Histoire de la littérature dramatique (Janin)/1/4/La Marseillaise

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Histoire de la littérature dramatique
(p. 229-238).

LA MARSEILLAISE.

Ce sont-là les excès des mauvais jours. On maudit publiquement ce qu’il faudrait adorer ; on adore les puissances détestables ! Chose étrange et vraie, il arrive presque toujours que l’imprudent qui s’amuse à ces fictions mauvaises exècre, autant que vous les haïssez peut-être, le crime et les bourreaux qu’il met en œuvre ; autant que vous, il a honte de la lâcheté des victimes. Comment se fait-il cependant que cet homme, en dépit de ses plus chères convictions, et ce théâtre qui compte en son sein tant d’honnêtes artistes, en deuil, pour la plupart, de ce roi qui était leur bienfaiteur, s’amusent, là, tout de suite, à ranimer ces passions éteintes, à remonter ces tragédies oubliées, à chanter ces Marseillaises ? Ô profanation ! la Marseillaise hideuse chantée au Théâtre-Français et l’aimable écho de M. Scribe et de Marivaux, répétant d’un ton plaintif que le jour de gloire est arrivé pour les enfants de la patrie ! Eh ! c’est justement la Marseillaise qu’on chante dans la rue, et ce sont les hommes que l’on tue aux pieds des barricades, ce sont les proclamations affichées sur les murailles, complices innocentes de ces désordres, c’est la pluie en février, c’est le soleil en juillet, c’est le nuage en tout temps qui poussent ces hommes sans prévoyance et sans respect :

Le vent qui passe à travers la montagne
M’a rendu fou !

La Marseillaise ! Elle a été la haine de ma vie et le plus profond sujet de mon désespoir. Non-seulement elle troublait la rue, elle la remplissait d’épouvante et de bruit, et l’Apollon insulté s’en allait à tire-d’aile, chercher un endroit silencieux

Où d’être homme d’honneur il ait la liberté !


Un jour même, en pleine monarchie, et tout à coup (quelque assassin venait de tirer sur le roi !), l’abominable chanson avait reparu ; pareille à la foudre qui se fait entendre au milieu d’un ciel limpide, il me sembla que ce cri de guerre était un présage, et, dans la fièvre où me jeta cette Marseillaise d’un instant, j’écrivis la Catilinaire que voici, en quo usque tandem ? et Dieu sait si le lendemain de ces foudres, dans la partie active du monde républicain, j’étais bon à jeter aux chiens :

« Nous vivons dans des temps si malheureux ! Pas une heure de repos, pas un instant de silence ! De toutes parts surgissent, des âmes mécontentes, de sourdes et menaçantes clameurs ; aussitôt que ces clameurs se font entendre, s’arrêtent, frappés de stupeur, la poésie, les beaux-arts, toutes les passions heureuses de la vie. À ces terribles murmures de la tempête politique, le livre tombe de votre main tremblante, la plume échappe à vos doigts, la vie de chaque jour est méchamment interrompue, la vie intelligente, rêveuse, heureuse, la vie des peuples plus heureux d’un peu de gloire que de beaucoup d’argent. C’en est fait de tous les délassements de la pensée ; adieu les beaux jours ; poètes renoncez aux travaux de la poésie. Hélas ! tout s’arrête et se dérange au milieu du monde que nous aimions. La place publique l’emporte sur le théâtre ; l’orchestre éperdu s’arrête au milieu de ses mélodies commencées ; la tragédie se fait pitié à elle-même, tant elle se trouve froide et impuissante à marcher de niveau avec la passion des multitudes ; sous son masque égrillard et fin, la comédie ose à peine sourire ; — et véritablement il faudrait être bien osé pour vouloir nous intéresser par d’innocents sarcasmes, quand c’est le poignard, le meurtre et l’échafaud qui sont à l’ordre du jour. Dans ces horribles émeutes de tous les esprits et de tous les cœurs, en attendant l’émeute de la rue qui est cent fois moins dangereuse, le vaudeville ose à peine murmurer tout bas sa chanson innocente ; la danse éloquente, ne sait plus comment il faut parler à ces regards inattentifs. La misère est générale. Pendant que s’agite en ses fièvres le carrefour révolté, le poëte se rappelle André Chénier, le philosophe murmure le nom de Condorcet, chacune de ces âmes en peine invoque son patron qui est dans le ciel. Le romancier, qui dispose sa fable aux mille incidents divers, reste découragé de tout le bruit qui l’entoure.

