance, que M. le Duc et Mme la Duchesse fussent sortis. L’abbé Lapin soutenait d’un côté la bonne nourrice qui ne se pouvait porter ; la Gourdan l’assistait de l’autre. Ces demoiselles tenaient leur mouchoir à la main, et la Boiteuse étouffait ses gémissements à la vue des deux rangs de moniales au visage voilé, à l’émouvante rigidité, qui lui allaient ravir sa chère compagne. Elle pensait se jeter à son cou. Mais Mme la Duchesse ouvrit les bras. Puis ce fut le tour de M. le Duc, puis celui du Chevalier, puis celui de la Gourdan et de Nicole, qu’il fallut retirer de force, et enfin, de tout le sérail qui recouvrit de fard le visage de la fiancée. Alors, il fut permis à la pauvre nourrice de faire ses adieux. Elle sanglotait quelque chose comme : « Pourquoi, oh ! pourquoi ?… », d’une voix grelottante que couvrait le bruit des cloches. Sa petite taille de vieillarde la forçait à se hausser sur la pointe des pieds pour parvenir au visage de Raton. Ses mains terreuses aux grosses veines saillantes accrochaient les épaules de celle qui était déjà morte au monde et à tout sentiment humain. Le plus grand nombre des assistants pleuraient. M. le Duc et le Chevalier prirent le parti de se retirer vers leurs amis, lesquels auraient bien voulu être ailleurs, encore qu’ils lorgnassent, tout goguenards, la Gourdan, ses vingt nymphes, et leurs connaissances enfarinées. L’abbé Lapin mit fin à cette scène pénible en séparant les deux femmes. Les yeux à terre, il se contenta de serrer la main de Raton, car il savait la vanité des transports, des regards et des paroles devant ces grandes résolutions, et il pensait avoir assez témoigné de son affection par sa guitare. D’une impulsion de la main, il tourna Raton vers les trois moniales qui se dirigeaient à sa rencontre, portant des cierges et une grande croix noire, et il indiqua la voie d’un geste qui remonta vers le Ciel. Impassible, Raton franchit les quelques pas qui la séparaient encore du tombeau, baisa la croix qu’on lui tendait, et, durant que le chœur des religieuses entonnait l’hymne de Fortunat : O gloriosa Virginum, Sublimis inter sidera, le portail de fer à deux battants se referma sur elle, n’offrant au regard ni verrou ni serrure, mais seulement ces mots dorés : O Beata Solitudo !

— Ah, Jarni ! grogna Poitou, au milieu de la domesticité qui formait rang, elle aussi, pour son édification, qu’la louche du tollard me tape, que j’fauche le grand pré, ou qu’on m’mette en canelle plutôt que j’soy d’antiffe !…

— N’aie pas peur, répondit Grand-Jean : tu finiras comme tu l’souhaites, sur les galères de Sa Majesté, la fleur de lis à l’épaule, ou sur la roue d’M. d’Paris !…

Pendant que Raton se rendait dans la salle du Chapitre afin de répondre au questionnaire de Monseigneur, d’écouter son exhortation, de revêtir le froc et de sacrifier sa belle chevelure, la foule reprenait place dans la chapelle pour recevoir le dernier regard qu’il serait permis à la novice de jeter au monde.

M. le Duc, Mme la Duchesse et le Chevalier s’étaient postés devant la grille de clôture, sur des prie-Dieu réservés. Mais leurs amis avaient dû s’ouvrir un passage à travers les bigotes, les demoiselles du sérail et les gens de maison confondus. Cela n’allait pas sans réclamations, et l’on en pouvait percevoir, à travers l’In exitu Israël qu’entonnaient déjà les prêtres à l’imposition des habits. M. le Duc, entendant distinctement le juron familier de son valet, se promettait de se défaire de son insupportable personne. En vérité, les oreilles de Poitou s’étaient tendues au dehors, et sa religion se trouvait éclairée sur le compte de Mlle Raton. Son juron témoignait de sa colère envers l’abbé Lapin qui venait de le bousculer et prétendait, malgré lui, Poitou, se rendre à la grille en soutenant la bonne nourrice toute noyée de larmes. Ce juron contenait aussi la plus ferme promesse de représailles, car Poitou venait de remarquer l’intimité de l’abbé et de la Gourdan, et il établissait subitement une relation entre la visite à l’hôtel, le départ de Raton, et toutes ces filles emplumées qui ne se tenaient pas de verser des pleurs.

Enfin, le rideau de la grille s’écarta. Raton parut, debout, son cierge à la main, recouverte d’une chape blanche et d’un voile blanc. De chaque côté d’elle se voyaient les moniales agenouillées l’une derrière l’autre, le voile noir rabattu sur le visage, et portant des flambeaux funèbres qui pleuraient à grosses gouttes sur le parquet. Elle demeura là, pareille à une statue, regardant la foule sans la voir, et sourde à un sanglot désespéré qui dominait tous les autres. Alors, Monseigneur s’avança et traça sur elle le signe de la croix. Raton eut un mouvement de recul : à la place de M. de Bernis, si doux, si tendre, si beau, si majestueux, elle venait de voir l’horrible M. Peixotte levant sa discipline. Puis, la Prieure, un peu surprise de ce geste, lui mit la ceinture, le scapulaire et le manteau, pendant que l’on récitait des oraisons pour chaque pièce du vêtement.

Mais quand Raton s’étendit pour une seconde fois, couverte d’un catafalque, les bras en croix et la face contre terre, que les religieuses, toujours voilées, psalmodièrent les Prières des Morts, après l’avoir une à une aspergée d’eau bénite, le sanglot qui n’avait pas ému Raton se fit plus déchirant, et il y eut un grand remous dans la nef. Une vieille femme désaffublée de son bonnet et qui montrait un front presque chauve, une vieille femme bousculant tout le monde arriva jusqu’à la grille dont elle tenta de secouer les barreaux.

— Mon enfant ! Ma p’tite Raton !… Rendez-moi mon enfant, voleuses !… Ah, ah ! voleuses !… cria-t-elle en meurtrissant son visage contre le fer.

— Bonne nourrice, disait l’abbé Lapin qui la tirait à bras-le-corps, il vous faut sortir avec moi !… Là, là, laissez ! point de bruit !…

Cependant, le Carmel insensible continuait ses chants, Raton ne se relevait pas, et le rideau glissa sur sa tringle. Même, une main l’aida à dépasser l’obstacle qui l’arrêtait dans sa course. M. le Duc, Mme la Duchesse, le Chevalier et quelques autres s’empressèrent aux côtés de l’abbé Lapin pour supplier la pauvre vieille de se retirer. Mais, sans rien répondre, elle demeura accrochée à la grille, et ni les plus doux, ni les plus rudes efforts ne l’en purent détacher.

— Elle est morte ! fit l’abbé qui palpait son maigre corps à la place du cœur et compressait la veine carotide à son cou décharné.

Et il se mit à genoux pour réciter les prières au point où en étaient les moniales. De son côté, M. le Duc faisait respirer des sels à Mme la Duchesse, à qui le Chevalier tapait dans les mains.

— C’est une vieille femme qui est morte là, chuchotaient les assistants. Peut-être sa mère…

La plupart quittèrent l’église en soutenant des femmes à demi pâmées. La Gourdan, son sérail, la maison de M. le Duc et les dévotes allaient approcher, mais M. Rapenod, sur un signe de son maître, avait barré la voie de sa hallebarde en étouffant des tarteufle qui ébouriffaient sa moustache grise, et tous ces gens confondus dans la crainte et la curiosité murmurèrent entre eux sans vergogne. Il vint pourtant un diacre et un bedeau, sautillants et futés comme des gerboises, s’informer d’un si scandaleux incident. Mais le ton de M. le Duc, autant que la pleine vue du cadavre accroché à la grille, les remit dans l’onction et le silence. Ils s’agenouillèrent à côté de l’abbé Lapin.

Derrière le rideau noir qui laissait passer le halo des cierges et permettait d’apercevoir la cérémonie se dérouler mystérieusement, les moniales chantaient, toujours agenouillées. Elles se levèrent pour le Veni Creator, qu’elles firent suivre du Kyrie, et Monseigneur entonna le Pater. Puis, après quelques oraisons, il aspergea la novice, que releva Marie-Sophie de Sainte-Anne pour la mener baiser l’autel.

— C’est quasiment fini, dit le bedeau.

— Monsieur le Duc, dit l’abbé Lapin, en s’inclinant avec cérémonie, comme je dois rester ici pour les devoirs religieux et les formalités séculières, il vous est loisible…

— Oh oui, mon ami ! coupa M. le Duc. Prenez toujours cette bourse. Et que le diable me crève si jamais je refous les pieds…

— Armand !… supplia Mme la Duchesse qui revenait du malaise qu’elle avait jugé préférable de prolonger.

— Eh bien, fit M. le Duc, ne blasphémons pas, et partons ! Balleroy montera dans mon carrosse avec moi, et ce mauvais plaisant de Bernis dans le vôtre, où il viendra vous rejoindre. À moins que vous ne préfériez l’attendre au parloir ? Nous ne ressusciterons pas cette vieille femme, n’est-ce pas, ma bonne amie ? et, d’ailleurs, la personne que voici demande à se charger d’elle. Vous voudrez bien, Monsieur, continua-t-il en se retournant vers l’abbé Lapin, partager ma bourse avec le bedeau et ceux qui se chargeront du nécessaire. N’oubliez pas, non plus, les bonnes œuvres de M. le Chapelain…

Et M. le Duc, sans plus se soucier de la morte, dont une mèche de cheveux blancs voletait au courant d’air, de l’abbé Lapin, du diacre et du bedeau, à demi ployés par le respect, offrit le bras à son épouse, qui prit aussi celui du Chevalier en poussant de profonds soupirs entrecoupés de petits gémissements.

— Divine amie, marmonna Balleroy, en une rencontre moins funeste j’eusse fait saisir le drôle que nous venons de revoir, et dont la présence ici est pour le moins singulière !… J’ai de fortes raisons de croire qu’il n’est pas étranger à la disparition de certain éventail de votre goût et commodité.

Ils sortirent de la chapelle, précédés de M. Rapenod, cependant que les religieuses, sur un refrain guilleret tiré du Prophète, emmenaient triomphalement leur nouvelle sœur : Ecce quant bonum, et quant jucundum habitare fratres in unum !…

XVI


M a fille, dit, quelques jours après, Marie-Thérèse de Saint-Augustin à Raton qu’elle avait mandée dans sa cellule et qui se tenait à genoux sur un prie-Dieu, j’ai attendu que vos émotions fussent passées pour vous entretenir, une fois de plus, de l’esprit de notre Ordre et de votre conduite.

