Histoire de la littérature dramatique (Janin)/1/4/La Jeunesse de Richelieu

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Histoire de la littérature dramatique
(p. 261-271).

LA JEUNESSE DE RICHELIEU.

Certes, le Théâtre-Français était bien ridicule et bien odieux, lorsqu’il se mettait à représenter, ainsi, sans vergogne et sans pudeur les œuvres nouvelles, nouvellement sorties du cerveau de ces révolutionnaires en travail ; mais le crime et la honte du Théâtre-Français semblent grandir encore, lorsque, par la violence même du torrent qui emporte la société tout entière, il revient, sans qu’on l’en prie et que rien l’y force, à son vomissement, ramassant, dans l’ordure où elle est enfouie, une comédie intitulée : la Jeunesse de Richelieu, par le citoyen Monvel, célèbre autrefois pour avoir déclaré une guerre à mort aux prêtres, aux aristocrates et aux rois :

« Il faut, en vérité, disais-je alors, et chacun de m’applaudir, que le Théâtre-Français soit bien oisif pour remettre en lumière des œuvres pareilles. Par quelle recommandation littéraire, par quels souvenirs, par quel genre de plaisir malsain et bavard se peut justifier la reprise inattendue de ce mélodrame du troisième ordre ? À quoi bon renouveler dans ces temps dangereux ces insultes brutales dirigées à bout portant contre ce pauvre ancien régime qui n’existe plus nulle part ? Que nous font à nous qui nageons en pleine égalité, ces exécrations ampoulées, ces diatribes furibondes, ces récriminations perfides, dirigées contre d’innocents grands seigneurs qui sont morts, et que la révolution française a fait disparaître, eux et leurs enfants, et leur blason et leurs fortunes et leurs honneurs ? Nous comprenons toutes les passions politiques et toutes les exagérations littéraires. S’attaquer à celui qui est fort, lutter avec le puissant, flatter même les colères de la rue et fonder un grand succès de huit jours sur les haines implacables et fugitives de la foule ; prodiguer dans son œuvre l’ironie, le venin, la vengeance, à la bonne heure. C’est presque le droit de quiconque tient une plume, et fait marcher des hommes sur le théâtre ; que dis-je ? c’est plus qu’un droit, c’est un usage. Il le faut. Dans la chose constitutionnelle, la vie de chacun appartient à tous. On n’arrive à la puissance, à la renommée, à l’autorité, à la gloire, qu’en subissant chaque jour et durant tout le jour, cette rude expiation. Quiconque veut arriver doit marcher ainsi à travers ce tumulte bruyant qui n’épouvante que les lâches, qui ne fait reculer que les faibles. Tristes, mais utiles clameurs, elles servent à reconnaître dans la foule l’esprit, le sang-froid, le courage, la valeur morale des hommes littéraires ou politiques. Nous concevons donc toutes ces fureurs. Nous comprenons parfaitement qu’Aristophane et ses disciples aient cultivé, comme ils l’ont fait, et Dieu sait avec quel bouleversement de toutes les puissances et de toutes les idées adoptées ! la comédie politique. Mais quand ces mômes passions sont éteintes, quand ces haines sont effacées, quand les puissants de la veille sont remplacés par les puissants du lendemain, quand trois à quatre révolutions ont passé, en les amortissant toujours, sur ces pamphlets sans goût, sans retenue et sans art ; quand, au lieu d’attaquer des maîtres vivants et souverains, on n’a plus affaire qu’à des morts et à des vaincus, nous vouloir intéresser après coup, à des œuvres sans style, sans talent, sans valeur par elles-mêmes et qui n’ont vécu un peu de temps qu’à la faveur des rancunes de la multitude aveugle, voilà ce qu’on ne saurait expliquer.