— Hélas ! c’est bien la peine, se dit-il à lui-même, que je me mette à la torture pour captiver mon lecteur, quand demain à coup sûr, — aujourd’hui peut être, mes plus terribles inventions vont être dépassées, d’un seul coup, par quelque misérable va-nu-pieds, la honte et l’effroi de l’espèce humaine ! Bien plus, le mélodrame en personne, cet être grossier et mal élevé qui ne doute de rien, ce grand prodigue à qui rien ne coûte pour amuser son public, ni le vol, ni le meurtre, ni l’inceste, ni les forfaits les plus compliqués… le mélodrame, se voyant dépassé par des fureurs incroyables, remet son poignard dans le fourreau, et il se dit, les bras croisés : Attendons des jours meilleurs !

Voilà pourtant où la déclamation nous a menés en moins de six semaines. La déclamation littéraire a commencé cette œuvre de ténèbres et cette destruction, la déclamation politique a fait le reste. Cette même nation française célèbre autrefois par son urbanité, par son atticisme, par les charmantes recherches de son langage, par l’aménité de ses mœurs, par tous les raffinements poétiques de la civilisation la plus avancée qui fut jamais, la voilà telle que l’ont faite de misérables hâbleurs sans style ! La voilà qui s’agite d’une façon convulsive sous les transes, sous les terreurs, sous les insultes d’une éloquence qui ne respecte rien ni personne, qui ne respecte pas même la grammaire. Pauvre nation ! pauvre société française ! Elle a beau vouloir revenir à ses vieux dieux, elle a beau tendre la main à ses vieux chefs-d’œuvre, elle a beau revenir, de toutes ses forces, à ce noble passé qui n’est pas encore si loin d’elle, rien n’y fait ; la main du premier venu l’arrête dans ses nobles élans. La première voix qui va crier bien haut toutes sortes de phrases horribles, les fera taire, ces poètes, ces romanciers, ces historiens qui recomposaient lentement les annales du monde, renouant de leur mieux la chaîne brisée. Hélas ! qui que vous soyez aujourd’hui, vous tous dont nous espérions encore les secrètes émotions des beaux-arts, vous qui chantiez les transports et les paysages de nos vingt ans, vous les peintres, vous les sculpteurs, les architectes et les réparateurs des vieilles ruines, — vous les artistes qui prêtiez votre talent au drame, à la comédie, et vous les belles personnes qui leur prêtiez votre beauté, votre heure est passée et l’attention n’est plus pour vous. Nous appartenons tous, à cette heure, au démagogue qui hurle dans les carrefours, aux fanatiques des mauvais jours remis en lumière.

Eh ! que dis-je ? nous appartenons à l’assassin, qui s’en va, la nuit, le fusil à la main, attendre le Roi au milieu de ses sujets. Voilà l’attention universelle ; elle n’est pas autre part ; qui que vous soyez qui viviez par l’étude, par la pensée et par les beaux-arts, résignez-vous.

