Histoire de la littérature française (Lanson)/Texte entier/Parties 3 et 4

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Librairie Hachette (p. 221-620).
Parties 3 et 4

TROISIÈME PARTIE

LE SEIZIÈME SIÈCLE


LIVRE I

RENAISSANCE ET RÉFORME AVANT 1535

CHAPITRE I

VUE GÉNÉRALE DU SEIZIÈME SIÈCLE

1. La « découverte de l’Italie ». — 2. Tendances pratiques et positives de la Renaissance française. Les divers moments du xvie siècle : confusion, puis séparation et organisation. Résultats.

La fécondité du moyen âge semblait tout à fait épuisée à la fin du xve siècle : le dogme limitait l’essor des esprits, et fermait de tous côtés l’horizon. L’idée théologique de la vérité révélée condamnait la philosophie même à l’idolâtrie du texte perpétuellement commenté et développé. L’intelligence, dans l’exercice logique, sacrifiait le résultat à l’effort. Les âmes au fond desquelles vivait encore une foi intense, avaient perdu l’enthousiasme : les nobles avaient ruiné la féodalité, les gens d’Église étaient en train de perdre l’Église et la religion : les grandes idées périssaient par les hommes qui les représentaient. L’esprit bourgeois triomphait partout, tout positif, fait de bon sens et de raison pratique, mais desséché, démoralisé par le spectacle de la forme qu’avaient donnée au monde ces grandes puissances de l’Église et de la noblesse, tourné vers la défiance railleuse, vers la négation hostile, tirant du train des choses une leçon de ruse et d’égoïsme, le culte du fait et du succès, voué enfin à la poursuite des jouissances matérielles. Il avait fait la littérature à son image : une littérature pauvre d’idées, de sentiment vulgaire et cynique, de forme aisée et légère sans grandeur, à laquelle les érudits des cours féodales n’étaient arrivés qu’à opposer une littérature vide, de forme compliquée, capable seulement de donner le sentiment d’un immense effort évanoui dans le néant des résultats, dans le néant même des intentions.

Quelques tentatives s’étaient produites pour élargir la pensée, ou renouveler la littérature : mystiques, hérétiques, philosophes et curieux de toute sorte avaient, avec plus ou moins de succès individuel, essayé de rompre le réseau du dogme. Certains tempéraments avaient trouvé en eux-mêmes des sources profondes de réflexion ou de poésie : diverses influences avaient excité çà et là des commencements de philosophie et d’art. Une grande idée s’était levée, l’idée nationale, lien des âmes et principe d’unité littéraire : elle pouvait prendre la place des idées centrales et communes, d’où l’inspiration du moyen âge était sortie.

Mais rien n’aboutissait : dans la littérature, qui seule doit nous occuper, tous les efforts individuels se perdaient dans l’inerte masse des débris du passé. Ni génie d’un homme, ni commun sentiment n’avaient la force de rejeter le poids encombrant des choses mortes. Tous les germes furent, non pas, comme on le croit trop souvent, étouffés, mais excités, épanouis par la Renaissance.



1. LA DÉCOUVERTE DE L’ITALIE.


On se représente communément la Renaissance comme un réveil de l’antiquité. Cela n’est pas vrai de la France, ou du moins n’est pas complet ni exact. Le xive et le xve siècle auraient fait la Renaissance, si l’antiquité seule avait suffi pour donner au génie français l’impulsion efficace et définitive. Nous avions les anciens, nous les lisions, nous les admirions : nous ne savions pas ce qu’il y fallait admirer et prendre, ce qui nous était utile et nécessaire pour nous développer. Il nous fallait l’idée de l’art, idée à que peut-être la tendance pratique de notre tempérament national répugne à introduire dans la littérature, qu’en cinq siècles il n’avait pas acquise, que peut-être il ne pouvait absolument pas s’adapter dans toute sa pureté, et qu’il lui fallut toutefois saisir le plus possible pour s’exprimer par elle dans une grande littérature. Le xvie siècle, au point de vue strictement littéraire, n’est en somme que l’histoire de l’introduction de l’idée d’art dans la littérature française, et de son adaptation à l’esprit français.

Or cette idée nous vint non de l’antiquité, mais de l’Italie, qui en avait fait briller déjà une étincelle dans la poésie de ce demi-italien, le prince Charles d’Orléans : l’Italie nous révéla l’art de l’antiquité. La Renaissance française est un prolongement et un effet de la Renaissance italienne : la chronologie seule suffirait à l’indiquer.

La rencontre de la France et de l’Italie se fit dans les dernières années du xve siècle : il ne s’agit plus de quelques individus qui portent ou rapportent chez nous quelques lueurs de civilisation ultramontaine. C’est l’armée de Charles VIII, toute la noblesse, toute la France, qui se jette sur l’Italie : après, c’est l’armée de Louis XII : après, c’est l’armée de François Ier. Cinq ou six fois en une trentaine d’années, le flot de l’invasion française s’étale sur la terre italienne, et se retire sur le sol français : vers 1525, la pénétration de l’esprit, de la civilisation d’Italie dans notre esprit, notre civilisation, est chose faite, et notre race a fécondé tous les germes qu’elle portait en elle [1].

Je ne puis faire ici le tableau de la Renaissance italienne : je dois me borner à rappeler brièvement ce qui explique le soudain agrandissement de notre littérature. L’Italie la première avait retrouvé les deux clefs de l’antiquité : elle avait compris la vérité, senti la beauté des œuvres anciennes. Le christianisme poussait toujours hors de la nature, ou contre la nature : l’antiquité ramenait à la nature, et faisait voir la puissance de la raison. Elle révéla aussi le prix de la forme et l’intime parenté de la littérature et des beaux-arts.

Aux Latins, toujours présents et vénérés, elle avait, dans le cours du xve siècle, ajouté les Grecs : si superficiellement que soit hellénisée la Renaissance, si clairsemés qu’aient toujours été les vrais hellénistes, en Italie et ailleurs, cependant l’action des Grecs fut immense et heureuse : de Platon découvert et d’Aristote mieux compris, d’Homère et de Sophocle, sont venues les plus hautes leçons de libre pensée et d’art créateur, et ils ont peut-être le principal mérite de l’heureuse évolution par laquelle la Renaissance, échappant aux creux pastiches et aux grâces bâtardes, atteignit l’invention originale et la sérieuse beauté.

Appuyée sur l’antiquité, l’Italie prenait confiance en la nature humaine, confiance en la raison ; écartant la contrainte du dogme, la tristesse de l’ascétisme, elle faisait en tous sens l’expérience des forces de l’esprit : forte de la première et saisissante victoire de la raison sur la théologie dans la découverte de Colomb, elle affranchissait les sciences et la philosophie, et s’essayait librement, par toute sorte de pointes hardies, à les constituer dans leur pleine indépendance. Elle travaillait à réaliser en latin, mais déjà aussi dans sa langue, les formes charmantes ou splendides qui la ravissaient dans l’éloquence et la poésie des anciens.

Elle se mettait à aimer la vie : elle rêvait la vie comme une fête et comme une œuvre d’art, bonne et belle, elle y réintégrait la bienfaisante douceur de ces biens naturels que l’antiquité avait tant adorés, la lumière, l’espace, les ombrages, les eaux, les fleurs ; elle y jetait toutes les commodités, toutes les splendeurs de la richesse et du luxe, tous les agréments de la société. Dans ce cadre charmant, elle posait l’idéal de l’homme complet : le corps souple, robuste, gracieux, amené à la perfection de sa force et de sa forme, non plus instrument vil et méprisé, mais valant par soi, ayant droit à l’entière réalisation de ses fins propres et particulières, droit d’être et de jouir le plus possible ; l’âme parfaite aussi en son développement, enrichie de tous les modes d’existence qu’il lui est donné de posséder, s’épanouissant avec aisance dans sa triple puissance d’agir, de comprendre et de sentir.

Rompant tous ses liens, rejetant la gêne de la loi morale, l’oppression des préjugés et des respects traditionnels, l’individu tend à être le plus longtemps possible : il affirme que sa valeur est en lui, et de lui ; le mérite seul inégalise l’égalité naturelle des hommes ; l’idée de la gloire raffine l’égoïsme instinctif, et fournit un principe d’action suffisamment revêtu de beauté ; par elle, l’individu emploie sa vie à se créer une vie idéale après la mort, plus prochaine et plus humaine en quelque sorte que l’éternité promise au juste chrétien. La théorie de la virtù, d’où toute notion morale est exclue, fait de l’individu même l’œuvre où l’individu travaille à réaliser la plénitude de la force et de la beauté.

En un mot, l’Italie du xve siècle offrait un mélange infiniment séduisant de curiosité érudite, de beauté artistique et de délicatesse mondaine. Mais partout, dans l’aise élégante de la vie comme dans l’élan hardi de la pensée, une sensation esthétique se dégageait : dans la politique, l’amour, la philosophie, la science, le besoin s’enveloppait d’art, et l’activité humaine, s’affranchissant des fins particulières qu’elle poursuivait, les dépassant, se complaisait dans la grâce de son libre jeu, ou se réalisait en formes d’une absolue beauté. Deux choses couraient grand risque : le dogme avec l’Église qu’il soutient ; et la morale, la pratique aussi bien que la théorique.

Qu’on se représente la France de 1494 descendant pour la première fois de l’autre côté des Alpes, les fils des compères de Louis XI, des compagnons du Téméraire découvrant soudain au sortir de leurs bonnes villes et de leurs maussades plessis la claire et délicieuse Italie : ce fut une stupeur, un éblouissement, un enivrement. Ils furent pris par tous les sens et par tout l’esprit : une conception nouvelle de la vie s’éveilla en eux, et ils commencèrent à transporter chez eux tout ce qui les avait ravis la-bas : ils voulurent avoir des palais, des jardins, des tableaux, des statues, des habits, des bijoux, des parfums, des livres, des poètes, des savants, des animaux rares, de la science, de l’esprit, comme en avaient les Médicis, les ducs d’Urbin ou de Ferrare ; quand ils revinrent en France, toute la Renaissance y entra avec eux, un peu pêle-mêle, dans leurs cervelles comme dans leurs fourgons.



2. VUE GÉNÉRALE DU XVIe SIÈCLE.


La secousse décisive était donnée ; tous les germes qui dormaient épars dans la décomposition de l’ancienne France commencèrent d’évoluer. Il fallut une vingtaine d’années et, avec François Ier, l’avènement d’une génération nouvelle, pour que l’universelle transformation apparût. Mais il est curieux de voir comment dans ce contact d’une civilisation supérieure, qui la domina si puissamment, la France préserva, développa même son originalité littéraire : chaque élément de la Renaissance italienne fut adapté, transformé ou éliminé par ce génie français dont elle a tout à coup éveillé la force. Moins artiste que le génie italien, il a des tendances pratiques et positives, qui l’orienteront vers la recherche de la vérité scientifique ou morale : il trouvera de ce côté un appui dans les races septentrionales, en Angleterre, en Flandre, en Allemagne surtout, où la Renaissance prend la forme de l’érudition philologique et de la réforme religieuse.

L’étude de l’antiquité et la vie de cour sont comme les deux portes par où un air frais et vivifiant arrive à notre littérature. Les studieux jeunes gens nés dans les dernières années de Louis XI, que l’éducation scolastique avait laissés inquiets et affamés, lisent avidement, avec un esprit nouveau, avec l’esprit des Pogge, des Valla, des Guarini, les grandes œuvres latines dont le moyen âge n’avait ni pénétré le sens profond ni senti l’admirable forme : ils reçoivent la révélation de ce qu’avaient caché trop longtemps les bibliothèques des couvents. Lucrèce, Tacite, Quintilien, une grande philosophie, une profonde psychologie, une fine rhétorique. Déjà hommes, ils s’enferment dans un collège, ils échappent à l’inertie d’un couvent, comme Budé ou Rabelais, pour épeler ces langues si nouvelles et si anciennes, les langues fondamentales de la science et de la religion : l’hébreu, le grec. D’autre part, le roi, les princes ont leur cour, somptueuse et polie ; il leur faut des poètes pour l’orner ; mais, avec le luxe brutal et la lourde sensualité du moyen âge, ils ont rejeté aussi le pédantisme grimaçant de la « rhétorique ». Leur esprit plus ouvert veut qu’on l’amuse avec le jeu étincelant des idées, non plus avec le cliquetis baroque des mots ; et ils demandent aux lettres la même sensation de nette et lumineuse élégance, que leurs nouveaux palais, leurs tableaux, leurs habits même et leurs armes leur donnent.

Dans la première époque de la Renaissance française, les divers courants ne se distinguent pas : tout se confond. Érudits et poètes s’assemblent autour de François Ier, autour surtout de sa sœur Marguerite. Le Fèvre d’Étaples est un helléniste et un théologien : il sert l’Humanisme et la Réforme. Despériers sert la Réforme, la libre pensée et la poésie. Marot, poète de cour, est un protestant de la première heure. Marguerite elle-même unit la poésie, le mysticisme, l’humanisme, le zèle de la morale ; on sent dans cette période comme un effort pour réaliser l’idéal italien de l’homme complet, dont le libre développement physique et moral ne souffre point de restriction et de limites.

Puis le mouvement se précise : les éléments hétérogènes se séparent ; les tendances divergentes s’accusent. Une première rupture, à laquelle aide l’exemple de Luther, dégage la Réforme de la Renaissance : Calvin se pose en face de Rabelais. La morale reparaît comme l’objet supérieur de la Réforme religieuse : Marot, trop protestant pour rester à la cour, est trop peu moral pour vivre à Genève. Même dans la libre philosophie, dans Rabelais, comme plus tard dans Montaigne, rétablissement d’un idéal de la vie pratique devient la fin principale que poursuit la raison. C’est l’élimination de la virtù ou, si l’on veut, de la notion de l’art pur appliqué à la forme de nos actes.

L’art s’élimine aussi, par la tendance essentielle de l’esprit français, des autres ouvrages de la pensée. L’humanisme, par les efforts de Budé, de Rabelais, de Turnèbe, de Lambin, de Cujas, de Ramus, des Estienne, abandonne chez nous l’imitation artistique pour l’examen critique : il devient la philologie ; Bembo est vaincu par Érasme. Toutes les sciences se détachent et se constituent : histoire, philosophie, politique, agronomie, sciences naturelles : les spécialités, les écrits techniques apparaissent en Paré et Palissy. Un grand élan de curiosité porte le raisonnement et l’expérience vers la conquête de la vérité scientifique, plus rigoureusement définie qu’elle ne l’a jamais été chez les anciens, parce qu’elle emprunte le caractère d’absolue rigueur de la vérité théologique à laquelle elle s’oppose. Ces sciences et la philologie se séparent de la littérature : celle-ci garde l’homme moral, et le grand traducteur du siècle, Amyot, offre Plutarque, non aux philosophes, ni aux grammairiens, mais à tous ceux qui veulent savoir ce que c’est que l’homme et que la vie.

Cependant un grand effort se fait pour élever à la forme de l’art, sinon toute la littérature, du moins celle de ses parties qui peut le mieux s’y prêter, ou le moins s’en passer : la poésie. La poésie de Marot avait déjà un certain caractère d’art : mais c’était un art mondain, fait d’élégante netteté et de distinction aisée ; car le premier effet de la Renaissance a été de ranimer chez nous la poésie aristocratique. L’art, la grâce, la beauté sont reçus d’abord comme choses souverainement nobles ; et, pendant tout le siècle, les essais de création artistique s’enveloppent d’aristocratique délicatesse. Cela apparaît chez Ronsard, dont la poésie d’homme d’épée et d’homme de collège implique à ce double titre le mépris du bourgeois et du populaire. Il essaie d’atteindre à la beauté de la poésie grecque : par la combinaison du lieu commun et de l’image, dans les moules rythmiques et poétiques des anciens, il essaie de s’élever au grand art. Lui-même et son école remettent en usage les formes littéraires des anciens, les genres, ode, épopée, satire, élégie, tragédie. Impuissants à l’imiter, ou effrayés de son demi-échec, ses disciples et ses serviteurs laissent le grand art antique, se réduisent à l’alexandrin, au gréco-romain, enfin, avec Desportes, à l’art italien, retour qui met en lumière la vraie origine et l’agent efficace de notre Renaissance. Ce goût mièvre et mondain est comme une banqueroute de notre poésie, qui semble revenir à Charles d’Orléans, à Marot, si l’on veut, avec le naturel en moins. De l’esprit et de la distinction, il semble que ce soit tout l’art où nous puissions atteindre : un art charmant et petit, dont la principale affaire sera d’orner les salons et d’amuser les cours, et qui n’aura guère que la grâce d’un bibelot ou la beauté d’un ajustement.

Pendant que la poésie reculait de l’hellénisme à l’italianisme, la division des éléments de la Réforme et de la Renaissance s’était achevée. De la détermination des tendances, et de la précision des doctrines, avaient surgi des oppositions, des polémiques, des guerres, où le xvie siècle dépensait largement sa fougue passionnée et sa robuste vitalité. Ce fut une cause, en un sens, d’abaissement, en un autre, de renouvellement pour la littérature. Hommes, œuvres, genres, tout ce qui était pratique ou actuel, tout ce qui servait ou exprimait les intérêts ou les passions de circonstance, prit le dessus. À travers toute sorte d’écrits éphémères ou vulgaires, injurieux, partiaux, mesquins, deux genres s’y éprouvèrent et se formèrent : les mémoires et l’éloquence. La poésie, qui se perdait dans l’imitation artificielle et les froides éruditions, se rapprocha de la réalité, elle apprit à puiser aux vraies sources des sentiments profonds et généraux : la foi catholique de Ronsard, le zèle protestant de d’Aubigné tira d’eux le meilleur et le plus pur de leur poésie. Cette période se clôt par la Satire Ménippée, œuvre de circonstance et de polémique, dont l’intérêt dépasse la circonstance, et dont la polémique annonce l’apaisement.

Dès le temps des luttes, un grand esprit qui s’est tenu à l’écart des luttes a marqué le but ; éclairé par le Plutarque d’Amyot, Montaigne fixe à la littérature son domaine, la description de l’homme moral ; très positif sous son apparent scepticisme, il exclut à la fois de son idéal l’érudition encyclopédique et l’indifférence morale, et ramène le type italien de l’homme complet au type plus réduit et plus solide de l’honnête homme.

Sur les fondements qu’il a posés s’élève la littérature du règne de Henri IV : mais tandis que le rationalisme de Montaigne excluait en réalité le christianisme, les Charron, les Duperron, les François de Sales cherchent dans la religion à la fois le couronnement et la condition préalable du rationalisme. Insensiblement le xve siècle se dégage du xvie : la fougue cède à la discipline, la sensibilité à la raison, le lyrisme à l’éloquence.

Tout cela, c’était, au fond, le retour de l’esprit bourgeois : d’abord comme submergé par l’aristocratique civilisation où avaient fleuri l’élégance de Marot et la splendeur de Ronsard, il reparaissait, mais affermi, étendu, ayant pris conscience de sa force et de sa fonction, avide enfin et capable de toutes les vérités.

Restait qu’il acquit la notion et le sens de l’art : ce fut l’office de Malherbe de les lui adapter. Malherbe sauva l’art du naufrage de Ronsard, et, tandis qu’avec Desportes la poésie retournait aux grâces étriquées de la mondanité spirituelle, Malherbe fit d’une main un peu brutale la soudure de l’art antique et de la raison moderne. En proposant à l’art de manifester la raison, il trouva la formule qui résolut le grand problème littéraire du siècle, et nous rendit possible l’acquisition d’une grande poésie. Vers le même temps Hardy, si peu artiste, organisait la plus haute forme d’art qu’ait possédée notre littérature classique : il adaptait la tragédie au public, et la transportait de la rhétorique lyrique à la psychologie dramatique. Le xviie siècle commençait, et allait recueillir les résultats de la grande agitation du xvie [2].

On voit tout le chemin qui a été parcouru en un siècle. On pourrait dire en deux mots que, au contact de l’Italie, et sous l’influence de l’antiquité, le bon sens français a dégagé d’abord l’idée de vérité rationnelle, puis celle de beauté esthétique, et que, demandant à sa littérature une vérité belle et une beauté vraie, il en a circonscrit le domaine aux sujets dans lesquels la coïncidence ou bien l’identité de ces deux idées se trouve le plus naturellement réalisée.


CHAPITRE II

CLÉMENT MAROT


Les premières années du xvie siècle : les poètes d’Anne de Bretagne. — 1. Le roi François Ier. Humanisme, hellénisme ; libres études et raison indépendante. Érudits et traducteurs. — 2. La reine de Navarre : mélange en elle du moyen âge, de l’Italie et de l’antiquité, de la Renaissance érudite et de la Réforme religieuse. — 3. Clément Marot. Son protestantisme. Ses attaches au moyen âge, à l’Italie, aux Latins. Son caractère et son talent. Sa place dans le mouvement général de la littérature. — 4. Le pétrarquisme : Mellin de Saint-Gelais. La chevalerie : l’Amadis.

Pendant une vingtaine d’années, l’esprit de la Renaissance s’infiltre chez nous : mais le xve siècle reste pour ainsi dire toujours à l’avant-scène. Charles VIII est un féodal, une épreuve affaiblie du Téméraire ; Louis XII, un bourgeois, une épreuve affaiblie de Louis XI. Avec sa bonhomie avisée, Louis XII estime les lettres surtout par les services qu’elles rendent, comme moyen de publicité ou de polémique. Mais la reine Anne les aime pour elles-mêmes ; elle s’entoure de poètes : et naturellement cette duchesse de Bretagne fait fleurir à la cour de France la poésie tourmentée et vide dont la féodalité princière du xve siècle avait été si éprise. Elle emplit sa maison, celle du roi de rhétoriqueurs. L’Épinette du jeune prince conquérant le royaume de bonne Renommée, œuvre de Simon Bougoing, donne une idée suffisante de cette poésie des valets de chambre ou secrétaires du couple royal, et montre en eux les héritiers directs des Meschinot et des Molinet. Hors de la cour, d’autres rivalisent avec eux : d’autres continuent Coquillart et, dans ses basses parties, Villon[3]. Pas de milieu entre le réalisme grossier et l’idéalisme creux : ici la nature est triviale, là elle est contrariée.

Cette « rhétorique » dont se réjouit la raide et pédante Anne, marche contre la nature, et met son progrès à s’en éloigner. Cependant elle ne peut tout à fait s’abriter contre les souffles nouveaux : Jean Le Maire de Belges, qui fut historiographe de Louis XII, écrit les Illustrations des Gaules [4], vaste compilation de récits fabuleux, où se heurtent singulièrement l’érudition saugrenue du moyen âge et l’enthousiasme poétique de la Renaissance. Dans des périodes larges et nombreuses, illuminées de beaux mots, un peu guindées encore, mais dont les lignes sont vraiment nobles, il encadre, de clairs paysages, il exprime la grâce plastique des beaux corps et des groupes harmonieux. Ce littérateur interprète les mythes antiques avec l’âme d’un peintre ou d’un sculpteur italien ; mais le Flamand reparaît çà et là par certaines touches grassement réalistes. Ce même homme qui fait souvent des vers dignes de Molinet, est un ouvrier intelligent qui prépare l’instrument de la poésie future ; il introduit chez nous la terza rima, et Clément Marot tiendra de lui quelques excellents secrets de facture [5].



1. HUMANISME ET HELLÉNISME SOUS FRANÇOIS Ier.



En 1515, changement soudain de décor : dès que paraissent François Ier et sa sœur Marguerite, à la vulgarité bourgeoise, à la boursouflure bourguignonne succède toute la splendeur italienne de la vie de cour.

François Ier est assez ignorant, léger, superficiel : il semble qu’en fait d’art il ait eu surtout le sens du décor, surtout du décor mondain et fastueux. Il a aimé les tableaux, les statues, mais plus encore les bâtiments : l’architecture est son art favori. Sa passion est de se créer des demeures dignes de lui, où sa royauté s’encadre et ressorte ; et s’il recherche les tableaux et les statues, c’est un peu parce qu’il y voit un mobilier royal. Il a de l’intelligence au reste du goût : il aime la poésie, il fait des vers [6], comme Marot, trop souvent comme Jean, mais par rencontre aussi comme Clément. Il a l’imagination abstraite, subtile, spirituelle, des souplesses et des sourires nouveaux dans la sécheresse un peu triste d’autrefois.

Saint-Gelais et Marot, des épîtres et des chansons, suffisaient à la passion spontanée du roi : de lui-même, il n’avait pas besoin d’une autre littérature. Mais un Frédéric d’Urbin, un Laurent de Médicis, et tant d’autres princes bien petits devant un roi de France, lui avaient par leurs exemples inculqué cette croyance, qu’un souverain accompli se doit à lui-même de protéger toutes les formes de l’esprit et de la science, d’orner son règne de philosophes et d’hellénistes aussi bien que de peintres et de poètes. Il élargit sa curiosité, il ouvrit sa cour, sa faveur, son esprit à Budé, aux graves éruditions, à la grande antiquité. Sa protection facilita la victoire de l’humanisme sur la discipline du moyen âge. Le grec[7], nous l’avons vu déjà, est absent du moyen âge. Sauf quelques moines irlandais qui en avaient un instant réveillé la tradition, les plus grands esprits eux-mêmes, tels que Gerbert, l’avaient ignoré. Le seul auteur grec connu était le pseudo-Denys l’Aréopagite, identifié à saint Denis, en l’honneur de qui, le 16 octobre, on célébra tous les ans jusqu’en 1789 une messe grecque à l’abbaye de Saint-Denis. Les traductions de quelques ouvrages d’Aristote n’impliquent aucune intelligence de la langue ni surtout de la pensée grecques : on lisait la Poétique, et nous voyons, dans un traité de métrique du xive siècle, les poèmes de Lucain et de Stace donnés comme exemples de tragédies. Les dominicains, pour l’intérêt des études théologiques et de leurs missions lointaines, semblent s’être préoccupés du grec, comme de l’hébreu : on a d’eux quelques traductions faites sur les originaux. Mais, au début du xve siècle, l’ignorance est encore si entière que Jean de Montreuil ne peut déchiffrer dans Juvénal et dans Boèce le fameux γνώθι σεαυτόν. Cependant le besoin de connaître les langues des Évangiles et de la Bible devenait plus pressant : et peut-être, en exécution des résolutions prises depuis assez longtemps, l’université de Paris donnait cent écus à Grégoire Tifernas en 1457 pour enseigner le grec avec la rhétorique. Dès 1455, même dès 1417 selon une lettre de Jean de Montreuil, un maître d’hébreu avait été rétribué. Ces essais, semble-t-il, ne se soutiennent pas ; et Tifernas, qui mourut quelques années après en Italie, ne fut pas remplacé.

On continua d’étudier exclusivement le latin. Les études littéraires refleurissaient depuis la fin du xive siècle : les humanités faisaient une concurrence, modeste encore, mais réelle, à la logique. Guillaume Fichet à la Sorbonne, Robert Gaguin aux Mathurins, d’autres aux Bernardins, à Navarre, enseignaient la rhétorique, et la Faculté, en 1489, assigna une heure dans l’après-dîner aux poètes, c’est-à-dire aux maîtres des humanités.

Le XVe siècle s’ouvrit et l’esprit du moyen âge dominait encore : les logiciens méprisaient les grammairiens ; la dispute fut en honneur jusqu’après 1531 : « on n’entendait parler, dit Ramus, que de suppositions, d’ampliations, de restrictions, d’ascensions, d’exponibles, d’insolubles, et autres chimères pareilles ». On lisait toujours le Floretus, Facetus, Tartaret, Buridan, Pierre d’Espagne ; et le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu (fin du xiie s.) demeure la base de l’étude de la langue latine jusque vers 1514, où l’expulse le Rudiment de Jean Despautère. Muret, Ramus, Lambin, tous les érudits qui ont fréquenté les cours de l’Université dans le premier tiers du siècle, sont unanimes dans leurs doléances, attestent l’absolue vérité des satires de Rabelais. Il n’est pas jusqu’à Marot, si peu érudit, qui ne se plaigne de l’insuffisance des études :

En effet, c’étoient de grans bestes
Que les régens du temps jadis :
Jamais je n’entre en paradis,
S’ils ne m’ont perdu ma jeunesse.

Mais vers l’époque de l’expédition de Charles VIII, l’humanisme engagea vivement la lutte, et força peu à peu les portes des collèges, où depuis le siècle dernier étaient renfermés les étudiants. Fauste Andrelin venait d’Italie enseigner les secrets de la versification antique. Des hommes studieux qui avaient achevé l’ancien cycle d’études se remettaient à l’école. Budé avait vingt-quatre ans, il avait terminé son droit, quand, vers 1491 ou 1492, il reprit les auteurs latins, surtout les poètes, et commença de les comprendre ; Érasme avait près de trente ans, en 1496, quand il s enferma comme boursier au collège Montaigu. Par sa science, sa maturité, sa fièvre d’enthousiasme, cet écolier valait un maître. Il avait déjà écrit deux livres de ses Anti-barbares, titre éloquent qui lui seul est un manifeste. Il a consigné plus tard dans un colloque (Ἰχθυοφαγία) ses souvenirs de Montaigu : l’ascétisme imbécile et inélégant, la nourriture sordide, l’écœurante malpropreté, les manières brutales ; et de telles rancunes exprimées après vingt ans attestent bien qu’avec l’étude des anciens se développe une conception absolument nouvelle de l’ordre général de la vie.

Rares étaient encore les ressources : Érasme, Budé furent eux-mêmes leurs propres maîtres : αὐτομαθής τε καὶ ὀψιμαθής, dit celui-ci, « j’ai appris tout seul, et tard ». La ruine de l’empire grec avait envoyé en Occident de savants hommes, mais aussi toute sorte de gens, qui n’avaient de grec que le nom, et, s’ils savaient à peu près leur langue nationale, étaient tout à fait incapables de l’enseigner. Budé s’adresse au Spartiate George Hermonyme ; Érasme rencontre un Grec affamé, Michel Pavius, qui le fait payer très cher : tous les deux, après quelques leçons, renoncent à rien tirer de leurs professeurs.

En 1500 paraissent à Paris les Adages d’Érasme ; c’est toute la lumière de l’antiquité qui se répand à flots sur le monde : dans ce petit livre est ramassée la quintessence de la sagesse ancienne, la fleur de la raison d’Athènes et de Rome, tout ce que la pensée humaine suivant sa droite et naturelle voie peut trouver de meilleur et de plus substantiel, avec cette forme exquise et simple qui s’était perdue depuis tant de siècles. À l’apparition des Adages, tous les esprits qui cherchaient et attendaient se sentirent comme inondés de la grâce de l’antiquité. Peu après 1500, Henri Estienne commence à imprimer des livres latins. En 1502. Budé traduit en latin un traité de Plutarque. En 1504 ou 1505, Le Fèvre d’Étaples explique la grammaire grecque de Théodore Gaza au collège de Coqueret. Jérôme Aleandre, Jean Lascaris arrivent d’Italie. En 1507, Tissard édite chez Gourmont le premier livre grec qui ait été imprimé à Paris, cet informe et touchant liber gnomagyricus, ou éclate à la fois tant d’ignorance et de bonne volonté. Puis on publie une grammaire, un dictionnaire, en 1523 deux chants de l’Iliade, en 1528 sept tragédies de Sophocle. Cependant, dès 1519, Homère a paru en français, il est vrai d’après le latin, dans la version parfois heureuse de Jehan Sanxon ; Le Fèvre d’Étaples, qui a édité et commenté les Épîtres de saint Paul en 1512, traduit en 1524 les Évangiles, en 1530 la Bible. Thucydide, traduit par Claude de Seyssel, parait en 1527. Budé avait renouvelé le droit en 1508 par ses notes sur les Pandectes ; son traité des Monnaies et Mesures anciennes (1544) tournait l’humanisme vers l’exacte érudition.

Il était naturel que ces gens qui’s’étaient faits eux-mêmes, eussent foi en leur esprit, dans la raison humaine qui, en eux, soutenue par la volonté, réglée par la méthode, avait été à la science à travers tous les obstacles. N’ayant pas eu de maîtres, que devait, compter pour eux l’autorité ? Non moins naturellement tous les Thubal Holophernes et les Janotus de Bragmardo des universités enrageaient. La grande révolution pédagogique de l’humanisme, qui se résume dans la substitution de la composition écrite à la dispute orale, mettait les logiciens au désespoir. Mais surtout les théologiens écumaient. Toutes ces langues, l’hébreu, le syriaque, le grec plus encore, leur étaient suspectes : dans les recherches philologiques, dans la simple grammaire, ils flairaient — non sans raison — une odeur d’hérésie, de raison indépendante, donc rebelle. De fait, les humanistes ne distinguaient pas entre l’antiquité sacrée et l’antiquité profane : ils expliquaient l’Écriture et les Pères avec la même simplicité hardie que Platon ou Justinien. Luther était en train de remuer l’Allemagne, de l’arracher à la domination du saint-siège ; ils n’étaient pas Luthériens, ils ne voulaient pas rompre l’unité chrétienne ; mais ils ne pensaient point avoir de raison d’exclure de leur étude les textes qui sont la base de la foi.

De là les colères des théologiens. La farce des Théologastres nous fait voir combien la lutte est violente entre 1523 et 1529 : et le nom encore fameux de Noël Béda résume les furieux efforts de la Sorbonne soutenue du Parlement pour supprimer la Réforme avec la Renaissance qui l’enveloppait. Ce Béda était un enragé Picard, que Bayle appelle « le plus grand clabaudeur » de son temps : préchant, écrivant, dénonçant, calomniant, injuriant, déchaîné aujourd’hui contre Érasme, demain contre Le Fèvre d’Étaples, un autre jour contre Louis de Berquin, qu’il fit enfin brûler, il ne laissa point de répit aux libres esprits, jusqu’à ce que ses fureurs, atteignant la propre sœur du roi, le firent enfermer au Mont-Saint-Michel, où il mourut.

Heureusement, la royauté n’avait pas hésité à se ranger du parti de la raison et de la civilisation. Charles VIII, Louis XII avaient donné quelques marques de bonne volonté aux promoteurs des études antiques ; Louis XII avait fait de Lascaris un ambassadeur ; ce fut sous son règne que l’hellénisme entra à la cour avec Budé, devenu secrétaire du roi. Autour de François Ier les érudits furent aussi nombreux que les poètes : outre Budé, qu’il fait directeur de sa bibliothèque et maître des requêtes, il essaie d’attirer Érasme ; il reçoit dans sa familiarité Guillaume Cop, traducteur d’Hippocrate et rénovateur de la médecine ; il a pour lecteur Jacques Colin, puis Duchâtel, deux savants hommes, le dernier surtout érudit universel et infatigable liseur, après avoir été un intrépide voyageur.

Même François Ier voulait témoigner par des effets plus solides l’intérêt que, selon son idée du prince accompli, il estimait devoir prendre aux études : il rêva des établissements fastueux, dont le malheur du temps priva la France. En 1529 Budé, dans une de ses Préfaces, rappelait au roi qu’il avait à doter une fille pauvre, la philologie : qu’il avait promis d’orner sa capitale d’une sorte de musée où les deux langues grecque et latine seraient enseignées, où des savants en nombre illimité trouveraient « un entretien convenable et les loisirs nécessaires ». L’année suivante, satisfaction fut donnée à la philologie par la nomination de quelques professeurs royaux : c’est de là qu’est sorti le collège de France.


2. LA REINE DE NAVARRE.


François Ier, pour l’histoire littéraire, s’efface derrière sa sœur Marguerite [8], qui fut mariée au duc d’Alençon, puis au roi de Navarre. Dans celle-ci se relient et tous les mouvements, toutes les tendances de la Renaissance française, dont elle est à ce moment la plus complète expression : plus complète sans nul doute que Marot qui la surpasse en talent littéraire. Elle est la femme accomplie, comparable aux plus beaux exemplaires que l’Italie ait offerts : une Isabelle de Gonzague n’a pas eu un plus riche développement. À Alençon, à Bourges, à Nérac, à Pau, dans toutes ses résidences, en voyage même, elle n’apparaît qu’entourée de poètes et de savants, qui sont ses valets de chambre, ses secrétaires, ses protégés et comme ses nourrissons. Elle reçoit les vers de Marot ; Despériers lui traduit le Lysis de Platon ; elle correspond avec Briçonnet et avec Calvin. Elle recueille, écoute toute sorte de philosophes et de théologiens, pourvu qu’ils ne soient pas scolastiques.

Née en 1492, en un temps où il fallait encore vouloir s’instruire, et le vouloir fortement, elle s’est instruite, et toute sa vie elle a continué de s’instruire ; elle apprit l’italien, l’espagnol, l’allemand, le latin ; Paradis lui donna des leçons d’hébreu, et à quarante ans elle poursuivait encore l’étude du grec avec Duchâtel. Dans sa litière, où cette infatigable voyageuse passa la moitié de son existence, elle travaillait, conversait, dictait : vers ou prose, chant, drame ou récit, religion ou galanterie, mythologie ou réalité, toute forme et tous sujets lui étaient bons. Sa science ne l’éloigne ni du monde ni des affaires. Elle tient sa cour, et une place brillante à la cour de son frère. Le roi trouve en elle un conseiller fidèle, un adroit et actif négociateur : pendant sa captivité, elle va jusqu’en Espagne traiter de sa délivrance.

Mais le trait le plus original de sa nature, c’est la place qu’elle donne au sentiment. Le cœur en elle mène l’intelligence, elle ne vit que pour aimer et se dévouer. De là son mysticisme : elle aime Dieu passionnément, d’une libre et vive tendresse qui déborde hors de tous les cadres artificiels des idées. De là son amour fraternel : elle se donne au roi comme à Dieu, d’une pure ferveur, par un entier sacrifice. De là sa protection épandue si libéralement sur tous les suspects, toutes les victimes des théologiens, des moines et du Parlement. Auprès d’elle, dans ses apanages et ses États, Marot, Despériers, Farel, Sainte-Marthe, Le Fèvre d’Étaples, Roussel, Calvin, on pourrait dire toute la Renaissance et toute la Réforme, trouvent sécurité et liberté : les offices de sa maison, les charges de ses domaines abritent ceux à qui Béda ou Lizet rendent la France intenable. Deux fois elle leur arrache Louis de Berquin. Sa protection qui ne tombait pas de haut, et froidement, était une tendresse soucieuse où son cœur, non pas seulement sa puissance, apparaissait. Elle dispute François Ier jusqu’en 1534 au catholicisme scolastique : et c’est à peine à la fin si le roi peut défendre cette sœur plus compromise encore par sa bonté que par ses opinions.

Elle n’était pas protestante : elle ne songea jamais à rompre l’unité ; mais sa foi avait de trop vives sources pour s’accommoder de la sécheresse des scolastiques ; elle engageait dans sa religion de trop nobles aspirations intellectuelles et morales pour ne pas mépriser l’ignorance et la brutalité des moines. Elle ne voyait pas de mal à ce qu’un chrétien lût l’Écriture ou priât en sa langue, mais elle n’avait pas de doctrine ; elle s’accommodait de Calvin comme de Briçonnet. La religion en somme était pour elle affaire de haute culture et d’active spontanéité. Elle défendra cette large conception même contre Calvin, quand son dogmatisme accusera la tiédeur ou l’erreur de certains réformés.

Quelques vers au début d’une de ses meilleures pièces expriment très bien le vœu de son esprit et le vœu de son cœur[9] :


1e Fille. —

Tout le plaisir et le contentement
Que peut avoir un gentil cœur honnête,
C’est liberté de corps, d’entendement,
Qui rend heureux tout homme, oiseau, ou bête !


2eFille. —

O qu’ils sont sots et vides de raison,
Ceux qui ont dit une amour vertueuse
Être à un cœur servitude et prison,
Et pour aimer la dame malheureuse !

Ainsi s’affranchir par l’entendement, se donner par l’amour, voilà

l’idéal de cette noble femme. Plus caractéristique encore est la jolie Comédie jouée à Mont-de-Marsan en 1547. Ni la mondaine, ni la superstitieuse (catholique), ni même la sage (calviniste), ne la satisfont ; seule, la Bergère ravie de l’amour de Dieu qui ne dogmatise pas, est selon son cœur. Mais le bon sens français la garantit des aventures du sentiment. Elle n’échappe pas au galimatias mystique ; mais, avec un ferme jugement pratique et moral, elle fixe la limite au libre développement de l’individu. Elle restreint la virtû par la vertu. On ne l’a pas toujours comprise. On l’a calomniée dans sa vie et dans son œuvre.

Cette œuvre nous révèle la complexité de sa nature. On y démêle très aisément comment le style moderne de l’esprit français se dégage du moyen âge sous l’influence de l’Italie et de l’antiquité. Au moyen âge appartiennent certains genres que cultive la reine Marguerite, les mystères, moralités, farces ; certaines formes d’idées et de composition, les abstractions, les allégories, les constructions, si j’ose dire, massives et subtiles ; certaines doctrines, la galanterie logique et chevaleresque ; un certain extérieur enfin, une certaine attitude et démarche de l’œuvre, je ne sais quelle raideur encore gothique, une héraldique complication de lignes entortillées sans souplesse. On sent des souffles d’Italie, dans l’Heptaméron issu du culte de Boccace, et les anciens sont de moitié avec l’Italie dans le platonisme, qui concourt, avec la théorie courtoise et la tendresse mystique, à former l’idéal amoureux de la reine, dans la mythologie qui ne séduit plus par l’absurdité merveilleuse des faits, mais par son beau naturalisme et par sa vérité pathétique, dans une aisance enfin de la pensée, du sentiment, de tout l’être, qui soulève, anime, illumine la raideur rebelle des formes surannées. Mais à la Renaissance religieuse, à la Réforme, il faut rendre les inquiétudes morales, la revendication pour le fidèle du droit d’interpréter l’Écriture, et certain effort sensible pour ramener vers le doux Rédempteur et le Père incompréhensible le culte un peu trop détourné au moyen âge sur l’humanité plus prochaine de la Vierge.

L’apparente incohérence de l’œuvre de Marguerite se réduit facilement à quelques traits principaux :

1° Elle a ouvert la source du lyrisme, qui est dans l’émotion personnelle ; quelques élans de foi ou d’amour fraternel nous le montrent [10].

2° Elle indique ce que la vie, la nature recèlent de poésie ; elle trouve dans la spontanéité des impressions le principe de la noblesse et de la beauté [11].

3° Elle interrompt par l’Heptaméron la continuité de la nouvelle française, railleuse et maligne des fabliaux à Voltaire : elle inaugure le sérieux, la pitié, le tragique.

4° Elle l’interrompt aussi quand du conte destiné à amuser, elle l’ait un instrument d’observation, une méthode de description des passions humaines. Il est visible que dans l’Heptaméron l’intérêt ne va pas surtout aux actions, mais aux mobiles, aux antécédents intérieurs des actions. Et, la première peut-être, la reine de Navarre a noté, entre la passion physique, seule connue aux conteurs bourgeois, et la passion intellectuelle, idée des lyriques courtois, une autre passion, qui est la vraie, la pure passion de l’âme, celle des tragédies de Racine [12].

5° Enfin elle a contribué par son idéalisme platonicien à la formation de ce que le xviie siècle appellera l’honnête homme : et l’Heptaméron est un livre de civilité et d’enseignement moral. Ce recueil de mésaventures conjugales, de tragédies galantes et de drôleries antimonastiques n’est immoral que selon les convenances de notre siècle : mais on sait combien les convenances sont chose relative et variable. La bonne reine a pris le ton du jour, conté les récits qui plaisaient : de là non pas l’immoralité — c’est trop dire, — mais plutôt l’impudeur hardie de l’Heptaméron, et cette mixture qui nous surprend de dévotion, de gaillardise et de morale. Ce n’est au fond que le livre d’une honnête femme qui veut civiliser les âmes et affiner les mœurs.

On conçoit que, de l’œuvre de Marguerite, l’Heptaméron seul ait vraiment échappé à l’oubli : le xviie siècle s’y retrouvait, mondain, dramatique et moral. Les filets de sentiment, et de poésie lyrique ou champêtre, qui jaillissent çà et là dans les vers de la reine de Navarre, l’intéressaient moins. Puis c’était dans ses vers que s’accusait surtout son défaut. Elle manque et de métier et d’art. Son écriture, comme disent nos jeunes, ne serre pas sa sensation. Elle a des morceaux exquis, qui restent engagés dans une sorte de blocage rapidement appareillé. Dans sa diffusion languissante et son abondance un peu sèche, on retrouve à la fois l’inculture esthétique du moyen âge et la facture lâche de l’amateur. Il était naturel que sa prose fût de meilleure qualité que ses vers : quand il s’agissait de conter et de causer, cette intelligente femme n’avait pas besoin d’être écrivain pour écrire excellemment.


3. CLÉMENT MAROT.



Marot [13], moins riche de son fonds, fut un écrivain supérieur. En lui comme en Marguerite, Renaissance et Réforme se confondent encore. Même Marot appartient plus que sa protectrice au protestantisme. On peut ne pas tenir compte de la rude guerre d’épigrammes qu’il fit aux « sorbonistes », aux moines, aux abus de l’Église : c’était la tradition du moyen âge, et ce pourrait être aussi liberté philosophique. Il ne faut pas s’arrêter non plus à ce qu’il fut arrêté en 1526, poursuivi en 1532, décrété et obligé de fuir à la fin de 1534 : il y a des exemples de gens persécutés pour des opinions qu’ils n’ont pas ; et c’était peut-être la riposte des théologiens aux épigrammes, des gens de justice à l’Enfer. Mais, à la fin du Miroir de l’âme pécheresse dans l’édition de Paris de 1533, sous les auspices donc de la reine de Navarre, Marot fit imprimer un psaume, le Pater, le Credo, d’autres prières essentielles, traduits en français : surtout il avait, avant 1534, dédié à François Ier un Sermon du bon pasteur où l’on croirait entendre Calvin. Tandis que Marguerite, toute mystique, indifférente aux dogmes et aux cérémonies, revenait pour sa sûreté aux pratiques et professions du catholicisme, Marot, un intellectuel à qui il fallait des idées claires, s’engagea à fond dans la Réforme. Il continua sa traduction des Psaumes, même après qu’il fut entendu que ce travail était incompatible avec la fidélité d’un bon catholique. L’abjuration solennelle par laquelle il acheta son retour en France, sa punition à Genève et sa fuite n’y changèrent rien. Diverses pièces trouvées dans ses papiers, surtout l’allégorie inachevée du Balladin, démontrent que Marot est mort protestant.

Mais à quels motifs cédait cet aimable homme, quand il prenait des opinions, je ne dis pas bien dangereuses, mais surtout bien sévères pour sa gentille frivolité ? Faut-il supposer chez ce Méridional une lointaine survivance du vieil esprit d’hérésie qui avait causé trois siècles plus tôt la ruine du Midi ? Ou plutôt n’est-ce pas qu’à cet esprit fort médiocrement pourvu de puissance logique ou d’invention métaphysique, la doctrine de Farel offrait ce qu’en l’absence d’une philosophie constituée rien ne pouvait lui donner : un ensemble assez net d’idées qui pour l’instant affranchissaient la pensée. Les opinions de la Réforme ont été pour Marot une philosophie libérale et raisonnable.

Mais précisément, parce que ses idées seules étaient converties, la Réforme ne voulut pas de lui. Il n’avait pas converti ses mœurs : il resta jusqu’au bout homme de cour, homme de plaisir, un épicurien de la Renaissance. Sa religion était une spéculation comme pour d’autres le platonisme ou le péripatétisme. De là vient que pensant comme Genève, il ne put vivre à Genève. Sa croyance est dans sa tête, dans sa raison : de là la faiblesse de son inspiration religieuse. Si nous regardons seulement, la valeur intrinsèque et non l’influence, il n’y a à tenir compte que de l’œuvre profane de Marot : c’est à elle surtout qu’il faut nous attacher.

Marot par toutes ses origines tient au moyen âge : il en est. Son érudition est du moyen âge :

J’ai lu des saints la légende dorée,
J’ai tu Alain, le très noble orateur (Alain Chartier),
Et Lancelot, le très plaisant menteur.
J’ai lu aussi le Roman de la Rose,
Maître en amours, et Valère et Orose
Contant les faits des antiques Romains.

On sait qu’il édita le Roman de la Rose et les œuvres de Villon. Mais ses maîtres immédiats, c’est Jean Marot son père, Jean Le Maire de Belges, c’est Molinet aux vers fleuris, c’est le souverain poète français, « Crétin qui tant savait »,

Le bon Crétin au vers équivoqué,

en un mot les grands rhétoriqueurs. L’Adolescence Clémentine (1532) est l’œuvre surtout d’un grand rhétoriqueur, qui ne se corrigera jamais complètement. Allégories, depuis le Temple de Cupido jusqu’au Balladin, personnifications, abstractions, allitérations, rimes batelées, fraternisées, vers équivoqués, acrostiches, toutes les pédanteries, toutes les bizarreries, tous les tours de force se rencontrent chez maître Clément, et trahissent ses origines. Heureusement, si son éducation le rattachait aux Molinet et, aux Cretin, son tempérament le tournait vers les Jean de Meung, les Villon, les Coquillart : il porta dans la poésie aristocratique les meilleurs dons de la poésie bourgeoise.

Mais il s’imprégna aussi d’une culture nouvelle et plus fine. Il avait parmi les livres qu’on saisit en 1534 un Boccace, la Célestine, les Églogues de Virgile. À Boccace il faut joindre Pétrarque ; à Virgile, Ovide, Catulle, dont il fit quelques « translations ». À peine italianisé, il était surtout latinisé. Cela ressort aussi de l’examen de ses œuvres : on y trouve des ballades, des chants royaux, des rondeaux, des chansons, des poèmes allégoriques, genres du moyen âge ; le coq-à-l’àne qu’il invente procède des fatrasies, qui sont du moyen âge aussi. À l’Italie, Marot tient par quelques sonnets. L’élégie, l’églogue, l’épitre, l’épigramme sont des genres antiques.

Cependant Marot n’est point un homme d’étude et de cabinet. Ce n’est point par la lecture et la méditation intime que la Renaissance s’insinua en lui : elle l’enveloppa par le dehors, et l’imprégna. Nul n’a plus subi l’influence de son milieu. Poète de cour, il refléta l’esprit et les besoins de la cour, hors de laquelle il ne pouvait vivre en joie. Il clarifia, affina, allégea le vieil esprit de Renart et de Rutebeuf ; il l’enrichit de finesse, de mesure, de grâce, pour le mettre d’accord avec la forme nouvelle des âmes, et même avec l’aspect des choses. Cette vie de cour essayée par Anne de Bretagne, splendidement développée par François Ier, cette perpétuelle conversation des hommes et des femmes les plus illustres dans les maisons du roi, rendaient impossibles la lourdeur, le pédantisme, la prolixité, la platitude d’autrefois. Pour se faire lire de ces seigneurs et de ces dames qu’entouraient toutes les élégances et que tous les plaisirs sollicitaient, il fallait être bref, pour ne pas ennuyer ; clair, pour ne pas fatiguer ; spirituel, pour divertir. Pour un public léger, égoïste, il ne fallait pas trop de sérieux ni de douleurs : railler et rire, c’était le mieux. Tout cela, Marot le fit en perfection.

Sa nature ne le poussait pas à sortir des sujets et du ton qui plaisaient à son public. Il n’était ni un sentimental, ni un passionné. Sans doute l’on trouverait sans peine dans son œuvre des saillies de sensibilité : elles ne prouvent rien. Il n’est pas étonnant qu’un homme qui souffre et qui craint, crie, vibre sous la pression du fait présent. Littérairement, le sentiment n’est caractéristique qu’à condition d’être, d’abord, une disposition habituelle de l’ame et comme le verre à travers lequel elle regarde les choses, en second lieu, un plaisir de l’âme, qui savoure l’amertume. Chez Marot, le sentiment est purement de circonstance ; il n’a place dans son œuvre que par des pièces biographiques et d’actualité : il subit la tristesse, la crainte ; il ne songe qu’à les évaporer au plus vite ; jamais il ne s’en fait une inspiration. L’indignation est la seule passion où il aille de lui-même chercher une source de poésie : c’est le sentiment le plus accessible à la mollesse épicurienne et à la sécheresse intellectuelle ; l’Enfer s’explique par la révolte d’une chair délicate, et d’un esprit juste, devant la souffrance physique injustement infligée.

Selon une excellente remarque de M. Brunetière, pour établir la valeur d’un poète, il suffit presque de l’interroger sur trois points : comment a-t-il parlé de la nature, de l’amour, de la mort ? Marot n’a guère parlé de la nature, sauf quelques jolies réminiscences de sa rustique enfance, de son Querey natal. Il crut de bonne foi qu’aimer, c’était jouir et dire d’agréables choses aux dames. Il n’a pensé à la mort que malgré lui, et pour préférer la vie. Il est tout à la vie, aux formes charmantes et superficielles de la vie. Il n’eût point si aisément réalisé l’idéal poétique d’une cour mondaine et galante, si déjà en lui-même il n’eût porté cet idéal. Demandez-lui son rêve de bonheur : il tient tout entier dans la Facile existence d’un château des bords de Loire.

…Sous bel ombre, en chambre et galeries
Nous pourmenans, livres et railleries.
Dames et bains, seraient les passe-temps,
Lieux et labeurs de nos esprits contents…
Le chien, l’oiseau, l’épinette et le livre,
Le deviser, l’amour (à un besoin),
Et le masquer, serait tout notre soing.

Rien de profond en lui, rien d’intime : mais de là même vient la perfection du type qu’il réalise. Tout en lui tend à la joie, et à la joie de sa compagnie, sans laquelle la sienne ne saurait subsister. Pour une telle nature, le plus insupportable mal, c’est la solitude, et l’ennui ; on le vit bien quand il vécut à Venise.

Cette âme légère a fait sa poésie avec ses idées et ses impressions, légères comme elle. Tourner un compliment ou une épi-gramme, quémander ou remercier, causer ou conter, voilà sa sphère : et dans tout cela il n’a pas son pareil. Deux épîtres au Roi, une épitre au Dauphin, une autre à Lyon Jamet, la ballade de frère Lubin, le rondeau à un créancier, nombre d’épigrammes, sont de bien petits, mais d’absolus chefs-d’œuvre. Cela est fait de rien. Tout le monde connaît cette grâce malicieuse, cette très peu candide et très naturelle simplicité, ces jets imprévus d’imagination ou d’ironie, cet art de dire les choses en se jouant, sans appuyer, et d’enfoncer profondément le trait dont l’atteinte est si légère. Mais ce qu’il y a de plus original ou de plus excellent dans Marot, c’est la saine robustesse de cet esprit si fin : nulle mièvrerie italienne, nulle aristocratique préciosité n’ont altéré chez lui le fonds d’esprit français dont il avait hérité. Il a gardé toute la verdeur, la nette vivacité, le bon sens aigu de la poésie parisienne ou champenoise. Il est bien français encore en ce que l’idée chez lui, si peu de chose qu’elle soit, est la substance même et le tout de sa poésie ; le rythme, le mot n’ont de valeur que par l’idée, et relativement à l’idée.

Ce gentil poète a eu autant de gloire et d’influence que s’il eût été un grand poète. C’est que Ronsard, en tombant, le découvrit : avant Malherbe, il ne resta que Marot pour représenter le xvie siècle, et servir de modèle. Et voici ce qu’on y trouvait, et par où il s’adaptait admirablement à l’esprit des deux siècles qui suivirent. Il était tout français, imperceptiblement italianisé, et n’ayant pris à l’antiquité latine que ce qui mettait en valeur les vieux dons de sa race : par lui, La Fontaine et les autres reprenaient le contact du pur génie de la France, se remettaient en communion avec l’âme héréditaire de notre peuple. Car ce poète de cour — chose si rare dans notre littérature — est, sous sa politesse, essentiellement populaire.

Puis il inaugure, avec Marguerite, mais dans une forme plus parfaite, la poésie moderne, dont la loi est vérité et sincérité : cette œuvre toute de circonstance et d’actualité est éminemment vraie et sincère. De plus, écrivant pour un public d’élite, asservissant son inspiration au goût de ses lecteurs, il ouvre l’ère de la littérature mondaine, il fait prédominer les qualités sociables sur la puissance intime de la personnalité ; avec lui commence le règne — salutaire ou désastreux comme on voudra, ou mêlé de bien et de mal — d’une société polie. Enfin il a fait des Psaumes, et l’on notera que dans le classique il n’y a de lyrisme que par les Psaumes : Malherbe, Rousseau, Racine, tons traitent les thèmes de la poésie hébraïque. Nous en verrons la cause ailleurs : il suffit que là encore Marot soit un précurseur. Faut-il ajouter qu’il est tout esprit, et que, sauf de hautes exceptions, ce ne sera pas le sentiment, mais l’intelligence qui créera notre littérature du xviie et du xviiie siècle ? Ainsi s’explique que l’influence de Marot ait dépassé, si j’ose dire, sa valeur.

Il ne faut pas omettre aussi de signaler qu’avec Marot l’unité et comme la concentration littéraire de la France s’achèvent par le réveil du Midi. Le voici qui fait sa rentrée ou plutôt son entrée dans la littérature française. Privé depuis bientôt trois siècles de sa langue, il vient enfin verser sa richesse et sa fécondité dans la langue du Nord ; et pour son début il lui donne Marot[14], Montluc, et Montaigne.


4. RÉVEIL DE L’ESPRIT CHEVALERESQUE.


Marot séduisit les contemporains comme la postérité : en vain Sagon et quelques envieux l’attaquèrent. Il prit posture de chef d’école, et on le voit quelque part exposer gravement à ses disciples la règle des participes. Ce qui restait de rhétoriqueurs guindés ou de cyniques bourgeois dans les provinces se fondit peu à peu dans son école : quand il mourut, tout le reconnaissait pour maître. À la cour, son luthéranisme ne l’avait pas discrédité : mais là il était plus facile de l’admirer que de l’imiter. Mellin de Saint-Gelais [15], qui fut après lui le plus en vue des poètes de cour, était son aîné : mais homme du monde, plus qu’écrivain, il ne recherchait pas la gloire littéraire ; il ne s’exposait pas volontiers au public. Il s’effaça devant Marot, par nonchalance plutôt que par modestie. L’exil, puis la mort de Marot le poussèrent au premier plan.

Plus savant que Marot, possédant parfaitement le grec comme le latin, traduisant, paraphrasant en français, ou imitant en leur langue les poètes de Rome, il représente mieux l’esprit de l’humanisme : mais il est surtout italien, et il unit la froideur maniérée du pétrarquisme à quelques restes de raide subtilité qu’il a hérités de son père Octovian. La grosse obscénité, à la gauloise, commence à tourner chez lui en mignardise polissonne. Sa galanterie, quand elle n’est pas cynique, se fait sentimentale avec préciosité. Sauf dans l’épigramme qu’il décoche parfois vivement, il est entortillé, pincé. Même son délayage est alambiqué. La forme est sèche, plus voisine du xve siècle que celle de Marot ; la pensée est aussi frivole, et moins sincère. Ce que la poésie de circonstance a de plus léger, voilà son genre : des étrennes, des vers de mascarade et de ballet, des inscriptions à mettre sur des luths, sur des boites, pour des cadeaux.

La vie de cour italienne, transportée chez nous, aboutit à une sorte de restauration féodale et chevaleresque. La délicatesse ultra-montaine aide nos seigneurs à dissiper la lourdeur du bon sens bourgeois dont leurs pères avaient subi la contagion : l’idéal romanesque de la féodalité française reparaît, réveillé au fond des cœurs, ou renvoyé par des influences étrangères. Une fusion se fait de l’honneur chevaleresque et du désir de la gloire, mobile des individualités héroïques de l’antiquité et de l’Italie : et nous en trouvons le témoignage dans la charmante biographie de Bayard écrite par le Loyal Serviteur [16] : c’est comme un mélange de Chrétien de Troyes et de Plutarque.

On se reprit aux tournois, à l’amour courtois, aux vieux romans, à leurs transcriptions rajeunies, à leur plus ou moins authentique postérité. L’expression littéraire de cette mode fut la traduction d’Amadis de Gaule faite sur un original espagnol par d’Herberay des Essarts [17].Amadis ravit François Ier, le roi chevalier, et toute cette brave noblesse des guerres d’Italie, qui se reconnaissait bien lorsqu’elle lisait comment, les chefs discutant s’il fallait donner bataille à un ennemi supérieur en nombre, « Agraies donna des éperons à son cheval, criant à haute voix : Maudit soit qui plus tardera, voilà ceux contre qui il faut débattre, non pas entre nous ; et ce disant piqua droit aux ennemis ». Il y a dans Amadis une fantasmagorie d’héroïsme, des héros occis, des géants pourfendus, des chevaliers vaincus par deux et par trois à la fois, des hommes d’armes par huit ou dix, des soldats par milliers sur le champ de bataille, un seul preux, tantôt Amadis, et tantôt Galaor, ou un autre, pour toutes ces besognes : des enfants perdus et retrouvés, des époux ou des amants séparés, des amours foudroyants ou ineffablement profonds, des enchantements, des oracles, une géographie fabuleuse.

Mais à travers cette folie d’invention on rencontre sans cesse une ferme réalité : des amours « exécutés » tels qu’ils le peuvent être dans le train le plus commun du monde, et plus rapidement même, de positives conclusions qui suivent, et parfois précèdent les vaporeuses adorations, une franchise d’accent, presque une brusquerie délibérée d’humeur chez ces chimériques héros, qui leur donne un peu de consistance et l’air de la vie. Amadis est sanguin, ardent, colère, un vrai « gendarme » des guerres d’Italie ; Monluc l’avouerait, quand il retourne d’un coup de pied le lit où git un vieux coquin, en l’envoyant à tous les diables.

Ainsi s’explique qu’Amadis et son cycle aient éclipsé les preux demeurés Français de France, Lancelot, Tristan, Perceforêt, dont les Vérard et les Galiot du Pré avaient imprimé les aventures ; et que la tradition de la Table ronde ait fait comme un crochet à travers la chevaleresque Espagne pour passer de notre xiie à notre xvie siècle. Le fait est considérable, et ce premier apport de l’Espagne ne pouvait être passé sous silence : car Amadis ne fut pas seulement au temps de François Ier et de Henri II le code des belles manières et de l’honneur mondain, il ranima le roman idéaliste, et devint le point de départ d’une évolution qui nous conduit, par d’Urfé et Mlle  de Scudéry, jusqu’à George Sand et à Feuillet.

LIVRE II

DISTINCTION DES PRINCIPAUX COURANTS

CHAPITRE I

FRANÇOIS RABELAIS

1. Les deux premiers livres de Gargantua et de Pantagruel. Commencements de la persécution religieuse. Despériers et le Cymbalum mundi. Le Tiers et le Quart livres de Rabelais : sa prudence. — 2. La doctrine de Rabelais : naturalisme, ni nouveau ni profond. L’amour de la vie, caractère dominant de son génie. Ses idées sur l’éducation. Esprit scientifique et puissance imaginative. — 3. Le réalisme de Rabelais. Indifférence à la beauté : sens de l’énergie. La bouffonnerie. La langue.
1. DÉVELOPPEMENT DE RABELAIS.

Le grand mouvement d’idées que la découverte de l’antiquité détermina chez nous pendant le premier tiers du xvie siècle ne s’était fait encore sentir qu’incidemment dans la littérature, quand soudain il éclata dans le premier livre de Pantagruel (fin de 1532), bientôt suivi de son père Gargantua[18]. Maître François Rabelais, l’auteur, a quarante ans ou environ : c’est un de ces tard-instruits dont nous avons parlé ; et même il lui a fallu plus d’ardeur, plus de volonté qu’à personne pour étudier, puisqu’une erreur du sort l’avait fait moine, et moine mendiant. Il dévore toutes sortes de livres, il apprend le grec, malgré les cordeliers. Le cloître gêne son corps non moins que son esprit : il se défroque.

Mais plus tard, à Lyon, quand pour vivre il ajoute à ses travaux d’humaniste, à sa médecine, à ses almanachs une bouffonne imitation des vieux romans, il y tire sa principale inspiration des profondeurs de son expérience ; le souvenir de ses plus essentiels instincts comprimés et menacés pendant tant d’années met dans l’œuvre comme deux points lumineux : la lettre de Gargantua à Pantagruel, et l’abbaye de Thélème. Immense aspiration vers la science universelle ; libre épanouissement de tout l’être physique et moral : voilà tout ce premier Pantagruel ; et Gargantua ne fait que développer les mêmes thèmes : car la discipline de Ponocrates, et l’activité de frère Jean, voilà l’âme du livre. La satire n’est que la contrepartie de ces deux conceptions maîtresses, qui entraînent en effet la dérision de la scolastique et la haine des moines : sur quoi Rabelais se retient d’autant moins qu’il écrit dans le temps de l’indécision du pouvoir royal. Ajoutons à cela la parodie des expéditions lointaines et des folies chevaleresques, à laquelle pourtant il ne faut se laisser prendre qu’à demi : il les conte pour s’en moquer, et il pense bien en les contant allécher les lecteurs. Mais il obéit en s’en moquant à un fonds d’humeur populaire qu’il tient de ses origines ; il a une défiance ironique des grandes chevauchées ; avec son sens prudent positif, il rit des fous qui risquent leur peau pour faire du bruit. Et puis la gloire des armes représente surtout à ce fils de vigneron tourangeau des champs ravagés, des paysans ruinés. De là son rêve de royauté pacifique et paternelle : l’éternel rêve des ruraux.

En somme, les deux livres expriment l’idéal d’un homme né dans le peuple, échappé du cloître, enivré de liberté et de science. Ils sont imprégnés à la fois d’antiquité et de christianisme : Rabelais feuillette tour à tour les beaux livres de Platon et la Sainte Écriture ; il associe dans sa révérence les grands païens philosophes et les « prêcheurs évangéliques ». Ardent à discréditer l’éducation scolastique, la logique creuse, il ne dépasse guère Marot dans ses boutades contre les sorbonistes et les moines.

On ne saurait trop dire que les cinq livres de Rabelais forment non pas un, mais cinq ouvrages, qui s’échelonnent pendant trente ans à des moments très divers de notre Renaissance, et qu’à vouloir les juger tous en bloc comme formant une seule œuvre, on risquerait de n’en pas apprécier exactement la valeur… et de s’égarer sur le caractère de l’auteur.

Voilà donc le premier Rabelais [19], l’ami de Budé, le contemporain intellectuel de Marguerite et de Marot, et qui achève avec eux d’éclairer la première période du xvie siècle français.

L’année 1535 est une date décisive. Jetant François Ier, après la procession du 29 janvier, dans le catholicisme étroit et persécuteur, elle opère par contre-coup, pour la France, la première séparation des éléments jusque-là confus. Le protestantisme qu’on punit se précise et se détermine : l’année suivante va paraître, l’Institution chrétienne. Désormais le temps des vagues tendances, des complexes poursuites est passé. Il faut être catholique avec le roi, ou protestant avec Calvin. Marot s’en va à Ferrare, dans une cour réformée ; Marguerite se rattache à la messe latine, à la confession, à la Vierge. Ceux qui ne veulent être rigoureusement ni protestants ni catholiques, les libres esprits qui repoussent tous les jougs et se sentent à la gêne dans toutes les Églises, les doux amis de la tolérance, qui mettent l’essence du christianisme dans la charité, les fougueux partisans de la bonne vie instinctive et naturelle, qui ne veulent point resserrer leurs désirs ni leurs jouissances, tous ceux-là désormais seront malheureux, s’ils ne sont bien habiles. Ils seront pris entre les deux dogmes.

Despériers [20] en fit l’épreuve. Il s’efface comme poète dans l’ombre de Marot comme conteur dans l’ombre de la reine de Navarre. Mais il fit cet étrange Cymbalum mundi, la première œuvre française qui manifeste, entre les deux théologies également intolérantes, l’existence d’un tiers parti de libres philosophes. Se détachant du même groupe d’érudits, collaborateurs tous les deux d’Olivetan dans la traduction de la Bible, Calvin s’en alla écrire le livre de la Réforme française, et Despériers quatre petits dialogues, obscurs et railleurs, où l’on entrevoyait ces choses graves : que la foi consiste à affirmer ce qu’on ne sait pas, et que nul ne sait ; que les théologiens ressemblent à des enfants « sinon quand ils viennent à se battre » ; que Luther ni Bucer ne changeront le train du monde, et qu’après comme avant eux, mêmes misères seront, et mêmes abus ; que toute la puissance de Dieu est dans le livre, entendez que le livre, c’est-à-dire l’homme, a fait Dieu ; que les petits oiseaux montrent aux nonnes les leçons de Nature : que toutes les Églises et tous les dogmes ne sont qu’imposture et charlatanisme ; que les réformateurs sont en crédit par la nouveauté ; que leur œuvre, quoi qu’ils en aient, rendra chacun juge de sa foi. Il y a tout cela dans le Cymbalum, et d’autres choses encore, toute sorte de lueurs, de formes inachevées, dont le soudain éclair et les vagues contours inquiètent dans le jour brouillé de cette impudente fantaisie.

Rabelais suivit la voie de Despériers : mais Berquin et Caturce brûlés comme le Cymbalum lui servirent de leçons ; il savait la vigoureuse joie de son Pantagruel odieuse à Genève autant qu’en Sorbonne, et il était averti qu’il ne ferait pas bon pour lui d’aller trouver Calvin. Il voulait rester en France, et y rester en sûreté, en paix. Prudemment il se fit des patrons, cardinaux, princes, rois même. Il réimprima ses deux premiers livres, expurgés de mots mal sonnants, tels que sorbonistes, sorbonagres, sorbonicoles : il biffa même le reproche de « choppiner » volontiers, qu’il adressait en quelques lieux aux théologiens. Sa colère contre Dolet, qui réédita les deux livres sans changement, prouve combien il tenait à calmer les défiances de la Sorbonne.

Bien assuré par un privilège du roi, il se découvre dans son troisième livre, merveilleux de verve, mais dont l’ample satire évite lestement les actualités dangereuses : c’est, sur le thème gaulois du mariage, une débauche érudite d’idées, un jaillissement étrange de vie dans ce défilé de personnages et ce cliquetis de dialogue ; et parmi tout cela la traditionnelle raillerie des moines, une attaque enveloppée contre le célibat monastique, une longue parodie des lenteurs de la justice. Rien qui touche à la Sorbonne : le théologien Hippothadée parle gravement, simplement, clairement, selon le texte sacré. Il y a bien la fameuse coquille : « son asne s’en va à trente mille panerées de diables » : audacieuse facétie, si elle est volontaire (ce qui n’est pas du tout prouvé), mais en tout cas aisée à démentir.

Enfin il lâche le Quart Livre ; là seulement on retrouve l’écho du Cymbalum : il y a là Quaresme prenant avec la transparente Antiphysie, les Papimanes avec les Uranopètes Décrétales et le bon Homenaz. On s’explique que la Sorbonne et le Parlement aient arrêté le livre. Mais l’issue de cette affaire fait précisément éclater la prudence de Rabelais : il a un privilège du roi ; il a derrière lui Du Bellay, Chatillon, les Guise ; il répudie le demoniacle Calvin imposteur de Genève, satisfaisant ensemble à sa prudence et à ses rancunes. Et enfin M. Brunetière a fait remarquer que le plus hardi chapitre, sur l’or de France subtilement tiré par Rome, correspond à un incident précis de la politique religieuse de Henri II. Comme toujours, Rabelais ne provoquait pas de colères qu’il ne se sentît de force à braver : il ne jouait la partie qu’à coup sûr.

Il y a quelque chose de lui peut-être dans le cinquième livre, qui parut seulement en 1562, à l’époque des polémiques sans mesure, quand déjà les passions s’armaient : mais dans l’ensemble, cette satire âpre, directe, lourde, si peu riante, est d’un autre homme et d’un autre temps. On ne retrouve pas dans ce pamphlet huguenot le trait caractéristique de la physionomie de Rabelais : celui qu’on a souvent dépeint comme un emporté railleur, fut un homme avisé, réfléchi, maître de lui. Jouant avec un merveilleux sang-froid son double personnage de sage et de fol, il dosa très modérément la satire sociale et irréligieuse, ne toucha jamais le dogme, et dissémina adroitement sous la satire morale et la bouffonne fantaisie une doctrine positive : dans le cinquième livre seul, les proportions sont décidément renversées, et ce n’est pas une des moindres marques de l’inauthenticité du cinquième livre, que la vie et la philosophie y cèdent presque toute la place à la polémique agressive.


2. LA DOCTRINE DE RABELAIS.


La doctrine de Rabelais avait de quoi le mener plus loin que Marot, aussi loin que Dolet ou Servet, jusques au feu, inclusivement, s’il eût fait la moindre étourderie ; le temps et l’intolérance des sectes la pouvaient rendre mortelle pour l’auteur. Mais, en elle-même, elle n’a rien de violent. Rabelais est de ces génies puissants qui dirigent leur puissance : ils construisent patiemment une œuvre fougueuse, qui souvent retouchée, calculée en toutes ses parties, garde un air d’intempérante spontanéité. Mais, s’il voulait tout ce qu’il faisait, il était singulièrement plus modéré en philosophie qu’en art : son style excessif, emporté, enveloppait une pensée sûrement pondérée.

Dégageons cette pensée ; allons à l’essentiel : que trouve-t-on ? Un christianisme platonicien, qui semble retenir « le souverain plasmateur Dieu » comme efficace surtout pour liquider d’un coup tout l’embarras métaphysique, et qui, pour une raison analogue, éloigne toute précision de dogme : solution moyenne qui fait une religion d’honnêtes gens, pressés d’aviser à la pratique, et qui a bien l’air d’être le fond du spiritualisme français. Elle avait pour Rabelais l’avantage de déblayer le terrain aux sciences positives. Rabelais en effet n’est pas seulement un helléniste, un médecin, un curieux investigateur de l’antiquité et de la nature : il sait beaucoup, mais surtout il y a en lui une âme, un esprit de savant ; il a eu le culte et la notion de la science, et son programme d’éducation, chimérique même pour ses géants, est le programme du travail de la raison moderne. Avec le Dieu créateur, une vie future, qui soit la compensation de celle-ci, et satisfasse à notre appétit de justice et d’égalité par le renversement de tous les rôles.

Le Dieu tout bon et tout-puissant s’exprime dans la nature, toute bonne aussi et toute-puissante. Plus de repentir du Créateur devant une création mauvaise ; plus de péché originel et d’humanité déchue : le monde est bon, l’homme est bon, les fins du monde et de l’homme sont bonnes ; et le monde et l’homme vont spontanément par une intime impulsion de leur nature vers ces tins qui sont bonnes. Donc ce qui est, ce qui tend à être ont droit d’être : le mal est hors nature et contre nature. À Physis, la bonne mère, s’oppose Antiphysie, source de tout vice et de toute misère : et toute règle qui comprime ou mutile la nature est une invention d’Antiphysie. Toute la métaphysique et toute la morale religieuses, l’ascétisme catholique et le rigorisme huguenot, tout le christianisme enfin, dans son essence originale, est détruit par cette doctrine : elle est donc hardie, mais historiquement plutôt que philosophiquement. Elle n’est qu’une révolte du sens commun contre es hypothèses qui le dépassent.

Rabelais n’est pas profond, il faut oser le dire [21]. Sa pensée a gagné à s’envelopper de voiles, elle a grandi en se dérobant. Sa philosophie a été celle déjà de Jean de Meung, sera celle de Molière et de Voltaire : celle, remarquons-le, des plus purs représentants de la race, et en effet elle exprime une des plus permanentes dispositions de la race, l’inaptitude métaphysique : une autre encore, la confiance en la vie, la joie invincible de vivre. Au fond, en effet, Rabelais ne philosophe que pour légitimer la souveraine exigence de son tempérament : cet optimisme rationaliste, naturaliste, ou de quelque nom qu’on veuille appeler cette assez superficielle doctrine, lui sert surtout à fonder en raison son amour immense et irrésistible de la vie.

Car voilà le trait dominant et comme la source profonde de tout son génie : il a aimé la vie, plus largement, plus souverainement qu’aucun de ses ancêtres ou descendants intellectuels, comme on pouvait l’aimer seulement en ce siècle, et à cette époque du siècle, dans la première et magnifique expansion de l’humanité débridée, qui veut tout à la fois, et tout sans mesure, savoir, sentir, et agir. Rabelais aime la vie, non par système et abstraitement, mais d’instinct, par tous ses sens et toute son âme, non une idée de la vie, non certaines formes de la vie, mais la vie concrète et sensible, la vie des vivants, la vie de la chair et la vie de l’esprit, toutes les formes, belles ou laides, tous les actes, nobles ou vulgaires, où s’exprime la vie. De là toute son œuvre découle.