« Depuis notre premier entretien jusqu’à votre vêture, je n’ai eu qu’à me louer de vous avoir parlé un peu sévèrement, pour vous mettre en garde contre vous-même et les artifices du démon. Votre tenue édifiante incita vos très-chères Sœurs et moi-même à voter sans restriction votre prise d’habit. Cependant, que s’est-il donc passé ce jour-là ? D’où venaient ces distractions inconcevables pendant l’Office ; cet air, non de béatitude, mais de satisfaction profane quand Son Éminence, en sa belle exhortation, vous parla de Marie l’Égyptienne et des deux religieuses exemplaires qu’il eut la Grâce de diriger au couvent de San-Giacomo, en l’île de Muran ? À quel sentiment avez-vous obéi lorsque vous lui marquâtes un mouvement de retrait accompagné d’un geste de répulsion qui pouvaient laisser croire que vous repoussiez la paix du Seigneur ? Déjà, ne vous étiez-vous pas jetée, au mépris de l’assistance et du Saint-Lieu, dans les bras de votre nourrice, dans ceux de l’abbé à petit collet et de si mauvaise mine qui obtint de l’Archevêché la faveur de jouer ici de la guitare — ô Ciel ! — non content d’appuyer cette demande étrange par des crédits si puissants que nous dérober eût été manquer à des ordres ? Cet homme bizarre était entouré d’un nombre considérable de créatures, que je crains de qualifier par charité chrétienne, et qui semblaient avoir été de vos amies… Parmi elles, ne s’est-t-il pas trouvé une négresse, oui, une négresse insensée, et peut-être démoniaque, qui a fait entendre dans sa langue qu’elle souhaitait prendre le voile ici même, et une boiteuse qui la voulait imiter ? Oh ! rien de Sœur Louise de la Miséricorde !…

« Mais là où votre abbé me paraît véritablement diabolique — je parle d’après le rapport qui m’en fut fait, — c’est lorsqu’il se prit de querelle avec un laquais de M. le Duc, que l’on m’a dit se nommer Poitou, et qu’il frappa ce dernier de sa guitare, si fort et si juste que la tête passa à travers le bois jusqu’aux épaules, de telle sorte que l’on eût comparé le pauvre garçon à un Martyr de la Chine pris dans une gangue, et saignant par mille estafilades. Cette scène atroce se déroula sur le parvis de notre sainte chapelle, à la suite d’une cérémonie qui doit inspirer la méditation et le respect, et à quelques pas d’un cadavre ! J’ajoute que les gens de M. le Duc et les compagnes de ce mauvais prêtre ont failli en venir aux mains, s’étant crié mille outrages, mille ordures dégoûtantes. Il a fallu l’autorité, la hallebarde du suisse de M. le Duc pour séparer ces impertinents. On a béni sa présence, car une femme au chapeau de roses paraissant être la colonelle de ces mégères en appelait à la garde. La garde ici ! la garde !…

« Je n’insiste pas sur les injures que proféra votre nourrice, puisque la justice de Dieu n’a point permis que le blasphème et le scandale durassent plus longtemps. Vous dirai-je que les mains de la possédée ne se détachèrent de la grille qu’après une aspersion d’eau bénite ?… Non, derechef, je n’insiste pas sur ces détails, crainte que le diable Curieux ne nous tente…

« Eh bien, reprit Mère Marie-Thérèse, s’étant signée diligemment, de vos distractions, de vos élans précipités, de votre recul spontané devant M. de Bernis, des paroles et des gestes de toutes ces personnes, de cette mort même qui ne s’est point vue de mémoire de religieuse, enfin, de vos visions de naguère, ressort pour moi la certitude d’un investissement de l’Esprit du Mal. Vous m’avez été présentée par Mme la Duchesse d’Aiguillon, que je révère : ce serait lui manquer que de vous interroger sur le commerce de vos heures de liberté. Sans nul doute avez-vous tenté d’échapper à un milieu détestable en vous jetant au pied des autels. Je m’incline devant une résolution qui fait honneur à votre nature. Mon devoir est de la maintenir dans sa pureté, son intégrité. Pour cela, il vous faut émonder, tailler, greffer, et j’ose dire écheniller, sans quoi ce beau scion de droiture deviendra quelque sauvageon qui ne produira que des fruits véreux, et peut-être pleins de cendre, comme ces arbres stériles des rives de la Mer maudite. Je vais commencer de m’y employer, non pas en vous soumettant au jeûne, à la macération, à la pénitence, ni même à des exercices extraordinaires de piété où le Diable se faufile trop souvent sans que l’on s’en doute, mais en vous imposant le travail, le travail manuel, horreur de l’Enfer ! Un travail pénible, dis-je, qui anéantira vos facultés et brisera les révoltes d’un corps jeune…

« Sœur Deodata, continua la Prieure, écartant à dessein le nom de Raton, si tendre, si plaisant, si juvénile, et en élévant une voix pleine d’aigreur, je vous dispense des Offices de la journée. Vous retournerez nos gazons en bêchant cinq heures de suite. Les pierres et les mauvaises herbes, vous les ramasserez et les mettrez dedans une hotte que vous irez vider par intervalles réguliers, la portant sur votre dos, les yeux à terre et les mains croisées sur la poitrine. Les dix minutes de repos auxquelles vous aurez droit toutes les heures, vous les emploierez à réciter vingt pater dans votre ermitage. Les Sœurs zélatrices me rendront compte de toutes choses. En outre, au réfectoire, vous remplirez le rôle de serveuse. J’oubliais de vous dire que vous me devez remettre le crucifix que vous avez placé à votre chevet. Rien ici qui vienne du dehors, qui en rappelle les souvenirs, et servirait peut-être de piège au Malin, fût-ce même la très-sainte Image de Dieu ! Maintenant, relevez-vous. Allez ! Deo Gratias !…

Deo Gratias ! répondit Raton en s’inclinant devant la Prieure qui ne lui tendit pas sa main à baiser, mais se contenta de la bénir avec une hauteur superbe.

L’ermitage que partageait Raton avec deux autres novices de son âge, Euphrosine de Sainte-Madeleine et Anne-Marie de Saint-Benoît, formait dans le jardin une des stations du Calvaire. Sur l’un des murs se voyait la Crucifixion peinte à l’ocre, mais presque effacée par les intempéries, couverte de plaques verdâtres et fendillée dans toute sa longueur. La Vierge et la Pécheresse pleuraient au pied de la croix, le voile rabattu sur leurs visages, et pareilles à des Carmélites. De la rocaille qui servait de siège on pouvait contempler ce tableau que le temps et la Nature avaient rendu plus émouvant que le génie ménager du peintre. Sur les autres parois, toutes festonnées de lambeaux de toiles d’araignée, se déchiffraient encore les instruments de la Passion. Un râteau, un pic, un arrosoir, un ramon, quelques pots de fleurs renversés et garnis de plantes mortes attestaient, par leur poussière et leur délaissement, que, de longue mémoire, les solitaires du lieu n’avaient pas encouru de pénitence.

Ce fut donc là que Raton, tout inondée de sueur, se rendit pour réciter ses vingt pater. Elle allait déposer contre le mur remparé d’écorce la hotte qu’elle venait de vider, lorsqu’elle entendit un faible chevrotement qui semblait l’appeler avec une tendresse enfantine. Elle leva la tête, et vit sur la rocaille un agnelet d’une blancheur éblouissante qui la regardait d’un œil humain couleur d’azur. Ses jambes étaient repliées, sauf une qu’il apprêtait à mouvoir, la soutenant sur la pointe du sabot. Attirée par une force singulière, Raton se dirigea vers l’agneau en lui tendant les bras, et elle s’agenouilla devant lui. Il vint alors se blottir contre sa gorge, accentuant ses bêlements et tendant son museau rose comme pour solliciter un baiser. Raton sentait sa douce chaleur et elle s’étonnait qu’elle allât grandissant jusqu’à l’émouvoir d’un feu délicieux. Elle dut même s’asseoir pour ne pas défaillir de mollesse, et elle vit un cercle d’or en fusion se former au-dessus de la bête divine. Un parfum de myrrhe, issu de la bouche de l’agneau, dissipa, l’odeur de la moisissure et de la terre pourrie. Sur le linteau intérieur de la porte, une gracieuse colombe aux ailes frémissantes fit entendre des roucoulements enamourés.

— Bien-Aimé ! ô Bien-Aimé !… sanglota Raton, couvrant l’agneau de caresses et le serrant avec force contre son cœur de cire. Bien-Aimé, Vous ne m’abandonnez donc pas dans le mépris universel !… Ah ! comme Vous embrasez Votre épouse !… Demeurez, ô Bien-Aimé ! Votre brûlure me fait du mal et du bien, tant de mal et tant de bien que je ne sais lequel l’emporte sur l’autre !… Non, je ne regrette plus les rudesses et les outrages ! Je voudrais que ma pénitence durât toute la vie pour vous posséder en ce lieu ! Brûlez, ô brûlez encore…

Soupirant ces derniers mots, Raton, plus rouge que la pourpre, entr’ouvrit ses yeux languissants sur l’objet de son plaisir. Mais, de blanc, l’agneau était devenu noir. Sa taille grandit soudainement, son poids se fit insupportable, et des cornes de bélier s’enroulèrent de chaque côté de sa tête. Il poussa un bêlement, ou plutôt un ricanement diabolique, puis, de sa langue frétillante, sa langue obscène, il couvrit d’une écume bouillante et nauséabonde le visage de Raton.

Per signum crucis de inimicis libera nos, Deus noster !… s’écria Raton en se signant à la hâte le front, la bouche et le cœur et mettant ainsi à profit une leçon de la bonne Sophie de Sainte-Anne.

La vision disparut aussitôt. Mais il en demeura une odeur infecte et une buée pareille à celle des étables, quand les valets les ouvrent par les matins d’hiver. La colombe, changée en une affreuse corneille, fit trois fois le tour de l’ermitage en se heurtant contre les murs. Elle partit avec de longs croassements qui retentirent au loin sur le faubourg Saint-Jacques.