Or, ceci vous explique justement pourquoi et comment, au premier bruit qui se fait dans la rue, aussitôt s’arrêtent les heureux murmures, les douces lueurs, les aimables travaux du cabinet et de l’atelier. Il n’y a dans ce monde que l’émeute qui s’improvise. Il n’y a que les assassins des rois qui prennent leur élan en moins d’une heure. L’homme d’intelligence a besoin avant tout de silence, de loisir, de bien-être, d’ordre et de liberté. S’il est une fois troublé dans sa contemplation, il en a pour plusieurs jours avant que de se remettre à l’œuvre interrompue. Avant tout, il veut savoir pour quels motifs on le vient ainsi troubler, et, si le motif n’est pas logique et loyal, vous n’aurez plus qu’un homme malheureux, incertain, découragé. Dites-lui par exemple que l’ennemi est à la frontière, que la patrie a besoin, non pas tant de son bras que de son exemple, aussitôt le voilà qui abandonne sa maison, sa famille, sa page commencée, et qui s’en va où l’appelle le devoir. Mais tout d’un coup, sans que le même homme sache pourquoi, ameutez à sa porte une foule en colère, faites retentir la rue paisible de chants de guerre, que le bruit de la carabine régicide remue la maison jusqu’en ses fondements, alors voilà un homme éperdu qui cherche en vain une clarté sur la terre, une étoile dans le ciel. Il se réveille en sursaut au milieu de cette calamité imprévue, son oreille est assourdie de ces bruits épouvantables ; tout à l’heure cet homme livré à lui-même, à ses heureux penchants, avait une valeur immense, et maintenant cet homme, bouleversé par vous, les rois de l’émeute et les faiseurs de barricades, n’est plus qu’un malheureux inutile à lui-même et aux autres. Le sage, dit Horace, peut être écrasé sans trembler sous les débris de l’univers. Le poëte romain a raison, sans doute ; mais si l’univers ne se brise pas, si l’univers se contente de faire plus de bruit encore que s’il allait tomber en ruines, alors le sage d’Horace lui-même se met à trembler ; car toutes les conditions de l’héroïsme sont changées ; il s’apprêtait à affronter les ruines du monde, c’est le bruit qu’il affronte !

Si donc on peut juger des grandes choses par les petites, des produits sérieux de la pensée par ses produits frivoles, d’une page de M. de Chateaubriand, par exemple, par une comédie de M. Mélesville, nous dirons que toute cette tempête des esprits est funeste, cruelle, insupportable. Mieux vaudrait, cent fois, un grand événement bien compliqué, mais dont on serait sûr, que ces abominables et furibondes déclamations, fumée sans feu, bruits inertes, mensonges funestes. Non, rien n’est sincère dans les turbulences de ces esprits venus de l’abîme ; ils s’agitent et nul ne les mène ; ils crient, ils hurlent, ils tuent, sans savoir pourquoi ces cris, pourquoi ces hurlements et ces tueries ! Interrogez l’une après l’autre, ou toutes ensemble les sincères intelligences de ce pays, elles vous diront que cet état de fracas et d’orage est la ruine et la mort de l’intelligence ; elles vous diront que mieux vaudrait la guerre au dehors que tous ces tumultes au dedans, et qu’enfin il ne faut pas compter sur leur concours, s’il ne s’agit que de lire de nouveaux pamphlets le matin, et d’apprendre, en détail, de nouveaux assassinats le soir.

Quoi donc ! voilà d’honnêtes gens qui se réunissent dans un théâtre ; ces gens-là ont accompli aussi bien qu’ils ont pu, la tâche de la journée ; ils se sont préparés de leur mieux aux paisibles jouissances des beaux-arts. La salle est éclatante de lumières ; les femmes sont belles et parées. À l’Opéra, Meyerbeer éclate dans toute sa puissance ; au Théâtre-Français, le grand Corneille domine de sa voix sérieuse et solennelle les plus hautes discussions de la vieille Rome ; il règle à sa façon ce terrible débat de la République et de l’Empire, ce débat qui dure encore depuis plus de vingt siècles qu’il a été entrepris sur les bords du Tibre. Dans d’autres endroits moins sérieux, la comédie légère s’abandonne à ses gracieuses folies : la joie est partout, le délassement est partout. Tout à coup, à l’instant même où l’intérêt est au comble, au duo de Valentino et de Raoul, à l’instant même où l’empereur Auguste écrase Cinna sous son pardon, ou bien au moment le plus naïf de Bouffé, ou encore à l’instant où va paraître ce nouveau diable qu’on appelle Pauline Leroux, soudain des voix se font entendre, qui, brisant notre joie et notre repos, se mettent à entonner furieusement le cri de guerre : Aux armes, citoyens ! — Formons nos bataillons ! — Qu’un sang impur arrose nos sillons ! Ainsi ils chantent, ainsi ils brisent à plaisir, par cette tempête hurlée, nos douces émotions de chaque soir ! Mais cependant qui nous pousse ? Où est le danger ? où est l’ennemi ? Pourquoi ces cris de sang ? pourquoi cette rage soudaine ? Quelles sont les libertés qu’on attaque ? Quelles frontières a t-on prises ? Que ferez-vous de ce sang, je vous prie ? Un sang impur, qui vous l’a dit ? Vous répondez que ceci est le refrain de la Marseillaise, eh ! cette abominable Marseillaise que vous chantez à tout propos, vous ne savez pas même la chanter.