Quand fut joué pour la première fois ce mélodrame : la Jeunesse de Richelieu, devenu aujourd’hui intolérable, la lutte commencée depuis longtemps entre le peuple et la noblesse de France était achevée. Le peuple triomphait de toutes parts et il était encore dans le premier enivrement de sa victoire Le moment était donc bien choisi pour livrer à l’exécration du parterre tous ces beaux et galants gentilshommes de Versailles, représentés par le plus grand de tous, le plus heureux et le plus à la mode, M. le maréchal de Richelieu. Il avait jeté un vif éclat dans sa vie ; il avait poussé jusqu’à l’extrême les qualités qu’on prisait le plus à la cour : il avait été galant et brave ; heureux et prodigue ; il avait eu tous les genres de succès, même les succès de l’esprit Les honneurs avaient été si loin pour cet homme, qu’on le disait, dans un certain monde, le père même de M. de Voltaire ! Jugez donc de l’étonnement public quand on vit enfin ce rare bonheur, ce nom illustre, ce favori des rois, cette brillante épée et cet esprit délié, ce membre de l’Académie française qui avait assez d’esprit pour se vanter et pour pouvoir se vanter, sans être ridicule, de ne pas savoir l’orthographe, traîné à son tour sur le théâtre comme on y avait traîné le roi et les prêtres, mais cependant avec cette différence glorieuse que le roi et le prêtre étaient immolés, sur un échafaud commun à l’usage de toutes les royautés et de toutes les religions, tandis que lui, le maréchal de Richelieu, par une exception qui l’eût rendu fier, s’il eût pu en être le témoin, il était nommé en toutes lettres ! Si bien que ceux même qui ne pouvaient pas dire : Nous verrons demain insulter le roi Louis XIV ou M. l’archevêque de Paris ! pouvaient dire à coup sûr : Allons voir insulter ce soir M. le maréchal duc de Richelieu !

Et pourtant qu’avait-il donc fait, cet homme illustre, pour être traité comme vous allez voir qu’il sera traité tout à l’heure, sans pitié ni miséricorde ? Toute sa vie il s’était efforcé de se faire pardonner à force d’urbanité, d’élégance exquise, d’esprit et de politesse, ses succès en amour, son courage à la guerre, ses négociations dans la paix. Il portait un nom qui devait être plus odieux à la noblesse qu’au peuple de France, le nom de ce terrible Richelieu, qui fit décapiter un Montmorency ! Il était venu au monde pour ainsi dire, sous les yeux du vieux roi Louis XIV, et, jeune enfant, il put assister aux derniers éclats de ce soleil couchant. Ainsi il devait être, plus tard, dans cet orageux xviiie siècle, l’élégant et le plus digne représentant du grand siècle. À quatorze ans il fut présenté à madame de Maintenon, qui se trouva tout étonnée à la vue de ce beau gentilhomme vif, étourdi, léger, aux reparties pleines de grâce et d’esprit. « Votre fils, écrivait madame de Maintenon au duc de Richelieu, plaît au roi et à toute la cour ; il fait très-bien tout ce qu’il fait ; il danse très-bien, il joue honnêtement, il est à cheval à merveille, il est poli, il n’est point timide, il n’est point hardi, mais il est respectueux ; il raille, et il est de très-bonne conversation ; enfin rien ne lui manque. Madame la duchesse de Bourgogne a une grande attention pour votre fils. » Et en effet, cette belle duchesse de Bourgogne, qui fut le dernier sourire et le chaste amour paternel du vieux roi, pauvre femme morte si vite, qui brillait avec tant de grâce, et qui a passé comme la fleur des champs, appelait le duc de Fronsac : sa poupée. Il paraît que cet enfant, plus hardi que Chérubin, osait oser, car son père lui-même demanda au roi une lettre de cachet, et il enferma monsieur son fils à la Bastille. Là, ce jeune homme apprit à lire les vers de Virgile, et ce n’est pas un de ses moindres bonheurs, d’avoir lu toute sa vie les Bucoliques et l’Énéide. Quand il sut par cœur toutes les belles histoires de ces bergers et de ces héros, il sortit de la Bastille pour aller se battre. Et chose étrange ! cet écervelé jeune homme, aux passions impétueuses, ce fut madame de Maintenon qui le tira de la Bastille pour en faire un mousquetaire. Le moment était bon pour se battre, Villars était à Denain ; le jeune duc de Fronsac fut du nombre de ces soldats de Villars qui sauvèrent la France ; c’était là heureusement commencer pour un lieutenant qui devait être un des héros de Fontenoy. Villars voulut avoir pour aide de camp ce beau jeune homme qui faisait si bon marché de sa personne. Ils prirent ensemble Marchiennes et Douai et Fribourg où le jeune Richelieu fut blessé. Ce fut lui que M. de Villars envoya au roi pour lui annoncer que les forts se rendaient. C’était la première fois que le duc de Fronsac reparaissait devant le roi depuis qu’il était entré à la Bastille. Mais qu’ai-je besoin de raconter ainsi toute cette biographie, et n’est-ce pas là déjà une amère critique du mélodrame en question, que de me forcer à écrire toute la vie du maréchal de Richelieu ? Quand mourut son père il renonça, en faveur des créanciers du vieux duc de Richelieu, à toute la succession paternelle, faisant ainsi l’action d’un honnête homme. Quand mourut Louis XIV, il fut un des rares courtisans de cette majesté éteinte qui osât la pleurer, et ce n’est pas déjà une médiocre louange que d’avoir entouré de ces respects posthumes ce grand roi dont le cercueil était indignement abandonné aux outrages de la populace !