Et, d’abord, pour n’en plus parler, l’obscénité énorme de son livre. Toute l’animalité s’y peint, dans ses fonctions les plus grossières, comme on y trouve les plus pures opérations de la vie intellectuelle. Il y manque, pourrait-on dire, la vie sentimentale : c’est vrai. Et par là Rabelais est en plein dans la pure tradition du génie français, qui jusqu’au milieu du xviie siècle ne connaît guère la femme et cette vie tout affective dont elle nous semble être essentiellement source et sujet. Il n’y a vraiment pour lui que deux modes d’existence : par la chair, et par l’esprit : d’un côté, la nutrition, et les séries multiples de phénomènes antécédents ou consécutifs ; de l’autre, la pensée, et la poursuite du vrai par la raison, du bien par la volonté. Des deux côtés, la nature conduit l’être par l’appétit, et des deux côtés l’appétit se satisfait avec plaisir. Toutes les fonctions naturelles participent de la perfection de l’être, et forment une part de son bonheur. Rien n’est donc à cacher par soi-même, parce qu’il est comme il est. On voit que l’ordure de Rabelais est tout juste l’opposé de la gravelure du du xviiie siècle, qui a sa raison au contraire dans la notion d’une indécence positive des choses désignées.

Aux mêmes idées se rattache la pédagogie de Rabelais : et par là s’explique qu’il ait si vigoureusement exprimé dans ses programmes encyclopédiques les plus profonds désirs et les plus effrénées espérances de son temps. Une sympathie trop vive l’attachait à tout ce qui est, pour qu’il ne favorisât pas tout ce qui voulait être. On n’aime pas la vie, si l’on n’aime pas le vouloir vivre, la puissance qui tend à l’acte, l’aspiration de l’être à plus d’être encore : aussi Rabelais n’a-t-il qu’un principe. L’homme a le droit, le devoir d’être le plus homme possible. Voyez la joie dont Gargantua saine l’imprimerie inventée, l’antiquité restaurée. « toutes disciplines restituées », et cette « manne céleste de bonne doctrine » par laquelle pourra Pantagruel largement profiter. Voyez de quel enthousiaste appel le bonhomme lance son fils à la recherche de la science universelle. Et lui-même, en sa jeunesse, il a vaillamment, sous la saine direction de Ponocrates, tenté d’être un homme complet : lettres, sciences, arts, armes, toutes les connaissances du savant, tous les exercices du gentilhomme, il n’a rien négligé ; il a mis en culture toutes les puissances de son esprit et de son corps. Le grand crime, ou la suprême « besterie », c’est « d’abâtardir les bons et nobles esprits », par une éducation qui comprime au lieu de développer : comme Gargantua d’abord, aux mains de maître Jobelin Bridé, était devenu gauche et lourd de son corps, et quoiqu’il étudiât très bien et y mit tout son temps, « toutefois en rien ne profitait ». À grand peine, dans son indignation, Rabelais s’empêche-t-il d’ « occire » le « vieux tousseux » de précepteur.

Au fond, la pédagogie de Rabelais se ramène à respecter la libre croissance de l’être humain, et à lui fournir copieusement toutes les nourritures que réclament pour son développement total ses appétits physiques et moraux. On passe de là facilement à sa morale. Elle se résume tout entière dans le précepte de Thélème : fais ce que voudras. Car la nature est bonne, et veut ce qu’il faut, quand elle n’est ni déviée ni comprimée : « parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice ; lequel ils nommaient honneur ». Théorie superficielle, scabreuse [22], et qui renferme bien plus d’obscurité qu’on ne croirait d’abord, mais qui pour Rabelais n’est que l’expression d’une irrésistible et universelle sympathie. Il lui a fallu croire et professer la nature toute bonne, parce qu’il aimait toutes les manifestations de cette nature ; et son jugement moral s’est refusé à supprimer, même en désir et en pensée, aucune des formes de la vie.

Il n’a vu le mal que dans la contrainte et la mutilation de la nature : le jeune catholique, la chasteté monacale, tous les engagements et toutes les habitudes qui limitent la jouissance ou l’action, voilà les choses qui excitent le mépris ou l’indignation de Rabelais. Les moines, selon le vœu et l’esprit de leur ordre, chantent au chœur, au lieu de courir à l’ennemi : sottise. Panurge, dans la tempête, ceint, crie, prie, et ne fait rien : c’est bien, car il agit par naturelle poltronnerie. Le vice naturel s’évanouit : Rabelais débride les instincts, enlève les péchés.

L’égoïsme qu’il lâche en liberté est à peu près inoffensif, parce qu’il s’offre dans sa simplicité primitive, tout proche de la naturelle volonté d’être, parce qu’il est soustrait aux malignes complications que la société y introduit, parce qu’en un mot il reste égoïsme, et ne devient pas ambition ni intérêt. De plus, comme il arrive souvent aux constructeurs des morales les moins morales, l’auteur répare par la rectitude de sa nature l’insuffisance de son système : comme il sent en lui la bonne volonté, la chaude sympathie, des formes affectueuses d’égoïsme, il érige son instinct en loi générale de l’humanité, et il se fait d’optimistes illusions sur le penchant inné des hommes à « faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire ». Éminemment raisonnable, il compte que l’homme naturellement se conduira selon la raison, que la raison lui apprendra à être bon, à préférer les plaisirs nobles aux basses jouissances, à faire servir la science à l’action, et l’action au bien général.

Il faut ajouter, pour être juste, que de ce même culte de la vie, de cette même joie d’être sortira une égalité sereine de l’âme. Les maux particuliers s’évanouiront dans la sensation fondamentale d’être et d’agir ; et du respect des formes de la vie hors de soi comme en soi découlera la douceur à l’égard des hommes et des choses, indulgente sociabilité ou résignation stoïque. Ainsi se fondera le pantagruélisme, « vivre en paix, joie, santé, faisant toujours grand chère » : disposition qui s’épure d’un livre à l’autre, et s’élève jusqu’à être « certaine gaieté confite en mépris des choses fortuites ».

Mais le pantagruélisme est aussi un appétit de savoir qui ne se contient dans aucune borne. Et c’est toujours le même principe qui donne sa forme originale à la curiosité rabelaisienne. Elle a pour caractère de ne point séparer la sensation concrète de la connaissance abstraite : ce n’est point une science de cabinet qui substitue en quelque sorte à l’univers sensible un univers intelligible, aussi rigoureusement équivalent qu’infiniment dissemblable. En même temps que Rabelais veut tout connaître, et demande aux sciences encore balbutiantes de son temps l’explication de « tous les faits de nature », il retient soigneusement les formes de toutes choses et tous les accidents joyeux de l’individualité. Il ne jouit pleinement des types que dans les réalités qui les altèrent. Il lui faut de la substance, de la matière, de la chair, parce que là seulement est la vie. Et voilà pourquoi, plutôt que mathématicien, ou astronome, plutôt même que grammairien ou antiquaire, Rabelais est médecin : médecin à la façon de son temps, c’est-à-dire physiologiste, anatomiste, et naturaliste à la fois, médecin de l’école de son ami Rondibilis, dont l’œuvre fut une Histoire des poissons. Par ce côté, le savant et l’artiste s’accordent en Rabelais.


3. L’ART DE RABELAIS.


Rabelais est un grand artiste, et sans lui faire injure, on peut dire que toute sa philosophie vaut au fond par son art. Et d’abord, il a en matière d’invention la souveraine indifférence des maîtres en tous les genres : il n’a pas souci de créer sa matière. Il prend partout et de toutes mains. Les vieux Romans, Geoffroy Tory, le Pogge, Cælius Calcagninus, Merlin Coccaie, le juriste Tiraqueau, le sermonnaire Raulin [23], à qui ne doit-il pas ? il est aussi délibéré « plagiaire » que Molière, avec une fortune pareille. Car il invente en semblant prendre. C’est qu’il traite les livres comme la nature : il met sa forme à tout ce qu’il en tire. Souvenirs ou expériences, il fait tout servir à exprimer tous les aspects de la vie.

Jamais réalisme plus pur, plus puissant, plus triomphant ne s’est vu. Non pas ce méticuleux réalisme, cette petite doctrine d’art qui prend les mesures de toutes choses, et croirait tout perdu si elle avait allongé ou raccourci d’une ligne les dimensions des choses. Non pas ce naturalisme rogue qui se fait l’exécuteur d’une métaphysique négative, et emprisonne l’art dans la conception et le vocabulaire matérialistes. Non, mais Rabelais a conscience de la force infinie de la nature : telle qu’il la saisit en lui, puissante, active, voulante, telle il la sent partout ; à quoi bon chiffres et mesures ? il suffit qu’il crée des formes d’intenses volontés, qu’on les sente se déployer selon leur loi intime : si elles n’ont pas existé, si elles n’existent pas actuellement en tel degré et proportion, qui oserait dire qu’elles ne seront pas ? Il n’importe que Panurge ou Frère Jean ne soient, ni n’aient été ni ne doivent être hors du livre qui leur donne vie, si ce qui les fait être est ce qui fait que je suis, et si, n’étant identiques à aucun homme, je les sens aussi possibles, eux qui ne sont pas, que moi qui suis et me sens être. Et quel bonhomme de cinq pieds et demi, dans nos romans et nos drames, est plus réel que ces géants ? quel paysan « vrai » est plus « comme dans la vie » que « le vieil bonhomme Grandgousier, qui après souper se chauffe à un beau clair et grand feu, et, attendant griller des châtaignes, écrit au foyer avec un bâton brûlé d’un bout, dont on écharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis » ?

Si attaché à reproduire le mouvement, l’effort de la vie dans l’infinie divergence de ses directions, Rabelais se moque bien de nos systèmes. Spiritualiste ? matérialiste ? que lui importe ? Âme, corps, esprit, matière, il y a là des mots, qui sont des moyens d’art, des procédés de transcription. Quelle que soit la cause interne, la nature essentielle, tous ces mots expriment des faits, et le vulgaire les comprend : Rabelais donc en use sans crainte, largement, n’ayant souci que de tout voir et de tout dire, allant avec toutes les images du langage à toutes les apparences de la vie.

Mais ici il faut bien s’entendre : il n’est encore ni panthéiste ni symboliste ni relativiste ni rien de tel. Il croit au réel, à la substance sous les formes, à la solidité de l’individu, à l’unité du moi. La nature n’est pas pour lui l’inaccessible unité qui se joue à s’exprimer dans l’écoulement éternel de la trompeuse multiplicité. Ses figures, nettement arrêtées en leurs contours, ont un vigoureux relief : il a une manière de peindre, grasse et comme substantielle ; ce ne sont pas les touches d’un homme qui croirait peindre les fluides apparences de l’universelle illusion. Comme il croit au moi, il a foi à la vie : elle vaut par ce qu’elle est. Il n’a pas de doute sur son but non plus que sur son prix : le but, c’est l’exercice des fonctions, la satisfaction des besoins, partant l’action, et le bonheur par l’action. L’action est la mesure de la vie.

Donc, peignant la vie, il peindra l’action, et les objets l’intéresseront à proportion qu’il y trouvera plus d’effort, plus de « vouloir être », plus d’action. Pour toutes ces raisons, il ne sera pas descriptif, il ne cueillera point dans la nature des impressions, il ne se fera point avec les choses des états d’âme. Il n’aura point de subjectivité sentimentale et mélancolique : il sera joyeusement objectif, tout au bonheur de voir devant lui tant d’êtres qui ne sont pas lui, ni en lui, ni pour lui, mais qui, comme lui, veulent vivre, aspirent à compléter, élargir, épanouir leurs intimes puissances. Il les posera nettement, vigoureusement ; il les suivra avec amour, d’un rire éclatant et serein, dans le tumultueux jaillissement de leurs énergies naturelles.

Rabelais a son esthétique, plus voisine assurément de Rubens et de Jordaens que de Léonard et de Raphaël. Il n’a pas le sens de l’art, si l’on entend par là l’adoration des formes harmonieuses et fines : la grâce souveraine de l’être équilibré dans sa perfection, la calme aisance dont il se possède en jouissant de soi, ne semblent pas l’avoir touché. On a pu dire qu’ayant fait trois ou quatre séjours en Italie, il n’en a pas rapporté le souvenir d’une statue, ni d’un tableau. Et je le croirais : il a regardé la vie en mouvement, en travail. Plutôt qu’à la beauté, il s’intéresse à l’énergie : et l’effort, la lutte ne sont pas à ses yeux imperfection et souffrance ; il n’y a de joie que là, parce que là seulement il y a vie. De là sa gaieté copieuse, sa bouffonnerie indulgente à l’égard des actes naturels, et de là le pittoresque dramatique de son œuvre. D’un bout à l’autre de ses quatre livres, ce ne sont que vigoureux portraits ou rapides croquis. Ou plutôt écartons les mots qui immobilisent l’être, fût-ce pour un moment : d’un bout à l’autre de ses quatre livres, grouillent des formes vivantes, agissantes, gesticulantes, parlantes, chacune selon l’impulsion de son appétit intérieur : les unes fugitives, à peine entrevues dans la cohue qui les presse, d’autres dominantes et débordantes à qui ni la durée ni l’espace ne sont mesurés : toutes aussi sérieusement, profondément, objectivement vivantes et individuelles et qui ne sauraient s’effacer ni se confondre, Janotus de Bragmardo, Bridoye, Dindenaut, ou bien Pantagruel, Frère Jean des Entommeures, Panurge. Leurs noms suffisent à les caractériser.

Rabelais varie ses procédés d’art à l’infini : non pas seulement selon le modèle que lui fournit la nature, mais selon son intention d’artiste, et l’effet à obtenir. Car je veux bien qu’il n’ait pas de goût (et il ne pouvait en avoir sans se démentir lui-même), du moins il a conscience et réflexion, et son sujet ne l’entraîne pas : il le règle comme il veut. Qu’on suive Pantagruel dans son tour de France : on verra comment Rabelais fait ressortir les choses d’un trait bref, avec quelle vigueur il enlève en trois mots une esquisse : au contraire, dans les amples scènes du roman, dans les discours étalés et les larges dialogues, dans la harangue de Janotus, dans les propos des buveurs, dans le marché de Panurge et Dindenaut, dans la défense du clos de l’abbaye ou dans cette étourdissante tempête, on sera confondu de la patience et de la verve tout à la fois avec lesquelles Rabelais suit le dessin de la réalité dans ses plus légers accidents et ses plus baroques caprices. Ici il élimine à peu près tout de la nature, là il ne supprime rien de la vie : et partout il donne la sensation de toute la nature et de toute la vie.

On concevra facilement quel instrument il lui a fallu pour écrire une pareille œuvre, et l’on se demandera comment la langue de Marot a pu suffire à une si prodigieuse tâche. Mais Rabelais n’a pas été plus exclusif en fait de langue que systématique en philosophie : placé au croisement du moyen âge et de l’antiquité, il a usé des facilités de son temps : s’il se moquait après Geoffroy Tory des écoliers limousins qui déambulent les compites de l’urbe que l’on vocite Lutéce, il a usé copieusement, hardiment du latinisme dans les mots, dans la syntaxe, dans la structure des phrases : il a été savoureusement archaïque, utilisant la saine et grasse langue de Villon et de Coquillard : il a été enfin Tourangeau, Poitevin, Lyonnais au besoin et Picard, appelant tous patois et tous dialectes à servir sa pensée. Ce n’était pas trop pour rendre une telle abondance et diversité d’invention, et la sagesse antique devait mêler son vocabulaire à celui de la jovialité gauloise, pour que toute la vie intellectuelle et toute la vie animale pussent se refléter dans la même œuvre.

Il est aisé de voir maintenant l’importance de Rabelais dans notre littérature. Comme penseur, il fonde ce qui avait déjà paru avec Jean de Meung, et qui ne pouvait recevoir toute sa force et tout son sens que de l’humanisme seul : il fonde le culte antichrétien de la nature, de l’humanité raisonnable et non corrompue. Comme artiste, il résume et dépasse de bien loin ces essais que j’ai déjà signalés, ces timides esquisses de la vie morale, des formes et du jeu des âmes. Avec une prodigieuse puissance, il nous donne les âmes et les corps, les actes avec les puissances : et, mieux que la farce, il prépare l’éclosion de la comédie de Molière. Enfin, par son impartiale représentation de la vie, dont nulle étroitesse de doctrine, nul scrupule de goût, nul parti pris d’art ne l’empêche de fixer tous les multiples et inégaux aspects, il est et demeure la source de tout réalisme, plus large à lui seul que tous les courants qui se séparèrent après lui.


CHAPITRE III

JEAN CALVIN


1. Caractère de l’homme. L’Institution chrétienne : rapport de la Réforme et de la Renaissance. Défense de la morale contre les catholiques et contre les libertins. Calvin psychologue et moraliste. — 2. Importance littéraire de l’Institution. Style et éloquence de Calvin. La prédication protestante.
1. CALVIN ET « L’INSTITUTION CHRÉTIENNE ».

L’humanisme avec Rabelais se fait scientifique et positiviste, avec Calvin, moral et piétiste. En face du robuste Tourangeau, l’âpre Picard, disputeur et irritable : un esprit sec, fort, précis, raidement rectiligne, un tempérament froid, de ceux où bouillonnent en dedans les terribles colères. Quand vous avez regardé cette bonne et ouverte face d’honnête savant que porte Rabelais, passez à Calvin : ce profil fin et dur, ces lèvres minces, cette jolie main effilée et nerveuse, qui se lève impérieusement pour enfoncer un argument, vous donnent la sensation de l’homme. Calvin[24] doit sans doute à sa ville natale, à sa propre famille les premiers germes de son indépendance religieuse ; il semble qu’Olivetan surtout l’ait détaché de cette Église catholique, qui lui portait dès la première jeunesse ses dignités et ses revenus. Mais jusqu’en 1533, l’humaniste domine en lui : élève d’Alciat et de Wolmar, juriste, latiniste, helléniste, commentateur de Sénèque, il ne révèle sa vocation que par l’hérétique discours qu’il lit pour Nicolas Cop, recteur de l’Université parisienne, et qui les mit tous les deux en péril. L’année 1535, ici encore, fut décisive. Elle jeta Calvin hors du royaume, où la reine de Navarre ne pouvait plus le protéger. Mais surtout elle l’obligea, une fois retiré à Bâle, à mettre par écrit la confession de sa nouvelle foi, arrêtée dans cet esprit avide de clarté : il rédigea en latin l’Institution chrétienne. Comme la royauté mettait sa justice au service du dogmatisme catholique, et par politique dénonçait les victimes comme des factieux à ses alliés protestants, Calvin se crut obligé de protester dans la fameuse lettre à François Ier. En 1541, lettre et livre furent donnés en français par l’auteur, pour l’édification du simple populaire : cette traduction est un des chefs-d’œuvre du xvie siècle. Elle y fait époque.

On voit aisément dans l’Institution [25] et dans toute la suite de l’œuvre de Calvin, comment cette réforme française qui semble s’opposer à la Renaissance, qui du moins la contient, en sort cependant, et en est le produit. Le livre latin est admirable de correction classique et d’énergie personnelle : c’est le chef-d’œuvre d’un grand humaniste, et l’on sait que Calvin n’était pas même dénué d’érudition hébraïque. Mais surtout la méthode de l’Institution est l’expression même de l’esprit de la Renaissance, en tant qu’il se caractérise par la découverte de l’homme et par le culte de l’antiquité.

La théologie de Calvin repoussant le lourd appareil de la scolastique prend, pour la première fois [26], une base d’argumentation dans la nature, dans les faits, dans l’expérience enfin : elle étudie l’homme, elle lui applique le dogme, elle tire de son état, de ses besoins la démonstration de la religion, qui rend compte de cet état, et répond à ces besoins. Ici Calvin n’a personne devant lui ; il a ouvert la voie le premier, et ce qu’il y a de solide et pénétrante psychologie dans la théologie de Pascal et de Bossuet, c’est lui qui le premier a enseigné à l’y mettre.

En second lieu, à cette recherche de la nature humaine, il unit l’étude de l’Écriture : elle est le texte qu’il lit, explique, commente, rejetant toutes les sommes et toutes les gloses dont on l’a obscurci, surchargé, étouffé. Il fait reparaître Moïse et saint Paul, comme d’autres au même temps ressaisissent Homère ou Tite-Live par delà les abrégés et les romans. Il traite son texte en philologue ou en historien. Il ne doute pas de la réalité des faits portés dans l’Écriture, non plus qu’avant le xviiie siècle on ne doutera de la réalité des faits racontés par Tite-Live : l’exégèse de Calvin représente exactement la même époque de la critique que les raisonnements de Machiavel, de Bossuet, et même de Montesquieu sur Tite-Live. On va au pur texte antique, comme au roc solide, inébranlable sur lequel on peut fonder. Par cette méthode, Calvin inaugure la controverse et l’apologétique modernes : et ainsi il y, a quelque chose de lui dans les Pensées et dans le Discours sur l’Histoire Universelle et dans la Politique tirée de l’Histoire sainte.

Mais si l’Institution sort de l’humanisme, elle opère définitivement la séparation des deux courants qui jusque-là s’étaient confondus, et se confondaient encore dans les deux premiers livres de Rabelais. Elle oppose fortement la Réforme aux libertins. Le point de contact entre eux n’est pas difficile à voir : c’est la commune protestation au nom de Dieu et de la raison qui le connaît, contre l’ascétisme catholique. «…Celui grand bon piteux Dieu, écrivait Rabelais, lequel ne créa onques le Caresme : oui bien les salades, harengs, merlans, carpes, brochets, dars, umbrines, ablettes, rippes, etc. Item les bons vins. » Et Calvin aussi ne veut pas des jeûnes, célibat monacal, et autres contraintes de la règle catholique : pour lui, comme pour Rabelais, tout cela, c’est Antiphysie. Dieu a créé les instincts et les fonctions pour l’usage : c’est égal abus de faire ce qu’il défend, et de défendre ce qu’il permet, de pervertir et d’abolir ses dons. Mais Calvin se différencie aussitôt. Et il se différencie par le sens moral. Rabelais absout la nature par la vie. Calvin la condamme par le mal. Pessimiste, parce que ce qu’il veut ne se retrouve guère dans ce qu’il voit, la foi lui rend compte de la corruption humaine et du remède : elle est lumière et règle.

En même temps, Calvin prend position contre le catholicisme : il en dissèque le dogme, il en ruine les pratiques et la discipline, il en combat surtout la doctrine de la pénitence. Il établit la justification par la foi seule, avec le serf-arbitre et la prédestination.

Contre les libertins et contre les catholiques, c’est la même cause que Calvin défend : celle de la morale. Et par là sa réforme est bien française : le principe et la fin en sont la pratique, l’ordonnance de la vie, et non la spéculation, la poursuite de je ne sais quels résultats métaphysiques. Ce qu’il veut, c’est la bonne vie. Aux libertins il dit : l’homme est mauvais ; il faut réprimer la nature, et non s’y abandonner. Aux catholiques : ne comptez pas sur les indulgences, ne comptez pas sur les pratiques et les œuvres, ne comptez pas sur votre volonté : humiliez-vous, tremblez, croyez. Il peut sembler qu’il y ait contradiction entre sa théologie et sa morale : n’est-ce pas la liberté qui fonde la bonne vie et rend la vertu possible ? Ceux qui liront Calvin verront qu’il a opéré heureusement le passage de son dogme à sa morale. Au reste c’est l’éternelle antinomie : l’exercice de la vertu suppose l’homme libre, et les doctrines qui marquent le plus haut degré de l’effort moral dans la vie de l’humanité, stoïcisme, calvinisme, jansénisme, sont celles qui théoriquement suppriment la liberté. C’est qu’en somme, elles détachent et humilient l’homme : or supprimer la concupiscence, tuer l’amour-propre, toute la vertu est là. Le calvinisme, bien pris, doit être une doctrine d’humilité : il met toute l’espérance du chrétien anéanti dans la sincérité de sa foi qui, l’attachant à Dieu, l’oblige à vouloir toutes les volontés de Dieu, à aimer le joug douloureux de son Évangile.

Pour régler la vie, comme pour saisir les rapports de l’homme à Dieu, de la nature à la religion, il a fallu que Calvin se fit psychologue et moraliste. Il l’a été en effet avec puissance et avec finesse. Depuis Cicéron et Sénèque, depuis Épictète et Sénèque on n’avait jamais écrit sur l’homme avec autant d’ampleur et de précision : ce que l’esprit français enrichi par l’éducation classique fera excellemment, la description des traits généraux de l’homme moral, je le trouve dans Calvin, qui se place ainsi aux sources mêmes du génie classique. La théologie mise à part, ce n’est plus seulement avant Pascal, avant Bossuet qu’on le rencontre : mais avant Montaigne, avant les Morales d’Amyot. Ici encore il ouvre la voie, et non plus à la philosophie religieuse, à toute large et humaine philosophie. Qui voudra s’en convaincre n’aura qu’à lire les chapitres 15 et 17 du premier livre, et ces admirables chapitres 6 à 10 du livre III, sur la vie de l’homme chrétien [27]. J’y retrouve, sous l’éminente autorité de l’Écriture, sans cesse alléguée et impérieusement dressée, j’y retrouve une pensée nourrie et comme engraissée du meilleur de la sagesse antique, et un sens du réel, une riche expérience qui donnent à tout ce savoir une efficacité pénétrante.


2. LE STYLE ET L’ÉLOQUENCE DE CALVIN.


Je ne me serais pas arrêté si longtemps sur Calvin, si l’Institution française n’était un chef-d’œuvre, le premier chef-d’œuvre de pure philosophie religieuse et morale à quoi notre langue vulgaire ait suffi. C’est une traduction : mais plus pourtant qu’une traduction, puisque l’auteur se traduisait lui-même. Aussi a-t-elle la valeur d’une œuvre moderne et originale. Personne, ni même Calvin, n’aurait pu en 1540 écrire de ce style en français, sans s’assurer le secours du latin. Dans cette langue dont il était plus maître que de son parler natal, Calvin donna à sa pensée toute son ampleur et toute sa force, et quand ensuite il la voulut forcer à revêtir la forme de notre pauvre et sec idiome, elle y porta une partie des qualités artistiques de la belle langue romaine. L’Institution française est vraiment une forte et grande chose : il y a une gravité soutenue de ton, un enchaînement sévère de raisonnements, une véhémence de logique, une phrase déjà ample, des expressions concises, vigoureuses et, si j’ose dire, entrantes, qui en plus d’un endroit font penser à Bossuet : à Bossuet logicien, je le veux, et non pas à Bossuet poète, mais enfin à Bossuet. Et quiconque est familier avec ces deux écrivains ne me démentira pas.

C’est pourtant Bossuet qui a dit : « Calvin a le style triste ». Et littérairement Calvin est toujours sous le coup de cette condamnation. Je ne serai pas suspect si j’adoucis l’arrêt. Calvin n’est pas poète : et l’on conçoit que le Bourguignon d’imagination chaude, de sensibilité vibrante, n’aime guère ce Picard au parler froid et précis, en qui la passion a plus de rigueur que de flamme. Mais Calvin est moins « triste » que Bourdaloue. Son raisonnement marche d’une allure plus aisée. Et surtout il a l’inestimable don du xvie siècle, la jeunesse : cela étonne ; j’entends par là la fraîcheur d’une pensée toute proche encore de la vie et chargée de réalité.

La chose se voit moins dans l’Institution, où le style a retenu de la hauteur et de la noblesse de la phrase latine. Les autres œuvres françaises, d’un tour moins oratoire, représentent plus au naturel peut-être le vrai génie de Calvin. Qu’on lise ses Commentaires des Épitres de saint Paul, on sera surpris, à travers tant de gravité dogmatique, de rencontrer un parler si familier, tant de rappels à la réalité commune, métaphores, comparaisons, apologues. Nulle éloquence, nulle poésie dans tout cela, mais à chaque instant apparaissent des signes du voisinage de la vie, et cela suffit à dissiper la tristesse des déductions les plus tendues.

Dans l’histoire de l’éloquence de la chaire, Calvin [28] et ses premiers collaborateurs, Viret, Bèze, ont un grand rôle. Outre que l’activité de la prédication protestante (on possède plus de 2000 sermons de Calvin pour une période de onze ans) a contribué sans nul doute à assouplir la langue, cette prédication est un des anneaux qui relient François de Sales et l’éloquence du xviie siècle aux sermonnaires du xve siècle. Ces prédicateurs protestants, et non seulement Viret, mais Calvin même qu’on croit si austère, sont tout près de Menot et de Raulin, ils y touchent non par le temps seulement, mais par le goût.

Calvin n’emploie-t-il pas quelque part 8 ou 9 pages [29] à comparer l’Église des fidèles au corps humain, à y chercher ce qui est veines, nez, chair, mouvement, chaleur, main, pied, coude ? Ne conte-t-il pas la fable des Membres et de l’Estomac ? Mais voici où il se différencie : il reste grave, décent, il ne rit pas, et il reste aussi raisonneur, savant, instructif. Il introduit le triple principe par où la rénovation de l’éloquence sacrée se fera : le sérieux profond de la foi, la solide connaissance des Écritures, l’exacte connaissance de l’homme. Il parle en pasteur qui songe aux fruits lointains et durables de sa parole. Et n’est-ce pas lui enfin qui, avant Bossuet, prêchait le dogme plutôt que la morale, et faisait sa principale affaire de l’enseignement de la religion, persuadé que la bonne vie procéderait de la forte foi ?


CHAPITRE III

LES TRADUCTEURS


1. Travaux sur la langue et traductions. La Boétie. — 2. Amyot. Valeur de son Plutarque : enrichissement de l’esprit français, élargissement de la langue.
1. LES TRADUCTEURS. LA BOÉTIE.

Pendant que dans les régions supérieures de la pensée et de la foi se séparent les courants de la philosophie et de la réforme, une foule de provinces et de ressorts spéciaux se constituent dans le domaine d’abord indivis de la Renaissance. La multiplicité des connaissances acquises, des enquêtes à conduire rend les hommes universels de plus en plus rares. La violence des polémiques et des persécutions aide les esprits des savants à s’enclore dans leurs études innocentes : ils se détournent des questions brûlantes et actuelles, et achètent à ce prix la liberté de leurs recherches scientifiques, même la protection déclarée des grands.

Le type de l’homme de cabinet, savant ou lettré, à qui il est indifférent que l’Europe soit en feu, pourvu qu’il ait trois mille verbes bien conjugués dans ses tiroirs, tend à se constituer. L’un des maîtres de l’humanisme français, Budé, enfermé dans son grec et sa philologie, donne déjà des exemples de prudence et d’abstention, que tous ses successeurs ne suivront pas : pendant tout le siècle on rencontrera des natures réfractaires à la spécialisation, ou qui mêleront toutes les passions du temps dans leur activité scientifique ; mais le mouvement se fait en sens contraire.

Dans cette division du travail à laquelle nous assistons, il faut faire une place à part à deux ordres de travaux érudits qui intéressent particulièrement la langue et la littérature. D’abord on commence à s’occuper de la langue elle-même, à la prendre comme objet de science, pour en découvrir les lois, ou lui en imposer. Chaque grammairien [30], Dubois, Meigret, Pelletier, Ramus, apporte sa théorie, plus ou moins influencée par l’image toujours présente du grec et du latin : surtout en matière d’orthographe, ils se livrent à leur fantaisie, selon que prédomine en eux le souci d’y exprimer l’étymologie ou la prononciation. Au milieu de toutes ces témérités, Robert Estienne, suivi plus tard par son fils Henri, énonce le principe à qui l’avenir appartient : la souveraineté de l’usage.

Plus utiles ouvriers de la langue sont les traducteurs, en même temps que par leur activité nos Français s’incorporent toute la meilleure substance des anciens. Leur effort surtout est fécond pour les auteurs grecs, dont la langue reste même alors accessible à peu de personnes : c’est par eux que Thucydide [31], Hérodote, Platon. Xénophon viennent élargir les idées, Homère. Sophocle renouveler le goût poétique du public qui lit. François Ier, comme s’il l’eût compris, encourage fort les traducteurs. Et de fait, les traductions de Salel et de Lazare de Baïf préparent les lecteurs de Ronsard et les auditeurs de Jodelle. Cependant une grande œuvre seule doit nous arrêter, hors de toute proportion avec les autres et par son mérite et par son influence : c’est le Plutarque d’Amyot.

Mais il faut auparavant donner un souvenir à un petit écrit qui n’est pas une traduction, et toutefois ne saurait être classé ailleurs que parmi les traductions : c’est le Contr’un de La Boétie, l’ami de Montaigne, le bon et par endroits délicieux traducteur des Économiques de Xénophon [32].

Le Contr’un, s’il n’est pas une traduction, est un écho : on y voit la passion antique de la liberté, l’esprit des démocraties grecques et de la république romaine, des tyrannicides et des rhéteurs, se mêler confusément dans une âme de jeune humaniste, la gonfler, et déborder en une âpre déclamation. Rien de plus innocent que ce pastiche, où toutes les lectures d’un écolier enthousiaste se reflètent : mais rien de plus grave en un sens. Calvin, pour détourner de son Église les rigueurs du pouvoir temporel, se fait conservateur en politique, prêche aux fidèles la soumission et la fidélité, même envers le roi qui les persécute : c’est de l’humanisme, des écoles, des âmes imprégnées de sentiments antiques, que part le premier cri républicain, la première déclaration de haine aux tyrans. On mesure dans cette déclaration la valeur des idées que lentement, sourdement, sur le regard indulgent des puissances séculière et religieuse, par les soins des plus inoffensifs régents, la culture classique fera couler pendant deux siècles au fond des âmes, y préparant la forme que les circonstances historiques appelleront au jour. La force de ce naïf Contr’un se révéla quand les protestants se soulevèrent contre la royauté qui opprimait leur foi : ils le recueillirent, et s’en firent une arme, comme d’un manifeste de révolte et de sédition.


2. AMYOT.


Amyot, [33] catholique sans fougue, helléniste délicat, qui vécut pour les lettres, fit une des grandes œuvres du siècle en traduisant Plutarque, les Vies et les Œuvres morales. La popularité de son Plutarque ne prouve pas seulement son talent, mais révèle aussi qu’il avait choisi un des auteurs les mieux adaptés au besoin de ses lecteurs. Ce fut un de ces livres où une société prend conscience d’elle-même, qui l’aident à dégager son goût, à connaître et satisfaire son besoin. L’éclosion, l’organisation de la littérature classique se firent sous son action prolongée à travers le siècle.

Amyot avait bien rencontré en s’arrêtant à Plutarque : un bon esprit plutôt qu’un grand esprit, un auteur lui laisse les questions ardues ou dangereuses, ou du moins qui ne parle ni politique ni religion ni métaphysique d’une façon offensive, un causeur en philosophie plutôt qu’un philosophe, moins attaché à bâtir un système d’une belle ordonnance, qu’à regarder l’homme, à chercher les règles, les formes, les modes de son activité : en un mot, un moraliste. Mais il ne présente point la morale in abstracto : il la saisit dans la réalité qui la manifeste ou la contredit. Il ne l’explique point dogmatiquement : même dans ses dissertations, à plus forte raison dans ses Biographies, il peint ; il montre les individus, les actes, les petits faits qui sont la vie, les traits singuliers qui font les caractères. En même temps que les Vies de Plutarque enivrent les âmes imprégnées de l’amour de la gloire, et à qui ces éloges des plus hautes manifestations de l’énergie personnelle qui se soient produites dans la vie de l’humanité, montrent la voie où elles voudraient marcher, toute l’œuvre de Plutarque séduit comme déterminant assez exactement le domaine de ce que devra être la littérature : morale et dramatique.

Avec Plutarque, la vue de l’homme se rabat sur ce qui doit l’intéresser le plus, sur l’homme : son œuvre aimable et diffuse est au niveau des moyens esprits, et y jette une masse de notions et d’observations ; c’est un magasin où l’on trouve tout ce que les siècles de la grande antiquité ont produit de meilleur, de plus substantiel, nettoyé, taillé, disposé pour la commodité de l’usage. En acquérant Plutarque, notre public acquiert d’un coup un riche fonds de philosophie pratique. Croyons-en la gratitude de Montaigne : « Surtout je lui sais bon gré, dit-il d’Amyot, d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants, étions perdus, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier : sa merci, nous osons à cette heure et parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. » Ne s’y reliât-il que par Montaigne, Amyot serait encore un des facteurs essentiels du xviie siècle classique : en lui se résume l’apport de l’humanisme dans la constitution de l’ « honnête homme » et de la littérature morale.

Mais de plus, avant le roman contemporain, avant le théâtre du xviie siècle et les Caractères de La Bruyère, le Plutarque français fut le recueil des gestes, attitudes, et physionomies d’individus en qui l’humanité réalise la diversité de ses types : ainsi fut-il un répertoire de sujets dramatiques. On sait ce que lui doivent Shakespeare et Racine [34].

À un autre point de vue, Amyot, qui représente et résume l’effort de tous les traducteurs de son siècle, nous fait apercevoir comment se fondirent par une pénétration réciproque l’antiquité et l’esprit français. Homme d’une époque tardive et raffinée où s’amalgamaient en une civilisation hybride et Rome et la Grèce et l’Orient, moraliste plus attentif au fonds humain qu’à la particularité historique, et, quand il cherche la variation et la singularité, plus curieux de l’individu que des sociétés, Plutarque offrait déjà les temps anciens dans l’image la plus capable de ressembler aux temps modernes. Amyot, par sa traduction, achève de transformer la ressemblance en identité. Tant par le détail que par la couleur générale de sa traduction, il modernise le monde gréco-romain, et par ce travestissement involontaire il tend à prévenir l’éveil du sens des différences, c’est-à-dire du sens historique. Comme il invite Shakespeare à reconnaître le mob anglais dans la plebs romana, il autorise et Corneille et Racine et même Mlle  de Scudéry à peindre sous des noms anciens ce qu’ils voient de l’homme en France.

Enfin, le service qu’Amyot a rendu à la langue est inestimable. Montaigne loue en lui « la naïveté et pureté du langage, en quoi il surpasse tous autres ». Il est vrai que le style d’Amyot est un des plus charmants styles du xvie siècle, dans sa grâce un peu surabondante et son naturel aisé. Mais il suffit de songer que l’œuvre de Plutarque est une véritable encyclopédie, et l’on comprendra quel exercice cette traduction a été pour la langue, combien elle s’en est trouvée assouplie et enrichie. Il a fallu, pour exprimer une telle diversité de choses, faire appel à toutes les ressources du français : il a fallu en élargir les moules et les formes par toute sorte d’analogies et d’emprunts, italianismes, hellénismes, latinismes. Nombre d’idées et d’objets étaient pour la première fois désignés ou définis en français : il a fallu trouver et créer des mots. Par le Plutarque d’Amyot, des termes de politique, d’institutions, de philosophie, de sciences, de musique, ou sont entrés ou bien ont été définitivement implantés dans la langue française. [35] En somme, venant après le Pantagruel de Rabelais, après l’Institution de Calvin, le Plutarque d’Amyot est le plus considérable effort fourni par la langue française dans sa tentative d’égaler les langues anciennes : il rend Montaigne possible. Mieux même encore que les Essais, il est le plus complet et copieux répertoire des tours, locutions et mots que la langue du xvie siècle a mis à la disposition de la pensée. Vaugelas et Fénelon, dans le siècle suivant, lui ont bien rendu cette justice.

[Il y a même, chez Amyot, une tendance à l’harmonie de la phrase et une recherche consciente des effets qui satisfont l’oreille : ses corrections en ont fourni la preuve à M. Sturel. De ce côté encore, la prose classique lui est redevable.]

LIVRE III

POÉSIE ÉRUDITE ET ARTISTIQUE
(Depuis 1550)

CHAPITRE I

LES THÉORIES DE LA PLÉIADE

Poètes mystiques et subtils : les Lyonnais. — 1. Ronsard et la Pléiade. Poésie aristocratique, érudite, grave, laborieuse. La Défense et Illustration de la langue française. — 2. Introduction des genres anciens. Restauration de l’alexandrin. — 3. Élargissement de la langue : procédés de Ronsard. — 4. Aspiration à la beauté. Manque une idée directrice : la connaissance nette du mérite essentiel par où valent les œuvres antiques.

Marot est plus exquis que large : il est loin de remplir notre idée de la poésie. Il ne remplissait pas même celle des hommes de son temps. Beaucoup cherchèrent alors à traduire dans des vers les hautes conceptions de leurs intelligences, les inquiétudes profondes de leurs âmes : à leur raffinement, à leur obscurité, à leur laborieuse aversion du vulgaire naturel, on serait tenté de ne voir en eux que la « queue » des grands rhétoriqueurs. Ils sont autre chose pourtant, car ils ont le sérieux et la sincérité. C’était le cas déjà de Marguerite : c’est celui d’Heroet, le subtil, mystique et platonicien poète de la Parfaite Amye, c’est celui de Pelletier, le chercheur de voies ignorées, le curieux ouvrier de formes et de rimes.

Mais la transition de Marot à Ronsard se fait surtout par l’école lyonnaise : Despériers s’y rattache, et par ses longs séjours à Lyon, et par ses vers dont la médiocre qualité laisse pourtant apercevoir quelque profondeur sérieuse de sentiment et certain effort d’invention rythmique. Lyon, dans notre histoire littéraire, a eu des destinées particulières : l’Allemagne, l’Italie, la France y mêlent leurs génies ; l’activité pratique, l’industrie, le commerce, les intérêts et les richesses qu’ils créent n’y étouffent pas les ardeurs mystiques, les exaltations âpres ou tendres, les vibrations profondes ou sonores de la sensibilité tumultueuse : c’est la ville de Valdo et de Ballanche, de Laprade et de Jules Favre. Au xvie siècle, Lyon avait de plus des imprimeries florissantes : des souffles y parvenaient qui mettaient bien du temps à atteindre Paris, et la pensée s’y exprimait plus librement, loin des théologiens sorboniques et des inquisiteurs toulousains. La vie de l’esprit y était intense : dans ce monde inquiet et ardent, les poètes étaient nombreux, et les poétesses presque autant. Deux noms résument les tendances du groupe : Maurice Scève, compliqué, savant, singulier, obscur, avec une sorte d’ardeur intime qui soulève parfois le lourd appareil des allusions érudites et de la forme laborieuse ; Louise Labé, la fameuse cordière, qui fit le sonnet mignard aussi brûlant qu’une ode de Sapho [36]. Dans l’école lyonnaise apparaît comme une première ébauche de l’esprit de la Pléiade.


1. LA DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA LANGUE FRANÇAISE.


Un jeune gentilhomme vendomois, Pierre de Ronsard [37], obligé, dit-on, par une surdité précoce, de renoncer à la cour, se remet à l’étude : pendant sept ans, avec un de ses amis, Antoine de Baïf, il travaille le grec et pratique les écrivains anciens sous la direction de l’hélléniste Daurat ; il rêve de fabriquer à sa patrie une littérature égale aux chefs-d’œuvre qu’il admire : il rencontre dans une hôtellerie Joachim du Bellay, le doux Angevin, plein des mêmes ambitions et des mêmes espérances. D’autres se groupent autour de ces trois, et Ronsard forme la Brigade, qui bientôt et plus superbement devint la Pléiade : champions d’abord, astres ensuite de la nouvelle poésie française. Avec Ronsard, Baïf et Du Bellay, Belleau, Pontus de Thyard, Jodelle et Daurat complétèrent la constellation.

La Pléiade est aristocratique et érudite : elle a pour chef un courtisan, elle compte un helléniste, qui n’a pour ainsi dire rien écrit en français. Odi profanum vulgus est sa devise et son principe : dans l’école de Marot, c’est la toute populaire facilité, le terre-à-terre familier de la poésie frivole qu’elle poursuit. Elle méprise ces poètes de cour, guidés, comme dit Du Bellay,

Par le seul naturel, sans art et sans doctrine.

Elle apporte, elle, un art savant, une exquise doctrine : Part et la doctrine des Grecs et des Romains, des Italiens aussi, qui sont à l’égard de nos Français, comme on l’a déjà vu, la troisième littérature classique. Elle apporte une haute et fière idée de la poésie, qu’elle tire de la domesticité des grands, qu’elle interdit à la servilité intéressée des beaux esprits : la poésie devient une religion ; le poète, un prêtre. On connaît les vers fameux de Charles IX à Ronsard :

Tous deux également nous portons des couronnes :
Mais, roi, je la reçus : poète, tu la donnes…

Ces vers apocryphes ont leur vérité. Le poète donne l’immortalité. Dispensateur de la gloire, il ne doit chercher d’autre salaire pour lui que la gloire. Il respectera son œuvre : il n’aura souci que de la faire belle ; de cette beauté la gloire sera le prix. Donc il ne la formera pas sur le goût d’un public ignorant et léger : il bravera, s’il le faut, le ridicule ; mais il écrira ce qu’il doit écrire, conformément aux grands modèles et au sentiment de son âme. Il sera grave, comme qui fait œuvre éternelle et divine ; plus enthousiaste que plaisant, et dédaigneux des saillies qui font rire. Voilà comment, dans quel esprit, sur les traces des anciens et des Italiens, la Pléiade a jeté brusquement la poésie hors des voies anciennes et populaires ; avec un mélange unique de noblesse aristocratique et de superbe érudition, elle a tenté de prodigieuses nouveautés : elle a voulu tout d’un coup renouveler les thèmes poétiques, changer les genres, refaire la langue.

Nous apercevons déjà un caractère de cette révolution littéraire : la volonté y a autant de part que la spontanéité. Nous avons affaire à des hommes qui de parti pris ne veulent pas faire comme Marot et Saint-Gelais, de parti pris veulent faire comme Pindare, Horace ou Sannazar : hommes à principes, qui vont s’appliquer à n’être point vulgaires, à être bien savants. Dès le premier moment donc, quelque chose d’artificiel s’insinue dans l’excellente entreprise des novateurs : un vice primordial, tout au fond de leur esprit, menace la vitalité et, si je puis dire, la santé de leur œuvre. Il leur faudra bien de l’originalité, bien du bon sens, dans leur création de la beauté, pour ne pas se méprendre et poursuivre, au lieu du beau, le rare ou l’érudit.

Il est toujours fâcheux pour des poètes de travailler sur des théories arrêtées à l’avance, et de réduire leur génie à l’application méthodique d’un système : mieux vaut que les œuvres fassent naître les théories. Dans la réforme de Ronsard, la critique accompagna et même précéda l’inspiration : Du Bellay lança en 1549 sa Défense et Illustration de la langue française, qui est tout à la fois un pamphlet, un plaidoyer et un art poétique, œuvre brillante et facile, parfois même éloquente et chaleureuse, le premier ouvrage enfin de critique littéraire qui compte dans notre littérature, et le plus considérable jusqu’à Boileau. Ronsard, moins impatient que son ami, et plus artiste en ce sens qu’il s’efforça de réaliser, non de définir son idéal, a semé pourtant ses théories dans ses Préfaces des Odes et de la Franciade, ainsi que dans un Abrégé d’art poétique qu’il donna en 1565. En elles-mêmes ces théories n’ont rien d’aussi extravagant qu’on a dit quelquefois : dans l’ensemble, et pour l’essentiel, elles représentent assez bien ce qui s’est fait, même après Ronsard, ce qui lui a survécu pour être la substance et la forme de notre poésie moderne.


2. LES GENRES ET LES VERS.


Du Bellay et Ronsard ont à conquérir le terrain sur deux sortes d’ennemis : les ignorants et les humanistes. Contre ceux-ci, ils soutiennent qu’on ne peut égaler les anciens en leurs langues : il faut voir de quelle verve ils invectivent ces « reblanchisseurs de murailles », ces « latineurs » et « grécaniseurs » qui ont appris « en l’école à coups de verges » les langues anciennes, et croient avoir fait merveille d’« avoir recousu et rabobiné je ne sais quelles vieilles rapetasseries de Virgile et de Cicéron » : comme s’ils pouvaient faire autre chose que des « bouquets fanés ». Avec des accents tout nouveaux, ils font des lettres une partie de l’honneur national et comme une province de la patrie.

Contre les ignorants, ils maintiennent la nécessité de l’étude, de l’art, du travail ; que la nature toute seule ne fait pas des chefs-d’œuvre, et que les anciens seuls nous enseignent la façon des chefs-d’œuvre. Mais, non plus que Boileau, ils ne donnent pas tout à la science et au travail : ils exigeaient le don, le génie. « Tous ceux, disait Ronsard, tous ceux qui écrivent en carmes, tant doctes puissent-ils être, ne sont pas poètes », et il n’admettait à l’œuvre divine de la poésie que les hommes « sacrés dès leur naissance et dédiés à ce ministère ». À eux seulement s’adressent les leçons, dont voici la substance.

« Laisse, dit Du Bellay, toutes ces vieilles poésies françoises aux Jeux Floraux de Toulouse et au puy de Rouen, comme Rondeaux, Ballades, Virelais, Chants royaux, Chansons, et autres telles épiceries… — Jette-toi à ces plaisants épigrammes,… à l’imitation d’un Martial… Distille… ces pitoyables élégies, à l’exemple d’un Ovide, d’un Tibulle et d’un Properce… — Chante-moi ces odes inconnues encore de la muse françoise, d’un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine. » On pourra faire des épitres, élégiaques comme Ovide, ou morales comme Horace ; des satires, à la façon d’Horace. On fera des sonnets, selon « Pétrarque et quelques modernes Italiens » ; de « plaisantes églogues, rustiques à l’exemple de Théocrite et de Virgile, marines à l’exemple de Sannazar, gentilhomme napolitain » ; de coulants et mignards hendécasyllabes, à l’exemple d’un Catulle, d’un Pontan et d’un Second ; des comédies et tragédies, dont on sait bien où sont les « archétypes ». A Ronsard, orné de toutes « grâces et perfections », appartiendra d’imiter Homère, Virgile, Arioste, et de donner à la France une épopée. Partout, on le voit, les Italiens sont mis sur le même pied que les anciens : tant il est vrai, comme on ne le redira jamais trop, que l’Italianisme a été le principe et la condition de notre Renaissance. Au reste, c’est une substitution générale des genres anciens et italiens aux genres du xve siècle que la Pléiade a tentée et opérée en effet. Mais cela, en soi, était excellent : à la place de formes étroites, maigres et compliquées, telles que la Ballade et le Chant royal, les formes antiques, larges, simples, réceptives, si je puis dire, mettaient l’inspiration à l’aise, et se prêtaient à revêtir une beauté bien supérieure. Même le sonnet était infiniment au-dessus du rondeau, dépouillé de la gentillesse puérile du refrain, tour à tour ample, ou mâle, ou tendre, ou passionné, et selon le mot de Burckhardt, précieux condensateur de l’émotion lyrique.

Les anciens ne pouvaient donner à Ronsard les modèles de sa versification : ici, bon gré mal gré, il devait suivre et continuer ses devanciers, Clément Marot, Jean Le Maire, Villon. Il le fit sans hésiter. Il n’essaya jamais la chimère des vers métriques : une seule fois, il tenta de faire des vers sans rime. Du Bellay, comme lui, reconnut la rime comme un élément essentiel de la versification française : « fâcheux et rude geôlier, et inconnu des autres vulgaires ». Mais les anciens leur apprirent du moins la valeur de la technique, et leur inspirèrent la passion de perfectionner l’instrument que la langue et l’usage mettaient à leur disposition.

Du Bellay veut la rime volontaire, propre, naturelle, juste enfin « comme une harmonieuse musique tombante en bon et parfait accord ». Il la veut riche, exacte pour l’oreille, point curieuse, et point facile : qu’on ne fasse pas rimer le simple avec le composé. Malherbe ne parlera pas autrement. Et ne croit-on pas entendre encore Malherbe, et même Boileau, quand Ronsard défend de sacrifier « la belle invention » et la justesse de l’expression, c’est-à-dire la raison, à la rime ? Il proscrit l’inversion, l’hiatus, exige le repos à l’hémistiche, et ne pardonne à l’enjambement qu’en faveur des anciens qui usaient des rejets. Sur l’élision de l’e muet dans l’intérieur du vers, sur l’alternance des rimes féminines et masculines, rien de plus classique que les enseignements de Ronsard.

Mais on le sent artiste dans l’attention qu’il donne à la sonorité des vers, dans cette curieuse prière qu’il adresse à son lecteur de ne point lire sa poésie « à la façon d’une missive ou de quelques lettres royaux », dans des remarques telles que celle-ci sur la valeur sensible des sons : « A, O, U, et les consonnes M, B, et les SS finissant les mots, et, sur toutes, les RR qui sont les vraies lettres héroïques, sont une grande sonnerie et batterie aux vers ».

« Les alexandrins tiennent la place en notre langue, telle que les vers héroïques entre les Grecs et les Latins. » Voilà la vraie trouvaille de Ronsard en fait de rythme, et le grand service rendu par la Pléiade à la poésie : sous l’influence de l’hexamètre latin, l’alexandrin, création du moyen âge, et dont Rutebeuf avait montré la force et la souplesse, l’alexandrin, délaissé au xive et au xve siècle, ignoré ou à peu près de Marot, est retrouvé, relevé, remis à sa vraie place, qui est la première : ce n’est pas tant le vers noble de notre poésie, que le vers ample ; et c’est par là qu’il vaut. Ronsard a pu se repentir, et revenir dans sa triste Franciade au grêle décasyllabe : son œuvre était faite et a prévalu contre lui-même. Il avait pour trois siècles au moins donné la haute poésie à l’alexandrin.


1. LA LANGUE.


Pour la langue, les Romains se faisant d’après les Grecs un vocabulaire philosophique, scientifique et même poétique, indiquaient à la nouvelle école la méthode à suivre : et l’on voit tout de suite le danger. Car la langue littéraire de Rome est une création artificielle, et peut-être aurait-il été mieux ici d’essayer de ne point répéter les procédés un peu factices des écrivains latins. Mais ce précédent, autorisé par tant de chefs-d’œuvre, a fasciné nos poètes ; d’autant qu’une idée erronée les poussait encore dans le même sens : c’est qu’une langue est d’autant plus parfaite qu’elle a plus de mots. Tout le xviie siècle devait réagir, et même parfois avec un peu d’excès, contre cette doctrine ; mais vers 1550, dans l’état de la langue, l’erreur était et nécessaire et bienfaisante.

Bien des mots manquaient encore à la langue ; quand l’esprit se gonflait de tant d’idées, il fallait bien que le vocabulaire se remplît : il était impossible de ne pas innover beaucoup dans l’expression. Il fallait jeter bien des mots dans la langue ; les meilleurs resteraient, élus par l’usage ; une sorte de concurrence et de sélection naturelle déblaierait le vocabulaire peu à peu. Ce qu’on peut demander alors, c’est que celui qui fait des mots nouveaux les fasse par bon jugement. Je trouve, tout compte fait, six procédés indiqués par Du Bellay et par Ronsard pour l’enrichissement de la langue :

1o  On peut emprunter aux Latins ou aux Grecs leurs termes. Mais Ronsard s’élève contre les Français qui « écorchent le latin » : il serait le premier à se rire de l’écolier limousin. Et dans son œuvre il est bien loin d’avoir pris la même licence que Rabelais, Calvin ou Amyot : Du Bellay fut prudent aussi, et heureux dans ses essais, puisqu’il lança le mot de patrie.

2o  « Tu composeras hardiment des mots à l’imitation des Grecs et des Latins. » Ce conseil de Ronsard contient une demi-vérité : le mode de composition qu’il indique est bien français ; mais s’il n’eût subi la fascination des langues anciennes, il se fût aperçu que notre langue ne compose ainsi que des substantifs : pourquoi un gosier mâche-laurier est-il ridicule ? et pourquoi un presse-papiers, un essuie-main ne le sont-ils pas ? Au moins Ronsard ne veut-il pas que ces composés soient « prodigieux », mais, comme tous « vocables » nouveaux, « moulés et façonnés sur un patron déjà reçu du peuple ».

3o  « Use de mots purement français », disait Du Bellay, et il ne permettait qu’un usage très modéré et habilement exceptionnel de « vocables non vulgaires ». Ronsard, plus hardi, plus novateur, compte surtout, lui aussi, sur les ressources propres du français : c’est de lui-même qu’il tirera les richesses qu’il lui apportera. D’abord il conseille de « remettre en usage les antiques vocables ». Qui ferait « un lexicon des vieux mots d’Artus, Lancelot et Gauvain », ferait œuvre de « bon bourgeois », œuvre patriotique et utile. On choisirait de ces vieux mots les plus « prégnants et significatifs » pour servir à la poésie.

4° On ne craindrait pas de mêler au langage courtisan les meilleurs mots de tous dialectes et patois français, « principalement ceux du langage wallon et picard, lequel nous reste par tant de siècles l’exemple naïf de la langue française ». Cela ne vaut-il pas le gascon de Montaigne ? Et l’histoire de la langue ne nous fait-elle pas voir dans de nombreux cas cette pénétration de notre pur français par les dialectes de langue d’oïl qu’il a supplantés et relégués au fond des champs ?

5° Légitime aussi est l’emploi des termes techniques et de métiers : et de hanter « toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques », c’est pour le poète un excellent moyen d’élargir le vocabulaire littéraire.

6° Plus originale, plus audacieuse est la méthode si fort préconisée par Ronsard : le provignement des mots : « Si les vieux mots abolis par l’usage ont laissé quelque rejeton, tu le pourras provigner, amender et cultiver, afin qu’il se repeuple de nouveau. » Ainsi de lobbe, on tirera lobber, de verve, verver, d’essoine, essoiner. On voit que le provignement de Ronsard n’est que l’imitation réfléchie de révolution spontanée du langage ; si d’impression sont sortis impressionner, impressionnable, impressionnabilité, n’est-ce pas un provignement opéré par l’instinct naturel du peuple ? Et c’est là, avec nos procédés de composition, le principal moyen de développement du français moderne.

On le voit, le système de Ronsard n’a rien en soi de très déraisonnable, ni de très contraire au génie de la langue. Son grand tort est d’être un système : mais, je le répète, ne le fallait-il pas alors ? Ronsard a très bien reconnu deux choses : 1° qu’il fallait innover avec prudence et choix ; 2° qu’à l’usage seul appartiendrait d’autoriser les innovations, et d’en faire des acquisitions définitives de la langue. Il ne donne en somme au poète qu’un droit de proposition. Ce n’est pas un brouillon, c’est un poète qui a l’idée, le sens de la forme : il a travaillé la langue, comme il a travaillé le vers, et il travaillera la phrase. C’est qu’alors il n’y a pas seulement faute de façon en notre langue : quand il commence d’écrire, dix ans avant les Vies d’Amyot, il y a vraiment encore un peu faute d’étoffe.



1. L’ERREUR DE LA PLÉIADE.


Son but, c’est par les rythmes, par le choix et l’ordre des mots, de créer une forme belle. « Tu te dois travailler, dit-il, d’être copieux en vocables, et tirer les plus nobles et signifiants pour servir de nerfs et de force à tes carmes, qui reluiront d’autant plus que les mots seront significatifs, propres et choisis. » Voilà qui est excellent. Mais, dans sa fuite de la platitude, Ronsard force la construction française : il dira « l’enflure des ballons », à la mode des vers latins, pour les ballons enflés. Le tort qu’il a eu, c’est d’essayer cela deux siècles et demi trop tôt : nos romantiques ont légué à nos naturalistes le goût des substantifs abstraits mis à la place des adjectifs classiques. Une erreur plus grave de Ronsard, c’est d’avoir méconnu la valeur poétique de ce que M. Taine appelle si bien les mots de tous les jours. Entraîné par son préjugé aristocratique, ce gentilhomme poète trouve plus de beauté, de grandeur dans les termes de guerre, et dans tous ceux qui désignent les occupations de la vie noble. C’est confondre fâcheusement la qualité sociale avec la dignité esthétique.

D’autre part, si curieux qu’ait été Ronsard de s’éloigner du vulgaire, il n’a jamais hésité à condamner les auteurs turbulents qui, « voulant éviter le langage commun, s’embarrassent de mots et manières de parler dures, fantastiques et insolentes ». Il veut que l’on soit clair, en n’étant pas commun ; et, qu’il s’agisse de l’élocution ou de la conception, il hait l’extravagant et l’inintelligible.

On a tort de lui jeter toujours à la tête le quatrain qui précède la Franciade : car il a posé nettement pour règle que les inventions du poète devront être « bien ordonnées et disposées, et bien qu’elles semblent passer celles du vulgaire, elles seront toutefois telles qu’elles pourront être facilement conçues et entendues d’un chacun ». Tout au moins d’un chacun qui soit honnête homme, de bon esprit et suffisamment cultivé.

On oppose généralement Ronsard aux classiques : il serait plus juste de noter combien déjà le jugement de Ronsard est classique. Ce qui lui échappe, et à tous encore, c’est le trait d’union de l’antiquité et de la vérité, le principe qui concilie, réunit l’imitation et l’originalité : ce sera la grande trouvaille du xviie siècle, et de Boileau, de fonder en raison le culte des anciens. Ronsard n’a pas vu nettement que les anciens sont les modèles, parce que la nature est fidèlement exprimée en leurs œuvres, et qu’ainsi de s’adresser à eux, ou à la nature, c’est la même chose : que du moins ils nous guident dans le choix des objets et des moyens d’imitation.

Faute de cette idée directrice, il hésite, il s’embrouille, il patauge, il s’égare. Il n’arrive pas plus que Du Bellay à définir nettement ce qu’est le renouvellement des thèmes d’inspiration qu’il tente : la Pléiade n’a fait rien moins que de placer dans le sentiment la source de la poésie, qui jusque-là était placée dans l’esprit. Ce que Villon seul avait fait en deux ou trois endroits, d’exprimer les plus intimes réactions de l’individualité au contact de la vie, de mettre par conséquent une sincérité sérieuse au fond de l’œuvre poétique, Ronsard et son école en firent la loi et comme l’essence de la poésie moderne. Par eux elle fut apte à devenir, selon la belle formule que M. Brunetière a donnée du lyrisme, la réfraction de l’univers à travers un tempérament.

Mais ici Ronsard n’a pas eu une nette conscience de l’œuvre à laquelle il travaillait. Toutes ses formules sont vagues ou fausses. Il demande « une naïve et naturelle poésie ». En bon classique, il préfère la vraisemblance à la vérité, c’est-à-dire la vérité générale à la vérité particulière, les êtres normaux aux monstres accidentels. Mais quand il veut s’expliquer, il ordonne au poète « d’imiter, inventer ou représenter les choses qui sont ou qui peuvent être » : voilà qui va bien, mais il ajoute : « ou que les anciens ont estimées comme véritables ». Et cela gâte tout. Car bien qu’il n’ajoute cela que pour justifier l’emploi de la mythologie, je sens là une erreur générale : Ronsard pose les anciens à côté de la nature, non comme offrant déjà la nature, mais comme égaux à la nature dans les choses même où nous n’y trouvons ni raison ni vérité, où leur nature enfin n’est pas la nôtre. Et du coup la sincérité de la poésie reçoit une grave atteinte.

De là vient cette stupéfiante Préface de la Franciade, où, précisant le retentissant appel de Du Bellay, il enseigne à faire le pillage méthodique des trésors de l’antiquité, à mettre les Grecs et les Romains en coupe réglée ; où l’imitation se fait un décalque servile, matériel, irraisonné ; où sans plus regarder la nature, sans entrer non plus en contact avec l’âme des anciens, on leur arrache ce qu’ils ont d’extérieur, de relatif, de local. La poésie devient comme un magasin de bric-à-brac gréco-romain, où sont entassés pêle-mêle toute sorte d’oripeaux et d’accessoires : et il est étrange que Ronsard, qui avait le bon goût d’aimer « la naïve facilité d’Homère », n’ait pas vu que le meilleur moyen de ne pas ressembler à Homère était précisément, pour un homme du xvie siècle… de s’habiller, de parler, de marcher comme le lointain aède des temps héroïques. Cependant, ici encore, il n’y a que demi-mal, si la force du tempérament est capable de soulever ou d’écarter la masse énorme des réminiscences. C’est ce qu’il nous faut maintenant demander aux œuvres de la Pléiade.


CHAPITRE II

LES TEMPÉRAMENTS


1. Du Bellay : un fin poète. — 2. Ronsard : sa gloire. Génie lyrique. Les Odes. Le tempérament étouffé par l’érudition. Ce qu’il y a de sincère et d’original dans Ronsard. Ronsard créateur de mètres et de rythmes. — 3. Décadence de la Pléiade : anacréontisme, italianisme. Desportes. — 4. Causes de l’oubli où tomba Ronsard.
1. JOACHIM DU BELLAY.

Du Bellay[38] précéda Ronsard : en même temps que sa Défense [39] il publia son Olive et son Recueil. Il offrait au public le sonnet et l’ode : il donnera aussi le premier modèle de la satire régulière, à la romaine.

C’est un doux et fin poète, fluide et facile, d’une grâce sérieuse et souvent mélancolique : aussi dissemblable que possible de Marot, et d’une inspiration toute lyrique et personnelle. Quand il songeait à Mellin de Saint-Gelais, il disait bien du mal du pétrarquisme : quand il mit son amour en sonnets, il pétrarquisa. Il ne se piquait pas d’une inflexible raideur. Il eût pu dire qu’il ne prenait pas Pétrarque tout à fait du même côté que Saint-Gelais : et malgré toutes les mièvreries et mignardises de l’Olive, il est vrai que le côté tendre, ému, sincère de Pétrarque ne lui a pas échappé, et qu’en l’imitant il a exprimé dans ses sonnets une façon d’aimer sérieuse et ardente, un idéalisme sentimental, qui ne ressemblent guère au pétrarquisme grivois de Saint-Gelais. Pour l’ode, Du Bellay, comme toute l’école, s’efface et s’absorbe dans Ronsard, et de lui comme de Ronsard il sera vrai de dire que ses meilleures odes sont des chansons ou des élégies.

Il restera dans notre poésie, comme un des maîtres du sonnet : non pas par son Olive malgré des pièces exquises, mais par ses Regrets et ses Antiquités romaines. Exilé à Rome dans son poste d’intendant du cardinal du Bellay, triste d’être si loin de son « petit Lyré », et ne pouvant penser sans larmes à la « douceur angevine », son âme endolorie n’en était que plus sensible aux impressions de ce monde étrange où elle languissait. Et toutes ces impressions se fixaient dans de pénétrants sonnets : sonnets satiriques, plus larges que des épigrammes, plus condensés que des satires, expressives images des intrigues de la cour romaine et des corruptions de la vie italienne ; sonnets pittoresques, où la mélancolique beauté des ruines est pour la première fois notée, en face des débris de Rome païenne ; sonnets élégiaques enfin, où s’échappent les plus profonds soupirs de cette âme de poète, effusions douces et tristes, point lamartiniennes pourtant : elles ont trop de concision et de netteté, et il y circule je ne sais quel air piquant qui prévient l’alanguissement.

Enfin, dans quelques pièces, Du Bellay se révèle comme un excellent ouvrier de rythmes vifs et délicieux : tout le monde connaît ces Vœux d’un vanneur de blé aux vents, un petit chef-d’œuvre d’invention classique, je veux dire de cette véritable invention qui ne consiste pas à créer la matière, mais à lui donner âme et forme.

Toutefois Du Bellay n’avait pas l’étoffe d’un chef d’école : il avait trop de délicatesse, trop de facilité à suivre tous ses goûts ; pas assez d’orgueil, de force et, si j’ose dire, de volume. Il ne pouvait que jeter quelques charmantes œuvres dans le cours de la poésie française, non pas le détourner ou le rectifier. D’autant qu’il ne faisait pas l’expérience complète et décisive : son imitation n’abordait pas de front la grande antiquité ; il allait à Virgile plutôt qu’à Homère, à Horace plutôt qu’à Pindare ; il s’amusait aux Italiens, comme Pétrarque, aux modernes latinistes, comme Pontanus ou Naugerius.


2. RONSARD : EFFORT VERS L’ODE ET L’ÉPOPÉE.


Par la force du talent, par la grandeur de l’effort, par l’éclat du succès, Ronsard est le maître de la poésie du xvie siècle. Il y fut adoré à peu près comme V. Hugo en notre siècle. Ce fut une gloire européenne : Élisabeth, Marie Stuart, le Tasse, souverains et poètes l’encensaient ; l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, jusqu’à la Pologne enviaient à la France le rival d’Homère et de Virgile. Et le président de Thou ne croyait pas faire une phrase quand il disait que la naissance de Ronsard avait réparé la perte de la France, vaincue ce même jour à Pavie. Cette renommée prodigieuse fut bâtie en dix ans, entre les Odes de 1550 et l’édition des Œuvres de 1560 [40]. À cette date, le Ronsard devant qui le siècle se prosterne, est complet. Les troubles civils tireront de lui une manifestation originale et considérable, les Discours, dont nous parlerons en leur lieu ; auprès des contemporains, ils ont plus nui que servi à sa gloire, en lui aliénant les protestants.

Mais la Franciade ? Elle ne parait qu’en 1572 : je ne dis pas au milieu des pires tourmentes religieuses et politiques, mais, ce qui est plus grave, à la veille des Premières Amours de Desportes (1573), et le recueil de Desportes, c’est la fin des grandes ambitions, c’est la banqueroute en quelque sorte de la Pléiade. Quelque admirée que la Franciade ait été à son apparition, elle fut sans influence : ce qui compte, ce ne sont pas les chants imprimés en 1572, c’est le dessein annoncé bien des années auparavant par Ronsard de tenter l’épopée, c’est la confiance unanime des poètes et du public qui, avec Du Bellay, le désignaient pour le souverain effort du poème héroïque, c’était l’admiration grave, le respectueux enthousiasme dont pendant tant d’années on entoura celui qui marchait dans les voies d’Homère et de Virgile. La gloire épique de Ronsard réside dans l’opinion qui précéda, qui attendit son œuvre, et non dans l’œuvre même, qui, somme toute, fit un médiocre bruit.

Cela me dispensera de m’attarder à la Franciade, qui est une erreur totale. Erreur de forme d’abord, chose grave en art : le choix du décasyllabe au lieu de l’alexandrin, où Ronsard trouva trop de caquet, tout en l’estimant aussi trop énervé et flasque, ce choix malheureux était un véritable recul, qui ramenait l’art au moyen âge.

Mais de plus Ronsard s’est trompé sur la définition du genre : il a pris l’épopée pour un roman. Il s’est trompé sur les conditions du genre : il a cru que l’épopée était une plante de tous climats et de toute saison. Il s’est trompé sur le choix d’un sujet : il a cru le prendre éloigné de la mémoire des hommes, et pourtant populaire ; ce n’était qu’une légende de clercs et de lettrés, ancienne il est vrai, et qui s’était perpétuée de Frédégaire à Jean Lemaire et Jean Bouchet. Ce Francus fils d’Hector, et fondateur de la monarchie franque, était une pâle figure, un thème d’inspiration bien vide, où nul afflux de tradition populaire ne mettait la vie ; le Tasse, et même le Père Lemoyne, même Chapelain ont bien mieux choisi. Cependant Ronsard pouvait encore faire quelque chose de son sujet, s’il y avait versé les sentiments généraux de cette nation qui depuis un siècle et demi commençait à prendre conscience d’elle-même, s’il avait su imiter la « curieuse diligence » de Virgile, et jeté toute la France, ses souvenirs, son âme et son génie dans ce mythe érudit.

Mais il se trompa sur les moyens : il ne fit pas une œuvre française ; il ne fut occupé qu’à coudre des lambeaux d’Homère et de Virgile, et n’échappa aux laborieuses froideurs des réminiscences que par la froideur plus laborieuse encore de la poésie de commande, dans ses notices officielles et insipides sur les prédécesseurs de Charles IX.

On a regretté parfois les erreurs de Ronsard dans la conception et l’exécution de sa Franciade : on a pensé que s’il les avait évitées, il eût pu faire une belle œuvre, et l’on allègue des fragments épiques, tels que le Discours de l’équité des vieux Gaulois. Il serait plus juste de dire que Ronsard n’a pas pu éviter ces erreurs, parce qu’il n’avait à aucun degré le sens épique. Le Discours de l’équité des vieux Gaulois en est lui-même la preuve. Il m’est impossible d’y voir autre chose que de l’éloquence en vers, de l’éloquence cherchée sur un thème quelconque, c’est-à-dire de la forte rhétorique : du Lucain ou du Claudien en français.

Le génie de Ronsard est tout lyrique. Aussi est-ce par le lyrisme qu’il a conquis ses contemporains ; et même devant la postérité, son échec n’a été que relatif, en dépit de l’absurde application qu’il a faite parfois de ses théories. Car si les principes généraux du système n’ont rien en eux-mêmes de trop choquant, Ronsard s’égare étrangement dans les procédés d’exécution, dans le passage du principe à l’œuvre. Il s’est trompé d’abord, ici encore, sur la définition du genre : il n’en a pas saisi l’essence, il n’a su que cataloguer les sujets traités par les anciens (notons que Boileau ne fera guère mieux). Ainsi il assigne à la poésie lyrique « l’amour, le vin, les banquets dissolus, les danses, masques, chevaux victorieux, escrimes, joutes et tournois, et peu souvent quelque argument de philosophie ». Sauf les « chevaux victorieux », il va de parti pris construire des odes sur tous ces thèmes, les « patronnant » sur la magnificence de Pindare, dont il tente de reproduire même les rythmes. De là ces odes pindariques avec leur monotone succession de strophes, d’antistrophes et d’épodes : division qui ne répond à rien pour nous, puisque, même chantées comme il le voulait, les odes de Ronsard ne règlent pas leur mouvement sur les évolutions d’un chœur. Tous les vers de la strophe et de l’antistrophe étant égaux, la correspondance rythmique n’est plus marquée que par la succession des rimes qui ne la fait pas sentir suffisamment : la strophe et l’antistrophe se fondent en une longue strophe, assez longue pour rendre insensible l’identité des épodes qu’elle sépare.

Puis la même diligence érudite que dans la Franciade a étouffé l’inspiration sous les réminiscences, sous la mythologie indifférente ; et pour reproduire la phrase brusque, magnifique et non vulgaire de Pindare, l’ode française s’est chargée de formes lourdes, dures et obscures. Cependant tout, ici, n’est pas à condamner : qu’on prenne la plus fameuse des odes pindariques, l’Ode à Michel de l’Hôpital, énorme machine de vingt-quatre strophes, antistrophes et épodes, et de huit cent seize vers : on y trouve, pour la première fois, un long poème d’une structure achevée, un rude effort de composition ; on y trouve du mouvement, et de ce mouvement lyrique qui tient à l’organisation rythmique, de l’éloquence aussi, une éloquence qui tient à la hauteur, au sérieux, à la sincérité de la pensée. Malherbe est déjà là dedans.

On ne peut dire que l’immense effort des odes pindariques ait été du tout perdu pour Ronsard : cette rude gymnastique le fit maître de ses rythmes ; il n’eut qu’à mettre de côté l’antistrophe et l’épode, pour avoir à sa disposition une belle forme lyrique. Mais dans les odes non pindariques, ainsi que dans les hymnes, élégies et poèmes divers qui font partie des œuvres, une certaine incohérence, un manque d’équilibre et d’harmonie éclatent. L’œuvre est inégale et mêlée, parce qu’une contradiction fâcheuse est au fond du génie même qui la crée. Il y a conflit entre l’intelligence et la sensibilité du poète. La perfection des classiques viendra de ce qu’ils emploieront l’imitation de l’antiquité à la manifestation de leur originalité. Ronsard, malheureusement, ne subordonne pas son érudition à son tempérament : il la préférerait plutôt : tout au moins, il suit indifféremment l’une et l’autre, comme sources également fécondes et légitimes d’inspiration. En sorte que l’érudition, n’étant pas mise au service du tempérament, le gêne et le restreint.

Le tempérament était voluptueux, sensuel, mélancolique, de cette mélancolie que la brièveté et la relativité des instables voluptés imposent aux sensuels : il subissait fortement l’impression des choses extérieures et la rendait en images, qui exprimaient la concordance ou le contraste de la nature visible avec les dispositions intimes de la nature subjective. En un mot, il y avait en Ronsard, pour peu que l’art et le métier s’y joignissent, un tempérament de lyrique élégiaque.

Ce qui lui manqua, ce fut une pensée originale, une pensée qui ne fût occupée qu’à faire entrer le monde et la vie dans les formes du tempérament, à projeter le tempérament sur l’univers et sur l’humanité : qui par conséquent permît au tempérament de dégager toute sa puissance, et de réaliser ses propriétés personnelles. Ronsard aurait-il eu assez de spontanéité pour absorber ainsi toutes choses en son moi, et de son moi ainsi manifesté remplir une grande œuvre ? Je ne sais : en tout cas, il travaille sans cesse à étouffer sous les acquisitions de sa mémoire les sollicitations de sa nature. Lamartine fait le Lac ; V. Hugo, la Tristesse d’Olympio ; Musset, le Souvenir : un seul thème, trois tempéraments de poète, trois façons de sentir, par suite de concevoir la destinée de l’homme. Ronsard, s’il eût trouvé les trois pièces chez des modèles, n’eût pas cherché à approprier le thème à sa nature, en créant une quatrième œuvre, pareille et, différente : il eût successivement fait un Lac, une Tristesse, un Souvenir. Et voilà l’irréparable vice de son œuvre.