Vous ne savez pas, non certes, que cela se chantait la tête nue, au milieu de l’orage, en partant pour la frontière, quand on voulait, chanter en gens de cœur. La Marseillaise ! un signal en ce temps-là, un défi jeté à l’Europe ! Aujourd’hui vous en faites un jouet, une menace, un beuglement. La Marseillaise ! ah fi ! Vous la chantez au hasard, par couplets détachés, sans y croire, et quand chacun dans la ville épouvantée et tremblante à ce refrain de cannibales, reste immobile, éperdu, — les yeux hagards, et l’oreille déchirée par ces hurlements qui n’ont plus de sens ; — langue oubliée d’une colère usée par le temps et par la gloire ; — insensés, vous êtes la parodie et le châtiment des anciennes excitations révolutionnaires ; vous êtes les ménétriers d’un quatrevingt-treize impossible ! Si, cette fois le sang impur que vous voulez verser, n’appartient pas à vos concitoyens, si vous renoncez à l’échafaud politique, cette machine à couper les têtes innocentes, en un mot, si votre hurlement marseillais ne menace que l’ennemi, alors attendez qu’il vienne, attendez que la guerre soit déclarée, attendez que les libertés publiques soient en péril, et ne déshonorez pas, au préalable, le noble sang que vous allez verser.

Le sang qui se répand sur les champs de bataille est un noble sang, vous devriez le savoir. De grâce, n’ôtez pas à la guerre son éclat et sa grandeur, ne déshonorez pas l’ennemi que vous n’avez pas couché par terre ; surtout, dans vos déclamations chantées, soyez des hommes sérieux, ne venez pas à l’improviste jeter ainsi dans nos instants trop courts de repos et d’oubli, des menaces de carnage. Certes, la chose en vaut la peine, de ne pas crier au hasard. Recueillez-vous pour crier : La guerre ! la guerre ! et ne prenez pas pour votre champ-clos, un théâtre, c’est-à-dire une frivole enceinte destinée à donner quelque réalité à toutes les inventions qui peuvent passer par la tête des hommes. Songez aussi, avant que d’entonner votre chant de guerre, devant qui vous le chantez. Rappelez-vous, rappelez-vous, non seulement les victoires remportées au bruit de ce refrain célèbre, mais encore tous les meurtres dont il a été l’accompagnement obligé. Ceci est une arme à deux tranchants ; l’un de ces tranchants est empoisonné, si l’autre est salutaire. Salut donc à la Marseillaise sur les champs de bataille. Oui, je la comprends et l’accepte quand elle s’en va ; un mauvais fusil à la main et des sabots à ses pieds, soulevant et domptant l’Allemagne, traversant le Rhin éperdu et soumis, abaissant les montagnes d’Italie, réjouissant les échos rajeunis de Marengo et d’Austerlitz. Mais la Marseillaise dans nos villes, dans nos campagnes, dans les clubs qu’elle enivre comme ferait la poudre à canon coupée d’eau-de-vie, dans les tribunaux révolutionnaires où elle étouffe la voix tremblante des innocents, autour de l’échafaud où elle égorge sans pitié le roi de France et la reine de France, et jusqu’à Mme Elisabeth obligée de crier au bourreau : — Monsieur le bourreau, couvrez-moi la gorge ! mais votre Marseillaise de carrefours, de places publiques, de théâtres, de comédiennes, de soldatesque avinée, de bonnets rouges égorgeurs, je n’en veux pas, je la hais, elle me fait peur, et fasse Dieu qu’elle soit effacée de la mémoire de nos villes ; des villes entières, des villes françaises, se sont écroulées de fond en comble, rien qu’à l’entendre, cette chanson des meurtres, plus puissante et plus terrible mille fois que la trompette de Jéricho !

