Histoire de la constitution de la ville de Dinant au Moyen Âge/06

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Librairie Clemm (H. Engelcke Successeur) (p. 115-119).

APPENDICE.


La constitution de la ville jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

On a vu grandir et se préciser, du XIIe au XVe siècles, la constitution de Dinant. Elle a accompli son évolution dans deux directions parallèles : d’une part, l’autonomie urbaine n’a cessé d’augmenter au détriment du pouvoir seigneurial ; de l’autre, l’intervention aux affaires de l’élément démocratique de la population a toujours été en s’accentuant. La période qui va de la fin du XVe siècle à celle du XVIIIe, nous présente, en quelque sorte, l’inverse de ce double mouvement. Le prince récupère, au détriment de la commune, son autorité souveraine, en même temps que le gouvernement de la ville, devenant de moins en moins populaire, se concentre toujours davantage aux mains d’un petit groupe de notables. Cette contre révolution s’est accomplie sans luttes, sans secousses. Les intérêts du prince et ceux de la ville, à partir du XVIe siècle, ne sont plus en effet des intérêts divergents, comme ils l’avaient été au moyen-âge. L’évêque a cessé d’être un seigneur féodal pour se transformer en chef et en représentant de l’État. Ce dont il s’agit désormais, ce n’est plus de récupérer sur les bourgeoisies des prérogatives seigneuriales, des droitures, des hauteurs suzeraines. Le spectacle que présente la dernière phase du développement urbain est celui de la substitution du pouvoir de l’État à celui de la commune, en matière financière, militaire, juridique, administrative. L’effroyable désastre de 1466, la ruine de l’industrie dinantaise, la situation précaire de la ville pendant les grandes guerres du XVIe siècle, expliquent son abdication pacifique devant l’État et comment les dernières convulsions du particularisme urbain, si violentes par exemple à Gand et à Liège, lui ont été épargnées.

La première intervention de l’évêque contre la constitution dinantaise date de 1527. Cette année là, Erard de la Marck présenta aux trois membres de la bourgeoisie, un mémoire touchant le gouvernement de la ville et en conformité duquel plusieurs innovations furent décidées. Le nombre des jurés fut réduit de 30 à 21 : 6 pour les bourgeois, 6 pour les batteurs, 9 pour les métiers. Le maire et les échevins furent de nouveau éligibles au conseil. La sieulte des trois membres nous apprend, en outre, que l’évêque revendiquait dès lors « la souveraine connaissance du gouvernement des pieux lieux » [1]. La rentrée des membres de la justice dans le conseil constituait un grand pas en avant fait par le pouvoir du prince. Successivement, d’une manière lente mais sûre et tout en laissant subsister l’apparence de la vieille constitution communale, celui-ci, profitant de l’obéissance désormais plus grande du conseil, ne cesse de saper les bases de l’autonomie urbaine[2]. Ses mandements adressés directement à la ville se multiplient. Dans la seconde moitié du XVIe siècle surtout, lorsque le pays de Liège se trouva forcé de défendre ses frontières contre les troupes des États voisins, le prince, par suite des nécessités mêmes de l’organisation de la défense, vit augmenter rapidement son pouvoir. À Dinant, le château reçoit dès lors une garnison permanente ; l’autorité souveraine a la haute main sur les travaux de fortification : en matière militaire la ville perd décidément toute autonomie.

Reculant toujours sur le terrain de l’administration, elle ne résiste pas mieux sur celui de la juridiction. La compétence du maire et des échevins ne cesse d’empiéter sur celle du conseil[3] jusqu’au jour où le règlement de Maximilien de Bavière déclare, en 1688, que, pour éviter les conflits de juridiction, les bourgmestres et jurés ne seront plus compétents qu’en matière « de police, métiers, deniers de ville, rendages d’impôts et questions en résultantes. » De leur ancienne juridiction civile il ne leur est plus laissé que la faculté « de juger sur ajournement sommaire entre deux bourgeois pour somme modique d’une pistole et au dessous »[4].

Désormais, le conseil n’est plus que l’ombre de ce qu’il avait été au XVe siècle. En même temps d’ailleurs qu’il a perdu son ancienne autonomie, il s’est radicalement transformé dans ses membres et son recrutement.