Raton s’était précipitée dehors malgré le vacillement de ses jambes. Sans pensée, le cœur battant de peur et de honte, elle reprit sa bêche et tenta de continuer son travail. La faiblesse de ses membres l’empêcha d’enfoncer l’outil dans la terre. L’infection du bélier, qui lui rappelait avec plus de puissance celle de M. Poitou, lui soulevait le cœur, si bien qu’à tout moment elle s’essuyait le visage de sa manche. Enfin, cette odeur l’obséda tellement qu’elle résolut de se laver, et elle se dirigea vers le puits pour y tirer de l’eau. Quand elle en sentit la fraîcheur, elle se trouva mieux et se prépara à retourner le gazon.

— Sœur Deodata, fit une voix, ce labeur semble dépasser vos forces ; vous y mettez trop de diligence. Notre Révérende-Mère nous autorise à vous engager de rentrer.

Raton eut un léger sursaut en entendant cette voix, et elle baissa les yeux devant trois sœurs zélatrices, Julie du Saint-Esprit, Gabrielle de Jésus et Marie de Sainte-Thérèse qui se tenaient devant elle, l’air inquisiteur, en dépit de leur feinte bienveillance. Elle craignit encore que ce ne fût un artifice du démon. Elle les suivit, cependant, après s’être signée du pouce sur la poitrine et avoir répondu Deo Gratias, le tout par mesure de conjuration contre un des fameux sept diables dont elle ne songeait pas à démêler s’il fût le diable Pourquoi, le diable Plus, le diable Moins, le diable Timide, le diable Discret ou Médecin, le diable Curieux, ou bien celui de la Vaine Gloire.

Raton ne comprit pas grand chose au changement de la Révérende-Mère à son égard, ignorant que les Sœurs zélatrices eussent épié ses attitudes si extraordinaires, et sur lesquelles Marie-Thérèse de Saint-Augustin leur avait recommandé le silence. Au lieu de laisser Raton dans une solitude dangereuse, on fit en sorte qu’elle ne se trouvât jamais isolée pour l’accomplissement de ses nouvelles pénitences, soit rapetasser les alpargates, repriser le linge d’autel ou de sacristie, laver, étendre et repasser une grande partie de celui des nonnes. Enfin, elle servait à table avec humilité.

Il lui fallut quelque temps pour se remettre de sa vision diabolique, et elle pensa que la Prieure avait eu raison, que le Malin, dans sa rage qu’elle eût pris le voile, s’était juré de la tourmenter. C’était, du moins, l’avis de M. Rigaud, son directeur, qui lui témoignait beaucoup de ménagements et lui conseillait, au mépris de la Règle, de ne s’ouvrir de ses apparitions qu’à lui seul. Car, avait-il insinué, de toutes les passions humaines qui faiblissent et se dissolvent dans l’état conventuel, la jalousie demeure la plus tenace, trouvant sa pâture accoutumée dans la vie commune, et, comme elle est une des rares qui subsistent, elle profite de la réserve de violence qui servait aux autres.

— Celles qui ont des visions et des extases, avait-il ajouté, sont donc quelque peu l’objet de l’envie. Cependant, il est aisément concevable, ma chère fille, que si les Révérendes-Mères vous mettent en garde contre des illusions dangereuses, — saint Paul nous avertit que le démon se transforme pour nous séduire en ange de lumière, — elles ne sont que trop portées, par la nature craintive et soupçonneuse de leur sexe, d’apercevoir en toute chose un artifice de l’Enfer. Il est certain qu’il vous tente, mais il est non moins certain que Dieu vous recherche et vous aime. J’en ai pour preuve vos visions intellectuelles, qui sont l’état ordinaire de la sainteté. Elles restent à l’abri de toute interprétation diabolique, attendu que Satan ne peut agir sur nous que par l’intermédiaire des sens, et que le propre de ces visions est de ne rien avoir de sensible. Je vous parle ainsi, ma chère enfant, parce que je vous sais sans orgueil, marque apparente et incontestable des fausses révélations. Allez, soyez sans crainte, et dites-vous que la bienheureuse Marie Alacoque fut tentée deux fois, et par Jésus-Christ et par le Diable, que les tentations auxquelles l’on résiste n’excluent pas la faveur divine ; enfin, que le Ciel et l’Enfer, selon saint Grégoire, se rencontrent souvent dans une même âme.

Raton s’était sentie réconfortée par les paroles du bon prêtre, qu’elle entendait à travers un guichet pratiqué dans le mur du chœur. Elle imagina qu’il dût ressembler à l’abbé Lapin qu’elle ne verrait jamais plus.

Pourtant, peu de jours après, les tourments du Malin recommencèrent. En mangeant, elle avait trouvé une queue de rat dans son écuelle, comme au temps de Mlle Macée, il est vrai moins parcimonieuse. Un signe de croix la fit disparaître.

Ce fut encore M. Poitou qui sortit de dessous le lit au moment où Raton passait une autre robe pour dormir. Il portait autour du cou la guitare de l’abbé Lapin ; saignant par une multitude de plaies remplies d’échardes, il contrefaisait la tête du Baptiste sur le plat de Salomé.

— Ah, Jarni ! Jarnidieu !… avait crié M. Poitou dans l’attitude du dieu des jardins chargeant les voleurs de laitues.

Raton fit comme pour la queue de rat, et la vision s’évanouit. Mais il en resta l’odeur et la fumée du bélier, et aussi quelques traces viriles sur le parquet, lesquelles, d’après les vieux mystagogues, engendrent des fantômes.

J’te fous mon luque, avait murmuré une bouche d’ombre, qu’jar’viendrai dans la boutanche du Havre, et que j’te rifaudr’ai l’proye, anquilleuse d’entonne !…

Une autre fois, ce fut le tour de M. Lubin. Il s’éleva du plancher à l’endroit de la semence de M. Poitou. Devant que Raton eût soufflé la lumière, M. Lubin lui avait appliqué un baiser étourdissant.

— Coucou !… Foi d’drapier, vous savez, moi, c’est pour le bon motif !… Faut vous dire que plus tard j’aurai du bien…

Et M. Lubin s’était évanoui sur un entrechat, dans une musique de vielle et de flûte de Pan qui rappelait agréablement la vie, la vie peut-être manquée…

Ce fut aussi M. Restif, dit M. Nicolas, dit de la Bretonne, inspiré, priapique, la plume à la main, l’écritoire sur l’estomac, et sa culotte de gros bergopzoom sur les talons.

« Ô ma fille ! ô mon sang ! tu ferais, par exemple, une jolie teinturière… Mme Parangon… »

Ce furent encore M. le Duc et M. le Chevalier.

Quant à M. Peixotte, il s’était réservé d’apparaître à la fustigation hebdomadaire. La lueur phosphorescente qu’il répandait dans l’obscurité permettait à Raton d’apercevoir les chastes nudités de ses compagnes, et elle le voyait aller de l’une à l’autre de son pas dansant et les fouetter à tour de bras. Il disparaissait en criant : Écrasons l’infâme !…

L’abbé Lapin, lui, profitait de la phosphorescence laissée par M. Peixotte pour gambader sur le front des croupes, où Raton reconnaissait celles des vingt Nymphes de la Gourdan. S’accompagnant de sa guitare, l’abbé chantait sa chanson favorite :

Robin a une anguille
Qui fait plaisir aux filles…

Toutes ces visions, cependant, débilitaient Raton par les alarmes, le dégoût et la déception qu’elles lui causaient. Malgré sa patience naturelle que soutenait M. Rigaud, malgré cet état même de ravissement quasi perpétuel qui l’inondait d’une ineffable lumière, elle désespérait de jamais revoir l’image formelle du Bien-Aimé et d’en ressentir la touche divine. Son air égaré, son teint blême, son amaigrissement, son excessive nervosité irritaient Marie-Thérèse de Saint-Augustin qui ne pouvait supporter qu’on lui cachât quelque chose. Aussi la faisait-elle venir dans sa cellule plusieurs fois par jour, au grand mécontentement des religieuses. Celles-ci croyaient découvrir une préférence habilement dissimulée par le régime austère auquel leur Révérende-Mère feignait de soumettre Raton.

— Deodata, disait Marie-Thérèse, vous avez encore eu des visions aujourd’hui. Je le sens, je le devine, je le sais. Si ce n’est qu’une méprise de ma part, j’en serai désabusée quand vous m’aurez avoué ce qui vous est advenu dans l’ermitage du Golgotha… Rien ? Et votre frayeur, et vos ablutions, et vos tremblements, et votre pâleur mortelle ?…

Ou bien :

— Deodata, qu’aviez-vous donc au réfectoire à regarder dans le fond de votre écuelle ? Pourquoi ce sursaut ?… Plaît-il ?… Une araignée, dites-vous ?… Était-ce la raison de votre signe de croix ?… Vous auriez mieux fait de me répondre Rien, derechef. Ce serait moi la visionnaire !

Ou bien encore :

— Deodata, une Sœur zélatrice vous a vue, hier soir après Laudes, quand vous descendiez d’ici-même, vous entretenir en bas de l’escalier avec un interlocuteur imaginaire, veux-je croire… Vous commençâtes par faire la révérence. On vous entendit crier : « Monseigneur ! » Vous vous jetâtes ensuite en des bras invisibles. Vous parûtes vous y pâmer… Allons, Deodata, ne remuez pas la tête en signe de dénégation… J’ajoute que vous avez pris la fuite en vous bouchant les narines. Si vous l’osiez, vous me diriez que c’était un enfantillage, n’est-ce pas, fillette évaporée ?… Et puis, ce matin, à Primes, précisément à cet endroit du Psaume 53 : Quoniam alieni insurrexerunt adversum me, changement complet : l’air dans les nuages, une figure ravie !… Pour un peu vous eussiez éclaté de rire. Distraction ? C’est bien cela… Faites-le croire à Sophie de Sainte-Anne, pas à moi, ma fille !…

Enfin :

— Deodata, à certains jours, l’on a remarqué que vous vous parfumiez. Toutefois, je n’ai pas trouvé d’eau de senteur dans votre cellule, quelque flacon que vous eussiez pu recevoir, naguère, des mains de ces créatures, vos amies, ou prendre sur la toilette de Mme la… Passons !… En ce moment, je me puis assurer par moi-même que vous répandez une odeur balsamique assez puissante pour troubler, et même incommoder. Vous ne pouvez pas, vous ne voulez pas me dire où vous la recélez ? Eh bien, vous n’irez plus au jardin : vous y cueillez sans doute des fleurs ou des herbes en cachette. Relevez-vous. Allez changer de linge, et lavez-vous, je l’ordonne !…

Ainsi de suite. Mais ce qui coûta le plus à la pauvre Raton qui se confessait chaque jour, ne trouvant de refuge et de réconfort qu’auprès de M. Rigaud, fut l’interdiction de cette pratique quotidienne.