Faut-il donc tout vous dire ? Et pourquoi ne le dirions-nous pas ? Pourquoi ne soumettrions-nous pas à la critique littéraire cette trop fameuse chanson, comme on y soumet toutes choses ? Eh bien ! vous serez forcés, si vous voulez un chant national des batailles prochaines, un ralliement pour les guerres, c’est-à-dire, pour les victoires à venir, vous serez forcés d’improviser un autre hymne que la Marseillaise, un hymne tout nouveau pour des guerres nouvelles, pour des passions nouvelles, pour la jeune France plébéienne, mais plébéienne cette fois par droit de conquête et par droit de naissance. Certes avec la meilleure volonté du monde, la révolution de 1830, spontanée, éclatante, pure de tout excès, innocente de tout brigandage, qui s’est faite toute seule et par elle-même, ne peut pas chanter à l’intérieur ou porter sur les champs de bataille les inspirations de 1793, la poésie sanglante de ces terribles époques, la verve furibonde des mauvais jours. Elle ne voudra pas adopter pour son champ de bataille, ces malédictions furieuses, ces barbares invectives, cette odeur d’échafaud. Tout comme aussi, même la note de cette avalanche musicale, ne peut pas rester ce qu’elle est. Il y a dans ce refrain à voix basse une certaine agitation qui ne peut pas convenir à une armée de six cent mille hommes, à une France de trente-deux millions d’hommes qui, depuis tantôt dix ans, se préparent à la guerre. Au contraire, ne trouvez-vous pas dans la Marseillaise un certain tremblement nerveux d’une nation au désespoir ? N’est-ce pas là un chant plus rempli d’inquiétudes que d’espérance ? et chemin faisant, dans les champs de bataille, aux jours des batailles, serait-il besoin de proclamer tant de menaces ?

Non pas, certes ! La révolution de 1830, le modèle des révolutions, — elle avait, à coup sûr, le sentiment de toutes les convenances, de toutes les justices, — avait adopté tout d’abord, pour son chant national, la Parisienne, écrite par le plus élégant poète de ce temps-ci. Dans la Parisienne il était fait appel à toutes les nobles passions qui agitent les peuples, et cependant c’était là un beau langage, des vers que l’on peut citer sans offenser la grammaire, des sentiments élevés, point de défis inutiles, point de morgue sanglante, rien de ce facile héroïsme qui s’exalte à huis-clos, et qui se glorifie lui-même. Vous la pouvez chanter encore, cette improvisation d’un habile poète, et vous n’y rencontrerez que d’honorables souvenirs. C’est le repos d’un peuple qui s’est battu trois jours pour défendre les lois outragées ; c’est le bien-être intime d’un pays qui échappe aux désastres d’une révolution ; c’est le bon sens d’une nation qui se fait jour, tout de suite, à travers le dernier nuage de la poudre qu’il a fallu brûler pour se défendre. La Marseillaise, au contraire, pour tant de souvenirs glorieux, que de misères elle rappelle ! Encore à cette heure, il n’est pas une famille en France, qui n’ait perdu à ce refrain sinistre, quelques-uns de ces grands parents dont on se raconte tout bas dès l’enfance, la courage, le dévouement et le supplice. Or ces gens-là, les orphelins de la première révolution, ils seront les premiers, n’en doutez pas, à marcher sur l’ennemi, si l’ennemi vous arrive ; accordez-leur cependant pour toute marche guerrière le hennissement des chevaux, le bruit du canon, le bruit du tambour, et faites-leur grâce de cette horrible chanson !