Jusque dans la seconde moitié du XVIe siècle, la constitution de Dinant a conservé son caractère populaire. Le premier symptôme d’une évolution dans un sens anti-démocratique est la suppression, en 1540, de la publicité des séances du conseil[5]. En même temps, les assemblées des trois membres de la ville semblent n’être plus accessibles qu’à un petit nombre de personnes[6]. Ce sont là les premiers indices d’un mouvement qui devait aboutir, dans le pays de Liège, comme dans les Pays-Bas, à faire passer le gouvernement urbain, de l’ensemble de la bourgeoisie, aux mains d’un petit groupe de notables. Maximilien Henri de Bavière a introduit définitivement ce nouveau système dans la principauté, comme Charles-Quint, longtemps auparavant, l’avait introduit en Flandre. Le règlement qu’il donna à Liège en 1684, devint le modèle d’après lequel furent réformées successivement les administrations communales de toutes les bonnes villes. Dinant eût son tour quatre ans après la cité. À la suite d’une enquête faite par des députés des États, le prince promulgua, le 16 mars 1688, un édit qui fit disparaître l’ancienne constitution populaire « qu’une antiquité moins corrompue rendoit pour lors innocente ». Les trois membres de la bourgeoisie furent remplacés par trois chambres, comprenant chacune quatorze notables bourgeois non artisans, et qui furent considérées comme représentant le corps de la ville. Chaque année, ces chambres désignaient, devant des commissaires du prince, au moyen d’un système de ballottage très compliqué, les jurés du conseil, qui ne comprit plus désormais que neuf personnes[7].

Comme on le voit, ce règlement, tout en laissant subsister l’apparence des trois membres de la ville, transformait en réalité complètement, la constitution. À partir de 1688, les élections se passèrent à huis-clos. Le ballottage désignait mécaniquement, parmi les quarante-huit notables composant les chambres, les neuf membres du conseil. Celui-ci était désormais presqu’aussi étranger à la bourgeoisie que l’échevinage. En 1577, Marguerite de Valois passant par Dinant un jour d’élection magistrale, avait encore vu tout la ville en liesse et en débauche « tout le monde yvre… bref, un vrai chaos de confusion »[8]. En 1688, on s’efforça au contraire de donner au renouvellement magistral aussi peu de retentissement que possible : le banquet qu’il était de coutume d’offrir au nouveau conseil fut même supprimé.

Le règlement de 1688, modifié en 1724, en 1751 et en 1772[9] a été pour la ville, jusqu’à l’annexion du pays de Liège à la France en 1794, ce que la charte de 1348 avait été pour elle au moyen-âge. Celle-ci avait établi un conseil représentant les intérêts divers des trois membres de la bourgeoisie et directement élu par elle ; celui-là créa un conseil où seule la partie instruite et riche de la population pût avoir accès. Toutes les retouches qu’on y a faites ont eu pour but d’augmenter les présomptions d’intelligence des élus. En 1708, il fut décidé que les illettrés ne pourraient être revêtus des fonctions de jurés[10] ; en 1743, on établit la préférence en faveur des échevins, avocats et personnes lettrées sur les marchands, pour tous les offices publics[11] ; etc. Ainsi formé, le conseil est devenu un véritable collège d’administration. Sous la tutelle de l’État, qui ne lui a laissé que des attributions de police, qui intervient par des commissaires dans la nomination de ses membres et vis-à-vis duquel seulement il est responsable, rien en lui ne rappelle plus l’ancienne assemblée représentative du moyen-âge avec ses pouvoirs si variés et si étendus. Tel qu’il nous apparait dès lors il porte nettement la marque de l’époque du despotisme éclairé.

  1. Cartul. III, n. 288.
  2. Koser, die Epochen der absoluten Monarchie, Hist. Zeitschrift 1889, p. 252, constate de même que la politique des premiers rois absolus tendit d’abord, vis-à-vis des institutions libres de l’État, à une faktische Besitzergreifung. Ce n’est que plus tard que ces institutions elles mêmes, ayant perdu toute signification, furent supprimées. Ce qui s’accomplit ainsi en grand vis-à-vis de l’État, se produit absolument de même en petit, vis-à-vis des villes.
  3. V. par ex. Cartul. III, n. 341.
  4. Édits… de la principauté de Liège, 3e série, I p. 116.
  5. Cartul, III, n. 304.
  6. C’est ce qu’on peut conclure des appellations honorifiques de : Messieurs d’enmi la ville. Messieurs de la batterie, Messieurs des neuf mestiers, par lesquelles sont alors désignés les trois membres.
  7. Édits, 3e série, I p. 116.
  8. Mémoires de Marguerite de Valois ch, VIII.
  9. Édits, 3e série, I p. 554, II, p. 177, 681.
  10. Ibid, I, p. 386.
  11. Ibid. II, p. 114.