Mais voici par où elle se relève. Ronsard est excellent, exquis, délicieux ou grand, chaque fois que par hasard son intention d’érudit tombe d’accord avec son tempérament (et alors l’imitation ne lui sert qu’à manifester dans une forme plus belle son sentiment personnel), ou bien chaque fois que son tempérament prend le dessus et refoule les réminiscences de l’érudit. Relisons toutes les pièces qu’on cite : ces sonnets, ces chansons, où le pétrarquisme est traverse des élans fougueux d’une passion sensuelle, où se fond une subtilité aiguë dans la douceur lasse d’une mélancolie pénétrante, ces élégies où le néant de l’homme, la fragilité de la vie, le sentiment de la fuite insaisissable des formes par lesquelles l’être successivement se réalise, s’expriment en si vifs accents par de si graves images, ces hymnes, comme l’hymne à Bacchus qui a le mouvement et l’éclat des Bacchanales que peignaient les Italiens, ces odelettes, où la joie fine et profonde des sens aux caresses de la nature qui les enveloppe, se répand en charmantes peintures, en rythmes délicats : tout cela, c’est le tempérament de Ronsard, fortuitement favorisé par son érudition, ou bien en rompant l’entrave. Et là, ce sont bien des chefs-d’œuvre, les premiers du lyrisme moderne, qui s’épand en toutes formes, et, négligeant les factices distinctions de genres que seule la spécialisation rigoureuse des mètres maintenait chez les anciens, met la même essence, la même source d’émotions et de beauté dans l’ode et dans le sonnet, dans l’hymne et dans l’élégie : ces chefs-d’œuvre se constituent par l’ample universalité des thèmes, et par l’intime personnalité des sentiments : c’est de l’amour, de la mort, de la nature que parle le poète, mais il note l’impression, le frisson particulier que ces notions générales lui donnent, la forme et la couleur par lesquelles se détermine en lui leur éternelle identité.

Et déjà la technique assure à ces œuvres une perfection qui les fasse durer ; je n’ai pas besoin de citer ce que tout le monde connaît : Mignonne, allons voir si la rose, ou Nous vivons, mon Panjas, ou Quand vous serez bien vieille ou l’Élégie contre les bûcherons de la forêt de Gâtine et mainte autre pièce. Car il y a dans Ronsard de quoi composer un volume où rien de médiocre n’entrerait.

Sa technique est celle d’un vrai artiste. Il a vu à quoi le métier devait servir, et il a bien compris, disons mieux, il a senti dans l’étude des anciens ce que la forme était en poésie. Il a essayé d’attraper cette forme-là, belle et parfaite. Il est loin d’y avoir réussi, et il nous est aisé d’être choqués de ses défaillances. Ici encore il a péché par érudition, toutes les fois que l’autorité des anciens lui a tenu lieu de raison. Il a péché aussi par impuissance ou insuffisance de génie, par négligence : il a souvent donné l’exemple d’une facture qu’il condamnait. Mais surtout il faut tenir compte de ce qu’il dégrossissait le premier la poésie moderne : s’il a ébauché la forme que ses successeurs devaient porter à la perfection, on peut lui passer beaucoup de défaillances nécessaires.

Il a eu deux grands mérites : d’abord, comme je l’ai dit déjà, il a restauré l’alexandrin. Puis, il a créé, mis en usage, laissé aux poètes futurs une grande variété de rythmes lyriques.

Sans doute il n’a pas tout inventé : la strophe de 6 vers (aabccd), qui est de beaucoup la plus fréquente dans les odes de Ronsard, était déjà très employée par Marot, qui même savait la diversifier en variant la longueur du vers ; il connaissait notamment la forme gracieuse qui consiste à donner trois syllabes aux second et cinquième vers, et sept aux autres [41], la forme aussi destinée à un si bel avenir, qui consiste à faire le troisième et le sixième vers sensiblement plus courts que les autres [42]. Certains entrelacements de rimes dans les strophes de cinq vers ont été fournis aussi par Marot. Le huitain de Villon et de Charles d’Orléans, le dizain de M. Scève, très en vogue depuis Deschamps, se retrouvent aussi chez Ronsard : même le quatrain qu’il appelle strophe saphique est dans les Psaumes de Marot, et par le principe de la succession des rimes (aaab — bbbc, etc.) nous ramène en plein moyen âge, jusqu’à Rutebeuf.

Mais Ronsard a singulièrement enrichi l’art de ses prédécesseurs : chacune de ses quinze odes pindariques est construite sur un type particulier [43] et dans le reste des odes, le nombre des vers dans la strophe, le nombre des syllabes dans le vers, le mélange des vers, et la succession des rimes forment plus de soixante combinaisons. Il a tenté les vers de 9 syllabes ; il a fréquemment usé du vers de 7. Il a très heureusement indiqué l’alexandrin comme mètre lyrique, et non pas seulement narratif : il l’a essayé aussi dans des combinaisons destinées à survivre. Marot, dans ses Psaumes, ne dépassait guère la strophe de 7 vers : celle de 5, et plus souvent celles de 4 et de 6, étaient les plus ordinaires chez lui : Ronsard y ajoute les strophes de 4, 10 et 12 vers dont il met en lumière la puissance expressive, en les dégageant des étroites contraintes où la ballade les tenait assujetties [44].

Il a manié toutes ces formes avec un réel instinct du rythme : s’il n’a pas semblé avoir une conscience nette du rôle des accents dans les vers, s’il n’en parle jamais, non plus que Du Bellay dans sa théorie, en fait il les distribue souvent avec un très juste sentiment. Libre à nous de trouver son vers rude et mal rythmé : que diraient nos compositeurs de la musique de Goudimel ? Il a eu le tort de ne pas élider toujours dans l’intérieur du vers l’e muet final précédé d’une voyelle (une vie sans vie), d’admettre trop facilement des enjambements d’un hémistiche entier et, qui pis est, dans plusieurs vers successifs : si bien que son alexandrin, parfois boiteux, est d’autres fois indéterminé, traînant en queue de prose, amorphe. Mais enfin il a posé les principes de l’alexandrin classique (qui se coupe à l’hémistiche et se couple par distiques), et il en a donné d’excellents modèles. Il a même aussi créé de belles périodes dans lesquelles les alexandrins ne se détachent plus les uns des autres, et déploient, comme chez V. Hugo, un rythme souple et continu. Dans les vers lyriques, quiconque entendra les mêmes strophes dans les Psaumes de Marot et dans les Odes de Ronsard, comprendra ce que celui-ci a apporté : rythme, sonorité, mouvement, harmonie, tous les éléments qui font la valeur esthétique de la strophe. Il est aisé de remarquer comment chez Ronsard, abstraction faite de l’idée et du style, la simple pression du mètre, l’agencement tout mécanique du rythme enlèvent vigoureusement la strophe, et lui communiquent une sorte de rapidité impétueuse.

Nous avons donc affaire en Ronsard à un poète, déjà même à un grand poète. Son grand malheur est venu non pas tant des erreurs de son système que d’avoir eu un système, en vertu duquel il a agi sans et contre la nature. Il a mené trop loin la réaction nécessaire contre le naturel facile ; au lieu de perfectionner le naturel, il l’a contraint, parfois exclu. Il a réussi, chaque fois que s’est fait un juste équilibre de son art et de son inspiration, et que la réflexion n’a point paralysé la spontanéité. Alors il a mis la poésie dans sa voie : il a indiqué le but, qui est d’exprimer la nature dans une forme parfaite. Il a indiqué les moyens, qui sont l’étude et l’imitation des anciens. Il a préparé le xviie siècle et l’art classique. Son génie est surtout lyrique : mais en maint endroit, dès qu’il s’agit des sujets graves et moraux, l’idée prend le dessus sur le sentiment, le raisonnement sur l’effusion, et le lyrisme tourne en mouvements oratoires. Tels hymnes de Ronsard sont des discours, analogues aux Épîtres de Boileau. Ce qui manque surtout à Ronsard, ce qui reste à acquérir, c’est l’indépendance intellectuelle, la nette conscience du sentiment personnel, le goût : en un seul mot, la raison. Et toute la justification de Malherbe est là.


3. RETOUR À L’ITALIANISME.


Autour de Ronsard pullulent les poètes : tout s’incline, même Mellin de Saint-Gelais, qui un moment voulut lutter. Tout le monde imite les procédés du maître. La Pléiade et ses alentours fournissent des pièces charmantes aux anthologies : Baïf, Magny [45], d’autres encore sont loin d’être sans mérite. Mais leur œuvre n’est qu’un diminutif et qu’un écho de celle de Ronsard. Ils n’apportent rien qui ne soit en lui, à un degré supérieur. Ils sont peu « distincts », peu « nécessaires ». Il ne faut donc nous arrêter à l’école de Ronsard que pour voir s’accuser les vices, les excès de la réforme, et les hautes ambitions s’effondrer par une rapide dégradation.

Nous remarquons ainsi les témérités de Baïf, qui forge des comparatifs et des superlatifs à la manière latine, qui tente des vers métriques sur le patron des vers latins : ainsi le génie propre de la langue, le caractère original de la versification française sont méconnus [46]. L’insuffisance du tempérament éclate dans Belleau [47], avec qui la nouvelle école verse dans le descriptif, ressource ordinaire des inspirations épuisées.

Mais le plus grave, et qui marque le mieux l’échec final de Ronsard, même en ce qu’il a d’excellent, c’est qu’il se fait comme un trou entre lui et Malherbe : la poésie ne poursuit pas son développement avec une égalité continue, à la hauteur où il l’a mise. Elle retombe après lui, dès son vivant, et ce sont les plus hautes parties, les plus utiles, qui devront être relevées et consolidées par Malherbe. En effet, on laisse les grands modèles, Homère, Pindare : on saisit Virgile par le côté sentimental et alexandrin de sa poésie. On redescend vers Saint-Gelais, en mouillant l’esprit de molle mélancolie ou de tiède volupté.

Ronsard venait à peine de rivaliser avec Pindare que Henri Estienne imprimait Anacréon (1554) : Ronsard y applaudit sans s’apercevoir que ces grâces alexandrines et gréco-romaines allaient éclipser la naïve grandeur des purs classiques. Belleau traduisit Anacréon, mais tout le monde voulut cueillir de ces jolies fleurs : ce fut à qui imiterait ces mignardises. Puis de l’antiquité mièvre on redescendit à la spirituelle Italie. Le pétrarquisme fleurit de plus belle ; l’Arioste fut le Virgile et l’Homère des poètes et des courtisans du dernier Valois. Ce ne sont que pointes et bel esprit chez Desportes [48], sécheresse de sentiment et grâces maniérées. Mais la forme des vers contraste avec la poésie : rien de plus parfait que certaines chansons de Desportes, par la vivacité légère du rythme. Il a donné surtout aux alexandrins soit continus, soit groupés en quatrains, en sizains, soit distribués en sonnets, une mollesse, une fluidité harmonieuse qui enchantent. Par sa forme, Desportes est encore tout lyrique. Par ses sujets, ses idées, son inspiration, il indique une déviation aristocratique de la Pléiade qui, sous l’influence italienne, et se vidant de plus en plus de sentiment pour faire prédominer l’esprit, aboutira à la délicatesse tout intellectuelle des Précieux.

Cependant une reine d’esprit naturel, dérivée de Marot, mais qui s’est teinte de fine émotion en traversant le domaine de Ronsard, circule encore dans la poésie : Passerat mêle la malice gauloise à la grâce sentimentale, et revêt le simple naturel des formes achevées de la poésie érudite ; dans son très petit domaine, il montre ce que peut le bon sens bourgeois appuyé sur la culture antique [49].


4. DISPARITION DE RONSARD.


Après 1573, on pourrait dire que Ronsard fut délaissé, ou plutôt qu’il ne fut guère imité que dans ses erreurs et ses. défauts ; on continua de l’adorer : mais son école s’adorait en lui ; aussi ceux qui attaquèrent l’école purent-ils croire légitime de frapper sur lui. Chacun se fit un Ronsard à sa mode : l’honnête Vanquelin de la Fresnaye, l’ardent et facile Régnier, pour s’en réclamer ; Malherbe, pour le condamner. Mais Ronsard durait toujours, était défendu, loué, imprimé. Chapelain, un des fondateurs à certains égards du classicisme, l’estimait plus poète que Malherbe. La dernière édition de Ronsard est de 1630 : c’est vers ce moment, entre 1630 et 1640, qu’il s’enfonce décidément dans l’oubli, où il se perdra, quand seront morts les derniers représentants des générations qui avaient assisté à sa gloire.

Les causes de l’étonnante disparition de Ronsard pendant deux siècles sont multiples. D’abord, sa langue le discrédite : où elle est de son invention, elle ne s’est pas imposée ; où elle est de son temps, elle a passé. Rien ne compensa suffisamment en lui la rudesse de la langue : Amyot, Montaigne ont été sauvés par leurs sujets, par l’objectivité, la généralité des choses dont ils parlaient. Ronsard, subjectif et lyrique, point moraliste, ni psychologue, n’a rien qui engage les lecteurs du xviie siècle à vaincre l’obstacle et le dégoût de sa forme surannée.

Puis il fut pris entre les deux ennemis qu’il avait combattus. La première fièvre de la Renaissance une fois calmée, Ronsard fut trop érudit, obscur et pédant pour le courtisan. Mais l’érudit n’avait pas encore adopté la langue vulgaire. Les humanistes avaient fondé un système d’éducation qui l’excluait. Les nouvelles générations arrivaient, nourries dans leurs collèges de Virgile et d’Horace, n’ayant parlé, écrit, étudié qu’en latin. Qui donc leur eût révélé Ronsard ? À ce moment précis, le monde n’existait pas encore, et c’est le monde qui pendant longtemps complétera l’enseignement des collèges, indiquera les Français dont il faut se souvenir, qu’il faut lire. Mais comme le monde n’a souci d’éruditions et suit son plaisir, il ne remonte point aux temps antérieurs ; une tradition mondaine, en fait de jugements littéraires, ne commence à se former que dans les dernières années de Malherbe, et c’est à partir du xviie siècle seulement que se constitue et s’enrichit peu à peu dans l’opinion de la société polie le dépôt des chefs-d’œuvre de notre littérature classique. On songea enfin d’autant moins à se retourner vers Ronsard qu’il était inutile : Malherbe, puis Corneille réalisaient le meilleur des vues de Ronsard, et du jour où ce qu’il avait de bon fut acquis et dépassé, les excès seuls et les défauts de son œuvre comptaient pour le public.

De là l’oubli profond, l’étrange mépris où tomba Ronsard, dont le nom devint représentatif de tout ce que le xviie siècle ne pouvait accepter, ni goûter, ni comprendre dans l’héritage du xvie. Mais si l’on veut être juste envers la Pléiade, on se souviendra qu’avant le romantisme, Ronsard est en somme notre plus certain lyrique ; en second lieu, qu’il est à peu près notre unique lyrique qui ait cherché son inspiration hors de la religion, hors même des faits historiques et de l’héroïsme, le seul qui ait tâché de tirer son œuvre des sources intimes du tempérament ; enfin, que Ronsard, c’est vraiment la première ébauche et la période, si l’on peut dire, préhistorique du classicisme : qu’alors dans la langue, dans la poésie, apparaissent une multitude de formes dont quelques-unes survivront, et deviendront les types parfaits, et stables pour un temps, de la poésie.

LIVRE IV

GUERRES CIVILES
CONFLITS D’IDÉES ET DE PASSIONS
(1562-1594)

CHAPITRE I

LES MÉMOIRES

1. Constitution des spécialités scientifiques. La philosophie : Ramus. L’érudition : H. Estienne. E. Pasquier. Savants : Paré, Palissy. — Les Mémoires : leur abondance. Monluc ; l’homme et l’écrivain. Brantôme.

Le progrès de la Réforme, dont le premier éclat avait surpris le catholicisme, l’obligea à se réformer et à se réorganiser. Il procéda à l’élimination des éléments trop décidément irréligieux que la Renaissance avait introduits dans l’Église ; il reconnut aussi sa corruption, et s’efforça d’y remédier par une énergique restauration de la foi, de la science et des mœurs. Il fit en sorte de donner moins de prise aux accusations que dirigeaient les protestants contre l’« idolâtrie papiste », et en même temps prit une offensive vigoureuse pour arracher à l’hérésie le terrain déjà conquis. L’Inquisition, les Jésuites et le Concile de Trente furent les trois instruments principaux de la Contre-Réformation catholique[50].

La France, où le protestantisme avait pris des forces sans parvenir à dominer, et qui déjà sentait assez son unité nationale pour ne pas y souffrir de rupture par la division religieuse, la France fut un des grands champs de bataille que l’Église et la Réforme se disputèrent. La lutte fut d’autant plus âpre, que les passions fanatiques furent aigries, enflammées, utilisées par les intérêts et les égoïsmes : la noblesse y prit l’occasion de jouer une dernière et sérieuse partie contre la royauté envahissante, et, sous les noms de protestants ou de catholiques, abrita des rancunes et des ambitions féodales. Mais il faut tenir compte surtout des individus, qui, prenant le déploiement de toutes leurs énergies pour règle et pour fin de leur activité, faisaient servir à eux-mêmes les causes qu’ils servaient, et ne cherchaient réellement dans le triomphe poursuivi du calvinisme, ou du catholicisme, que les moyens d’étendre et d’enrichir leur personnalité.


1. CONSTITUTION DES SPÉCIALITÉS SCIENTIFIQUES.


Pendant cette trentaine d’années de luttes furieuses que je n’ai point à raconter, la littérature poursuivit son progrès. Ronsard se compléta par la Franciade ; le large torrent de la Pléiade se réduisit à un mince filet ; Desportes hérita de Ronsard, et Malherbe même écrivit ses premiers vers.

Dans les œuvres à qui une idée d’art ne donne pas naissance, et qui usent de la prose, les conséquences du fait capital que j’ai déjà signalé continuent de se développer : les gens se distinguent, les esprits se spécialisent, et le domaine de la littérature se précise en se restreignant. Les conteurs limitent leur ambition et leur effort : entre la bouffonnerie épique, l’universalité scientifique de Rabelais, et la gauloiserie satirique sans portée des anciens conteurs français, ils déterminent une voie moyenne : Noël du Fail[51], surtout, mêle le réalisme pittoresque de la description des mœurs à la satire particulière des divers caractères de l’homme et des divers états de la vie.

La philosophie se sépare de la littérature : Ramus[52] ne nous appartient pas, parce qu’il écrit presque toujours en latin, mais pas davantage lorsque par hasard il use du français. Le talent littéraire lui a manqué : homme de lutte, protestant zélé, fougueux adversaire de la scolastique, d’Aristote et de la routine universitaire, humaniste, grammairien, mathématicien, philosophe, il faut bien que le don essentiel lui ait manqué, pour que ses enthousiasmes, ses colères, ses périls ne lui aient pas arraché quelques pages capables de lui assurer une place dans la littérature de son siècle, entre Paré et Palissy. Une idée seulement de Ramus le rattache à notre sujet : sa Dialectique, opposée à la Logique d’Aristote, fonde le raisonnement oratoire, qui se forme moins par l’exacte application de règles rigoureuses, que par le commerce et l’imitation des chefs-d’œuvre antiques, par le contact en quelque sorte des réalités concrètes où s’est manifestée la faculté discursive de l’esprit humain.

L’érudition, pareillement, et toutes les sciences se constituent hors de la littérature, avec leur caractère technique, et cette impersonnalité qui n’a rien de commun avec l’objectivité artistique. Cependant deux choses tendent à ramener les ouvrages de science et d’érudition dans notre domaine : la langue française, quand on l’emploie, toute concrète encore et chargée de réalité, et dont les mots apportent, au milieu des Abstractions techniques, les formes, les couleurs et comme le parfum des choses sensibles ; ensuite, le tempérament individuel, mal plié encore à la méthode scientifique, et qui jette sans cesse à la traverse des opérations de la pure intelligence l’agitation de ses émotions et les accidents de sa fortune.

Le tempérament domine dans Estienne[53], le savant auteur de l’incomparable Thésaurus de la langue grecque. Huguenot, hellèniste, gaulois et bourgeois, ami des bons contes, et passionné pour la langue française, entre ses continuels voyages et ses travaux philologiques, il trouva le temps d’écrire de mordants et spirituels traités, avec une verve et une verdeur de style fort remarquables. Un singulier mélange de vénération pour Hérodote et de haine du papisme lui fit écrire son Apologie pour Hérodote. Le même enthousiasme d’helléniste se mêla dans son dévouement au français vulgaire.

Ayant démontré copieusement la conformité du langage français avec son cher grec, il n’eut pas de peine à se convaincre de la prébellence de notre idiome sur le parler d’Italie, qui n’est que du latin : et comme il prouvait par exemples abondants la gravité, sonorité, richesse et souplesse du français, il était naturel qu’il tâchât d’en préserver la pureté des inutiles et plutôt dangereux apports de l’italianisme. Par ses piquants et fort sensés Dialogues du langage françois italianisé, Estienne se place parmi les ouvriers de la première heure, qui préparèrent la perfection de la langue classique. Plus le langage courtisan devenait le type de l’usage littéraire, plus il était nécessaire de le soustraire à la corruption de ce jargon d’outre-monts qu’apportaient les reines et les aventuriers d’italie, et que la servilité de nos raffinés s’empressait d’imposer à la mode. Henri Estienne, dénonçant par la bouche de son Celtophile tous ces vocables étrangers qui supplantaient les bons et natifs français, procéda à une épuration nécessaire : il fut de ceux qui préparèrent dans l’opinion le succès de Malherbe.

Étienne Pasquier[54], que nous retrouverons quand nous parlerons de l’éloquence judiciaire, prolongera sa vie jusqu’au début du xviie siècle littéraire : mais il est bien de la génération et de la période qui nous occupent. Latiniste et juriste très érudit et peu artiste, profondément bourgeois et Français, honnête, laborieux, de vie calme et de mœurs graves, d’esprit ardent et caustique tout à la fois, il est par son aimable solidité un des plus parfaits exemplaires de cette classe parlementaire qui a fait tant d’honneur à l’ancienne France. Ses Recherches de la France et ses Lettres, malgré la différence des titres, sont bien des ouvrages de même nature : des collections des dissertations sur tous sujets d’érudition. Histoire et archéologie historique, origines de la monarchie, des institutions, de la langue, de la littérature, actualités historiques et littéraires, tout cela, plus ou moins négligemment classé et distribué, c’est la matière des Recherches et des Lettres.

Et c’est ce désordre même qui maintient l’érudition solide et parfois heureusement novatrice de Pasquier dans la littérature : car on s’y heurte à l’homme à chaque instant. Un certain goût, une certaine humeur, enfin une nature d’homme apparaît sans cesse, qui court à son plaisir, suit une curiosité personnelle dans la prise de telle matière, dans ce libre vagabondage à travers tout l’inexploré des sciences historiques et philologiques. Dans ces causeries d’un érudit, impossible de ne pas entendre l’accent de son tempérament, et de détacher la vérité impersonnelle d’une forme originale de l’esprit qui la présente. En un mot, ces livres, dont la matière déjà nous échappe à proprement parler, nous appartiennent au même titre que les Mémoires : pour l’homme voué à l’activité intellectuelle, ses curiosités, sa quête de la vérité, ses découvertes et ses inventions d’idées, ce sont ses ambitions, ses campagnes, ses victoires et son butin ; et quand il raconte, comme Pasquier ce qu’en soixante ans d’études il a appris, il fait aussi réellement les Mémoires de sa vie que le soldat qui raconte soixante années de guerres, comme Monluc.

Je dirais la même chose des savants dont les ouvrages sont comptés encore dans l’inventaire de la littérature du xvie siècle. C’est parce qu’ils fournissent la naïve expression d’un tempérament personnel, et, en lui, de l’universelle humanité, que Paré [55] et Palissy [56] peuvent encore avoir d’autres lecteurs que les historiens de la chirurgie ou des sciences physiques et naturelles. Habitués longtemps à ne chercher d’éminents exemplaires de notre humanité que parmi les ouvriers bruyants de l’histoire politique, ou les brillants héros de la vie mondaine, nous nous complaisons aujourd’hui à saisir dans des vies plus modestes et plus obscures l’âme des siècles lointains, si irréductible tout à la fois et si identique à la nôtre.

Palissy surtout mériterait d’être lu plutôt que bien des auteurs de Mémoires politiques et militaires : quand il nous parle de son jardin, ou des engrais, et des terres, et des sels, et des eaux, est-il moins près de nous que celui qui nous raconte les démêlés du roi de France et de l’empereur, ou bien les amours et les intrigues d’une cour ? D’autant que la science de Palissy n’est point abstraite : ce curieux obstiné, qui vécut tant d’années pour son idée, ce sévère huguenot, qui n’échappa à la Saint-Barthélemy que pour mourir à la Bastille, s’est mis tout entier dans tous ses ouvrages ; il ne peut parler agriculture et chimie sans répandre au dehors toute son originale et forte nature, sa large intelligence, sa liante moralité, son ample expérience de l’homme et de la vie. Il y a dans cet inventeur des rustiques figulines un philosophe qui jette des vues profondes auxquelles nul ne fait attention, et que la postérité s’étonnera de rencontrer chez lui, quand le progrès de la science y aura lentement ramené les hommes : ainsi cette grande idée, liée à tout un système de la nature, en même temps qu’elle est la base de l’agriculture scientifique, cette idée que, les plantes empruntant au sol les aliments qui les accroissent, pour entretenir la fécondité de la terre, il faut lui rendre l’équivalent de ce que les récoltes lui enlèvent.

Il y a aussi dans Palissy un observateur sans illusions comme sans amertume, qui, par sa chimie morale, isole les éléments simples des âmes, et ces principes constitutifs qui sont les passions égoïstes : il y a même en lui un poète sensible aux impressions de la nature, aux formes des choses, et qui mêle aimablement dans son amour de la campagne un profond sentiment d’intime moralité et de paix domestique. Enfin, sans y penser, sans y prétendre, Palissy est un écrivain : il y a dans son style si net et si spontané, une force d’imagination qui fait jaillir l’expression non seulement adéquate à l’idée, mais représentative de la vie. La Recette véritable et les Discours admirables n’ont pas encore dans notre littérature du xvie siècle la place qu’ils méritent, au-dessus d’Olivier de Serres, au-dessus même d’Estienne et de Pasquier.


1. MÉMOIRES : BLAISE DE MONLUC.


Les guerres civiles n’interrompirent donc pas le mouvement intellectuel et la marche de la littérature. Mais l’histoire politique et l’histoire littéraire ne se développèrent point comme deux séries parallèles, sans communication réciproque : une étroite connexité, de continuels échanges d’action et de réaction les lièrent. Souvent les œuvres littéraires furent des actes politiques, quelquefois des actes décisifs : mais surtout l’état politique créa des conditions qui permirent à certains genres de grandir, ou de se transformer, ou d’éclore.

Au xvie siècle, les Mémoires commencent à pulluler, presque toujours agréables, parfois excellents. Les siècles précédents n’avaient guère eu que des chroniques : mais quand l’individu se prit lui-même pour objet et fin de son activité, quand il poursuivit au delà de la durée de son être terrestre l’immortalité de la gloire, on conçoit aisément quels stimulants, dans une race sociable et causeuse, excitèrent les hommes à écrire leurs mémoires. C’était une forte tentation et un vif plaisir, de poser soi-même et de dessiner le personnage idéal qu’on voulait être dans la postérité. En même temps s’était formé un public curieux de tels récits, et qui dans l’antiquité même ne goûtait rien tant que les vies, les portraits d’âmes grandes et hautaines se dépeignant par leurs actions. Les grandes guerres de François 1er et de Henri II, donnant occasion aux énergies individuelles de se déployer, fournirent un exercice aux auteurs des Mémoires. Puis les guerres civiles, surexcitant toutes les passions, lâchant toutes les ambitions, opposant des adversaires plus détestés et plus connus, leur offrirent une matière familière et domestique, ou les faits, moindres peut-être, sont plus riches de sens et d’émotion.

Dans la foule des Mémoires du xvie siècle, les Commentaires de Monluc[57] se détachent. C’est un Gascon, soldat de fortune, de cette petite noblesse provinciale, qui s’attacha directement à la royauté, et lui fournit tant de serviteurs dévoués et dociles, pour détruire les restes de la grande féodalité, et empêcher les princes du sang de la reconstituer. Vers quinze ans, il quitte le triste château où son noble père vit avec ses sept enfants d’un revenu de 800 à 1.000 livres. Page, archer, capitaine, mestre de camp, gouverneur de Sienne, colonel général de l’infanterie, lieutenant du roi en Guyenne, maréchal de France, au bout de près de cinquante ans de guerres, il fallut une terrible arquebusade qui lui enleva la moitié du visage, pour le contraindre au repos.

C’est alors qu’il dicta ses Commentaires, avec une mémoire merveilleusement présente, pour se consoler dans son inaction, pour se faire honneur et à sa patrie gasconne, enfin pour servir d’instruction aux capitaines. Il a conté sa rude vie, avec quelque précaution aux endroits scabreux, très avisé dans son apparente brusquerie, et bien maître de sa langue pour ne rien dire à, son désavantage : du côté de l’ambition et de l’intrigue, il s’est fait un peu plus candide que de raison. Mais pour le reste il s’est peint au naturel : noir, sec, vif, sobre, brave, cela va sans dire, mais d’une ardeur réglée par la finesse et la prudence, connaissant à fond le soldat, et sachant le prendre, très appliqué à son métier, très au courant de toutes les questions techniques, très attentif aux progrès de l’armement, un peu « Gascon » et vantard, frondeur et souple, honnête en somme autant que la guerre d’alors le permettait, dur par nécessité, homme de consigne et de discipline, dont le service du roi fut l’unique loi.

Capitaine incomparable plutôt que bon général, il est le type de ces officiers solides, sur qui les chefs comptent pour les entreprises impossibles : malade, presque mourant, on le charge de défendre Sienne ; ce fut l’époque héroïque de sa vie, et sa plus pure gloire. Il fit la guerre civile comme il avait fait les guerres d’Italie. avec le même dévouement sans réserve et sans scrupules au roi son maître. Sa cruauté est restée légendaire, et il a raconté lui-même sans sourciller les terribles exécutions qu’il a faites. Au fond il n’était ni protestant ni catholique ; il n’était pas cruel non plus. Il servait le roi, voilà tout, et il estimait que dans la guerre civile l’extrême rigueur est commandée. Sur la fin de son commandement, toutefois, après la Saint-Barthélemy, il se décida à révéler au roi Charles IX les conclusions de son expérience : à force de pendre et de tuer, il en était venu à penser que le roi, pour rétablir son autorité et la paix, devait accorder la liberté de leur culte aux protestants, en détacher peu à peu la noblesse ambitieuse en réservant la faveur et les emplois aux catholiques, enfin user la turbulence de ses sujets dans la guerre étrangère : ce n’est pas là le discours d’un fanatique.

Voilà l’homme : il n’est pas étonnant qu’il ait fait un livre utile aux capitaines. Henri IV, comme on sait, appelait ces Commentaires « la Bible du soldat ».

Mais Monluc a fait plus et mieux qu’un livre d’enseignement technique, plus et mieux aussi qu’un document d’histoire. En parlant de lui, ce Gascon nous peint l’homme, comme Montaigne, autre Gascon : avec toute la différence qui doit séparer un magistrat érudit d’un rude aventurier, il y a entre eux quelque parenté d’imagination et de style. Inégal, prolixe, prétentieux même, quand il veut se hausser à l’éloquence, Monluc est à l’ordinaire naturel, original, pittoresque, avec une abondance de détails particuliers qui font voir les choses, une vivacité de saillies et d’expressions trouvées qui font voir l’homme. Et ce vieux capitaine a tant de finesse native, tant d’expérience accumulée, il a tant fait pendant soixante ans pour faire jouer les ressorts des âmes de ses soudards, pour saisir ses supérieurs aussi par les propriétés de leur humeur, qu’en racontant sa vie, il dépasse sans y songer la couche superficielle des faits historiques ; il plonge à chaque moment dans les consciences, les découvre dans les actes, les gestes, les paroles ; il se découvre lui-même à nous jusqu’au fond de son être intime. Tout cela sans « psychologie », sans « analyse » : de tels mots seraient ridicules. Mais je veux dire qu’il rend la vie, et que nous ne voyons pas seulement dans son récit des enchaînements de faits extérieurs, nous y saisissons par surcroît les réalités morales qui leur servent de support.

Aux Mémoires personnels se rattachent toute sorte de vies et de récits où le narrateur, quel qu’il soit, a pour objet de déployer la richesse ou la beauté de quelque nature héroïque ou illustre. Ainsi, dès le début du siècle, le Loyal Serviteur racontait avec sa charmante simplicité les faits du chevalier Bayard : ainsi le rédacteur des Mémoires, du maréchal de Vieilleville [58] fit valoir le rôle de ce sage et honnête homme dans les conseils de François Ier, de Henri II et de Charles IX. Mais, en ce genre, ce qu’il faut placer en face de Monluc, c’est Brantôme [59].

D’assez bonne maison pour ne pas s’inquiéter trop de sa fortune, aventureux et aventurier, il n’a l’âme ni féodale ni moderne : sans foi chevaleresque, et sans patriotique affection, il court le monde, pour sa fortune, mais surtout pour voir, curieux admirateur de tous les égoïsmes qui se déploient avec force ou avec grâce. Le hasard d’une chute de cheval qui l’immobilise, en fait un écrivain : il raconte ce qu’il a vu, entendu, sans critique, sans probité d’historien, avec une sécurité d’indifférence morale qui garantit sa véracité. C’est le peintre de l’individualisme du siècle, étranger à toute grande idée, à tout sentiment universel, notant avec une égale sympathie, une égale chaleur de style les fortunes amoureuses des dames, et les hautaines entreprises des hommes de guerre ; rien ne le touche que la vie. l’intensité de l’expansion du moi ; et par là, cet immoral courtisan se trouve apte à saisir, à fixer les traits d’un L’Hôpital ou d’un don Juan d’Autriche.


CHAPITRE II

LA LITTÉRATURE MILITANTE


1. La poésie de combat. Discours de Ronsard. Les protestants : D’Aubigné et Du Bartas. — 2. Éloquence. Dégradation de l’éloquence de la chaire par la passion politique ou religieuse. Naissance de l’éloquence politique. L’Hôpital. Du Vair. Faiblesse de l’éloquence judiciaire. — 3. Les pamphlets. L’Apologie pour Hérodote. Le parti des politiques : Jean Bodin. La Satire Ménippée.
1. LES DISCOURS DE RONSARD ; D’AUBIGNÉ ET DU BARTAS.

Si quelque partie de la littérature devait souffrir de l’ardeur des discordes civiles, c’était, semble-t-il, la poésie, et pourtant il est vrai qu’elle leur doit quelques-unes de ses meilleures œuvres. Car le défaut de la Pléiade, c’était le pastiche, l’artificiel ; et il ne fut pas mauvais que les poètes fussent rappelés à l’actualité, sollicités de vivre de la vie de leur temps, de tirer de leurs âmes les communes émotions de toutes les âmes contemporaines. La grandeur des objets qui mettaient les hommes aux prises — c’était la religion avec la morale — faisait que l’actualité échauffait la poésie sans la rapetisser, la précisait sans la dessécher.

Jamais Ronsard ne fut mieux inspiré, plus simplement grand, éloquent, passionné, tour à tour superbement lyrique ou âprement satirique que dans ses Discours : jamais sa langue n’a été plus solidement et nettement française, son alexandrin plus ample et mieux sonnant ; jamais il n’a donné de meilleure expression de ses théories poétiques, auxquelles il ne songeait plus guère alors. Les Discours sur les misères de France ou sur le tumulte d’Ambroise, la Remontrance au peuple de France, et la Réponse aux calomnies des prédicans, l’Institution pour l’adolescence du roi Charles IX, débordent tantôt d’indignation patriotique, tantôt de passion catholique, et tantôt de dignité blessée : quand Ronsard montre l’héritage de tant de générations, de tant de vaillants hommes et de grands rois, follement perdu par les furieuses discordes de ses contemporains, quand il oppose le néant de l’homme à l’énormité prodigieuse de ses passions, quand il donne aux peuples, aux huguenots, au roi des leçons de bonne vie, quand enfin il dépeint fièrement son humeur, ses goûts, ses actes, alors il est vraiment un grand poète. Il enseigne à la poésie que le monde et la vie lui appartiennent, et que des plus familières comme des attristantes réalités elle peut sortir en ses plus belles formes.

La leçon ne fut pas perdue. C’était un disciple de Ronsard que ce capitaine huguenot qui, dans les loisirs forcés d’une blessure lente à guérir [60], mettait au service de ses irréconciliables haines une science des vers formée par les exemples de la Pléiade et par la pratique de la poésie mignarde et galante. Les Tragiques de D’Aubigné ne verront le jour qu’au xviie siècle, et nous les retrouverons au temps où le rude partisan se sera fait décidément homme de plume : mais il faut bien noter ici que ce chef-d’œuvre de la satire lyrique est né des guerres civiles, conçu dans le feu des combats, sous l’impression actuelle des vengeances réciproques ; même une partie du poème s’est fait « la botte en jambe », à cheval, ou dans les tranchées ; c’était un soulagement pour cette âme forcenée d’épancher dans ses vers le trop-plein de ses fureurs, qui ne s’épuisaient pas sur l’ennemi.

Tandis que D’Aubigné attendait maladroitement l’apaisement universel pour publier ses vers enragés, Du Bartas [61] se faisait reconnaître pour un grand poète protestant. Sa gloire inquiéta Ronsard, d’autant que l’esprit de parti se plut à exalter l’auteur des Semaines aux dépens de l’auteur des Discours. Oubliée en France et dans les pays catholiques, l’œuvre de Du Bartas resta populaire en pays protestant : de Milton à Byron, elle a laissé des traces dans la poésie anglaise, et Gœthe en a parlé en termes enthousiastes qui lui ont valu chez nous plus d’estime que de lecteurs.

Il y a de beaux morceaux dans Du Bartas : mais il n’y a que des « morceaux ». De par la conception première de l’œuvre, la Semaine n’est qu’une collection de « morceaux » rejoints et classés. Et tous ces morceaux sont descriptifs. Au fond, Du Bartas, qui peint la nature sortant des mains du Créateur, n’est qu’un Belleau protestant. Il a l’avantage de l’enthousiasme religieux ; mêlant sa foi dans tous les actes de sa pensée, il prend un sujet biblique, au lieu de je ne sais quelle indifférente histoire naturelle. Mais ce sujet n’en est pas moins tout descriptif, et je reconnais là l’esprit de la Pléiade dégénérée. Voilà pourquoi celui qui fut en son temps le rival de Ronsard n’est pour nous que l’émule de Belleau. Ses vers à effet, sa vigueur éloquente, sa phrase magnifiquement gonflée, ses passages éclatants n’y font rien : on pourra le faire admirer dans d’habiles extraits, mais le faire lire d’un bout à l’autre, jamais.

Et puis, permis à Gœthe, un Allemand, de n’y point faire attention : mais enfin celui dont Ronsard expia les péchés, celui qui méconnut le génie de la langue, qui l’enfla d’inventions fantastiques jusqu’à « la faire crever », celui qui alla à l’encontre de tous les préceptes et de l’esprit du maître, ce fut Du Bartas ; on sait l’abus qu’il fit des composés : « guide-navire, échelle-ciel, brise-guérets, aime-lyre », et une infinité d’autres. Il a compromis ainsi une tentative qui en elle-même était intéressante. Il a aussi très indiscrètement exercé le provignement recommandé par Ronsard. Sa langue est celle d’un provincial qui veut montrer aux Parisiens qu’on n’est pas arriéré chez lui : il exagère leurs modes ou leur jargon, et arrive à n’être que leur caricature. Il n’y a pas de réhabilitation à tenter pour lui.


2. ÉLOQUENCE. L’HÔPITAL ET DU VAIR.


Nous arrivons maintenant à des produits plus directs des discordes et de l’anarchie du xvie siècle. Toute une littérature oratoire et polémique en sortit.

L’éloquence, d’abord, en prit soudain un vigoureux essor. Non pas l’éloquence religieuse : car il fallut que l’apaisement se fit pour que la prédication catholique acquît cette solidité et cette gravité, dont Calvin avait donné les premiers modèles. Dans l’exaspération de la lutte, la parole chrétienne ne pouvait garder la décence de son caractère, ni les esprits chrétiens la mansuétude de leur Évangile : les protestants glissèrent à la virulence injurieuse ; les catholiques qui ne s’étaient pas encore réformés, retenant la vulgarité facétieuse des Maillard et des Menot, se donnèrent pour rôle d’exploiter et d’exprimer les passions de la populace [62]. L’éloquence dégoûtante, triviale, boulonne, sanguinaire des prédicateurs de la Ligue n’appartient pas plus à la littérature que, sous la Révolution, les diatribes de l’Ami du Peuple ou les grossièretés du Père Duchéne. En attendant que Henri IV ait remis la controverse et la prédication au ton qui leur convient, les débuts de Du Perron et de Du Plessis-Mornay [63]promettent dès lors de meilleurs jours.

Mais ce qui dégradait l’éloquence de la chaire lit naître l’éloquence politique. Il avait pu y avoir dans les siècles précédents quelques harangues vigoureuses, quelques saillies de naturel éloquent, auxquelles les États généraux, les assemblées de l’Université ou diverses occasions de troubles civils avaient pu donner lieu. Il n’y avait pas eu d’orateur à qui l’on pût donner vraiment ce titre ; il n’y avait pas de tradition oratoire. Voici que pour la première fois l’éloquence politique semble se constituer chez nous, par la coïncidence heureuse du retour à l’antiquité, qui offre les grands modèles, et d’un demi-siècle de discordes, qui, affaiblissant le pouvoir central, ouvrent aux divers corps de l’État la liberté de la parole [64]. Pendant les trente-cinq ans qui séparent la mort de Henri II de l’entrée de Henri IV à Paris, deux hommes se tirent de pair par le talent oratoire : L’Hôpital et Du Vair.

Il appartient à l’histoire d’estimer le rôle du grand homme de bien qui fut L’Hôpital [65]. Mais il nous faut chercher l’inspiration qui anima son éloquence. Confondant l’État et le roi, non comme le courtisan pour livrer l’État au bon plaisir du roi, mais pour que le roi fit du bien public son bien, il voulut fortifier le roi pour assurer la paix ; il se dévoua à combattre tous les fauteurs de sédition et d’anarchie, les ambitieux déguisés en fanatiques, et les fanatiques en qui le zèle faisait tous les effets de l’ambition. Il concevait la tolérance religieuse, en bon Français comme une nécessite politique, en bon chrétien comme un commandement de l’Évangile : les événements du siècle lui semblaient en donner la démonstration expérimentale, et il ne cessa de la prêcher, aux Rois, aux États, aux Parlements : c’était l’unique moyen de rétablir la paix sociale et de maintenir l’unité du royaume, disait-il quarante ans presque avant l’édit de Nantes. À travers ces hautes préoccupations, il n’oubliait pas qu’il était magistrat et chef de la justice : en même temps que ses Ordonnances réformaient les vices de la législation et de la procédure, il visitait les Parlements ; à Paris, à Rouen, à Bordeaux, il admonestait les juges, leur disait d’honnêtes et de fortes paroles, les rappelant à la probité, à l’exactitude, à la vigilance, avec un profond amour du peuple à qui la justice doit être une protection, non une charge.

Cet homme inébranlable au milieu des factions, qui ne cherchait pas le nom de bonhomme, sachant être ferme à ses propres risques, et que les grands soucis ne détournaient pas des petits devoirs, eut le culte et la passion des lettres : il se consola de sa disgrâce en faisant des vers latins. Aussi son éloquence est-elle parfois encombrée d’érudition. L’Hôpital ne se fait pas faute de citer à la file dans le même discours Philippe, Démétrius, Louis XII, Théopompe, Galba, et bien d’autres : cela passait pour gentillesse dans le monde lettré du Palais. Mais, heureusement, il avait une éloquence de tous les jours, qui vaut mieux. Il a la phrase un peu lente et pesante, mais traversée de brusques éclairs, et parfois ramassée en fortes sentences. Dans ses visites aux Parlements, sa parole est familière, pittoresque, haussée par l’intérieure élévation de la pensée, échauffée soudain de passion spontanée, et redescendant sans heurt à l’aisance d’une grave causerie. Mais dans la Harangue aux États d’Orléans (1560) et dans le Mémoire au Roi sur le But de la guerre et de la paix (1568), ses ordinaires remontrances en faveur de la paix et de la tolérance ont revêtu une forme singulièrement forte ; vigueur de raisonnement, mouvement pathétique, expression saisissante, toutes les parties d’un grand orateur se trouvent dans ces deux pièces.

Du Vair [66]n’a pas la brusquerie nerveuse ni le feu intérieur de L’Hôpital. Il n’en a pas non plus l’embarras. Il marche d’une allure plus aisée et plus égale. Il vise à la rondeur cicéronienne ; il étale un peu plus complaisamment en phrases déjà polies des développements généraux et des expansions sentimentales. Mais il a de la vigueur, un enchaînement solide et efficace de raisons, et je ne sais pourquoi, quand on a ses discours du temps de la Ligue, notamment son Exhortation à la paix, ou sa Suasion de l’arrêt rendu en Parlement pour la manutention de la loi salique, on va chercher dans la Harangue de d’Aubray un modèle de l’éloquence politique du temps. Littérairement, le style de d’Aubray, c’est à-dire de Pithou, est plus piquant : mais, à part un ou deux mouvements pathétiques, la force oratoire est moindre. Puis on a la bonne fortune d’avoir dans les œuvres de Du Vair les monuments d’une éloquence réelle [67] qui pendant six années, des barricades à l’entrée du Roi, dans les plus critiques circonstances, fut une arme au service de l’ordre et du droit : on voit alors le genre oratoire vivre véritablement, adapté à son milieu, et faisant son office.

Cela ne dura pas. Du Vair, faisant un traité de l’éloquence française, et des raisons pourquoi elle est demeurée si basse, blâmait le goût de vaine érudition qui gâtait tous les discours ; Pasquier s’en plaignait comme lui. Et les exemples de L’Hôpital, de Du Vair même, montrent combien l’amas des citations curieuses fut alors funeste au progrès de notre éloquence. Cependant les mêmes orateurs nous donnent la preuve que, hormis les discours d’apparat, ils savaient se décharger du fardeau de leur érudition. Il suffit qu’ils soient aux prises avec de rudes réalités, secoués de vraie passion, et dès lors ils ne s’amusent plus à faire montre de leur savoir d’humanistes. Qu’en pleine crise, L’Hôpital parle au roi, Du Vair au Parlement, et tous les deux parlent fortement, simplement, efficacement. Ce qui tua l’éloquence, ce fut le triomphe de la cause que ces deux hommes éloquents servaient : ce fut le triomphe de la royauté. Auguste avait supprimé l’éloquence romaine après, qu’elle avait fourni glorieusement une longue carrière : Henri IV, en pacifiant le royaume, ferma la bouche aux orateurs, qu’à peine on avait eu le temps d’entendre. Les œuvres de Du Vair sont à cet égard significatives : après les sept discours du temps de la Ligue, d’une éloquence simple et vivante, elles n’enregistrent soudain, à partir de l’entrée du roi à Paris, que des harangues de cérémonie, des discours d’ouverture au Parlement de Provence ou aux Grands Jours de Marseille ; la royauté absolue a tué l’orateur qui était en Du Vair ; il ne reste qu’un magistrat ponctuel, grave et un peu pédant. Les troubles des minorités sembleront réveiller l’éloquence politique : ils seront trop vite apaisés pour qu’elle ait le temps de renouer sa tradition et de produire des chefs-d’œuvre ; nous ne la retrouverons qu’au bout de deux siècles, quand la royauté absolue croulera.

Le même coup qui étouffa l’éloquence politique fut mortel à l’éloquence judiciaire, qui est liée naturellement à l’existence et au progrès de l’autre. D’abord l’expérience a montré partout ce que gagne le barreau au voisinage de la tribune, quand les relations sont journalières, le personnel à demi commun. Puis, il faut la liberté politique pour élever l’éloquence judiciaire au-dessus de l’argumentation strictement juridique et des gros effets de cour d’assises. Alors le discours d’affaires peut devenir une œuvre qui vaut et qui dure, même après que son utilité réelle et directe est épuisée. On le vit au xvie siècle. La gravité pédante du Palais n’avait rejeté le lourd appareil scolastique que pour imposer aux avocats l’accablante érudition de la Renaissance : on verra dans le Traité de Du Vair pourquoi nous n’avons pas même à citer ici la plupart des hommes qui de son temps représentaient l’éloquence judiciaire.

Mais il faut donner une mention à Estienne Pasquier, parce qu’il eut un jour à plaider une grande cause : en 1565, il soutint la requête de l’Université de Paris, qui contestait aux Jésuites le droit d’enseigner [68]. Pasquier donna cours à toute sa passion gallicane, et fit un plaidoyer vigoureux, mordant, parfois injurieux, qui, même pour nous, a de la chaleur et de l’intérêt : élargissant le débat, il traita de l’institution même des Jésuites, de leurs principes et de leur doctrine, de la question générale de l’enseignement laïque et de l’enseignement ecclésiastique, usant de la liberté du temps pour se lancera fond dans des discussions qui sont encore actuelles et brûlantes. Ce procès de l’Université et des Jésuites est l’affaire capitale du siècle : trente ans après que Pasquier n’avait pu empêcher le Parlement d’appointer la cause et de laisser les Jésuites en possession indéfiniment provisoire, l’Université, au lendemain de l’entrée du roi à Paris (1594), tenta un nouvel effort : l’avocat Arnauld se fit l’interprète de ses revendications et de ses jalousies : il parla avec plus d’emportement, de grossièreté même, mais plus de lourdeur et d’emphase que Pasquier.

Puis, comme l’éloquence politique, l’éloquence judiciaire, un instant soulevée au-dessus de la chicane journalière, eut les ailes coupées, et nous la verrons se traîner au xviie siècle sans pouvoir jamais sortir du pédantisme, tandis que l’éloquence religieuse, aidée des circonstances qui étouffent les deux autres genres, s’acheminera rapidement à sa perfection.


3. LA SATIRE MÉNIPPÉE.


À l’éloquence se rattache un genre auquel la vivacité de la lutte donna soudain un développement considérable. Le pamphlet fut alors une des formes principales de la littérature. Les réformés y recoururent de bonne heure, pour légitimer aux yeux des peuples leurs nouveautés et la rupture de l’unité religieuse : Calvin, Viret écrivirent vigoureusement, injurieusement contre les superstitions et l’immoralité de l’Église romaine. Le chef-d’œuvre du genre est l’Apologie pour Hérodote que j’ai déjà nommée ; Henri Estienne, pour défendre Hérodote dont la véracité était soupçonnée, imagina de démontrer que la sottise et la malice des hommes de son temps produisaient des effets aussi étonnants que les invraisemblables contes de l’historien grec ; et mettant ses haines huguenotes au service de ses goûts littéraires, il se prit à conter tant de graveleux et scandaleux exemples de la corruption catholique, à dauber fidèles et clergé avec une verdeur si rabelaisienne, que l’austère Genève crut entendre un accent d’impiété dans la trop pétulante gaieté de son champion.

La guerre civile greffa les controverses politiques sur les discussions théologiques et morales. Les réformés, poussés à la guerre par la persécution et par l’ambition des chefs de deux partis, ne se contentèrent pas de discréditer leurs principaux ennemis par d’outrageux, mais parfois éloquents pamphlets [69]. La nécessité de justifier leurs prises d’armes contre l’autorité royale dont leurs adversaires se couvraient, leur donna occasion de discuter l’étendue et le fondement du pouvoir monarchique. Ils réimprimèrent le Contr’un, et leurs érudits. Hotman, Du Plessis-Mornay, mirent en avant les théories nouvelles : la royauté élective et la souveraineté des États, les droits de la conscience contre la loi, la légitimité de l’insurrection, et même du régicide [70]. Quand l’ordre de succession traditionnel appela Henri IV au trône, les protestants quittèrent leurs doctrines, qui furent recueillies par les catholiques, et le régicide devint pour un temps la propriété des théologiens de la Compagnie de Jésus.

Les catholiques ne demeuraient pas en reste d’injures et de pamphlets : mais leurs passions ne trouvèrent point d’interprète qui les fit vivre dans une forme littéraire. Entre les deux partis extrêmes, un parti de modérés, amis de la paix, de l’ordre et de l’union, sa forma et peu à peu éleva la voix. C’était en somme la bourgeoisie, éminemment représentée alors par les gens de robe, qui faisait entendre et finit par imposer les réclamations de son honnêteté, de son sens pratique et de son patriotisme. C’était elle qui allait faire la France de Henri IV et de l’ancien régime, catholique mais gallicane, la royauté absolue, mais servie et contenue par le tiers état. Dans les efforts de L’Hôpital pour obtenir la paix religieuse, dans la résistance de Pasquier à l’établissement des Jésuites, dans le rôle de Du Vair qui essaie de réconcilier le peuple catholique avec le roi légitime, le même esprit se montre ; et l’action de ce tiers parti, qu’on dit des politiques et qu’on devrait dire des patriotes, se fait sentir. Ce parti, qui n’avait ni les armes ni le nombre, avait les lumières et le talent : il lutta par sa parole et par toute sorte d’écrits, s’efforça de gagner le sentiment national, de l’obliger à prendre conscience de soi-même et de ses pressants intérêts. L’Hôpital, Du Vair, si modérés, si graves, ne craignirent pas d’agiter l’opinion par d’éloquents et forts libelles.

À côté d’eux se range un des plus originaux et hardis esprits de ce temps, Jean Bodin [71], qui, député aux États de Blois de 1576, fit refuser par le tiers les subsides réclamés pour la guerre civile. Bodin malheureusement ne nous appartient pas tout entier : il écrivit en latin cette Méthode pour l’étude de l’histoire où abondent les idées neuves et fécondes, et cet étrange Heptaplomeres inédit jusqu’à nos jours, où avec une force incroyable pour le temps il confronte toutes les religions et les renvoie dos à dos, sans raillerie impertinente, comme expressions diverses de la religion naturelle, seule raisonnable, et comme également dignes de respect et de tolérance. Cette conclusion rattache le dialogue à la pensée maîtresse de Bodin.

Une idée analogue fait l’actualité de six livres de la République qu’il donne en 1576. C’est certainement une réplique à la Franco-Gallia d’Hotman. Mais Bodin a su faire autre chose qu’un pamphlet. Aux fantaisies historiques d’Hotman sur la royauté élective et la souveraineté des États, il opposa la théorie de la monarchie française, héréditaire, absolue, responsable envers Dieu du bonheur public ; avec une nette vue de l’état réel des choses, il vit dans l’État la famille agrandie, et dans l’absolutisme royal l’image amplifiée de la puissance paternelle. Autour de ces idées fondamentales, il groupa une théorie générale des formes diverses du gouvernement, de fortes études sur les progrès et les révolutions des États, des réflexions curieuses sur l’adaptation des institutions politiques aux climats, enfin de très libérales doctrines sur l’impôt et l’égale répartition des charges publiques : si bien que ce livre, sans éloquence, sans passion, pesant, peu attrayant, fonda chez nous la science politique, et ouvrit les voies non seulement à Bossuet pour la théorie de la royauté française, mais à Montesquieu pour les principes d’une philosophie de l’histoire.

Bodin fixa pour le tiers état la notion des rapports du pouvoir royal et du peuple. Cette doctrine était impliquée déjà dans les harangues de L’Hôpital : Du Vair ne manquera pas une occasion de l’affirmer, et elle sera le fond solide et comme la substance de la Satire Mênippée. Cependant les mêmes idées commençaient à agir sur les protestants : de larges esprits s’élevaient parmi eux, qui, revenant aux vrais principes de la première réforme, ne demandaient qu’à mettre d’accord leur conscience religieuse et leur devoir de Français au moyen des conditions posées par L’Hôpital et par Bodin. Le plus pacifique de ces modérés calvinistes fut un des plus vaillants soldats de la guerre civile, La Noue [72], ce petit gentilhomme breton qui forçait à tel point l’estime des deux partis, qu’en même temps il pouvait être envoyé du roi auprès de ceux de la Rochelle, et défenseur de la Rochelle contre le roi, au su et par la volonté des uns et des autres.

Ce soldat que les loisirs d’une prison firent écrivain, trouva le style qui convenait à son âme douce et. forte : un style familier et vigoureux, sans ombre de prétention ni d’effets. On put lire en 1587 ses Discours politiques et militaires, où il avait versé toute son expérience et tous ses souvenirs ; Français autant que protestant, il réclamait énergiquement la paix et la tolérance, seuls moyens de rétablir le royaume et les mœurs : il s’adressait aux catholiques autant qu’aux protestants ; car l’union dépendait des deux partis, mais surtout de celui qui avait la majorité du peuple et la faveur du roi.

Quand on songe combien L’Hôpital, Du Vair, Bodin, La Noue sont peu connus aujourd’hui, et combien la Satire Ménippée est sinon lue, au moins connue, on ne peut s’empêcher de trouver un peu d’injustice dans cette inégale répartition de la gloire. Car la Ménippée eut tout l’honneur de l’œuvre dont les hommes que j’ai énumérés avaient eu toute la peine. Cet immortel pamphlet n’eut pas d’action réelle : la Ligue était vaincue quand il parut. Mais il dut son succès précisément à ce qu’il vint à son heure, lorsque tout le monde était disposé à le goûter : il plaidait une cause gagnée, mais si récemment gagnée qu’un plaidoyer ne semblait pas encore superflu. Les partisans du roi y retrouvaient avec plaisir leurs sentiments : les ligueurs y trouvaient l’apologie de leur conversion ou achetée ou forcée. Le livre profitait du mouvement qui entraîne toujours l’opinion vers le vainqueur au lendemain de la victoire. En somme, il ne faut pas y voir une des forces qui opérèrent la réunion des esprits sous la royauté légitime, mais l’expression des volontés à l’instant de cette réunion. Et de là vint que son mérite et son succès ne furent pas de pure actualité : assez d’apaisement s’était déjà fait pour que la satire ne put se passer de grâce littéraire.

On sait comment la Ménippée fut composée, après l’avortement des États de la Ligue, par quelques bourgeois, laïcs ou clercs, catholiques de naissance ou protestants convertis, braves gens, sans fanatisme et sans fanfaronnade, qui aimaient la France, le roi et leurs aises [73]. Le corps de la satire est formé par la copieuse et bouffonne description des États de la Ligue. Ce sont d’abord les deux charlatans, espagnol et lorrain, qui débitent le précieux Catholicon : symbole expressif des ambitions qui entretenaient la guerre civile ; puis le pittoresque tohu-bohu de la procession ligueuse, charge plaisante de la réelle procession de 1590, mais en même temps véridique peinture de toutes les mascarades révolutionnaires : enfin les États, et cette fameuse suite de discours où, par un spirituel emploi de procédé satirique, chacun des meneurs vient se déshabiller lui-même devant le public, et livrer le secret de son égoïsme, jusqu’à ce que, dans la bouche de d’Aubray, la voix de la saine et honnête bourgeoisie française, tour à tour indignée, ironique ou piteuse, se fasse entendre.

Il ne faut pas surfaire la Satire Ménippée, même dans sa valeur littéraire. Si elle offre, dans sa partie principale, un plan arrêté et une claire composition, on y trouve aussi bien du désordre, des longueurs, peu de proportion et d’équilibre. Même la fameuse harangue de D’Aubray vaut par le détail et les morceaux, plutôt que par l’ensemble : le misérable état de Paris, ce pathétique début, qui sonne comme une péroraison cicéronienne, introduit une longue et diffuse relation, aussi peu oratoire que possible, des intrigues de la maison de Lorraine, qui nous ramène à la désolation de la ville. L’écrivain, à travers toutes les redites et les disparates, mêlant les personnalités injurieuses aux grandes généralités, la facétieuse causticité du bourgeois de Paris à la rhétorique savante de l’humaniste, finit par avoir dit tout ce qu’il faut. Là comme dans le reste de la satire, deux choses font leur effet, l’invention première et générale, cette idée de donner une représentation comique des États de la Ligue, puis le jaillissement de l’esprit, des saillies, des mots qui portent, qui peignent et qui piquent, les continuelles trouvailles de l’expression.

On a fait remarquer que, la Satire Ménippée étant de plusieurs mains, il était impossible de distinguer la part de chacun dans l’œuvre commune. A mon avis, c’est pour cela précisément que l’œuvre est littérairement d’ordre moyen : cette unité de ton résulte simplement de ce qu’aucun des collaborateurs n’a une personnalité tout à fait décidée. Bourgeois et érudits, ils écrivent en bourgeois et en érudits : ils ont l’esprit de leur classe et de leur temps : de là vient que leurs inspirations se fondent et se confondent si bien.

Mais il faut noter qu’ici encore la guerre civile et l’actualité ont aidé les esprits à secouer le joug de l’érudition, et fait passer en quelque sorte l’imitation de l’extérieur à l’intérieur de l’œuvre littéraire ; la nécessité d’être lu, compris et goûté de tous a fait que les auteurs de la Ménippée, et parmi eux un lecteur royal, n’ont plus pris aux anciens que ce qu’ils ont senti être conforme à leur raison, ce qui pouvait rendre leur pensée ou plus forte, ou plus sensible, ou plus agréable aux simples Français. Et ainsi la Ménippée tient sa place dans l’histoire de la pénétration de l’esprit français par le génie ancien.


CHAPITRE III

MONTAIGNE


Un pacifique : Michel de Montaigne. — 1. Comment les Essais ont été composés. Le décousu du livre. Langue et style de Montaigne. — 2. Montaigne vu dans son livre. Complexion, humeur, esprit. L’homme et le monde vus dans Montaigne. — 3. Le scepticisme, de Montaigne : son caractère, remède au fanatisme. Ses limites : affirmations positives. Optimisme épicurien et art de vivre : la morale de Montaigne. Ses opinions politiques et religieuses : vivre en paix. Affirmations complémentaires de la morale de Montaigne. Théorie de l’éducation. — 4. Montaigne et l’esprit classique.

Pendant que les passions politiques et religieuses tournaient la poésie, l’éloquence, la science même et la philosophie en armes envenimées au service des partis, un homme anticipait la paix future, et offrait à ses concitoyens trop forcenés encore pour le suivre l’image de l’état moral où la force des choses devait finir par les amener eux-mêmes.

1. LA FORME DES « ESSAIS ».

Michel de Montaigne[74], conseiller au parlement de Bordeaux, ayant résigné sa charge en 1570, à l’âge de trente-sept ans, se retira chez lui, dans son château de Montaigne en Périgord ; et là, sans souci de la guerre civile qui embrasait tout le Midi, il jouit de sa douce oisiveté de gentilhomme campagnard. Il avait l’esprit vif : dégagé des soucis pratiques et des affaires, il lut, il eut l’idée de faire un recueil de ses lectures, un mélange d’exemples et de réflexions, comme avaient fait l’Espagnol Pierre Messie et divers autres. Mais, peu à peu, il s’éleva au-dessus de cette besogne ; son entreprise lui fit développer son originalité. Il avait regardé les hommes, il se regarda lui-même, réfléchissant, conférant, ratiocinant, habile à extraire d’un fait une idée ; il fit ainsi la revue de toutes ses opinions, préjugés, croyances, connaissances, et ce faisant, il fit le tour des idées de son siècle. Il mena une vaste enquête qui aboutit à classer, à trier, parmi l’immense et confus apport de ces cent années qui avaient trouvé le nouveau monde et ressaisi l’ancien, ce qui pouvait être utile, à Montaigne sans doute d’abord, mais du même coup à ses concitoyens, et à tous les hommes qui auraient la tête faite comme lui : tout ce qu’il garda fut soigneusement expertisé, « contre-rôlé », ajusté, adapté, pour l’usage de l’intelligence.

Le résultat fut, au bout de dix ans, à peu près, de voluptueuse étude, deux livres d’Essais qui parurent à Bordeaux en 1580. Huit ans après, les Essais reparurent à Paris dans une « cinquième édition augmentée d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers ». Ces additions étaient souvent des citations ; l’auteur faisait profiter, je veux dire engraissait son œuvre de ses lectures. Elles étaient aussi des confidences : à mesure qu’il avançait, il prenait plus de plaisir à parler de lui. Le troisième livre, tout nouveau, montrait le progrès de l’âge de l’auteur : il est plus grave (n’entendez pas plus réservé), plus posé, que les deux premiers, les contes y tiennent moins de place, les idées s’y élancent moins en pointes, s’étalent davantage, semblent plus fermes, plus arrêtées. Pendant quatre ans encore, Montaigne continua son train de vie, inscrivant les acquisitions nouvelles de son esprit, des citations, des gaillardises aussi, aux marges d’un exemplaire des Essais, qui d’abord, avec d’autres notes manuscrites, servit à faire en 1595 l’édition de Mlle  de Gournay, « augmentée d’un tiers plus qu’aux précédentes impressions » : plus tard, ces notes complémentaires ayant disparu, l’exemplaire annoté fut reproduit en 1802 par Naigeon comme un nouveau texte des Essais [75].

Montaigne a bourré plutôt qu’enrichi son livre de tant d’additions, qui parfois obscurcissent ou rompent l’enchaînement des idées. Cependant ce gonflement maladroit a moins nui aux Essais qu’il n’aurait fait à un ouvrage mieux composé. Il faut avoir lu Montaigne pour savoir jusqu’à quel point le manque de composition lui est essentiel : Montesquieu même n’en approche pas. Pourquoi cette division en trois livres ? Pourquoi chaque livre contient-il plusieurs chapitres ? Pourquoi tel chapitre a-t-il une page, tel autre cinquante ? Pourquoi des titres aux chapitres ? Le titre se rapporte souvent à ce qu’il y a de plus insignifiant dans un chapitre : parfois, à rien du tout. Le fameux passage des « pertes triomphantes à l’envi des victoires », des « quatre victoires sœurs, les plus belles que le soleil aye vu de ses yeux », est au chapitre des Cannibales : et les six ou sept pages les plus exquises que Montaigne ait écrites sur les anciens et sur la langue française, s’accrochent, Dieu sait comme, à une citation de Lucrèce, dans un chapitre intitulé Sur des Vers de Virgile, tout juste au milieu des plus scabreuses réflexions que Montaigne nous ait défilées. Nulle part il n’y a plus d’unité, une idée générale mieux suivie que dans les trois cents pages qui s’intitulent Apologie de Raimond Sebond : mais justement le sens de tous ces beaux discours est une absolue condamnation du dessein de ce théologien, et dans le détail le singulier défenseur donne à chaque moment des démentis à son client.

Montaigne a fui le travail de la composition ; il n’a pas voulu se donner de mal. Mais il connaissait aussi bien que nous ce « fagotage de tant de diverses pièces » qu’étaient ses Essais. « Cette farcissure est un peu hors de mon thème, disait-il joliment un jour qu’il avait fait un écart un peu fort : je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde ; mes fantaisies se suivent, mais parfois c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue oblique… J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades… Mon esprit et mon style vont vagabondant de même… Je n’ai point d’autre sergent de bande à ranger mes pièces que la fortune : à mesure que mes rêveries se présentent, je les entasse ; tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent à la file. » Il se couvrait de Plutarque, coutumier aussi de ces « gaillardes escapades », et il avait fini par trouver que ce désordre, qui ne lui donnait pas de peine, était l’ordre même de son sujet. Ainsi montrait-il son « pas naturel et ordinaire, aussi détraqué qu’il est » ; comme, de plus, « la relation et la conformité ne se trouvent point en telles âmes que les nôtres », comme nos actions, toujours « doubles, bigarrées, et à divers lustres », ne se peuvent « attacher les unes aux autres », la vérité voulait qu’il « prononçât sa sentence par articles décousus ». Il ajoutait donc, il cousait des pièces nouvelles : il n’ôtait pas, il ne changeait pas. Montaigne nous en donne un peu à garder ici : il a corrigé, plus d’une fois, et fort heureusement, non pas même toujours pour la justesse de l’idée, mais pour la beauté de l’expression.

Il savait bien son fort et son faible : et nous ne pouvons mieux faire pour mettre en lumière les charmantes qualités de sa forme que de les lui demander à lui-même. « Je prends de la fortune le premier argument : ils me sont également bons, et ne desseigne jamais de les traiter entiers : car je ne vois le tout de rien… De cent membres et visages qu’a chaque chose, j’en prends un, tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, et parfois à pincer jusqu’à l’os : j’y donne une pointe, non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sais, et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. » De cette libre allure vient cette fraicheur vive d’impression qui donne tant de grâce primesautière, tant de force pénétrante aussi à son expression. Il appelle son style « comique et privé, serré, désordonné, coupé, particulier ; sec, rond et cru, âpre et dédaigneux, non facile et poli » : jamais style en effet n’a été moins apprêté, moins bouffi, moins solennel, plus familièrement alerte. « Quand on m’a dit, ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures : Voilà une phrase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent) :… oui, fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle partout ? me représenté-je pas vivement ? suffit. J’ai fait ce que j’ai voulu : tout le monde me reconnaîtra en mon livre, et mon livre en moi. »

Il se confesse au même lieu d’avoir « une condition singeresse et imitative », et de recevoir l’empreinte de tout ce qu’il regarde avec attention. Cela est vrai, et c’est tant mieux. Sénèque lui laisse de son nerf, Plutarque (celui d’Amyot) de sa vive bonhomie ; Lucrèce l’élève à quelque magnificence vigoureuse : mais c’est toujours Montaigne. Partout s’échappe sa franche et personnelle sensibilité, atténuant les saillies de haut style par le laisser-aller du langage domestique et quotidien, relevant la négligence du parler populaire par la chaude sincérité de l’accent, d’une façon tout originale et inimitable. C’est le moins styliste, le moins puriste des hommes : non pas qu’il ne fasse pas des corrections de style ; c’est un artiste ; mais il emploie son art à exprimer en perfection sa nonchalance cavalière, à éloigner du lecteur l’idée qu’on ait affaire en lui à un puriste, à un styliste ; il n’est’pas « de ceux qui pensent la bonne rhythme faire le bon poème », et il n’a cure d’où viennent les mots qui rendent sa pensée : « C’est aux paroles à servir et à suivre ; et que le gascon y arrive, si le français n’y peut aller [76] ».

Tout son livre témoigne de la vérité de ces déclarations. Dans ce style si vif, si éclairé, la phrase est étonnamment inorganique : si longue, si chargée d’incidents et de parenthèses, d’une construction si peu nette, qu’à vrai dire il n’y manque pas une cadence, mais, dans la force du mot, une forme. À cet égard il marque un véritable recul de notre prose. Calvin, Rabelais même organisent leur phrase plus artistement à la fois et plus conformément au génie de la langue. Montaigne a voulu que sa phrase fût l’image de son propos ; il n’a pas cherché la ligne, mais la vie.

Quant à sa langue, je ne sais si elle est aussi personnelle qu’on le croit : Montaigne a inventé moins qu’on ne l’a dit et dans son vocabulaire et dans sa syntaxe. Il a usé du latinisme largement, comme tous ses contemporains : il a provigné les vieux mots, il a dit esclaver, fantastiquer, grenouiller, etc. : si les mots sont de lui, le principe est de Ronsard. Il a usé insouciamment de son gascon : comme est ce mot de revirade qu’il met quelque part ; mais le gascon est pour lui ce qu’est le wallon ou le vendomois pour Ronsard, un dialecte apte à suppléer aux défaillances du français. Montaigne, en somme, fait de sa langue le même emploi que tous ses contemporains : il suit son besoin, et ne sent encore aucune règle qui l’empêche d’y satisfaire. Mais il ne se pique pas d’inventer : il estime notre langue suffisante, à condition qu’on l’exploite et la cultive. « La recherche des phrases nouvelles et des mots peu connus, disait-il, vient d’une ambition scolastique et puérile : puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris. » Il devait donc moins chercher que fuir le néologisme, et peut-être Calvin et Amyot ont-ils hasardé plus de mots que lui. De même les nouveautés de sa syntaxe seraient singulièrement diminuées, si l’on en retranchait ce qui est purement et simplement laisser-aller ou inadvertance, les constructions rompues ou boiteuses qui résultent moins du choix que de la paresse de l’écrivain, ce que lui-même.

Ce qui est bien de Montaigne, c’est le style, c’est l’emploi des tours et des mots que l’usage ou la liberté de son temps lui fournissaient. Là, il a une justesse, une nouveauté, un bonheur surprenants : il fait rendre aux mots tout leur effet par la place où il les loge. De vives images, d’imprévues alliances de mots, voilà tout le secret du charme de Montaigne : je n’en cite pas d’exemples ; qu’on ouvre les Essais à n’importe quelle page, et qu’on lise. Montaigne, encore ici, s’est défini excellemment : « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu’ennuyeux ; éloigné d’affectation, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps ; non pédantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque. »


2. MONTAIGNE VU DANS SON LIVRE.


Ne nous arrêtons pas plus longtemps aux mots : Montaigne voulait qu’un livre tirât tout son prix des choses. Et c’est bien le cas du sien : le charme de son langage, c’est le charme de l’esprit qui l’a écrit. Les Essais, c’est Montaigne, c’est vingt ans de vive et robuste pensée, c’est toute une vie intellectuelle ramassée en naturels discours : « livre, disait-il, consubstantiel à son auteur ». Nous le trouvons en effet là tout entier.

Nous y trouvons d’abord toute sa personne physique et morale, naïvement, complaisamment étalée, non point dessinée en pied par de nets contours : la manière de Montaigne, c’est, si je puis dire, le pointillé, un amas de petits traits, qui s’harmonisent à distance en une forme souple, palpitante de vie. Nous apprenons ainsi (je vous fais grâce de ses ascendants) qu’il était né à onze mois, fut mis en nourrice au village, apprit le latin avant le français, était éveillé en son enfance au son des instruments, reçut les verges deux fois, joua des comédies latines au collège de Guyenne ; qu’il était de taille au-dessus de la moyenne, assez peu porté aux exercices du corps et à tous les jeux qui demandent de l’application physique, qu’il avait la voix haute et forte, un bon estomac, de bonnes dents, dont il perdit une passé cinquante ans, qu’il aimait le poisson, les viandes salées, le rôti peu cuit, le vin rouge ou blanc indifféremment, et trempé d’eau ; qu’il était sujet au mal de mer, et ne pouvait aller ni en voiture, ni en litière sans être malade, mais en revanche faisait de longues traites à cheval, même en pleine crise de coliques néphrétiques ; qu’il ne prenait pas de remèdes, sauf des eaux minérales, et qu’il gémissait sans brailler, quand la gravelle le tenait.

Nous n’ignorons pas qu’il s’habillait volontiers tout de noir ou tout de blanc, qu’il tressaillait aux arquebusades imprévues, qu’il fit une grave chute de cheval, et fut une fois détroussé par des ligueurs, que sa maison ne fut pas mise en état de défense et resta ouverte pendant la guerre civile, qu’il était chevalier de Saint-Michel et bourgeois de Rome. Il nous confie aussi qu’il a aimé les cartes et les dés en sa jeunesse, qu’il n’a jamais été continent, qu’il n’était né ni pour la paternité ni pour le mariage ; il nous parle de son mariage, sinon de sa femme, d’où il résulte qu’il s’est marié par raison, pour la famille. Il perdit deux ou trois enfants au berceau avant la première édition des Essais. Il était causeur et gausseur entre amis, l’humeur gaie, de langage assez effronté, point avare, assez détaché de tout par complexion et par étude, songe-creux, vagabond et voyageur jusqu’en sa vieillesse, point cérémonieux, très franc, sans mémoire, peu entendu aux choses du ménage, très ignorant des choses rustiques et jusque des mots de la culture, sachant se laisser voler autant qu’il faut par ses gens, se mettant parfois en colère, jamais longtemps, fuyant par-dessus tout les tracas et les engagements. Il aimait un logis commode et propre, et se plaisait dans sa librairie, entre ses mille volumes, lisant, marchant, rêvant, dictant, seul surtout, délicieusement seul : femmes, enfants, toutes les fâcheuses servitudes de la vie, étant arrêtés au seuil du sanctuaire.