Vernet, l’autre jour, Vernet (en ces temps de désordre on accepte tous les bons exemples) ce bon comédien de la vieille roche, a donné, à propos de la Marseillaise, un exemple que l’on devrait bien suivre ; il a été plein de goût, de courage et d’esprit ; et voici comme. Il jouait un rôle nouveau dans une pièce nouvelle intitulée le Mendiant. Ce mendiant s’appelle le père Maupin. Le père Maupin a été toute sa vie un grand amateur du farniente. Il a mieux aimé tendre la main que de gagner son pain de chaque jour, à la sueur de son front. Naturellement, le père Maupin a beaucoup déclamé contre les maîtres, en faveur de l’ouvrier ; mais enfin, dans le fond de sa pensée, le père Maupin est un bon diable. Il est revenu des vanités de ce monde ; il méprise l’ambition comme le plus dur des oreillers ; il s’est fait peu à peu le commensal de toutes les cuisines du quartier ; il est l’hôte d’une rue, et il vit assez grassement de toutes les miettes tombées de la table du riche. Bref, tout pauvre qu’il est, le père Maupin accepte le riche comme un mal nécessaire. Mais à côté du mendiant de la vieille roche, vous avez le mendiant de la nouvelle école : Baberlot, l’ami, l’indigne ami du père Maupin. Ce Baberlot est le dandy du genre. Il est un des grands rêveurs de la loi agraire ; s’il tend la main, c’est en attendant mieux. Le bon Maupin, qui ne se doute pas des mauvaises passions de Baberlot, lui donne des leçons de musique ; il lui enseigne à jouer toutes sortes d’airs sur la clarinette. Là se place la leçon que Vernet a donnée très-sagement à tous les fanatiques de ce temps-ci.

Dans la scène où le vieux mendiant donne sa leçon de clarinette à Baberlot : — Que veux-tu que je te joue ? dit Vernet. — Alors, un des fanatiques du parterre, s’écrie — la Marseillaise ! à quoi la salle répond — Non ! Alors Vernet reprenant son instrument — « Je vais te jouer, dit-il à Baberlot : J’ai du bon tabac dans ma tabatière, j’aime mieux ça. » — En effet, Vernet a joué ce grand air, et d’une façon supérieure :

J’ai du bon tabac
Dans ma tabatière,
J’ai du bon tabac,
Tu n’en auras pas.

Ah ! vous aimez mieux cela, mons Vernet, en vérité vous n’êtes pas dégoûté, mon camarade ! C’est-à-dire qu’en votre qualité de grand artiste vous préférez la paix à la guerre, l’ordre à l’émeute, la chanson où l’on rit à la chanson où l’on égorge ! Et de fait, toute colère à part, je ne connais pas dans toutes nos chansons nationales, une chanson plus française et plus nationale que celle-là : — J’ai du bon tabac ! J’ai du bon tabac, c’est-à-dire, moi, le peuple français, je suis le maître chez moi, je n’ai pas peur de vous, et malgré toutes vos menaces, je trouve encor le petit mot pour rire. J’ai du bon tabac, c’est-à-dire j’ai de l’or plein mes coffres, du fer plein mes arsenaux, la cocarde tricolore à tous mes chapeaux, et sous mes drapeaux autant d’hommes qu’il en faut pour tenir tête à l’Europe. J’ai du bon tabac, c’est-à-dire, ici, chez moi, il n’y a qu’une volonté, une croyance, un seul roi autour duquel on se presse, et que chacun, lorsqu’il passe, salue du regard et du cœur. J’ai du bon tabac, c’est-à-dire je vous attends de pied ferme ; je n’irai pas à vous, mais si vous allez à moi, tant pis pour vous ! — J’ai du bon tabac.

Vous savez le reste, et nous gardons ce reste-là pour les jours les plus terribles.

J’en ai du frais et du râpé, etc.

Mais que disons nous ? il n’est pas un enfant sur la terre de France qui ne la sache par cœur cette chanson nationale, du bon tabac, qui pourrait nous sauver tout aussi bien que tout autre air national, si nous la chantions d’un transport unanime ! Et, soyez-en sûrs, la sainte alliance elle-même, y regarderait à deux fois avant de nous attaquer, si quelques-uns de ses espions venaient lui dire : — C’est à ne plus rien comprendre à la France : point de cris, point d’émeutes, point de clameurs, point de menaces, pas le plus petit régicide ; mais chacun se tient par la main, chacun fourbit ses armes, chacun chante à qui mieux mieux, sans trop s’inquiéter de l’avenir :

J’ai du bon tabac dans ma tabatière.
J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas. »