— Le samedi seulement, avait dit Marie-Thérèse, et la communion seulement le dimanche. Puisque vous n’avez rien à m’avouer, Deodata, qu’avoueriez-vous donc à votre directeur ? Aussi bien la confession, la communion si fréquentes, ce sont des sensualités spirituelles mal déguisées, dont le résultat est de consommer les forces du corps sans profit pour l’âme, écrivit en substance notre sainte Fondatrice.

Ce qui sauvait encore à moitié Raton d’une hostilité générale et ouvertement déclarée, était qu’elle n’avait pas eu de vision publique. Comme le fait ne pouvait manquer de se produire, il arriva peu de temps après, à Matines, vers la fin de l’Hymne Quem terra pontus. Levant les yeux vers l’autel, elle vit se substituer au tableau de l’Annonciation le Calvaire de l’ermitage. Les trois figures du Christ, de la Vierge et de Marie-Madeleine s’effacèrent. Il ne resta plus de la montagne que son faîte en forme de plateau, mais coloré d’une façon véridique et doué d’un relief saisissant. Et ce faîte, chargé de nuages obscurs, dépassa son cadre. Il remplit presque tout le sanctuaire. Raton distinguait en détail les mottes avec leurs herbes et leurs fleurs sauvages agitées par le vent, et celui de rares buissons de ronces où se tapirent des belettes, des couleuvres, des rats et des blaireaux effrayés par quelque événement d’importance. Puis parurent des cavaliers chargés d’armures de fer et de cuir. Raton commença de voir progressivement leurs enseignes, leurs lances, leurs casques, la moitié de leurs torses et la tête de leurs chevaux qui rongeaient des mors écumeux. Une multitude bariolée les suivait. Ils se retournaient au bord du plateau pour regarder ceux qui gravissaient la pente difficile ; la plupart faisaient le geste d’exciter, de frapper, de pousser, montrant des faces horribles aux cheveux collés par la sueur. Enfin, parut le sommet de la Croix, vacillant de droite et de gauche, en avant et en arrière. Raton, jusque-là assise, se jeta à genoux, les bras étendus.

Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin fit signe à Sophie de Sainte-Anne d’agiter sa matraque, afin de rappeler Raton au maintien qu’elle devait avoir et à la psalmodie de l’hymne. Mais le cliquettement de la Sous-Prieure fut sans effet. Henriette de la Miséricorde et Madeleine de Saint-Joseph, voisines de Raton, firent de timides efforts pour l’avertir de reprendre sa place en sa chaise, l’une la tirant par le derrière de sa robe, l’autre par sa manche.

La psalmodie en était troublée ; les voix ne suivaient plus ni la mesure ni l’accord. On attendait que la Révérende-Mère ou Sophie de Sainte-Anne intervinssent. Mais il ne se passa rien, et le chant reprit peu à peu son assise.

Cependant, Raton contemplait le Bien-Aimé dans sa misère pathétique. Elle l’aidait à porter la Croix avec Simon le Cyrénéen, et semblait même se substituer à lui, autant qu’il s’en pouvait juger par les mouvements, les inclinations de son corps, les veines de son cou qui se gonflaient à rompre, et les souffles d’ahan qui lui sortaient de la poitrine. Son front ruisselait, non seulement d’eau, mais de sang véritable, comme si la couronne d’épines s’y fût enfoncée. Malgré leur jalousie, les religieuses ne purent se tenir d’un grand élan de piété admirative pour celle qui se révélait une sainte après avoir passé pour une novice ambitieuse ou trop zélée. Elles faillirent se précipiter quand des mains de Raton ruisselèrent quelques jets purpurins. Alors, il sembla que Raton ne souffrît plus et qu’elle fût tout entière à l’extase.

Sans ressentir l’agonie du Christ, elle voyait à travers ses larmes la foule des spectateurs, notablement accrue, regarder les trois suppliciés par manière de désœuvrement. Le plus grand nombre des nouveaux venus était vêtu à la moderne, car les notions historiques de Raton en cette matière se réduisaient à des tableaux d’église et des images de piété. Il y avait là des oublieurs avec leurs boîtes à tourniquet, des Savoyards et leurs marmottes, des laquais, des bourgeois, des nouvellistes, des petits-maîtres, des gardes-françaises coiffés sur l’oreille et le briquet en verrouil, des crocheteurs et leurs crochets, des dames de la Cour et de la Halle, des bouquetières, des marchandes d’huîtres à l’écaille, et des filles empanachées ; bref, la bonne et la mauvaise compagnie.

Au moment où le soldat allait enfoncer sa lance dans le Divin Côté, tous ces gens s’écartèrent et tournèrent le visage vers Raton comme pour la prendre à témoin ou juger de sa propre douleur. Le Bien-Aimé lui fit la grâce de sourire tristement. Raton tendit les bras vers Lui dans une effusion suprême et en répandant de si abondantes larmes qu’on en eût rempli un vase d’autel ou la terrine de la bienheureuse Véronique de Binasco. Les voix suspendirent presque le Psaume Cantate Domino dans cette minute si touchante. Mais l’expression de Raton marqua tout aussitôt de la stupeur. Ses mains retombèrent le long du corps et cherchèrent un appui par terre : crucifié entre Nicole qui râlait, le menton perdu dans sa gorge, et l’abbé Lapin qui projetait à dix pas le contenu de sa vessie par une blessure, le Bien-Aimé venait de se transformer soudainement. Ses tempes portaient les cornes du bélier noir, ses jambes, couvertes d’une épaisse bourre de laine, se terminaient en pieds fourchus ; le sourire si triste et si doux n’était plus rien qu’un ricanement affreux qui couvrit la musique de l’orgue : « Tout est foutu, tout est foutu !… »

En un éclair, Raton avait pu reconnaître la plupart des comparses de cette parodie diabolique. Ils riaient du même rire que l’Esprit du Mal, les uns se tenant les côtes, les autres se frappant les cuisses, et ce rire immense imitait le bruit des galets roulés par la mer. Il y avait là les vingt pensionnaires de la rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur. Enlacées par Brin d’Amour, la Ramée, Champagne, la Tulipe, des maquereaux et des michés, Gourdan, pour ne pas choir à la renverse, tant elle ne se pouvait tenir de gaieté, accolait la Pimpante et la Follette. Il y avait encore M. Poitou, M. Grand-Jean et M. Petit-Louis qui faisaient des ailes de pigeon et des battus. Mlle Macée tirait la langue en tenant un rat par la queue. M. le Duc, en manière d’éternuement, pouffait des « tout est foutu » dans sa tabatière, et M. le Chevalier caressait les tétasses de Mme la Duchesse, qui brimbalaient en dehors de son corset. Sa culotte sur les talons, M. Restif remplissait le rôle de greffier, et M. Peixotte se « pavanait » dans un coin. Enfin, ordonnateur ingénieux, nonchalamment appuyé contre la Croix, et satisfait d’avoir bien mérité du Diable, M. de Sade, tout vêtu de noir, folâtrait avec une couleuvre ondulant parmi les replis de son jabot.

Retro Satanas !… s’écria Raton en se mettant les mains sur les yeux.

Mais déjà la Prieure avait bondi sur elle et l’aspergeait d’eau bénite :

Adjuro te + per Deum Abraham, Isaac, Jacob, et per Crucem + Domini, per Pa + trem, per Fi + lium et Spiritum + sanctum, Spiritus immunde, Miserrime, retentator, fallax, pater mendacii, haeretice, fatue, bestialis, furiose, tui Creatoris inimice, luxuriose, insipiens, crudelis, inique, praedo, bestia serpens et sus macra, famelica et immundissima, bestia eruginosa ; bestia scabiosa, bestia truculentissima, bestia omnium bestiarum bestialissima, ejecte de Paradiso

Kyrie eleison, Christe audi nos, Christe exaudi nos ! firent les moniales qui entamaient les Litanies des Saints en usage dans l’exorcisme.

— Mère, chuchota timidement la vieille Sophie de Sainte-Anne empressée à la suite de la Prieure et n’osant lui retenir le bras, Mère, il vaudrait mieux envoyer chercher M. le Chapelain… Il ne nous appartient pas de…

— Laissez, laissez, Sainte-Anne !… dit Marie-Thérèse, soudainement embarrassée et s’arrêtant, toutefois, au milieu de son adjuration.

Cependant, Raton, jusque-là immobile, joignit les mains dans un nouveau transport. Au lieu d’exprimer la terreur, ses yeux se noyèrent de béatitude ; des larmes de félicité recommencèrent d’en couler avec abondance. Des soupirs, des mots inarticulés sortirent de sa bouche ; ce ne fut bientôt plus qu’un murmure confus et lointain dont on ne savait distinguer s’il émanait d’elle ou d’un être invisible. Puis, son corps vacillant devint froid et rigide comme un cadavre, le souffle expira sur ses lèvres. L’on aurait pu croire qu’elle fût morte à genoux sans l’activité que ses yeux avaient conservée, et sans la métamorphose de son visage, d’une beauté céleste, où se peignaient à la fois l’admiration, la joie et la douleur. C’est qu’elle voyait son Bien-Aimé lui apparaître au-dessus du tabernacle. Il lui montrait son cœur embrasé : pareille à la bienheureuse Baptistine Varani, elle y lisait son nom de Raton en belles majuscules d’or.

Marie-Thérèse de Saint-Augustin, que la Sous-Prieure avait rappelée modestement à l’ordre, n’osa reprendre l’exorcisme interrompu, mais elle toucha la joue de Raton avec des reliques de sainte Thérèse qu’elle portait sur elle. Raton ne bougea pas. Les religieuses entrèrent en prières pendant une demi-heure, ayant délaissé les Litanies des Saints. Après quoi les yeux et la bouche de Raton se fermèrent, ses traits se détendirent, sa tête se pencha ; elle montra, en outre, par de faibles gémissements, les signes d’un malaise anxieux.