Alors vint la régence, l’esprit commença à l’emporter sur toutes choses ; M. de Richelieu ne fut pas des derniers à entrer dans cette nouvelle carrière. Il se posa d’abord comme un ennemi de ce spirituel régent d’Orléans, qui précipitait si gaîment la France dans toutes sortes de nouveautés hardies. Il éleva, non pas autel contre autel, mais boudoir contre boudoir ; il fit le métier de braconnier intrépide et heureux dans les amours, dans le luxe, dans les folies, dans les duels de M. le régent et de ses amis. M. le régent n’avait pas une maîtresse sans que M. de Richelieu lui enlevât sa maîtresse ; jouaient-ils ensemble, Richelieu gagnait toujours. S’il tirait l’épée, il était à peu près sûr de blesser son homme. Compromis dans la ridicule conspiration de Cellamare et jeté dans un des plus horribles cachots de la Bastille (c’était la troisième fois qu’il allait à la Bastille), le duc sut garder son secret et ne dénoncer personne. Ainsi il avait tous les genres de courage en même temps qu’il avait tous les genres de bonheur. En effet, même dans le fond de ce cachot infect, il apprit que les propres filles du régent, mademoiselle de Charolais et mademoiselle de Valois, lui tendaient une main secourable. Ainsi avait fait, lors de sa première captivité, madame la duchesse de Bourgogne.

À l’exemple de ces deux grandes dames, toutes les femmes de Paris furent émues de pitié pour l’intéressant captif. Elles accouraient dans leur plus bel équipage pour entrevoir les murs de sa prison, pour le saluer du regard, du geste et du cœur, quand il se promenait sur le préau. Longtemps le faubourg Saint-Antoine, ce terrible faubourg qui dormait encore, ne fut plus qu’une procession de duchesses ; même les femmes qu’il avait trahies, voulurent contempler, de loin, cette ombre charmante et captive de leurs amours. Si elles avaient su, les pauvres femmes, qu’un jour viendrait où, en leur nom, cet homme tant aimé serait traîné sur un théâtre ; où, en leur nom, il serait livré sans défense à l’indignation du parterre ; où, en leur nom, cette gloire toute française serait indignement outragée, comme elles se seraient récriées ! comme elles auraient donné un démenti formel à ce Monvel ! comme elles auraient répondu, la main sur leur cœur : Il n’est pas si coupable que vous le faites ! Nous l’avons aimé, il est vrai, mais à nos risques et périls. Son inconstance n’est pas seulement sa faute, c’est la nôtre encore ; nous, les premières, nous lui avons jeté notre amour, heureuses quand il daignait s’en parer huit jours ! Ne l’outragez donc pas ainsi, cette passion de notre jeunesse ! Depuis longtemps, nous, ses victimes, nous avons pardonné au duc de Richelieu ces charmants malheurs de l’amour ; nous l’avons pardonné justement parce qu’il a beaucoup aimé et parce que nous l’avons beaucoup aimé !