Est-ce tout ? Non sans doute, mais je n’en finirais pas, si je voulais énumérer tout ce que Montaigne nous dit de lui. Il est curieux qu’au milieu de cette abondance de souvenirs, sa mémoire ne lui représente jamais qu’il a été conseiller au Parlement, robin : il se pose en homme d’épée, en soldat. Il dit mon page, mes ancêtres, le tombeau de mes ancêtres : il ne sait d’où est venu à un de ses ascendants l’idée de ce nom d’Eyquem. Et ainsi il nous oblige à songer que ce nom, de toute antiquité porté par sa race, il a été le premier à le quitter : que son père avait sans doute fait les guerres d’Italie, puisqu’il le dit, mais plus sûrement encore avait siégé à la cour des aides de Périgueux ; que cette terre de Montaigne, dont il se nomme, cette fortune, dont il jouit, avaient été gagnées par des générations de bons bourgeois, siégeant derrière leur comptoir, et qu’enfin le grand-père Eyquem avait bien pu vendre du hareng, comme disait Scaliger, parmi tant de marchandises dont il chargeait des vaisseaux. Un dernier trait s’ajoute donc à la physionomie de notre philosophe : la vanité, en sa forme la plus puérile, la vanité nobiliaire du bourgeois enrichi. Il est curieux que notre littérature nous offre deux exemplaires de M. Jourdain, et que ce soient Montaigne et Voltaire : la chose est grave. Plus grave encore cette lacune : le silence absolu que garde Montaigne sur sa mère : elle lui a survécu pourtant. Son affection avait-elle conscience de ne lui rien devoir ? ou sa vanité le détournait-elle d’en parler, si cette mère était d’origine juive, d’une famille portugaise de nouveaux chrétiens ?

Michel de Montaigne est un aimable homme, quand il parle de soi (et il en parle toujours), mais jamais plus que lorsqu’il parle de cette partie de lui qui est son intelligence, ses idées : alors il devient singulièrement intéressant ; alors il nous parle de nous, en parlant de lui ; il nous confesse, en se confessant ; il nous guide, en s’orientant. Il est parti de ce point de départ, dont chacun de nous, s’il était franc, prendrait bien volontiers l’analogue en lui-même : qu’il n’y avait rien de plus intéressant au monde pour lui que Michel de Montaigne, et que l’objet de son étude devait être ce qu’était, ce que sentait, ce que voulait Michel de Montaigne, pour lui ménager le plus de commodité, d’aise et de bonheur en cette incertaine vie. Mais regardant en lui, il y a trouvé quelque chose de plus que lui-même, l’homme : et, il a trouvé aussi qu’il ne se connaîtrait bien lui-même qu’en regardant hors de lui : ses voisins de Gascogne d’abord, ses voisins de France aussi, ses voisins d’Allemagne et d’Italie, ses voisins d’Amérique, ses voisins enfin de tout ce « petit caveau » qui est la terre dans l’univers : et les voisins de l’espace, les gens d’hier, et d’avant-hier, et d’autrefois, l’humanité qu’on appelle ancienne.

Et voilà qu’en cherchant Montaigne, il a vagabondé de corps et d’esprit, surtout d’esprit, à travers tous les pays et tous les siècles : en cherchant les plus douces assiettes et les plus aisées postures, il a essayé toutes les assiettes et toutes les postures où la pauvre humanité s’est figurée à chaque moment trouver le repos pour l’éternité des siècles. Pour faire rendre le plus de réel bonheur à ses cinq ou six mille livres de rente qu’il mangeait en son castel, il a confronté avec sa Gascogne et sa France les deux mondes découverts depuis un siècle, le monde de la nature, les sauvages de l’Amérique, et le monde de la civilisation, les penseurs de la Grèce et de Rome. Il a trouvé dans les institutions, les opinions, les mœurs, depuis la façon de s’habiller jusqu’à la morale et la religion, le plus universel, épouvantable et grotesque conflit qui se puisse imaginer. Il nous a apporté fidèlement, naïvement, triomphalement les résultats incohérents de son enquête. Il a recueilli de ses conversations, des relations des voyageurs, de tous les écrits des anciens, le plus volumineux dossier des contradictions humaines. On peut même soupçonner qu’il prend grand plaisir à l’enfler, et regarde au nombre plus qu’au choix : témoin ces amours d’un éléphant et d’une bouquetière en la ville d’Alexandrie, dont il nous fait part gravement, et je ne sais combien d’autres sottises, auxquelles il se donne l’air de croire. Il se moque de nous, au fond : s’en moque-t-il toujours autant qu’on aimerait à le penser ? Prenons bien garde que la critique historique est la dernière née, et que la critique philosophique pendant deux ou trois siècles a fait son œuvre sans elle et même parfois contre elle. Je ne garantis pas du tout dans quelle mesure ce grand douteur de Montaigne savait douter d’un texte.


3. LES IDÉES DE MONTAIGNE.


Mais enfin voilà le produit net de sa vaste et curieuse enquête : à travers tous ces faits, témoignages et arguments qui se choquent confusément, ceci seul apparaît, que les hommes ne sont d’accord sur rien, qu’ils ne savent rien : en politique, en législation, en morale, en religion, en métaphysique, les peuples donnent des démentis aux peuples, les siècles aux siècles ; le vulgaire se divise, et les savants s’accusent de rêverie ou d’ânerie. Ni la souple et ployable raison n’a su trouver une vérité constante, ni l’ondoyant et divers instincts n’a pu établir une forme universelle de vie. C’est un chaos de systèmes et de pratiques, où il se manifeste que l’homme ignore ce qu’est son âme, et son corps, et l’univers, et Dieu : l’Apologie de Raimond Sebond, cet immense chapitre de trois cents pages, est le recueil de toutes nos ignorances, erreurs, incohérences et contradictions, et conclut au doute absolu, universel. Logé au centre du livre, il en dégage l’esprit, il en concentre pour ainsi dire toute l’essence. C’est l’impression du moins qu’on en doit d’abord ressentir.

Mais, à la réflexion, on se demande si Montaigne est vraiment un sceptique : si son scepticisme est universel. Je remarque que toutes ces choses dont il doute et nous fait douter, sont justement celles pour lesquelles les hommes se cassent la tête, au propre comme au figuré. Je remarque que ce sont celles qui dépassent l’expérience et le raisonnement, sur lesquelles nombre de gens, qui n’étaient pas sceptiques, ont déclaré impossible à l’esprit humain d’acquérir aucune certitude, et que divers dogmatismes très positifs ont dénommé l’inconnaissable. Et dès lors le scepticisme de Montaigne sur les objets métaphysiques est un scepticisme transcendental, très limité par conséquent et circonscrit. Je remarque encore que le doute de Montaigne atteint avec la métaphysique d’autres choses, mais qui sont précisément comme un écoulement de la métaphysique dans la réalité : et je crois bien que son scepticisme transcendental a surtout pour but de couper dans la racine les affirmations métaphysiques dont notre vie sociale reçoit sa forme, et pour lesquelles nous nous coupons la gorge. Et je remarque enfin qu’au delà de la métaphysique et de ses émanations de l’ordre pratique, Montaigne travaille à nous faire douter des formes multiples où nous réalisons nos instincts, à nous persuader que ces formes, toutes relatives à nous, ne sont pas ces instincts, ni ne leur sont essentielles ; que donc nous ne devons pas nous opposer, nous diviser par là, ni refuser de voir nos semblables dans des hommes qui ne prient pas, ne parlent pas, ne s’habillent pas comme nous : est-ce raison d’assommer des sauvages parce qu’ils ne portent pas de hauts-de-chausses ?

Qu’est-ce à dire, sinon que Montaigne donne le scepticisme pour remède au fanatisme ? pas moins, pas plus. Il veut mettre dans le monde tout juste assez de doute pour que le monde vive en paix, pour que Montaigne ne soit tracassé, tourmenté ni par ses passions, ni par les passions de ses voisins : prêcher la tolérance, c’est fort bien ; insinuer le Que sais-je ? est plus sûr. Qui supprime la cause, supprime l’effet. Son scepticisme, c’est le secret de vivre à l’aise au milieu des guerres civiles, et le secret d’éteindre les guerres civiles, qui empêchent de vivre à l’aise. Il n’est, pour Montaigne, comme pour Pascal, qu’un moyen : pour Pascal, moyen d’aller à Dieu, pour Montaigne moyen d’aller au bonheur.

Car ce scepticisme laisse subsister au moins une affirmation : qu’il est bon, qu’il est légitime de vivre à l’aise. S’il veut nous retrancher toutes les passions qui troublent la vie, en éloignant de notre vue les objets de ces passions, c’est qu’il estime au moins la réalité de la vie. Dès que la vie est réelle, elle est bonne : il ne s’agit que de savoir en user. Il y a deux choses certaines, et que tout l’effort du pyrrhonisme ne saurait obscurcir : c’est le plaisir et la douleur. — Mais le plaisir et la douleur varient d’homme à homme, selon les tempéraments, de minute à minute, selon les revirements de l’humeur. — Pas tant que cela, si l’on commence par écarter tous les plaisirs et toutes les douleurs d’opinion, qui sont des inventions humaines, et que notre prétendue civilisation attache à des biens imaginaires. Si l’on sait rejeter cet être artificiel qui recouvre en chacun de nous l’être naturel, si l’on se retranche aux seuls biens qui sont liés à nos primitives et naturelles fonctions, nous avons des plaisirs et des douleurs — en petit nombre, mais bien réels — qui nous sont communs à tous, et sur lesquels nous sommes tous d’accord. « Notre grande et puissante mère nature » nous enseigne à fuir la douleur et à chercher le plaisir : elle nous fournit les outils à cette besogne, nos instincts, nos organes, nos facultés ; elle nous prescrit le choix et la mesure. Qu’on lise les dernières pages des Essais : ce n’est pas la profession de loi d’un sceptique : « J’aime la vie, et la cultive, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire la nécessité de boire et de manger… J’accepte de bon cœur et reconnaissant ce que la nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue… Nature est un doux guide ; mais non pas plus doux que prudent et juste : je quête partout sa piste… C’est une absolue perfection et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. » Cet optimisme épicurien, très décidé et très affirmatif, n’est pas moins le fond et l’âme des Essais que le scepticisme. Avec une absolue conviction, Montaigne s’applique à jouir loyalement de son être, et son livre n’est que la loyale recherche des moyens d’assurer cette loyale jouissance. Il y a un « art de vivre », selon l’expression de M. Brunetière, parce que l’homme a compliqué et faussé la nature : et cet art de vivre se résume à savoir retrouver la nature. Il comprend trois parties principales.

1° L’indépendance d’abord, qui s’obtient par le scepticisme plus sûrement que par aucun moyen. Car les instruments de notre servitude, ce sont les passions. L’ambition, l’avarice, nous asservissent à des biens qui ne dépendent pas de nous, à des biens souvent chimériques qui se déroberont à notre poursuite, ne nous laissant que la réalité des tracas et des fatigues. Y renonçant, nous ne renonçons à rien d’assuré qu’à des maux. Soyons libres aussi à l’égard de toutes les formes de la vie sociale : ne croyons pas le bien et la vérité attachés à ces formes politiques ou religieuses, d’une croyance trop passionnée qui nous arrache à nous-mêmes et nous donne aux objets de notre fantaisie. Soyons libres même à l’égard des affections naturelles : aimons notre patrie, notre femme, nos enfants, non pas jusqu’au point de nous en troubler. Servons bien notre patrie : si elle doit périr, que Montaigne échappe, s’il peut, à la ruine publique. Sachons perdre femme et enfants sans affliction tyrannique : se détacher, c’est s’affranchir. On peut se prêter : on ne doit jamais se donner.

2° Il faut apprendre à mourir, ou plutôt à supporter la pensée de mourir ; car la mort elle-même n’est rien. Montaigne s’est exercé soigneusement à regarder la mort, appelant Socrate et Sénèque, et Lucrèce à la rescousse. Je ne doute pas qu’il n’ait fini par y songer avec indifférence, en y songeant toujours. Mais, même au temps où il apprivoisait son âme à ce fâcheux objet, il n’a eu ni violent désespoir ni pessimiste mélancolie : la mort lui rendait la vie plus chère, voilà tout, et chaque instant prenait un prix infini, contenait un infini de délices, par la pensée qu’il pouvait être le dernier. Et l’idéal de Montaigne n’est pas la raideur dédaigneuse du stoïcien, c’est la brute résignation du paysan, qui ne se couche que pour mourir, et meurt sans se plaindre, comme les animaux. Il a fini par se dire que la méditation de la mort était une duperie, que la méditation de la vie était meilleure, et qu’au lieu de regarder toujours la mort, il valait mieux regarder la vie, comme incertaine en général, mais enfin comme présentement certaine.

3° L’ennemi de la vie, ce n’est pas la mort, c’est la douleur, et c’est elle qu’il faut fuir de toutes les forces que nous prête la nature. « En quelque manière qu’on puisse se mettre à l’abri des coups, fût-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculât : car il me suffit de passer à mon aise ; et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez. » Montaigne est de sa nature plus sensible à la douleur physique qu’à la douleur morale : il nous le dit. Le malheur est que contre la douleur physique le détachement ne sert à rien : il n’y a que la fuite qui vaille. Mais enfin, elle vient parfois : la gravelle tient Montaigne. Que faire ? rien, puisqu’il n’y a rien à faire. Geindre soulage, quand on a la colique : si l’on peut n’y pas penser, cela soulage aussi. C’est alors qu’il faut user d’industrie, ne lâcher à la douleur que les parties de notre être et de notre vie que la nature lui attribue, et faire étude de conserver leur place et leurs moments à tous les plaisirs.

Voilà la morale de Montaigne, un art de vivre aisément, délicieusement, un épicurisme pratique qui applique où il faut certaines parties de fermeté et d’endurance, un égoïsme délicat, qui n’exclut aucune affection, et ne se dévoue à aucune. Cette morale est tout juste l’antithèse de la morale chrétienne : elle exclut l’abnégation totale, le grands sacrifice,les miracles de la charité. On sait comment Montaigne se comporte pendant la peste de Bordeaux : il n’affronte pas le « mauvais air ». On n’avait pas besoin de lui, je le veux bien : sa présence n’était réclamée par les jurats que pour la cérémonie. Mais l’inutilité même de sa présence eu eut fait un exemple fortifiant pour ses administrés. Il n’y songea pas. Aux grandes occasions sa morale était trop courte.

Les opinions politiques et religieuses de Montaigne sont assorties à son art de vivre, et y font une pièce nécessaire, puisque, enfin, l’homme doit vivre en société. Le grand bien pour Montaigne, et le principal objet, c’est la paix. Donc il suivra en politique et en religion les opinions qui préviennent le mieux la guerre civile. Il posera en principe qu’il faut aimer la forme de gouvernement dans laquelle on est né ; et ainsi, étant Français, il sera pour la royauté, bien que son affection le porte de préférence vers le gouvernement démocratique. Il conseillera la soumission au pouvoir absolu, et il n’estimera rien de plus dans le christianisme que le précepte de respecter toutes les puissances. Il démontrera que les lois ne représentent pas la justice, mais la coutume, afin qu’on n’ait point le désir turbulent de les changer. En religion, il sera bon catholique, lui de qui l’âme est si peu chrétienne : c’est qu’il faut suivre aussi la religion de son prince et de son pays. Il en veut aux réformés, il taxe leur orgueil, d’avoir cru tenir la vérité, il les reprend de ne pas avoir paisiblement réglé leur croyance sur la coutume, en une matière où nul ne sait rien certainement, d’avoir troublé le monde pour une idée de leur cervelle : mais il n’excuse pas les catholiques de les égorger. Il aurait mieux valu ne pas faire la Réforme : puisqu’elle s’est faite, qu’on lui laisse sa place au soleil. Et ne vaudrait-il pas mieux laisser les sauvages à leur idolâtrie, que de leur porter nos vices, nos maladies, les tortures et la mort, avec la vraie foi ? Conclusion : tolérance universelle. Il n’y a pas d’idée qui vaille qu’on tue un homme ; [il y en a peu qui vaillent qu’on se fasse tuer.

Je ne sais si on l’a assez remarqué, les plus fragiles ou fausses morales ont toujours été proposées par de très honnêtes gens qui ont pris dans l’instinct et dans le plaisir la règle fondamentale de la vie, parce que leur instinct et leur plaisir ne les écartaient pas sensiblement des actions sans lesquelles il n’y a plus de morale, partant plus de société : ainsi Helvétius, ainsi Montaigne. Au sacrifice près, qui, en quelque mesure que ce soit, n’est pas la pente de sa nature, c’est un excellent et aimable homme, de charmant commerce, ami exquis et vrai, d’autant que le libre choix, dans l’amitié, assure son ombrageuse indépendance : on sait sa liaison de quatre années avec La Boétie, et la chaleur qui lui en resta toujours au cœur. L’amitié, du reste, n’est-elle pas la passion par excellence des gens plus intelligents que sensibles ?

Mais, de plus, Montaigne reçoit de l’exigence de sa nature un certain nombre de postulats qui déterminent un peu plus rigoureusement sa morale, et fixent les modes légitimes de la loyale jouissance de notre être. Il ne s’embarrasse pas de faire un système, ni de savoir si les fondements de ses idées sont solides en bonne logique : il lui suffit que nature les ait mises en lui. Et comme au reste, sous la diversité infinie des actes et des formes, il trouve que ces idées-là sont les idées communes de l’humanité, il les pose dès lors avec plus d’assurance. Il a beau identifier volupté et vertu : il entend bien par vertu quelque chose de positif et de distinct, qui peut être volupté en lui, mais non pas forcément en tout autre. Il affirme que « le mentir est un maudit vice » ; il hait toute duplicité, toute trahison : il fait profession d’absolue franchise. Nulle utilité publique ou privée ne lui semble excuser la fausseté. Il affirme la justice et l’humanité : par une horreur intime de la souffrance physique, son instinct écarte toutes les cruautés ; mais sa réflexion adhère à son instinct, et c’est toute son intelligence avec tous ses nerfs qui lui dicte d’éloquentes protestations contre la torture, et contre la barbarie des Espagnols dans le Nouveau Monde. Il prend la peine de mettre la morale au-dessus de la politique, et de réduire les hommes d’État aux strictes règles de la vie privée : il rejette absolument la loi du salut public, par laquelle on autorise tout ; et dans le service des princes, il défend qu’on se donne jusqu’à donner son innocence et sa vertu.

Il croit à la conscience, et à la raison, tellement qu’il s’en sert pour condamner la nature, ou la rectifier. Il n’y a pas de mot qu’il prononce plus souvent que celui de vérité ; il ne connaît pas de plus excellente vertu que celle de savoir céder à la vérité, où qu’elle se présente ; et il connaît deux voies qui y mènent, la raison et l’expérience : la raison « ployable en tous sens » a besoin d’être guidée par l’expérience ; mais que l’expérience est diverse et déconcertante ! Par elles, pourtant, il est arrivé à cette grande vérité, qui est la conclusion de toute son argumentation prétendue sceptique : c’est que l’homme, en haut-de-chausses, en toge, ou dans sa nudité naturelle, roi ou paysan, est toujours l’homme, « ondoyant et divers » sans doute, mais identique à lui-même dans cette ondoyante portant partout dans le cœur les mêmes instincts plantés par la commune mère nature, et les mêmes notions essentielles dans la conscience et la raison. Les hommes se combattent et se haïssent parce qu’ils se voient différents : Montaigne leur étale leur naturelle égalité, pour les convier à vivre en frères.

Le chapitre de l’Institution des Enfants [77] suffirait pour marquer la mesure du scepticisme de Montaigne. On a pu trouver que Montaigne y faisait la part vraiment bien petite à l’effort, et l’on se demande quel esprit, quelle volonté peuvent se former sans l’effort. Sans la règle aussi, que peut-on faire ? Comment Montaigne, qui prescrit si bien d’endurcir et d’assouplir le corps, ne veut-il pas soumettre l’âme à une pareille méthode, au même ordre sévère d’exercices et d’entraînement ? Il fuit trop la peine pour son élève : il n’en fera qu’un charmant garçon, qui ne saura rien solidement, qui ne saura même pas apprendre ni vouloir apprendre, un amateur ayant dégusté la mousse de la science, un causeur aimable de salon. Il y a loin de l’effrayant programme de Rabelais au léger bagage de Montaigne, et la réaction est vraiment trop forte contre l’érudition encyclopédique. Dans la pratique, les idées de Montaigne aboutiront à l’éducation des Jésuites, au développement des qualités sociables et des talents mondains ; ce qu’elles contiennent en substance, n’est tout justement que l’honnête homme du xviie siècle. Mais je passe sur tous ces points, et je reviens à la question qui nous occupait. Montaigne a foi dans l’éducation, pour développer, fortifier, mais aussi pour redresser la nature. L’article essentiel de son programme, le blanc où il faut viser, c’est de former un bon jugement : c’est-à-dire une raison qui aille à la vérité, une conscience qui aille au bien. Livres, voyages, études, jeux, tout doit tendre là. La conscience et la raison sont les pièces principales de cette délicate machine, dont l’éducation monte les ressorts pour la vie.

Il est donc certain que Montaigne est un positiviste plutôt qu’un sceptique. Il a borné sa vue à la vie présente, dont il a dressé la forme pour satisfaire à toutes les aspirations de sa nature physique, intellectuelle et morale, et de façon que la volupté, la justice, la bonté y fussent commodément logées. Son livre, comme sa vie, respire un dogmatisme serein, le dogmatisme de l’égoïsme naturel et du sens commun. Mais Montaigne enveloppe d’un nuage de doute le noyau très dense de ses affirmations catégoriques [78].


4. MONTAIGNE ET L’ESPRIT CLASSIQUE.


Montaigne termine le xvie siècle dont il recueille et filtre tous les courants, et les Essais sont comme le grand réservoir d’où va couler l’esprit classique. Je sais bien ce qui manque à Montaigne, ou ce qu’il a de trop, pour être classique : le corps tient trop de place en lui ; l’individu s’étale. L’ordre manque, et le raisonnement, et les proportions. Montaigne commence et finit pour ainsi dire à chaque phrase, selon la remarque de Balzac. Il n’a pas d’art, et surtout il ignore l’art oratoire : il faudra que ces capricieuses divagations soient réduites en système ordonné d’abord, puis en thèmes oratoires. Charron, Balzac, d’autres ouvriers de la première heure du génie classique s’y appliqueront.

Surtout il n’est pas chrétien, et la décence de son adhésion à la religion établie dissimule mal en lui la négation de l’essence même du christianisme : ainsi le courant d’esprit antichrétien, ou simplement non chrétien, qui se laisse distinguer dans le siècle classique, et qui passe par Molière ou par Descartes pour arriver à Voltaire, prend sa source en lui ; le rationalisme, épicurien ou cartésien, est impliqué dans les Essais. Et cependant, si les Essais doivent être le bréviaire des libertins, on travaillera à christianiser Montaigne, à approprier sinon son livre, du moins ses idées à la forme religieuse de l’esprit classique. Charron mettra à la doctrine de son ami un couronnement orthodoxe : d’autres feront les mêmes additions, les mêmes corrections avec une sévérité hostile. Mais eux-mêmes dans la forme de leur âme auront, à leur insu, reçu l’empreinte profonde des Essais.

Car presque tous les caractères, presque toutes les aspirations de l’esprit classique ont trouvé déjà leur formule dans Montaigne. En politique, il achète la paix, l’ordre, de l’entière soumission au pouvoir absolu. En religion, il se règle sur le prince. En philosophie, en littérature, partout, il pose la souveraineté de la raison, égale en tous les hommes, et qui a charge et pouvoir de reconnaître la vérité. Par sa raison individuelle, à l’aide de son expérience personnelle, confrontant l’Amérique et la Grèce, il trouve le principe fondamental de la littérature classique : il s’assure que les anciens ont parlé selon la vérité, selon la nature, et voilà leur autorité fondée en raison. Il réduit l’éducation à la formation de l’honnête homme, et restreignant la littérature à l’usage de l’honnête homme, il l’enferme dans la morale, dans la recherche d’une règle de la vie, et la description des formes de la vie. Il lui propose l’homme comme l’universel objet de notre connaissance et de notre intérêt. Si individuel et subjectif que soit son livre, il s’éloigne du goût classique plutôt par une différence d’application que par une contrariété de principes. Très clairement, très nettement, en plus d’un endroit, il nous offre l’homme en sa personne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Rois ou paysans ne diffèrent qu’en « leurs chausses » : les passions, les ressorts sont les mêmes ; mais les effets ici sont plus menus, là plus illustres ; et voilà, remarquez-le, le principe d’une théorie toute classique de la tragédie. Enfin le xviie siècle consacrera les idées de Montaigne sur la langue et sur le style : il propose à la littérature de prendre la forme des pensées, tantôt dans le langage des Halles, tantôt dans le jargon de nos chasses et de notre guerre : c’est-à-dire qu’il veut une langue populaire, naturelle, et qu’il fait l’usage souverain. Il trouve en notre français « assez d’étoffe, et un peu faute de façon » : il se plaint qu’il écoule tous les jours de nos mains, et y voudrait plus de fixité. Il admire les anciens pour leur justesse vigoureuse, il blâme les modernes de trop d’esprit et d’affectation : un siècle et demi plus tard, Fénelon n’aura pas autre chose à dire. En fait de style, sa règle est déjà : rien n’est beau que le vrai ; et c’est par la beauté des choses qu’il estime la beauté des mots. Les pages exquises où il nous confie les impressions de ses lectures se ramènent à ce sentiment absolument classique.

Mais si nous trouvons une étroite correspondance entre le génie de Montaigne et le genre classique, il faut bien songer que Montaigne, qui déborde encore un peu des cadres classiques, correspond à ce qu’il y a eu de plus large, de plus compréhensif dans le goût du siècle suivant : il en a tout le positif, mais point le négatif. Et l’un des caractères éminents qu’il offre, c’est celui par lequel la littérature classique apparaît surtout comme une des plus pures formes de l’esprit français : c’est cet ensemble de qualités sociables, cette vive lumière d’universelle intelligibilité, qui fait des Essais un livre humain, et non pas seulement français. L’humanité a reconnu en lui un exemplaire de sa commune nature ; et pour l’attester il suffira de nommer Bacon qui fait ses Essais à l’imitation de notre gentilhomme périgourdin, Shakespeare, à qui Montaigne peut-être a révélé la richesse psychologique et dramatique de Plutarque, qui à coup sur lisait, annotait, transcrivait parfois Montaigne [79] ; le vieux Ben Johnson même l’avait entre les mains.

LIVRE V

TRANSITION VERS LA LITTÉRATURE CLASSIQUE

CHAPITRE I

LA LITTÉRATURE SOUS HENRI IV

Importance de cette époque de transition. — 1. Individus et œuvres : O. de Serres ; A. de Montchrétien et son traité d’Économie ; Charron ; Du Vair et ses Traités moraux : François de Sales. La poésie : Bertant ; Vauquelin de la Fresnaye ; Régnier, son caractère et son génie. — 2. Caractères généraux de cette période : restauration monarchique et catholique ; ordre et tolérance ; rationalisme et éloquence ; détermination des objets littéraires ; stoïcisme chrétien ; sincérité et naturel. Consolidation des principaux résultats de la Renaissance.

Le règne de Henri IV avec les débuts du règne de Louis XIII, de 1594 à 1615 environ, forme une époque bien distincte et réellement importante de notre histoire littéraire. On a tort de ne pas l’isoler, et de rejeter les œuvres qui la constituent les unes dans le xvie, les autres dans le xviie siècle. En réalité, elles ne sont ni de l’un ni de l’autre et forment un groupe à part : il y a là une vingtaine d’années et une dizaine d’écrivains, qui nous font assister à la transformation de l’esprit de la Renaissance, à la formation de l’esprit classique. Cette période est l’étape nécessaire qui conduit de Ronsard ou de Desportes au Malherbe de l’Ode au Roi parlant pour la Rochelle, de Montaigne à Balzac et à Descartes, ou à Pascal ; et là aussi, par Hardy, nous trouverons le passage des tragédies de la Pléiade à la tragédie du xviie siècle. De là partiront Malherbe et Balzac pour faire les pas décisifs vers la perfection laborieuse de l’éloquence artistique : là s’attachera aussi le mouvement, en un sens rétrograde, de la littérature aristocratique, romanesque, précieuse, qui écartera pour un temps de l’idéal classique. Le temps de Henri IV est donc comme un relais qu’il nous est impossible de brûler.


1. INDIVIDUS ET ŒUVRES.


Regardons d’abord les individus et les œuvres dans leur propre et personnel caractère. Il nous suffira de saluer Olivier de Serres[80], le gentilhomme protestant, qui ne céda qu’un instant aux passions de la guerre civile, et donna tout le reste de son existence à la culture de son domaine. Le seigneur du Pradel, qui ne perdit jamais de vue l’intérêt national dans sa laborieuse activité de propriétaire rural, et dont le livre fut un bienfait public, a mérité des statues, plutôt qu’une place dans notre histoire littéraire. Il écrit d’un bon style, avec une simplicité sérieuse, sans flamme et sans éclat. Il faut être agriculteur pour le lire, et s’y plaire.

Au lieu que, sans être économiste, on sera charmé de Montchrétien[81] : son traité d’Économie politique, remis en lumière dans ces dernières années, est une des belles œuvres du temps. Comment ce gentil poète des dames de Caen, cet artiste faiseur de tragédies poétiques, ce bretteur qui se fit chef de bandes huguenotes et fut tué d’un coup de pistolet sur l’escalier d’une auberge, comment cet aventureux et incohérent personnage fit-il un traité d’économie, science pacifique ? Un exil en Angleterre lui révéla la dignité du commerce et de l’industrie, sources de la prospérité nationale : rentré en France, il fonda des aciéries, chargea des vaisseaux. Un jour il prit la plume, et de son style de poète il essaya de faire passer son enthousiasme dans l’âme du jeune Louis XIII. Son programme se résume en deux articles : protection et colonisation. Mais à travers ses arguments et ses exposés de faits, toute son âme se fait jour, un peu tumultueusement : un vif besoin d’ordre, de paix et de justice, un ardent patriotisme, un christianisme sincère, une profonde pitié du peuple qui paie et qui peine, et le très robuste orgueil du commerçant et de l’industriel : on le sent bien nettement, par la bouche de cet économiste, la bourgeoisie fixe le prix dont elle entend que la royauté lui paie le pouvoir absolu. La forme du livre est un peu confuse, mais vivante, avec son style éclatant parfois de verve rabelaisienne, souvent illuminé de grâce poétique, abondant même en chaude et vigoureuse éloquence. C’est un livre à lire.

Charron [82] est un honnête et lourd esprit de théologien, qui a fait de propre besogne dans la philosophie, la controverse et la prédication. On a cru voir que sa philosophie ruinait sa controverse et sa prédication. Il est très vrai qu’il a aimé Montaigne, il est très vrai qu’il l’a plagié. Cela ne suffit pas pour en faire un sceptique : ne plagiait-il pas aussi le très chrétien Du Vair ? Charron n’est coupable que d’avoir manqué de génie. Il avait, réfutant le traité de l’Église de Duplessis-Mornay, établi trois vérités : vérité de l’existence de Dieu, contre les athées ; vérité du christianisme, contre les infidèles ; vérité du catholicisme, contre les protestants. Lorsque ensuite il compila son livre de la sagesse, prenant indifféremment à Montaigne et à Du Vair, il voulait tout simplement faire de la raison l’auxiliaire de la foi, et conduire la sagesse humaine jusqu’au point qu’on ne peut plus dépasser que par la grâce : il crut simplement donner des raisons humaines de mener une vie chrétienne. Il classa méthodiquement, scolastiquement, lourdement, et par cela seul il outra les saillies de Montaigne : mais ce qu’il en saisissait, ce n’était pas l’irréligion, c’était l’observation de la vie et du cœur. Il faisait de Montaigne ce que Du Vair a fait d’Épictète, ce que Pascal fera de Montaigne même : ayant pris au sérieux l’intention dont se couvre l’Apologie de Raymond Sebond, il organise la philosophie au-dessous de la foi, et fait de son Je ne sais la base rationnelle de la morale évangélique. Le problème longtemps débattu du scepticisme de Charron fait le principal intérêt de son œuvre : s’il dit d’excellentes choses, j’aime mieux les lire dans Montaigne et dans Du Vair.

Les traités de Guillaume Du Vair [83] sont la grande œuvre de la philosophie morale de ce temps-là. Il y eut peu d’âmes plus belles, plus fortes, que celle de ce magistrat, qui mourut évêque : il eut, de ses deux états, la justice et la charité. Il fut de ceux qui tinrent à devoir de rester à Paris pendant la Ligue, et avec une inflexible droiture il sut en ces temps difficiles ne manquer à aucune de ses obligations, servir le roi, même protestant, et l’Église, même rebelle, maintenir les droits du Parlement, travailler au salut du royaume et à la conservation de Paris.

Il faisait provision d’énergie morale dans Épictète et dans la Bible, vivant ses livres avant de les faire. Il n’inventait pas une fiction, quand il donnait le siège de Paris pour cadre à son beau dialogue cicéronien de la Constance, et qu’une prise d’armes, au second livre, en rassemblait les interlocuteurs dans un corps de garde. Il trouve dans la grande idée de la Providence le remède à l’accablante tristesse dont le spectacle des misères publiques frappe les cœurs honnêtes : par elle, sa raison voit clair, et dès qu’il comprend, il se redresse, il espère. Dans d’autres traités, il s’appliquera à mettre en honneur la raison et son double rôle dans la vie morale, pour détourner des passions, et pour préparer sa foi. Sa pensée n’est pas originale, elle est sincère. Il n’invente pas une conception nouvelle du devoir : il embrasse une vieille morale, il en emplit sa raison, pour la vivre. C’est un stoïcisme chrétien, qui préfère l’action à la contemplation, et la vie civile au cloître. On saisit dans les traités moraux de Du Vair, on saisit encore distincts, bien qu’unis, les deux éléments qui feront la forte beauté de la littérature chrétienne au xviie siècle ; toute la richesse intellectuelle de l’antiquité s’ajoutant à toute l’élévation religieuse de l’Évangile. Du Vair est un orateur moraliste : lorsqu’il prend son thème dans la Bible, il donne de beaux modèles d’éloquence religieuse, dans un genre auquel le siècle classique devra un de ses chefs-d’œuvre[84]. Il a écrit des Méditations chrétiennes, très curieuses à étudier pour qui veut voir comment un esprit français, tout raisonnable et pratique, convertit en pensée éloquente te lyrisme passionné des prophètes juifs, comment il glisse par-dessous les grandes images de la Bible tout le détail utile de la vie morale. Même en sortant de Bossuet, on peut goûter les méditations de Du Vair sur Jérémie et son Isaïe. Si l’on rassemble la belle suite des harangues de Du Vair, son curieux traité de l’Éloquence Française, ses œuvres morales, et ses discours chrétiens, on se convaincra que ce remarquable orateur n’a pas encore reçu la place à laquelle il a droit.

Je ne m’arrêterai pas aux controversistes : leur genre aura plus tard des chefs-d’œuvre, il n’en est qu’à se discipliner. On trouve encore des érudits enragés, comme ce Feuardent qui dénonçait d’un coup quatorze cents erreurs des réformés. Cependant on commence à délimiter, à faire saillir les questions essentielles : entre Du Plessis-Mornay et Charron, la question de l’Église ; entre Du Plessis-Mornay [85] et Du Perron [86], ou Coeffeteau [87], la question de l’Eucharistie : on commence à user aussi de la vraie méthode, et si l’on entasse encore les textes, du moins apprend-on à les manier, et le raisonnement se marie avec l’érudition. Après Calvin, les protestants n’avaient guère qu’à déchoir, mais les catholiques gagnent. Du Perron, notamment, use de science et de logique ; avec lui l’Église romaine se décide à discuter, et à démontrer.

En face de Du Vair, le magistrat stoïque, il faut placer François de Sales [88], le mystique pasteur. Ils ne sont pas si différents : le premier a plus de tendresse, et le second plus de dureté qu’on ne croirait. La maîtresse pièce de l’homme, pour lui. c’était la volonté, et l’amour n’était que l’élan dont la volonté se portait au bien aperçu par la raison. Ce bonhomme, qui semble tout fondant de chaleur dévote, et qu’on prendrait pour un doux illuminé, a le sens ferme et la conscience austère : ne prenez pas son tempérament pour sa doctrine, ni ses manières pour ses principes. Il y a une direction très prudente et très peu indulgente dans ses deux ouvrages capitaux, son Introduction à la vie dévote et son Traité de l’amour de Dieu : il y a là plus de mollesse féminine, ici plus de mâle vigueur, mais l’instruction est la même au fond. Ce grand convertisseur et manieur d’âmes sait bien que ni l’Évangile ni la vie selon l’Évangile ne sont choses plaisantes, et il faut ne l’avoir pas lu pour s’imaginer qu’il rende la dévotion aisée.

Avec toute la différence de son humeur, il continue Calvin : il fait de la théologie une matière de littérature, parce que, renonçant à la scolastique, il parle à tout cœur chrétien, à tout esprit raisonnable ; il ne faut qu’être homme, et chercher la règle de la vie, pour le comprendre et le goûter. Voici que décidément tout le technique de la théologie reste dehors. « Monsieur de Genève » fut aussi le vrai restaurateur de l’éloquence de la chaire. Il en avait trouvé le vrai principe : « parler affectionnément et dévotement, simplement et candidement, et avec confiance ». Ajoutez la science du dogme, et la science du cœur humain, qu’il avait surabondamment. Quoi qu’il ait prêché toute sa vie comme il improvisait. On n’a qu’un très petit nombre de ses sermons : c’en est assez, avec ses Entretiens spirituels qu’on a recueillis, pour nous faire juger cette éloquence solide et insinuante, qui semble une causerie aisée, soudaine, enlevée jusqu’au pathétique par une émotion intérieure : c’est parfois un commentaire chaleureux de quelque texte sacré, parfois une libre instruction sans ordre apparent, ou divisée sans subtilité. Le mouvement en est celui des homélies pastorales de Bossuet, lorsqu’il prêchait dans son diocèse.

Le péché mignon du bon évêque, c’était l’exubérance d’une imagination trop ingénieuse et trop fleurie. Car encore qu’il ait écrit qu’ « il ne faut ni blanc ni vermillon sur les joues d’une chose telle que la théologie », il admettait pourtant en théorie dans l’éloquence sacrée l’emploi des éruditions antiques et des histoires naturelles « comme l’on fait des champignons, pour réveiller l’appétit, ». Sa pratique n’a été que trop fidèle à sa théorie. Toute la nature et tous les livres lui fournissent des comparaisons, des images, des agréments : il a une libre fantaisie qui se promène à travers le monde, ramassant toutes les curiosités et toutes les singularités, à la façon de Montaigne. Une légère sentimentalité enveloppe ses ingénieuses mignardises, et en fond la sécheresse. C’est le commencement du style rococo : mais ce n’est autre chose que la fin du lyrisme. La prose de François de Sales, et celle encore du romancier d’Urfé, dont je définirai bientôt l’œuvre et l’influence, marquent à peu près le même moment que les vers de Montchrétien et de Bertaut.

Les tragédies de Montchrétien sont lotîtes pleines d’effusions charmantes ou passionnées : j’en parlerai quand j’exposerai les commencements du théâtre classique. Le « sage » Bertaut[89] se dit et se croit disciple de Ronsard et de Desportes : il n’a ni l’art et le génie de l’un, ni la sécheresse brillante de l’autre. Les pointes qui lui échappent ne changent pas le caractère de son œuvre : il a un naturel mou, qui parfois étale des grâces nonchalantes, souvent, il faut le dire, se dilue en prolixité plate. Le sonnet se fait rare chez lui, et il ne tente plus guère les formes savamment compliquées de la Pléiade. Des stances de quatre ou de six vers, ou des alexandrins continus, voilà sa forme, fluide et harmonieuse : pour sa matière, c’est parfois la galanterie, toute mouillée de sentimentalité, mais surtout les événements de la vie journalière. Bertaut s’est donné mission de pleurer les morts. Il y a en lui un poète mondain, qui tient des larmes prêtes à tous les deuils notables. Mais il a vraiment un fond d’imagination mélancolique, comme très sincèrement aussi il est Français et chrétien, il est lyrique de tempérament : il a des épanchements d’une douceur lamartinienne. Mais déjà il est forcé d’exciter son inspiration lyrique au contact de la Bible : quand il ne paraphrase pas un psaume, sa poésie tourne en raisonnement, et se charge de réflexions morales. Il est frappant que ses plus longues pièces portent le titre de Discours, et ce qu’il appelle Hymne de saint Louis est un « panégyrique » en vers du saint roi, orné d’abondantes moralisations.

Vauquelin de la Fresnaye[90], gentilhomme normand, est un amateur de province sur qui la Pléiade, si l’on peut dire, a coulé. Débutant presque aussitôt que Ronsard, il a soumis son esprit au génie du maitre, il n’a pas modifié son naturel qui l’incline à la facilité négligée, si bien qu’en sa vieillesse il se trouve à l’unisson de Bertaut et de Régnier. Il a cru rédiger la Poétique de la Pléiade : mais, sans y songer, il a adouci, abaissé, réduit les prétentions et les doctrines de l’École : il en a laissé tomber les parties les plus choquantes, et il les tourne naturellement du côté du sens commun et de la vérité moyenne. Il consacre le triomphe des genres antiques, l’élargissement de la langue, et ferme tout doucement la porte aux révolutions, en insinuant le respect de l’usage et de la tradition. Sur un point, il est moins Grec et Romain que ses devanciers de la Renaissance et que ses successeurs classiques : il veut une poésie, une tragédie chrétiennes.

Vauquelin fut un des introducteurs de la satire régulière, qui moralise la vie en la peignant. Avant lui, Du Bellay et De la Taille n’avaient fait qu’y toucher : Vauquelin fit cinq livres de satires, discours d’un bon homme qui sait par cœur Horace, Perse, Juvénal, et qui a ouvert les yeux avec indulgence sur le monde. Il n’est pas de qualité, du reste, à nous arrêter : d’autant que derrière lui nous découvrons Régnier [91]. Celui-là est un poète. Il mourut jeune, à quarante ans, ayant gaspillé sa vie et son talent. Il aima trop le jeu, la table, tous les plaisirs, et la pauvreté l’affola toute sa vie, parce que ses vices étaient plus forts que ses protecteurs et ses pensions.

J’ai vécu sans nul pensement,
Me laissant aller doucement
À la bonne loi naturelle,

disait-il de lui même, et cela est vrai de ses vers comme de sa vie.

Si l’on excepte quelques pièces de commande, il ne sut qu’écrire à sa fantaisie, selon l’impérieuse impression du moment. Une mollesse élégiaque trempe ses stances amoureuses et ses strophes de contrition, dont l’accent rappelle tout à fait Bertaut. Il y a pareille douceur dans ses descriptions champêtres. Mais l’originalité du génie de Régnier est dans la peinture des mœurs. Il fuyait trop la peine pour avoir beaucoup pensé, et l’on n’en attendra pas des idées bien neuves ni bien puissantes. Je ne sais même pas s’il convient de parler des idées de Régnier : rien de moins profond, de plus vague et de plus banal que la morale de Régnier. À vrai dire, il n’est pas moraliste, mais peintre, voilà sa vraie vocation et son réel talent. Il a une singulière netteté de vision, et rend avec une puissance, un relief, une vie extraordinaires les physionomies, les attitudes, les propos des originaux qu’il a rencontrés. Il a et il donne par le physique la sensation du moral : il saisit au vol le geste ou l’accent significatifs d’un caractère ou d’une profession. Boileau lui a donné ce juste éloge, d’avoir été avant Molière l’écrivain qui a le mieux connu les mœurs des hommes. Dans ses Satires, mieux que nulle part ailleurs, revit ce Paris de Henri IV, à l’instant où les mœurs grossières commencent à se couvrir de politesse castillane : courtisans, petits-maîtres, médecins, pédants, poètes crottés ou parasites, combien de vives silhouettes s’enlèvent dans la clarté de cette poésie sans brumes ! Et Régnier n’est pas seulement pittoresque, il est dramatique. Ses chefs-d’œuvre sont les Satires d’où l’abstraction et le raisonnement sont éliminés, et qui sont purement et simplement des images de la vie, qui en décomposent et fixent le mouvement : c’est cette pièce du Fâcheux, où il a surpassé Horace par la richesse de l’observation morale ; c’est ce Repas ridicule, dont Boileau n’a pu, tant s’en faut, égaler la chaude couleur et la verve comique ; c’est cette Macette, l’hypocrite vieille, que Tartufe ne fait point pâlir.

Ces rapprochements disent la valeur de Régnier. Dans ce genre de la satire, qu’il a préféré aux stances, aux odes, aux élégies, aux sonnets, ce poète tout naturel et primesautier inaugure vraiment la littérature impersonnelle ; et dans l’intensité de son impression, ce n’est pas lui-même qu’il cherche à exprimer, c’est tout ce qui n’est pas lui. Il est classique par là ; il l’est par la composition de son originalité. Ce paresseux a lu Horace et Juvénal ; il a lu Berni, Caporali, l’Arétin ; il a pratiqué Rabelais et Marot. C’est un Beauceron en qui continue de vivre le vieil esprit bourgeois, celui de Villon et de Jean de Meung. Réminiscence, hérédité, l’antiquité, l’Italie, la France, tout cela se mêle pour former la substance de ce sain et robuste talent, qui ne saura fausser ni forcer sa sensation. Il imite souvent : soyez sûr que s’il imite, c’est qu’il a reconnu dans la nature l’objet que son modèle lui offrait, et que son imitation, tout spontanément, rectifiera le modèle littéraire sur la réalité vivante.

Régnier eut le don du style : peut-être est-ce là le principal de son génie. Il est de la famille de Molière et de Regnard, par la franchise de son vers, par la couleur, la plénitude, la largeur qu’il sait lui donner. Il n’a point de raffinement ni de délicatesse : par certains excès de goût et de langage, il mène à Scarron et peut revendiquer une part de paternité dans la naissance du burlesque. Suivant, comme il dit, son « ver coquin », il a tous les bénéfices comme tous les défauts de l’inspiration : le mot hardi, imprévu, éclatant, l’image riche, inoubliable, un cours naturel et aisé de langage, qui enregistre toutes les inégalités de la pensée.

Plus encore que Bertaut, Régnier a laissé le style artificiel de son idole Ronsard : il n’est plus question de composés, ni de provignement, ni de toutes les méthodes prescrites aux poètes qui veulent se faire une noble et riche langue. Régnier prend les mots de tout le monde, et quoi qu’il reproche à Malherbe, il fuit moins que lui ceux des crocheteurs. Comme Montaigne, il puise à la source commune et populaire : néologismes, mots savants, mots de terroir, ou de carrefour, ou de cour, tout lui est bon, pourvu qu’il le tienne de l’usage. Des façons de parler proverbiales, des dictons de Paris émaillent ses propos, et leur donnent une saveur un peu vulgaire, mais piquante. Au reste il écrit « à la vieille française », avec une belle furia, enjambant les obstacles de la syntaxe, forçant la phrase à le suivre par-dessus les barrières des règles, n’ayant souci que d’aller au but, et sans crainte de se casser le cou : toujours clair, toujours vif, toujours fort, il a des constructions troubles, incorrectes. incohérentes, étirées ou estropiées : que lui importe ? C’est le moins coquet des poètes, et qui n’est jamais plus à l’aise qu’en débraillé.

Ce poète avait plus de sentiment que de logique. Neveu de Desportes, il adorait Desportes, et Ronsard, et la Pléiade : quand Malherbe se mit à maltraiter ses dieux, il voulut les venger, et écrivit contre l’irrespectueux réformateur une admirable et incohérente satire, où déborde la poésie, mais où il n’y a pas ombre de sens critique. Il affectait de ne voir en Malherbe qu’un regratteur de mots et syllabes ; il lui reprochait de faire de la poésie une coquette fardée : il s’imaginait que Ronsard et Desportes, c’était le beau naturel, facile et nu ! Il ne s’apercevait pas qu’il écrivait contre Ronsard autant que contre Malherbe : car il écrivait contre l’art ; il ne voyait pas qu’il défendait ce que Ronsard avait combattu comme Malherbe : car il défendait le simple naturel, négligé, sans étude. Il ne voyait pas enfin qu’entre l’idéal de la Renaissance, et l’idéal classique, ce qu’il exprimait était seulement l’idéal de sa génération, l’idéal de Bertaut et de François de Sales :

Rien que le naturel sa grâce n’accompagne ;
Son front lavé d’eau claire éclate d’un beau teint…
Les nonchalances sont ses plus grands artifices.


2. RÉSULTATS GÉNÉRAUX DU xvie SIÈCLE.


Dans ce défilé rapide des écrivains du temps de Henri IV, on n’a pas eu de peine sans doute à saisir au passage quelques traits communs de ces physionomies si différentes.

Après le vigoureux élan des humanistes pour s’élever à la hauteur des œuvres anciennes, après les convulsions politiques et religieuses qui ont remué les âmes jusqu’au fond, la littérature, comme la France, se repose. L’individu qui a tenté de se faire centre et maître du monde, reçoit une règle et restreint ses ambitions. L’édifice social, politique, religieux, moral est reconstruit ; chacun s’y loge à sa place pour travailler dans sa sphère. Un grand besoin d’ordre et de paix s’est à la longue éveillé, surtout dans le peuple et dans la bourgeoisie : on se réfugie dans la monarchie absolue, à qui l’on demande le salut de l’État et la protection des intérêts privés. Malherbe, Du Vair, Montchrétien, Olivier de Serres, Régnier, chacun à sa façon, avec les nuances de son caractère, traduisent ce réveil de la foi monarchique dans laquelle s’unissent le patriotisme et l’amour du travail pacifique.

De la même source est sortie la tolérance religieuse. La France reste catholique, mais elle accepte des fils protestants. La controverse se règle : des deux côtés, on cherche à confirmer des fidèles, plutôt qu’on n’enflamme des soldats. L’Église catholique, avec Du Perron et François de Sales, achève sa réforme intellectuelle, elle retrouve la science et l’éloquence. Les protestants, il faut bien le dire, s’effacent de la littérature, dès qu’ils désarment : ils se perdent dans la masse catholique, tandis que leur D’Aubigné, en qui revit tout le xvie siècle individualiste, anarchique et lyrique, lâche, retiré en son coin, ses chefs-d’œuvre grognons et surannés.

Par la restauration de la monarchie absolue et de la religion catholique, l’esprit français écarte les questions irritantes et dangereuses. Comme il affranchit sa pensée, en supprimant la crainte des applications pratiques, il la rend efficace, en ôtant la tentation des aventures métaphysiques. Montaigne a bien délimité l’inconnaissable : mais s’il vit à l’aise dans son positivisme, tous les esprits qui ne peuvent se passer de certitude demandent à la foi de parler où la raison se tait. Ainsi se superpose l’Évangile à la philosophie, avec Charron, avec Du Vair. Bien assurée de ce côté, la raison, mûrie dans les agitations du siècle et l’étude des anciens, se reconnaît juge souveraine de la vérité qu’on peut connaître, et la littérature s’imprègne d’un rationalisme positif et scientifique. Le domaine de la foi est réservé : hors de là, tout se décide par raison. Ce qui amène deux conséquences : la littérature devient l’expression de la vérité ; il faut donc qu’elle soit sincère et objective. Puis, il faut qu’elle tourne du lyrisme à l’éloquence. Et nous voyons précisément ces caractères apparaître dans les écrivains dont j’ai parlé.

La littérature où la raison tend à dominer, s’oriente vers l’universel : elle reconnaît pour son objet ce dont chacun trouve en soi, la vérité et l’usage ; rien ne lui sera plus propre que la vie humaine, que les faits moraux, les forces et les freins que met en jeu dans l’âme l’existence de chaque jour. Le technique tend donc à être rejeté hors de la littérature, qui aura pour objets principaux la peinture des mœurs et la règle des mœurs ; l’une appartiendra surtout à la poésie, et, par l’autre, la philosophie et la théologie resteront des genres littéraires.

Sous la pression des tristesses morales de cette époque troublée, une sorte de stoïcisme chrétien s’élabore dans les âmes qui ont besoin de faire provision d’énergie. Montaigne ne put suffire qu’à ceux qui vivaient comme lui retirés en leur château, sans action et sans responsabilité. On conçut qu’il fallait donner une autorité supérieure et un fondement rationnel à la règle des mœurs, et l’on résolut encore ce problème par la superposition du christianisme à la sagesse humaine des anciens. Le désordre des mœurs, la difficulté des temps font embrasser ce que la Bible et l’antiquité ont de plus fort et de plus austère dans leurs doctrines morales. Du Plessis-Mornay [92], d’Urfé [93], etc., paraphrasent Sénèque que Malherbe traduira ; Du Vair traduit Épictète, en même temps qu’il médite Job et Isaïe. Le tendre François de Sales, sous l’aménité fleurie de ses discours, arme la volonté, et lui donne tout, pour lui tout demander. Dans ce réveil de l’énergie morale se préparent et la théorie cartésienne de la volonté et la théorie cornélienne de l’héroïsme : et là se trouve l’explication de la faveur que rencontrera le jansénisme, cette forme forte du catholicisme.

Après le grand effort de la Pléiade pour créer de toutes pièces une littérature artistique, nous constatons sous le règne de Henri IV un retour au naturel. Mais ce n’est pas le naturel de Marot : à force de s’étirer, l’esprit français a grandi ; à force de se guinder, il s’est haussé. Les écrivains s’abandonnent et savourent le plaisir de ne pas se contraindre : de là cette composition un peu lâche, cette abondance diffuse, cet écoulement paisible de pensées, cette largeur étale du style fluide et lent. Régnier, si vif, si ardent, est aussi désordonné et prolixe que les autres. Il y a dans presque toutes les les œuvres du temps une molle détente, un éclat aimable et doux, une nonchalance négligée ; la sécheresse des pointes et de l’érudition se détrempe, pour ainsi dire, dans les tièdes courants de l’imagination et de la sensibilité [94].

La centralisation littéraire n’est pas faite : la littérature échappe encore au joug du monde et de la cour. D’où ces deux effets, qu’il y a encore des œuvres littéraires dont les sujets ne sont pas mondains, et des écrivains provinciaux, qui vivent loin de la cour et de Paris. Comme il n’y a pas encore de goût public, et qu’il n’y a plus de doctrine d’école, chacun suit en liberté la pente de sa pensée et va où les nécessités de sa vie intellectuelle et morale le poussent. Les grandes ambitions d’art ont disparu. Le lyrisme s’affaiblit dans la sentimentalité élégiaque. La fantaisie et la raison, le lyrisme et l’éloquence s’équilibrent. Sous le pédantisme de la Renaissance commence à percer l’originalité classique. On fleurit encore ses discours de souvenirs ; François de Sales met de l’histoire naturelle dans la théologie, et Montchrétien de la mythologie dans l’économie politique. Cependant le fond révèle une pensée déjà indépendante, qui choisit sa matière selon le besoin, et la traite selon la vérité. Il reste aussi chez les poètes des traces de pétrarquisme, mais nous sommes loin pourtant de Desportes. De toute façon, les ouvrages de la période qui nous occupe sont de bons Français. Il y a là un temps de repos et d’indépendance pour notre littérature entre les deux invasions de l’italianisme, dont la seconde s’aggravera d’une invasion espagnole.

Un esprit sérieux, pratique, sensé, bourgeois, a pris possession de la littérature, et, comme dans l’ordre politique et religieux, il ne rêve plus de subversions ni de reconstructions totales. Il ne songe qu’à utiliser et jouir. L’idée capitale de la Renaissance est passée dans les faits : la substitution des genres gréco-romains aux vieux genres français est définitivement acquise, et notre littérature, à peu près détachée du moyen âge, va se relier à l’antiquité. Alors se déterminent la plupart des genres et des formes importantes de notre art classique. Vauquelin et Régnier organisent la satire : Hardy, dont j’ai remis à parler, établit la tragédie. Malherbe règle ce qui peut subsister de lyrisme. Dans la prose, deux grands genres se laissent discerner : le discours moral et l’éloquence religieuse. Enfin, ici s’attache le roman.

En revanche nous assistons à l’avortement d’un genre qui fut considérable dans l’antiquité : c’est l’histoire. L’esprit qui tendait à prévaloir abolissait le sens historique par l’attention exclusive qu’il donnait à la commune et immuable essence de l’humanité. Si l’homme est le même dans tous les temps, l’histoire est chose bien mince, et la vérité historique n’est plus perçue. Puis le divorce de l’érudition et de la littérature est opéré, et l’on trouve de la science sans art comme chez Fauchet ou La Popelinière, ou de l’art sans science, comme chez Du Haillan ou Dupleix [95]. Et dans tout sujet les modernes sont en présence d’une masse de documents, qui rejette les esprits littéraires vers les genres où l’invention est plus libre, vers l’observation morale ou vers l’analyse dramatique. Enfin les Mémoires sont les œuvres historiques qui satisfont le mieux des esprits curieux avant tout de la vie et de l’homme. Deux œuvres mettent alors en lumière l’avortement du genre historique : d’abord l’admirable corps d’Histoires du président de Thou [96], si exact, si informé, si impartial, et qui, écrivant en latin avec les mots et la couleur de Tite-Live, n’arrive qu’à faire un pastiche ; en second lieu la célèbre Histoire Romaine de M. Coeffeteau, regardée comme un modèle de la prose française, et qui n’est qu’une traduction paraphrasée de Florus, sans érudition ni critique.

L’histoire, au xviie et au xviiie siècle, ne s’insinuera dans notre littérature que sous la forme d’un autre genre et comme incidemment. Elle sera utilisée par la théologie, par la controverse, par la philosophie, pour leurs fins propres et spéciales. Elle ne vivra pas par elle-même. Déjà Bèze, par son Histoire ecclésiastique des Églises Réformées (1580), avait bien marqué le biais dont on la prendrait chez nous, quand on voudrait s’élever au-dessus des Mémoires personnels et des Dissertations érudites. Il est curieux que ce genre tout impersonnel de l’histoire ne devait arriver à se constituer dans notre littérature que pendant le plein triomphe de la littérature personnelle : histoire et lyrisme se tiennent plus qu’on ne croit. En tout cas, l’élimination de l’histoire et l’extinction du lyrisme, au début du xviie siècle, sont deux phénomènes qui annoncent la prochaine floraison de l’esprit classique.


CHAPITRE II

LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIe SIÈCLE[97]


Surcharge et confusion au début du siècle. Effort pour régulariser la langue. Comment la langue s’éclaircit : exemples tirés de Calvin. Retour au naturel : facilité et diffusion à la fin du siècle. Ce qui manque et ce qu’on souhaite.

Les premiers humanistes qui essayèrent, dans des traductions ou autrement, d’appliquer la langue vulgaire à de hautes pensées, se sentirent fort embarrassés. Habitués au latin, au grec, à des langues mortes dont ils trouvaient les formes fixes, les règles certaines, le type désormais immuable dans les écrivains anciens, ils cherchaient le français et ne le trouvaient nulle part. Nous trouvons le témoignage curieux de cet embarras dans la Préface que Pierre Robert Olivetan mit à sa traduction de la Bible (1535) :

« Aujourd’hui pour la plupart le François est mêlé de latin et souvent de mots corrompus : dont maintenant nous est difficile les restituer et trouver. Ainsi donc par faute d’autres termes avons été contraints d’user des présens, en nous accommodant à notre temps, et comme parlant barbare entre les barbares. Au surplus ai étudié tant qu’il m’a été possible de m’adonner à un commun patois et plat langage, fuyant toute affecterie de termes sauvaiges, emmasqués et non accoutumés, lesquels sont écorchés du latin. Toutefois que, à suivre la propriété de la langue française, elle est si diverse en soi selon les pays et régions, voire selon les villes d’un même diocèse, qu’il est bien difficile de pouvoir satisfaire à toutes oreilles et de parler à tous intelligiblement. Car nous voyons que ce qui plaît à l’un, il déplaît à l’autre : l’un affecte une diction, l’autre la rejette et ne l’approuve pas. Le Français parle ainsi, le Picard autrement, le Bourguignon, le Navarrais, le Provençal, le Gascon, le Languedoc, le Limousin, l’Auvergnat, le Savoisien, le Lorrain, tous ont chacun sa particulière façon de parler, différentes les unes des autres. »

C’était au même temps que Geoffroy Tory et Rabelais se moquaient des pédants qui « despumaient la verbocination latiale » et corrompaient le français. Ils en aimaient donc la pureté, ils en respectaient la propriété : mais ils le sentaient pauvre et maigre, et où il défaillait, ils tâchaient de le refaire et compléter. « Comment donc ! dira Henri Estienne, ne sera-t-il loisible d’emprunter d’un autre langage les mots dont le nôtre se trouvera avoir faute ? » Personne ne s’en fit scrupule : l’enrichissement de la langue était une nécessité liée au développement de l’esprit ; puisque la formation populaire avait laissé perdre du latin tout ce qui représentait la haute culture, il fallait bien aller l’y rechercher, maintenant qu’on voulait s’approprier cette culture. Oresme déjà, sous Charles V, y avait été contraint : ce fut bien autre chose quand toute une armée d’ardents et studieux esprits, théologiens, philosophes, traducteurs, imitateurs, penseurs originaux, se mit à parler en langue vulgaire sur toutes les plus ardues et plus graves matières. Outre les savants, nul ne se fait faute de prendre des mots à sa fantaisie : le faux principe de Ronsard que la perfection d’une langue est en proportion du nombre de ses mots, abuse tout le monde, et par dévouement à la langue nationale, on en vient à perdre tout respect de son génie et de sa pureté. Les soldats, les courtisans, les dames reçoivent par mode les mots des étrangers auxquels nos Français vont se frotter, ou qui viennent chercher fortune chez eux. L’Italie avait été un trop actif agent de notre Renaissance, pour ne pas avoir imprimé fortement sa marque jusque sur notre langage ; l’Espagne à la fin du siècle regagne du côté de l’influence intellectuelle ce qu’elle perd en influence politique ; elle nous insinue de ses manières et de ses façons de parler.

De là l’extraordinaire extension de la langue française au xvie siècle. De là sa merveilleuse et confuse richesse. Le vocabulaire s’enfle à crever. Il retient les mots du moyen âge : acoiser, ardoir, baller, gaber, chérir, ost, sade, vesprée ; cest, cestuy, icest, cil, icel, icelui, avec celui. Il reçoit des mots et des formes des dialectes : du wallon, du picard, du vendomois, avec Ronsard ; du gascon, avec Monluc et Montaigne ; du lyonnais, avec Rabelais, comme cette forme aimarent si fréquente dans Pantagruel. Le latin fournit à Du Bellay, qui conseille d’user de mots purement français, ces néologismes que lui reproche Fontaine : vigiler, hiulque, oblivieux, intellect, sinueux, etc. Du Bellay introduit patrie, et Desportes pudeur. On voit entrer aussi abnégation, amplification, agitation, exercitation, innumérable, manutention, spelonque, suspition, sayette, vitupère, etc. Le grec fournit toute sorte de termes d’art, de science, de philosophie, de politique, comme ce mot de police au sens étymologique de gouvernement, comme économie, pour ménage, ou bien encore squelette, etc. Viennent ensuite les composés, que conseille Ronsard, que défend Henri Estienne et que prodigue Du Bartas : porteciel, porteflambeaux, haut-bruyant, doux-amer, etc. Le provignement fournit œillader, êbenin, larmeux, et, en dehors même de la Pléiade, périller qui est dans François de Sales, eselaver, grenouiller, qui sont dans Montaigne, etc. Les diminutifs, archerot, enfançon, etc., pullulent. Les Italiens nous envoient courtisan, escorte, spadassin, bouffon, charlatan, costume, escrime, infanterie, cavalerie, grotesque, antiquaille, réussir, etc. ; les Espagnols, colonel, algarade, hâbler, bizarre, parangon, parangonner, etc.

Même mélange dans les constructions. On y trouve des italianismes : comme ainsi soit que, là où, comme celui qui, etc. ; des hellénismes, comme le beaucoup amasser, l’être prompt à exécuter, comme aussi le fréquent usage des adjectifs neutres, l’intelligible, le choisissable, etc. Mais la lutte est surtout entre la vieille langue et le latin. Il reste dans la conjugaison des traces de l’usage du moyen âge : le latin nous donne sa proposition infinitive, qu’on trouve, il est vrai, déjà acclimatée dans Commynes et dans Marot, mais qui devient alors tout à fait commune : il nous donne aussi toutes les constructions du relatif, soit éloigné de son antécédent, soit dépendant d’un participe ou d’un infinitif, et non d’un mode personnel du verbe. Parfois les deux syntaxes concourent au lieu de se contrarier, et le latinisme vient en aide à l’archaïsme dans l’omission fréquente des pronoms sujets, dans la suppression de la conjonction que devant le subjonctif, et surtout dans l’usage si développé alors de l’inversion.

Du latin aussi viennent ces idées, arbitraires et erronées le plus souvent, d’analogie et de régularité, qui bouleversent la langue et jusqu’à l’orthographe. Grammairiens et écrivains s’imaginent rapprocher le français du latin et en panser la corruption, quand ils hérissent pédantesquement leur écriture de lettres parasites qu’ils croient étymologiques, et quand ils essaient de ramener violemment au genre masculin les mots en eur et en our dérivés du latin en or, que la spontanéité de la formation populaire avait faits féminins depuis des siècles. Un des effets bizarres de cette réforme, et qui en montre l’inepte lourdeur, c’est la tentative de transformation de certains adverbes en ment. Il y avait bientôt deux siècles que les adjectifs dérivés de la classe où la forme en latin est unique pour les deux genres masculin et féminin, s’assimilaient peu à peu aux autres, et que grand, fort, etc., s’enrichissaient de terminaisons féminines par l’adjonction d’un e muet. Cette opération était à peu près achevée : mais alors les adverbes dérivés du primitif féminin de ces adjectifs choquèrent comme anormaux. Si l’on disait bonnement, pourquoi dire innocemment, savamment, loyalement ? On crut plus correct de dire innocentement, savantement, loyalement, quoiqu’en réalité on achevât ainsi de s’éloigner du latin. Mais la régularité, c’est-à-dire l’uniformité, le voulait. Aussi fut-ce pendant tout le siècle, et chez les mêmes écrivains, la plus étrange confusion de formes anciennes et nouvelles, comme il apparaît bien par l’usage actuel, où très capricieusement sont parvenues tantôt les unes et tantôt les autres. Nous disons innocemment, et nous disons loyalement.

Ce soudain grossissement et cette régularisation téméraire eurent pour premier effet de rendre la langue plus trouble. Ce n’était plus seulement de ville à ville, c’était de livre à livre que les mots et les formes changeaient. Et dans la construction des phrases, l’allure si nette, si dégagée de la vieille langue se ralentit, s’embarrasse, s’alourdit, les phrases s’enchevêtrent, se nouent ou filent. Par l’inversion notamment, une réaction de l’ordre analytique vers l’ordre synthétique se fait contre le vrai génie et le certain avenir de la langue. Il y a à cet égard un recul visible de Marot et de Commynes à Rabelais, à Calvin, à Montaigne surtout dont j’ai dit déjà combien la phrase est étrangement inorganique. Cependant après un temps d’hésitation et comme de reflux, les nécessités pratiques et vitales font reprendre à la langue son cours naturel : la phrase se dégage et si, j’ose dire, se retrouve. Pour écarter les inégalités imputables à l’individualité, regardons les deux traductions que Calvin donne de son Institution en 1541 et en 1560, et voyons comment en moins de vingt ans, par le seul usage, la langue s’est filtrée et clarifiée. En 1541, Calvin écrit :

« Voilà pourquoi tous les États d’un commun accord conspirent en la condamnation de nous et de notre doctrine. De cette affection ravis et transportés ceux qui sont constitués pour en juger, prononcent pour sentence la conception qu’ils ont apportée de leur maison. »

En 1560 : « Voilà pourquoi tous les États d’un commun accord conspirent à condamner tant nous que notre doctrine. Ceux qui sont constitués pour en juger, étant ravis et transportés de telle affection, prononcent… »

1541 : « Or à toi appartient, Roi… »

1560 : « Or c’est votre office, sire… »

1541 : « Et ne te doit détourner le contemnement de notre abjection. »

1560 : « Et ne devez être détourné par le contemnement de notre petitesse. »

1541 : « Mais nous ne lisons point ceux avoir été repris qui aient trop puisé… »

1560 : « Mais nous ne lisons point qu’il y en ait eu de repris pour avoir trop puisé. »

1541 : « Cestuy étoit Père, qui… »

1560 : « C’étoit un des Pères, qui… »

1541 : « Voysent maintenant nos adversaires… »

1560 : « Que maintenant nos adversaires aillent… [98] »

Et pareillement Calvin remplace en 1560 loquacité par babil, abnégation par renoncement, diriger par adresser, subjuguer par dompter, expéter par désirer, promouvoir par avancer, médiocre par moyen, cogitation et présomption par pensée, locution par façon de parler, etc. C’est le résultat, de dix-huit années de travaux, d’écritures multiples, de prédications incessantes, qui ont formé en lui une faconde toujours claire et coulante. L’exercice populaire de la parole a poli plus tôt le langage de Calvin, en a retranché l’excès et la « débauche » : tout le siècle finit par y venir. La bouffissure se réduit et la raideur se détend. Bertaut, Régnier, Montchrétien, François de Sales, Du Vair se réduisent à l’usage du peuple, au parler naturel et commun. Les composés à la mode grecque [99], le provignement, les emprunts aux patois se font de plus en plus ares. L’archaïsme et le latinisme s’effacent à la fois et se fondent dans l’aisance spontanée de la phrase française : si bien qu’à vrai dire les vestiges de la vieille langue passent à l’état de licences bizarres, et les formes latines tendent à devenir une question de style plutôt que de grammaire.

Mais là, comme dans la poésie, le progrès n’est pas sans compensation : littérairement, je préfère le premier style de Calvin, si laborieux, mais si plein et si nerveux, à la facilité pâteuse qu’il a plus tard acquise. Et en général le défaut de cette langue de la fin du siècle, entre 1580 et 1620, quand le génie individuel ne la réveille pas, c’est une sorte d’égalité diffuse, sans nerf et sans accent.

On sent bien que la langue s’est réglée plutôt par une sorte de lassitude générale que par une intime solidité d’organisation ; qu’elle reste livrée à tous les hasards de la fantaisie individuelle ; de toutes parts on aspire à l’ordre, à la stabilité, à l’unité. C’est le cri général : Henri Estienne protestait contre le débordement de l’italianisme, au nom du « pur et simple » français : il est vrai que le latinisme ni l’hellénisme ne l’effrayaient. Mais Vauquelin prescrit d’être chiche et caut à former des mots nouveaux. Du Perron, dans sa Rhétorique sacrée, parle de fixer la langue. Étienne Pasquier estime que les changements n’ont pas été toujours des progrès, conseille de laisser la langue digérer ce qu’elle pourra des latinismes qu’elle a déjà absorbés, et rejeter le reste ; et, pour l’enrichir à l’avenir, il compte sur l’exploitation des matériaux que l’usage du peuple fournira. Montaigne, nous l’avons vu, est d’un avis pareil, et il indique comme idéal à poursuivre la substantielle et nerveuse simplicité des anciens. On se demande où est le vrai français ? Aux Halles ? au Palais ? à la Cour ? Pour Pasquier, il est par toute la France, dans toutes les provinces. L’usage de la Cour ne prévaudra qu’au début du siècle suivant [100]. Ainsi, fixation épuration, mise en valeur de la langue française, voilà les trois articles de la réforme universellement réclamée.

Ce sera l’œuvre de Malherbe : il resserrera la poésie et la langue qui s’écoulaient et se fondaient. Il les rendra plus denses, en leur retranchant du volume : il donnera une structure artistique à la masse inorganique du vers et de la phrase.

QUATRIÈME PARTIE

LE DIX-SEPTIÈME SIÈCLE[101]


LIVRE I

LA PRÉPARATION DES CHEFS-D’ŒUVRE

CHAPITRE I

MALHERBE

Le progrès de Malherbe. Sa personnalité, étroite et vigoureuse. Tendance à l’universel ; goût de l’éloquence. — 2. Desseins et théories de Malherbe : la réforme de la langue. La réforme de la poésie. Il a sauvé l’art. Malherbe et Théophile. — 3. Raisons du succès de Malherbe. Erreur capitale de sa pratique.
1. PROGRÈS ET CARACTÈRE DE MALHERBE.

Les premiers vers de Malherbe (1575) sont d’un provincial pour qui Vauquelin est un grand homme[102]. Ses Larmes de saint Pierre sont dignes de Desportes : l’original est italien, et la traduction en rend à merveille l’afféterie brillante. La consolation à Du Périer (1599) et l’ode à Marie de Médicis (1600) marquent une meilleure manière, et plus originale. Malherbe suit son siècle : il marche vers la simplicité et vers le naturel ; ses vers ont cette abondance aisée, cette mollesse aimable, ces vives couleurs qui sont les qualités communes de la littérature au temps de Henri IV. Une touche plus ferme, certains accents de vigueur, et surtout la beauté achevée du travail révèlent la personnalité de l’écrivain. La Prière pour le roi allant en Limousin, par la douce allure de la strophe fleurie d’images, n’est encore que la perfection du style des Montchrétien et des Bertaut : mais déjà dans l’ode sur l’attentat de Jacques des Isles (1606), plus sensiblement dans l’ode sur le voyage de Sedan (1607), le style se serre, se tend ; les images se ramassent en traits énergiques et précis ; l’effort de l’artiste qui veut égaler son expression à sa pensée se trahit par une sorte de brusquerie nerveuse ; cette poésie forte, pleine, un peu dure, trouvera ses plus complètes expressions dans la Paraphrase du Psaume CXLV et dans l’Ode à Louis XIII allant châtier la Rebellion des Rochelois (1628).

Voilà le progrès de Malherbe, qui aboutit à la création du style dont la première génération des classiques du xviie siècle usera. Il n’avait pas un tempérament très riche. Chapelain estime qu’il « a ignoré la poésie », et le met, pour le génie naturel, au-dessous de Ronsard, ce qu’accordent aussi La Bruyère et Boileau. En effet, si l’on regarde les quatre mille vers qu’il a écrits, ce n’est ni l’abondance des idées, ni la force de l’imagination, ni la profondeur du sentiment qu’on y peut admirer. Ce poète lyrique n’a guère parlé de la nature ; il n’en tire même pas beaucoup de comparaisons, ou d’images ; celles dont il use le plus volontiers, et qu’il répète infatigablement, il les prend moins dans la nature que dans la mythologie et l’histoire. Il a l’imagination livresque de l’honnête homme qui a fait ses classes et vécu à la ville. Il a parlé de l’amour, plus souvent qu’il ne l’a ressenti : plus ingénieux encore, plus guindé et plus alambiqué, quand il adresse ses propres soupirs à la vicomtesse d’Auchy, que lorsqu’il porte ceux du roi à la princesse de Conti. Il a parlé de la mort : toujours on sent Horace, ou Sénèque, ou la Bible derrière lui. Il n’a guère varié les éléments de sa poésie : toutes ses grandes odes, à Henri IV, à Marie de Médicis, a Louis XIII, au duc de Bellegarde, présentent les mêmes matériaux et le même argument : éloge des actions passées, prédiction des prospérités futures, développements moraux et applications mythologiques. Jamais il n’a pu parler à Henri IV sans lui promettre la conquête de l’Égypte.

Mais méfions-nous : Malherbe a pourtant une personnalité vigoureuse. C’est quelqu’un, c’est même un étrange original, que ce gentilhomme de Normandie, si fier de sa race, d’un si robuste orgueil, au verbe rude et incivil, autoritaire, brusque, indifférent en religion, mais respectueux de la croyance du prince et de la majorité des sujets, très soumis à l’usage et très épris de raison, disputeur, argumenteur, philosophe et fataliste, plus stoïcien que chrétien, très matériel et positif, au demeurant honnête homme, et de plus riche sensibilité qu’on ne croirait d’abord. La mort de son fils Marc-Antoine l’affola : bien des années auparavant, il avait écrit à sa femme, sur la mort de leur fille, une lettre déchirante. Sa poésie est plus étroite et plus sèche que sa nature. Il n’a guère laissé passer dans ses vers que les parties de son humeur qui étaient inséparables en lui de toute pensée : il a retenu, renfermé tout ce qu’il a pu de ses émotions intimes. S’il a donné un sonnet à Marc-Antoine, ce consolateur de Du Périer n’a pas fait un vers sur sa propre fille, qu’il pleurait tant. Je sens chez Malherbe, dans le choix des idées et des thèmes, un effort pour écarter le particulier, le subjectif : il choisit les sujets où son esprit communie avec l’esprit public, les sujets d’intérêt commun. Il chante la paix rendue à la France, l’ordre restauré avec la monarchie, la haine de la guerre religieuse et civile : choses qui lui tiennent au cœur, mais à tout le monde avec lui. Il dit aussi les grands lieux communs de la vie et de la mort ; il les dit en apparence sans intérêt personnel, dérobant la particularité de ses expériences sous l’impersonnelle démonstration de la vérité générale. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il élimine le lyrisme au profit de l’éloquence, qu’il donne à la raison la préférence sur le sentiment, et qu’enfin il est d’un temps où le moi commence à paraître haïssable ?