— C’est le retour graduel, souffla la bonne Sophie de Sainte-Anne à l’oreille de la Prieure. Mais, sans doute, serait-il bien de l’emporter dans sa cellule, car le réveil ne sera peut-être qu’un intervalle. On a vu saint Phantin et la vénérable Mère Agnès de Jésus demeurer, l’un vingt jours, l’autre trois semaines…

— Oui, faites-la porter, répondit sèchement Marie-Thérèse, encore que l’on pourrait choisir des exemples moins singuliers… Vingt jours, trois semaines ! j’aurais donné généreusement quelques heures…

Les intervalles et les reprises durèrent quatre jours. Recroquevillée sur son lit, dans la posture où le ravissement l’avait surprise, Raton entremêlait les noms de Jésus, de Divin Maître, de Bien-Aimé et de Céleste Époux avec ceux de M. le Duc, de M. Poitou, de la Gourdan, de Nicole, de l’abbé Lapin, de M. de Sade et de quelques autres, de telle sorte que la Prieure et les assistantes entendirent des fragments de confession sur la nature desquels il eût été difficile de se méprendre. Ils valaient à Raton des signes de croix, des aspersions d’eau bénite et des prières. Mais surtout, ils rejetaient Marie-Thérèse de Saint-Augustin dans un doute voisin de la certitude touchant le caractère diabolique de l’extase, et la Prieure triomphait en secret de M. Rigaud.

M. Rigaud l’avait reprise, le lendemain même, sur un ton qu’elle ne lui pouvait pardonner. Elle le lui pardonnait d’autant moins qu’elle avait dû reconnaître une partie de ses torts.

— Madame, avait dit M. Rigaud, en dépit de la prévention que vous devez nourrir contre les directeurs, l’intérêt que je porte à ma pénitente m’oblige, ainsi que mon sacré ministère, à vous reprendre sans aucun ménagement sur l’acte auquel vous vous livrâtes hier, au mépris de la loi et de la hiérarchie ecclésiastiques. Ne me parlez pas d’ignorance : vous devez savoir que l’exorcisme ne peut être prononcé que par un clerc qui ait reçu le troisième des Ordres mineurs, et que même un prêtre ne s’en doit charger sans la permission de l’évêque. Voilà bien la présomption des femmes de croire qu’elles peuvent avoir mandement de chasser le Malin, elles qui nous firent choir dans le Péché Originel et nous y renfoncent tous les jours !… Et qui vous a dit que votre fille fût possédée ? À quoi l’avez-vous reconnu ? Et puis encore, si vous n’avez voulu que chasser la présence du démon de la chapelle, c’est l’exorcisme de lieu qui convenait. Il vous faut, Madame, faire amende honorable, vous accuser aujourd’hui même de cette usurpation d’autorité, faute de quoi, en ma qualité de Visiteur de votre couvent, je porterai mes plaintes à l’Archevêché, après en avoir référé à M. le Chapelain, avec qui je vous conseille de vous entretenir sans délai. Allons, vous perdîtes la tête !…

« Hé, Madame ! est-ce que Jésus ne fut pas tenté, et saint Antoine, et bien d’autres ! Que pensez-vous donc de la bienheureuse Marguerite de Cortone que le Démon désolait par des chansons obscènes ? De sainte Thérèse, tourmentée l’espace de cinq heures par un diable invisible qui finit par apparaître sous la forme d’un négrillon ? En quoi la tentation peut-elle faire douter de la sainteté ? On répand ici un bruit auquel vous n’êtes pas étrangère, et vous manquez en cela à la charité chrétienne : que ma pénitente serait une pécheresse, une repentie. Eh bien, oui, je le sais ! Où est le mal ? Sa sainteté n’en est que plus éclatante ? Car c’est une sainte, Madame. Je le sais aussi, et nul n’est plus qualifié que moi pour le savoir. Auriez-vous rejeté Marie-Madeleine et Marie l’Égyptienne, que vous comptez parmi vos patronnes ? Ah, Madame ! vous n’êtes pas exempte des préjugés du siècle, et le hautain exemple de Louise de la Miséricorde vous incline à mépriser une fille de rien, n’est-ce pas ? Courtisane de bonne maison, elle vous eût fait honneur ; prostituée de mauvais lieu, elle vous donne la nausée. Et moi, je vous dis que, malgré les mérites de l’Illustre Pénitente — ils sont grands et je m’incline, — les éclatantes vertus de cette enfant méprisée la rapprocheront davantage de Notre-Seigneur. Puissé-je, Madame, la contempler dans sa gloire, au premier rang des élus. C’est aussi la grâce que je vous souhaite.

— Monsieur, avait répliqué Marie-Thérèse de Saint-Augustin, je confesse mon erreur. En effet, j’ai cédé à un mouvement impulsif, mais j’aurai l’excuse d’avoir tremblé pour mon troupeau. Car vous n’ignorez pas, Monsieur, combien ces tentations sont contagieuses. Je me dispenserai d’exemples célèbres. Au surplus, mon geste, si répréhensible, parut avoir calmé sœur Deodata… Je dis parut, n’étant pas comme vous, Monsieur, encore affermie dans cette idée que mon intervention ait ramené la grâce divine… Vous rappellerai-je cette franciscaine de Cordoue, Madeleine de la Croix, élue abbesse en 1533 ? Ayant fait un pacte avec le diable, elle simula si bien la sainteté que l’auguste épouse de Charles-Quint lui envoya, pour qu’elle les bénît, la robe et le bonnet de l’infant dont elle était grosse et qui devait être Philippe II. Le démon lui était apparu dans son enfance sous la figure de Jésus crucifié. À deux reprises dans sa vie, il lui commanda de se crucifier comme lui, ce qu’elle fit en s’appuyant contre des clous qu’elle enfonça dans le mur. Elle voyait des démons qui se donnaient pour saint Jérôme, saint Dominique, saint François et saint Antoine. Elle voyait encore la Très-Sainte Trinité ! Cependant toutes les nuits, elle prenait commerce avec Satan, et l’un de ses satellites nommé Python, tous deux travestis en séraphins tombés du Ciel. Elle prétendait ne se nourrir que d’Eucharistie, elle feignait des extases, elle montrait ses stigmates aux jours de fête, et elle prétendait que la colombe qui se plaçait dans le chœur contre son oreille n’était autre que le Saint-Esprit. Mais c’était le Diable, Monsieur ! le Diable qui la tentait dans sa chair et son orgueil : n’avait-elle pas consenti au pacte en échange d’une renommée toujours grandissante et de tous les plaisirs que concevrait son imagination pervertie ? Voilà, Monsieur, un exemple qui nous doit faire douter de l’origine divine de l’extase et des stigmates, surtout quand il est manifeste que Satan s’est déjà montré, que l’extase est consécutive à la vision dont votre pénitente même n’oserait nier le caractère démoniaque. Retro Satanas ! a-t-elle crié…

— Madame, avait répondu l’abbé Rigaud, il est certain que l’Enfer peut simuler bien des choses. Mais il est des cas où sa marque est évidente, et quelques autres où il n’apparaît jamais, qu’il ne saurait contrefaire. J’ai déjà dit à ma pénitente que la fausse révélation engendrait l’orgueil ; j’ajoute : non point la simple tentation lorsque l’on y résiste avec énergie. Or, au lieu d’orgueil, j’ai rencontré la sainte humilité. Quant à la tentation, vous fûtes témoin, Madame, que l’on y résista. Il ne me resterait plus qu’à vous parler de la Vision intellectuelle, de la présence invisible de Jésus-Christ au côté droit de sainte Thérèse, si vous ne saviez comme moi qu’elle est, j’ose le dire, inimitable. Je vous renvoie au cardinal Bona. Enfin, si ma pénitente ne s’en est pas ouverte à sa Révérende-Mère, c’est qu’elle craignait, apparemment, d’être rabrouée. Dieu m’a préservé, Madame, de la méfiance que témoigna le bienheureux Raymond de Capoue à sainte Catherine de Sienne, sa pénitente, et de la mauvaise volonté des prêtres que consultait sainte Thérèse sur ses révélations. Ah, Madame ! ayons de la douceur. Par là se manifeste la véritable autorité, toujours sûre d’elle-même. Au lieu que la crainte trahit la faiblesse et n’engendre, le plus souvent, qu’injustice et tyrannie…

XVII


N onobstant les belles et fortes paroles de l’abbé Rigaud, Marie-Thérèse de Saint-Augustin s’obstinait à ne voir en Raton que le jouet du Mauvais-Ange. Les religieuses, tout d’abord ébranlées par les cinq plaies des stigmates, y compris la plaie au côté, et, de plus, la couronne d’épines, flottaient dans l’incertitude. Mais, quand Raton découvrit un passé encore si rapproché, elles se laissèrent dériver vers l’opinion de leur Révérende-Mère et ne prièrent plus au chevet de leur sœur qu’avec répugnance. Ciel ! cette bouche s’était donnée ; ce corps s’était vautré dans la plus vile débauche ; ces mains !… Que d’années de lessives, de macérations et de prières pour effacer tant de souillures, car le caractère sacré des empreintes, le sang qui en dégouttait sans arrêt, pouvaient être œuvre du Diable ! Et les moniales se chuchotaient que le Diable en personne avait assisté à la vêture en compagnie de femmes damnées. Il avait brisé sa guitare enchanteresse sur la tête d’un bon serviteur de M. le Duc !… Ce disant, elles se signaient en hâte et récitaient des Ave. Seule, la bonne Sophie de Sainte-Anne traitait ces racontars de billevesées et s’employait à soulager Raton dans la mesure de ses moyens. Celle-ci s’endormait entre ses crises d’un sommeil mystique qui la rendait plus belle encore. La Sous-Prieure choisissait ces instants pour laver le visage, les mains et les pieds sanglants de la novice qui s’étaient posés l’un sur l’autre, de sorte qu’il avait fallu couper les sandales. Elle lui faisait encore couler entre les lèvres quelques cuillerées de potage. La nuit, elle veillait à son côté, ou, plutôt, elle s’y installait, car la fatigue ne tardait pas à l’engourdir.