Mais voir ainsi les choses sous leur véritable point de vue, ni trop haut, ni trop bas ; se tenir toujours à ce point fixe, en deçà et au delà de tous les excès ; ne pas séparer un homme de l’époque où il vit, où il règne, où il reçoit la mode, où il la donne ; ne pas imposer à ce temps-ci les mœurs d’un autre siècle, ce n’est pas le compte des déclamateurs. La déclamation est une chose si facile à faire et si profitable, et qui charme à coup sûr tant de bonnes dupes, qu’on ne saurait y renoncer en faveur d’un peu de raison et d’équité.

On sait comment le jeune héros sortit de la Bastille, comment il fut rappelé de l’exil et par quel touchant sacrifice une jeune et belle princesse le racheta au prix de sa propre liberté et de son penchant. Ainsi avait fait Mademoiselle pour le beau Lauzun ! Dans les âmes royales, l’amour n’est pas moins fécond en sacrifices que dans les autres âmes. M. de Richelieu avait alors vingt-quatre ans. Il se dit que c’était là payer bien cher l’éclat de ses bonnes fortunes, et il résolut de faire moins parler de lui à l’avenir. Il se présenta donc à l’Académie française où l’attendait le fauteuil du marquis de Dangeau, cet heureux flatteur qui, malgré toutes ses adulations, n’a pas pu parvenir à se déshonorer, car il était le flatteur de Louis XIV. À l’arrivée de ce nouveau confrère, trois académiciens qui étaient des gens de mérite, Fontenelle, Destouches et Campistron, se mirent l’esprit à la torture pour écrire son discours de réception ; mais le duc de Richelieu trouva que Fontenelle avait trop d’esprit, que Destouches et Campistron ne connaissaient pas assez le monde, et à lui tout seul il écrivit, toujours avec sa mauvaise orthographe, un discours tout rempli de ces belles grâces sans apprêt et de ce goût exquis qu’il avait puisé autre part que dans les livres. Dans ce discours qui est un des meilleurs que l’Académie ait entendus, on a remarqué un bel éloge de Louis XIV. L’année suivante il fut reçu pair au Parlement, et les plus belles dames lui servirent de cortège. Quand mourut le Régent et quand le roi Louis XV commença ce long règne si mêlé de mal et de bien et qui allait à l’abîme, M. le duc de Richelieu fut envoyé ambassadeur en Espagne et dans des circonstances difficiles. À cette cour toute irritée du renvoi de l’infante, M. le duc de Richelieu lutta de hauteur et d’insolence avec les plus insolents et les plus hautains. Un jour que le ministre de Philippe V voulut prendre le pas sur l’ambassadeur de France, celui-ci repoussa brutalement l’Espagnol, et cette offense, qui eut pour témoin toute la cour, resta impunie. Un autre jour, ce fut l’ambassadeur d’Autriche qui s’enfuit pour ne pas céder la préséance au duc de Richelieu. Téméraire, il fut un des plus énergiques conseillers du timide cardinal de Fleury, et le vieux cardinal fit bien voir qu’il était noblement conseillé, dans les affaires du roi Stanislas.

Après la mort de sa première femme, notre héros épousa mademoiselle de Guise, princesse de Lorraine, noble et belle et pauvre, il l’aima longtemps avec passion, il la respecta toujours, et quand elle lui fut enlevée par la mort, il la pleura. Il était au siège de Philisbourg, et un soir, comme il revenait de la tranchée, il fut insulté par un parent de sa femme, le prince de Lixen ; il le tua d’un coup d’épée à minuit, à la queue de la tranchée. Le lendemain de ce fatal jour, il monta à l’assaut, et il fut assez heureux pour être blessé à cette même place où il avait tué son parent. Plus tard, il fut nommé gouverneur du Languedoc, et dans cette province il rappela tout à fait, par son faste plein de goût, son entrée triomphale à Madrid sur des chevaux ferrés d’argent et qui perdaient leurs fers à chaque pas. Il apaisa dans cette province les troubles religieux. Plus tard, quand Louis XV s’abandonna sans frein aux passions de sa jeunesse, M. le duc de Richelieu était premier gentilhomme de la chambre du roi, il partageait les plaisirs et les emportements de son jeune maître ; et pourtant, même dans cette licence royale, Richelieu apportait je ne sais quelle décence qui semblait ennoblir même le vice en lui donnant quelque chose de royal. Dans cette partie de sa vie, il fallut au duc de Richelieu bien du tact et bien de l’esprit pour conserver intacte sa réputation d’honnête gentilhomme, mais il était si habile ! il savait si bien parler à la maîtresse régnante ! Il était si fidèle à ces éphémères majestés qui brillaient aujourd’hui d’un si vif éclat pour disparaître le lendemain ; véritables feux follets de l’amour royal !