Prenons Malherbe dans ses bonnes pièces, dans ses odes historiques et ses stances religieuses : ce sont des œuvres fortes et simples, où il y a, en vertu même des sujets, plus de conviction que de passion, plus de raisonnement que d’effusion ; le mouvement, la chaleur viennent surtout de l’intelligence. Cela est sobre, juste, fort, exactement proportionne et solidement équilibré : en un mot, cela est complet. Bonnes en elles-mêmes, ces pièces sont, excellentes surtout par les leçons qu’elles donnent : et Malherbe a bien entendu qu’il en fût ainsi. Sa pratique n’est que le reflet et l’effet de sa théorie, où l’ont amené, aux environs de l’an 1600, sa réflexion, le besoin profond de son esprit, et sans doute aussi le contact d’une intelligence telle qu’était celle du président Du Vair.


2. RÉFORME DE LA LANGUE ET DE LA POÉSIE.


Avec une très claire conscience du possible et du nécessaire en l’état présent des choses, Malherbe fit la liquidation générale du xvie siècle. Il fut grammairien autant que poète ; il se donna pour mission de réformer la langue et le vers, et d’enseigner aux poètes à manier ces deux outils du travail littéraire. Avant toute chose, il est de son temps ; et c’est pour cela qu’il réussit. Il ignore les Grecs, et méprise Pindare ; il est plutôt latin ; ou mieux il est tout français, et donne autorité à ceux des Latins qui lui offrent des modèles de son goût intime : aux orateurs tels que Tite-Live, aux moralistes tels que Sénèque, aux gens de savoir et d’esprit tels que Stace. Il méprise les Italiens, en théorie, encore qu’il se laisse aller trop souvent à faire des pointes. Il ne distingue la poésie de la prose que par le mécanisme, non point par la nature de l’inspiration. Dans l’une comme dans l’autre, il demande les mêmes qualités de conception et d’exécution, il poursuit le même résultat, qui est l’éloquence. Aussi sa doctrine, en dehors des règles techniques du vers, s’applique-t-elle à toute la littérature aussi bien qu’à la poésie.

Esprit exact plutôt que vaste, minutieux, formaliste, il s’attache passionnément à perfectionner la langue. Dans sa chambre de l’hôtel de Bellegarde, dont les six ou sept chaises étaient toujours occupées, il donnait des arrêts qui décidaient du sort des mots : de quel ton brusque et rogue, c’est ce que les lourdes incivilités du Commentaire sur Desportes nous permettent aisément d’imaginer. Tout ce qui regardait la pureté du langage était pour lui affaire d’importance. « Vous vous souvenez, dit Balzac, du vieux pédagogue de la cour et qu’on appelait autrefois le tyran des mots et des syllabes, et qui s’appelait lui-même, lorsqu’il était en belle humeur, le grammairien à lunettes et en cheveux gris… J’ai pitié d’un homme qui tait de si grandes différences entre pas et point, qui traite l’affaire des gérondifs et des participes comme si c’était celle de deux peuples voisins l’un de l’autre, et jaloux de leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait accoutumé de dire que depuis tant d’années il travaillait à dégasconner la cour et qu’il ne pouvait pas en venir à bout. La mort l’attrapa sur l’arrondissement d’une période, et l’an climatérique l’avait surpris délibérant si erreur et doute étaient masculins ou féminins. Avec quelle attention voulait-il qu’on l’écoutât, quand il dogmatisait de l’usage et vertu des participes ? »

Malherbe s’était donné pour tâche de nettoyer la langue française : il voulait mettre dehors les archaïsmes, les latinismes, les mots de patois, les mots techniques, les créations arbitraires, mots composés ou dérivés, enfin tout ce dont l’ambition du siècle précédent avait surchargé, encombré la langue. Il voulait la réduire aux mots purement français, comme disait Du Bellay. Est-ce à dire qu’il nous ramenait à Marot ? Non, et bien au contraire ; car sa règle était l’usage, l’usage présent et vivant sans doute, non pas l’usage des gens qui étaient morts depuis trois quarts de siècle. Cela revient à dire que Malherbe acceptait précisément les innovations que l’usage avait consacrées, repoussait celles que l’usage avait condamnées : il n’appauvrissait pas la langue, il la débarrassait. La langue qu’il mit à nu, dans sa beauté nerveuse, c’était celle même que le xvie siècle avait formée : il ne lui enlevait que ce qu’elle se refusait à assimiler, ce qui la chargeait sans la nourrir. On peut blâmer ses décisions dans le détail, et il y en eut d’injustes, de bizarres, d’ineptes : en principe, par l’esprit général, son travail était excellent.

Mais où Malherbe prenait-il l’usage ? Il semble se référer toujours au langage « courtisan », et d’autre part nous savons qu’il donnait autorité aux crocheteurs du port Saint-Jean, ce qui semble assez contradictoire. Mais rappelons-nous qu’il s’acharnait, comme dit Balzac, à dégasconner la cour, et nous comprendrons que le « courtisan », au nom duquel il blâmait Desportes, était pour lui un idéal plus qu’une réalité. Le « courtisan », c’était sans doute la forme exquise de la langue que le peuple de Paris offrait à l’état brut et non raffiné : les crocheteurs de la Grève devaient fournir l’étoffe, et la cour y mettre la façon ; mais il n’est pas au pouvoir de la cour, ni même du roi, de faire français ce qui n’est pas du français de Paris.

L’usage aussi lui fournissait la règle du sens et du genre des substantifs, et de l’usage il tirait des lois universelles et nécessaires. À l’usage encore il demandait de prononcer sur l’arrangement des mots, sur leurs alliances, leurs rapprochements, leurs dépendances, sur la structure et l’ordonnance des propositions. Mais ici se découvre un autre principe, que Malherbe extrait de ce qu’il estime être la fonction littéraire de la langue : il veut qu’on satisfasse à la raison, ainsi qu’à l’usage ; et l’usage même tire son autorité de la raison. Car si l’on parle pour se faire entendre, c’est raison qu’on parle comme tout le monde. Et pareillement, c’est raison qu’on élimine de sa parole tout ce qui nuit ou ne sert pas à l’intelligence des choses ; l’expression parfaite est celle qui met la pensée en pleine lumière. Donc propriété, netteté, clarté, fuir tout ce qui est fantaisie, irrégularité, équivoque, voilà en somme l’enseignement de Malherbe. Il tend visiblement à constituer la langue comme une sorte d’algèbre, à donner à la phrase une rectitude géométrique. Il poursuit les métaphores fausses, les comparaisons inexactes : il a une sorte de brutalité matérialiste dans la vérification des figures. Au fond il n’y a guère que l’expression propre et directe qui lui plaise. Et voilà la raison de son goût pour la mythologie : elle est un répertoire d’images raisonnables, c’est-à-dire universellement intelligibles. C’est une langue symbolique, où les termes ont des valeurs fixes, où les formes sensibles qui servent à l’expression de la pensée, sont indépendantes pourtant de la sensibilité individuelle de l’écrivain. Aussi se réduit-il à peu près absolument aux images mythologiques.

Faut-il imputer aussi à Malherbe la fatale distinction d’une langue et d’un style nobles ? Il a eu certaines idées, parfois singulièrement étroites, sur la décence de l’expression : mais ses scrupules sont plus mondains que littéraires. Si l’on compense les critiques que cet enragé contradicteur adressait à Desportes par sa plus ordinaire pratique, on se persuadera qu’il ne reconnaît point une langue poétique plus noble que la langue épurée du bon usage : il distingue très sensément la langue commune des langues techniques, et pour la clarté, il se réduit à celle-là ; mais, de celle-là, tout est bon, et les trivialités énergiques de ses plus beaux vers nous démontrent que le principe unique de la noblesse du style réside pour lui dans la qualité de la pensée.

Il porte le même esprit dans la réforme de la poésie : il n’invente pas, il choisit. Dans le magasin trop rempli de la Pléiade, il tire quelques formes, quelques rythmes, strophes de quatre, de six ou de dix vers : alexandrins dans les stances de quatre ou de six vers, vers de sept ou de huit syllabes dans les strophes de dix vers, vers de six mêlés diversement aux alexandrins. Ces formes ne sont pas nouvelles. Mais ce qui est nouveau, c’est la façon qu’il leur donne. C’est une grande affaire pour lui que de placer un repos : il estimait son écolier Maynard « l’homme de France qui savait le mieux faire les vers », parce que Maynard lui avait fait sentir la nécessité d’une pause après le troisième vers dans les strophes de six. S’il estimait Racan un hérétique en poésie, c’était surtout parce que, contre son avis et celui de Maynard, Racan se refusait à mettre une pause après le septième vers, comme après le quatrième, dans les strophes de dix. Il préférait les formes nettes et arrêtées : il n’aimait pas les alexandrins qui s’en vont en rimes plates, indéfiniment : il voulait réduire les élégies en quatrains et même en distiques.

Il exigeait très rigoureusement la justesse et la richesse de la rime. Il défendait de rimer le simple et composé, comme jour et séjour, mettre et permettre ; ou les mots trop faciles à accoupler, comme montagne et campagne, ou les noms propres, faciles toujours à enchaîner, comme Italie et Thessalie. Il condamnait la rime d’un a long avec un a bref. « La raison qu’il disait pourquoi il fallait plutôt rimer des mots éloignés que ceux qui avaient de la convenance, est que l’on trouvait de plus beaux vers en les rapprochant qu’en rimant ceux qui avaient presque une même signification ; et s’étudiait fort à chercher des rimes rares et stériles, sur la créance qu’il avait qu’elles lui faisaient produire quelques nouvelles pensées, outre qu’il disait que cela sentait son grand poète de tenter les rimes difficiles qui n’avaient point été rimées [103]. » Pour peu qu’on soit familier avec la poésie romantique, on ne peut avoir de doute sur la valeur et la portée de ces idées.

Malherbe proscrivait toute licence et toute faiblesse, cacophonie, inversion, hiatus, enjambement, manque de césure. Il faisait une guerre impitoyable aux chevilles, à ce qu’il appelait pittoresquement la bourre de Desportes. Il voulait un rythme impeccable, une forme pleine et parfaite, et qu’on ne plaignît pas sa peine. Il disait « qu’après avoir fait un poème de cent vers ou un discours de trois feuilles, il fallait se reposer dix ans tout entiers ». Il prêchait d’exemple, produisant peu, et gâtant parfois « une demie rame de papier à faire et refaire une seule stance [104] ». Voilà la leçon excellente qu’il donnait : une leçon de travail et de patience ; ce n’est pas assez dire, une leçon de grand art. Car, si d’autres avaient eu plus de génie, personne avant lui n’avait mieux vu que la poésie est un art, et que la forme d’art ne s’improvise pas. Il enseignait l’importance de la technique, et la facture serrée qui fait les chefs-d’œuvre. Le sens profond de ses boutades et de ses maussades jugements, c’est que l’intention a besoin du métier pour s’exprimer ; c’est aussi que la perfection consiste à condenser : le moyen d’être fort, c’est d’être sobre. Il a fait rendre au vers français, détendu par la molle fluidité des Bertaut et des Montchrétien, de plus âpres, mais de plus fiers accents. On peut trouver sa forme étriquée, ses rythmes monotones et simples : songeons que la liberté antérieure était indétermination, confusion : il a réglé la cadence de la poésie comme il était possible en son temps, et il fallait passer par la simplicité classique pour arriver à la complexité plus riche de l’harmonie romantique.

Ses adversaires dont plusieurs eurent plus de génie que lui, le combattirent sans le comprendre. « Comment serait-il possible, disait la pétulante demoiselle de Gournay, que la poésie volât au ciel, son but, avec une telle rognure d’ailes, et qui, plus est, écloppement et brisement ?… Belle chose vraiment, pour tant de personnes qui ne savent que les mots, s’ils savent persuader au public qu’en leur distribution gise l’essence et la qualité d’un écrivain… Eux et leurs imitateurs ressemblent le renard qui, voyant qu’on lui avait coupé la queue, conseillait à tous ses compagnons qu’ils s’en tissent faire autant pour s’embellir, disait-il, et se mettre à l’aise… Ils ont vraiment trouvé la fève au gâteau d’avoir su faire de leur faiblesse une règle et rencontrer des gens qui les en crussent. » Elle criait que cette poésie correcte et populaire était trop facile à faire, trop facile à comprendre. Régnier, avant elle, dans sa Satire IX, avait méprisé ce grammairien, ce regratteur de mots, qui mettait le génie à la gêne et ne savait qu’éplucher le détail. Théophile disait fièrement :

Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui…
J’aime sa renommée, et non pas sa leçon…
La règle me déplaît, j’écris confusément,
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément.

Le pauvre garçon, qui eut tant de belles qualités, de si heureuses inspirations, et qui n’est arrivé qu’à être inconnu ou ridicule, est la vivante justification de Malherbe. Il s’est perdu par la négligence et par la fantaisie ; il n’a su atteindre, avec sa libre humeur, ni l’impérissable beauté de la forme, ni l’universelle vérité des choses. Il eût mieux fait de pratiquer la leçon de Malherbe, qui lui eût appris à le surpasser.


3. RAISONS DU SUCCÈS DE MALHERBE.


Les ennemis de Malherbe n’y purent rien : il obtint gain de cause auprès de ses contemporains. Ils trouvaient en lui des idées et un esprit conformes aux leurs. Il exprimait le besoin de paix, d’ordre, de discipline, qui était celui de toute la France. Il exprimait aussi ce besoin non moins universel de comprendre, cette disposition rationaliste, qui n’a pas été créée par le cartésianisme, mais qui l’a créé au contraire : il était avide de clarté, de netteté, prenant pour guide et souverain maître « le sens commun, contre lequel, disait-il, la religion à part, vous savez qu’il n’y a orateur au monde qui me pût rien persuader ». Il entrait encore dans le grand chemin du siècle, en laissant les sentiers des libertins comme des hérétiques, et, tout indifférent qu’il était au dogme, il enveloppait son stoïcisme des façons de parler chrétiennes. Il déterminait la position qu’en somme l’esprit classique gardera à l’égard de l’antiquité, quand il traduisait selon son jugement plutôt que selon le texte, déclarant qu’ « il n’apprêtait pas de viandes pour les cuisiniers » : entendez qu’il écrivait pour les gens du monde et non pour les savants ; c’était soumettre l’antiquité au sens commun. Mais s’il satisfaisait par tant de côtés l’esprit de son temps, il l’enrichissait aussi, et, par un juste instinct de la grande poésie, il imposait au rationalisme le respect de la forme d’art, que celui-ci n’aurait eu que trop de pente à méconnaître.

Ainsi, en rejetant Ronsard et tout ce qui se rattachait à Ronsard, Malherbe sauvait le meilleur et l’essentiel de l’œuvre de Ronsard. S’affranchissant des doctrines aristocratiques et pédantesques de la Pléiade, ce gentilhomme normand, qui avait le sens pratique d’un bourgeois, trouvait la conciliation du rationalisme et de l’art. Il rendait à la littérature française le plus grand service qu’il fût possible alors de lui rendre : il lui révélait le prix de la vérité, et celui de la perfection. Il n’importe, après cela, que ses vers soient médiocrement suggestifs, médiocrement aimables. Son œuvre est grande, si l’on ajoute son influence à ses vers.

Mais on peut dire que Malherbe a manqué de clairvoyance sur un point essentiel : il n’a pas su reconnaître ou créer la forme poétique de cet esprit nouveau, qu’il était le premier à manifester. Il a retenu les formes lyriques, sans le lyrisme. De là la rareté de son inspiration : c’est pour cela aussi que sa postérité lyrique a été si peu nombreuse et si peu heureuse. Ses enseignements n’ont prouvé leur efficacité que transportés hors de cette forme de l’ode où Malherbe s’est enfermé.

Or, au temps même où il travaillait ses strophes éloquentes, un des plus négligents faiseurs de vers qu’il y ait eu, un des plus grossiers adeptes de la théorie du naturel facile, un barbouilleur qu’on ose à peine nommer un écrivain, et qui, dans les rares moments où les doctrines littéraires le préoccupaient, ne jurait que par Ronsard ; Alexandre Hardy, fournissait à l’esprit classique cette forme nécessaire que Malherbe ne savait pas découvrir, et fondait la tragédie.


CHAPITRE II

ATTARDÉS ET ÉGARÉS

Confusion de la première moitié du siècle. — 1. Un survivant du xvie siècle : D’Aubigné. Caractère de l’homme. Les Tragiques : puissance de l’inspiration satirique et lyrique. — 2. Origine et formation de la littérature précieuse. Naissance de la vie mondaine. L’Astrée : par où le roman diffère des pastorales italiennes et espagnoles. — 3. L’Hôtel de Rambouillet, et la société précieuse. L’esprit mondain, son caractère et son influence sur la littérature. — 4. Grossièreté et raffinement. Influence des littératures espagnole et italienne. La poésie après Malherbe : Maynard et Racan. Poésie précieuse : Voiture. Les épopées. Les romans : Mlle de Scudéry. Contrepartie du fin et de l’héroïque : Saint-Amant ; les romans comiques et bourgeois ; Scarron et le burlesque.

Avec Malherbe commence le xviie siècle ; il éclôt chez lui dix ou quinze ans plus tôt qu’ailleurs. Mais quand, aux environs de 1615, plus tôt ou plus tard, disparaîtront ces derniers représentants du xvie siècle chez lesquels nous avons vu se former tous les traits de l’esprit classique, il s’en faut que les œuvres littéraires indiquent nettement le caractère de l’âge nouveau. Si l’on excepte la tragédie, qui sera la première prête et la première féconde, il faudra laisser écouler la moitié du siècle pour atteindre un chef-d’œuvre authentique ; et ce sera la prose qui le fournira, dans une œuvre de circonstance, dans les Provinciales de Pascal. Tout suivra bientôt, et tous les genres conformes au génie du temps en quelques années toucheront leur perfection.

Mais dans la production vigoureuse et touffue de la première moitié du siècle, autour de Malherbe, puis de Corneille, avant Pascal et avant Boileau, règne en apparence la plus incroyable confusion. L’idéal classique, tel que Malherbe l’a défini, loin de s’enrichir, semble s’obscurcir, se déformer ; ce sont des résistances, des reculs, des contradictions, des aberrations de toute nature. Plus les œuvres se multiplient, plus elles se dérèglent, et l’on dirait que la jeunesse féconde du siècle sème indifféremment la vie dans toutes les formes que le hasard lui présente. On a peine d’abord à débrouiller cette incohérence ; cependant des courants se laissent distinguer dans ces tumultueuses ondulations ; l’on s’aperçoit qu’en dépit de tout, l’instinct classique du temps l’emporte, et organise peu à peu la littérature à son image.


1. AGRIPPA D’AUBIGNÉ.


Ce n’est pas la moindre singularité de cette confuse période, qu’elle nous présente en face d’un Malherbe un Agrippa d’Aubigné [105]. Ce combattant du xvie siècle est un écrivain du xviie : sa vie littéraire ne commence guère qu’à l’heure de sa retraite politique ; ses Tragiques paraissent en 1616 [106], son Histoire universelle de 1616 à 1620, son Baron de Fæneste en 1617 et 1630 ; jusqu’en 1630, où il meurt, il ne cesse de s’escrimer de sa plume, ne pouvant plus tirer l’épée. C’est fausser l’histoire littéraire que de mettre à côté de Ronsard et de Desportes cet homme qui imprimait son œuvre sous Louis XIII, qui, dans la préface de son principal poème, grondait contre Malherbe, et le subissait pourtant. D’Aubigné, je le sais, est du xvie siècle par le génie et par le goût : mais, précisément, son originalité et sa caractéristique c’est d’être du xvie siècle en plein xvii, de n’avoir pas marché quand tout était en mouvement, et de rester, entre Richelieu et Corneille, le contemporain de Charles IX et de Garnier.

Tout en lui contredit le présent, tout représente un passé qu’on déteste ou qu’on méprise. Il est protestant, et non pas du petit troupeau qui paît à l’écart, pacifique et docile ; il a dans l’âme le feu des guerres civiles, et continue de ne voir dans la France apaisée que des bourreaux on des martyrs. Henri IV est un renégat, et le crime de Ravaillac est un jugement de Dieu. Toutes ses œuvres irritent les plaies anciennes : quand tous les autres veulent l’oubli et l’union, il réveille tous les souvenirs capables de diviser. Ces convertis et ces convertisseurs qu’il écrase dans la Confession de Sancy, ce sont les ouvriers de la restauration monarchique et catholique, qui en somme avaient refait la France. Ces fanfarons de Gascogne qu’il raille dans le Baron de Fæneste, ce sont les courtisans raffinés, spirituels, ambitieux, qui seront les précieux, c’est le public et les modèles de la nouvelle littérature [107]. Et il ne se trompe pas moins dans l’idéal qu’il propose : le gentil-homme austère et pieux, qui maintient la gravité dans les mœurs et va donner une forte empreinte de sérieuse moralité aux lettres classiques, ce n’est plus à cette heure le huguenot de 1560, le soldat de Coligny ; c’est, ou ce sera tout à l’heure le janséniste, catholique malgré Rome. Mais d’Aubigné, qui eut toute sa vie devant les yeux les têtes des conjurés d’Amboise, ne connaît que le papisme, l’exécrable papisme des bûchers et des massacres.

À des gens qui vont faire leurs délices de Balzac et de Voiture, au moment où l’Académie et Vaugelas vont paraître, il offre une prose voisine de Pantagruel et de l’Apologie pour Hérodote. Sa poésie est réglée selon l’Art poétique de la Pléiade, c’est-à-dire très déréglée avec beaucoup d’artifice et de rhétorique. Ni goût, ni composition, ni mesure, ni netteté, ni correction, aucune des qualités où commençait précisément à consister toute la beauté des œuvres. En revanche, dans les sentiments et dans la forme, toutes les sortes d’énergie et de beauté que le génie raisonnable et éloquent du xviie siècle ne pouvait admirer.

Ainsi s’explique que ces puissantes et riches œuvres n’aient pas laissé de trace dans la littérature du règne de Louis XIII. Agrippa d’Aubigné, pourtant, fait paraître Malherbe bien petit et bien pauvre. Il contient en lui toute la Renaissance et toute la Réforme. Ce forcené huguenot était un savant universel. À six ans, il « lisait aux quatre langues », française, grecque, latine et hébraïque. A sept ans et demi, il traduisait le Criton. Plus tard il étudie les mathématiques et jusqu’à la magie. Il s’entend aux fortifications, à la théologie, à la poésie. Entre deux guerres civiles, il enchante la cour de Charles IX, et fait une tragédie lyrique de Circé pour le divertissement du roi.

Mais il a échappé par bonheur au pédantisme stérile : la passion religieuse emplit son œuvre — celle qui compte — et la fait sincère, intense et vivante. Son Histoire Universelle, œuvre d’un passionné qui s’efforce d’être juste, sa Vie écrite pour ses enfants, où il s’abandonne plus librement, sont de chaudes peintures des temps déjà lointains que D’Aubigné regrettait. Le souvenir de Tacite, qu’il admire, l’aide à maintenir sa violence de sentiment dans les bornes d’une nerveuse et grave émotion.

Rien ne l’a contenu dans ses pamphlets. Ici c’est Harlay de Sancy qui raconte et justifie son apostasie, découvrant toute la bassesse de son âme avec toute la malice du papisme par un procédé d’exposition satirique renouvelé des harangues de la Ménippée ; là c’est la bonne et solide vertu sous les traits du vieux huguenot Enay (εἶναι) qui s’entretient avec le faux et frivole honneur incarné dans le jeune papiste Fæneste (φαίνεσθαι). Dans ces deux cadres viennent s’entasser discussions théologiques renouvelées de Calvin et de Bèze, anecdotes salées sur les moines qui semblent venir de l’Apologie pour Hérodote, invectives violentes, mordantes railleries, énormes bouffonneries ; tous les adversaires de l’auteur, tous ceux qui ont mérité sa haine ou trahi son espoir, jusqu’au roi lui-même, y passent. Et ce pamphlétaire enragé trouve des traits, des scènes que lui envierait un moraliste impartial : il trouve l’accent, le geste éternellement humains, le mouvement qu’impriment à l’humaine poupée l’ambition, l’avarice, la vanité. Sancy, Fæneste par instants, deviennent des types ; et d’Aubigné fait revivre, avec une verve merveilleuse, ici les raffinés piaffeurs et faméliques de la régence, là les politiques souples et bas du règne de Henri IV. Il continue et il complète Régnier.

Mais son œuvre immortelle, ce sont les Tragiques : jaillissement de satire lyrique, à qui rien ne put se comparer, jusqu’aux Châtiments : car les admirables Discours de Ronsard sont plus oratoires. Dans le champ qu’il veut couvrir de ses couleurs, D’Aubigné trace sept compartiments : les Misères, composition générale qui rassemble sous les yeux toutes les iniquités et toutes les hontes ; les Princes, où les figures des rois persécuteurs, le féroce et le coquet ressortent avec une admirable énergie ; la Chambre Dorée, où la justice des magistrats étale ses horreurs ; les Feux, qui sont comme les annales du bûcher, le martyrologe de la Réforme depuis Jérôme de Prague et depuis les Albigeois ; les Fers, tableaux des guerres et des massacres ; les Vengeances, où apparaissent les jugements de Dieu sur les ennemis d’Israël et de l’Évangile, sur Achab et sur Néron, tout un passé sinistre qui répond de l’avenir ; enfin le Jugement, où le huguenot vaincu, déchu de toutes ses espérances terrestres, assigne les ennemis de sa foi, les bourreaux, les apostats, devant le tribunal de Dieu, à l’heure de la Résurrection.

Rien de plus inégal que ce vaste poème : comme il y a très loin de la sincérité du sentiment à la sincérité de l’expression, la rhétorique y abonde, une rhétorique lyrique qui ne vaut pas mieux que la rhétorique oratoire : d’Aubigné réussit à être vague et boursouflé dans la peinture de la Saint-Barthélemy ! Tantôt le style est tendu, antithétique, brillant, tantôt il est rocailleux, prolixe, informe. Il poursuit la force jusque dans l’horrible et le dégoûtant. Les négligences alternent avec les éruditions. De froides et obscures allégories succèdent à des chroniques impitoyablement détaillées en vers languissants ou durs. À chaque instant, les inversions obscurcissent le sens, ou les enjambements détruisent le rythme. Il faut beaucoup d’illusion pour assimiler les coupes de D’Aubigné à celles de Victor Hugo : ce qui est science chez celui-ci, n’est chez l’autre qu’insouciance ; dans les Tragiques, les enjambements, les vers disloqués produisent des effets puissants, quand la pensée y donne lieu, mais ils sont aussi bien employés à ne rien produire du tout ; et du moment qu’ils ne sont pas expressifs, ils sont forcément prosaïques [108].

En revanche, que de morceaux sont d’un rare, d’un grand poète, et n’auraient eu besoin presque de rien, ici d’une retouche, là surtout d’un retranchement, pour atteindre à la perfection de leur caractère ! Est-il utile d’expliquer ce qu’il y a d’imagination pittoresque, de vive, de mordante, d’âcre, d’ardente inspiration dans les Tragiques, de détailler les trouvailles saisissantes de ce style forcené pour diffamer ou maudire, et pour glorifier ou bénir ? On n’a qu’à feuilleter le poème, à se rappeler les passages fameux que tout le monde cite : les prologues des Misères et des Princes, la cour des Valois, et tant de vers éclatants qui fleurissent jusque parmi les plus épineuses broussailles.

Mais il faut sentir surtout que d’Aubigné a trouvé l’une des plus riches sources de lyrisme qu’il y ait, un des sentiments les plus hauts, les plus universels par son objet que l’homme puisse exprimer un de ceux aussi qui prennent l’individu tout entier, et jusqu’au fond. D’Aubigné est un fanatique, un esprit étroit, à l’horizon borné ; mais ce qui lui manque en largeur, il le regagne en hauteur. Il a l’étroitesse des prophètes juifs, dont il a le fanatisme. Mais, comme eux, il a la persécution, les désastres, la ruine de son peuple, pour agrandir, épurer son inspiration. La Bible dont ce bon huguenot était nourri, a étoffé son français ; elle l’a aidé à donner à notre grêle, aimable et fin parler des sonorités rudes, de brusques éclats, des harmonies chaudes et larges, qui font, penser en effet aux maigres Juifs sortant de leur désert pour effrayer les Rois des menaces de l’Éternel. Vaincu, il a été dispensé de traduire en détestables faits ses passions et ses vengeances ; il a dû tourner ses yeux au ciel, remettre à Dieu de récompenser et de punir ; la défaite a ouvert, élevé son âme dure, elle y a mis, avec les larmes et les tendres regrets, la foi sereine, l’amour confiant, l’espérance et la soif de la justice. De là les fortes parties des Tragiques : cette sorte de psaume où le croyant appelle son Dieu, et crie vers lui pour qu’il se montre et se venge ; ces chants de triomphe en l’honneur des martyrs qui ont vaincu l’iniquité, les tourments et la mort ; ces scènes d’épopée lyrique qui placent d’Aubigné entre Dante et Milton, celle où la Justice et la Paix portent leurs plaintes à Dieu, celle surtout qu’a dictée à la fin le désespoir de l’irrémédiable défaite, quand, à la trompette de l’Ange, les morts s’éveillent, les éléments de la nature viennent témoigner de l’infâme abus qui a tourné entre les mains des hommes les excellentes œuvres de Dieu en instruments d’injustice ; et Dieu, appelant les élus, qui ont souffert pour lui, aux délices éternelles, envoie les maudits aux gouffres ténébreux d’où il ne sort

Que l’éternelle soif de l’impossible mort.

Il n’y a rien de plus grand en notre langue que ces pages finales des Tragiques, malheureusement un peu troubles et mêlées, par la faute de l’auteur qui n’a pas daigné nettoyer son chef-d’œuvre, et retirer les pièces manquées et mal venues.

Ce lyrisme puissant a été ignoré pendant deux siècles. On est dur en France parfois pour les minorités, et pour le génie maladroit qui ne s’habille pas à la mode.

2. LA VIE MONDAINE ET L’ « ASTRÉE ».


Si d’Aubigné n’a rien pu contre Malherbe, si même il sert à prouver par ses défauts et son échec la nécessité des principes de Malherbe, faut-il s’étonner que ni les colères gothiques de la demoiselle de Gournay, ni les illogiques emportements de Régnier, ni les capricieuses indépendances de Théophile n’aient pu enrayer le mouvement ? À vrai dire, il n’était pas en la puissance du passé de barrer la route à l’avenir ; et contre l’école de Malherbe, ce n’était pas Ronsard, ni Desportes, ni Bertaut, et leurs suivants, c’était quelque chose d’aussi moderne, d’aussi nouveau, de conforme aussi à certains besoins du présent, qui pouvait seul lutter avec succès. C’est ce qui arriva. L’œuvre de Malherbe fut menacée pour un temps, et partiellement stérilisée, non par une réaction, qui l’eût détruite, mais par une complication, qui la dévia. L’école du libre et facile naturel se transforma en une école ennemie du naturel, guindée, raffinée, laborieuse dans la conception, négligente seulement dans l’exécution : on saisit le passage dans l’œuvre de Théophile [109], en qui l’on peut saluer le dernier des lyriques et le premier des précieux ; il donne une main à Bertaut et l’autre à Voiture. Cette transformation se fit sous une influence nouvelle, celle des gens du monde.

Car un fait considérable se produit à la fin du règne de Henri IV, l’organisation de la classe aristocratique en société mondaine ; alors s’établissent les rapports, les habitudes, les formes de vie et d’esprit qui caractérisent « le monde » ; alors s’établit pour deux siècles la souveraineté sociale et littéraire de cette minorité fermée, élite sans doute, mais aussi coterie dans la nation. On peut dire que le « monde » français n’est qu’une réduction et une adaptation de la vie de cour italienne, comme notre honnête homme, l’homme universel de Pascal, réalise, avec une élégance moins fine et moins riche, l’homme complet, idéal de l’Italie de 1500. Notre vie mondaine eut pour principe une chose excellente, la sociabilité des intelligences : et c’est par là qu’elle représente quelque chose de profond et l’un des caractères constitutifs de la race. On peut croire qu’elle fut vraiment, après l’excitation de la Renaissance, une forme nécessaire de l’esprit français : car, dès que l’apaisement des troubles civils et religieux donne le loisir et la sécurité, la littérature et la société se précipitent ensemble de ce côté. Une demi-italienne, la fille d’une Savelli de Rome, Catherine de Vivonne, inaugure la vie mondaine en France vers 1608 : et en 1610, peut-être avant, Honoré d’Urfé commence à publier son Astrée, qui offre un idéal de vie distinguée et charmante.

On a voulu trouver dans l’Astrée [110] l’histoire même de l’auteur et les personnes de la cour de Henri IV. Mais il ne faut recevoir ces clefs qu’avec défiance, malgré la bonne foi de Patru. D’Urfé, qui avait au plus neuf ans quand son frère épousa la belle Diane de Châteaumorand, n’était point un Céladon ni un Silvandre blessé d’amour, et il parait bien que, sa belle-sœur devenue libre, il ne se maria avec elle que par des raisons d’intérêt. On peut aussi, si l’on veut, reconnaître Henri IV dans Euric, et dans Alcidon on dans Daphnide, le duc de Bellegarde ou la duchesse de Beaufort : à coup sûr, le ton n’y est pas ; et même l’inconstant Hylas, même le féroce Polémas n’ont pas les manières ni le reste qui décidaient la marquise de Rambouillet à se retirer chez elle.

Céladon, banni par Astrée qui le croit infidèle, peut se noyer de désespoir dans le Lignon : sauvé par des nymphes, il résiste à l’amour de Galatée, mais il n’ose se présenter devant sa belle tant qu’elle ne révoquera pas l’ordre de son bannissement ; il faudra cinq volumes pour qu’elle se décide, pendant lesquels aussi Silvandre soupirera pour Diane, Hylas se fera gloire d’être inconstant, le sage druide Adamas sera intarissable en bons conseils et bons offices : nymphes et bergères, bergers et chevaliers entre-croisent leurs histoires habilement suspendues, qui se dénoueront auprès de la merveilleuse fontaine d’Amour.

On reconnaît là les thèmes de la pastorale italienne : l’Arcadie de Sannazar, l’Aminte du Tasse, le Pastor Fido de Guarini, voilà les sources de D’Urfé. Cependant son principal modèle a été la Diane de Montemayor, un roman espagnol en prose mêlée de vers : mais Montemayor est un des maîtres écrivains de l’Espagne italianisée, et par lui c’est, encore un reflet de la culture italienne qui illumine l’Astrée.

Par l’Espagne, cependant, quelque chose du moyen âge passera dans le roman moderne. ce goût d’aventures héroïques, extraordinaires, qui dans l’Astrée même se traduit par le siège de Marcilly, et cette dévotion exaltée de l’amant à sa maîtresse, qui n’est que l’amour courtois ; c’est par l’Espagne surtout que l’héroïsme chevaleresque et le culte des dames sont restés des choses sérieuses, en dépit de l’Arioste et des spirituels conteurs de l’Italie. Celle-ci a fourni le platonisme pour subtiliser la galanterie, et la forme de la pastorale pour isoler dans leur pureté tous les sentiments que la lutte ou l’accord des cœurs peut produire, abstraction faite des autres affaires et des autres intérêts du monde. Voilà ce que D’Urfé a pris.

Et voici bien comment il faut entendre l’Astrée : dans un temps où la représentation de la vie réelle, en sa simple et sérieuse apparence, n’est guère reçue dans l’art, où la nouvelle est condamnée au ton satirique ou comique, la vie pastorale est une transcription littéraire de la vie mondaine ; bergers et nymphes sont des hommes et des femmes qui n’ont rien à faire, et dont l’unique et capitale affaire résultera par conséquent des rapports sociaux : ces hommes et ces femmes se désirent, se poursuivent, s’évitent, exercent enfin la profession de l’amour. La guerre y tient tout juste autant de place qu’il faut pour marquer la noblesse des personnages ; Céladon ne serait pas l’amoureux idéal, si jamais il n’avait l’épée en main. Mais il la remet vite : il est gentilhomme et non soldat.

La pastorale italienne est un rêve poétique ; l’idéalisme chimérique des sentiments se déroule dans l’irréalité charmante d’un paysage de fantaisie : avec Montemayor. la pastorale prend pied sur le sol de l’Espagne, et mêle des lieux, des noms connus à son impossible action. D’Urfé fait pis : il veut du réel, et il épaissit, il alourdit le rêve. De la pastorale arcadienne, il fait un roman historique, mérovingien ; il narre presque aussi bien qu’un historien les intrigues de la cour de Gondebaud et la cueillette du gui chez les anciens Gaulois. C’est un premier pas vers le roman vrai, quoique l’Astrée elle-même soit plus fausse par l’incohérence de l’élément pastoral et de l’élément historique : mais dans ce mélange je reconnais l’effet du même instinct qui va soumettre toute la littérature au vraisemblable et créer le réalisme classique. Ces mots font sourire à propos de l’Astrée : c’était quelque chose pourtant de situer l’action dans un temps, dans un lieu précis, de la lier à des faits vrais comme à un paysage réel.

La pastorale française modifie en même temps le ton du genre et l’expression des sentiments : ils prennent quelque chose de plus prosaïque, mais aussi de plus solide. Le Tasse, Montemayor sont en leurs pays de grands poètes : D’Urfé ne vaut que par sa prose, fluide, diffuse, aimable, où se reconnaît le contemporain littéraire de François de Sales et de Montchrétien. Il ne traite pas son thème à la mode lyrique : s’il abonde en descriptions, en images, en ornements, il est sensible qu’il vise déjà surtout à noter, à détailler, à expliquer des faits moraux, qu’il traite comme des réalités. Je crois qu’on a exagéré la valeur de ses caractères et de ses dissertations : sa conception est molle, son analyse vague, et tout ce fonds est passablement banal aujourd’hui. C’était plus neuf alors ; et du reste l’important, c’est qu’il ait songé à donner des caractères, à suivre des sentiments, à marquer des nuances, des actions, des progrès. Il est remarquable que dans le matériel de la pastorale il a laissé toutes les machines qui servent à faire des changements à vue de passions, à créer ou détruire l’amour instantanément. Il a abandonné les amants aux lois naturelles de l’amour. Il ne leur a point attribué un platonisme incroyable. Mais il a peint des amants respectueux, des hommes du monde qui attendent patiemment la volonté des dames, incapables de brutalité, tout attachés à mériter par la constance de leur sentiment et l’ingéniosité de ses expressions : ils donnaient à nos gentilshommes des leçons de galanterie mondaine et de savoir-vivre.


3. L’HÔTEL DE RAMBOUILLET ET L’ESPRIT MONDAIN.


Au milieu de la littérature du temps, sensée, pratique, bourgeoise, entre l’économiste et l’agriculteur, qui prêchent le travail, et le saint qui prêche la pénitence, D’Urfé ressuscite la littérature aristocratique. Il trace des modèles d’une belle vie, sans peines et sans devoirs que par l’amour, à qui elle est dédiée. On nous conte qu’en 1624 des princes, des dames et des seigneurs d’Allemagne firent une Académie des vrais amants pour vivre la vie de l’Astrée sous les noms de l’Astrée. Moins lourde, mais plus sérieuse fut l’imitation française : la société précieuse est la réalité dont l’Astrée donne le roman. Il n’y a pas à douter que l’œuvre de D’Urfé n’ait aidé Mme  de Rambouillet à organiser la vie mondaine, lorsque, dégoûtée, nous dit-on, des manières par trop soldatesques et gasconnes de la cour du Vert Galant, elle se retira en son hôtel et y reçut ses amis [111].

La nouveauté était de réunir fréquemment les mêmes hommes

et mêmes femmes, dans une égalité momentanée et dans une liberté parfaite, non point pour la cérémonie, mais pour le plaisir, non point pour un plaisir extérieur et précis, danse, souper, spectacle (quoique ces plaisirs naturellement ne fussent pas exclus), mais pour le simple et essentiel plaisir qui se pouvait tirer de la éunion des esprits, s’excitant mutuellement par le contact, et s’efforçant de produire ce qu’ils avaient de meilleur. Par là, la vie mondaine, échappant au formalisme frivole, eut un caractère profondément intellectuel ; les salons furent comme des marchés d’idées, où les échanges ne languissaient pas, et la fonction propre de l’homme du monde fut la conversation. Il en fut ainsi jusqu’à la Révolution. La Grande Mademoiselle estimait « la conversation le plus grand plaisir de la vie, et presque le seul », et préférait les Tuileries à la vraie campagne parce que « l’on y est mieux pour causer » : de fait, les jardins ne seront en ce siècle que des salons et des galeries aux parois de feuillage, bien commodes pour se promener en causant. « La conversation, disait encore Mlle  de Scudéry, est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens, et le moyen le plus ordinaire d’introduire non seulement la politesse dans le monde, mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu. » Saint-Evremond la préférait à la lecture, et Varillas, un historien de profession, disait à Ménage « que de dix choses qu’il savait, il en avait appris neuf par la conversation » : — « je pourrais à peu près dire la même chose », ajoutait Ménage, un des cerveaux pourtant les plus bourrés du temps.

La marquise de Rambouillet eut donc le premier salon qu’on ait vu en France : dans la Chambre bleue d’Arthénice, et dans son réduit se rassemblaient, autour d’elle et de sa fille Julie, le marquis de Pisani, son fils, bossu, spirituel, ennemi juré des beaux esprits de profession ; le marquis de Montausier, original mélange d’Alceste et d’Oronte, qui aima quatorze ans Mlle  de Rambouillet avant de la décider au mariage, et qui prépara pour elle pendant pendant trois ans ces fameuses étrennes du 1er janvier 1641, la Guirlande de Julie ; Mlle  Paulet, une bourgeoise, à qui sa beauté rousse et son esprit faisaient une noblesse ; trois ou quatre Arnauld, abbés, magistrats, officiers, Chapelain, Voiture, Godeau, Ménage, non pas à titre d’écrivains, mais à titre de gens d’esprit. Deux princes du sang, le duc d’Enghien et sa sœur, future duchesse de Longueville, sont dès leur première jeunesse des habitués de la Chambre bleue. Plus tard apparaîtront Saint-Evremond, Mme  de la Fayette, la toute jeune et riante marquise de Sévigné. Le vieux Malherbe chante Mme  de Rambouillet ; Balzac, Corneille lui sont présentés : mais les réunions n’ont rien d’une Académie. Les gens du monde y dominent et donnent le ton : c’est, dit Chapelain, « le grand monde purifié », « la pierre de touche de l’honnête homme ». Il écrivait à Balzac, très curieux de savoir quelle était cette nouvelle puissance : « On n’y parle pas savamment, mais on y parle raisonnablement, et il n’y a lieu au monde, où il y ait plus de bon sens et moins de pédanterie ».

Parler, c’était la grande affaire, et les lettres du temps nous représentent à merveille cette conversation des premiers temps, encore un peu lourde, et qui croit se donner de la légèreté en se tortillant. Avec l’éternelle matière des propos mondains, celle que fournissent les nouvelles du jour, les médisances et les scandales, on s’occupe fort de démêler, d’analyser les sentiments, d’en distinguer les nuances et les sources, de ceux surtout qui sont d’un usage journalier dans la vie sociale, amour-propre, amitié, amour surtout ; on débat le sens et la beauté des mots ; on prend pour thème parfois quelque ouvrage nouveau dont on a entendu lecture, une lettre ou une dissertation de Balzac, ou bien, un certain jour, le Polyeucte de Corneille, dont la dévotion ne plaît guère. On dispute ferme à l’occasion sur une comédie de l’Arioste, ou sur deux sonnets rivaux : Malleville et Voiture ont fait chacun une Belle Matineuse. Le sonnet de Voiture à Uranie et le sonnet de Benserade sur Job partagent l’Hôtel de Rambouillet, puis tout Paris, en pleine Fronde !

La marquise, retirée chez elle dès 1608, ne meurt qu’en 1665, mais le beau temps de son salon c’est de 1624 à 1648. L’exemple qu’elle a donné est imité de toutes parts : par tout le beau Paris d’alors, autour du Louvre et du Palais-Cardinal, au Marais et dans la place Royale, les palais des princes et des seigneurs, des hôtels même de la riche bourgeoisie ouvrent leurs portes. Ce sont les dames de Clermont-d’Entragues, c’est la marquise de Sablé, qui a « la plus nette mignardise dans ses lettres aussi bien que dans sa conversation ». C’est Mme  de Maure, Mme  de Choisy, Mme  Scarron ; c’est M. Testu, chevalier du guet, chez qui on lit les comédies destinées à la scène. Tous ces réduits et ces ruelles, où les Précieuses tiennent conversation, se multiplient dans la première moitié du siècle. Chez Mlle  de Scudéry, aux samedis, moins de grand monde, et plus de gens de lettres : c’est une ruelle littéraire, un peu pédante. Mais voici la ruelle mondaine et pédante à la fois, et les précieuses ridicules : les mardis de la vicomtesse d’Auchy, qui lit un jour une paraphrase de saint Paul ; elle a pour amies Mme  de Mosny qui apporte une fois un roman, Mme  de Saintot, une ancienne actrice de la Foire, maintenant bas-bleu et fort écrivailleuse. Nul n’est admis, s’il ne compose et ne lit : un vieil officier, à qui la plume pèse, est forcé de barbouiller du papier pour être admis dans cette « Académie femelle », comme Chapelain écrit en 1638, s’égayant fort de ces « fées qui ont beaucoup d’âge et peu de sens ».

La province, comme de juste, suivit un peu plus tard, et l’on connaît la phrase de Chapelle sur les dames qu’il voit en 1656 à Montpellier : « À leurs petites mignardises, à leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous vîmes bientôt que c’était une assemblée de précieuses ».

Mais ce ne sont pas les originaux extravagants ni les imitateurs ridicules que nous avons à regarder. Les vraies précieuses — que Molière a visées et atteintes à travers les autres, — c’étaient Mme  de Rambouillet, Mme  de Sablé, Mme  de Longueville, Mme  de Maure, et le monde précieux a été l’école où se sont formés les Bussy et les La Rochefoucauld, les Sévigné et les La Fayette, les Maintenon et les Ninon, c’est-à-dire les plus exquis exemplaires de la société française dans la seconde moitié du siècle : voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue pour bien juger la préciosité. Elle n’est que le premier état de l’esprit mondain qui, sans changer son idéal, modifie sans cesse et rectifie ses apparences.

Le fond de l’esprit mondain, c’est de se séparer, avec tout ce qui le touche ou lui sert, de ce qui n’est pas le monde ; c’est d’établir, par-dessus la vulgaire distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, un nouveau principe de distinction à l’aide duquel tout se jugera et se classera : ce principe est l’idée des convenances, qui crée un genre nouveau de beauté, la distinction ; une chose, un acte qui présentent une sorte de perfection supérieure dans la conformité aux convenances, sont distingues. Le naturel n’est pas impliqué dans la distinction, mais l’aisance. Elle ne comporte ni la bonté du cœur, ni la force de l’intelligence, mais elle indique certaines manières d’avoir, ou de n’avoir pas, du cœur ou de l’intelligence. Comme la sociabilité a formé et lie toujours le monde, la distinction est un art de plaire ; tout ce qu’on a en soi et sur soi, réalité solide ou surface, il faut l’avoir pour les autres, ou s’en donner l’air : cette coquetterie de parure par laquelle la beauté semble faire don de soi au public, et prendre intérêt à son plaisir, quand il s’agit de la pensée et de l’expression de la pensée, c’est l’esprit. En littérature, il n’y a de distingué que l’esprit, au sens étroit : l’ingéniosité, l’invention spirituelle. Rien ne vaut que pénétré ou orné d’esprit. On est ainsi, tout à la fois, très près et très loin de l’art : ou, si l’on veut, on a un art d’agrément, et non d’expression, un art tout orienté vers le public, pour lui plaire à sa mode, et non vers la nature, pour la rendre selon la vérité. Mettez en face l’un de l’autre l’art du xviiie siècle et l’art grec.

Voilà comment l’influence de la société sur la littérature française fut mêlée de bien et de mal. Le public fit la loi : il imposa d’abord la clarté, l’unique et admirable clarté de nos chefs-d’œuvre classiques ; il obligea les auteurs à ménager sa peine sans plaindre la leur, à savoir nettement ce qu’ils voulaient dire, et à le dire sûrement. Mais ce public définit la clarté par ce que son esprit entendait : et ces femmes, ces gentilshommes ne voulaient pas ou ne pouvaient pas entendre bien des choses, qui eussent bien mérité qu’on les leur fit entendre. Notre littérature y perdit sans doute en hauteur et profondeur ; et les plus grandes questions, les plus vitales en furent exclues ou furent réduites à s’y glisser par occasion : de là ce que nos chefs-d’œuvre classiques paraissent avoir quelquefois d’un peu court, quand on les compare à certaines œuvres des autres littératures. Avec quelque chose de superficiel et de frivole, ou tout au moins de moyen, la littérature prit au monde le goût d’une simplicité brillante, très cherchée et très aisée, qui imite le naturel et qui est parfois tout le contraire : il fut difficile de n’avoir pas d’esprit, et les plus grands seuls de nos écrivains y parvinrent. Il fut difficile aussi de parler à ce public de ce qui n’était pas lui : et par là la matière littéraire se restreignit encore ; l’homme, mais l’homme de la société, soumis aux rapports, aux lois, aux accidents sociaux, ayant affaire un peu a Dieu, beaucoup aux hommes, nullement à la nature, fut l’original nécessaire de tous les portraits. N’étant guère actionné que par l’amour, il fit de l’amour l’action de tous les livres qui prétendaient à le représenter.

Enfin, s’il est une vérité reçue dans le monde, c’est que le monde a raison, c’est qu’il fait bien et pense excellemment, mieux que tous les individus qui le composent, et surtout mieux que tous les êtres qui n’en sont pas ou n’en ont pas été : d’où la raison, cette souveraine dominatrice du siècle qui commence, s’étrique, s’amincit, se creuse, et devient le préjugé mondain, qui investit momentanément tous ses caprices et toutes ses ignorances d’un titre d’absolue et universelle vérité ; et voilà surtout ce qui porta grand dommage à la littérature du xviie siècle.

Car tous les écrivains durent compter avec le goût mondain, que la plupart au reste portaient en eux-mêmes. Il fallut qu’ils y satisfissent, même en le dépassant. Le xviie siècle, qu’on a tort souvent de prendre « en bloc » et de croire tout d’une pièce, nous offre plusieurs courants, plusieurs directions, et comme plusieurs étages de goût et d’idées : il y a communication, juxtaposition, entre-croisement ; à de rares moments et jamais pour longtemps fusion ou confusion. L’esprit de la société polie, esprit précieux d’abord, puis simplement esprit de cour ou de salon, n’est en somme que la forme charmante, étroite, inférieure, du goût classique : c’est au-dessus de lui, bien que souvent pour lui, que se firent les chefs-d’œuvre.


4. POÈTES ET ROMANCIERS PRÉCIEUX.


Pour bien juger la préciosité, il faut la regarder comme une discipline imposée à de fortes natures, pleines encore de sève et de fougue, grossières, brutales [112]. Puis la, délicatesse devenant de plus en plus intérieure et spontanée, à mesure que se brisera le ressort des âmes, et que se videra le réservoir des énergies primitives, les formes se simplifieront, se détendront. Mais jusqu’à la fin du siècle, en somme, la force et la fougue seront sensibles sous la politesse. De là précisément l’exagération du raffinement, l’intempérance cérémonieuse des manières, l’extravagance spirituelle du langage. On ne sait pas encore marcher, on danse ; et toute la vigueur du corps robuste passe dans le bras qui arrondit un salut. Tout est alors en deçà, au delà, ou au contraire de la nature : car la nature est grossière, et le paraît là où elle ne l’est pas réellement. Tout est excès, excès de grandeur ou excès de finesse, boursouflure ou subtilité ; et l’idéal que les précieux essaient de réaliser dans leur vie et dans leur extérieur, celui que tout d’abord ils imposent à la littérature, c’est l’horreur du commun, du vulgaire, en tous sens et sans exception, le culte obstiné de la rareté qui surprend.

Ce goût eut pour premier effet de soumettre de nouveau la France aux influences étrangères. Car le merveilleux de l’esprit se rencontrait plus facilement hors de chez nous. L’Italie, d’abord, cette fois encore, fut notre institutrice : mais l’Italie dégénérée, folle de l’artificielle beauté des concetti, dépensant tout son génie en inventions monstrueuses d’hyperboles, d’antithèses et de métaphores, l’Italie de Guarini et de Marino. Celui-ci, un Napolitain d’inépuisable faconde, d’intelligence et de sentiment nuls, vint en France en 1615 : il y publia son Adone (1623), poème allégorique et descriptif de plus de 40 000 vers[113]. « Les yeux, disait-il quelque part, sont les balcons et les portes de l’âme, fidèles témoins, vrais oracles, sûre escorte de la raison timide, et flambeaux ardents de l’obscure intelligence. Ils sont les langues de la pensée, toujours promptes et adroites, les messagers parleurs du muet désir, hiéroglyphes et livres où l’on peut déchiffrer les secrets du cœur, — vifs et purs miroirs où transparaît tout ce qu’enferment les profondeurs de la poitrine[114] », etc., etc. Dans le Tasse même, qu’on lisait beaucoup, il n’y avait que trop de brillant, de finesse, et, comme disait un peu brutalement Despréaux, de clinquant. Ces beautés spirituelles faisaient fureur chez nous, et asservissaient tout, jusqu’au vieux Malherbe, grognant et cédant. Avec cela, les Italiens imposaient, parce qu’ils entendaient l’art ; épopée, comédie, histoire, de quelque genre qu’on parlât, ils faisaient autorité : ils écrivaient selon les règles.

L’Espagne vint renforcer l’Italie : elle avait le même goût, l’ayant eue pour maîtresse. C’était l’Italie qui avait fait éclore chez elle, dans sa mâle et âpre poésie, le conceptisme de Ledesma, l’estilo culto de Gongora : les agudezas valaient les concetti. Mais, dans ce raffinement, l’Espagne continuait d’exprimer son génie national par les sonorités emphatiques des mots, et par l’héroïque boursouflure des pensées. Cette influence fut, chez nous, plus tardive et moins universelle que celle de l’Italie. Antonio Perez ne l’établit pas, quoi qu’on ait dit : il ne dut jamais mettre les pieds à l’hôtel de Rambouillet[115]. Dès le début du siècle, la langue espagnole était familière à la plupart des gentilshommes et des dames : mais les livres pénétraient plus lentement, et ce n’est guère avant 1630 qu’on sent une forte action du génie castillan sur la littérature française. Au théâtre, les Espagnols nous donnèrent des sujets, dispensant nos poètes du labeur de l’invention. Par Montemayor et par Perez de Hita, ils furent nos maîtres dans le roman galant et héroïque. Leur poésie ne fut, semble-t-il, jamais très bien connue. Gongora n’eut point d’action. Voiture est peut-être le seul de nos poètes qui soit sensiblement teinté de goût espagnol. Je parle des genres sérieux de poésie : car, pour le burlesque, l’influence de l’Espagne fut considérable. Lope de Vega, Gongora, fournissaient des modèles que notre Saint-Amant, notre Scarron ont connus, et qui les ont inspirés. Enfin l’esprit castillan s’est offert à nos courtisans dans une idée que dégageaient, non plus les fictions des livres, mais les vies réelles ou légendaires de quelques individus comme Villamediana : idée de politesse héroïque et de gravité hautaine même dans la facétie. En revanche, jamais le goût des Espagnols n’a fait loi ; et dans le temps même où on les pillait le plus, on ne se gênait guère pour les taxer d’irrégularité ou d’extravagance [116].

Au total, l’Espagne, comme l’Italie, recommandait à la France le goût effréné de l’esprit, le culte des formes les plus raffinées de sentir et de parler.

Toute la littérature française fut atteinte par la préciosité et se mit aux pointes [117], qui sont la forme française des concetti et des agudezas. Mais il y eut des genres d’où la nature et le naturel furent plus complètement bannis, ou qui sont comme la propriété exclusive du mauvais goût étranger et mondain. La poésie de forme lyrique, qui était devenue une poésie de cour ou de ruelle, n’ayant guère ailleurs d’emploi, fut la première gagnée, et les enseignements de Malherbe en furent corrompus.

Le maître lui-même soupira ses fausses amours en pointes fades ; mais ce qu’il y a de plus significatif, c’est que toutes les hautes parties de sa doctrine furent connue stérilisées jusqu’à Boileau, et qu’il ne fit pas école. De loin en loin, la facture d’une ode porte sa marque : mais il ne laisse en somme que deux disciples, Maynard et Racan. Encore tiennent-ils plus du goût général que j’ai tâché (le définir dans la littérature de Henri IV, que du caractère original de leur maître. De celui-ci pourtant Maynard [118] a pris le soin de la langue et du vers, la poursuite acharnée de la netteté et de la justesse : « Mes vers français, disait-il, ont tant de peine à me satisfaire, que de 100 j’en rejette 90 ». Malherbe lui reprochait de manquer de force : mais dans sa faiblesse laborieuse et châtiée, il a de forts, de triomphants réveils ; on a de lui des pièces qui valent le meilleur Malherbe. Il monte en perfection les lieux communs de l’amour, de la mort et de la fortune, il frappe excellemment les petites pensées de circonstance. Il voulait que chaque vers offrit un sens complet, et cette règle du détachement du vers était la mort du lyrisme ; elle condamnait la poésie aux découpures, au martelage, au pailletage, enfin au prosaïsme brillant et sec. Aussi Maynard fut-il naturellement conduit à détacher la strophe comme le vers, en sorte que ses odes s’égrènent comme des chapelets, et sont comme des collections de petites pièces sous un titre commun : naturellement aussi il devait se plaire et exceller aux rondeaux, aux sonnets, aux épigrarames, à tous ces genres qui sont le triomphe du martelage et du trait. Cependant il eut maille à partir avec les précieux, qui lui trouvaient encore trop de sens et trop peu de pointe : en vain se fàcha-t-il contre les orateurs frisés de ce siècle coquet ; on lui montra bien, quand il reparut à Paris après la mort de Richelieu, que ses vers et lui étaient des provinciaux. Déjà il ne se gagnait plus de gloire qu’à Paris, à la suite de la mode : la résidence était de rigueur ; et voilà pourquoi notre président d’Aurdlac ; qui méritait un peu mieux, a laissé moins de renommée que les Voiture et les Sarrazin. On lui doit bien une place en bon jour, entre Malherbe et Racan.

Racan[119], j’en ai peur, a dû son immortalité presque autant à ses bizarreries qu’à son génie. « Hors ses vers, dit Tallemant des Réaux, il semble qu’il n’ait pas le sens commun, il a la mine d’un fermier. Il bégaie et n’a jamais pu prononcer son nom : car par malheur l’r et le c sont les deux lettres qu’il prononce le plus mal. » Ses distractions, sa naïveté qui prêtait aux mystifications, ont fait la joie de son siècle, et lui ont fait une légende. Racan est comme une première épreuve, plus grossière, de La Fontaine ; c’est un La Fontaine moins spirituel, plus ignorant, plus paresseux, dont les vers sont faits de génie et tout gonflés de sentiment. Son ignorance et sa paresse le préservèrent des pointes ; et même il n’accepta des enseignements de son maître que ce qui ne coûtait pas plus de peine à pratiquer qu’à négliger. Jamais Malherbe ne put gagner sur lui qu’il composât avec lenteur et correction, qu’il polit laborieusement les vers que son inspiration première avait jetés. Racan appartint toute sa vie à l’école du négligé facile, et continua tout seul la tradition du lyrisme élégiaque des Montchrétien et des Bertaut. C’est un vrai poète (il en avait l’âme et l’oreille), un amant de la campagne, qui dans le plus faux des genres, dans la pastorale dramatique, a su jeter quelques impressions profondément sincères, un doux mélancolique qui a pleuré la fuite des choses et le néant de l’homme en strophes lamartiniennes, du milieu desquelles parfois s’enlèvent puissamment de magnifiques images, des périodes nerveuses et fières.

À côté de Racan, combien minces et combien glacés paraissent tous les limeurs précieux, même Théophile, ce brillant et fantasque génie, qui préféra à la simplicité laborieuse de Malherbe la fausseté non moins laborieuse des Marino et des Gongora. De sa tragédie de Pyrame et Thisbé (probablement 1625) date le règne du goût précieux dans la poésie. Malherbe est vaincu : sa versification seule prévaut. Les Voiture, les Malleville, les Sarrazin, les Godeau, les Saint-Amant, les Scudéry, les Scarron même lui opposent leur fantaisie : en eux se perpétue le lyrisme du siècle précédent, mais un lyrisme desséché, plus intellectuel que sensible on imaginatif ; leur art, très contraint dans son apparente liberté, n’est qu’un jeu d’esprit compliqué, dont la règle est de calculer toujours l’effet le moins attendu ou le moins nécessaire, pour le produire.

Comme la société est très intelligente et très avide du plaisir littéraire, on voit éclore alors une prodigieuse abondance de sonnets, de rondeaux, d’élégies, de chansons, de stances, dont la galanterie en général fait le fond, puisqu’il était établi qu’il ne pouvait y avoir d’honnête homme sans amour, ni d’honnête livre. Les uns sont plus emphatiques, d’autres plus raffinés ; il y en a de plus fades, ou de plus piquants, et l’on peut trouver dans cet art faux des merveilles de grâce spirituelle. Mais il suffira ici de nous arrêter à l’homme qui incarne à bon droit le goût précieux, à celui qui a qualité pour représenter ce monde et cet art, à Voiture [120].

Ce fils d’un marchand de vins d’Amiens inaugure la puissance sociale de l’esprit ; sans naissance et ne s’en cachant pas, il se fait recevoir à l’Hôtel de Rambouillet, et y traite d’égal à égal avec tous. Il ne reçoit de pension que du roi, de Monsieur, à qui il appartient : cela le tire de pair parmi les écrivains faméliques et parasites. Il a soin aussi de n’être pas écrivain, afin d’être tout à fait honnête homme. Il ne veut pas être autre chose qu’un homme d’esprit qui écrit quelquefois, et c’est son neveu Pinchêne qui fera de lui un homme de lettres après sa mort, en l’imprimant. Voiture que le service de Monsieur mena en Espagne, en Italie, écrivait des lettres aux amis qu’il avait laissés à Paris : il en écrivait de Paris aux amis qui s’en allaient aux armées ou en mission diplomatique. Il vivait dans l’intimité de la marquise de Rambouillet, et il savait toujours faire jaillir quelques rimes ou quelques pointes, de toutes les circonstances qui intéressaient le petit cercle. Voilà ce qu’on appelle pompeusement les œuvres de Vincent Voiture.

Ce petit homme, frileux et gourmand, bretteur et joueur, vaniteux, passionnément galant, mais plus épris des douceurs qu’il disait que des femmes à qui il les disait, au reste brave, fier, sincère, reconnaissant, cet homme aurait pu faire plus qu’il n’a fait : il avait l’esprit sérieux et capable de grandes pensées ; il a su juger Richelieu comme on le juge à deux cents ans de distance. Mais comme il ne pouvait se maintenir dans ce monde où sa naissance ne l’appelait pas, qu’en plaisant, il a voulu seulement plaire et toujours plaire. Il a dépensé plus d’esprit à dire des riens, qu’un autre à exprimer des pensées solides. Comme il écrit pour des gens très raffinés, et pour cette coterie seule, il met de la finesse partout, il la fabrique avec un tortillage d’images, de plaisanteries, d’allusions, dont ils ont seuls la clef, et ainsi il est pour nous obscur et fatigant. Il y a même un peu de lourdeur dans ses grâces, lorsqu’il développe ses métaphores ou ses allégories : la lettre où il se suppose mort, celle des lions du Maroc, ou celle de la carpe au brochet sont des plaisanteries dignes de Mascarille ou de Trissotin. Sa poésie amoureuse est d’une finesse abstraite, et transpose avec une exquise précision le sentiment en idée. Mais quand il ne s’agit pas d’amour, il cause souvent, en prose ou en vers, avec un esprit net et vif, d’un style léger et piquant, dont l’allure fait penser à Voltaire : son Épître au prince de Condé revenant d’Allemagne sort du goût précieux, et réalise déjà l’urbanité de la fin du siècle ou du siècle suivant.

L’horreur du vulgaire naturel qui, appliquée aux menues circonstances de la vie sociale, produisait la recherche spirituelle des petits vers, tourne en passion du romanesque quand il s’agit de la conduite générale de la vie. Un besoin étrange d’aventures emporte alors les âmes, et se traduit parallèlement dans l’histoire par tous les troubles, les intrigues, les révoltes que l’on sait, dans la littérature par la vogue des genres et des œuvres où s’étale le plus extravagant héroïsme. L’épopée d’abord : en 15 ans, six grandes épopées paraissent, qui forment un total de 136 chants, et dont quelques-unes ont eu assez longtemps le renom de chefs-d’œuvre [121]. Je n’en parlerai pas : ce sont les parties mortes et bien mortes de la littérature classique. Quelques brillants morceaux de description ou de morale, voire de théologie, n’empêchent pas que ce soient des œuvres absolument ennuyeuses et illisibles. L’invention est surtout extrêmement pénible, l’exécution presque toujours lâchée. C’est en eux qu’on peut voir combien l’esprit précieux est éloigné de l’art véritable, et en implique peu le sens. Ces épiques ne savent éviter la platitude que par les pointes, et incapables de se concentrer, ils se boursouflent ; ils ne donnent que du fatras ou du clinquant.

Comme ils écrivent pour le monde, pour les femmes, leur public, qui méprise la science des collèges et n’est pas plié à la superstition de l’antiquité, leur inspire une doctrine, qui se trouve être essentiellement excellente : ils prennent des sujets chrétiens, donc modernes, Childebrand, Clovis, saint Louis, Jeanne d’Arc : le plus ancien est pris aux contins de l’antiquité romaine et des temps chrétiens, l’Alaric de Scudéry. Tout naturellement, ils font des idées de leur public la règle de leur ouvrage, et ici c’est parfaitement juste : par un semblable mouvement, Théophile, qui a pourtant prodigué ses vers aux Iris et aux Philis, déclarait un beau jour qu’il n’en fallait plus, et que toute la mythologie avait fait son temps dans la poésie. Le paganisme est un amas de fictions impossibles à croire, dont les cuistres farcissent leurs cervelles : le vrai, le réel (on ne dit pas le beau), c’est le christianisme. On disait aussi que l’histoire de France devait être plus intéressante pour des Français, et que les hauts faits des Grecs ou des Romains ne pouvaient valoir pour nous le récit des luttes et des périls qui avaient fondé ou affermi la monarchie.

Tout cela était fort bien : mais il fallait du génie pour traduire ces idées, et c’est ce qui manqua. L’histoire fut travestie par ces poètes autant qu’elle l’était par les historiens : imaginez le Louis XIV de la Place des Victoires, ou les personnages des batailles de Le Brun dans des architectures et des jardins tels que ceux de Versailles, et vous aurez l’Alaric de Scudéry. Les sentiments sont en harmonie avec le costume : cela n’est d’aucun temps. Il n’y a pas un de ces poètes qui sache ce que c’est qu’un homme, et soit capable d’en faire vivre un dans son poème. Ils font ronfler des lieux communs, ou aiguisent des sentences.

Ils n’entendent rien au genre qu’ils traitent, et en cela ils continuent Ronsard et annoncent Boileau. Pour Scudéry, l’épopée est un roman historique, en vers, ayant d’un bout à l’autre un sens allégorique, qui donne la moralité de l’œuvre. La prise de Rome sera la victoire de la raison sur les sens avec le secours de la grâce. Voilà où en est Scudéry, et où ils en sont tous, et cette idée éclose dans les écoles philosophiques de la Grèce, pieusement recueillie par les chrétiens pour absoudre les chefs-d’œuvre parfois embarrassants de l’épopée païenne, sera consacrée par le docte père Le Bossu dans un inepte traité que Boileau estimera.

Les épopées du xviie siècle ne sont que de mauvais romans ; par contre, les romans [122] sont des épopées qui ne sont pas bien bonnes. Le roman ne suivit pas tout à fait la voie où l’avait mis D’Urfé : de pastoral il se refit héroïque, et mêla les deux traditions de l’Amadis et de l’Astrée. La raison en est facile à entendre : la vie pastorale, au sortir du xvie siècle, avait enchanté une génération fatiguée, qui aspirait au repos ; mais on eut bientôt assez du repos, quand les forces revinrent, avec elles la fièvre du mouvement et de l’action. Les hommes de la guerre de Trente Ans, des conspirations contre Richelieu, de la Fronde, n’avaient pas pour idéal de soupirer avec une bergère au bord du Lignon. On leur offrit donc de l’héroïque, des aventures, de grands coups d’épée. En même temps, l’instinct du siècle se précisait : on voulait du vrai. Le vrai dans les sentiments, c’était bien fin pour qu’on y vînt d’abord ; et puis on n’était pas encore assez persuadé, ni par d’assez rudes expériences que les grands sentiments n’étaient pas le vrai. Mais pour les faits, on savait bien ce qui était réel : on ne voulait plus de bergers et de druides ; on voulait du réel, de l’historique, ou prétendu tel. D’Urfé l’avait déjà senti, et je l’ai fait remarquer plus haut. Les faiseurs de romans prirent donc qui le Mexique et le Pérou, qui la Gaule française, un autre l’Asie, un autre Rome. Dans les cadres historiques, ils mirent les sentiments à la mode, les occupations à la mode, héroïsme, galanterie, conversation.

Mlle  de Scudéry y mit plus : la description du monde précieux, hôtels, châteaux, figures et caractères ; Condé, dans Cyrus, avec la bataille de Rocroy très exactement narrée ; dans Clélie, la Fronde, et Pellisson sous le nom d’Herminus, Sarrazin sous celui d’Amilcar, et puis Mme  de Sévigné, Fouquet, La Rochefoucauld, le ménage Scarron, les Jansénistes et Port-Royal. Milon de Crotone se bat en duel, et Horatius Coclès chante aux échos des douceurs pour Clélie. Mais surtout les héros causent ; en paix, en guerre, en prison, ils causent, galamment, spirituellement, de la mort, de l’éducation, des femmes, de la politesse, des lettres, de tout enfin. Il y a beaucoup de sens et d’esprit dans ces conversations un peu longues, qui, publiées à part, devinrent comme le manuel de la bonne société. C’est là ce qui vaut le mieux dans l’œuvre de Mlle  de Scudéry : les portraits, trop vantés, sont trop embellis par un art doucereux pour avoir une grande valeur ou morale ou documentaire. La longueur de tous ces romans, s’ajoutant à leur fausseté, les rend illisibles : une invention inépuisable et banale les pousse d’aventure en aventure et d’histoire en histoire, jusqu’au 10e tome ; et l’on retrouve partout cette improvisation négligée à laquelle Malherbe avait essayé d’arracher les écrivains.

En face de cette littérature galante et emphatique, une autre se présente, triviale et burlesque. Elle semble la parodie de la première, elle l’est parfois en effet, elle en raille l’excès et la fausseté : et c’est en général au même public qu’elle s’adresse ; la littérature comique, picaresque ou grotesque de ce temps-là fait presque ont entière partie de la littérature précieuse [123]. Elle n’est pas moins éloignée de la nature que l’autre, même quand elle s’y oppose : elle outre la grossièreté, le ridicule ; elle étale la bouffonnerie ou cynique ou brutale. Si les femmes font un peu les renchéries, les hommes, après avoir poussé les beaux sentiments et cherché le fin du fin, ne haïssent pas de rire gros, comme des ruelles ils vont aux cabarets. À leurs solides estomacs, pour les mettre en belle humeur, il faut des viandes bien épicées : dans la poésie, les chansons bachiques, les tableaux crûment colorés des « crevailles » copieuses, de la gueuserie après la goinfrerie. Le gai compagnon du gros comte d’Harcourt dans les tripots et dans les cabarets, Saint-Amant [124], y porte une verve originale et chaude : il a le sens du trivial, parfois même du fantastique, et tel de ses sonnets a la précision vigoureuse d’une eau-forte. Il a le tempérament d’un réaliste ; mais il s’obstine à convertir ses impressions de nature en préciosité spirituelle.

Dans le roman, il paraît bien que Sorel a été un bourgeois de sens ferme, à qui par malheur le talent a manqué pour faire une grande œuvre. Il a, trente ou quarante ans avant Molière et Boileau, essayé de détruire la fausse littérature et de discréditer les sentiments hors nature. Son Francion (1622) est le premier de nos romans réalistes, où sont peints, en couleurs peu flatteuses, les bas-fonds de la société, et le monde vaniteux ou servile des gens de lettres ; et son Berger extravagant (1627) a été pour la mode des pastorales ce que les Précieuses ridicules ont été pour le romanesque et les pointes. Par malheur, l’art, la mesure, le style manquent à Sorel [125] ; et son Francion, ancêtre de Gil Blas, n’arrive qu’à être une date, non une œuvre.

Il y a un tempérament d’écrivain plus vigoureux dans le Roman comique de Scarron [126], qui, avec une verve allant parfois jusqu’à la plus dégoûtante bouffonnerie, nous représente les mœurs des comédiens nomades du temps, et les originaux ridicules de la province. Pour remplacer les coups d’épée des Cyrus et des Aronce, Scarron met à notre goût un peu trop de coups de pied ; mais son récit offre, épars çà et là, ou enveloppés de fantaisie exubérante, de sérieux éléments de comédie, des figures curieusement dessinées, la Rancune, le cabotin usé et grincheux, la Rappinière, le rieur méchant, la Garouffière, le provincial parisiennant, Ragotin, un petit bourgeois vif et hargneux, galant et fat.

L’épopée, elle aussi, aura sa contre-partie, qui sera le burlesque. L’essence du burlesque, c’est le manque de convenance : faire parler les dieux et les héros comme on parle aux faubourgs, aux halles, et mettre tout le détail de la forme en désaccord constant avec la nature du sujet. Scarron est le grand homme du genre : rien ne vaut le Virgile travesti, qui ne vaut pas grand’chose. On en a trop vanté le sens littéraire, et l’esprit y est des plus gros ; cela fatigue vite. Ce barbouillage n’a pas l’ampleur de bouffonnerie du Roman comique, ni même de Don Japhet d’Arménie. On a peine à croire à quel point ce genre du burlesque, aussi faux que l’héroïque, fut à la mode de 1648 à 1660. On mit tous les auteurs anciens en style burlesque, même Hippocrate. On fit du burlesque une arme politique dans les Mazarinades ; on l’employa dans les querelles scientifiques, pour discréditer l’antimoine. On l’appliqua même à l’édification, pour profiter de sa vogue, et les âmes pieuses purent puiser dans la « Tabatière spirituelle pour faire éternuer les âmes dévotes vers le Sauveur ».

Ainsi dans la poésie, dans l’épopée, dans le roman, dans le sérieux et dans le comique, toute la première moitié du siècle nous fait assister à une débauche d’esprit et de fantaisie, où l’invention monstrueuse, toujours plus haut ou plus bas que la nature, s’associe à une exécution la plupart du temps hâtive, inégale, et grossière jusque dans ses finesses.


CHAPITRE III

TROIS OUVRIERS DU CLASSICISME

1. Balzac : un artiste en phrase française. Les idées de Balzac : éducation intellectuelle du public par les lieux communs. — 2. La critique et les règles. Chapelain : ses tendances classiques ; ses timidités et ses complaisances. — 3. Descartes : rapport de sa philosophie à la littérature. L’écrivain. Le Traité des Passions : Descartes et Corneille. Le Discours de la méthode. Esprit rationaliste et méthode scientifique : opposition intime et accord passager du cartésianisme et du christianisme. Le cartésianisme, négation de l’art : union du cartésianisme et de l’art dans le classicisme.

Dans la première moitié du xviie siècle, après Malherbe, et hors de la poésie dramatique, trois noms se détachent, exprimant autre chose que les divers aspects de la mode et de l’esprit mondain : Balzac, Chapelain, Descartes, très inégaux de génie, très inégalement aussi dépendants du monde, ont été trois modificateurs influents des formes et des idées littéraires.

1. BALZAC.

On ne lit plus guère Balzac[127] aujourd’hui : c’est un phraseur, un emphatique, qui maintes fois joue au précieux. Il semble qu’il ait passé sa vie à souffler des idées creuses. On ne le lit plus : et l’on a tort. Il vaut mieux que sa réputation, et il a rendu en son temps de grands services.