— Voyez-vous, Sainte-Anne, lui dit Marie-Thérèse la regardant laver Raton aux beaux seins orgueilleux, le coup de lance est au côté droit, alors que les auteurs sacrés s’accordent pour le situer à gauche. N’est-il pas vraisemblable que le soldat romain, nous assure Sanchez, voulut frapper au cœur ? Enfin, sainte Catherine de Sienne portait le coup de lance à gauche…

— Pardonnez-moi, Mère, répondit Sophie de Sainte-Anne non sans brusquerie, Catherine a dit elle-même que le divin rayon qui la perça partait du côté droit de Notre-Seigneur, mais aussi qu’il la frappa en ligne directe. En ligne oblique, il l’eût donc atteinte à droite. En outre, j’ai lu que dans l’ancienne liturgie grecque c’était précisément le côté droit ; que c’est encore au côté droit que se voyait la plaie sur une antique médaille décrite par Juste Lipse. Quoi plus ?… Allez-vous chicaner sur le nombre de clous, sous prétexte que sainte Brigitte en a vu quatre, alors qu’il est plus commun de n’en compter que trois : deux pour les mains, et un seul pour les pieds. Vous savez bien que Madeleine de Pazzi, Marguerite des Anges, Agnès de Langeac, Catherine de Ricci et Gérardesque de Pise n’avaient qu’un clou aux pieds. Trois clous en tout, dis-je !… La bienheureuse Claire de Montefalco, et notre Révérende-Mère Thérèse portaient trois clous imprimés dans le cœur avec les autres instruments de la Passion. Trois clous, trois clous, trois clous !…

Le jour que Raton sortit de son extase entrecoupée de léthargie mystique, elle avait perdu la vue, comme si son Maître jaloux se la fût réservée pour lui seul. Ses plaies s’étaient refermées, ne laissant plus paraître, autour d’une croûte légère, qu’une congestion sanguine de la grandeur d’un écu. Pourtant, elle ne pouvait faire usage de ses membres. Une chaleur intense la dévorait qui se sentait à distance, au point que Sophie de Sainte-Anne se crut obligée de lui couvrir de linges mouillés le visage et la poitrine. Mais Raton, en proie d’autre part à une grande jubilation, ne cessait de chanter et de rire. Elle ne s’en arrêtait que pour crier : « Amour ! ô Amour !… » Ou bien, elle priait sa garde de la laisser se consumer dans le brasier divin, soupirant après la mort pour qu’elle la retirât de l’exil.

Quand la jubilation la quitta, elle s’offrit en victime pour expier les péchés des autres. Elle nommait toujours les mêmes : M. le Duc, M. Poitou, M. Peixotte, M. le Chevalier, M. de Sade, M. Restif. Et ces péchés, elle en sentait l’infection qui ressemblait fort à celle du bélier noir, laquelle ressemblait à celle de M. Poitou.

— Sentez-vous, Sainte-Anne, disait Raton, comme cela pue ici ? C’est l’odeur du monde qui nous vient relancer.

— Mais non, Raton, répondait la bonne Mère. Je respire, tout au contraire, la suave odeur que vous répandez. Elle est si tenace que les linges et les mouchoirs dont j’essuie vos sueurs merveilleuses en seront à jamais imprégnés. Il me semble même que vos seins se gonflent d’un lait miraculeux qui commence à perler et répand un parfum sans égal.

Raton, qui s’était offerte en victime, ne tarda pas d’être comblée dans ses vœux, en proportion croissante avec les grâces extraordinaires que son Divin Maître lui partageait, tantôt en reposant sur sa gorge sous la forme de l’Enfant, comme pour l’inciter à une sainte familiarité, tantôt en la soulevant de sa couche par la vertu attractive de son cœur, où se lisait toujours le nom de Raton en lettres d’or. Les maux qu’elle appelait commencèrent par un ulcère qui se développa dans la gorge, lui fit rendre force sanies et lui ôta l’usage de la parole, tant par sa violence que par l’esquinancie chronique qui le suivit. Il se forma des plaies purulentes sur son visage et sur son corps. Il en naquit des vers gros comme la pointe d’un fuseau et de la longueur d’un pouce. Elle perdit ensuite une portion de son nez, puis ses belles dents que l’on avait vues aussi rapprochées que les pépins d’une grenade, selon l’heureuse expression d’un vieux poète badin. Finalement, ce fut le tour des poils de son corps et de la plupart de ses ongles. Le feu sacré envahit son bras droit et le dévora jusqu’à l’os. Elle se voyait pareille à la guitare de l’abbé Lapin : lorsque la douleur tranchait ses nerfs, il lui semblait qu’il en sortît des sons douloureux qui s’accordaient en une parfaite harmonie pour chanter un cantique d’amour.

Transportée à l’infirmerie depuis son ulcère à la gorge, et refusant tout médecin d’un mouvement de la tête, elle vivait étendue sur un lit moins dur que celui de sa cellule, mais dont on ne pouvait incessamment changer les draps qu’elle souillait de ses humeurs. Cependant, les religieuses, qui continuaient de l’assister par charité chrétienne, ne s’en trouvaient pas incommodées, car elle exhalait de plus en plus fort cette odeur de sainteté qui, déjà, avait tant fait rechercher son commerce rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur. Cette grâce durable et manifeste, plus que l’excès même de ses maux, finit par lui rallier les sympathies qu’elle avait perdues, et l’on compara son linge à celui de Marina Escobar, fondatrice de la Récollation de Sainte-Brigitte, dont il est dit qu’il flattait l’odorat comme un parterre de fleurs. Thérèse de Saint-Augustin, quoique troublée en sa conscience, ne se départait pas d’une attitude pleine de réserve, et elle n’osait accorder sans confession le Saint-Sacrement que Raton ne pouvait pas même réclamer par signes. Mais Raton, qui ne voyait rien du monde, vit deux anges de l’Ordre des Puissances descendre du Ciel et passer à travers les vitres sans les briser pour lui apporter la communion. Ainsi chaque jour. Ils la nourrirent d’Eucharistie durant plusieurs mois.

— Mère, dit une fois Sophie de Sainte-Anne à Marie-Thérèse de Saint-Augustin, il serait peut-être bon, et la Règle l’autorise, que la Sœur Raton reçût le voile noir des professes. Malgré sa longue patience et son aphonie, elle laisse échapper des sortes de gémissements. De plus, sa figure se tire d’une telle façon qu’il se pourrait qu’elle fût au terme de ses épreuves. À ses mouvements de tête, à certains battements de ses paupières qui lui sont un langage, on se rend compte qu’elle entend encore : ce serait une joie pour elle, si l’on peut dire, au milieu de ses souffrances, que de concevoir son arrivée au Ciel dans l’habit qu’elle a rêvé.

La Prieure l’investit elle-même, avec l’assistance du Chapelain, de l’abbé Rigaud et des religieuses dont le nombre était trop grand pour qu’elles fussent toutes contenues dans la pièce. Il en resta dans le couloir ; leurs répons, leurs chants parvinrent à l’agonisante comme un écho céleste. M. le Chapelain parla de Job, M. Rigaud de sainte Liduine. Mais Raton ne les entendit pas, car, sitôt qu’elle eut le voile, la Bienheureuse Vierge Marie lui présenta son Divin Fils. Avec eux se trouvaient saint Jean l’Évangéliste, saint Paul, sainte Marie-Madeleine, sainte Marie l’Égyptienne, et un personnage couronné qui jouait d’un instrument quelque peu conforme à celui de l’abbé Lapin. Ce n’était autre que le roi David et son psaltérion. Derrière eux se pressaient des anges qui se ressemblaient comme des frères et se tenaient dans un impeccable alignement. Ils soufflaient en de longues trompettes obliques qu’ils dirigeaient toutes du même côté.

Le Verbe Éternel agréa la prière de sa Glorieuse Mère, lui demandant d’élever Raton à la dignité d’épouse. Il passa au doigt de Raton un anneau d’or incrusté de quatre perles et d’un diamant, un anneau du même modèle que celui de sainte Catherine de Sienne, selon la description qu’en a laissé le bienheureux Raymond de Capoue. Et le Verbe lui dit ces paroles qu’elle comprit parfaitement : « Ecce desponso te Creatori et Salvatori tuo, in fide quæ, usquequo in caelis tuas mecum nuptias perpetuas celebrabis, semper conservabitur illibata. » Après quoi le Verbe disparut, et Raton se rendormit de ce sommeil mystique que ne connaissent pas les âmes imparfaites, s’il est, au dire de saint François de Sales, l’écoulement de l’âme en son Dieu.

M. le Chapelain et M. Rigaud firent entendre à la Prieure qu’il serait humain de tempérer les souffrances de Raton en appelant un médecin malgré elle, et surtout pour qu’il ne fût pas dit, en un siècle de faux philosophes, qu’elle eût passé sans le secours de la Science.

M. Rigaud cita Lorry, le médecin ordinaire de M. le Duc : il pourrait témoigner à Mme la Duchesse que l’on avait fait appel à ses lumières. Il venait, en outre, de faire remarquer sa délicatesse en refusant les honoraires qui lui étaient dus pour avoir assisté le Roi à son lit de mort, quand il était trop tard pour que son intervention fût efficace.

M. Lorry, ajouta l’abbé, est d’autant plus désigné qu’il soigne particulièrement les éruptions de la peau. Je sais qu’il termine un ouvrage sur ces matières : Tractatus de Morbis Cutaneis, écrit dans la langue de Cicéron, — il la parle même avec une remarquable facilité. Enfin, sa douceur, son aménité naturelles, autant que ses connaissances si profondes, lui ont concilié l’affection des malades.

La Prieure fit prévenir Lorry par l’intermédiaire de Mme la Duchesse, que pourtant l’on ne voyait plus, et qui semblait s’être désintéressée de sa filleule.

Le savant examina Raton, après avoir coupé la robe lui-même, que, par pudeur, l’on n’osait détacher. Il vit l’état pitoyable de ce corps naguère si parfait, et il resta longtemps à méditer devant Raton toujours endormie.

Thérèse de Saint-Augustin et Sophie de Sainte-Anne le regardaient hocher la tête. Enfin, il se tourna brusquement vers elles, délaissant cette aménité dont l’abbé Rigaud avait fait l’éloge, et qui, jusque-là, ne s’était pas démentie.