Ainsi il se servit de madame de Chateauroux pour pousser le Roi à payer de sa personne lorsque la guerre pour la succession d’Autriche embrasa toute l’Europe. Il fut blessé à la journée de Dettingen et son régiment fut taillé en pièces. Le lendemain de ce jour fatal, il ramassait parmi les blessés six cents Anglais qu’il envoyait à l’hôpital. Si Louis XV, à Metz, ne succomba pas à cette maladie mortelle, c’est que le duc de Richelieu était près de son lit pour le protéger contre les prêtres, les médecins, les courtisans, défendant, seul contre tous, la meilleure amie du Roi, son bon ange, son bon conseil, madame de Chateauroux. Ainsi couvert de gloire et de bonheur, il était encore un des mieux faisant à la bataille de Fontenoy ; à la tête de la maison du Roi il se précipita tête baissée dans cette colonne formidable de soldats anglais qui déjà criaient : Victoire !

Quand madame de Pompadour régna à Versailles, M. le duc de Richelieu, assidu courtisan de la faveur, échappa avec un esprit infini à l’alliance que lui proposait la favorite qui voulait marier mademoiselle d’Étiolés au duc de Fronsac. Et la prise de Port-Mahon que j’allais oublier, et Gènes, délivrée et pacifiée, et l’armée du duc de Cumberland repoussée jusqu’à l’embouchure de l’Èbre ! ce sont là d’assez belles pages historiques. Pour ce qui est de cette vie de plaisirs et d’intrigues d’amour, nous ne vonlons pas la défendre plus qu’il ne faudrait ; mais enfin, rappelez-vous donc, avant de jeter sur cet homme l’indignation de votre vertu, qu’il vivait sous madame de Pompadour, sous madame Dubarry, sous le roi Louis XV, dans une époque perdue de mœurs ; qu’il était un gentilhomme, un diplomate, un inconstant, un maréchal de France, quatre titres excellents pour être le très-bienvenu des femmes. Et la preuve, c’est qu’après la mort de Louis XV, et quand ils eurent essuyé l’un et l’autre cette terrible Philippique du cardinal de Ceauvais, véritable lapidation dont les pierres avaient rejailli jusque dans les jardins de Versailles, le maréchal rentra dans une vie plus modeste. Il se maria pour la troisième fois ; il accepta la présidence du tribunal du point d’honneur en 1781 ; en un mot, il fit si bien, que le roi Louis XVI, cet honnête homme à qui on peut se fier quand il s’agit de vertu et de moralité, venant à penser à tous les travaux de ce vieillard, à ses combats, à la bataille de Fontenoy, à la prise de Mahon, à tant d’esprit dépensé à la cour, à l’amitié que lui portait le feu roi, à la protection dont l’avait honoré Louis XIV son parrain, se prit à l’aimer à son tour peut-être malgré lui, et à lui pardonner les folies de sa vie, en faveur de sa gloire. Richelieu cependant, heureux de rentrer à cette cour dont il avait été l’ornement, avait repris son service. Il ne sentait pas venir la vieillesse, et il disait : Quand la goutte me prend à un pied, je me tiens sur l’autre !

Ce devait être curieux à entendre ce vieux jeune homme s’entretenant avec M. le comte de Maurepas, — un vieillard-enfant qui avait traversé, lui aussi, trois règnes si différents. Tout vieux qu’il était, il sut prédire la révolution qui s’avançait, et à chaque faute de l’autorité royale, il demandait tout haut ce qu’eût pensé Louis XIV ? Enfin il mourut, assez à temps pour ne pas voir s’en aller en fumée cette puissance royale à laquelle il tenait par tant de liens ; il avait quatre-vingt-douze ans ; il fut enterré à la Sorbonne, auprès du cardinal son grand-oncle.