La prose, l’élocution pratique avait moins souffert que la poésie des fantaisies du bel esprit. Elle s’était polie, allégée ; elle avait pris de la délicatesse, de la rapidité. Les précieuses écrivaient des lettres ; la phrase de Mme  de Montausier, ou de Mme  de Sablé, ou de Mme  de Maure, est encore un peu compassée, cérémonieuse, à longue queue : cependant avec elles, et surtout avec Voiture, qui a laissé échapper de délicieux billets, on sent que l’on marche vers l’excellent style, sans relief et sans couleur, mais d’un trait si juste et si fin, que Bussy et Mme  de la Fayette emploieront.

Balzac, qui n’est que par accident un précieux, Balzac a invente une autre phrase, qui s’est imposée à l’admiration des gens du monde et à l’usage des genres littéraires : il a inventé ou, si vous voulez, réinventé, en la reprenant chez Du Vair, la phrase oratoire, ample, rythmée, sonore, imagée. Il a passé sa vie à forger de belles phrases, comme on n’en avait jamais fait en notre langue. Il a manqué de naturel : c’était inévitable ; mais il en a manqué surtout par scrupule d’artiste, qui ne veut laisser dans son œuvre aucune négligence. Il a enseigné aussi les harmonies secrètes du langage : celles qui résultent de l’unité du ton, de l’égalité, de la continuité des développements. Il a enseigné à faire dominer une idée, une couleur : il a montré comment les transitions servent à lier et à fondre. Il a cherché le mot propre, le mot fort, avec une opiniâtreté méticuleuse. Sa règle n’était pas la bienséance mondaine, mais l’effet d’art ; il effarouchait quelquefois les ruelles par l’emploi de certaines vulgarités pittoresques, qu’il se refusait à supprimer ; si elles étaient amenées, et si elles étaient fondues, il estimait qu’on n’avait rien de plus à demander. Son rôle a donc été fort analogue à celui de Malherbe : en face de la strophe oratoire préparée par celui-ci, il a construit la période éloquente, et Boileau avait le droit d’écrire : « On peut dire que personne n’a jamais mieux su sa langue que lui, et n’a mieux entendu la propriété des mots et la juste mesure des périodes. » Et vraiment, quand on lit certaines pages de Balzac, dans le Socrate chrétien par exemple, on sent que la forme de Bossuet est trouvée. Il ne reste plus qu’à la remplir.

Car le sens chez Balzac paraît mince. Ce ne fut pas un génie inventif. Retiré au fond de sa province, il ne se renouvelle pas par le commerce des hommes : et de son fonds, il est sec. Fils peu tendre, vieux garçon, citoyen désintéressé de la fortune publique, enfin parfaitement égoïste, il n’a pas l’excitation qui vient du cœur. Mais ici encore, il faut se garder d’exagérer. La nature, les arbres, les eaux, le clair soleil, lui donnaient du plaisir, et sous ses grandes phrases on sent la sincérité de la jouissance : il a vraiment aimé la campagne, il l’a préférée à la société. La chose n’est pas commune en ce siècle. Puis il avait, à défaut du génie, l’esprit juste, le goût assez fin. Il a très bien compris, et très bien dit — et dit à Scudéry même, — que le Cid est beau, en dépit des règles, et que l’objet de la poésie est le plaisir par la beauté ; il a très finement écrit — et à Corneille même — sur la prétendue vérité historique de Cinna. Il a solidement parlé sur la politique et sur la morale.

Il n’a rien dit de bien neuf, ni de bien profond : il a dit ce qu’il avait lu dans Montaigne et dans les anciens. Dans ses lettres, dans ses dissertations, il a offert à son siècle, enveloppés d’éloquence, les lieux communs qu’il avait, au cours de ses lectures, rencontrés dans les historiens, les orateurs, les poètes, les Pères de l’Église. Banales pour nous, ces idées ne l’étaient pas alors. Il faut se représenter ce qu’étaient les lecteurs de Balzac : les guerres civiles avaient rendu une bonne partie de la noblesse à l’antique ignorance. Les compagnons du Béarnais se moquaient bien de la science ; Biron et Bellegarde n’avaient jamais étudié, et le dernier connétable de Montmorency, qui meurt en 1614, à en croire Saint-Evremond, ne savait pas lire [128]. Ces rudes gentilshommes disparaissaient l’un après l’autre, et la nouvelle génération, née depuis la paix, s’instruisait mieux : mais il y avait encore beaucoup d’ignorance, et il fallait renouer la tradition de la Renaissance.

Balzac fut l’instituteur de la société polie. Il a essayé, selon ses propres paroles, « de civiliser la doctrine en la dépaysant des collèges et la délivrant des mains des Pédants [129] » ; à ceux qui n’étaient pas des savants, et ne lisaient latin ni grec, aux femmes, il a offert la substance de l’antiquité. Il a jeté dans la circulation tous les excellents lieux communs, où consiste la culture supérieure des esprits ; en les vulgarisant, il a mis le public en état de goûter les grandes œuvres dont elles seraient le nécessaire fondement. Est-il si malaisé de voir qu’en compagnie de Voiture on ne se prépare à comprendre ni Corneille, ni Pascal, ni Bossuet, mais qu’au sortir des « banalités » de Balzac on est tout prêt ?

On s’explique ainsi la gloire de cet homme, devant qui s’inclinaient et Descartes et Corneille, et dont les moindres pages faisaient événement dans l’Hôtel de Rambouillet. Seuls les jansénistes — trop instruits pour estimer son fond, trop peu artistes pour sentir sa forme — le tenaient en médiocre estime.


2. CHAPELAIN.


Ce beau monde, dont Balzac faisait l’éducation, était assez disposé, tant par ignorance que par suffisance, à prendre son seul plaisir pour critérium de la valeur des œuvres littéraires : principe séduisant, mais dangereux. Cette tendance fut enrayée pour un temps par la critique.

Une des préoccupations des humanistes, au siècle précédent, avait été d’étudier la structure des œuvres antiques ; et l’on en avait réduit la beauté en formules, en recettes, en règles. En chaque genre, une sorte de canon idéal avait été établi, d’après les écrivains reconnus pour excellents, et d’après les principes qu’on recueillait d’Aristote et d’Horace. La Poétique de Scaliger est le chef-d’œuvre de ces codifications dogmatiques dont la principale erreur était de prendre les règles pour une méthode infaillible, pour les conditions nécessaires et suffisantes de la perfection littéraire. Le culte souvent aveugle des formes anciennes était le dogme fondamental de cette critique : et elle parvint à l’imposer à la légèreté indépendante de la société polie. l’homme qui nous représente éminemment l’influence des doctes sur le monde, l’homme qui fit plus que personne pour opérer la transformation des théories savantes en préjugés mondains, fut le bonhomme Chapelain [130], qui se place entre Ronsard et Boileau, comme ayant fait faire un progrès décisif à la doctrine classique.

Chapelain est très complexe ou, pour mieux dire, très confus. Érudit universel à la mode du xvie siècle, homme du monde à celle du xviie, ayant le goût de la politique, de l’histoire, de la philosophie, poète, ou du moins faiseur de poèmes, son vrai caractère, celui par lequel, même après la Pucelle, il conserva son autorité dans les salons et la confiance de Colbert, ce fut d’être l’ « expert », le critique des œuvres littéraires. Par malheur, il manquait ou de netteté ou de courage dans l’esprit ; il se laissait donner des admirations ou des dégoûts par la société où il vivait, et par les patrons qui le pensionnaient. Il mettait une préface à l’Adone de Marino : il rédigeait la censure du Cid de Corneille. Les complaisances injustifiées de sa critique ont rapetissé son rôle, et l’ont fait méconnaître à ses successeurs. Boileau voyait en lui l’apologiste des ouvrages précieux, et la conduite publique de Chapelain l’y autorisait.

Cependant le même Chapelain avait eu l’idée du Dictionnaire de l’Académie, ce monument de la langue classique : et il avait de toutes ses forces travaillé à réduire la tragédie aux unités, c’est-à-dire au type idéal du drame classique. Et le même Chapelain, dans ses lettres intimes qui nous découvrent sa véritable pensée, se montre essentiellement classique par toutes les préférences et par la direction générale de son esprit. Il ne parle que de bon sens, de raison, de jugement, et il ne parle que des règles, qu’il a trouvées dans les anciens, et qu’il impose aux modernes. A vrai dire, comment accorde-t-il les règles avec la raison ? il ne le sait trop lui-même. Et il manque aussi trop absolument du sens de l’art : cet élément essentiel des œuvres antiques, la beauté, il ne le découvre pas ; ces règles dont il fait tant de bruit, sont un mécanisme plutôt qu’une esthétique. Mais c’est déjà beaucoup que de voir s’ébaucher chez ce flatteur de Marino, cet ami de Voiture, ce docteur en titre de la société précieuse, chez l’auteur, pour tout dire, de la Pucelle, c’est beaucoup d’y voir s’ébaucher la formule de l’idéal classique, dans le rapprochement des deux termes qui la composent : souveraineté de la raison, et respect de l’antiquité.


3. DESCARTES.


À la différence de Balzac et de Chapelain, Descartes [131] est tout indépendant du monde : je dirais même qu’il est indépendant de la littérature de son temps. Il n’est pas cause des œuvres contemporaines de son œuvre : il est très peu cause (cause directe, bien entendu) des œuvres qui ont paru après son œuvre. Mais il est comme la conscience de son siècle : j’aperçois chez lui nettement ce qu’il faudrait beaucoup de peine et de temps pour analyser dans la société et dans la littérature du temps ; il révèle certains dessous, qui expliquent les caractères apparents. À ce titre, on ne saurait lui refuser une place ici.

L’écrivain, en Descartes, a peut-être été surfait. Il a une phrase longue, enchevêtrée d’incidentes et de subordonnées, alourdie de relatifs et de conjonctions, qui sent enfin le latin et le collège. Il la manie avec insouciance, la laisse s’étaler sous le poids de la pensée, sans coquetterie mondaine et sans inquiétude artistique. Il est demeuré étranger au souci de ses contemporains, qui travaillaient la forme : il n’a ni la phrase troussée de Voiture ni l’ample période de Balzac. Il retarde sur eux : il en est resté à Montchrétien, à François de Sales, aux négligences faciles. Au reste, il a de grandes qualités, une plénitude vigoureuse, une justesse exacte, et certaines fusées d’imagination qui font d’autant plus d’effet, éclatant parmi les lignes sévères des raisonnements abstraits.

Deux ouvrages de Descartes marquent surtout dans l’histoire littéraire : le Discours de la Méthode (1637) et le Traité des Passion (1649). Ils se complètent par la correspondance.

Le Traité des Passions, qu’on a trop souvent le tort d’abandonner aux philosophes, est du plus haut intérêt. Je fais abstraction de la physiologie fantaisiste qu’il contient, et qui est celle que le temps permettait : notons-y pourtant la fermeté de la conception générale, qui lie tous les faits moraux à des mouvements de la matière. Descartes ne perd jamais de vue que les passions de l’âme sont accompagnées de modifications physiologiques, qui se traduisent par certaines contractions ou au contraire certaines détentes de certains muscles, en d’autres termes par une sorte de mobilisation partielle ou générale des organes en vue de certains effets. Cette concordance continue du physique et du moral produit cette conséquence, que Descartes ne considère pas les passions du point de vue sentimental, mais du point de vue pratique : elles ne valent pour lui que par l’action qui les suit ; il ne songe pas à en composer la vie de l’âme, abstraction faite du reste.

Il n’a point de respect pour elles, n’y voyant que le reflet mental des impressions physiques ; et sans s’arrêter à en mesurer la qualité, la délicatesse, à noter la grâce de leurs frissons ou la majesté de leurs ondes, il les traite comme de brutales impulsions de l’instinct, qui se classent selon leur conformité à la raison et aux « jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal » que la raison fournit. Ainsi, dans l’amour : « lorsque cette connaissance est vraie, c’est-à-dire que les choses qu’elle nous porte à aimer sont véritablement bonnes, l’amour ne saurait être trop grande, et elle ne manque jamais de produire la joie. Je dis que cette amour est extrêmement bonne, pour ce que, joignant à nous de vrais biens, elle nous perfectionne d’autant [132] ». Et dans une âme bien faite, l’amour qui n’est que le désir du bien, se portera toujours au plus grand bien connu : et le degré de l’amour sera en relation avec la perfection connue de l’objet ; il sera goût, amitié, dévotion. « On peut avoir de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier, lorsqu’on l’estime beaucoup plus que soi » ; mais « son principal objet est sans doute la souveraine divinité, à laquelle on ne saurait manquer d’être dévot lorsqu’on la connaît comme il faut [133] ». Il arrive souvent que, comme les animaux déçus par des appâts sont conduits par la nature à leur mal, les passions se portent à de faux biens. La raison n’a pas elle-même de force pour faire dominer ses jugements : c’est le rôle de la volonté, à laquelle il appartient de déterminer ceux « sur lesquels elle résout de conduire les actions de la vie ».

La théorie de la volonté est l’âme du Traité des Passions, et elle est fort remarquable. La volonté n’agit pas directement sur les passions, mais elle les modifie indirectement à l’aide de l’imagination, elle les réduit les unes par les autres, enfin elle est toujours maîtresse d’en suspendre les effets extérieurs : elle commande l’action, avec, sans ou contre les passions. « Les âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine point à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emporter aux passions présentes, lesquelles étant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti, et l’employant à combattre contre elle-même, mettent lame au plus déplorable état qu’elle puisse être… Il est vrai qu’il y a fort peu d’hommes si faibles et irrésolus qu’ils ne veulent rien que ce que leur passion leur dicte. La plupart ont des jugements déterminés suivant lesquels ils règlent une partie de leurs actions ; et, bien que souvent leurs jugements soient faux, et même fondés sur quelques passions par lesquelles la volonté s’est auparavant laissé vaincre et séduire, toutefois… on peut… penser que les âmes sont plus fortes ou plus faibles à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont contraires. Mais il y a pourtant grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité : d’autant que, si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret ni de repentir, au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières lorsqu’on en découvre l’erreur [134]. » En un mot, « la volonté est tellement libre qu’elle ne peut jamais être contrainte… ; et ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur leurs passions, si l’on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire ».

Tout le monde reconnaît ici la psychologie de Corneille : sur ces deux questions capitales, théorie de l’amour, théorie de la volonté, le philosophe souscrit aux affirmations du poète, et ne fait pour ainsi dire que donner la formule de l’héroïsme cornélien. C’est que tous les deux sont de la même génération, et leur pensée travaille sur des impressions identiques que la même réalité leur a fournies.

La guerre civile avait durci les âmes, tendu les énergies ; nous l’avons constaté déjà à propos de Du Vair : on allait naturellement au stoïcisme. La génération qui s’est élevée entre les souvenirs du terrible passé, et les secousses d’un présent encore troublé, ces hommes des conspirations contre Richelieu et de la guerre de Trente Ans, sont de fortes, même de rudes natures, peu disposées à s’amuser aux enfantillages de la vie sentimentale, capables et avides d’action : Richelieu, Retz sont les formes supérieures du type. Les passions sont plus brutales que délicates : mais l’intelligence est prompte, souple, infatigable. Ces gens-là n’ont rien, absolument rien de féminin : ils se gouvernent par raison et par volonté. Leur galanterie est activité d’esprit, plus que sensibilité. Leur fantastique amour se réduit au fond au culte de la perfection, conception intellectuelle et non sentimentale. Leur héroïsme romanesque répond à un besoin impérieux d’effort et d’action. Les romans et les épopées ne sont que des caricatures du type vigoureux dont Corneille nous donne le portrait, et Descartes la définition. Après 1660, un autre type prévaudra, en qui l’activité sentimentale sera développée au détriment de l’activité volontaire, et qui fera une place de plus en plus grande aux sentiments féminins. On ne saurait trop s’attacher à les distinguer, et les formules du Traité des Passions nous en offrent un moyen facile.

Plus large encore est la portée du Discours de la méthode ; ici, Descartes ne représente plus sa génération : il représente son siècle, à certains égards même les temps modernes. Le « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » est la biographie d’une pensée ; et du seul caractère narratif et descriptif de l’ouvrage sortent visiblement deux traits de la physionomie intellectuelle de Descartes : au lieu d’une exposition théorique de sa méthode, il nous en décrit la formation dans son esprit, et présente ses idées comme autant d’actes successifs de son intelligence, de façon à nous donner en même temps qu’une connaissance abstraite la sensation d’une énergie qui se déploie ; le tempérament actif des hommes de ce temps est devenu chez Descartes une puissance créatrice d’idées et de « chaînes » d’idées.

En second lieu, ces actes intellectuels sont toute la vie du philosophe ; le reste ne compte pas dans son autobiographie, et toutes les déterminations de sa vie extérieure, choix d’une profession, voyages, retraite, expatriation, ont toujours pour fin d’assurer un jeu plus facile et plus libre à l’activité de son esprit : par là Descartes est l’homme idéal du xviie siècle, l’homme-pensée.

Il nous expose donc dans son Discours comment l’éducation de ses précepteurs, les jésuites, n’ayant donné aucune satisfaction au besoin essentiel de son esprit, il s’est efforcé de se donner lui-même le bien sans lequel il ne pourrait vivre : ce bien, c’est la connaissance, et ce besoin, le désir de la vérité. Pour la trouver, il a sa raison, dont c’est la fonction naturelle, et qui ne peut y manquer, si elle est bien dirigée. Remarquant donc que seuls les mathématiciens ont su découvrir quelques démonstrations, c’est-à-dire « quelques raisons certaines et évidentes », il extrait de leur méthode quelques règles absolues et générales, qui lui servent à vérifier tous ses jugements. Révoquant tout en doute, tout ce que les hommes estiment le plus certain, et ce que lui-même avait cru jusque-là, bien résolu à « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu’il ne la connût évidemment être telle », il s’attache à saisir une vérité et comme un bout du fil infini des vérités, qui s’entretiennent toutes. Il s’assure ainsi de l’existence de sa pensée, où consiste son être essentiel, de l’immatérialité de son esprit, de l’existence de Dieu, de l’existence du monde extérieur ; et dès lors le monde intelligible lui appartient : il n’est plus rien qui puisse se dérober à la raison bien conduite ; les premiers résultats garantissent l’universelle efficacité de la méthode.

La raison cartésienne se met à la place de Dieu, et compose la machine du monde : mieux encore, elle n’explique pas seulement, elle agit, car de la science dépend la puissance ; par son progrès, elle vaincra la maladie et la mort même. Mais la raison cartésienne, c’est la raison humaine, une, égale et identique chez tous les hommes : et quiconque par conséquent voudra appliquer comme lui son esprit, pourra se promettre le même succès. Voilà pourquoi il écrit en français, non pas en latin : le bon sens n’est pas le privilège des savants qui, au contraire, sont souvent en ces matières plus aveuglés que les autres par un faux respect des anciens. Le préjugé de l’autorité fait moins échec à la raison chez les simples ignorants, qui jugent par la lumière naturelle.

Le Discours de la Méthode fut lu de tout le monde en effet, des femmes même. Et tout le monde y applaudit. L’opposition au cartésianisme vient des savants et des théologiens : les honnêtes gens se trouvèrent cartésiens du premier coup. Plus tard, Descartes sera un maître, pour la génération suivante : mais tout d’abord, pour sa génération, il fut souvent un « semblable », qui avait su lire en lui-même ce que tous portaient en eux, et qui les révélait à eux-mêmes. Car ce qu’il y avait au fond de cet esprit mondain sous les incohérences fantaisistes de la surface, c’était un sentiment très obscur et très fort du pouvoir de la raison : là-dessus s’appuyaient précisément la force du préjugé mondain et la tyrannie de la mode.

La philosophie de Descartes illumine tout le mouvement intellectuel et littéraire auquel la Renaissance a donné l’impulsion. Elle manifeste, en une forme abstraite et d’autant plus aisément connaissable, l’idée nouvelle qui prend ou aspire à prendre la direction de ce mouvement. Elle consiste essentiellement dans une conception scientifique de l’ensemble des choses, constituant la raison juge souverain du vrai, et lui proposant pour tâche de représenter par l’enchaînement logique de ses idées la liaison nécessaire des vérités : elle fixe une méthode rationnelle pour parvenir à la certitude, écartant toute autre voie, autorité, tradition, révélation ; elle espère, elle annonce que par le procédé rationnel, toute vérité sera un jour saisie, et ne fixe aucune limite aux ambitions légitimes de la science.

La vérité scientifique s’oppose ainsi à la vérité théologique, dont elle a sans doute emprunté l’absolue et rigoureuse détermination. Le cartésianisme menace assurément le christianisme : par le développement nécessaire de son principe, il produira la philosophie du xviiie siècle, quoiqu’elle semble l’avoir rejeté ; mais elle a gardé en effet la foi exaltée en la raison, au progrès, la passion de la recherche scientifique, la rigueur de la méthode analytique. Il ne pouvait sortir du cartésianisme qu’une irréligion rationnelle.

Mais cet effet ne sortit pas tout de suite. Non seulement Descartes, par prudence, accommoda de son mieux sa doctrine à la théologie catholique : il la rassura par le soin avec lequel il sépara les domaines de la raison et de la foi. Mais, surtout, il était conduit par sa méthode à certaines vérités que la religion aussi revendiquait comme siennes : un Dieu infini, parfait, une âme immatérielle, immortelle. Ainsi sa philosophie semblait se faire l’auxiliaire de la foi, et donner un fondement rationnel au dogme traditionnel et révélé. Voilà comment les premiers résultats de la méthode cartésienne en cachèrent la dangereuse essence, qui n’apparut qu’au bout du siècle. Jusque-là elle vécut à côté du christianisme, en paix avec lui, dans les mêmes intelligences ; et je ne doute pas même qu’elle n’ait aidé pendant un temps certains esprits, tels que Boileau, à rester chrétiens. Elle les dispensa d’aller jusqu’à Montaigne. Il est à remarquer que dans le cours du xviie siècle, la philosophie irréligieuse, la doctrine des libertins qui veulent faire de la théorie, c’est l’épicurisme de Lucrèce ou de Gassendi : or Descartes combat Gassendi.

D’autre part, les parties à la fois éclairées et austères de l’Église gallicane sont cartésiennes, ou inclinent au cartésianisme en philosophie : ainsi l’Oratoire, qui fournira Lami et Malebranche. Le thomisme de Bossuet sera tout imprégné de cartésianisme. Les jansénistes même sont les plus décidés cartésiens qu’il y ait. Arnauld reconnaît chez Descartes un dessein « de soutenir la cause de Dieu contre les libertins », et il écrit avec Nicole la Logique de Port-Royal. Les Méditations sont traduites en français par le duc de Luynes, un fervent janséniste ; et l’on verra qu’il ne faut pas opposer, comme on fait souvent, l’esprit de Pascal à l’esprit de Descartes.

Ainsi le christianisme, pendant le xviie siècle, utilisa les forces de cette doctrine dont le principe était capable de le ruiner, et par là retarda l’éclosion des dangereuses conséquences qu’elle recélait : il fallut que les affirmations dogmatiques de Descartes fussent ruinées pour que l’esprit de sa méthode manifestât son énergie destructive.

Il se passa en littérature quelque chose d’analogue. Par certains côtés la philosophie de Descartes correspond exactement à l’esprit classique. L’absolue séparation de la pensée et de la matière, la dignité supérieure attribuée à la pensée ne pouvaient que confirmer la littérature dans l’élimination de la nature et dans l’étude exclusive de l’homme moral. L’affirmation de l’universalité de la raison engageait à poursuivre dans l’œuvre d’art aussi un objet universel, et à faire consister la perfection dans le caractère général du sujet étudié, dans le caractère commun du plaisir procuré. De la même source se tirait aussi facilement l’exclusion du lyrisme et de l’histoire. Enfin la méthode cartésienne, qui tend à constituer des démonstrations, a son analogue dans la forme oratoire, qui s’établit en même temps dans la littérature.

Mais le cartésianisme, par son caractère rigoureusement scientifique, exclut l’art : il n’y a pas d’esthétique cartésienne, ou, si l’on veut, elle consiste à réduire l’art à la science, à l’y confondre. Le but de tout exercice de la pensée est le vrai : en littérature comme en philosophie, dès qu’on pense, dès qu’on parle, ce ne peut être que pour chercher ou exposer la vérité. L’esprit classique manifeste donc encore ici sa concordance avec le cartésianisme, lorsqu’il fait de la vérité l’objet suprême de l’œuvre littéraire, et pose comme identiques le vrai et le beau. Seulement il ne pouvait sortir du pur rationalisme qu’une littérature scientifique, une sorte de positivisme littéraire, sans caractère esthétique, réduisant l’expression à la notation pour ainsi dire algébrique de l’idée : ni poésie, ni éloquence, ni forme d’art ; un langage sec, abstrait, logique. En un mot, on arrive d’emblée à la littérature des Perrault, des Lamotte et des Fontenelle : voilà les purs rationalistes, les cartésiens de la littérature.

Heureusement à ce courant se mêla celui de la tradition antique, et de leur mélange résultèrent l’esprit et les œuvres classiques. Le soin de la forme, l’idée de la beauté furent maintenus par le respect des modèles grecs ou romains : grâce à cette influence, la littérature resta un art : et l’idée d’une vérité artistique, concrète et sensible, l’idée du vrai naturel et réel se superposa à l’idée de la vérité scientifique, nécessairement abstraite. C’est à quoi travaillèrent tous ceux qui eurent le culte de l’antiquité ; et ainsi de Ronsard, par Malherbe, Balzac et même par Chapelain (malgré l’inintelligence artistique de celui-ci) se prolongea, jusqu’à Boileau et jusqu’aux grands écrivains, la tradition antique d’un art littéraire, qui neutralisa ou restreignit pendant le cours du siècle les effets du rationalisme dont la doctrine cartésienne est l’expression philosophique. La perfection des œuvres classiques consiste précisément à combiner les deux formules, esthétique et scientifique, de la littérature, de façon que la beauté de la forme manifeste la vérité du fond.


CHAPITRE IV

LA LANGUE FRANÇAISE AU XVIIe SIÈCLE


1. Les Précieux : leur travail et leur influence sur la langue. — 2. L’Académie française et le Dictionnaire. Vaugelas : le bon usage. Appauvrissement et raffinement de la langue : langue intellectuelle, scientifique plutôt qu’artistique.
1. LES PRÉCIEUX ET LA LANGUE FRANÇAISE.[135]

L’intime identité de l’esprit mondain du xviie siècle et de l’esprit cartésien apparaît sensiblement dans la constitution de la langue. Ce fut avec une incroyable passion que la société polie s’appliqua à débrouiller, à perfectionner la langue : tous nos précieux et nos précieuses, marquis, magistrats, prélats, femmes, disputent sur le sens, le mérite, l’orthographe des mots. Écrirait-on muscadin, ou muscardin ? Cette grave question divisa l’Hôtel de Rambouillet, comme celle de la conservation ou de la proscription du mot car, à qui Voiture gagna l’appui de la princesse Julie contre l’hostilité du romancier Gomberville. Or, dans cette culture attentive de la langue française, l’idée directrice à laquelle obéissent plus ou moins consciemment les précieux, est l’effet d’un rationalisme instinctif : elle consiste à ne pas traiter les mots comme des formes concrètes, valant par soi, et possédant certaines propriétés artistiques, mais comme de simples signes, sans valeur ni caractère indépendamment de leur signification. La langue est une algèbre, il ne s’agit que de rendre les signes et les formules aussi commodes que possible à tous les usages intellectuels.

En général, les précieux se sont laissé guider par la connaissance qu’ils ont eue de l’utilité des mots, traités exclusivement comme signes abstraits des idées : et voilà pourquoi, en affinant la langue, ils l’ont rendue plus froide et moins pittoresque. Comme ils faisaient métier de démêler, d’analyser la nature et les nuances des sentiments, ils s’occupèrent de préciser les sens des mots, d’en délimiter l’extension, de séparer ceux qui étaient voisins et semblaient se confondre. Ils enrichirent ainsi la langue en la rendant plus hétérogène, en appliquant à des fonctions spéciales les termes qui, jusque-là, se remplaçaient à peu près indifféremment : les synonymes reçurent des propriétés diverses, et l’on prépara ainsi de fins instruments pour enregistrer la finesse des pensées. Mais dans tout système de signes, c’est un avantage de n’en avoir pas plus qu’il ne faut, à condition que la valeur de chacun soit constante et bien définie ; il importe aussi qu’on n’emploie jamais que des signes connus et convenus. De là vint qu’on ne regarda point à mettre nombre de mots en réforme ; et le développement de l’énergie expressive des signes ne fit que compenser la notable réduction du matériel de la langue. Pour alléger la phrase, on la débarrassa de l’échafaudage logique qui l’étayait ; les idées se lièrent par elles-mêmes, se subordonnèrent par leur ordre de présentation ; et l’on rebuta des termes de liaison, conjonctions et locutions conjonctives. Deux causes surtout appauvrirent la langue à l’époque précieuse. Le monde, par raison et par mode, s’affranchissait de la tradition ancienne et ne reconnaissait que l’usage actuel : ainsi tout terme suranné était absolument proscrit ; il ne restait plus à la disposition de l’individu à qui il plaisait de l’utiliser. Puis le monde, par sa composition, fit souveraine la langue de la cour : le vocabulaire du courtisan fut le vocabulaire des honnêtes gens, et les vocabulaires des métiers, tous les termes professionnels et techniques, leur furent interdits.

Le résultat de ce travail fut un système de signes réduits au nombre minimum, mais merveilleusement précis, clairs, aptes à fournir une infinité de combinaisons ; et la qualité du style sera précisément équivalente à la valeur intellectuelle de ces combinaisons. Celles que les précieux tentèrent furent parfois heureuses ; on leur doit des locutions telles que : avoir l’âme sombre, être d’une vertu sévère ou commode, dire des inutilités, perdre son sérieux, fendre la presse, être brouillé avec le bon sens, faire ou laisser mourir la conversation, faire figure dans le monde, etc.

La réforme de l’orthographe que certains précieux ont entreprise est une conséquence du même esprit : s’il s’agit de faciliter l’usage et d’augmenter la clarté, rien de mieux que simplifier l’orthographe, et de la réduire à la prononciation actuelle. Les lettres parasites tombent ; on écrira tête pour teste, auteur pour autheur, parêt pour paroist, indontable pour indomptable, acomode pour accommode, etc. : les signes simplifiés n’en seront que plus maniables. Que peuvent peser auprès de cette raison un scrupule d’érudition ou un respect d’artiste ?

Mais n’allèrent-ils pas plus loin, et ne voulurent-ils pas se faire un jargon particulier, un système de langage conventionnel dont eux seuls avaient la clef ? Ils l’essayèrent sans nul doute, par goût de la distinction et par amour de l’esprit. Ils se proposèrent de « dévulgariser » la langue, et — très faussement, très dangereusement — ils prétendirent se faire un vocabulaire exquis, séparé du vocabulaire grossier qu’ils laissaient au peuple. Mais quand leurs dégoûts portent sur des mots, il est bien rare qu’ils ne s’attachent pas à certains sens des mots, par conséquent aux idées : et ils ne repoussent les mots ignobles que comme signe d’idées ignobles. Là est le principe de ces bizarres proscriptions auxquelles Vaugelas eut le mérite de s’opposer : on voulait bannir face, parce qu’on disait face de grand Turc, et poitrine, à cause de poitrine de veau. C’était aussi, purement pour un certain emploi du signe, et non pour le signe lui-même, que la pruderie mondaine, se souvenant de Montaigne, condamnait le mot besogne, que Balzac se refusait à biffer de ses écrits.

Les métaphores du langage précieux ne sont pas des « images », au sens exact du mot, des réveils de sensations, mais des façons spirituelles de donner à deviner des idées. Elles ne mettent en jeu que l’esprit : ce sont, à vrai dire, non des visions, mais des rébus. Telles sont les expressions citées par Somaize : avoir un œuf caché sous la cendre, pour dire avoir de l’esprit et n’en avoir pas la clef ; il me semble, monsieur, que vous avez des quittances d’amour, pour dire des cheveux gris. Le propre ici de la préciosité consiste à ne concevoir d’autre supériorité dans l’usage des mots que de détourner ou de compliquer l’expression : ce qui suppose la subtilité de l’esprit et chez celui qui parle et chez celui qui écoute. Pour tous les esprits qui ne sont pas artistes, en dehors de la précision scientifique, la beauté du style ne peut consister qu’à exercer l’intelligence par la désignation indirecte de l’objet, ou la désignation simultanée de plusieurs objets. Il y a là, dans le langage précieux, une tendance que le goût italien alors à la mode fortifie, mais qui, du reste, est contraire à l’esprit général du siècle : car elle encourage la fantaisie individuelle. Aussi cédera-t-elle bientôt, et le parler métaphorique sera vite ridicule.

Un dernier caractère de la langue des précieux est à remarquer : ils parlent comme les livres, en belles phrases littéraires. Cela est sensible dans la première génération de nos gens du monde, et cela résulte de ce que, chez eux, le langage, élégant comme tout le reste, est appris et voulu. On cause dans le style des maîtres français et italiens, qui sont des modèles de beau langage. Ici encore apparaît l’effort pour discipliner la grossière nature. Lorsque cette nature sera tout à fait polie, alors, mais alors seulement, la perfection du langage pourra consister dans le simple naturel. Au moment où nous sommes arrivés, le monde en est à prendre les habitudes qui plus tard seront nature, qui ne sont encore que contrainte : d’où l’étude et l’apprêt dans les façons de penser et de parler.


2. L’ACADÉMIE FRANÇAISE ET LE DICTIONNAIRE.


En 1626[136] plusieurs écrivains et amateurs de lettres se réunissaient souvent chez Valentin Conrart, homme très considéré, protestant, érudit, bel esprit, et riche : Gombauld, Godeau, Malleville, les deux Habert, d’autres encore. Le bruit de ces doctes entretiens se répandit ; en 1629, Richelieu fit offrir à la société de lui donner sa protection et une existence officielle. On hésita, mais comme, en refusant, on n’aurait pu dire la raison du refus, on accepta. La nouvelle compagnie compta 27 membres, auxquels furent adjoints bientôt sept autres, dont Balzac, Voiture et Vaugelas. Elle songea à se nommer Académie des beaux esprits, ou Académie de l’éloquence, ou Académie éminente, et finit par s’appeler du meilleur et du plus simple nom : Académie française. La première séance fut celle du 13 mars 1634 : le Parlement, inquiet et jaloux de la constitution d’un nouveau corps, dont il ne concevait pas nettement les attributions, refusa pendant longtemps d’enregistrer les lettres patentes qui établissaient l’Académie ; il ne céda qu’au bout de trois ans, le 10 juillet 1637. L’usage des harangues de réception fut inauguré en 1640 par Patru. Dès le début, le nombre des académiciens avait été porté de 34 à 40, où il est encore aujourd’hui fixé. Si l’on parcourt la liste des quarante membres [137] qui composèrent la Compagnie à l’origine, on verra aisément que tous ne sont pas des écrivains, et que la primitive Académie est peut-être moins une institution destinée à honorer le mérite littéraire qu’une sélection de gens d’esprit, amateurs de bonne langue et de bons ouvrages.

À peine constituée, la nouvelle société se demanda ce qu’elle allait faire dans ses séances hebdomadaires du lundi : ce n’était pas pour causer évidemment qu’un corps officiel pouvait se réunir. On résolut de faire des discours : Racan parla contre les sciences, Chapelain contre l’amour, Gombauld sur le Je ne sais quoi. Cela ne menait à rien. Un autre avait mieux rencontré, quand il haranguait sur le dessein de l’Académie, et sur le différent génie des langues. Peu à peu l’Académie prit conscience de son rôle : elle entama l’examen des écrits de ses membres pour en tirer des règles et des exemples de l’emploi de la langue ; elle fit à Malherbe mort l’honneur d’examiner certaines de ses odes. Enfin ce fut Chapelain qui, s’inspirant de l’esprit des statuts, trouva le seul ouvrage que quarante personnes pussent faire ensemble pour « l’embellissement de la langue » : un Dictionnaire. Il en dressa le plan, et l’on se mit au travail. Dès le mois de juin 1639, on avait fort avancé la lettre A.

L’Académie, en entreprenant le Dictionnaire, et en projetant une grammaire, retirait à la société polie la direction du mouvement de la langue. Mais elle était en réalité, elle fut pendant tout le siècle l’expression très fidèle de l’esprit qui prévalait dans la société polie ; et si l’on voulait se convaincre qu’il ne faut pas juger tout le siècle par ses grands écrivains, on n’aurait qu’à regarder comment ils furent toujours, par le nombre, une minorité, et, par le goût, une opposition dans l’Académie. Cependant cette compagnie qui n’était pas exclusivement littéraire, l’était plus que n’importe quel salon, et ainsi dans l’élaboration du vocabulaire, elle donna aux écrivains plus d’autorité que le monde ne leur en donnait jusque-là. Cela ne changea pas le sens de l’évolution du langage, mais plutôt prévint certains excès et certaines déviations : on consulta moins les fantaisistes répugnances de la délicatesse précieuse, et davantage les exigences réelles de la pensée aspirant à se rendre intelligible.

L’Académie, pour venir à bout de son dessein, se trouva bien d’avoir Vaugelas [138]. C’était un gentilhomme savoisien, simple et bonhomme, fort gueux, et à qui la pauvreté arracha quelque jour d’équivoques démarches : du reste, il n’avait de passion que pour la langue française. Il s’acquit la réputation de la connaître parfaitement et ses décisions firent loi. « Si félicité n’est pas français, écrivait Chapelain, il le sera l’année prochaine : M. Vaugelas m’a promis de ne pas lui être contraire, quand nous solliciterons pour lui. »

En 1647, Vaugelas donna ses Remarques sur la langue française, qui étaient comme le registre de ses observations. C’est un recueil de décisions particulières, précédées d’une préface où l’auteur explique ses principes et sa méthode. Il se pose nettement en continuateur de Malherbe, lorsqu’il se propose de perfectionner la langue française, « de la rendre vraiment maîtresse chez elle, et de la nettoyer des ordures qu’elle avait contractées ». Comme Malherbe aussi, il ne reconnaît qu’un critérium en fait d’élocution : l’usage. Rien de plus rationnel, dès qu’on ne voit dans une langue qu’un système de signes ; la qualité essentielle d’un signe, c’est d’être reconnu par ceux qui l’emploient. Vaugelas subordonne donc à l’usage, et même y réduit l’analogie et le raisonnement : l’usage seul est souverain. Mais il y a un bon et un mauvais usage : qu’est-ce que le bon usage ? « C’est la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps. » On pourrait demander : qui définira ces plus saines parties et de la cour et des auteurs ? Sans doute elles se détermineront négativement : ce seront celles en qui l’on ne trouve point trace de provincialisme ou de langage technique. Mais une des règles de Malherbe, et la plus claire, la plus bienfaisante aussi, est perdue de vue : l’usage du peuple (dans les régions de la France où la langue française est indigène ; ainsi, à Paris). Vaugelas, très positif et très utilitaire, donne toute autorité à l’usage des honnêtes gens, puisqu’après tout, la langue ainsi constituée ne doit servir qu’aux honnêtes gens pour causer ou pour écrire. Cela tend à séparer les classes, il faut bien le dire, et à couper les derniers liens qui pouvaient rattacher la littérature au peuple.

Si Vaugelas établit la souveraineté de l’usage, il est bien clair qu’il n’a pas songé à fixer la langue. Le xviie siècle n’a pas commis l’erreur qu’on lui prête trop souvent : Vaugelas a pris soin de l’instruire, qu’une langue vivante est toujours en changement. Aussi Vaugelas n’espère-t-il pas que ses principes durent au delà de « vingt-cinq ou trente ans ». Mais s’il ne se flattait pas d’arrêter la langue, il prétendait la régler : et s’il prétendait la fixer, ce n’était pas dans la multiplicité de ses formes, c’était dans la loi de son évolution et dans ses traits généraux. « Je pose des principes, disait-il, qui n’auront pas moins de durée que notre langue et notre empire. » Il fermait l’âge des révolutions et des coups d’État en fait de langage : il retirait aux individus, pour les remettre à la communauté des esprits, la lente élaboration, le renouvellement incessant de la langue.

Et puis, il y a dans une langue, comme dans un corps vivant, un point de maturité où les formes générales, la structure intérieure s’arrêtent, où les organes sont complets en nombre et en développement, où, jusqu’à la dissolution finale, la somme des changements doit demeurer inférieure à la somme des éléments fixes : c’était ce point que la langue avait atteint au xviie siècle, Vaugelas le comprenait : et de fait, pour la langue, Victor Hugo est moins loin de Malherbe que Ronsard de Villon.

Enfin Vaugelas avait très bien déterminé l’élément stable d’une langue, celui que tous les efforts de nos contemporains sont à peine arrivés à modifier, la construction grammaticale ; et il s’est efforcé de la déterminer par un lin discernement du bon usage.

Il avait si bien mis en train le Dictionnaire, que sa mort ne perdit pas l’entreprise. A travers toutes les oppositions et tous les quolibets, en dépit de Mlle  de Gournay et de Scipion Dupleix, défenseurs du vieux langage, en dépit de Saint-Evremond et de Ménage, critiques d’humeur plutôt que de conviction, l’Académie poursuivit son Dictionnaire. Hors d’elle et en elle, toute une postérité de Vaugelas, Ménage, le P. Bouhours, Th. Corneille, s’appliquaient à faciliter sa besogne, à éclaircir, à épurer, à régler le vocabulaire et la syntaxe. L’Académie vit même une concurrence s’élever de son sein : Furetière gagna la Compagnie de vitesse, et publia en 1690 son Dictionnaire ; on l’avait au préalable assez brutalement exclu. Enfin le fameux et tant attendu Dictionnaire des quarante parut en 1694 : dans les éditions postérieures que la Compagnie en donna, et qui ont été toujours sa principale occupation, il faut, citer la seconde (1718), la quatrième (1762) et la septième (1879) [139].

Le Dictionnaire de 1694 donne à la fin du siècle le résultat du travail du siècle. Un peu trop savant pour l’usage des honnêtes gens, puisqu’il reproduit le plan du Thésaurus grec de Henri Estienne et classe les mots par racines et dérivés, il ne contenait que la langue de la société polie, les termes d’usage universel, qui sont les signes nécessaires de ces idées qu’on pourrait appeler le domaine commun des intelligences. L’abondance des termes de chasse, de blason et de guerre marque le caractère aristocratique de cette société, mais les termes techniques y font si absolument défaut, qu’un académicien, Thomas Corneille, se hâte de faire imprimer la même année un Dictionnaire des Arts et des Sciences, en même format.

Le Dictionnaire de l’Académie donne évidemment raison en un sens à ceux qui se plaignaient de l’appauvrissement de la langue. L’ « écorcheuse » Académie, en effet, a conduit aussi loin que possible l’œuvre de Malherbe et celle des Précieuses. Les gens d’imagination, tels que Fénelon, pourront regretter la langue du xvie siècle, si riche. Les artistes, tels que La Bruyère, regretteront de vieux mots savoureux. L’exact Vaugelas lui-même reconnaissait — non sans regret — qu’on avait perdu la moitié du langage d’Amyot. Les esprits fins et secs se réjouissaient : le bel ordre de la langue, sa netteté, sa précision qui la rendaient si commode et si claire, les consolaient de toutes les pertes : « La langue, disait le P. Bouhours, type accompli de la délicatesse intellectuelle et de l’inaptitude artistique de la société polie, la langue s’enrichit parfois en se dépouillant. »

De quoi s’était-elle dépouillée en effet ? De ses éléments concrets, colorés, pittoresques, succulents : elle avait gardé, aiguisé, fortifié les éléments rationnels, abstraits et pour ainsi dire algébriques, tout ce qui sert à définir la pensée sans la figurer. La langue que l’Académie avait achevé de faire est la langue de l’intelligence pure, du raisonnement, de l’abstraction : c’est celle qui servira bientôt à Voltaire, à Condillac, une langue d’analyseurs et d’idéologues. Comme après tout il est impossible de vider les mots de toute qualité sensible, comme ils restent sons, et recèlent toujours quelque possibilité d’image, de grands poètes, de grands artistes sauront organiser ce langage intellectuel selon la loi de la beauté, ils en exprimeront des formes esthétiques ; mais il en est d’autres, et non les moins grands, qui refuseront de souscrire aux arrêts de l’Académie, et qui, pour épancher leur riche imagination, iront rechercher les éléments d’un plus copieux et substantiel langage. Le Dictionnaire académique vaut pour Racine : il est trop pauvre pour Molière et pour La Fontaine, qui ont besoin de signes moins éloignés et moins dépouillés des sensations naturelles.

LIVRE II

LA PREMIÈRE GÉNÉRATION DES GRANDS CLASSIQUES

CHAPITRE I

LA TRAGÉDIE DE JODELLE À CORNEILLE

Continuité de l’évolution du genre tragique. — 1. La tragédie du xvie siècle ; ses caractères. Garnier et Montchrétien. Supériorité des tragédies religieuses. La Pléiade a fait des tragédies sans fonder un théâtre. — 2. Alexandre Hardy, fondateur du théâtre moderne. Médiocrité de style ; irrégularité de structure ; instinct dramatique. Établissement des règles : les trois unités, instruments de vraisemblance, en vue de l’imitation réaliste et de l’illusion. — 3. Influence italienne et espagnole. Le théâtre en 1636. Le Cid et la querelle du Cid. Avec le Cid se dégage la tragédie française : étude morale, humanité. Du Cid à Nicomède.

Il nous faut à cette heure revenir en arrière, et prendre au xvie siècle l’histoire de la tragédie française. J’en ai renvoyé jusqu’ici l’étude, parce qu’il est intéressant d’embrasser le développement de ce genre dans toute sa suite, depuis les origines jusqu’au premier chef-d’œuvre qui en fixa pour deux siècles au moins les plus essentiels caractères, il n’y a pas de genre qui présente une continuité plus sensible dans son évolution. Au reste, ce retard était sans inconvénient : avant le Cid, le théâtre français reçoit toutes les influences, sans en renvoyer aucune.


1. LA TRAGÉDIE AU xvie SIÈCLE.


Là comme ailleurs, la Renaissance française est une répétition de la Renaissance italienne [140]. Pendant le xve siècle, l’Italie avait eu des drames latins, fort inspirés de Sénèque, Erasme, en traduisant en latin Hécube et Iphigenie à Aulis, mit la tragédie grecque à la portée des lettrés. En 1515, Trissino donna sa Sofonisba, la première tragédie en langue vulgaire. Vinrent ensuite les Dolce, les Cinthio, les Ruccellai, les Alamanni [141], qui s’essayèrent à calquer de leur mieux les formes de l’art antique. Ils reprirent ou constituèrent un certain nombre de sujets tragiques, et il est notable que ces sujets sont précisément ceux que notre tragédie à ses débuts traita le plus volontiers : Sophonisbe. Cléopâtre, Dudon, Médée, Antigone, etc. Ces tragédies furent d’abord seulement imprimées ; mais, en 1541, ou joua à Ferrare, devant le duc, l’Orbecche de G. -B. Cinthio.

Les choses se passent en France à peu près comme en Italie : les humanistes tournent en élégant latin les œuvres les plus fameuses du théâtre grec ; ils s’exercent à les imiter dans des compositions originales. Les collèges leur fournissent un public, des acteurs : et voilà comment Michel de Montaigne note parmi les faits mémorables de sa jeunesse d’avoir, à l’âge de douze ans, vers 1545, « soutenu les premiers personnages ès tragédies latines de Buchanan, de Guérente, et de Muret, » qui se représentaient « avec dignité » au collège de Guyenne, sous l’habile direction du principal André Gouvéa. De ces pièces, le Jephté de Buchanan et le Jules César de Muret ont joui au xvie siècle d’une prodigieuse renommée, que la première justifie parfois en partie.

En même temps, les traducteurs, parmi tant d’œuvres anciennes qu’ils transportaient dans notre langue vulgaire, ne négligeaient pas les poèmes dramatiques : Lazare de Baïf [142], en 1537, traduisit l’Électre de Sophocle et plus tard l’Hécube d’Euripide. D’autres s’attaquèrent à Iphigénie à Aulis, à Hélène. Après le manifeste de Du Bellay, presque avec les Odes de Ronsard, apparut la Cléopâtre de Jodelle [143], qui fut jouée par l’auteur et ses amis à l’Hôtel de Reims, devant Henri II. Une Didon suivit bientôt Cléopâtre ; Jodelle lui-même fait école, et de 1552 aux premières années du xvie siècle, poètes tragiques et tragédies se multiplient : l’école de Ronsard fait un vigoureux effort pour acclimater chez nous le drame antique [144].

Parmi les successeurs de Jodelle, deux vrais, deux remarquables poètes se rencontrent, Robert Garnier et Antoine de Montchrétien. Garnier [145] abonde en rhétorique vigoureuse : il a parfois des phrases oratoires d’une réelle ampleur, mais il s’est particulièrement exercé au dialogue pressé, où les répliques se choquent, courtes et vives, vers contre vers : ce sera plus tard la coupe cornélienne. Il est nerveux, tendu, sentencieux : il trouve dans ses chœurs des strophes d’une belle et ferme allure. Montchrétien [146] est un élégiaque, souvent languissant, souvent précieux, mais parfois délicieux : il faut descendre jusqu’à Bérénice et Esther pour trouver une poésie plus suave, plus fraîche, plus harmonieuse. Il y a dans son Écossaise, et ailleurs, des couplets d’une sensibilité pénétrante ; et dans certains de ses chœurs, les strophes tombent avec une grâce mélancolique et molle, avec une douceur d’élégie lamartinienne. Les six tragédies de ce contemporain de Malherbe font de lui notre dernier lyrique, et vraiment un très aimable lyrique.

Tous ces poètes, qui se sont frottés à la robe de Ronsard, ne sont guère que d’enthousiastes écoliers, qui, les yeux fixés sur les grands modèles, essaient d’en copier de leur mieux le tour et la forme extérieure, ils partagent l’erreur capitale du maître : ils croient toucher la perfection des œuvres anciennes, en calquant les procédés d’exécution, en dérobant les matériaux. Ils ne savent que regarder les Grecs, Sénèque, les Italiens et les modernes latins qui reflètent Sénèque : depuis qu’un déplorable contresens de l’humanisme italien a donné à Sénèque les honneurs de la représentation, ce tragique de salon a tyrannisé la scène ; trop souvent les Grecs, moins prochains, moins accessibles, n’ont été vus qu’à travers son œuvre.

Aux exemples de s’est jointe la leçon des théoriciens : non pas celle d’Aristote, trop difficile à entendre, et qui, interprétée, commentée, déformée par une demi-douzaine d’Italiens et par Scarliger, ne mettra par accident qu’une empreinte légère sur la tragédie du xvie siècle ; elle n’aura de véritable action en France qu’au xviie siècle, vulgarisée par le petit traité de Heinsius. Mais la tradition du moyen âge, issue des grammairiens latins, se prolonge à travers le xvie siècle. Donat et Diomède continuent de faire autorité, à côté d’Horace. Des modèles et des préceptes, on apprend qu’il faut dans une tragédie des monologues, des chœurs, des songes, des ombres, des dieux, des sentences, de vastes couplets, de brèves ripostes, un événement unique, historique, illustre, pathétique, un dénounement malheureux, un style élevé, des vers, un temps qui ne dépasse pas un jour : tout cela pêle-mèle, sans subordination ni sens intérieur. Les théoriciens, comme Scaliger, [147] insisteront d’après Aristote sur la nécessité d’une rigoureuse unité de l’action : mais le précepte est lettre morte pour nos poètes. Car ils ne savent ce que c’est que l’action dramatique. Elle n’est ni une ni multiple chez eux, elle n’est pas. Quand Garnier amalgame deux ou trois sujets de tragédies antiques, il ne corse pas l’action : elle reste aussi vide, aussi nulle ; le poète ne multiplie en réalité que les thèmes oratoires ou lyriques.

De fait, leur pratique correspond à leur talent : ils traitent chaque sujet comme une succession de thèmes poétiques. Chaque situation, chaque état moral n’est pour eux qu’un motif, selon la nature duquel ils modifient leur rhétorique, écrivant ici un discours, là une ode, ailleurs une élégie, ou une méditation, ou une suite de sentences. Ils suivent la pente de leur siècle qui s’applique avec passion à retrouver ou à créer les idées générales. Naturellement, selon les lois de l’éloquence et du lyrisme, leurs développements des situations particulières et des sentiments individuels tendent à l’universel, au lieu commun : d’autant mieux que, n’ayant pas une idée claire de la nature propre du drame, ils sont amenés fort logiquement à le prendre comme une allégorie morale, destinée à l’instruction : pourquoi raconterait-on ces choses extraordinaires, si ce n’est pour l’exemple ?

Cependant telle est la force des modèles antiques, qu’on voit s’ébaucher une sorte de drame, pathétique, lyrique, sans intrigue, qui n’a rien de commun avec le mécanisme psychologique de la tragédie du xviie siècle. Avec plus d’intelligence et de talent, ces poètes auraient créé un théâtre qui eut été la mise en action de la souffrance humaine, l’image pitoyable des cas douloureux de l’histoire, la plainte émouvante des grandes victimes de la destinée. C’est ce qu’on entrevoit dans quelques parties de pièces, dans quelques scènes, dans quelques rôles, chez Des Masures, chez Jean de la Taille surtout, et même parfois chez Garnier. Mais ces rencontres sont trop rares. Il est à remarquer que le sens dramatique, loin de se développer à mesure qu’on s’éloigne de Jodelle, va s’atrophiant et s’effaçant : Montchrétien, supérieur par le génie poétique, n’a plus guère de ces lueurs d’invention théâtrale qu’on pouvait encore surprendre chez Garnier dans sa Bradamante, par exemple, ou ses Juives.

Une autre observation qu’on peut faire, c’est que les sujets antiques sont en général les plus froidement traités, avec le plus de rhétorique et de pédantisme : là, en effet, l’imitation à outrance a lieu de s’exercer, et ces pièces se fabriquent par les mêmes procédés que la Franciade. Mais il y a deux autres catégories de sujets, où les poètes étaient plus libres, et contraints même à développer quelque originalité : c’étaient les sujets modernes, et les sujets bibliques. Là, en effet, on se trouvait affranchi malgré soi du joug de l’antiquité, et, comme je l’ai déjà remarqué à propos de la poésie lyrique, l’actualité vivante des sujets ou des sentiments, les passions du temps, surtout le fanatisme ou bien l’enthousiasme religieux, mettaient dans les œuvres un principe de sincérité qui les élevait. Voilà comment les œuvres les plus intéressantes de la tragédie du xvie siècle sont les trois David de Des Masures, le Saul de Jean de la Taille, les Juives de Garnier, et l’Écossaise de Montchrétien. Mais, à part quelques réussites heureuses, ces sujets n’ont inspiré aux poètes que de l’éloquence ou du lyrisme : ils n’ont pas réussi à leur faire créer un drame.

Encore moins y sont-ils parvenus, quand ils ont cherché des voies inconnues à l’antiquité. Sous l’influence des Italiens, ils adoptent la pastorale, illustrée par l’Aminte et par le Pastor fido ; ce genre, d’essence toute descriptive et lyrique, est exactement l’opposé de ce que devait être notre théâtre national [148]. Il ne put rien produire chez nous que de faux et de médiocre, hormis quelques pages sincères de Racan. La vogue du poème de l’Arioste engagea Garnier à écrire sa Bradamante, qu’il nomma tragi-comédie : œuvre hybride, à dénoûment heureux, tragique et familière, dénuée de chœurs, plus alerte et plus directe en son développement que les autres pièces du poète, mais nouveauté dangereuse, en somme, parce qu’elle tendait à dévier la poésie dramatique vers la bigarrure de l’action extérieure et romanesque. D’ailleurs la tragi-comédie ne prit pas d’essor avant le xviie siècle[149].

Il n’est donc pas vrai, en somme, de dire que la Pléiade ait fondé la tragédie française. La date de 1552, si pompeusement célébrée par Ronsard et tous les amis de Jodelle, ne doit pas être acceptée par la critique comme celle d’une révolution dans l’art dramatique. La Cléopâtre marque seulement un progrès sur l’Electre de Baïf, qui n’est qu’une traduction, et sur le Jephté de Buchanan, qui est en latin. Elle n’est pas davantage une œuvre de théâtre. — Mais elle est originale, elle est française, elle a été jouée [150]. Et après elle, beaucoup d’autres tragédies et comédies, des pastorales, des tragi-comédies, enfin toute sorte de pièces du type antique ou italien, ont été’représentées en France, soit dans les palais et les hôtels des princes, soit dans les maisons des particuliers, soit dans les collèges, soit même comme les Mystères et les Moralités, sur des échafauds dressés dans les rues ou les places : elles ont été représentées par les poètes mêmes et leurs amis, ou par des seigneurs et des bourgeois, ou par des écoliers, ou enfin par des comédiens de profession.

Si beaucoup de pièces, et les plus connues, les plus littéraires, n’ont pas été jouées, ce n’est pas que les auteurs n en aient pas eu le désir et l’ambition : ils se sont résignes à imprimer, faute de protecteurs qui lissent les frais du spectacle. Les représentations sont devenues rares et ont cessé de bonne heure à la cour : les guerres civiles surtout en sont cause. Mais en province, et grâce surtout aux écoliers, le théâtre à l’antique et à italienne chassa peu à peu les anciens genres des Mystères et des Moralités ; les comédiens l’adoptèrent. C’était la nouveauté ; cela flattait les lettrés ; et cela n’éveillait pas les scrupules du clergé et des Parlements. J’ai pu compter quatre-vingt-dix représentations antérieures à 1610, et la liste pourrait encore s’allonger. Quand s’ouvre le xviie siècle, la substitution des genres antiques et italiens aux genres français traditionnels est opérée : il n’y a que la farce qui tienne bon.

Mais la tragédie paie sa diffusion d’une diminution de délicatesse littéraire. Les lettrés avaient voulu, et faisaient encore çà et là (par exemple Montchrétien), des pièces en beau style, et à peu près régulières. Le gros public se moquait de la régularité et du style : il exigea du nouveau théâtre ce qui le remuait dans l’ancien, du pathétique et du mouvement. La tragédie renonça à la poésie, se débarrassa des chœurs (c’est chose faite à peu près vers 1600), multiplia les gros effets, étala même des atrocités sur la scène. Elle chercha le fait violent au lieu du fait illustre, commença à prendre ses sujets dans les romans. Elle brava toutes les règles : Cammate, de Jean Hays, est en sept actes. Les unités disparurent. Les pièces furent des, « histoires » où souvent toute la vie d’un prince ou autre héros était représentée. Les « épisodes » triviaux et facétieux s’introduisirent, se développèrent, côte à côte avec les horreurs.

Le public avait imposé au nouveau théâtre le goût de l’ancien théâtre, qui lui était adapté. Voilà pourquoi les Portugais infortunés du sieur Des Croix ou la Sainte Agnès de Trotterel sont des tragédies ramenées au niveau des moralités et des mystères.

Ce fut Hardy qui dans cette confusion choisit la voie où Corneille trouva la tragédie classique.]

2. DE HARDY AUX UNITÉS.


Pendant la seconde moitié du xvie siècle, l’ancien théâtre français subsista à l’Hôtel de Bourgogne, où les Confrères de la Passion donnaient toujours leurs représentations. Ils se risquaient, malgré l’édit de 1548, à jouer des mystères sacrés, déguisés parfois sous les noms nouveaux de tragédies ou de tragicomédies : ils jouaient des moralités, des mystères profanes, histoires et romans, un Huon de Bordeaux, un Amadis, une Prise de Troie. Ils défendaient leur monopole contre les troupes nomades de comédiens, qui tentaient de temps à autre de s’établir à Paris : aussi est-ce en province que s’implantèrent d’abord et prospérerait les genres nouveaux.

Mais, en 1599, les Confrères de la Passion, se résolurent à cesser d’exploiter eux-mêmes leur privilège, et louèrent leur salle à des comédiens, La troupe qui s’y installa alors, et qui, avec quelques interruptions pendant les trente premières années, se fixa à l’Hôtel de Bourgogne, celle de Valleran Lecomte, avait à ses gages un poète parisien, Alexandre Hardy [151]. Voilà, plutôt que Jodelle, le fondateur du théâtre classique. Car il semble bien, que Hardy ait le premier traité les sujets antiques comme des actions dramatiques, et non comme des thèmes poétiques. C’est chez lui que commence à se définir nettement l’action tragique.

Mais on ne comprendrait rien au développement du théâtre français, si l’on s’imaginait en avoir fini avec les mystères lorsqu’on ne joue plus que des tragédies et des tragi-comedies : c’est une erreur que l’on commet souvent, quand on ne voit dans l’art dramatique qu’un genre littéraire. Avec la salle des Confrères, les comédiens avaient loué leurs décorations : le renouvellement des sujets ne porta point d’abord atteinte aux traditions scéniques, et Hardy ne songea point à construire sa Didon ou sa Marianne autrement qu’il n’eût découpé une Vie de Sainte Catherine ou une Histoire d’Amadis. Le principe de la mise en scène est le décor simultané, la juxtaposition de tous les lieux nécessaires au développement successif de l’action. Par exemple, pour une pièce perdue de Hardy, le décorateur de la comédie note ainsi la mise en scène : « Il faut au milieu du théâtre un beau palais, et à un des côtés une mer où paraît un vaisseau garni de mâts, où parait une femme qui se jette dans la mer, et à l’autre côté une belle chambre qui s’ouvre et ferme, où il y ait un lit bien parc avec des draps [152] ». Il pouvait y avoir ainsi cinq ou six lieux figurés ensemble, sur la scène. Quand les lieux étaient voisins dans la réalité, l’acteur passait lentement de l’un dans l’autre : éloignés, il quittait la scène pour y rentrer aussitôt. Aux changements du lieu correspondait souvent l’écoulement plus ou moins long du temps, une heure, un jour, un mois, une année, ou plus, selon que voulait et indiquait le poète. Ainsi arrivait-il qu’on voyait, à l’acte IV de la Force du sang, une femme sur le point d’être mère dans la scène i, et dans la scène iv la même femme accompagnée d’un fils de sept ans.

Hardy n’eut jamais de scrupule sur la légitimité de ces conventions, et son théâtre est résolument irrégulier. Il ne chercha pas non plus à maintenir les chœurs. Cependant, en ses jours de prétention littéraire, il se réclamait de Ronsard. Au fond, pour lui comme pour Régnier, comme pour D’Aubigné, Ronsard, par une illusion dont l’histoire littéraire offre plus d’un exemple, Ronsard était le représentant de la liberté de l’art, du facile et fécond naturel, contre Malherbe et contre les puristes tyrans du vers et de la langue. Ronsard sans doute eût renié ce grossier versificateur, si peu poète, si peu artiste.

Et pourtant Ronsard aurait eu tort. Lorsqu’on voit l’irrégularité extravagante et confuse, l’incohérence romanesque de la tragédie aux environs de 1600, on se rend compte que l’irrégularité méthodique de la tragédie de Hardy est une restauration. Il revient aux sujets antiques, aux faits illustres, historiques ou légendaires ; il ne donne guère dans le romanesque. Et sans abandonner encore le point de vue pathétique de la tragédie lyrique de la Renaissance, il indique, par un sûr instinct dramatique, l’intérêt qui peut résulter d’une action animée et graduée. Qu’on lise, si l’on peut, sa Didon : le quatrième livre de l’Énéide y est fort intelligemment mis en scène. Rien du style ni de la poésie, ni du pittoresque de Virgile ne subsiste ; mais l’action, la vie, la lutte, Hardy a senti tout cela : il dégage très justement les situations, et, dans son plat jargon, il fait dire aux personnages précisément ce qu’il faut qu’ils disent. Sa psychologie, très grossière, très sommaire, est du moins naturelle et saine. Il a été un charpenteur plutôt qu’un écrivain de drames ; mais il a eu le très juste instinct de ce que le théâtre français devait être : des situations faisant saillir des caractères.

M. Rigal a conjecturé que les tragédies de Hardy étaient les œuvres de sa jeunesse, composées et jouées pendant le séjour de sa troupe en province.

Il semble que ces pièces aient eu du mal à s’établir sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, et que le poète ait dû chercher autre chose pour satisfaire son public. Ce public, très grossier et très bruyant, composé de marchands, d’artisans, de clercs, de commis, d’écoliers, de laquais et de filous, ce public aimait le mouvement scénique, les actions embrouillées et surprenantes : Hardy lui fournit un divertissement à son goût par ses pastorales et ses tragi-comédies ; il s’appropria ces deux genres dont les poètes érudits de la Pléiade lui donnaient l’idée, comme ils lui avaient donné celle de la tragédie. C’est lui qui donna vraiment la vie à la tragi-comédie : il y mit tout, le romanesque qui’il excluait de la tragédie, toute l’irrégularité qu’il y modérait, et il la fit si bien agréer de son public, par la complication accidentée des intrigues, qu’elle parut, avec la pastorale, jusque vers 1640 devoir exclure la tragédie de la scène. Exploitant les anciens et les modernes, les poètes, les historiens, les romanciers, mais, manifestement, aimant mieux découper en scènes une action racontée, et choisir lui-même les éléments du drame, que de calquer son œuvre sur un modèle artistement construit, sans idolâtrie érudite ni engouement précieux, indépendant de Sénèque, très affranchi des Italiens, et tout à fait ignorant des dramaturges espagnols, Hardy, avec ses six ou sept cents pièces, fut pendant une trentaine d’années le fournisseur habituel de l’Hôtel de Bourgogne.

Il réussit à tirer le théâtre français de son obscurité, et du mépris où le tenaient les classes aristocratiques. Son succès engagea les poètes de la société polie à porter aux comédiens des poèmes délicatement écrits. Théophile leur donna son illustre Pyrame et Thisbé (1617-1619, ou 1621-1623). La pastorale française trouve alors ses chefs-d’œuvre, avec les Bergeries de Racan (vers 1623), la Silvie de Mairet (vers 1626) [153], et l’Amaranthe de Gombault (impr. 1631). La société polie suivit ses poètes, le cardinal de Richelieu se déclara amateur passionné du genre dramatique, et les honnêtes femmes commencèrent à se risquer chez les comédiens.

Alors apparaissent les règles, les fameuses règles des unités [154]. Elles étaient connues depuis longtemps des critiques et des poètes érudits. Les Italiens les avaient extraites d’Aristote, celle de l’action du moins, et celle du temps. Les Espagnols en avaient disputé, Cervantès pour, Lope et Tirso contre. En Angleterre, avant 1595, Philippe Sidney définissait le drame classique et ses trois unités. En France, Scaliger, Jean de la Taille les avaient indiquées : mais en s’établissant dans la décoration des mystères, la tragédie les avait écartées. Hardy ne semble pas même les soupçonner, et il faut qu’elles aient préoccupé bien peu les esprits, puisque Corneille, à la date de 1629, où il écrivit Mélite, n’en avait jamais entendu parler. Celui qui les introduisit réellement fut Mairet, qui n’a guère d’autre titre à notre souvenir. Il les appliqua — à peu près — dans Silvanire, tragi-comédie pastorale (1629). En 1631, il formula la théorie classique des unités dans la Préface de Silvanire. Enfin, en 1634, il fit jouer Sophonisbe, la première tragédie régulière qu’on ait donnée.

Ces tentatives, auxquelles les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne étaient hostiles, moitié par esprit de tradition, moitié par intérêt, pour ne pas mettre au rebut tout leur magasin de décorations, furent favorisées par l’établissement d’une seconde troupe de comédiens, celle de Mondory, qui se fixa à Paris en 1629 ; pour se soutenir contre l’Hôtel de Bourgogne, Mondory fit accueil aux nouveautés. Aux environs de 1630, la polémique sur les unités était dans toute sa force : c’est en 1628 que Fr. Ogier écrivait pour la tragi-comédie de Schelandre, Tyr et Sidon [155], la plus vigoureuse défense qu’on ait faite du théâtre irrégulier : au nom de la vérité, il maintient le mélange des genres, du tragique et du comique ; au nom du plaisir, il autorise la dispersion de l’action dans le temps et dans l’espace. On bataille dans les Préfaces et dans les Traités. Chapelain a été des premiers converti aux règles : en 1635, il y convertit le cardinal. Le public semble incertain : Scudéry, qui est dans le camp d’Aristote, continue à faire des pièces irrégulières « pour contenter le peuple ». Cependant, dès lors, les unités ont cause gagnée. Pendant quelques années on semble chercher un moyen terme entre l’unité et la multiplicité, soit par la juxtaposition de lieux réellement contigus, soit par une certaine indétermination du lieu. Enfin, à partir de 1640, on peut dire que la doctrine classique règne dans toute sa rigueur.

L’établissement des unités aristotéliciennes fut certainement une victoire pour la critique érudite. Elle a, par là, fortement agi sur l’évolution de l’art dramatique en lui fournissant la formule de ses œuvres. Cependant il ne faut pas s’y tromper : Aristote n’a pas tyrannisé le goût français, il n’a point jeté notre tragédie hors de sa voie naturelle. Bien au contraire, à qui lira attentivement les tragédies de Hardy, ou la Mélite de Corneille, il apparaîtra que le drame français tendait à se concentrer, et que, laissé à lui-même, il se fût, un peu plus tard peut-être, mais un jour certainement, régularisé. Il eût retranché l’excès de mouvement extérieur qui détourne de l’explication des causes morales. Les unités n’ont fait que hâter et servir la définition de la forme où tendaient secrètement les auteurs et le public : et ce ne sont pas les érudits, c’est la raison qui a fait triompher Aristote sur notre scène. « Je dis que les règles du théâtre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. » Celui qui parle ainsi est l’un des plus entêtés défenseurs des règles, c’est l’abbé d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre [156].

En venant au théâtre, la société polie y avait apporté sa sécheresse d’imagination et son instinct rationaliste. Sur cette misérable scène de l’Hôtel de Bourgogne, à la maigre lueur des chandelles, le contraste de la réalité signifiée et de l’image figurée était trop fort ; on remarqua que la forêt était un arbre, la mer un bassin : on s’étonna que l’Allemagne et le Danemark, ou même la place Royale et les Tuileries ne fussent séparés que par quelques toises, et qu’en une heure le héros eût vieilli de trente ans. Cela ne parut pas raisonnable, ni croyable. Les extravagances romanesques des tragi-comédies ravissaient : mais l’insuffisance de l’imitation scénique choquait. On ne sut pas passer du décor simultané au décor successif, qui pourtant ne fut pas tout à fait inconnu. Les unités offraient une idée qui séduisit les honnêtes gens : celle d’une imitation exactement équivalente à la réalité, et capable ainsi de faire illusion. En leur vrai sens, elles représentent le minimum de convention qu’on ne peut retrancher dans la représentation de la vie : on suppose que le plancher de la scène est un autre lieu quelconque du monde, mais toujours le même lieu, et que les deux heures du spectacle peuvent contenir les } événements d’une journée : mais l’idéal où l’on tend, c’est de réduire la durée de l’action à la durée de la représentation. Ainsi l’établissement des unités fut en réalité une victoire du réalisme sur l’imagination : et voilà pourquoi elles s’implantèrent chez nous, et non en Espagne, ni en Angleterre.

Partout, lorsqu’on discute sur les unités, c’est bien la question du réalisme de la mise en scène qu’on discute : et chez Tirso et chez Sidney nous en avons la preuve. Chez nous, dès le xvie siècle, Scaliger avait posé nettement le problème, lorsqu’il ne traitait des unités qu’à propos de la vraisemblance. Tout érudit qu’il était, il ne suivait pas Aristote, mais la raison, lorsqu’il impliquait dans l’unité de temps l’unité de lieu dont la Poétique n’avait rien dit, et lorsqu’il réduisait l’unité de jour à cinq ou six heures pour la rapprocher autant que possible de la durée réelle du spectacle. Ces règles donc, qui sont devenues cause de tant d’invraisemblances dans la décadence du théâtre classique, se sont imposées comme condition nécessaire de la vraisemblance : on en méconnaîtrait le caractère si l’on perdait de vue un seul moment à quel état de la mise en scène elles se rapportent. Il suffit de lire la Pratique du théâtre pour s’apercevoir que D’Aubignac bataille contre une forme de drame qui est celle des mystères, et pour comprendre que, dans les règles aristotéliciennes, le rationalisme classique a trouvé un moyen d’éliminer de la scène les derniers vestiges de la fantaisie jadis naïve du moyen âge. Il s’en est servi pour resserrer le poème dramatique dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire pour placer l’intérêt dans l’action morale et dans le mouvement des caractères plutôt que dans l’agitation des corps. On peut dire que par les unités l’esprit classique s’est construit la forme littéraire la plus apte à l’exprimer ; et sans doute il n’était pas nécessaire que Corneille écrivit le Cid en 1636 : mais du moins, pour l’extraire du drame de Guillen de Castro, il lui fut utile de se sentir lié par ces lois nouvelles qui obligeaient de concevoir la tragédie autrement que comme un roman découpé en scènes.


3. LE CID.


Pour estimer le Cid à sa valeur, il faudrait voir ce qu’étaient les œuvres au milieu desquelles il apparut. Grâce à Hardy et à Mairet, le public était en train de se passionner pour le théâtre, et le poème dramatique passait insensiblement au premier rang des genres littéraires. La gloire et le profit s’y rencontraient : aussi les jeunes auteurs se portent-ils avec ardeur de ce côté. Autour de Mairet viennent se placer de 1628 à 1630 Rotrou, Scudéry, Corneille, Du Ryer : en 1636, Tristan. A voir leurs œuvres, on serait tenté d’abord de regretter le vieux Hardy, qui était grossier et brutal, mais qui du moins n’était ni précieux, ni galant, ni italien, ni espagnol : on regrette le gros bon sens avec lequel il maniait ses sujets, son action directe et rapide, ses sentiments peu raffinés, mais naturels. Ceux-ci se piquent de style et d’esprit ; ils portent au théâtre le goût des pointes, des inventions romanesques, des fanfaronnades épiques : c’est avec eux que, sans négliger les Italiens, notre théâtre se met à vivre aux frais du répertoire espagnol.

À la veille du Cid, le spectacle offre un singulier mélange d’extrême grossièreté et de recherche extravagante. La tragi-comédie ou la tragédie jusque vers 1635 est précédée du Prologue, vrai boniment de foire, énorme de bouffonnerie et d’obscénité : elle est suivie de la farce, qui est salée, et souvent d’une chanson de Gautier Garguille, qui n’est pas mièvre non plus. Au milieu de ces divertissements tout populaires, la tragi-comédie étale ses inventions surprenantes et stériles : nous pouvons prendre pour spécimen l’Heureuse Constance de Rotrou (1631). Le roi de Hongrie doit épouser la reine de Naples, et l’épousera au dénouement ; mais pour qu’il en vienne là, il faudra que tout le monde se déguise, le roi de Hongrie en simple gentilhomme, Alcandre, frère du roi, en marchand, son amante Rosélie en paysanne, la reine de Naples en pèlerine, un valet bouffon en Alcandre ; et il faudra encore deux fausses lettres pour brouiller la situation au milieu de la pièce. Les déguisements et les travestis sont la monnaie courante dans les tragi-comédies.

Quant à la tragédie, dans la mesure où les exigences de la scène le permettent, elle a repris l’allure d’une déclamation littéraire, à la façon dont l’entendaient les poètes du xvie siècle. Sénèque, inconnu de Hardy, reprend son autorité sur nos poètes : dans l’Hercule mourant (1632), seule tragédie de Rotrou antérieure au Cid, Hercule a revêtu au troisième acte la tunique empoisonnée : deux actes durant, il agonise, d’une agonie qui consiste à lâcher coup sur coup d’énormes tirades, et le cinquième acte est une apothéose d’opéra. En 1636, deux tragédies notables paraissent : la Mort de César de Scudéry, où Plutarque n’est pas mal découpé, mais où l’action trop visiblement ne sert que de prétexte aux exercices oratoires dans le goût de Lucain, et la Marianne de Tristan, qui n’ajoutait guère à celle de Hardy que la boursouflure d’une rhétorique échevelée.