— Mais enfin, dit-il, Mesdames, depuis le temps que la malheureuse est en l’état, vous avez sans doute appelé quelqu’un ?… Non ?… C’est inconcevable ! C’est insensé !… Après tout, il aurait été trop tard… Le spécifique ou ses vapeurs, dont nous disposons actuellement, n’est pas assez puissant pour entraver la marche foudroyante de la moins connue des variétés de cette maladie…, cette maladie qui… cette maladie que… Une variété orientale, enfin, de cette maladie… Bref, j’ai pu en observer un exemple à Lisbonne, sur un matelot Scandinave qui revenait des possessions asiatiques. Indigène, et même Portugais, il en eût réchappé. Étranger, occidental, d’un sang pur de toute infection, il était condamné à mort…

« Mesdames, reprit Lorry, de plus en plus gêné, faites-vous donner un bolus opiacé, afin d’atténuer les crises. C’est tout ce que l’on y peut… Ma mission est remplie. J’ai l’honneur…

— Mais, Monsieur, dit Sophie de Sainte-Anne, en lui barrant la route, ce n’est pas une maladie !…

— Pas une maladie ? s’écria le médecin, de moins en moins amène, et de qui le nez blanchit de saisissement, pas une maladie ?… Alors, que fait ici cette femme dans le coma, cette femme qui tantôt sera morte ? Oui, que fait ici cette femme dans un état prodigieux de pourriture ?… Que fais-je ici moi-même ?… Pourquoi m’a-t-on mandé ?… Pas une maladie, ça ? Pas une maladie ?… Ah, sacrédieu ! elle paie au moins pour dix…

— Ne sont-ce donc pas, reprit Sophie de Sainte-Anne, qui se signa, et malgré la Prieure qui la tirait par la manche, ne sont-ce donc pas les stigmates de sainte Thérèse, de saint François d’Assise, et de tant d’autres bienheureux et bienheureuses ?… Là, ces marbrures, ce ne sont pas les traces de la Fustigation de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Et peut-on considérer comme une maladie guérissable par la faiblesse de nos ressources et de notre entendement aussi chétif que téméraire ce que notre sainte enfant a reçu par la Grâce divine, afin de soulager ces dix pécheurs dont vous parlez vous-même, Monsieur ? Cela s’appelle chez nous substitution mystique…

— Hein ? Quoi ?… fit Lorry en mettant brusquement son chapeau de travers, et en secouant Sophie de Sainte-Anne par les épaules. Qu’est-ce que vous me chantez là, folle, vieille folle ?… Substitution, stigmates, fustigation : connaissons pas !… Votre sainte enfant a la vérole, Madame !… La vé-ro-le por-tu-gaise !… En-ten-dez-vous, com-pre-nez-vous ?…

Et l’homme de l’art s’enfuit, renfonçant son chapeau à coups de poing, et grognant par les couloirs sonores.

— Prions pour les impies !… soupira Sophie de Sainte-Anne qui s’agenouilla devant la couche de Raton.

Mais, déjà, Thérèse de Saint-Augustin s’était retirée, avec une majestueuse noblesse.

Raton, sans s’être réveillée, s’éteignit dans la nuit du lendemain, veille de l’Exaltation de la Sainte-Croix. La bonne Sophie de Sainte-Anne fut tirée de son sommeil par l’odeur suffocante que répandait le corps, et qui troubla tant la Sous-Prieure qu’elle rêva de Marie-Madeleine inondant de parfums les pieds du Christ. La lampe s’était éteinte, mais une douce clarté régnait dans la chambre, et cette clarté provenait des mains, des pieds et du front de Raton. Sainte-Anne affirma qu’au moment même qu’elle se frottait un œil, une forme spectrale qui rappelait un ange s’était fondue dans le mur, emportant entre ses bras une figure resplendissante, de la taille d’un enfant au berceau, et qu’en cette figure, bien que petite et poupine, elle avait reconnu Raton, ou du moins ce qu’elle devait être quand elle fut trouvée dans le verger de Balleroy.

Revêtu de tous ses habits religieux, le corps fut exposé, selon l’usage, dans le chœur du Chapitre, entouré de quatre cierges, et placé sur une estrade, de façon que chacun le pût voir du dehors. Après la messe, la grille fut écartée. Quelques heures après, par la vertu du prodige que restera toujours la propagation des nouvelles, une quarantaine de femmes se joignirent à des dévotes qui venaient contempler le cadavre, lui faire toucher des chapelets et découper furtivement de petits morceaux de bure. Les premières n’étaient autres que la Gourdan et ses filles, auxquelles se mêlaient quelques-unes de leurs amies, la plupart de celles-là qui avaient assisté à la vêture. C’étaient la Rosière, dite Cul-Ouvert, Dunkerque-la-Bique, Toutou-l’Épagneule, Manon-Gogo, Tierce-la-Cavale, Beaujour-la-Boucaneuse, Aspasie Citron et Tonton-Minette. Une dizaine de marchandes de modes, de lingères, de grisettes et de couturières les accompagnaient pour la première fois, que la renommée de Raton avait rendues curieuses et incitait à la religion. Presque toutes tiraient de leur sein une gravure embellie par le pinceau, travail ingénu d’un novice, d’après l’Amour Mystique du Livre de la Gourdan. Elles s’ébahissaient de ce que le visage de la morte, rétabli dans son éclat et son intégrité, fût si semblable à l’estampe, sauf une narine qui semblait avoir été grignotée par une souris.

Mais l’être le plus singulier, bien que le moins inattendu parmi ces personnes assez extravagantes, était un Père Capucin à grosses lunettes fumées qui tantôt baisait les pieds nus de la morte à la place des stigmates, où rougissaient deux belles roses, et tantôt les essuyait d’un grand mouchoir à pois qu’il portait ensuite à son vieux nez de priseur en marquant le plus complet ravissement. Les demoiselles et les bigotes l’imitèrent incontinent. Chacune fit valoir à sa voisine la bonne odeur balsamique qui imprégnait le linge et surmontait les eaux de senteurs les plus vives.

Soudain, il y eut un cri au milieu du demi-silence fait de chuchotements et de pas mal étouffés, un cri tout ensemble de joie et de surprise. On s’empressa autour d’une demoiselle qui se relevait d’un long agenouillement, et dont l’on avait pu remarquer l’affliction particulière.

— Père Lapin, fit la même voix sans réduire son timbre, Père Lapin, je n’boite plus !… Mère, je n’boite plus, moi qui boitais d’puis seize ans… Quoi, vous l’savez bien, d’puis Rosbach… C’est un miracle qu’elle a fait, que je n’boite plus !… Un miracle, que j’vous dis !… Ah, Raton ! ma chérie, ma p’tite Ratonne !…

M. Rigaud sortit de l’ombre.

— Mademoiselle, dit-il à mi-voix, et l’entraînant un peu à l’écart, j’étais le confesseur de la religieuse décédée. Vous me pouvez jurer devant Dieu que vous boitiez et ne boitez plus ?…

— Pardi, fit Nicole, je l’jure !… Mais plutôt, regardez voir…

Et Nicole se mit à marcher aussi droit que la Superbe.

— C’est un fait, Monsieur ! dit le Père Capucin en faisant une révérence ecclésiastique. Je connais Mademoiselle depuis de longues années : elle boitait, elle ne boite plus. J’eus l’insigne honneur, et la grâce non moins insigne, de connaître aussi votre pénitente, et même de lui devoir mon salut…

— Mon Révérend Père, répliqua M. Rigaud, je parlais naguère de Liduine au chevet de ma pénitente, mais je n’aurais pas deviné qu’à l’instar de la sainte de Schiedam, elle dût si tôt guérir une infirme. Vous souvenez-vous, mon Révérend Père, de la religieuse de Gouda, qui avait une jambe plus courte que l’autre, et à qui l’on refusa la permission de consulter Wilhelm Sonder-Danck, un nom pourtant prédestiné, puisqu’il reproduit à l’oreille la marche inégale et pesante de la claudication ?…

— Oh ! fit Nicole, on peut toujours s’en rigoler : moi, je n’boite plus !…

— La chère enfant ! reprit M. Rigaud, est-elle joyeuse !… Eh bien, mon Révérend Père, je vous laisse à vos pénitentes. S’il vous plaît, nous aurons un autre entretien plus tard, afin de rédiger une attestation qui ne sera pas inutile. Nous demanderons de la signer aux assistantes que vous accompagnez aujourd’hui. Oui, de fait, sœur Raton est Bienheureuse…

— Certes, Monsieur ! dit le Père Capucin. Et, de plus, quarante personnes qui sont ici la tiennent depuis longtemps pour une sainte. J’en sais bien quarante ou cinquante autres qui, comme elles, révèrent son image, et cette dévotion ne pourra que grandir, de telle sorte, Monsieur, que le Saint-Siège devra compter avec la conscience populaire qui aura devancé les conclusions de l’avenir incorruptible. Vox populi, Monsieur…

« Mes chères enfants, reprit le Père Capucin, en se tournant vers les dames, à présent, mettons-nous à genoux, rendez grâces à la Bienheureuse Raton, et demandez-lui de nous bénir durant que je réciterai le Psaume des Vêpres des Morts : Dilexi quoniam exaudiet Dominus vocem orationis meae

Les filles s’agenouillèrent autour du catafalque tout parsemé de fleurs. Elles supplièrent Raton dans le Ciel de protéger leur vie brillante et vergogneuse, et surtout de les préserver de la maladie qui mène Vénus à l’Hôpital. Mais, selon la forme la plus commune, la plus agréable et la plus facile de prier les morts, elles firent hommage à Raton des tableaux de leur mémoire, se rappelant les petits ouvrages de clinquant auxquels elle avait présidé, et les concerts de musique d’église, trop souvent interrompus, et la gentillesse, et la beauté de leur sainte dans son costume de Sylphide, et encore le bon exemple qu’elle leur donnait de complaisance, d’allégresse et d’humilité. Et ces tableaux, elles les rebrodaient, au fur et à mesure, de soies éclatantes sur le canevas déjà flétri du souvenir. Puis elles conçurent de son commerce un orgueil pointilleux, et formèrent, chacune en soi-même, le projet de fonder le Cercle des Amies de la Bienheureuse Raton, afin d’ériger sa gloire sur des mérites qu’elles pensaient être seules à bien connaître, et dont il leur semblait qu’il dût leur revenir quelque chose. Elles édifieraient les novices de bonne volonté. Elles auraient le contrôle sur les dires des étrangères qui se vanteraient d’avoir servi avec la nouvelle Madeleine sous la bannière de la galanterie. Elles démentiraient leurs propos, rétablissant la « vérité du Vrai », et elles les traiteraient de menteuses, d’écornifleuses, de faraudes ! En meilleure preuve, elles leur mettraient sous le nez ces mouchoirs odorants qu’elles seraient seules à posséder, qui parfumeraient la suite de leurs jours d’une essence d’honneur, et qui deviendraient l’insigne sacré des Amies, leur moyen de reconnaissance, quand, vieilles légionnaires de l’Amour, contrefaites et décrépites, elles se retrouveraient parmi les aveugles, les impotentes et les soldats estropiés des maisons de force. Ces mouchoirs, enfin, on les ensevelirait avec elles pour embaumer leur pourriture et leur servir de passeport devant Dieu… Elles diraient aussi à ces hâbleuses, à ces pécores : « Avez-vous seulement connu le Révérend Père Lapin qui jouait de la guitare comme un ange et sautait comme un cabri ? Avez-vous connu la Boiteuse qui s’était fait baiser à l’armée de Soubise, au son de la trompette et du canon, landerirette ?… »

Et la Boiteuse, qui ne boitait plus, leur devenait sacrée à son tour. De temps à autre, elles tournaient leurs visages vers elle en pleurant et reniflant. Quant à Nicole, elle pleurait de même, et de la peine que lui causait la mort de Raton, et du sentiment de l’insigne privilège par quoi se manifestait la puissance de la sainte. Tout en pleurant, elle s’assurait du libre mouvement de son pied, qu’elle agitait de droite et de gauche dans la mesure que lui permettait sa position. Mais, malgré sa piété, sa reconnaissance envers la morte, elle souhaitait d’être dehors pour se livrer à la danse du Roi-Prophète.