Comme le cardinal de Richelieu, le maréchal de Richelieu représente tout son siècle ; il en a le courage et la prévoyance ; il en a l’habileté, le charmant égoïsme, l’abandon, la bonne humeur. — Il aime et il recherche le scandale ; il est prodigue et n’est pas libéral ; il est fier sans être insolent ; il porte, dans les choses sérieuses, une ironie sans fard, et dans les choses frivoles une gravité imperturbable. Philosophe à ses heures, mais philosophe, tant que la philosophie ne touchait pas à ses privilèges, il n’eut pas la stupidité de ces grands seigneurs qui s’abandonnèrent eux-mêmes, et qui se dépouillèrent de leurs propres mains, sans comprendre l’étendue et la vanité de leurs sacrifices. Les femmes l’aimaient à ce point, que plusieurs, même quand il fut vieux, ne voulurent pas mourir sans lui laisser dans leur testament un gage de leur amour d’autrefois. Il a eu des mots charmants. Comme il se mourait, sa jeune femme lui disait : Vous avez bon visage ! — Vous prenez donc mes yeux pour un miroir, lui dit-il. Un jour qu’il avait mis aux abois une dévote assez laide, — Vous le voyez, lui disait-elle, pour vous je me perds. — Et moi, lui répondit-il en s’enfuyant, je me sauve. On l’a comparé à Alcibiade ; il en a les charmants défauts, les vices nombreux, l’esprit et le courage ; en un mot, c’est là un de ces hommes admirablement organisés, et tout préparés à subir la louange et la satire, l’adulation et la calomnie. Ce qui est le sort de tous les esprits supérieurs. »

Ceci dit, à propos de la comédie du citoyen Monvel, rien n’était plus facile (et je n’y manquais pas) que de relever une à une les turpitudes, les absurdités et les mensonges de cette honteuse comédie. Que de cruautés inutiles, que de recherches odieuses, quels mensonges entassés dans ces cinq actes ! Le dernier valet du pavillon de Hanovre en eût été déshonoré.

« Otez le nom du maréchal de Richelieu de cette comédie, et vous n’avez plus qu’un homme à bonnes fortunes du plus méchant acabit. Les plaisanteries de son valet de chambre ne sont d’aucune antichambre ; le philosophe est un déclamaleur de la plus petite espèce. Restent les malheurs de madame Michelin : ils ont fait verser bien des larmes, mais, grâce à Dieu et à M. de Balzac, les malheurs de madame Michelin sont devenus presque ridicules aujourd’hui ; de nos jours, madame Michelin obtiendrait à peine une dernière place dans la longue liste des femmes malheureuses. Vous rappelez-vous les Victimes cloîtrées de ce même Monvel, que l’empereur avait créé membre de l’Institut ? On a voulu à la même époque reprendre les Victimes cloîtrées sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin ; le public des boulevards les a supportées à peine un jour ou deux ; le dégoût en a fait justice, et il faudra de bien cruelles révolutions pour que les Victimes cloîtrées s’emparent même de la plus humble affiche du boulevard.

La Comédie-Française a si bien compris qu’avec sa Jeunesse de Richelieu, elle commettait un indigne, un stupide anachronisme, que, pour nous donner le change, elle a affiché, non pas la Jeunesse de Richelieu, mais le Lovelace Français. Un autre jour vous la verrez afficher non pas Cinna, mais la Clémence d’Auguste. Eh bien, ce titre de Lovelace Français est une bêtise ajoutée à tant d’autres.

Le héros de Richardson est un gentilhomme qui n’a rien de commun avec le Richelieu de Monvel. C’est un scélérat, il est vrai, mais un scélérat dangereux et plein de génie. La lutte de ce vicieux et de cette vertu qui s’appelle Clarisse Harlowe est admirable, justement parce que Clarisse est de force à lutter contre ce rude jouteur. Si Clarisse était moins courageuse, si Lovelace était moins dangereux, adieu le chef-d’œuvre ! Comme aussi si Clarisse se laissait traiter par Lovelace comme se laisse traiter madame Michelin par Richelieu, toute la vigueur et toute la moralité de ce grand drame seraient perdues ; pour remplacer un chef-d’œuvre impérissable, on aurait un drame du citoyen Monvel ! » Page:Janin - Histoire de la littérature dramatique, t. 1, 1855.djvu/283