Le Cid parut à la fin de 1636 ou dans les premiers jours de 1637 : le poète était déjà célèbre, rien cependant ne pouvait faire prévoir qu’il était capable de donner ce chef-d’œuvre. Le succès fut tel, qu’il souleva contre Corneille presque tous les auteurs dramatiques, depuis l’obscur Claveret jusqu’aux illustres Mairet et Scudéry : Rotrou s’abstint. La querelle du Cid ne nous montre que l’exaspération de rivaux jaloux et impuissants. Aucun principe, aucune doctrine d’art n’est en jeu ; et c’est pourquoi nous pouvons ne pas nous arrêter aux pamphlets de Mairet, accusant Corneille de plagiat, aux Observations de Scudéry se faisant fort de démontrer : 1° que le sujet du Cid ne valait rien ; 2° qu’il choquait les règles ; 3° qu’il manquait de jugement en sa conduite ; 4° que les vers en étaient méchants — et qualifiant Chimène d’impudique et de parricide. Le pis fut pour Corneille, que parmi les jaloux se rencontra le cardinal de Richelieu qui occupait ses loisirs à concevoir de méchantes pièces, et avait toutes les passions mesquines d’un raté. Il obligea l’Académie à juger et Corneille à laisser juger le Cid. L’Académie eut du mal à contenter le cardinal, qui rejeta les deux premières rédactions qu’on lui proposa. Enfin Chapelain fit agréer la sienne, où il avait tâché d’équilibrer de son mieux le mal que le cardinal l’obligeait à dire de la pièce, et le bien qu’il en pensait lui-même. Les Sentiments de l’Académie parurent en 1638 : c’est une œuvre de critique étroite, chicanière, sans vues générales ni élévation d’esprit.

Quand ce bruit fut apaisé, il ne resta plus guère que Scudéry pour s’imaginer que d’autres pièces pouvaient se comparer au Cid. Le public persista à croire que le Cid était une pièce unique, et il avait raison. Outre son agrément infini, que Balzac signalait si bien, outre le pathétique des situations et la beauté des vers, le Cid eut le mérite de fixer la notion de la tragédie classique ; et c’est par là qu’il est une date considérable dans l’histoire de l’art. C’est une de ces œuvres fécondes et impérieuses qui engagent l’avenir. Depuis Hardy, ou, si l’on veut même, depuis les premiers traducteurs de Sophocle et d’Euripide, la forme tragique s’organisait : le Cid décida seul de ce qu’on mettrait dans cette forme. Et, par là, seul il fonda le théâtre français.

Comme tous ceux de sa génération faisaient volontiers, Corneille avait pris un drame espagnol, joué à Valence en 1618, las Mocedades del Cid [157] de Guillen de Castro, mais à l’étoffe étrangère il avait donné sa façon. Il avait taillé librement dans cette chronique touffue, pittoresque, morcelée. De cette biographie dramatique, il avait extrait un épisode principal, le mariage de Rodrigue, qui était devenu tout son drame. Il avait retranché l’action extérieure, purement sensible, le mouvement et comme la trépidation d’une figuration multiple. Il n’avait laisse autour des deux amants que les personnages nécessaires à l’explication de leur fortune : s’il a gardé l’infante, c’est par une erreur imputable aux préjugés mondains de son temps. Il avait défini les caractères de l’action tragique : elle doit être morale et intérieure en son principe ; l’intéressant, ce n’est pas l’événement, c’est le sentiment, et les faits extérieurs, même nécessaires à l’action, ne valent que comme donnant une expression aux faits moraux, ou ayant sur eux un contre-coup. Aussi ne les montrera-t-on pas, l’unité du lieu faisant son office : la mort du comte, la bataille, le duel de Rodrigue et de don Sanche resteront dans la coulisse, parce qu’ils ne servent qu’à traduire ou modifier les éléments psychologiques du sujet. Il suffit donc de les donner par hypothèse sans les donner en spectacle, c’est-à-dire de les annoncer par récit. En revanche, il suppléera aux insuffisantes analyses du drame espagnol : il ajoutera la seconde entrevue de Rodrigue et de Chimène, qui rend sensible le progrès de l’action morale, en enregistrant les plus légers changements de sentiment et même d’accent des deux amants.

Ce n’est pas tout : le Cid pose cette loi, que le héros tragique fait sa destinée par les déterminations de sa volonté : il ne reçoit pas l’impulsion du dehors ; le hasard et l’accident sont exclus (en principe) de l’intrigue tragique. Sans doute la mort du comte est un événement fortuit qui met obstacle au bonheur de Rodrigue et de Chimène, mais qui ne voit que le fait matériel de cette mort n’est rien, et que les sentiments déterminés chez les deux amants par cette mort sont tout l’obstacle ? Ainsi ils font eux-mêmes leur fortune : le principe de l’action tragique est dans la définition première de leurs caractères. Et le développement de cette action, la suspension pathétique du dénouement vient de ce que chacun des deux amants trouve en lui-même un sentiment qui l’oblige à défaire ou retarder son bonheur, et de ce que chacun d’eux trouve aussi dans l’autre un sentiment qui s’oppose à sa volonté : chez tous les deux, la piété filiale combat l’amour ; et le devoir parle à Rodrigue quand Chimène n’a encore qu’à suivre son amour, à Chimène quand Rodrigue peut de nouveau écouter son amour. Cette discordance intime ou réciproque est toute l’action. Ainsi se dégage la formule de la tragédie : ce sera une étude d’âmes, mais une démonstration, non pas une description, où les âmes seront en action, en conflit. La lutte des passions et des volontés, dans une âme agitée, ou dans plusieurs âmes opposées, voilà ce que le Cid pose comme l’essence de la tragédie.

Il pose encore cette loi que le héros n’est pas un Espagnol, un Français, mais simplement et plus, un homme. Corneille n’a pas songé — il ne le pouvait guère — à ressusciter le vrai Cid, le rude ambitieux et cupide baron du xie siècle, le mercenaire cruel et pillard qui souvent combattit les chrétiens et servit les Musulmans, l’indocile vassal qui fut trois fois exilé par son roi, et fièrement se lit une souveraineté dans Valence conquise. Mais aussi bien que le Cid de l’histoire, que le Cid toujours barbare du Poème ou de la Chronique Rimée, et que le Cid chevaleresque des romances, Corneille a refusé d’évoquer le Cid de Guillen de Castro, héros national, presque saint, mais beau cavalier et serviteur des dames, hidalgo tueur de Mores et diseur de pointes : il n’a gardé du caractère local de l’action et du héros, que ce qui était indispensable à la réalisation des sentiments généraux. C’est dire que l’intérêt du Cid n’est pas dans la couleur historique, mais dans la vérité humaine. Il n’importe pas, ou il n’importe guère, que le Cid et Chimène portent des noms espagnols. Car si cette dévotion de l’amour et cette exaltation de l’honneur sont réellement espagnoles, elles ne le sont pas pourtant exclusivement ; et c’est vraiment en tout pays qu’on peut voir deux volontés, éprises d’amour, éprises aussi d’honneur, subordonner l’amour à l’honneur par respect pour cet amour même, et se rendre dignes du bonheur en le refusant. Le cas n’est pas castillan, il est humain : et ainsi en sera-t-il dès lors de toute tragédie : grecque, ou asiatique, ou romaine, elle n’aura en réalité qu’un objet et qu’un modèle : l’homme. Le lieu et la date ne seront que des éléments de représentation concrète, des signes particuliers de l’universel.

Il restera pourtant dans le Cid français un reflet de l’Espagne, et c’est ce qui fera la magie, la séduction juvénile et charmante de l’œuvre. Le drame, si précis, si positif, si raisonnable, s’enveloppe d’une grâce chevaleresque par où le sujet révèle son lieu d’origine. Le Cid et Chimène restent des personnages de roman, mais des personnages de roman qui seraient vrais et sensés. Tandis qu’ici l’imagination tour à tour lyrique ou épique s’allie à la raison, à l’exacte et précise notation des faits moraux, plus tard Corneille aura surtout l’imagination mécanique, celle qui combine abstraitement les forces. Jamais il ne retrouvera cette couleur pittoresque et chaude, cet éclat de fantaisie poétique : et s’il en retrouve un jour quelque chose, ce sera lorsqu’il rentrera en Espagne, et en ramènera Don Sanche.

Après le Cid viendra Horace (1640) : le Cid tenait encore de la tragi-comédie ; Horace est une pure tragédie, non plus un exercice oratoire, à la façon de Sénèque, comme l’Hercule furieux de Rotrou, ou comme la Médée même de Corneille : mais un conflit dramatique de caractères fortement définis. Horace assure le triomphe de la tragédie et détermine la disparition définitive des formes hybrides et confuses, telles que la tragi-comédie : Horace enfin rompt avec le roman, le précieux, l’Espagne, et ramène à l’antique. Cinna (1640), Polyeucte (1643), Rodogune (1644-1645), Nicomède (1651), développeront par des expressions variées l’originalité du génie de Corneille, et la conception qu’il s’était faite du mécanisme moral de l’homme. Le Menteur contribuera à dégager la forme de la comédie, comme le Cid a fixé celle de la tragédie. Nicomède marque le point d’arrêt du génie de Corneille : à partir de ce point, il ne fera pas toujours des choses indignes de lui, mais il n’ajoutera rien à la définition que les ouvrages précédents nous donnent de son génie. C’est cette définition qu’il nous faut essayer de présenter maintenant.


CHAPITRE II

CORNEILLE


Caractère de Corneille. — 1. Le théâtre de Corneille : la vérité morale est le but. Les règles. Les intrigues. Le choix des sujets. L’histoire dans Corneille : goût des réflexions sur la politique. Le type romain. — 2. Psychologie cornélienne. La conception de l’amour. L’héroïsme de la volonté : les généreux et les scélérats. Ce qu’il y a de peu dramatique dans la psychologie cornélienne. — 3. Les personnages de second plan : variété, vérité, finesse des études de caractère. — 4. La « mécanique » dans la tragédie cornélienne. Dialogue et style. — 5. Rotrou : imagination originale.

Corneille[158] n’a pas de biographie : il n’importe à son œuvre qu’il ait déménagé de Rouen à Paris en 1662, et qu’il se soit installé rue d’Argenteuil après 1676, non plus tôt comme certains l’ont cru. Nous noterons seulement qu’il était Normand, et avocat : deux garanties de subtilité d’esprit. Il fut élevé chez les jésuites, dont les théologiens seront précisément les défenseurs du libre arbitre contre le jansénisme. Ce fut un bonhomme, de mœurs très simples, marguillier de sa paroisse à Rouen, dévot, très sincèrement et naïvement dévot : il occupa ses loisirs, pendant qu’il fut éloigné du théâtre de 1652 à 1659, à traduire en vers des chants d’Église et l’Imitation de Jésus-Christ ; plus tard, il fera encore l’Office de la Vierge. Il était fier et besoigneux : de là vient qu’il quémandait ou remerciait tantôt bassement, tantôt avec quelque raideur : jamais adroitement. Les passions ne troublèrent pas sa vie : il était homme de famille, et vécut dans une étroite intimité avec son frère Thomas, de vingt ans plus jeune que lui. Il avait l’esprit timide et scrupuleux : il se tourmenta fort à chercher les fautes de ses pièces, et les excuses de ses fautes ; il n’avait pas la vanité contente, mais la vanité inquiète. Il prépara avec grand soin les éditions séparées de ses pièces et les éditions générales de ses œuvres, multipliant les corrections, épluchant avec une attention minutieuse chaque vers, chaque syllabe de son texte. Il porta l’esprit de Malherbe à la scène, jusque-là livrée aux raffinés négligents, et il y fit valoir la simplicité travaillée.

Étant homme, et poète, il aimait ce qui venait de lui, et préférait ce qu’il voyait mal reçu du public. Il quitta le théâtre par un dépit d’auteur sifflé, après Pertharite : il y rentra, au moment où disparaissaient et les modèles qu’il peignait et le public qui avait fait sa renommée. Cette retraite est le grand événement de sa vie. Quand il reparut, il lui fallut plaire à un autre goût, à une nouvelle génération, très infatuée d’elle-même et dédaigneuse des vieilles modes ; le grand Corneille se fit doucereux, gauchement, à la façon de Quinault. Mais il ne put tenir contre Racine : il fut jaloux, et malheureux. Sa pauvreté lui fut moins amère que cette gloire d’un rival, qui lui semblait un vol fait à son génie.


1. LA FORME DU DRAME CORNÉLIEN.


Le principe fondamental du théâtre de Corneille, c’est la vérité, la ressemblance avec la vie. Il a tâtonné d’abord, s’étant formé dans un temps où nul ne songeait à diriger l’œuvre dramatique vers cette fin : il a poussé sa fantaisie dans tous les sens : vers l’extravagance galante avec Mélite, vers l’imbroglio romanesque avec Clitandre, vers la rhétorique raffinée avec Médée, vers la bouffonnerie copieuse avec l’Illusion comique. Mais, dès ces premiers temps, il avait créé à son usage une forme de comédie, sobre, sérieuse, vraie, sur laquelle nous reviendrons. Puis il créa la tragédie vraie, à laquelle il se tint. Il accepta les unités, qui n’étaient pas encore établies quand il débutait, parce qu’elles étaient une méthode utile pour l’exposition dramatique de la vérité morale.

On s’est parfois singulièrement trompé sur l’attitude de Corneille à l’égard des fameuses règles : on a plaint trop facilement ce grand génie ligoté par de pédantesques lois, et se débattant en vain contre leur fatale contrainte. En fait, Corneille ne conteste pas du tout le principe des unités. Il chicane les formules absolues des critiques érudits, qui concèdent vingt-quatre heures, et en refusent trente, qui reconnaissent l’unité d’un palais, plutôt que l’unité d’une ville. Pour lui, il a sur les unités le sentiment qui est celui du public, et qui les a établies : elles sont l’expression de « la raison naturelle » ; elles donnent la vraisemblance, et un air de réalité au poème dramatique. Aussi faut-il les prendre moins comme des formules fixes de valeur constante, que comme des formules élastiques, de valeur variable, qui indiquent un idéal à poursuivre. « La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandait pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons l’action du poème dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite [159]. » Et pareillement pour le lieu. En d’autres termes, unité de lieu, unité de temps, signifie pour Corneille minimum de variation dans le lieu, minimum de durée dans le temps, donc maximum de vraisemblance : mais la quantité minima de temps ou d’espace n’est pas absolue, elle est relative, et se détermine par la constitution particulière de chaque sujet. Quand on a donné au sujet toute la concentration que ses propriétés essentielles rendent possible, on a atteint l’unité de ce sujet et le maximum de vraisemblance.

Si maintenant Corneille a souvent besoin de prendre plus que la formule des doctes n’accorde, s’il n’arrive guère à faire coïncider dans le temps et l’espace l’action réelle et la représentation de l’action, tandis que Racine n’a jamais subi la gêne des règles, la raison principale en est que les passions se manifestent tout entières par des impulsions instantanées, tandis que la volonté se reconnaît surtout à la constance des effets, et il n’y a pas de constance sans une certaine durée. Voilà pourquoi les vingt-quatre heures font un peu violence au sujet du Cid, tandis qu’Andromaque ou Phèdre s’y renferment sans peine.

Le caractère des intrigues de Corneille se déduit d’une raison analogue. Il ne faut pas en exagérer la complication. D’abord il n’a pas usé de moyens romanesques : on ne citerait pas un travestissement, pas un incognito, dans son théâtre, hors Don Sanche qui n’est pas une tragédie, hors Héraclius aussi : mais dans Héraclius la substitution d’enfants n’est pas un moyen de traiter le sujet, c’est l’essence même du sujet, et de cette donnée singulière le poète veut tirer moins des péripéties surprenantes que des états d’âme pathétiques ; ce qui l’intéresse, c’est le cas moral, extraordinaire sans doute, mais humain, de Phocas. Il n’a pas usé non plus des reconnaissances ; il a fait parfois revenir des gens qu’on croyait morts comme Sévère dans Polyeucte : mais l’espèce de reconnaissance de Sévère et de Pauline pose le problème psychologique de la pièce, elle est nécessaire, naturelle ; elle produit des évolutions de sentiments, non des ricochets d’intrigue. Rodogune est une pièce compliquée : oui, dans ses données fondamentales ; non pas, dans son intrigue. Ce qu’on doit retenir du fameux récit pour comprendre la pièce est peu de chose, et la pièce tout entière est le conflit de deux caractères durs, entre lesquels sont tiraillés, écrasés deux caractères faibles. Toutes les complications de l’action sont des complications morales.

El si l’on veut bien y regarder de près, on verra que Corneille intrigue ses pièces par l’invention subtile, non pas des faits, mais des sentiments. S’il lui faut supposer parfois des faits multiples ou des coïncidences trop arrangées, c’est qu’il médite des cas de conscience raffinés, des conflits héroïques de sentiments. Si la tragédie morale semble souvent continuer un roman ou s’y superposer, et si son action semble parfois, soit au début, soit dans le cours des pièces, recevoir l’impulsion du dehors, c’est qu’il peint des volontés, comme nous le verrons, et que ces volontés, sûres et constantes, ne changeraient point d’état ou de posture, ne livreraient point de combat, si des accidents de fortune ne leur suscitaient des ennemis dans le moi ou hors du moi. Si enfin l’action tragique dans Corneille ne reste pas intérieure jusqu’au dénouement qui l’extériorise en un acte ou un état définitifs de crime ou de malheur, c’est encore qu’il peint des volontés, et que la volonté tend nécessairement aux effets ; elle aspire à réaliser ses déterminations, elle est active ; de là vient que l’action, chez Corneille, ricoche constamment de l’intérieur à l’extérieur, de la pensée à l’acte et de l’acte à la pensée.

Ainsi les volontés, dans le théâtre de Corneille, se créent à elles-mêmes, et les unes aux autres, par leurs actes, des situations qui leur donnent occasion de changer non leurs essences, mais leurs formes, de renouveler, de diversifier, et de croître leur effort. L’intrigue pour l’intrigue, le fait pour le fait, le pur intérêt de curiosité, de surprise, enfin la conception mélodramatique du théâtre n’existe pas dans Corneille, quoi qu’on en dise : il est rigoureusement vrai que l’intrigue est chez lui occasion, soutien, ou effet du mécanisme psychologique. Le roman, chez lui, et la fantaisie à l’espagnole, dont il a gardé des traces, ont toujours pour dernière fin la manifestation des caractères.

J’en dirai autant du choix de ses sujets. Il a pensé aux sujets privés et bourgeois, à ce que nous appelons le drame : il en a donné la formule ; il ne l’a pas appliquée lui-même. D’abord parce que, comme disaient les Grecs, ἀρχή δείξει ἄνδρα, « la puissance révèle l’homme », en l’affranchissant des entraves légales, pécuniaires, morales même de la condition privée ; et c’est dans ceux qui peuvent tout, dans les rois et les héros, qu’on doit expérimenter la vraie nature des passions. Ensuite, parce que, de son temps du moins, la fortune des hommes illustres intéressait le public plus que celle des bourgeois, et fournissait des causes plus adéquates à la grandeur des passions ; et puis, aussi, parce qu’en somme les intérêts historiques donnent aux passions une base plus universellement intelligible que les intérêts professionnels ou financiers, d’où sortent les passions bourgeoises.

Enfin, parce que les sujets historiques sont vrais. Corneille a toujours cru que les sujets d’invention pure ne convenaient pas à la tragédie, et de là vient ce mot, qu’on a si souvent mal compris et incriminé : « Les grands sujets doivent toujours aller au delà du vraisemblable. » Ce qui veut dire, non pas du tout que l’invraisemblance est de règle, mais que la vérité matérielle, historique des faits, est nécessaire. Et elle est nécessaire pour la vraisemblance : j’admets plus aisément qu’une femme tue ses enfants, un frère sa sœur, un père sa fille, quand cette femme s’appelle Médée, ce frère Horace, ce père Agamemnon. Appelez-les de noms inconnus : vous aurez bien plus de mal à établir la vraisemblance des faits. C’est tout simplement l’idée d’Aristote. « Ce qui n’est pas historique ne nous apparaît pas immédiatement comme possible : les faits historiques, au contraire, sont évidemment possibles : ils ne seraient pas arrivés, en effet, s’ils n’étaient possibles. »

Au point de vue poétique, l’histoire et la légende sont équivalentes : mais il est notable que Corneille les distingue. Sa conception de la vérité dramatique est rationaliste, bien plutôt que poétique. Il demande à l’histoire des actions éclatantes, extraordinaires mais vraies : il repousse les faits fabuleux, irréels, qui ne peuvent servir que de symboles. Il veut du merveilleux rationnel. Dans toutes ses tragédies (je ne parle pas des pièces à machines qui étaient comme des ébauches d’opéra), je ne trouve que deux sujets légendaires, Médée, qui précède le Cid, et Œdipe, qui est une erreur. Il a pris ses sujets presque exclusivement dans l’histoire, et chez les historiens : Rodogune, c’est l’Asie hellénisée des successeurs d’Alexandre ; Suréna, c’est l’empire parthe ; Pertharite, ce sont les Lombards : le Cid, Don Sanche malgré leurs origines poétiques, sont encore des sujets d’histoire. Mais Corneille s’est arrêté avec prédilection à l’histoire romaine, où il n’y a guère d’époque qu’il n’ait représentée ; les rois dans Horace ; la conquête du monde dans Sophonisbe et dans Nicomède ; les guerres civiles dans Sertorius et dans Pompée ; l’empire dans Cinna, Othon, Tite et Bérénice, Pulchérie ; le christianisme et l’empire dans Polyeucte et Théodore : les barbares et l’empire dans Attila, l’empire byzantin dans Héraclius.

C’est ce qui a donné lieu à des observateurs superficiels de se figurer un Corneille historien. Il est aisé de relever certaines peintures exactes et frappantes : mais combien d’erreurs de fait, combien de fausses couleurs néglige-t-on ? Nicoméde formule en vers admirables les maximes de la politique romaine : Sévère et Félix, dans Polyeucte, représentent avec justesse les sentiments des Romains à l’égard du christianisme. Il y a dans Othon d’étonnantes peintures des mœurs de cour sous l’Empire. Mais le jugement d’Horace, mais la cour d’Auguste, et le caractère d’Auguste, et le caractère de Nicomède, et la chronologie d’Héraclius, et ce chimérique Flaminius si dextrement substitué au réel Flamininus pour amener une belle riposte, est-ce de l’histoire tout cela ? Au fond, toutes les fois qu’il a cru pouvoir le faire sans qu’on s’en aperçût, et avec quelque utilité théâtrale, Corneille a travesti la vérité historique. La vérité historique n’est pour lui qu’un instrument de vraisemblance. Il en cherche l’illusion plutôt que la réalité, avec une minutieuse patience, dans le dépouillement des textes, dans la collection des petits faits et des noms locaux ; et cela lui a réussi, puisqu’il a trompé jusqu’aux critiques.

Au fond, dans l’histoire, une chose l’intéresse, c’est la politique. Et c’est pourquoi il a si bien réussi ses personnages de magistrats et d’hommes d’État, ses théoriciens du gouvernement, de la conquête et de la sédition. C’est pourquoi aussi il a travaillé de préférence sur l’histoire romaine, la plus politique de toutes les histoires. Ce goût lui était commun avec sa génération, génération de patriotes, témoins curieux et volontiers acteurs du drame politique : les Lettres de Chapelain, le Ministre d’État de Silhon, jusqu’aux dissertations de l’indifférent Balzac, mais surtout les Mémoires de Retz nous l’ont comprendre de quel état d’esprit est venue et à quel état d’esprit s’adressait la tragédie cornélienne ; elle est politique, non historique. Elle rappelle, si l’on veut, Machiavel et ses Discours sur Tite-Live : elle poursuit, non pas l’exacte restitution et l’explication certaine du passé, mais l’établissement de certaines maximes dont le présent peut faire son profit, à l’aide des exemples que le passé fournit. La fameuse discussion de Cinna et de Maxime sur la monarchie et la république, la conversation de Sertorius et de Pompée sur la guerre civile, ne sont pas des morceaux historiques, mais politiques : elles traitent des questions actuelles, avec des sentiments très modernes ; ces scènes romaines sortent de l’âme du xviie siècle. Même la tragédie de Corneille est une peinture saisissante de la vie politique de son temps : s’il ne fait en général ni portraits ni allusions, la réalité contemporaine l’enveloppe, le domine, et transparaît sans cesse dans son œuvre.

On a beaucoup trop loué Corneille sur la vérité des caractères romains qu’il peignait. Comme Balzac, dans sa lettre sur Cinna, a su le dire très agréablement au poète, ses Romains ne sont que les Romains de Corneille. Il y a deux éléments, en effet, dans l’héroïsme romain des tragédies cornéliennes : l’un, banal et historique, l’autre original et psychologique. L’élément historique, ou cru tel (je n’ai pas ici à en examiner la valeur), c’est ce type du Romain républicain, patriote, désintéressé, amoureux de la gloire, superbe de fermeté et de fierté : type formé dans les écoles des rhéteurs à la fin de la république, développé dans Tite-Live, dans Florus, dans Valère-Maxime, encore agrandi par les moralistes satiriques qui en écrasent la petitesse de leurs contemporains, par Sénèque, par Juvénal, assoupli et animé par Plutarque, transporté par la Renaissance dans notre littérature : Montaigne l’évoque parfois, Amyot l’étale, et, au temps même de Corneille, Balzac le grave avec une netteté dure dans ses dissertations sur le Romain et sur la Gloire. Cette conception oratoire de l’âme romaine, Corneille s’en est emparé, sans la corriger, sans y mettre aucun élément historique nouveau, si bien que ses rivaux et disciples, Scudéry et Du Ryer, n’auront pas de peine à la saisir.

Mais ce type oratoire du Romain n’est pour lui qu’un cadre, une forme, où il a réalisé sa notion générale de l’homme : il a trouvé a raideur hautaine de ce caractère admirablement propre à faire valoir l’idée fondamentale de sa psychologie. Au mannequin glorieux construit par des générations de rhéteurs, il a mis le ressort qui l’anime : et du même coup il a fait de ce type romain un type humain. Ne nous y trompons pas : il n’y a d’original, de grand, de vrai dans les Romains de Corneille que ce qui est cornélien, et non romain, c’est-à-dire le mécanisme moral.


2. PSYCHOLOGIE DU HÉROS CORNÉLIEN.


Nous sommes donc toujours ramenés à ceci que la tragédie de Corneille tend à la vérité humaine des caractères, comme à sa fin essentielle. Cette vérité a parfois été méconnue. C’est qu’on songe toujours trop à Racine en parlant de Corneille. La nature que peint Racine est plus vraie pour nous : ne pourrait-on pas dire que cette vérité date précisément de Racine ? Il a aperçu et décrit des états d’âme qui sont devenus de plus en plus fréquents et universels, des sensitifs et des impulsifs, des nerveux et des femmes. Corneille est d’un autre temps, il a et il exprime une nature plus rude et plus forte, qui a longtemps été la nature française, une nature intellectuelle et volontaire, consciente et active. En son temps surtout, c’était la vérité : il y a une harmonie admirable entre l’invention psychologique de Corneille, et l’histoire réelle des âmes de ce temps-là : même les femmes sont peu féminines ; leur vie intérieure est plus intellectuelle que sentimentale. Et, je l’ai déjà dit, Descartes confirme pleinement Corneille.

Voilà comment Corneille a peint si peu de pures passions : il a peint des exaltés, des fanatiques, mais toujours des passionnés intellectuels, qui voient leur passion, la raisonnent, la transforment en idées, et ces idées en principes de conduite. Jamais ce ne sont des inconscients et des irresponsables. Il a peint des femmes toujours viriles, parce que toujours elles agissent par volonté, par intelligence, plutôt que par instinct ou par sentiment. La femme selon la définition moderne, lui est inconnue : c’est Racine, le premier, qui l’a « constatée ». Rien de plus caractéristique, à cet égard, que sa théorie de l’amour : c’est la pure théorie cartésienne que j’ai expliquée plus haut. L’amour est le désir du bien, donc, réglé sur la connaissance du bien. Une idée de la raison, donc, va gouverner l’amour. Ce que l’on aime, on l’aime pour la perfection qu’on y voit : d’où, quand cette perfection est réelle, la bonté de l’amour, vertu et non faiblesse.

Première conséquence : on ne saurait parler du conflit du devoir et de l’amour, dans le Cid par exemple ; ou, du moins, ce conflit n’a pas le caractère qu’on dit. En effet, l’amour de Rodrigue pour Chimène, et de Chimène pour Rodrigue, est légitime, étant fondé sur une connaissance véritable : ni l’un ni l’autre ne peut donc y renoncer sans injustice. Ni l’un ni l’autre aussi ne songe à y renoncer : même poursuivant Rodrigue, Chimène se croit le droit, le devoir de l’aimer. Mais cet amour même exige qu’elle ne fasse rien pour le satisfaire : subtilité curieuse et noble. Si l’estime en effet détermine l’amour, il faut agir, non pour l’amour, mais pour l’honneur, pour le devoir, dont la perte ou dont la violation ne laisserait pas subsister l’estime. Et ainsi on ne mérite l’amour qu’en ne faisant rien pour lui. Mais il ne s’agit pas de le sacrifier. Ecoutez Rodrigue :

Qui m’aima généreux, me haïrait infâme…
Je t’ai fait une offense et j’ai dû m’y porter,
Pour effacer ma honte et pour te mériter.

Et de là, les âmes des deux amants s’unissent plus étroitement quand leurs actes s’opposent le plus ; grandis par l’effort, ils sont plus dignes d’amour, ils en obtiennent plus, à mesure qu’ils y cèdent moins.

Deuxième conséquence:la raison s’éclairant peut changer l’amour. Si le bien qu’on aimait est connu pour faux, ou si on reçoit la notion d’un bien supérieur, l’âme déplacera son amour du moins parfait au plus parfait. C’est toute la psychologie de Polyeucte. Polyeucte aime Pauline dès le début « cent fois plus que lui-même »; près du martyr, il l’aimera

Beaucoup moins que son Dieu, mais bien plus que lui-même.

Ce nouveau terme de comparaison explique toute la transformation de son âme. Lorsqu’il connaissait mal Dieu, Pauline était tout pour lui : l’œuvre de la grâce achevée, son amour est tout à Dieu, et ne retombe sur la créature que renvoyé sous forme de charité par l’amour même de Dieu. Même aventure arrive à Pauline : Sévère longtemps a été tout ce qu’elle connaissait de meilleur ; elle l’aimait donc plus que tout. Mais Polyeucte, converti, rebelle, martyr, lui révèle un héroïsme supérieur, tandis que la situation accuse les parties vulgaires de l’amour de Sévère : l’amour de Pauline se transportera donc à Polyeucte, d’où il s’élancera jusqu’à la souveraine perfection, jusqu’à Dieu. Tout le mécanisme moral de la tragédie se déduit de la définition cartésienne et cornélienne de l’amour.

Avec l’amour, à bien plus forte raison, les autres passions se réduiront à la connaissance. Et de là tout principe d’agir est transporté à la raison, toute force d’agir à la volonté. Là est le trait original, et capital, de la psychologie de Corneille, toujours d’accord, je le répète, avec Descartes, et toujours conforme aussi à la réalité contemporaine. L’héroïsme cornélien n’est pas autre chose que l’exaltation de la volonté, donnée comme souverainement libre, et souverainement puissante. Il n’est rien que les héros cornéliens affirment plus fréquemment, ni plus fortement que leur volonté, claire, immuable, libre, toute-puissante.

Je le ferais encore, si j’avais à le faire (le Cid, Polyeucte).
Et sur mes passions ma raison souveraine (Pauline dans Pol.).
Je suis maître de moi comme de l’univers,
Je le suis, je veux l’être… (Auguste dans Cinna).

Le Cid tuant le père de Chimène, Chimène demandant la tête du Cid, Pauline aimant Sévère, le lui disant et lui montrant en même temps qu’il n’a rien à espérer, Sévère s’efforçant de sauver Polyeucte dont la mort rendrait libre la femme qu’il aime : autant d’exemples et de triomphes de la volonté. Même Polyeucte, le saint, l’extatique, l’illuminé, même Horace, le patriote furieux, même Camille, l’amoureuse fanatique, manifestent surtout la volonté : tous les trois ont cette forme supérieure de l’amour qui est la dévotion, et dans laquelle la raison attribue une perfection, donc une valeur infinie à l’objet aimé, en sorte que la volonté s’applique tout entière et ramasse toutes les énergies de l’âme au service de l’amour. Mais le miracle de la volonté, c’est dans Cinna qu’on le trouve, dans Auguste. Descartes intitule un de ses articles : Comment la générosité peut être acquise ; c’est le cas d’Auguste, dont l’âme, mauvaise, égoïste, féroce, s’élève à l’héroïsme du pardon par un effort de volonté, lorsque sa raison l’a désabusé des faux biens où s’égarait sa convoitise.

Tous les personnages de Corneille, du moins ceux du premier plan, les héros sont construits sur cette donnée, les femmes comme les hommes, les scélérats comme les généreux. Tous agissent par des déterminations de la volonté, d’après des maximes de la raison. De là vient qu’on reproche à ces caractères d’être raides, et tout d’une pièce : car tant que la raison persiste dans ses maximes, la volonté persiste dans sa conduite. De là vient qu’on leur reproche de se démentir, et de pivoter tout d’une pièce : si parfois la raison s’éclairant change de maximes, la volonté suit, et toute l’âme ; ainsi Émilie, à la fin de Cinna :

Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle.
Elle est morte…

Et rien du vieux levain ne fermentera plus en elle : elle sera paisible dans la tendresse comme elle avait été assurée dans la fureur. De là vient aussi que Racine reprochait à Corneille ses héros « impeccables » : car si les maximes de la raison sont vraies, il ne saurait y avoir place pour le repentir, ni pour le regret, ni pour le changement, comme disait Descartes. De là enfin résulte que ces héros sont des raisonneurs : car ils n’agissent pas par aveugles impulsions, et les objets même de leur passion sont transformés par eux en fins de leur raison. Ils sont donc toujours conscients, et toujours réfléchis.

Cette conception a sa vérité : elle représente, en leur forme idéale, les âmes fortes et dures, qui raisonnent leurs passions, les âmes des Richelieu [160] et des Retz, des grands ambitieux lucides et actifs. Ce qui a fait le plus méconnaître cette vérité, c’est qu’on a longtemps identifié l’héroïsme cornélien à la vertu. Or il n’a pas nécessairement un caractère moral. Il exprime la force, et non la bonté de l’âme. Tous les mots sublimes de Corneille — si nous recueillons nos souvenirs — sont des réalisations imprévues de l’absolu de la volonté. Aucune affirmation essentielle de la moralité intrinsèque des actes n’y est impliquée. La volonté peut être employée au crime ; voyez Cléopâtre dans Rodogune. Elle reste « la volonté », admirable par le degré d’intensité, abstraction faite de la qualité, de la forme des actes. Et ce spectacle a sa moralité, très particulière et de qualité supérieure. Toujours, et plus que jamais aujourd’hui, dans l’universelle veulerie qui est la plaie de notre siècle, il n’y a point de leçon plus précieuse à donner, qu’une leçon de vouloir, à quoi que ce vouloir s’applique. Voilà par où Corneille est sain.

N’est-il pas bizarre que Corneille, qui dans Œdipe a si éloquemment affirmé le libre arbitre, qui a employé tout son théâtre à le manifester, se soit démenti dans un de ses chefs-d’œuvre, et qu’il ait fait le janséniste dans Polyeucte ? Aussi ne l’a-t-il pas fait, et cette interprétation de Polyeucte est un pur contresens : la pièce est plutôt moliniste ; et la grâce dont on parle est celle des jésuites, théologiens de la liberté, et anciens maîtres du poète.

Cette conception de la volonté toute-puissante est-elle dramatique ? Malgré les chefs-d’œuvre de Corneille, la question peut se poser. En effet l’identité est le caractère, le signe de la volonté : où il y a changement, flottement, il n’y a sûrement pas volonté. Puis, ou la volonté n’existe pas, ou elle est maîtresse. Peindre la volonté vaincue, ou demi-vaincue, ce n’est pas peindre la volonté. Il faut que les luttes de la volonté soient courtes, ses victoires rapides : ainsi les stances de Rodrigue, l’angoisse de Pauline au retour de Sévère. Enfin la volonté, qui ne supprime pas les passions, les arrête, en supprime les signes, ne laisse passer que les actes qu’elle approuve. Comment donc soutenir l’action morale ? Par l’action extérieure : en fournissant à la volonté toujours de nouveaux obstacles, toujours de nouveaux efforts ; et nous sommes ainsi ramenés à la structure de l’intrigue indiquée plus haut. Mais surtout, qu’arrivera-t-il, quand la volonté sera présentée dans sa force maxima, dans sa pureté supérieure : dominatrice, sereine, immuable ? Il fallait bien y arriver, du moment qu’on la prenait pour élément essentiel de la psychologie dramatique. Et c’est ainsi que Corneille dut faire Nicomède : toutes les passions du dedans supprimées, toutes les passions du dehors, chez les autres, impuissantes, la volonté, maîtresse de soi-même, supérieure à la fortune, se dresse dans le vide. Plus d’effort à faire ; plus de passion, partant, ni de violence. Plus d’action aussi. Que reste-t-il ? Il n’est pas besoin qu’elle s’arme, pour écraser les petits ennemis qui la menacent : le mépris suffit. D’où la hautaine et calme ironie de Nicomède, qui est le pur héros cornélien. Le poète était assez fier d’avoir fondé dans cette pièce une nouvelle sorte de tragédie, sans terreur ni pitié, avec l’admiration pour unique ressort : il ne s’apercevait pas qu’il la fondait dans le vide. En effet, plus la volonté est pure, moins la tragédie sera dramatique : ce qui est dramatique, ce sont les défaites ou les demi-succès, ou les lentes et coûteuses victoires de la volonté, ce sont les incessants combats ; mais la domination absolue et incontestée de la volonté n’est pas dramatique. Nicomède est un coup de génie que Corneille n’a pas pu répéter [161] : sur cette donnée de la volonté toute-puissante, il n’y a qu’une tragédie à faire, une seule, qui sera un chef-d’œuvre, et qu’on ne jouera guère. Les autres pièces de Corneille sont dramatiques, précisément dans la mesure où la volonté s’éloigne de sa perfection, et en vertu des éléments qui l’en éloignent. Ce qui se mêle de passion, auxiliaire ou adversaire, à la volonté des héros, l’ait la beauté dramatique du Cid, de Polyeucte, de Cinna.


3. DES PERSONNAGES SECONDAIRES.


Autour de ses héros, représentants de cette force infinie qui est en nous et dont la plupart de nous font si peu d’usage, Corneille place des âmes moyennes, telles que la vie en présente à chaque instant ; ces caractères de second plan sont souvent d’une observation curieuse, d’une vérité originale et fine. On n’a jamais assez remarqué ce qu’il y a mis de réalité familière. Il ne les saisit guère dans l’état de passion, dont il ne connaît pas bien la particulière essence ni le mécanisme spécial. Ce qu’il aime, ce sont les demi-teintes, les demi-sentiments, les affections simples et domestiques, les inclinations paisibles ou contenues, où entre autant de connaissance que de passion ; ou bien les caractères renfermés et compliqués, parfois les âmes égoïstes et médiocres : des amours de vieillards [162], profonds, discrets, point du tout ridicules ; des amitiés de frères [163], confiantes et fortes, contre qui l’ambition même et l’amour ne prévalent pas ; des affections de cour, composées d’intérêt ou d’amour-propre, mais aussi de goût sérieux et sincère [164] chez d’honnêtes gens qui ont de la raison et de l’expérience ; des intrigues de ministres ambitieux, de courtisans retors, de fonctionnaires égoïstes, toute la mécanique des cours et des cabinets de princes [165]. Sauf une réserve pour la décence, il estimait qu’on pouvait présenter dans la tragédie toute espèce de caractères, et il a été jusqu’à la bassesse presque comique.

Les dernières pièces de Corneille se caractérisent par l’élimination de plus en plus complète de la passion, même de l’exaltation : il ne reste guère que des volontés plus ou moins fortes, désintéressées et droites. Corneille s’est plu à y peindre ces milieux politiques, où les sentiments sont nécessairement compliqués et modérés, tout au moins obligés à se manifester toujours avec modération, sans éclat, à demi-voix : il excelle à les rendre. Ces pièces sont nécessairement peu dramatiques : mais, sauf peut-être Agésilas, elles ne sont pas méprisables. Il y en a de singulièrement vraies, comme Othon, comme Pulchérie, comme Suréna : c’est là qu’il faut aller chercher le roman vrai des mœurs politiques du xviie siècle, celui qui se dégagerait des mémoires et des correspondances diplomatiques. Ce bonhomme de Corneille, par une admirable intuition, voit aussi clair que Retz, qui était de la partie.

Cette vérité, si simple, si peu accidentée, toute dans l’analyse fine des caractères et l’exacte répartition des forces, est une vérité de roman, non de drame. Corneille l’a bien senti, et il a cherché une compensation à l’insuffisance dramatique de l’action morale par l’énergie dramatique de l’action extérieure. Il choisit, comme suite des causes psychologiques, des faits extraordinaires qui secouent violemment ou saisissent fortement l’imagination : ainsi ce terrible cinquième acte de Rodogune, amené par quatre actes qui, malgré Cléopâtre et ses éclats furieux, restent en somme assez calmes. Dans les dernières pièces de Corneille, cela devient un système : il combine les atrocités historiques de l’antiquité avec les mœurs politiques du jour, plus rusées que cruelles, et ainsi l’ajustement de l’intrigue aux caractères est moins exact. Par une certaine amplification des effets, Corneille relie aux causes morales des crimes tragiques qu’elles ne devraient pas produire. L’analyse est exacte ; mais il faut rabattre la moitié du produit extérieur pour rester dans la réalité. Corneille semble établir une sorte de symbolisme conventionnel, qui fait représenter par les horreurs de la tragédie une réalité moins horrible : Suréna tué, par exemple, représentera Condé emprisonné [166] ; je ne dis pas que l’auteur ait songé à Condé, mais je prends un cas entre cent autres similaires. Seulement ces effets violents ne réchauffent pas la tragédie, précisément par ce que le public fait la réduction convenable, et par ce que le sang versé au théâtre n’est pas pathétique physiquement, par son aspect, mais moralement, par les causes de l’acte. Corneille n’était pas sans le comprendre, puisqu’il a essayé de créer au-dessous de la tragédie une comédie héroïque, destinée à l’analyse des caractères politiques.


4. LA MÉCANIQUE ET LE STYLE.


Si la psychologie de Corneille n’est pas dramatique, cela n’empêche point que peu de gens aient eu à un plus haut degré le sens du théâtre : car il a admirablement masqué, ou mieux, admirablement utilisé sa psychologie. La structure de ses meilleures pièces est remarquable : tant les forces, qui sont en présence, sont exactement opposées, se contrepèsent, se composent, se dévient, s’annulent, s’entraînent, avec une sûreté de calcul qui est prodigieuse. Ces jeux de caractères sont d’étonnants problèmes de mécanique morale. Chaque caractère est analysé, pesé, dosé, de façon à concourir dans la juste mesure à l’action totale, et dans chaque effort fait paraître tout juste la quantité d’énergie qu’il faut, ou se dispose précisément dans la plus favorable attitude.

Il y a bien de l’exagération, la formule première une fois admise, dans le reproche de raideur qu’on fait aux personnages de Corneille. Rien de plus simple que les mouvements coordonnés des caractères qui s’opposent : qiu’on regarde, si l’on veut, les relations d’Attale et de Nicomède, et l’évolution du caractère d’Attale, soit en lui-même, soit dans l’opinion que Nicomède en prend, il y a aussi du mouvement dans chaque caractère, grâce au déplacement de la volonté qui suit la raison : je n’en veux pour exemple que Polyeucte et Pauline, et surtout cet admirable Auguste.

Mais la pièce dont l’ajustement fait le plus honneur au génie de Corneille, c’est Horace : pour tirer parti de la belle et ingrate matière qui lui fournissait Tite-Live, il a fallu que par un coup de génie il fit du meurtre, du crime, le point culminant du drame, que toute l’action y tendit, s’y adaptât, et tous les caractères. De là cette si vraie et originale composition d’Horace et de Camille : le frère et la sœur, natures pareilles, également brutales, féroces et fanatiques, mais appliquant différemment leurs amours identiques d’essence ; l’homme idolâtre de sa patrie, la femme idolâtre d’un homme ; et de cette différence, profondement vraie, va sortir le choc des deux âmes, dont le meurtre de Camille sera la résultante nécessaire. Il y a là une puissance singulière de sens dramatique, pour tirer une tragédie, vraie, forte, émouvante celle-là et théâtrale, d’une légende épique terminée en fait-divers atroce.

La forme du dialogue cornélien est une des parties essentielles de son génie dramatique : ce dialogue tantôt se distribue en longs couplets, d’une rare éloquence, d’un raisonnement puissant et nerveux, et traversés d’éclatantes sentences, tantôt se ramasse en courtes répliques, qui se croisent et s’entre-choquent avec une singulière vivacité. Cette coupe du dialogue qui se poursuit en ripostes du vers au vers, est la coupe originale de Corneille : il ne l’a pas inventée, il se l’est appropriée par l’usage qu’il en a fait. Dans les amples couplets, il s’est montré un grand orateur, ayant le goût des idées et des maximes universelles, et se plaisant à mettre en lumière la généralité plutôt que la particularité des raisons. Il suivait en cela le goût de son temps.

Il l’a suivi, malheureusement, aussi dans certains détails de son style. Il ne s’est jamais défait complètement de certaines délicatesses, ou de certaines emphases à l’espagnole. Il a usé (je dirais abusé, si l’usage déjà n’était abus), il a usé du jargon fade de la galanterie mondaine. Mais on ne doit pas trop s’arrêter à ces taches. Il ne faut pas non plus s’arrêter trop à ces reproches contradictoires de déclamation et de trivialité que des critiques ont adressés à son style, non plus qu’à celui d’incorrection ou d’impropriété que Voltaire ne lui a pas ménagé. Corneille est un grand, même un excellent écrivain : il parle la langue de son temps, qui a parfois vieilli, une langue un peu dure, un peu fendue, admirable de vigueur et de précision. Il la possède à fond, et la manie avec une aisance, une habileté uniques, comme il maniait le vers : c’est un des plus étonnants écrivains en vers que nous ayons ; il semble que cette forme lui soit plus naturelle que la prose. Loin de parler de galimatias, pour quelques endroits où la construction a vieilli, ce qu’il faut louer, c’est la netteté, la facilité du style poétique de Corneille.

Ce style n’a rien de plastique, et ne vise pas aux effets artistiques, sensibles, pittoresques. Il n’a même pas beaucoup de couleur, sinon dans les sujets où l’imagination espagnole jette encore ses feux à travers le langage raisonnable de l’auteur français. Mais il a la force, et un éclat intellectuel, qui résulte du ramassé de la pensée, de la justesse saisissante des mots, de la netteté logique du discours. J’ai déjà dit que Corneille avait surtout l’imagination mécanique : il ne voit, et son style ne note que les forces qu’il met en action. Il ne crée pas, avec les mots, les images, les harmonies de son vers, une sorte d’atmosphère poétique où vivront ses héros ; au contraire, il dessine la courbe de leur effort sur un fond neutre, qui laisse la pensée libre, et ne dérobe aucune partie de l’attention. Dans aucune tragédie romaine de Corneille, il n’y a la moitié de la couleur qu’on trouve dans Britannicus. Son génie et son langage sont éminemment intellectuels ; il ne regarde et n’enregistre que les mouvements psychologiques.

Même dans ses œuvres lyriques — il y a de belles choses dans son Imitation ou dans son Office de la Vierge — les qualités ordinaires du style lyrique, richesse des images, délicatesse des sonorités, ne se rencontrent guère : là encore les éléments concrets, sensibles, pittoresques font à peu près défaut. Il reste le rythme, le rythme pur, séparé du son, dont la qualité est ordinaire ; et le rythme, c’est le mouvement : le lyrisme de Corneille, ce sont des pensées en mouvement,’qui se pressent, s’élancent, enlèvent la stance ou la strophe ; et c’est la sensation expressive de ce mouvement abstrait que le rythme nous communique.


5. ROTROU.


Autour de Corneille se groupent quelques poètes qui ne sont point méprisables. Le plus médiocre est Scudéry. Mais Du Ryer, Tristan, Rotrou ont vraiment du talent : il est à noter pourtant que toutes leurs meilleures pièces sont postérieures au Cid. Du Ryer a réussi surtout les sujets romains et politiques [167] : il n’y a guère porté d’originalité. Tristan [168], dans une Mort de Sénèque (1644) et dans un Osman (impr. 1656), a tiré des effets tout à fait saisissants et pour ainsi dire romantiques, de la juxtaposition, même de la fusion d’une familiarité pittoresque avec l’atrocité tragique : il a l’imagination exubérante et déréglée, outrant la force et tombant parfois dans le ridicule et le puéril.

Rotrou [169] est à lire, même après Corneille. D’abord égaré dans les extravagances tragi-comiques, il s’est assagi [170], mûri, élevé, grâce surtout aux exemples que lui fournissait son grand rival. Saint-Genest (1646) et Venceslas (1647) sont deux belles choses : Saint-Genest [171], avec son mélange de scènes familières et de scènes pathétiques, peinture du monde du théâtre et de l’héroïsme chrétien, a des parties qui continuent dignement Polyeucte. Venceslas [172] est une forte étude d’une âme violente, qui arrive à la générosité par la volonté : ce vieux roi Venceslas qui condamne son fils par justice, et ce fils qui accepte sa juste condamnation, font une situation vraiment cornélienne. De Corneille, sans doute, il a appris à imiter librement, à marquer d’une conception originale les sujets qu’il n’inventait pas, à dégager les études d’âmes et de passions que la pittoresque comédie des Espagnols enveloppait. Saint-Genest est à Rotrou comme le Cid à Corneille ; la crise morale de Ladislas est à lui, dans Venceslas ; et dans Laure persécutée, il a tiré d’une sèche indication de l’original un des plus beaux développements d’exaltation sentimentale qu’il y ait au théâtre.

Mais Rotrou est resté lui-même, en recevant les leçons d’un plus grand que lui. Il a gardé ses défauts, son insouciante improvisation, ses négligences, mais ses qualités aussi, une imagination et une sensibilité lyriques, qui, dans certaines scènes pittoresques ou mélancoliques, donnent une saveur tout à fait originale à ses pièces. Dans quelques parties de ses deux chefs-d’œuvre tragiques et dans quelques endroits de ses meilleures tragi-comédies, comme Don Bernard de Cabrère (1648) ou Laure persécutée (1637) [173], il nous fait penser à Shakespeare : il est le seul en son siècle de qui on puisse le dire.


CHAPITRE III

PASCAL


Le jansénisme, réforme catholique et laïque. — 1. L’irréligion au début du xviie siècle. — 2. Origines du jansénisme. Port-Royal. Les persécutions. Grandeur morale de l’esprit janséniste. Les écoles de Port-Royal. Les écrivains : Arnauld et Nicole. — 3. Pascal : sa vie, son humeur. — 4, Les Provinciales : leur fortune, leur valeur. De l’ironie et de la raison dans les questions de théologie. Art et style de Pascal. — 5. Les Pensées. Plan de l’Apologie de la religion chrétienne. Application des méthodes scientifiques au problème théologique. Absence de nouveauté et puissance d’originalité : le don de profondeur. L’étude de l’homme : intuitions et questions remarquables. Les deux infinis : la limite de la science. Unité du développement intellectuel de Pascal. Le style des Pensées : abstraction et réalité, raisonnement et poésie.

La Réforme hérétique et schismatique eut pour contre-partie au xvie siècle une Réforme unitaire et orthodoxe. Dans tous les pays qui restèrent en communion avec Rome, en France comme ailleurs, il se produisit un réveil puissant de la foi, mais un réveil aussi de l’ardeur morale du christianisme, et le catholicisme restauré ne lutta pas moins contre le libertinage naturaliste de la Renaissance que contre les doctrines hétérodoxes des sectes protestantes. Les années de discordes et de misères qui chez nous retrempèrent l’énergie des âmes, les disposèrent à se faire un catholicisme viril, dur, ascétique, qui, demandant beaucoup à l’homme, lui rendit beaucoup en profondeur d’émotion et en force pour l’action. De là, sans parler des raisons politiques et de l’instinct national, le peu de succès que trouvèrent chez nous les jésuites, avec leur religion aimable, fleurie, assoupissante, et le succès au contraire que trouva le jansénisme[174].

La renaissance du catholicisme en France s’était marquée déjà par une recrudescence de l’ascétisme dans l’Église, par une floraison nouvelle de l’esprit monastique que la révolution intellectuelle du xvie siècle avait paru d’abord devoir éteindre. Nombre de communautés, réformées ou nouvelles, feuillants, bénédictins de Saint-Maur, oratoriens, prêtres de la Mission, compagnie de Saint-Sulpice, trappistes, sœurs de la Charité, filles du Calvaire, les unes contemplatives, d’autres actives, certaines studieuses, d’autres charitables, toutes ferventes et rigoristes, attestent, de la fin du xvie siècle jusque fort avant dans le xvii, la force du mouvement catholique. Le jansénisme est un effet parmi les autres, et non la cause, de cette reprise vigoureuse de vitalité par laquelle la religion, si menacée naguère, va ressaisir la domination du siècle.

Mais le jansénisme se distingue, d’abord parce que seul il est hétérodoxe, ce qui veut dire qu’il a une doctrine, une personnalité intellectuelle, une conception propre de la vie et des rapports de l’homme avec le surnaturel ; ensuite parce que seul il ne se développe point exclusivement dans l’Église ; au contraire, il n’a point de pénétration dans le clergé régulier, il est assez largement diffus parmi les compagnies de prêtres telles que l’Oratoire, il recrute surtout ses adhérents parmi les ecclésiastiques séculiers et parmi les personnes pieuses de tout caractère. Il est une doctrine, et non pas un ordre : par là même, comme on s’y lie par une adhésion libre de la raison, non par un engagement destructeur de la liberté, il est, malgré sa conception du prêtre, pratiquement tout laïque. Et c’est ce qui le rendra propre à représenter dans le siècle l’esprit de toute la religion, c’est ce qui en fera l’adversaire par excellence et la barrière du libertinage intellectuel et moral. C’est ce qui lui permettra, persécuté et vaincu dans ses opinions dogmatiques, d’étendre à travers la société son autorité morale, à tel point qu’il semblera avoir, aux yeux de la postérité, la direction du mouvement catholique dans la lutte contre l’irréligion.

Il faut nous arrêter un moment pour expliquer cette lutte.


1. L’IRRÉLIGION AU DÉBUT DU XVIIe SIÈCLE.


Le xviie siècle, de loin, paraît presque tout chrétien : à le regarder de près, on y distingue un fort courant d’irréligion, théorique et pratique. Le courant disparaît dans la seconde partie du siècle, sous l’éclat de la littérature catholique et sous la décence des mœurs imposée par le grand roi. Mais, entre 1600 et 1660, l’incrédulité s’étale [175].

La licence des opinions et de la vie a deux causes principales. L’une est l’enivrement de la raison après l’effort et les conquêtes du xvie siècle. La pensée tend à s’affranchir de l’autorité de l’Église, elle s’éloigne de la tradition par diverses routes : aristotélisme alexandrin ou averroïste, panthéisme naturaliste, scepticisme et positivisme, philosophie scientifique. L’autre cause est le débordement des tempéraments, que favorisent en France les guerres civiles et religieuses. L’individu suit sa passion, cherche son plaisir, rejetant toute règle : et quelle règle plus gênante que la règle chrétienne ? Ainsi l’anarchie politique prépare l’anarchie morale.

Enfin, la diffusion de l’incrédulité est chez nous un cas de l’influence italienne. Vanini, brûlé à Toulouse en 1619, laissa des disciples dans notre midi : Théophile l’y a connu.

Sans ajouter foi aux chiffres donnés par le Père Mersenne (une statistique en pareille matière ne saurait être, même approximativement, exacte), nous devons croire que les libertins furent très nombreux sous Louis XIII : nombre de témoignages l’attestent. Il y en avait de deux sortes : les philosophes et érudits formaient un premier groupe, discret, peu bruyant, ennemi du scandale, faisant extérieurement profession de respecter la religion ; les uns se rattachaient à l’épicurisme relevé par Gassendi ; les autres suivaient, avec Le Vayer, la doctrine sceptique.

Le second groupe était celui des mondains, courtisans et femmes, avec quelques poètes et beaux esprits. Ceux-ci faisaient grand bruit, multipliaient les scandales et les indécences : ce qui leur plaisait le plus dans l’incrédulité, c’étaient les provocations tapageuses ; c’était de « faire les braves » contre Dieu. Ces libertins du monde n’avaient pas de doctrine arrêtée : ils se moquaient des mystères et des dévots, affichaient la tolérance, prétendaient suivre seulement la raison et la nature, et vivaient en gens pour qui c’est raison de satisfaire à leur nature.

L’Église essaya d’arrêter par des rigueurs le progrès du mal. Le Parlement, en France, lui prêta son appui : le procès de Théophile est un épisode de la guerre entreprise par les jésuites et les magistrats contre l’irreligion ; on voulait, par le supplice d’un poète, d’un homme de peu, épouvanter les grands dont il était le commensal et le conseiller.

Mais les rigueurs ne pouvaient vaincre à elles seules les esprits. Il fallut des freins intérieurs pour retenir l’âme avec son propre consentement et l’empêcher de glisser dans l’impiété scandaleuse.

La politesse, d’abord, y servit. L’honnête homme n’aime pas à se distinguer par des façons de penser téméraires ; et la religion est pour lui une partie du savoir-vivre. Il suffisait des progrès du goût, pour rendre impossibles les manifestations éclatantes d’irréligion, les indécentes parodies où se plaisaient les Roquelaure et les Matha.

Puis le libertinage fut contenu et vaincu par des doctrines philosophiques et religieuses qui donnèrent à la raison les légitimes satisfactions qu’elle réclamait.

Le cartésianisme fit des chrétiens apparents, en faisant des philosophes qui croyaient à Dieu, à l’âme immortelle, à la supériorité infinie de la nature spirituelle sur la nature corporelle (ce qui établissait une hiérarchie très nette des plaisirs). Mais surtout le catholicisme s’adapta aux nécessités de la lutte : et contre l’indépendance superbe de la raison, qui faisait le péril, il opposa fortement les doctrines de la grâce et de la Providence. Par l’une, il soumettait à Dieu la vie intérieure de l’individu, par l’autre, la conduite universelle du monde ; par l’une et l’autre, il faisait échec à la raison et la courbait sous une force divine, impénétrable et irrésistible.

Ainsi furent suspendues pour trois quarts de siècle les tendances qui composèrent l’esprit de l’âge suivant. Mais si l’effort du catholicisme fut efficace, c’est qu’il avait repris force et vitalité dans la crise du xvie siècle ; et surtout, c’est qu’il avait poussé en France le rameau vigoureux du jansénisme.


2. LE JANSÉNISME ET PORT-ROYAL.


Le jansénisme appartient à peu près exclusivement à la France et aux Pays-Bas catholiques. C’est aux Pays-Bas qu’il naquit, dans l’esprit du pieux évêque Jansénius, au temps où les âmes inclinaient de toutes parts vers le stoïcisme philosophique ou chrétien, au temps où François de Sales, sous la douceur aimable de son langage, rétablissait l’impérieuse austérité de la morale évangélique. Jansénius tira de saint Augustin une doctrine rigoureuse, assez approchante du calvinisme : tandis que l’orthodoxie romaine admettait une coopération mystérieuse de la liberté humaine à la grâce divine dans l’œuvre du salut [176],Jansénius [177] supprimait le libre arbitre pour donner tout à la grâce, et enseignait la prédestination, qui sépare les élus et les damnés de toute éternité par un décret absolu et irrévocable de Dieu.

Le foyer du jansénisme, en France, fut l’abbaye de Port-Royal : c’était une communauté cistercienne de femmes établie depuis 1204 dans la vallée de Chevreuse, et réformée en 1608 par la mère Angélique Arnauld ; elle fut transportée, en 1626, à Paris, au faubourg Saint-Jacques. Du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, directeur de la maison à partir de 1636, y implanta la doctrine de Jansénius avec qui il était lié, et fit de ces filles les croyantes obstinées, au besoin les inflexibles martyres de ce qu’elles regardèrent comme la pure vérité de Jésus-Christ. Quand le jansénisme commença de se répandre dans le monde, on se tourna vers Port-Royal comme vers le sanctuaire, le centre religieux de la nouvelle Église : les bâtiments de Port-Royal des Champs furent relevés [178] et servirent d’asile aux solitaires, aux hommes saints que la grâce avait touchés, et qui, sans se lier par aucuns vœux, sans quitter leur nom, sans former une communauté régulière, venaient vivre là, dans la retraite, une vie d’étude et de piété.

L’année 1638 commença la gloire et les malheurs de Port-Royal et du jansénisme : cette année-là, Antoine Le Maître [179], avocat, conseiller d’État, quitta l’espoir d’une haute fortune pour se retirer à Port-Royal. Cette année là, aussi, Saint-Cyran fut emprisonné par ordre de Richelieu, et les solitaires dispersés. Les jansénistes avaient d’ardents ennemis, surtout les jésuites, qui se voyaient disputer par eux la direction des âmes et l’éducation des enfants, et qui, défenseurs des prétentions romaines, les regardaient comme le parti avancé du gallicanisme. L’autorité civile, se souvenant du siècle précédent, craignit que la secte religieuse ne contînt le germe d’un parti politique, et crut de son intérêt de faire cause commune avec les jésuites, servant ainsi ceux qui devaient la combattre et persécutant ceux qui devaient la défendre dans ses rapports avec Rome.

Dès lors Port-Royal n’eut plus guère de repos. Cinq articles ou propositions, qu’on tira de l’Augustinus, furent condamnés par la Sorbonne, par les évêques (1656), par le pape (1653 et 1656). Les jansénistes soutinrent que les propositions n’étaient pas dans Jansénius (elles n’y étaient pas textuellement, mais elles étaient l’âme du livre, selon Bossuet), et ils refusèrent de les condamner comme étant de lui. Les femmes furent aussi fermes que les hommes. La défense des jansénistes fut belle : ils firent des miracles de constance, ils développèrent leur force et leur subtilité d’esprit, ils furent adroits, perfides même autant qu’héroïques, contre des ennemis à qui toutes les armes étaient bonnes. Rien n’y fit. Les solitaires sont de nouveau dispersés et les écoles fermées en 1656. L’assemblée du clergé de France a rédigé (1656) un formulaire qui condamne les cinq propositions : Port-Royal refuse obstinément de le signer ; d’où redoublement de la persécution : en 1660, on ferme définitivement les écoles ; on chasse les confesseurs, les pensionnaires, les novices de la maison ; on use toute la science, toute la patience des docteurs et de l’archevêque de Paris contre l’inflexibilité des religieuses ; on finit par distribuer les douze plus obstinées dans des communautés plus soumises (1664) ; à peine arrache-t-on quelques signatures, bientôt rétractées ou expiées dans les larmes. En 1665, on transporte aux Champs toute la communauté rebelle de Paris, et l’on donne la maison du Faubourg Saint-Jacques à des religieuses soumises. En 1666, on emprisonne M. de Saci. Après une trêve d’une dizaine d’années, la lutte reprend en 1679 : Arnauld est obligé de fuir aux Pays-Bas. Louis XIV a pris en haine ces indociles, dont la résistance choque son instinct d’absolue autorité. En 1708, la communauté de femmes est supprimée par une bulle du pape ; en 1709, les religieuses sont expulsées par le lieutenant de police ; enfin Port-Royal des Champs est détruit (1710), sa chapelle rasée, ses sépultures violées.

On n’en avait pas fini avec le jansénisme : on l’avait décapité, non pas supprimé. On avait réussi à lui retirer cette hauteur morale, cette largeur intellectuelle qui en avaient fait l’expression supérieure du christianisme français : on l’avait réduit à une bigoterie étroite, farouche et stérile. Mais il subsista à travers tout le xviiie siècle, surtout dans l’Université et dans le Parlement ; la bulle Unigenitus (1713) ranima pour un demi-siècle la querelle, où les deux adversaires s’avilissaient et avilissaient la religion devant les incrédules charmés et railleurs : de jour en jour croissaient la fureur, l’imbécillité des deux partis ; et de la même source qui avait produit les Provinciales et les Pensées, sortaient les miracles de Saint-Médard et le scandale des billets de confession. Ainsi se prolonge le jansénisme, ayant parfois sa revanche dans ses malheurs, comme le jour où il fit décréter l’expulsion des jésuites, et faisant sentir sa main dans les affaires religieuses jusqu’au début de la Révolution : même au début de notre siècle, il n’a pas été sans influence sur certains doctrinaires libéraux et gallicans.

La grandeur du jansénisme est tout entière dans sa morale. Comment cette dure et désolante doctrine, qui niait la liberté, et vouait l’immense majorité des hommes à la damnation éternelle, sans espoir et sans retour, a-t-elle été un principe actif, efficace d’énergie et de vertu ? comment a-t-elle excité les âmes aux sublimes efforts dans les rudes voies de la perfection chrétienne ? Il serait long de l’expliquer : mais j’ai déjà fait remarquer que toutes les doctrines qui ont demandé le plus à la volonté humaine ont posé en principe l’impuissance de la volonté ; elles ont ôté le libre arbitre et livré le monde à la fatalité. Le jansénisme présente à l’homme la « face hideuse » de l’Évangile ; il l’abîme dans la profondeur de sa misère et de son néant, et il dresse devant lui l’inaccessible perfection où il faut qu’il atteigne. Il le désespère, l’écrase, l’oblige de renoncer à tout ce qui fait la vie aimable et douce, à la science même et à l’exercice de l’esprit : une seule œuvre est nécessaire et permise, celle du salut, dont la pensée doit être la seule pensée de l’homme, et toute sa vie.

Par cette austérité de leurs enseignements, et par les grands exemples qui la soutenaient, les jansénistes ont exercé sur le xviie siècle une influence disproportionnée à leur nombre, et qui contraste avec leur oppression. Aussi bien étaient-ils au gré du siècle par la forme de leur esprit ; quoiqu’on rencontre parmi eux quelques âmes tendres et mystiques, en général leur ascétisme est plus intellectuel que sentimental : ce sont de rudes dialecticiens, âpres disputeurs, subtils tireurs de raisonnements, infatigables chercheurs de clarté et d’évidence logique. Ils ont été des premiers à s’emparer du cartésianisme, ils en ont neutralisé l’esprit en s’en appropriant la méthode. Le principe même de leur hérésie dogmatique est tout rationaliste : c’est en appliquant la raison aux choses de la foi, en refusant de s’incliner devant le mystère, en s’obstinant à résoudre une contradiction que l’Église se résigne à ne pas lever, qu’ils ont élevé la toute-puissance de la grâce sur les ruines du libre arbitre ; leur doctrine est une tentative pour reculer la limite de l’incompréhensible dans le dogme.

Héros de la volonté, par le perpétuel effort de leur conduite, maîtres de la raison, par les infatigables argumentations de leurs livres, à ce double titre ils dominèrent leur siècle ; et ainsi s’est fait que tout ce qui n’était pas épicurien ou jésuite, a relevé d’eux plus ou moins. Il y eut, hors de leur secte, sans nulle adhésion à celles de leurs opinions que l’Église condamnait, nombre de gens qui tinrent à Port-Royal ; et à vrai dire ces jansénistes du dehors furent, ou peu s’en faut, tout ce qui avait de l’élévation dans l’âme et dans l’esprit, mondaines pieuses, telles que Mme  de Sévigné, catholiques soumis et fervents, tels que Bossuet, ou rationalistes chrétiens, tels que Boileau.

Une des meilleures choses du jansénisme, ce furent ses écoles. Port-Royal ne fit pas beaucoup pour l’éducation des filles ; le règlement rédigé par Jacqueline Pascal en 1657 en est la preuve. Mais l’école de Port-Royal des Champs, où les garçons recevaient l’enseignement d’hommes tels que Lancelot, Nicole, Arnauld, fut en son temps un établissement modèle [180]. Par une contradiction qui n’est qu’apparente, ces contempteurs de l’esprit, humain, et qui rangeaient l’amour de la science parmi les concupiscences mortelles, donnaient aux enfants la plus solide instruction. Ils mettaient la piété au-dessus de tout, mais ils s’efforçaient de former la volonté et le jugement, afin qu’on pût faire en ce monde tous les devoirs d’un état honnête. Leur principe, excellent et fécond, était que toutes les connaissances où consiste la matière de l’instruction ne sont pas à elles-mêmes leur but, mais sont seulement des moyens d’élever, de fortifier l’intelligence. Rien de plus large que l’esprit de leur enseignement, rien de meilleur, pour le temps, que leurs méthodes, dont leurs rivaux, et surtout l’Université, s’inspirèrent bientôt. Ils contribuèrent ainsi très sensiblement à élever le niveau intellectuel de leur époque. Par leur science et leur culte de l’antiquité latine, ils servirent efficacement la cause de l’art classique ; par leur connaissance du grec, qui nulle part ne fut enseigné comme à Port-Royal, ils travaillèrent à mettre l’art classique en contact avec les plus parfaits modèles, à le rapprocher de la plus simple beauté ; ils lui offrirent un moyen de s’élever encore au-dessus de lui-même. En un mot, ils n’ont pas fait Racine, mais ils l’ont formé : c’est là qu’il a pris son goût, son sens exquis de l’hellénisme, c’est à eux d’abord qu’il doit de n’avoir pas sombré dans le bel esprit précieux. À ce seul titre, le jansénisme occuperait une grande place dans le mouvement intellectuel du xviie.

Mais il a eu des écrivains, de bons et solides écrivains, un seul grand, mais tel que ni en ce temps-là ni en aucun temps il n’y en a de supérieur. Antoine Arnauld [181], l’intrépide docteur, jusqu’à quatre-vingt-deux ans disputa contre toutes les « erreurs » dont il estimait la foi menacée, erreurs des jésuites, erreurs des protestants, erreurs de Malebranche. Ce farouche théologien était un lettré délicat ; la longue lettre qu’à soixante-dix-huit ans, exilé, errant, aveugle, il dicta pour défendre Boileau devant Perrault fait grand honneur à son esprit. Mais il n’eut ni la volonté ni la puissance d’être un artiste : il fit œuvre de théologien, de philosophe, de logicien, jamais pour ainsi dire œuvre d’écrivain ; dans aucune de ses polémiques, il ne fit un de ces livres « absolus » qui dépassent l’occasion d’où ils naissent et lui survivent. Il a trop écrit et trop vite, avec un désintéressement littéraire que ne compensait pas son tempérament. Nicole [182], son second dans mainte querelle, son collaborateur dans la Logique de Port-Royal, moins fougueux et moins infatigable que lui, doit à Mme  de Sévigné d’être encore connu : c’est elle qui a préservé de l’oubli les Essais de ce moraliste sensé, sans profondeur et sans éclat.

Toute la force et toute la gloire littéraires de Port-Royal, en somme, si l’on met Racine à part, sont ramassées dans Pascal : il représente pour nous toute la hauteur intellectuelle et morale de la doctrine janséniste, qu’il agrandit de la vaste originalité de son génie.


3. VIE DE PASCAL.


S’il est inutile pour comprendre le théâtre de Corneille d’étudier les circonstances de sa vie, la biographie de Pascal est inséparable de son œuvre ; il n’y a pas d’écrivains qui soit plus engagé dans ses livres de toute sa personne et de toutes les parties de son humanité.

Blaise Pascal [183] est né à Clermont, le 19 juin 1623, troisième enfant d’Étienne Pascal, président à la cour des aides de Clermont. En 1631, son père s’établit à Paris ; il s’occupe de sciences physiques et mathématiques ; et des savants, le Père Mersenne, Roberval, fréquentent sa maison. À douze ans, le petit Blaise, dont on ménageait la délicatesse, donne de telles marques de son goût pour les mathématiques, que son père se décide à le laisser s’y appliquer librement : à seize ans, un de ses travaux, un traité des sections coniques, étonnait Descartes ; puis il s’occupe d’applications pratiques ; il construit une machine à calculer. Son instruction littéraire paraît avoir été fort courte ; de ce côté Pascal est un « ignorant » de génie : c’est l’effet qu’il produira plus tard à tout le monde. De bonne heure, dès 1641, épuisé de travail, il ressent les atteintes de la maladie qui n’aura pas sur le fond de son œuvre l’influence capitale qu’on prétend parfois, mais qui, du moins, exaspérant sa sensibilité, donnera à son style un frémissement singulier.

La famille Pascal était pieuse : un accident la donna au jansénisme. Étienne Pascal, devenu intendant à Rouen, s’étant cassé la jambe sur la glace, fut visité par deux gentilshommes normands qui firent lire au jeune Blaise Jansénius, Saint-Cyran, Arnauld. La logique de la doctrine séduisit l’esprit du savant : il se jeta dans le jansénisme avec tout l’emportement de sa fougueuse nature ; et pour première marque de son application à la théologie, il dénonça à l’archevêque de Rouen un certain frère Saint-Ange, dont la philosophie ne lui semblait pas orthodoxe. Il se fit aussi apôtre dans sa famille : il convertit son père et sa sœur Gilberte (Mme  Périer) [184], natures pondérées, et sérieuses sans violence, qui furent jansénistes avec une fermeté paisible ; mais son autre sœur Jacqueline, une âme de même étoffe que la sienne, fière et ardente, médita dès lors de quitter le monde.

À partir de ce moment, Pascal est acquis au jansénisme. Mais il reste dans le monde, et continue ses travaux. En 1648, il fait et fait faire à Paris, à Rouen et à Clermont les fameuses expériences qui mettent en évidence la pesanteur de l’air. Il écrit sa Préface d’un traité du Vide, le morceau fameux où, rejetant le culte de l’antiquité dans les sciences, il expose la théorie scientifique du progrès. Au milieu de ces travaux, chaque crise qui froissait son âme maladive met à nu la profondeur de sa foi janséniste : de là la Prière pour le bon usage des maladies (1648), et de là la Lettre sur la mort de M. Pascal le pére (1651). Même le germe de la conception qui inspirera les Pensées, de ce qu’on appellera inexactement le scepticisme de Pascal, existe déjà dans son esprit : la Préface du traité du Vide admet l’impossibilité d’atteindre à la certitude autrement que par la révélation, en matière de théologie ; la raison même, au progrès de laquelle il croit et travaille, n’a point ici de méthode qui vaille.

Cependant il mène une vie assez mondaine, à Clermont et à Paris. La mort de son père a relâché autour de lui les liens de la famille. Gilberte est en Auvergne, mariée à un magistrat. Jacqueline, dès la mort de son père, a déclaré sa volonté d’entrer à Port-Royal. Chose étrange : c’est Pascal qui s’y oppose. Il y eut là une lutte pénible, que compliquèrent des questions d’intérêt : enfin Jacqueline l’emporta et devint la sœur Sainte Euphémie (1653). Resté seul et libre, il se répandit davantage dans le monde. De ce temps serait ce Discours des passions de l’amour qu’on lui attribue : certaines propositions et le ton général de l’ouvrage sentent l’épicurien ; cette fois, le jansénisme de Pascal fut sérieusement en danger. Il songea même à se marier. C’est dans cette dissipation mondaine qu’il rencontre et fréquente des libertins, tels que Desbarreaux et Miton : mais l’homme qui eut alors sur lui le plus d’influence, ce fut le chevalier de Méré [185], un fat de beaucoup d’esprit et d’une intelligence singulièrement pénétrante, qui lui fournit le principe de quelques-unes de ses vues les plus profondes.

Une grande question semble avoir dès lors fortement préoccupé son intelligence : il cherchait une certitude, et si vraiment, comme le disaient les théologiens, il n’y en avait pas hors de la vérité revélée. C’est là ce qu’il demandait aux philosophes, à Épictète, à Montaigne.

Mais surtout il aspirait au bonheur : il le réclamait ; il en demandait la voie aux philosophes ; il le cherchait dans la science, par l’exercice de la pensée ; il le rêvait au moins dans la vie mondaine, par la jouissance des passions. Un accident de voiture, où il fut sauvé par miracle, auprès du pont de Neuilly, très certainement aussi l’évolution naturelle de ses idées [186], l'impossibilité d'atteindre le bonheur permanent, infini où il aspirait, et enfin l’insoluble mystère — psychologique ou théologique — de la grâce amenèrent la crise définitive : cette nuit du 23 novembre 1654, nuit d’extase et de joie, où face à face avec son Dieu, Pascal se donne tout à lui, et pour toujours. L’engagement en est consigné dans cette prière enflammée que Pascal depuis porta toujours sur lui, cousue dans la doublure de son habit. Cette fois il avait, non pas exécuté définitivement l’abdication de son intelligence, mais trouvé la vérité supérieure qui pouvait mettre l’unité dans sa vie intellectuelle et morale, la vérité où étaient compris toute certitude et tout bonheur.

Pascal donne à Port-Royal un esprit tout laïque, formé aux méthodes et imbu des notions de la science et de la philosophie, assez ignorant de la théologie : de son Entretien avec M. de Saci, il résultera qu’au moment d’entreprendre ses rudes campagnes contre l’erreur et l’incrédulité, ce défenseur de la foi connaît les philosophes, et n’a pas lu les Pères de l’Église : il n’en aura jamais qu’une connaissance superficielle. Et de là même sa puissance sur le monde laïque : idées, méthode, style, tout en lui est du savant et de l’honnête homme, rien du théologien.