« Ô Raton, pensait Lapin qui avait achevé son Psaume, deux fois morte au monde, te voilà donc née à la glorieuse immortalité du Ciel ! D’En-Haut, favorise ton serviteur ! Protège l’ami sans partage avec lequel, heureuse dans l’amour du Seigneur, tu ne ressentis jamais rien qui te pût attrister, ainsi que l’écrivirent de saint François d’Assise ses Trois Compagnons ! N’abandonne pas celui que tu ressuscitas à la vie spirituelle, qui mourut au monde à ton exemple, mais qui, par le moyen d’un pieux espionnage, connut les rigueurs de ta retraite et les épreuves que tu souffris jusqu’à l’heure même de ta mort ! Oui, conserve-moi un cœur sans tache, ou plutôt, renouvelle en moi l’esprit de droiture. Et spiritum rectum innova in visceribus meis. Fais enfin que Dieu me rappelle quand j’aurai toutes mes fautes expiées dans la pénitence et la servitude. Comme tu le peux connaître, à présent que tu vois tout, que tu sais tout, en avant et en arrière : sommelier au Couvent de Bicêtre, je donne mes soins au vin des reclus et des malades. De plus, je sers volontairement les pauvres d’esprit, les fous, les gâteux et les vénériens, qui sont à peu près les mêmes que ceux que j’amusais naguère dans le siècle. Je trouve encore quelques loisirs pour toucher de l’orgue selon mon rêve, et louer ainsi la Vierge Marie avec les faibles talents que Dieu m’avait donnés pour en faire bon usage. Je te louerai pareillement, ô Fleur Mystique de la Neustrie Industrieuse, en une séquence qui je composerai sur les vieux modèles. Pour la musique, je m’inspirerai du célèbre Balbulus. Avec une maladresse opiniâtre, je dirai ta vie étonnante, naïve et persécutée : la naissance d’une ravenelle aimée du Ciel au pied de l’ormeau de Balleroy, et sa mort odoriférante en ce monastère de l’Annonciation où tu fus moins comprise et moins choyée que parmi les Pécheresses chez qui Notre-Seigneur entretient des âmes puériles, dans le dessein d’en fleurir son Paradis. Que la verve satirique en ce besoin m’anime encore, pour opposer à la corolle du grand chemin l’orgueil épineux de la rose en son pourpris ! Mais quoi ? ton Bien-Aimé te revenge : celles-là qu’incommodaient ton élection et ta vertu te vont rendre un resplendissant hommage ! C’est, hélas ! la règle la plus commune que cette justice au pied tardif ! Quelqu’un l’a déjà dit, parlant du Poète assailli d’injures, de médisances, de jalousies et de calamités : «… Après qu’il est mort, chacun le pense un dieu ! »

— Père Lapin, fit la Gourdan en le poussant du coude, voilà que tu rêves tout haut et que tu déclames ! Il serait bien, d’ailleurs, que nous nous retirassions…

Le Père Lapin se leva en jetant un regard autour de lui, dans l’espoir de retrouver l’abbé Rigaud. Mais celui-ci avait disparu pour laisser place à des moniales au voile rabattu qui venaient veiller leur sœur. Alors, il bénit lentement le corps, fit une génuflexion et donna le signal du départ.

— Toi, Père Lapin, dit la Gourdan lorsqu’ils se retrouvèrent dehors, si jamais tu fais des miracles, ce sera de changer l’eau en vin. En attendant, tu dois changer le vin en eau. Je ne voudrais pas de toi pour sommelier ! Mais viens toujours jusque chez ton ami Gomez : son Frontignan a vieilli d’une année. Nous ne saurions nous séparer sans trinquer ensemble… À vrai dire, tu me manques, Père Lapin ; il se pourrait même que tu devinsses un jour mon confesseur, car ce que jadis j’appelai tes folies m’ont troublée peu à peu, et ce que je viens de voir de mes propres yeux me trouble encore davantage…

Cependant, Nicole ne se pouvait tenir de gambader en agitant son mouchoir.

— Je n’boite plus ! je n’boite plus ! criait-elle à tue-tête, saisie d’une ivresse subite. C’est la sainte qui m’a guérie !…

Les autres filles la suivaient, bras dessus, bras dessous, et rangées sur plusieurs lignes, la rue étant trop étroite pour qu’elles pussent tenir sur une seule. Et elles criaient, elles aussi : « E’n’boite plus ! E’n’boite plus ! C’est la sainte qui l’a guérie !… »

Les échoppes, les boutiques se vidaient sur leur passage. Les gens se mettaient aux fenêtres, la plupart finissaient par descendre. Ils rencontraient alors le troupeau des dévotes à qui la sainte n’avait pas rendu la jeunesse de leurs jambes, et les dévotes les renseignaient complaisamment. Les apprentis, les gamins et les fillettes hâtaient le pas sur le flanc du peloton, comme on les voit accompagner la troupe lorsqu’elle passe, enseignes déployées, avec ses tambours et ses fifres. Pris d’un enthousiasme communicatif et pour employer leur présence, ils criaient, en le scandant, ce qu’ils entendaient crier : « E’n’boite plus ! E’n’boite plus ! C’est la sainte qui l’a guérie !… »

À tant crier et cabrioler, la soif se fit bientôt sentir, et aussi le besoin qui l’accompagne, quand plusieurs personnes sont ensemble, de se trouver assises tête à tête pour mieux échanger leurs sentiments. On s’engouffra dans une guinguette aux charmilles parcimonieuses, et l’on but du vin de Suresnes sur des tables chancies qui se couvrirent d’assiettes de saucisses, de pain de Gonesse et de fromage de chèvre. Une partie de la foule entra à son tour pour écouter des propos merveilleux qu’assaisonnaient une gaieté si bruyante et, de temps à autre, quelques-uns de ces mots francs comme l’ail que ne profèrent pas les bégueules. La Gourdan laissait dire et faire, sans menacer du service des vieux. L’hôte, qui pressentait un pèlerinage futur, renouvelait les bouteilles avec empressement et bonne grâce. On parla du Cercle des Amies de la Bienheureuse, on fit son éloge, on rappela des souvenirs, et le Père Lapin, qui connaissait une grande partie de sa vie pour en avoir reçu des confidences, voulut bien la retracer en buvant un vin coupé de larmes.

— Il serait juste, dit la Gourdan qui mêlait encore le sacré au profane, que M. le Chevalier de Reginglard, si bien accommodé, fût guéri de la même façon que Nicole. Il lui en coûterait moins que par le moyen de l’Élixir de Préval, qui demeure pour lui sans effet.

— Qui est-ce, le Chevalier de Reginglard ? demanda le Père Lapin.

— Celui, répondit la Gourdan, qui m’écrivit une lettre pour menacer du Fort-l’Évêque. C’était à cause de Raton…

— Il ment ! fit Lapin rejetant un morceau de saucisse.

Une vielle, un flageolet tentateurs, en distrayant l’attention des vingt Nymphes, déjà fort occupées d’œillades, détournèrent la Mère et le Capucin d’une controverse pénible.

Nicole s’élança pour danser seule, tant l’envie lui en démangeait. Déjà, un cavalier d’agréable tournure venait au-devant d’elle et la recevait dans ses bras. Tandis qu’ils voltaient, on entendit le cavalier crier dans l’oreille de sa danseuse :

— Foi d’drapier ! Vous savez, moi, c’est pour le bon motif !…

Les autres filles ne tardèrent pas à les imiter. Une saquebute et des crincrins vinrent comme par enchantement renforcer l’aigre musique. En même temps, les freluquets du Faubourg-Saint-Jacques semblèrent sortir de terre ou de l’écorce des arbres, et l’on n’entendit plus que des ritournelles de contredanses, des rires, des éclats de voix, des bris de verres et des canonnades de bouchons. Le Père Lapin, perdu dans un rêve, tapait le fond de son verre contre la table, marquant distraitement la mesure. Ainsi, pensait-il, selon l’antique usage de Béotie, les jeunes filles de l’Hellade honoraient les morts par la gracieuse vivacité de leurs pas et les envolées savantes de leurs robes ; de même, au son des flûtes bérécynthiennes, elles répandaient le vin sur la terre fraîchement remuée… Il ne songeait pas moins aux anges du Vrai-Dieu qui dansaient pour Raton un ballet de bienvenue, plus beaux, parmi leurs plumes et leurs chevelures dorées, que les Muses décrites par Hésiode, les Muses aux pieds d’albâtre, effleurant en cadence les pentes veloutées du Parnasse. Et il lui semblait que tout participât à cette danse si joyeusement funéraire, tout, depuis les arbres et les cheminées qui tournoyaient au rythme de la musique, jusqu’à sa tête qui commençait de tourner aussi. L’hôte au bon sourire faisait déjà suspendre des quinquets, dans l’idée qu’un divertissement aussi tardif ne dût finir que fort avant dans la nuit. Mais la Mère se leva et frappa dans ses mains pour rappeler à ses filles que le devoir les attendait. Elles quittèrent à regret leurs cavaliers interdits et se rangèrent docilement par trois en s’essuyant de ces mouchoirs qui leur rappelèrent la bienheureuse Raton. Loin de s’accuser d’irrévérence, elles pensèrent que la morte leur avait ménagé l’occasion de se réjouir, elle qui goûtait les délices du Ciel en compagnie des Séraphins, et elles ne virent dans leur oubli involontaire qu’un miracle nouveau de sa générosité.

— Or ça, Papa Lapin, dit la Gourdan, le voyant marcher quelque peu de travers, je crois que tu es en goguettes, et qu’il me va falloir te faire conduire en fiacre à Bicêtre ?

— Oh ! fit Lapin qui choppa contre une racine, je répondrai à tes sarcasmes par la voix de saint Paul dans la Première aux Corinthiens : Qui se existimat stare, videat ne cadat ! — Que celui qui croit être ferme prenne garde de tomber…