En 1655, un curé ayant refusé l’absolution au duc de Liancourt, parce qu’il avait sa petite fille à Port-Royal, Arnauld écrivit sur ce refus deux lettres qui irritèrent les ennemis du jansénisme, et furent menacées d’une censure en Sorbonne. Le parti se résolut alors à en appeler au sens commun, à l’équité naturelle du public, et Arnauld, ne se sentant pas le talent qu’il fallait pour cette entreprise, engagea Pascal à la tenter : du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657, dix-huit lettres parurent, anonymes, imprimées clandestinement, bravant toutes les fureurs de l’ennemi qu’elles écrasaient. On les réunit ensuite sous le titre de Lettres de Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux R. R. P. P. Jésuites sur la morale et la politique de ces Pères. L’exaltation de Pascal pendant cette polémique est incroyable. Il reçut une grande joie quand sa nièce, la petite Marguerite Périer, fut guérie miraculeusement au contact d’une relique conservée à Port-Royal, une épine de la couronne de Jésus-Christ : ce miracle, tombant au cours de ses démêlés avec les jésuites, lui apparut comme une manifeste approbation de Dieu. Et vers le même temps, sur de sa vérité, il jetait durement, cruellement, dans le cloître Mlle  de Roannez, une pauvre et faible âme que son impérieuse direction brisa.

Il conçut ensuite le projet d’une Apologie de la Religion chrétienne, telle, bien entendu, que la définissait le jansénisme. Il y travailla tant qu’il put, au milieu de souffrances aiguës : la maladie maintenant ne le laissait plus. Mais il avait conquis le bonheur avec la vérité : il était serein et souriant. Il se savait au nombre des élus : il écrivait l’étrange et admirable Mystère de Jésus. Ses souffrances même étaient un signe de son élection : il les redoublait, croyant aider à la grâce et collaborer à la miséricorde de Jésus. Il s’ingénia à s’inventer des souffrances, des gênes : il persécuta son pauvre corps avec des raffinements incroyables de dureté. Il mourut le 19 août 1662.

Ce fut une fière nature, à l’énergie indomptable, aux passions de flamme, d’un amour-propre ardent, qui put bien s’épurer, mais non pas s’éteindre par la foi, d’une personnalité impérieuse, qui le fit intraitable à se conserver l’honneur de ses recherches scientifiques, et qui l’amena dans sa pénitence à exiger instamment de Jésus qu’il lui eût donné sur la croix une pensée, une goutte de son sang, personnellement, à lui Pascal, pour sa rédemption particulière : nature tourmentée et superbe, qu’aigrit encore et troubla la maladie, intelligence puissante, étendue en tous sens et comme en toutes dimensions, un des plus beaux et plus forts esprits d’homme qu’il y ait jamais eu.


4. LES PROVINCIALES.


Les quatre premières Provinciales traitent de la censure d’Arnauld, et de la Grâce : puis Pascal élargit le débat, et va à l’essentiel, en traitant dans les lettres V à XVI de la morale des jésuites. Les lettres XI à XVI sont adressées aux Révérends Pères eux-mêmes, dont les réponses sont réfutées dans la XIIIe ; les deux dernières, adressées au P. Annat, de la Société, discutent la question si les jansénistes sont des hérétiques.

Ces vigoureux pamphlets firent une impression profonde : le Parlement de Provence les condamna, Rome les condamna (sept. 1657) : à Paris, en 1660, sur le rapport d’une commission ecclésiastique, le Conseil d’État fit brûler la traduction latine que Nicole, sous le pseudonyme de Wendrocke, avait donnée des Provinciales : il est vrai que l’arrêt visait surtout une note du traducteur, où l’on vit une offense à Louis XIII.

Cependant on ne peut dire que Pascal ait eu le dessous même dans l’Église : tandis que son parti était vaincu, son livre triomphait, et jamais depuis, la Compagnie de Jésus ne s’est remise du coup qu’il lui a porté. Il a créé contre elle un ineffaçable préjugé et fourni des armes à tous ceux qui l’ont crainte ou haïe. Dès 1656, les curés de Rouen, puis ceux de Paris déféraient à l’Assemblée du Clergé 38 propositions de morale relâchée ; en 1658, les curés de Paris dénonçaient au Parlement, à la Sorbonne et aux vicaires généraux une Apologie des Casuistes, qui fut condamnée. Alexandre VII en 1665, Innocent XI en 1679, condamnèrent la morale relâchée. Bossuet, en 1682, en prépara une censure pour l’Assemblée du Clergé, qui n’eut pas le temps de la voter ; mais en 1700 il reprit le même dessein, et cette fois le mena à bout. Enfin, en 1773, dans la bulle de suppression de l’ordre des jésuites, l’un des considérants indiqués par le Pape est la morale pernicieuse de leurs casuistes. Tout cela, et mainte manifestation de la libre pensée moderne contre la Compagnie, tout cela sort des Provinciales et n’est que la suite du mouvement créé par Pascal.

Il est certain que les Provinciales sont très fortes, et les défenses des jésuites très faibles : la meilleure, celle du Père Daniel, parut en 1694, et prouve par sa date que, près de quarante ans après l’attaque, ceux qui en étaient l’objet n’estimaient pas l’avoir encore repoussée. On a chicané Pascal sur l’exactitude des textes qu’il cite : mais il s’est bien gardé. Il avait lu deux fois la Théologie morale d’Escobar [187] ; et ses amis lisant les autres casuistes lui fournissaient des citations [188], qu’il vérifiait toujours scrupuleusement. De fait, on n’a pu le prendre en faute là-dessus.

Mais n’était-ce pas un subterfuge d’assez mauvaise foi, que de passer de la grâce à la morale, et de déplacer ainsi la question ? Non : c’était montrer la valeur de la question : car il est certain que la vie chrétienne est le but, et le dogme de la grâce un moyen.

Mais alors, ne peut-on chicaner Pascal sur ses conclusions, et ne sont-elles pas manifestement outrées ? Voltaire, qui après tout s’accommode mieux des doux jésuites que des âpres jansénistes, accuse Pascal de calomnie pour avoir reproché à la Compagnie de corrompre les mœurs. Pascal rend justice à la pureté de la vie des Pères, et ne leur prête nulle part le dessein exprès de favoriser la corruption : il dit que la Société poursuit un but politique, la domination des consciences pour le compte de Rome, et fait plier la morale de l’Évangile à sa politique, pour attirer les âmes par la religion aimable et le salut facile.

On l’a repris aussi d’avoir confondu casuistes et jésuites, comme si tous les ordres religieux n’avaient pas leurs casuistes : le fait est vrai ; mais il est vrai aussi que les autres ordres sont perdus au sein de l’Église ; les jésuites existent à part, forment un parti, ayant unité de vues et d’ambition, et la casuistique leur a été plus propre qu’à personne ; elle n’a été qu’un accident ailleurs, elle a été chez eux une méthode de domination.

Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait de l’injustice dans la polémique des Provinciales comme dans toute polémique. D’abord la casuistique semble y être enveloppée dans la condamnation des casuistes : c’est en méconnaître l’innocence, la légitimité, la nécessité ; la casuistique est l’art d’appliquer les principes de la science morale, elle est nécessaire toutes les fois qu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique, de la loi universelle aux cas particuliers : dans tous les conflits de devoirs, et dans les situations complexes, elle seule éclaire l’homme. Les stoïciens même en ont fait usage.

Et parmi les innombrables décisions des casuistes, faut-il ne relever que le nombre — considérable encore, mais relativement restreint — des décisions immorales ? Il est certain que l’esprit général de la casuistique catholique tend à adoucir l’austérité de la morale évangélique. Mais doit-on oublier que c’est là un des expédients nécessaires par lesquels s’est faite l’adaptation du christianisme à son rôle de religion universelle, et que ces subtilités de procédure théologique qui aboutissent à tourner la loi par la considération des espèces, ont l’avantage de laisser théoriquement entier l’idéal chrétien ? C’est comme un délicat et sensible appareil qui permet à l’Église de relever ou d’abaisser le niveau de ses commandements, pour obtenir à chaque moment des consciences la plus grande approximation réellement possible dans la poursuite de la perfection morale. Si l’admirable aspiration de quelques doux rêveurs a pu devenir la loi de sociétés immenses, c’est que la casuistique a transposé l’utopie irréalisable en précepte pratique, et ses décisions représentent souvent, en face de la folie ascétique, le ferme et naturel bon sens.

Sans insister plus qu’il ne convient, on ne peut cependant omettre de dire qu’il y avait dans les gros recueils des casuistes une floraison d’imagination subtile et romanesque, fort analogue à celle qui se révèle dans la composition des thèmes oratoires sur lesquels s’exerçaient les rhéteurs de l’empire romain, et que, tout en condamnant la bizarrerie immorale de ces jeux d’esprit, il ne faut pas pourtant en exagérer la conséquence. Il est vrai aussi que ces lourds bouquins, scolastiques presque toujours de style et de langue, étaient plus à l’usage des directeurs que des fidèles, et servaient plus à absoudre l’irréparable passé qu’à autoriser les fautes à faire. Et enfin, si l’on songe que la terre d’élection de la casuistique lut l’Espagne, et quelles conséquences temporelles y pouvait avoir, sous le régime de l’inquisition, un refus d’absolution entraînant l’exclusion des sacrements, on sera tenté d’excuser un peu l’intention des complaisants casuistes qui employaient leur esprit à « enlever les péchés du monde ».

J’admets donc qu’il y ait de l’injustice ou de l’excès dans les attaques de Pascal, et j’en fais la part aussi large que possible : mais il reste qu’en gros il a fait une œuvre juste et salutaire. Les raisons qui pouvaient atténuer en Espagne le relâchement de la morale religieuse n’existaient pas en France, et certains jésuites français avaient écrit déjà en notre langue, offrant à tous le libre usage de leur indulgence. L’indépendance et le haut essor de la raison laïque rendaient chez nous ces complaisances plus meurtrières à la religion : entre les mains des casuistes, l’originale hauteur de la morale chrétienne s’amortissait, se fondait, s’aplanissait, et tendait à se mettre de niveau avec la mollesse équivoque de la morale mondaine.

Pascal et le jansénisme ont rendu au christianisme sa raison d’être, lorsqu’ils l’ont ramené à être un principe d’effort moral, lorsqu’ils ont remis dans le chemin de la vertu ses épines et ses ronces. Ils ont eu raison même absolument, en dehors de tout dogme, du seul point de vue de la conscience, lorsqu’ils ont rétabli la lutte incessante, obstinée contre l’instinct et l’intérêt, l’inquiétude de tous les instants, comme les conditions de la moralité, et qu’aux décisions des directeurs complaisants ils ont opposé leur rigorisme, l’obligation, dans tous les cas douteux, de choisir le parti le plus dur, et de décider contre l’égoïsme, par la seule raison qu’il est l’égoïsme.

Il y avait aussi quelque chose d’inquiétant, de scandaleux même, dans l’opération logique qui tirait de la règle une pratique contraire à l’esprit de la règle : l’avantage de sauver la règle cédait ici à l’inconvénient de blesser les consciences par l’équivoque tortueuse et la subtilité hypocrite. C’est ce que sentirent les gens du monde qui, sans aucun goût jour l’ascétisme chrétien, applaudirent à la dénonciation de la morale facile : ils voulaient bien faire ce que les casuistes autorisai en t, se dispenser du jeûne, se battre en duel, cajoler les dames, prêter à intérêt ; mais ils voyaient bien que ces choses-là ne s’autorisaient pas par les principes dont les casuistes les dérivaient. Quiconque aimait la franchise et la sincérité, fut avec Pascal.

Enfin les Provinciales sont un acte de bon goût, et comme de salubrité esthétique et littéraire : il était bon, au temps où la littérature profane allait se débarrasser du romanesque espagnol, de barrer la route aussi aux fantaisies extravagantes où l’imagination religieuse se complaisait de l’autre côté des Pyrénées. En écrivant ses pamphlets, Pascal se faisait le défenseur de la raison classique dans le domaine de la religion.

Il y a un point où les adversaires de Pascal avaient raison : c’est quand ils l’accusaient de rire des choses saintes. Je n’ai pas besoin de dire que Pascal riait seulement des jésuites, et qu’il respectait la religion autant qu’aucun de ses adversaires, en la comprenant mieux. Cependant ceux-ci avaient plus raison qu’ils ne croyaient eux-mêmes. Pascal a frayé la voie à Voltaire : et voici comment. Une des réponses qu’on lui opposa notait le « ton cavalier » de sa polémique ; disons l’accent laïque. C’est un homme du monde qui parle aux gens du monde : une raison qui se communique à la raison de tous. Voilà le danger. Il est le même que lorsque les Réformateurs avaient convié le peuple à examiner les Écritures ; ils ne pensaient pas non plus travailler au profit de l’irréligion. Pascal croit servir la vérité du Christ ; il l’affaiblit. Car il la livre aux discussions des profanes. Il tire hors de l’École et de l’Église les matières théologiques ; il propose à la raison laïque de décider sur tel dogme, telle doctrine, entre tels et tels théologiens. D’autres appliqueront la même méthode à tout le dogme, et poseront la question entre la raison elle-même et la foi. Pascal énumère les sottises des casuistes, et les confond par l’extravagance qu’y découvre le sens commun : d’autres étaleront les sottises des Pères, les sottises de la Bible, et ruineront la religion en l’opposant au sens commun. Pascal a fait tort à la religion, parce que toutes les polémiques violentes où les théologiens la donnent en spectacle au public sont mauvaises pour elle ; et il lui a fait tort plus qu’un autre, parce qu’il a employé à traiter des problèmes théologiques des armes toutes laïques, les seuls moyens et la seule autorité de la raison.

Mais c’est cela même qui fit le succès du livre, et qui en fait encore aujourd’hui la beauté supérieure. Ne parlant qu’à la raison, il a fondé solidement ses arguments sur des bases éternelles, sur les principes essentiels de la moralité et de l’intelligence humaines, sur notre impérissable sens du vrai et du bien : il a dû pour cela sonder ces questions théologiques qu’il débattait, jusqu’à ce qu’il eût découvert le fond solide des lieux communs où la vie morale de l’homme est nécessairement comprise. Par là ce pamphlet est demeuré un des livres que lira toujours quiconque, chrétien ou non, cherchera sa règle de vie : il a réalisé cette loi des grandes œuvres d’art, de dépasser les circonstances contingentes qui lui ont donné l’être, et de revêtir un intérêt absolu, universel.

Toutes les sortes d’éloquence y sont renfermées, comme a dit Voltaire : vigueur de raisonnement, ou de passion, ironie délicate ou terrible. Villemain disait qu’il estimerait moins les Provinciales si elles avaient été écrites après les comédies de Molière : on comprendra ce jugement paradoxal, si l’on regarde avec quelle puissance expressive, quel sens du comique, et quel sûr instinct de la vie, sont dessinées les physionomies des personnages que Pascal introduit ; deux pères jésuites surtout, subtils et naïfs, celui dont l’ample figure occupe la scène de la 5e à la 10e lettre, et celui dont la vive esquisse illumine la 4e Provinciale. Il y a là un art singulier de traduire les idées abstraites en actes, en gestes, en accents, en un mot une réelle force d’imagination dramatique.

Mais ce qu’il y a de plus admirable dans l’œuvre, c’en est la simplicité, l’objectivité : toute la personne de l’auteur s’efface de l’œuvre en la construisant ; elle est toute ramassée dans l’expression, absente volontairement de la matière. Tout est subordonné à la démonstration que l’écrivain veut faire : il n’applique son rare génie qu’à choisir les meilleurs moyens de l’opérer. Tout, ainsi, est argument, et tout est efficace, véhémence et raillerie, logique abstraite et dramatique imagination. Pour les règles, l’auteur n’en reçoit que de son sujet : et dans le mépris de la rhétorique il trouve le plus juste emploi et le maximum de puissance de tous les moyens de la rhétorique, qui, chez lui, sont reçus de la nature des choses, qui partout sont les formes propres et nécessaires, partout aussi les formes simples et naturelles. Aussi, du coup, l’éloquence française égale-t-elle la perfection souple et la sublimité aisée de l’éloquence attique : Démosthène est comparable, point du tout supérieur à Pascal.

Les Provinciales sont, dans notre prose, le premier chef-d’œuvre du goût classique. C’est une œuvre de raison, non seulement parce que l’objet en est une démonstration et la méthode une suite de raisonnements, mais surtout parce que, selon la raison, elle ne nous parle jamais de son auteur, toujours de son sujet, et parce qu’elle a un caractère universel de vérité et de beauté. C’est une œuvre d’art aussi, d’un art qui s’emploie à manifester uniquement la raison. Mettant à profit la grande leçon de Malherbe, Pascal a laborieusement, lentement, patiemment amené son ouvrage à être l’expression pure et parfaite de sa pensée : il ne s’est pas contenté du premier effort de sa nature, si richement douée. Ayant dû improviser à peu près les trois premières lettres, dès qu’il peut, il travaille, il corrige : il refait, dit-on, treize fois la 18e lettre ; et par un mot profond, il s’excuse de n’avoir pas fait la 16e plus courte faute de loisir. Son idéal est de trouver les voies les plus rapides, les moins pénibles, et les plus sûres de la persuasion : il compose rigoureusement, il donne à ses discussions la rigueur et la clarté d’une démonstration scientifique. Il évite toutes les déperditions de forces : tout ce qui n’est pas nécessaire est inutile. Il choisit ses mots avec un sens si juste de leur propriété, de leur efficacité, qu’après 250 ans il n’y a pas une page pour ainsi dire de son œuvre, dont l’énergie se soit dissipée, ou dont la couleur se soit altérée.


5. LES PENSÉES.


Pascal n’avait pu terminer son Apologie de la Religion chrétienne : les fragments qu’il avait rédigés furent publiés en 1670 par MM. de Port-Royal, assez inexactement, avec toute sorte de retranchements et de corrections, mais en somme de la seule façon qui put en ce temps-là faire passer et faire goûter l’ouvrage. Le texte authentique des Pensées a été signalé en 1843 par Victor Cousin, et plusieurs fois publié depuis.

Le plan que Pascal se proposait de suivre est connu dans ses grandes lignes, d’abord par la Préface de l’édition de 1670, on Étienne Périer l’expose tel que son oncle l’avait développé devant quelques amis vers 1658 ou 1659 [189], puis par certains fragments qui se rapportent à l’ordre et aux divisions du livre. Voici la plus importante de ces notes :

« Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela, il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison ; ensuite, qu’elle est vénérable, en donner respect ; la rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie, et puis montrer qu’elle est vraie. — Vénérable, en ce qu’elle a bien connu l’homme ; aimable, parce qu’elle promet le bien (éd. Havet, art. XXIV, 26).

Si nous combinons ces indications avec le plan d’Étienne Périer, qui ne détache pas nettement la 1re et la 3e des parties distinguées par Pascal, mais les indique pourtant, voici comment nous nous représenterons le dessein de Pascal.

La religion n’est pas contraire à la raison. — Cette partie est une préparation, pour disposer le lecteur à ne point mépriser par préjugé la religion, pour lui faire comprendre qu’il se pourrait qu’elle fût logiquement défendable, pratiquement efficace. Après le discours contre l’indifférence des athées (art. IX), qui vaut comme une introduction générale de l’ouvrage, Pascal exposait sa thèse de l’impuissance de la raison, incapable de savoir tout, et de rien savoir certainement, réduite à juger des « apparences du milieu des choses » (les deux infinis, art. 1). La foi est un moyen supérieur de connaissance : elle s’exerce au delà des limites où la raison s’arrête (distinction de la raison et du sentiment ou du cœur). Mais quand cela ne serait point, quand aucun moyen ne s’offrirait à l’homme de parvenir jusqu’à Dieu, par la raison ou par toute autre voie, dans l’absolue impossibilité de savoir, il n’en faudrait pas moins faire comme si on savait. Car selon le calcul des probabilités, on a avantage à parier que la religion est vraie, à régler sa vie, comme si elle était vraie. En vivant chrétiennement on risque infiniment peu, quelques années de plaisir mêlé, pour gagner l’infini, la joie éternelle. Il faut donc vivre en chrétien. Mais désirer de croire n’est pas croire : on ne croit pas à volonté ; il faut la grâce. En attendant qu’on l’ait, et qu’on croie, on se préparera à la recevoir et à croire : on pliera la machine, on ira à la messe, on s’abêtira. On disposera le corps, l’automate, de façon que ses habitudes ne fassent pas obstacle aux mouvements de l’âme, quand la grâce l’inclinera [190].

Ces discours montrent qu’il peut y avoir un moyen de savoir et des raisons d’agir comme si on savait. La religion n’est donc plus une absurdité à dédaigner. Pascal entama donc ses démonstrations, sûr d’être au moins suivi.

La religion est vénérable, parce qu’elle a bien connu l’homme. Pascal peindra à l’homme sa grandeur et sa bassesse, ses avantages et ses faiblesses, toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il lui donnera ainsi la curiosité, s’il a tant, soit peu de raison, de connaître d’où vient cette étrange disproportion de sa nature ; et pour résoudre cette énigme, il l’adressera aux philosophies [191] et aux religions, dont il montrera la vanité, la faiblesse et l’impuissance. Il lui fera remarquer ensuite le peuple juif, et ce livre, qui est son histoire, sa loi, sa religion : là l’homme trouvera le récit de la chute d’Adam ; et cette idée d’une nature d’abord excellente, puis déchue par le péché, illuminera les contradictions qu’on aura d’abord relevées. La religion chrétienne, héritière de la loi juive, se présentera donc comme une hypothèse, telle qu’en emploient les sciences, qui tire sa probabilité de son adaptation aux faits constatés. Seule de toutes les doctrines philosophiques et religieuses, la doctrine de la chute explique le contraste incompréhensible de grandeur et de bassesse, qui est le trait caractéristique de la nature humaine. Elle a de plus l’avantage d'offrir la seule idée de Dieu, et du culte du à Dieu, qui soit capable de contenter la raison. La religion donc qui propose cela, qui a bien connu l’homme et bien parlé de Dieu, si elle n’est pas vraie encore, mérite du moins d’être prise au sérieux, et respectée.

La religion est aimable, parce qu’elle promet le vrai bien. L’homme a naturellement le désir du bonheur. Or la religion chrétienne est une religion d’amour. Jésus-Christ est rédempteur, réparateur : à la nature déchue et misérable, il apporte le salut, le pardon. Les élus sont destinés à la joie éternelle.

Voilà un bien pur, complet, impérissable, tel donc que la raison l’exige pour s’y attacher : incapable de manquer, incapable de lasser.

4° Mais ces deux arguments sont des arguments indirects, qui rendent la religion probable et font désirer de la trouver vraie. Il faut montrer enfin que la religion est vraie, au sens rigoureux du mot, par des preuves directes et intrinsèques. Pascal étudiera la Bible, fera valoir que seuls les Juifs ont conçu Dieu dignement, établira la vérité des livres saints et du livre de Moïse en particulier, la vérité des miracles de l’Ancien Testament, prouvera la mission de Jésus-Christ par les figures de la Bible et par les prophéties, puis par la personne même, les miracles, les doctrines, la vie du Rédempteur ; enfin il montrera dans la vie et les miracles des Apôtres, dans la composition et le style des Évangiles, dans l’histoire des saints et des martyrs, et dans tout le détail de l’établissement du christianisme, les marques évidentes de la divinité de notre religion. En poursuivant ces études, deux idées dominent l’argumentation de Pascal : 1° Credo quia absurdum : la religion, essentiellement, est choquante, absurde pour la raison, et pourtant elle s’est établie : donc son établissement est preuve de sa divinité. Des hommes l’auraient faite plus vraisemblable, ne fût-ce que pour pouvoir l’accréditer. 2° Deus absconditus : il est essentiel à la religion qu’elle soit incompréhensible, incertaine : sinon, si tout le monde la comprend, en aperçoit la vérité et la divinité, tout le monde y croira, et tout le monde sera sauvé. Or, par hypothèse, Dieu ne veut se montrer qu’à ses élus ; il se dérobe à ceux qu’il damne, pour les damner de ne l’avoir pas vu. Ces deux idées sont les moyens par où toutes les objections qu’on peut faire à Pascal sont réduites en arguments à l’appui de sa thèse. Et ainsi s’achève le dessein qu’il avait de montrer que la religion chrétienne a autant de marques de certitude et d’évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables.

On a embrouillé à plaisir le dessein de Pascal, et l’on y a cherché des difficultés, des contradictions qui n’y sont pas. Comment peut-il mépriser l’infirmité de la raison, et soumettre à la raison les preuves de la religion ? Mais dans la première partie, Pascal établit seulement l’impuissance transcendantale et métaphysique de la raison, qui ne donne qu’une certitude imparfaite dans un domaine restreint ; dans la seconde partie, Pascal parle des causes multiples qui, dans son domaine même, font errer souvent la raison, mais il sait le remède, et les règles par lesquelles on est assuré de faire un bon usage de sa raison. Il dit que le pyrrhonisme est le vrai, mais il ne dit pas que le dogmatisme soit faux, bien au contraire : le dogmatisme aussi est le vrai. Et puis le pyrrhonisme tient le dogmatisme en échec précisément sur une question qui dépasse la portée restreinte de la raison, sur une question d’essence et d’origine, sur celle de savoir pourquoi l’homme est ce qu’il est : à cette question la révélation seule répond Pascal, après cela, a donc bien le droit de s’adresser dans la quatrième partie à la raison, et de lui proposer des preuves, qui fourniront une évidence pareille, égale, et non supérieure, à cette que l’homme obtient par ses méthodes humaines dans toutes les parties de ses sciences. Les trois premières parties fourniront des probabilités, des présomptions, des preuves indirectes ou partielles ; la quatrième, une preuves directes, intrinsèques, rigoureuses, intégrale[192].

Cette quatrième partie est singulièrement faible aujourd’hui : mais il y a singulièrement de hardiesse et de pénétration dans la seule position de la question. Pascal a cherché la solution du problème de la révélation dans une critique historique et philologique des Écritures. Il prenait cette voie périlleuse pour ne manquer ni à ses principes ni à ses promesses. Il s’était engagé à démontrer la religion, et il avait établi l’impuissance métaphysique de la raison. Il fallait donc essayer de saisir Dieu dans les apparences dont la raison est juge. La raison, Pascal l’a dit dans sa 18e Provinciale, a seule droit de décider sur les faits. Si donc on traite la religion comme un fait, les miracles, les évangiles comme des faits, la raison, critiquant ces réalités sensibles, pourra y faire apparaître avec évidence un élément surnaturel et surhumain : l’action divine, insaisissable en elle-même, sera atteinte dans ses manifestations historiques.

Pascal a conduit cette originale tentative avec une rare témérité, une entière ignorance de l’histoire et de la philologie, et une volonté décidée de faire sortir des textes la vérité qui lui plaisait : il ne pouvait se douter que de la méthode qu’il indiquait, appliquée avec la rigueur impartiale de la science, devait sortir la condamnation de sa croyance. Il ne s’était pas aperçu, ce fort logicien, que le principe de la science, la croyance au déterminisme absolu des phénomènes, excluant Dieu de l’univers connaissable, implique la négation de la Révélation dans l’ordre de la science, que la méthode par conséquent contient la conclusion, et que le seul moyen de sauver la foi est de la mettre hors de la raison, sans contact immédiat et sans liaison directe avec elle.

Pour les 1re et 2e parties, l’originalité des raisonnements de Pascal est dans l’application des méthodes scientifiques au problème théologique : le physicien et le géomètre se retrouvent dans ces étonnantes démonstrations où la religion est tantôt offerte par hypothèse, comme le système astronomique de Copernic, opposé à celui de Ptolémée, se vérifie par la concordance de ses conséquences logiques avec les faits observés, et tantôt jouée comme à la roulette, sur un calcul de probabilités. Quelle force pouvaient donner à la religion ces démonstrations étranges ? Je ne sais trop, mais assurément Pascal a touché plus juste, quand il a saisi ensuite le fondement naturel et psychologique de la foi, ce désir du bonheur que l’homme ne peut retrancher de son cœur et qui, sans cesse déçu par la réalité, se recule toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il ne trouve plus d’autre moyen de subsister que de s’élancer hardiment dans l’inconnaissable, plaçant son espérance en sûreté hors de la vie et du temps.

« Qu’on ne dise pas, écrit Pascal, que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre ; mais l’un la place mieux. » Pascal excelle à placer la balle. Il a pris sa matière partout : peu érudit en théologie, il a causé avec M. de Saci et d’autres solitaires, il a lu saint Augustin. Ses idées sur la religion, au fond, n’ont rien de nouveau : pas même ses idées morales, politiques, sociales. Celles qui sont essentiellement chrétiennes, lui sont communes avec les grands docteurs de l’Église ; Bossuet les exprimera, sans avoir besoin de s’inspirer de Pascal. Ce n’est pas à Pascal qu’il prendra l’idée du Discours sur l’histoire universelle, l’idée d’une Providence qui fait tourner l’histoire du monde autour du petit peuple juif. Ce n’est pas à Pascal qu’il prendra l’idée du néant et de la grandeur de l’homme, cette effrayante énigme dont la religion dit le mot.

D’autres théories de Pascal sont celles du temps : sa doctrine politique, au fond, se réduit à des opinions assez répandues parmi le tiers état intelligent depuis la fin du xvie siècle, et elle se retrouvera, l’accent seulement étant changé, dans la Politique de Bossuet. Mais la grande source des idées profanes, si l’on peut dire, et purement rationnelles de Pascal, c’est Montaigne, dont la pensée, les mots mêmes et les images sont sans cesse l’étoffe à laquelle il met sa façon. Il est curieux de remarquer combien Pascal, sur les sujets de morale individuelle ou générale, a l’intelligence et l’imagination obsédées par les Essais.

Il a sur l’invention la superbe indifférence de nos classiques, ou plutôt il dirige comme eux son invention moins vers la nouveauté que vers la vérité ; et l’originalité qu’il cherche est celle de l’expression et du maniement des matériaux. Il est, en effet, étonnant dans le tour et dans l’emploi des idées que d’autres ont rendues avant lui. Il a une puissance d’analyse et de raisonnement, qui y découvre toutes sortes de caractères et de liaisons qu’on ne soupçonnait pas. Il a l’art surtout de les saisir en profondeur. Jamais rien, chez lui, ne reste banal et superficiel. Les choses qu’on lit ailleurs, dans Montaigne même, sans y faire grande réflexion, ni y apercevoir grande conséquence, prennent, lorsqu’il les rend, presque dans les mêmes termes, une gravité, une portée qui saisissent l’esprit : par un mot, ou même par l’insaisissable frémissement de sa phrase, on sent qu’il y voit un monde, et on se dispose à l’y voir avec lui. Je ne sais pas de style qui ait plus de pénétration à la fois et d’envolée. C’est qu’avec la précision de son génie scientifique, Pascal ne nous montre aucun objet, qu’il ne lui ait arraché le secret de son essence intime, et qu’il n’ait suivi, aussi loin que la pensée peut aller, l’action qui en rayonne à travers l’infinité de la nature.

Ce don de profondeur, qui est l’originalité propre de l’esprit de Pascal, apparaît à chaque page dans les Pensées, surtout dans celles qui se rapportent aux deux premières parties du plan précédemment expliqué. Dans la seconde, l’enquête universelle à laquelle il se livre sur la nature de l’homme lui fournit une belle matière. Il s’agit de montrer que l’homme est un composé de grandeur et de bassesse : la grandeur, ce sont les aspirations, le rêve, l’illusion ; la bassesse, c’est la réalité, et toutes les réalités, sentiments, croyances, institutions, coutumes, arts, toute la vie morale, politique et sociale de l’homme. Il faut voir avec quelle force d’observation et de logique Pascal réduit à la fantaisie, au préjugé, à l’habitude, toute l’œuvre de l’esprit humain, hors de lui et en lui-même. Toutes les remarques portent, et il n’y en a point qui ne donnent à penser longuement, quand il explique le mécanisme de l’amour-propre, ou qu’il montre l’imagination et les nerfs plus maîtres de nous que notre raison, quand il nous promène à travers le monde cherchant une morale fixe, des lois communes, quand il sonde l’institution sociale, le principe monarchique, pour ne trouver au fond, à l’origine, que la force, et qu’il autorise si superbement le respect traditionnel des lois, de la hiérarchie, de l’hérédité dynastique. Tout l’envers du monde et de l’homme apparaît, triste à voir.

Où que son raisonnement le mène, il jette de triomphants coups de sonde : il ouvre à la pensée des voies fécondes, quand il définit l’éloquence ou le style, ou quand il jette quelques mots, obscurs et bizarres de prime abord, mais combien riches de sens, sur les caractères de la beauté. Je ne puis que renvoyer à toute cette partie des Pensées : il n’y a pas un mot qui ne soit à méditer.

Mais si l’on veut prendre rapidement une idée de la profondeur de Pascal et de l’avance qu’il avait sur son siècle, qu’on s’arrête à la question qu’il pose sur la cause de l’amour. Qu’aime-t-on en quelqu’un ? L’être, ou les qualités ? qu’est-ce que l’être sans les qualités ? Et pourtant l’être ne subsiste-t-il pas, les qualités changeant ou disparaissant ? Il y a dans cette réflexion de Pascal toute la question de l’unité, de l’identité du moi, de sa réalité : un des grands et troublants problèmes de la pensée contemporaine.

Ou bien qu’on lise ceci : « Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » Et nous voici au centre de la grande énigme à laquelle s’attaque la science depuis un demi-siècle : ce que nous appelons aujourd’hui nature dans tous les êtres, formes et propriétés ou instincts, n’est-ce pas une collection d’acquisitions successives, fixées par l’habitude, transmises par l’hérédité ? Le mot de Pascal contient, deux siècles avant Darwin, l’essence de la doctrine évolutionniste.

Mais il n’y a rien peut-être de plus étonnant dans les Pensées que le fameux morceau des Deux Infinis, qui me paraît répondre à la première partie de son plan. Tout à l’heure, dans la seconde partie, Pascal, par un scepticisme provisoire, ou mieux par un criticisme rigoureux, fera voir à l’homme que dans toutes les formes de son activité, il a fait mauvais usage de sa raison, et que, dans toutes ses institutions, croyances, opinions, qu’il s’est imaginé bâtir sur un fondement de vérité à l’aide de sa raison, il a été la folle dupe de son préjugé, de son habitude et de ses sens. Ici, au contraire, son scepticisme transcendant s’attache à mettre en lumière l’impuissance absolue de la raison : suspendu entre les deux abimes de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, l’homme ne peut rien connaître, faute de pouvoir connaître tout, parce que tout s’entretient. Que lui reste-t-il donc, « sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses » ? Et voilà tout ce que sa raison en effet peut se flatter de saisir.

Si nous dépouillons le morceau de sa grandiose poésie, et que nous en cherchions le sens précis, nous remarquerons avec étonnement que Pascal, au temps même où la science faisait ses premiers pas, lorsque le premier emploi des méthodes et des instruments remplissait d’orgueil et d’espérance, mesure avec sûreté le domaine de la science et la puissance de la science. Il parle comme parlera deux siècles et demi plus tard Renan, après tant de merveilleuses découvertes qui auront fait comprendre à la fois et le progrès infini, et les étroites limites de la connaissance : il est en effet curieux de voir que Renan a refait la méditation des Deux Infinis en des termes qui rappellent étrangement Pascal [193]. Nous sommes emprisonnés dans notre univers, et de cet univers même nous ne pouvons saisir toute l’infinité : « quelque apparence du milieu des choses », voilà le connaissable, voilà la science ; mais les substances, les causes, les principes nous échappent, pendant que se déroulent sous nos yeux des séries de phénomènes qui jamais ne commencent et jamais ne finissent. La connaissance scientifique est essentiellement incomplète et relative ; c’est ce qu’aperçoit nettement Pascal, au début d’un âge scientifique, et cela désespère ce grand esprit, avide d’une certitude absolue et infinie.

Mais par là se découvre à nous une vérité qu’on s’est d’ordinaire refusé à voir : l’ascétisme janséniste de Pascal et les Pensées ne sont pas en contradiction avec le développement antérieur de son intelligence. Il n’y a pas eu de rupture dans sa vie intellectuelle : il y a eu une évolution continue, au terme de laquelle il a tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Il n’était ni fou ni malade ; il n’a jamais été plus lui-même, plus maître de sa raison et conscient de ses actes, que lorsqu’il a semblé envahi de la folie religieuse [194]. C’est prendre les choses par le petit côté que de rendre compte de sa conversion par l’état de ses nerfs et l’acuité de ses souffrances. Du moins il faut reconnaître que sa raison aussi le conduisait à Port-Royal. C’était cette raison, en effet, qui renonçait à lui, et non pas lui à elle, lorsqu’elle lui disait qu’elle ne lui donnerait pas la connaissance complète dont il avait soif. Plutôt que de se reposer béatement, comme tant de savants, dans la science des « apparences », puisque la raison ne lui permettait rien de plus, Pascal a tourné ses yeux d’un autre côté : il a cherché s’il n’y avait pas ailleurs une source de vérité, mais de vérité totale et certaine ; il l’a trouvée, et il est allé demander à la foi une connaissance supérieure à celle que procure la raison. Il n’a pas méprisé pour cela la raison, il l’a réduite à son domaine, et il a évalué ce domaine : mais il a tout attendu de l’intuition ; il en a tout reçu, avec cette certitude qui seule pouvait donner la paix à une intelligence impatiente, insatiable comme la sienne, et incapable de s’arrêter dans une demi-science douteuse et relative. Pascal ne serait pas Pascal, si sa foi n’avait satisfait sa raison, et le dévot en lui n’a pas détruit, il a contenté le savant.

J’aurais à parler maintenant du style de Pascal : il faut être, a-t-il dit quelque part, « pyrrhonien, géomètre, chrétien » ; et son style, comme son génie, est tout cela, et tire ses qualités de cette triple essence : une analyse aiguë, un raisonnement puissant, une dévotion passionnée, voilà les éléments qui s’amalgament étrangement et font le style le plus fort, le plus suggestif, et le plus séduisant qu’il y ait. Si on l’étudie de près, on apercevra que le secret de son énergie est dans le procédé scientifique que Pascal applique aux mots, manifestant leur définition et utilisant leurs liaisons dans les emplois qu’il en fait : le respect de leur propriété, et le choix de leur place, tout se ramène là.

Ce style de savant est un style de poète. Dans notre littérature classique, qui n’a guère eu de poètes lyriques que parmi ses grands prosateurs, selon le mot de Mme de Staël, Pascal est un des plus grands. Il l’est, comme tous les autres, parce qu’il est obstinément réaliste : son imagination représente les réalités concrètes dont sont extraites les abstractions sur lesquelles il opère ; — et parce qu’il est profondément sensible : chaque acte de sa pensée, chaque idée qu’il conquiert met en jeu, exalte on blesse toutes les émotions, les affections de son âme singulièrement délicate. Il vibre, gémit, jouit dans tout son être de ce qui occupe à chaque moment sa raison.

Mais l’originalité poétique de Pascal, c’est le caractère, si je puis dire, métaphysique des inquiétudes et des images qui jettent ces flammes intenses dans son style. Jamais il n’est plus poète, plus largement, plus douloureusement, ou plus terriblement poète que lorsqu’il se place en face de l’inconnaissable. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Et ailleurs, toute cette poursuite, angoissée et superbe, de l’inaccessible infini et de l’inaccessible néant. Ici d’amples raisonnements, là un mot saisissent l’imagination frissonnante. Il faut lire aussi, dans la dernière moitié des Pensées, nombre de morceaux, où s’exalte et crie l’âme de Pascal, en face du mystère chrétien, mystère qui fait sa certitude, et où pourtant il s’abîme, mais avec quelles délices et quel triomphe ! Pascal est un grand poète chrétien, à placer entre sainte Thérèse et l’auteur inconnu de l’Imitation ; tant il a rendu avec force la poésie de la religion : non la poésie extérieure, mais la poésie intime, personnelle, qui coule de l’âme croyante et unie à son Dieu. La tendresse même et la suavité ne lui ont pas fait défaut : il a vu même le Christ de douceur et d’amour. Il a rendu surtout l’appel ardent, impérieux, désespéré à la fois et confiant, de l’âme pécheresse au Rédempteur : son Mystère de Jésus est un poème d’une grandiose et bizarre sublimité.

Que de choses resteraient à dire encore ! Mais Pascal n’est pas de ces auteurs qu’une étude peut épuiser. Il est du petit nombre que la lecture seule révèle, et qui, une fois lus peuvent toujours se relire, découvrant, suggérant toujours de nouvelles idées à l’esprit attentif [195].

LIVRE III

LES GRANDS ARTISTES CLASSIQUES

CHAPITRE I

LES MONDAINS : LA ROCHEFOUCAULD, RETZ,
MADAME DE SÉVIGNÉ

Division du xviie siècle. — 1. La Rochefoucauld ; l’homme. Le livre des Maximes : sens et vérité. Valeur du genre. — 2. Les Mémoires : le cardinal de Retz, l’homme et l’écrivain. — 3. Les Lettres : Bussy, Saint-Evremond ; Mme de Sévigné et Mme de Maintenon. — 4. Le roman : Mme de la Fayette. — 5. Le monde de l’érudition : les Bénédictins.

L’année 1660, où Louis XIV prend en main le gouvernement, marque aussi le point de partage de l’histoire littéraire du siècle. La période antérieure est une période de confusion et d’irrégularité au milieu de laquelle émergent quelques chefs-d’œuvre, cinq ou six tragédies de Corneille et de Rotrou, les Provinciales de Pascal, et (pour nous seulement) ses Pensées. Mais tout s’organise, l’esprit classique mûrit, prend conscience de lui-même, les influences fâcheuses sont repoussées, les éléments disparates sont éliminés : les forces qui tendent au vrai, au simple, à la raison enfin, prévalent ; et les résultats apparaissent autour de 1660.

À cette date, la défaite politique des classes aristocratiques en a rendu toutes les forces intellectuelles disponibles pour l’activité mondaine et littéraire. À cette date, Bossuet, Molière viennent d’arriver à Paris. Boileau commence à écrire. Racine va trouver sa voie, et La Fontaine se découvrir. À côté d’eux, derrière eux, paraîtront Bourdaloue et Malebranche, La Bruyère et Fénelon, et Regnard. Pour un demi-siècle, l’histoire littéraire n’est plus guère que l’étude des grands esprits et des chefs-d’œuvre : les courants contraires s’enfoncent et disparaissent, et les forces hostiles semblent paralysées. L’union de l’art antique et de la raison moderne dans les hautes intelligences littéraires a produit ce merveilleux épanouissement. À cette fécondité contribuent trois ou quatre générations d’écrivains : et l’on aperçoit parmi les jeunes génies qui surgissent des esprits mûrs, lentement formés et fortifiés dans les troubles efforts de l’âge précédent.

On peut partager le siècle en quatre ou cinq générations : la première, de Richelieu (1585) à Corneille (1606), a disparu, ou vieilli en 1660 ; la suivante, de La Rochefoucauld (1613) à Bossuet (1627), a sa pleine vigueur, alors que la troisième, celle de Boileau, de Louis XIV et de Racine (1636-1639), entre seulement dans la vie, dans l’activité indépendante et consciente ; la quatrième, de La Bruyère (1643) à Regnard (1633), ne s’avancera au premier plan que dans les dernières années du siècle, tandis que la suivante, avec La Motte (1672), formée avant 1713, inaugurera en sa maturité le xviie siècle intellectuel auquel les Montesquieu (1689) et les Voltaire (1694) appartiendront tout entiers, gardant seulement en leurs esprits quelques reflets de ce xviie siècle, dont les dernières lueurs auront éclairé leur enfance. D’une génération à l’autre, la brutalité, la volonté diminuent ; la raison étend son activité en élargissant son indépendance, et développe un individualisme intellectuel ; les âmes ont moins de ressort, moins de fierté, une étoffe plus fine et plus molle ; les esprits se clarifient en se simplifiant, jusqu’au moment où ils se compliquent de nouveau, non plus pour obéir à des modes du dehors, mais par un effet de leurs multiples acquisitions.

Pour étudier le grand ensemble que forment les œuvres de la seconde partie du xviie siècle, il conviendra de porter d’abord notre attention sur celles qui, appartenant plutôt à des mondains qu’à des artistes, nous font ainsi connaître à la fois le milieu où se formèrent et le public auquel s’adressèrent les artistes. Ensuite nous regarderons, dans Boileau, les grandes théories d’art qui nous expliquent les créations de l’éloquence et de la poésie classiques, dans ce qu’elles ont de propre à l’égard de l’œuvre des autres siècles, et dans ce qu’elles ont entre elles de commun.


1. LA ROCHEFOUCAULD.


La vie de La Rochefoucauld peut se résumer en deux mots : une période d’action furieuse, où l’amour, l’ambition, la passion de jouer un rôle, ne lui attirent que déconvenues, désastres, ruine de ses affaires et de son corps ; une période de méditation amère, lorsque, infirme et vieilli avant l’âge, il se remet en mémoire ce que lui ont valu ses hautes aspirations, lorsqu’il raconte les faits auxquels il a pris part, dans ses Mémoires, et en tire la philosophie, dans ses Maximes.

Rien ne réussit à cet homme, pourtant supérieur, parce qu’il n’avait pas une nature simple. La vanité, chez lui, entravait l’ambition ; la passion déconcertait les calculs de l’égoïsme ; l’intelligence faisait hésiter la volonté : il était irrésolu, inconstant ; il paraissait peu sûr à son parti, qui ne lui pardonnait point de le juger parfois, et de se juger lui-même en tant qu’il y coopérait, avec trop de clairvoyance. De là ce je ne sais quoi de trouble, de là cette impuissance à remplir son mérite, que signale un ennemi pénétrant, le cardinal de Retz. Un des premiers, et de cela encore son parti lui sut mauvais gré, le duc de la Rochefoucauld [196] comprit que la royauté avait partie gagnée contre la noblesse, et se résigna à recevoir la compensation quelle offrait au lieu de l’influence politique annulée, la sécurité oisive de la vie mondaine, brillamment rehaussée de l’exercice désintéressé des forces intellectuelles. Il y chercha l’adoucissement de ses désillusions, et se fit une vieillesse paisible, sinon heureuse, illuminée d’exquises amitiés de femmes : au premier plan, Mme  de Sablé, puis Mme  de la Fayette ; d’un peu plus loin, Mme  de Sévigné. IL n’était pas causeur ; une pointe d’amertume passait dans la gravité souriante de ses propos ; il portait avec une grâce héroïque l’incurable blessure que la trahison de la vie lui avait faite.

Il avait caché son moi : il ne l’avait pas ôté, comme dit Pascal : on le voit bien aux Mémoires, où il règle sans en avoir l’air les comptes de toutes ses rancunes, et compose son personnage pour la postérité. Les Maximes sont plus sincères, parce qu’elles sont plus générales, et confessent le siècle avec l’auteur. Il les élabora lentement, sous le contrôle rigoureux de l’expérience, non la sienne seulement, mais celle de tout son monde. Mme  de Sablé s’était retirée depuis 1659 auprès de Port-Royal, ajoutant la dévotion à tous ces défauts et qualités qui composaient sa charmante personne. Son salon fut un des lieux où la préciosité s’épura en politesse. Tournant son goût de fine subtilité vers les solides réalités du cœur, elle se plaisait, et l’on aimait autour d’elle à faire des sentences ou maximes. Ce fut la forme où s’arrêta La Rochefoucauld, pour y ramasser son expérience. Prenant parfois les sujets que la conversation dans le salon de son amie lui fournissait, ou bien apportant sa matière dégrossie et taillée en formes encore imparfaites il creusa, polit, compléta, corrigea ses Maximes pendant cinq ou six années ; il soumettait tout au jugement de Mme  de Sablé, à celui de leurs communs amis.

Le recueil parut en 1665 : peu après, l’amitié de Mme  de la Fayette devint prépondérante et ce fut sous cette influence nouvelle que se fit la révision des Maximes d’une édition à l’autre jusqu’à la cinquième (1678). Mme  de Sablé, janséniste, et qui avait vu les temps où l’homme se montrait à nu, n’avait pas réprimé le pessimisme de La Rochefoucauld : Mme  de la Fayette, mondaine timorée, et qui estimait inutile de dire au vrai certaines choses, s’appliqua à atténuer l’amertume désenchantée du livre, à en brider la franchise aiguë par des indulgences de bon ton. Cependant le sens et la portée des Maximes ne changèrent pas.

« Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer. — Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. » Voilà la note, et l’essence du livre. Il n’y a dans le monde qu’égoïsme, c’est-à-dire intérêt : ni vertu, ni dévouement, peu même de ces passions, qui, égoïstes en leur principe, s’absorbent dans leur objet jusqu’à l’entier désintéressement. Les belles actions ne sont que de beaux dehors. Il n’y a pas de vrais amis ; il n’y a pas d’honnêtes femmes, c’est-à-dire qui le soient par choix et avec satisfaction. La nécessité de notre nature nous fait vicieux ; la nécessité de la fortune nous fait heureux ou malheureux ; ni notre volonté n’élude la nature, ni notre mérite ne gouverne la fortune.

Cela n’est pas gai, et cela fit scandale. Les femmes surtout, qui sont volontiers idéalistes et optimistes, se récrièrent contre ces définitions si peu flatteuses de l’homme et de la femme. Les plus spirituelles reconnurent pourtant que l’observation était exacte. Mme  de Maure demandait seulement qu’on mît des quasi aux affirmations universelles, en faveur des exceptions possibles et réelles. Mais la plus pure, la plus noble âme, à qui Mme  de Sablé ait adressé le manuscrit des Maximes, Mme  de Schomberg, se déclarait impuissante à contredire des vérités, que son indulgente bonté n’aurait pas toute seule découvertes. Elle était attristée et persuadée. Ceux qui applaudirent, c’étaient les jansénistes ; ils retrouvaient, par cette impitoyable analyse de l’égoïsme humain, la démonstration de notre corruption dans l’état de la nature déchue. MM. de Port-Royal ne pouvaient pas méconnaître que l’enquête conduite par La Rocheloucauld aboutissait à la conclusion même qui s’ébauchait dans les notes confuses laissées par M. Pascal, et donnait une base rationnelle aux dogmes de la chute et de la grâce. Et qui sait si le succès des Maximes ne leur a pas persuadé qu’ils pouvaient sans danger pour la gloire de leur ami donner les fragments décousus de son œuvre inachevée ?

Au reste La Rochefoucauld n’est pas janséniste : aucune idée religieuse ne le guide. Il formule impartialement, avec une probité scientifique, les lois des faits qu’il a observés. Mais comme il dit en cinq mots la vérité que le roman dilue en un volume, notre amour-propre trouve le breuvage amer. Les grimaces, pourtant, sont inutiles : La Rochefoucauld a vu ; et il serait difficile de lui contester rien d’important. Surtout il a vu son temps, le temps de la Fronde, le temps des romans héroïques et des tragédies cornéliennes. Chacune de ses maximes est comme une piqûre d’épingle qui dégonfle l’idéal emphatique ou les aspirations surhumaines de l’âge qui finit. Ce témoin, cet acteur des brillants drames de l’amour et de l’ambition, une fois qu’il a quitté la scène, nous dit ce qu’il a trouvé, en lui, autour de lui ; toujours, partout, une base d’égoïsme et de calcul. Que pouvait lui offrir un Condé, un Retz, un Mazarin ? En son temps, en son monde, il ne pouvait voir que ce qu’il a vu ; et s’il faut corroborer son témoignage par d’autres, demandez à la bonne Mme  de Motte-ville, qui n’avait pas des yeux de lynx, ce qu’elle en pense : elle n’a pas pu vivre à la cour, et continuer de croire au désintéressement. Ainsi les Maximes sont comme le testament moral de la société précieuse.

Elles sont aussi son testament littéraire. Il y a encore du bel esprit, du pailletage, des concetti dans les Maximes : il y en avait surtout dans la 1re édition. Mais, à l’ordinaire, la pensée est solide, exacte : la finesse est dans le discernement et dans la notation des nuances, dans l’appropriation exquise du mot à l’objet, dans la vaste compréhension des brèves formules, qui mettent l’esprit en branle, et l’obligent à parcourir un long cercle d’idées inexprimées. Mme  de Schomberg aimait dans La Rochefoucauld « des phrases et des manières qui sont plutôt d’un homme de cour que d’un auteur ». Elle avait raison, et ce style est exquis de naturel — de naturel laborieusement exprimé, mais enfin de naturel effectivement réalisé. C’est la perfection — pour la première fois manifestée — du style mondain, point artiste, qui tire toute sa valeur de ses propriétés intelligibles.

À cette date de 1665, contemporaine des Satires, antérieure de deux ans à Andromaque, de cinq aux Pensées, les Maximes sont un événement considérable, et par leur fond, et par leur forme. Toutes mondaines d’origine, elles manifestent le pur génie du monde et sa naturelle direction. De la littérature dont on l’amuse, le monde a extrait deux formes qui n’existaient pas isolément, a constitué pour son divertissement deux genres qu’il a rendus ensuite à la littérature : les Maximes et les Portraits. Or que sont ces genres essentiellement ? Ils servent à décrire et à définir : leur contenu, ce sont les types et les lois. Ce sont donc deux genres éminemment scientifiques, des instruments d’abstraction et de généralisation : ils donnent les résultats de cette étude de l’homme qui est l’affaire de tout le siècle, avec une exacte précision, en éliminant tout ce qui est invention d’artiste, fantaisie, roman, effet sensible ou pittoresque pour le plaisir. Nulle part mieux que dans la création de ces deux genres, l’esprit mondain du xviie siècle n’a marqué son identité intime avec le rationalisme scientifique.

Aussi je ne suis pas de ceux qui estiment les Maximes de La Rochefoucauld comme un de ces chefs-d’œuvre dont la date et l’occasion font l’importance, et qui s’amoindrissent en vieillissant. Il ne faut pas les confondre avec les recueils plus ou moins ingénieux et factices qui en sont comme la postérité. Pour La Rochefoucauld, chacune de ses réflexions représente une collection de faits, et nous en peut suggérer une analogue. C’est vraiment encore aujourd’hui un précieux recueil, pour qui ne se contente pas de le lire une fois. Autour de ces maximes, chacun de nous peut distribuer son expérience, en prendre conscience, et la préparer pour l’usage en la classant. C’est un guide qui nous désenchante, même de nous-mêmes. Le remède à la naïveté, mais le remède aussi à la vanité, est là, dans ce petit volume presque tout entier excellent et substantiel, dont ceux-là seuls médiront, qui n’auront pas su s’y connaître.


2. LES MÉMOIRES : RETZ.


Le xviie siècle a gardé le même août que le xvie pour les Mémoires, et pour les mêmes raisons. Mais il s’y ajoute alors une raison nouvelle, la curiosité de démêler les variétés des sentiments et des mobiles, la curiosité de l’homme en soi : et tous les mémoires — ou les meilleurs — prennent alors tout naturellement la couleur d’un document psychologique. La délicatesse de la culture mondaine affine l’esprit et le style des auteurs, et de là vient, avec la richesse du genre, l’agrément des œuvres : il en est peu que la forme au moins ne fasse lire ; et beaucoup sont vraiment et solidement exquises. Je ne m’attarderai pas cependant à les étudier une à une [197] ; je ne fais point ici une galerie de portraits. Il me suffira de prendre pour type du genre l’œuvre supérieure qui contient et dépasse toutes les autres : je parle des Mémoires du cardinal de Retz[198], puisque ceux de Saint-Simon appartiennent décidément au xviiie siècle.

Retz écrivit ses Mémoires après 1671 : mais tout y est antérieur à 1660, esprit et style. Tandis que La Rochefoucauld dément Corneille, Retz le réalise : toute sa vie, son caractère, ses écrits, sont un commentaire perpétuel et une illustration de la tragédie cornélienne. On l’a fait d’Église malgré lui, pour conserver dans la famille l’archevêché de Paris : dès qu’il a reconnu la nécessité d’être prêtre sans vocation, peut-être sans foi, il cesse de regimber ; sa volonté se fixe un but, le ministère ; pour y atteindre, il prêche le bon peuple de Paris, il répand les aumônes ; il est populaire. La Fronde précise ses espérances : il combat, il sert, il trompe la cour, les princes ; il tient le Parlement et le duc d’Orléans ; il négocie à Rome, il y jette cent mille écus ; le voilà cardinal ; c’est une nécessité pour un prêtre qui veut être ministre. Mais la Fronde avorte, et toute son habileté le mène à une prison.

Dans sa ruine, la mort de son oncle lui donne une force avec qui la royauté devra compter : de coadjuteur il devient archevêque de Paris. On négocie sa démission : il la vend, la retire, s’évade. Pendant six ans il lutte désespérément pour sauver au moins les débris de son naufrage. On ne saurait imaginer ce qu’il dépense d’adresse, de ressources et de force d’esprit, d’éloquence, pour obtenir de rentrer en France en gardant son archevêché, où un homme comme lui pourrait recommencer une carrière, sans compter les riches revenus, qu’il ne dédaigne pas ; il faut lire ses lettres pour le connaître. Il fait jouer toutes les machines : en même temps qu’il intrigue vigoureusement, il joue au prélat persécuté, au martyr, il étale ses angoisses pastorales, d’être loin de son troupeau, de le savoir délaissé, sans guide et sans gardien ; il envoie en France des mémoires, des lettres, où respire l’âme évangélique des Athanase et des Grégoire : le merveilleux comédien !

La paix des Pyrénées le convainquit que la partie était irrémédiablement perdue. Il ne s’obstina pas : il ne chercha qu’à tomber avec grâce — en se faisant le moins de mal possible. Il s’assure sous main des intentions du roi : alors, sans marchander, sans stipuler, sans se défier, il écrit au roi une lettre où il abandonne tout ; il se démet de l’archevêché de Paris. Il a bien joué le coup de la grandeur d’âme : les compensations attendues lui sont données, de riches abbayes, dont Saint-Denis.

Il rentre en France, et sa volonté embrasse la seule vie qui pût conserver sa gloire. Il est difficile, quand on a perdu de telles parties, de vivre, de vieillir avec dignité : Retz y réussit. Il lui suffit de se donner l’air de renoncer à tout, de sembler ne garder du passé ni une espérance, ni un regret, ni un ressentiment. Il s’appliqua à payer ses dettes énormes ; il jouit de la conversation des honnêtes gens ; il écouta Boileau, Molière, qui parfois vinrent lui lire leurs œuvres nouvelles. De temps à autre, il allait à Rome, pour le service du roi, et montrait dans les négociations, dans les conclaves, que son génie ne s’était pas affaibli. Il n’aurait pas été fâché de persuader à Louis XIV qu’il était capable d’être un excellent ministre des affaires étrangères : mais il ne marqua cette secrète espérance que par l’empressement de son service. Enfin, quand il fut tout à fait certain que sa vie était finie, il se démit du cardinalat : humilité que le public admira, et qui découvrit au malin Bussy le secret du personnage. Retz est bien cornélien : toute sa vie d’un bout à l’autre est une œuvre de volonté. Rien ne le retient : religion, piété, intérêt public, probité, ce ne sont pour lui que des moyens. Rien ne l’égare aussi, pas même ses vices, ni son amour-propre, qui servent ou qui s’effacent à propos. Et par Retz se révèle l’affinité de l’héroïsme cornélien avec la virtù italienne : il est sublime d’absolue immoralité dans la grandeur d’âme continue.

Ses Mémoires sont une des occupations décentes de ses dernières années : ils suffiraient à montrer que le personnage n’a pas changé. Retz se joue impudemment de la vérité : il dit ce qu’il veut qu’on croie, il prépare sa figure pour l’immortalité. Aucun mensonge ne lui coûte pour se faire valoir : il fausse les dates, dénature ou suppose les faits. N’ayant pas, au reste, la vanité professionnelle de l’écrivain, il n’en a pas les scrupules d’art, et il copie indifféremment les documents qu’il a sous les yeux, journaux ou pamphlets, autant que cela sert à son dessein. Mais il est à noter qu’il n’affadit pas son personnage : il lui arrive de se noircir à plaisir : il ne lui déplaît pas de montrer combien son âme est supérieure aux préjugés, aux vertus des âmes médiocres. Comme il n’a pas moralisé son récit, ses mensonges n’altèrent pas la vérité générale de ses peintures : dans l’ensemble, son temps et lui y sont admirablement représentés avec une incomparable vigueur. Sa narration est chaude, vivante, pittoresque : elle est tumultueuse, « grouillante », comme la réalité, mais avec cela d’une lumineuse netteté. Il y a peu de pages qui donnent mieux la sensation du Paris des jours d’émeute, que son tableau des Barricades.

Aux narrations s’ajoutent deux éléments que Retz a su employer avec une rare maîtrise : les raisonnements politiques, et les portraits. Non par une nécessité seulement de son sujet, mais par un goût qui fut celui de toute sa génération, Retz se complaît aux réflexions sur la politique : et il y a peu de morceaux plus amples à la fois et plus profonds que le début de sa seconde partie où il recherche les causes de la guerre civile. Pascal même n’a pas signalé par un mot plus saisissant le danger de poser certaines questions sur l’origine du pouvoir, sur l’accord du droit des rois et du droit des peuples. Retz se plaît à détailler les conversations, les discussions politiques, où chaque partie fait valoir son intérêt de gloire ou de profit : et son entretien avec Condé, au début de la Fronde, fait vraiment pendant aux grandes scènes politiques de Corneille.

Le goût des portraits, Retz l’a pris aussi à son monde ; il y a été vraiment supérieur. Esquisses ou profils rapides, portraits en pied curieusement étudiés, on en trouve de toutes les sortes chez lui, et qui ne sont jamais insignifiants. En deux mots, il définit un homme, par sa propriété essentielle ; ou bien il développe tous les replis, fait valoir toutes les nuances, explique tous les rouages avec une clairvoyance qui devient à l’égard de ses ennemis la plus exquise perfidie. Il a marqué Richelieu, Mazarin, La Rochefoucauld, tous les acteurs de la Fronde, de traits inoubliables. Ce n’est pas qu’il faille toujours le croire : il fausse parfois ses portraits, non parce qu’il voit mal, mais selon l’idée qu’il veut donner de l’original. Il manque de probité, non de pénétration.

Si ses portraits ne sont pas toujours vrais individuellement, ils le sont humainement. Retz fausse l’histoire, non la psychologie. Et, portraits ou récits, ses Mémoires sont d’un bout à l’autre une peinture curieuse du jeu complexe des sentiments et des intérêts humains. Retz a une connaissance profonde de son modèle, et une connaissance pratique, non théorique. Il a pénétré l’homme, mais aussi les hommes, chaque homme : la psychologie était une partie et la base même de sa politique. Il s’entendait étonnamment à évaluer les actions ou les réactions que pouvait fournir chaque homme, de façon à y proportionner son jeu. Il faut lire avec quelle sûreté il joue de Gaston d’Orléans ; il en connaît le ressort, la peur ; mais il sait exactement les degrés et les moments, quelle pression, en quelles circonstances, produira la passivité, l’activité ou sentimentale ou oratoire ou physique, enfin le courage même.

Retz est un grand écrivain, mais il date de Louis XIII plutôt que de Louis XIV. Il a une propriété, une vivacité singulières d’expression : plus de corps et de couleur que de délicate élégance, de la vigueur même dans la finesse ; de longues périodes chargées d’incidentes et de participes, un large emploi des pronoms, souvent bien éloignés du nom qu’ils ont charge de suggérer, des archaïsmes, de libres tournures : à ces dernières marques surtout, on reconnaît un style formé avant les Provinciales.


3. LES LETTRES : SÉVIGNÉ ET MAINTENON.


Les recueils de lettres [199] sont plus nombreux encore que les Mémoires, et peut-être encore plus agréables : cette richesse et cette perfection s’expliquent aisément par la vie de société qui fait du commerce des esprits une des nécessités de l’existence, et qui, les affinant, leur impose de n’offrir à autrui que le meilleur d’eux-mêmes. Dans ce grand nombre de correspondances, je choisirai celles qui, n’émanant pas des écrivains, éclairent le mieux l’histoire littéraire, ou l’enrichissent le plus. Il convient de faire une place au roi [200], qui dans ses Mémoires et dans ses Lettres, se montre à son avantage, avec son sens droit et ferme, son application soutenue aux affaires, sa science délicate du commandement : une intelligence solide et moyenne, sans hauteur philosophique, sans puissance poétique, beaucoup de sérieux, de dignité, de simplicité, une exquise mesure de ton et une exacte justesse de langage, voilà les qualités par lesquelles Louis XIV a pesé sur la littérature, et salutairement pesé.

Parmi les courtisans et gentilshommes dont on a des lettres, deux nous arrêteront comme des types largement représentatifs : Bussy et Saint-Evremond, deux hommes d’esprit dont l’esprit a causé le naufrage, et qui ont vieilli sans emploi, en exil, l’un au fond de la Bourgogne, l’autre en Angleterre : Bussy [201], vaniteux et tempérament brutal, esprit fin, souple et sec, sans fantaisie et sans flamme, d’un goût sûr plutôt que large, d’un style net et propre en perfection, railleur, flegmatique et dangereux ; Saint-Evremond [202], spirituel et négligé, jouissant de sa nature avec un complet abandon, libertin de mœurs et de croyance, d’un goût original, à la fois Louis XIII et Régence sans rien de Louis XIV, laissant aller son style et dépouillant la préciosité par haine de l’effort et de la prétention.

La littérature tient une grande place dans les lettres de Bussy : il donne son avis sur tout ce qui parait, et il en parle à merveille, en grand seigneur qui est académicien, et ami des Pères Rapin et Bouhours [203]. Il nous aide à nous figurer l’état d’esprit de ce public qui admirera un peu pêle-mêle Benserade, La Fontaine, Perrault, Boileau, plus sensible aux qualités effectives des œuvres qu’aux principes spéculatifs des théoriciens, plus sensible surtout à la convenance qu’à l’art, à la vérité qu’à la poésie, et parfaitement satisfait de toute œuvre qui parle clairement à son intelligence : il ne cherche dans les livres que des idées, et ses idées ; il ne se préoccupe guère des anciens. Bussy les traite assez cavalièrement ; Horace n’est guère pour lui qu’un « garçon d’esprit » comme Despréaux. Saint-Evremond en use aussi librement. Tous les deux sont assez près de regarder le respect des anciens comme une dévotion de cuistre : pour eux, ils les jugent en honnêtes gens, par leur raison, sans leur attribuer de supériorité sur les modernes en vertu de leur antiquité. Voilà le public qui résistera à Racine, et qui applaudira Perrault. Ce public est à distance des chefs-d’œuvre ; il a un goût capable de les comprendre, de les aimer, distinct pourtant du goût qui les crée, et surtout inférieur. La théorie littéraire faite exactement à sa mesure, ce n’est pas celle de Boileau, c’est celle de Bouhours.

Saint-Evremond nous intéresse surtout par ses opinions philosophiques. Il est franchement incrédule, plus assuré d’avoir un estomac qu’une âme, et partant plus disposé à faire le plaisir de l’un que le salut de l’autre, gourmand par principe philosophique, et parmi les misères de la vie, comptant, pour bonnes raisons de vivre, le vin, les truffes, les huîtres : il s’assurait aussi d’avoir un esprit, et, avec l’amour, surtout après l’amour, il tint l’amitié pour essentielle au bonheur de la vie. Ils sont là tout un groupe. Saint-Evremond, Ninon [204], les deux Rémond, Lassay, un groupe de mondains épicuriens et philosophes qui ont recueilli l’esprit des « athéistes » du xvie siècle, des libertins des deux Régences du xviie, qui en conservent religieusement le dépôt pendant que triomphent la ferveur janséniste et la dévotion jésuitique, et qui seront les instituteurs hardis des incrédules du xviiie siècle. Par eux, et par les Vendôme et la cour du Temple, avant eux, par la Palatine et par Condé en sa jeunesse, par des courtisans tels que Montrésor et Saint-Ybal au temps de la Fronde, ou tels que ce Matha et ce Fontrailles qui chargeaient un crucifix l’épée à la main, en criant : « L’ennemi ! » par le chevalier de Méré, par le voyageur Bernier qui disait si bravement que l’abstinence des plaisirs lui paraissait un grand péché, plus tôt encore, par les amis et patrons de Théophile, les Montmorency et les Liancourt, par les philosophes nourris de Lucrèce et de Sénèque, on trace un grand courant de scepticisme ou de négation qui, sous les dehors chrétiens du grand siècle, relie Montaigne à Voltaire, et l’on sait à quelles sources rattacher l’esprit des œuvres de La Fontaine et de Molière.

Entre les Correspondances du xviie siècle, deux surtout ont une valeur absolue qui les range au nombre des chefs-d’œuvre de l’art classique, quoiqu’il faille se garder d’y voir des œuvres d’art. Ce sont les lettres de Mme de Sévigné et de Mme  de Maintenon : les femmes ont toujours excellé à écrire des lettres, et, parmi les hommes, ceux qui ont eu des natures de femmes, par les défauts comme par les qualités.

Une enfance sans parents, un mariage sans tendresse, un mari qui la trompe, la ruine, et se fait tuer pour une autre, la laissant veuve en pleine jeunesse, en pleine beauté, avec deux enfants à élever ; ces enfants à peine élevés, les craintes pour le fils qui va à l’armée, le désespoir surtout de perdre la fille qui suit son mari à l’autre bout du royaume, et dès lors de longues séparations qui remplissent tous ses jours d’inquiétude, de brèves réunions où sa tendresse, irritée et froissée à tout instant, envie les tourments de l’absence ; la fortune qui s’en va, l’argent difficile à trouver, le dépouillement, lent et douloureux, pour payer les fredaines du fils, l’établir, le marier, mais surtout pour jeter incessamment dans le gouffre ouvert par l’orgueil des Grignan ; une petite-fille à élever, tant de veilles, de soins, d’appréhensions, pour voir la pauvre Marie Blanche, ses petites entrailles, disparaître à cinq ans dans un triste couvent ; la vieillesse, enfin, triste avec les rhumatismes et la gêne : telle est la vie de Mme  de Sévigné [205].

Elle la porte gaiement, bravement ; elle a une nature énergique où l’intelligence domine. En général, elle a plus d’enjouement et de vivacité que de sensibilité. Elle n’eut de passion que pour sa fille, un peu aussi pour Marie Blanche, une affection calme pour son fils ; en dehors de cela, quelques amitiés solides et sereines, où son esprit prenait autant que son cœur : Fouquet, Retz, Mme  de la Fayette. En dépit donc de ses effusions maternelles, ce n’est pas une passionnée. En sa jeunesse, elle est vive et gaie, et donne prise par là aux médisants ; cela s’amortit un peu avec l’âge, mais on retrouve encore la rieuse jeune fille dans la grand’mère. Spirituelle, ironique, maligne, elle n’est point tendre, sentimentale ni mélancolique. Les larmes lui manquent, et la pitié.

Elle aime la nature, et par là ses lettres mettent une note originale dans la littérature classique : mais elle ne mêle à cet amour ni sentimentalité ni rêverie. Elle en fait de la joie, comme de tout, et une joie physique, sensuelle, une joie des yeux et des oreilles. Un printemps, c’est du roux, puis du vert : en voilà assez pour l’enchanter. A Livry, aux Rochers, elle a des bois : mais ici c’est un vert, et là c’est un autre vert. Elle a ainsi des impressions, des plaisirs d’artiste.

Elle aime les livres : elle est passionnée de comprendre et de penser. Elle a des goûts de précieuse, d’exquise mais authentique précieuse. Les grandes aventures des romans la ravissent. Corneille l’enivre ; elle est charmée de Molière, réfractaire en somme à Racine, qu’elle ne sent pas ; preuve que sa nature est foncièrement intellectuelle. Au fond, elle saisit mieux les idées que la poésie. Ses goûts vérifient en somme ce que je disais à propos de Bussy. Très solidement instruite, elle a un choix de lectures austère pour une femme. Elle lit Quintilien, Tacite, saint Augustin : Nicole ne la lasse jamais, et Pascal la transporte. De ce fonds de lectures, que son esprit applique à son expérience, sortent tant de réflexions sur la vie humaine, sur les mœurs et sur les passions, qui rendent ses lettres si substantielles. Mais sa qualité essentielle et dominante, c’est l’imagination ; et ce qui fait de ses lettres une chose unique, c’est cela : une imagination puissante, une riche faculté d’invention verbale, deux dons de grand artiste, dans un esprit de femme plus distingué qu’original, et appliqué à réfléchir les plus légères impressions d’une vie assez commune, ou les événements journaliers du monde environnant. Dans ses inégalités, dans ses vivacités d’humeur, dans ces caprices où son jugement va à la dérive, quand elle prophétise sur Racine ou sur le chocolat, dans sa dévotion, sincère assurément, mais sans fièvre, jusque dans son idolâtrie maternelle, qui lui fait adorer de loin la fille avec qui elle ne peut vivre sans disputer, l’imagination domine. Elle a une puissance de se figurer les sentiments qui dépasse sa capacité immédiate de sentir. Voyez son admirable lettre sur la mort de Turenne, elle l’écrit au bout d’un mois, lorsqu’elle a déjà parlé dix fois du fait. Au lieu de s’émousser, l’impression s’avive en elle, parce que lentement, à mesure que les circonstances lui parviennent, son imagination en élabore une représentation complète : et c’est de cette vision que jaillit le récit définitif, simple, objectif, et saisissant comme la réalité même. En un mot, elle est artiste, et comme telle, sa personne n’est pas la mesure de son œuvre ; par cette riche faculté de représentation qu’elle possède, elle se donne des émotions que la simple affection ne ferait pas naître, et elle émeut plus qu’elle n’a elle-même d’émotion.

De là encore dérive ce don rare par lequel elle fait sortir le pathétique des idées abstraites : elle a cette forme supérieure de l’imagination qui érige en symboles les objets sensibles, et fait transparaître l’universel dans l’expression du particulier. Lisez la sublime demi-page sur la mort de Louvois : ce pathétique n’est pas un épanchement irrésistible de tendresse ou de sympathie sur les choses ; il naît du saisissement de lire à travers certaines formes de la réalité vivante les vérités métaphysiques devant lesquelles sa raison frissonne. Une mort lui révèle toute la mort. C’est le pathétique de Bossuet.

Cette force d’imagination dans un tempérament froid fait la valeur de la peinture que Mme  de Sévigné a tracée de la société de son temps. Ses Lettres nous sont une image merveilleusement fidèle de la vie noble au xviie siècle, dans tous ses aspects et ses emplois, à la cour, en province, aux champs, à la comédie, au sermon, dans l’intimité domestique, dans les relations sociales, dans la représentation des grandes charges : les impressions journalières de Mme  de Sévigné font un des documents d’histoire les plus sincères qu’on puisse consulter. On a peut être trop admiré jadis les lettres étourdissantes où elle déploie sa virtuosité : la lettre aux épithètes, la lettre des foins, etc. Ce sont là des tours de force ou des gentillesses qui n’ont guère de conséquence. Mais les ardeurs de sa dévotion maternelle, ses sensations de la campagne, ses jugements littéraires, ses inquiétudes métaphysiques, ses tableaux de mœurs, voilà tout autant de catégories de lettres, richement fournies, et dont l’avenir ne baissera pas le prix.

Mme  de Sévigné écrivait naturellement, ce qui ne veut pas dire négligemment. Il y a peu de lettres qui soient des effusions toutes spontanées et irrésistibles de l’âme, comme celles qu’elle écrit à sa fille dans la première angoisse des séparations. Le plus souvent, même avec sa fille, Mme  de Sévigné surveille son inspiration, choisit, et fait effort pour dégager les qualités de son esprit, ou l’intérêt des choses. Elle avait passé par l’Hôtel de Rambouillet, où l’on se piquait de bien faire les lettres. Entre deux ordinaires, elle fait sa provision d’idées, de faits, elle leur donne forme en son esprit, et, quand elle se met à sa table pour écrire, elle peut laisser trotter sa plume. Encore soyez sûr qu’elle l’a bien en main, qu’elle la surveille, et ne la laisse pas s’emporter au hasard. Elle écrit cette langue riche, pittoresque et savoureuse, que parleront tous ceux qui auront formé leur esprit dans la première moitié du siècle, et sans quitter jamais le simple ton de la causerie, elle y mêlera les mots puissants, qui évoquent les grandes idées ou les visions saisissantes.

Mme  de Maintenon [206] a l’air d’être la raison même : elle l’est devenue en effet ; mais il y avait en elle une imagination hardie, une ardente sensibilité, qu’elle a lentement, douloureusement domptées. Elle, la raison même, Racine était son poète, tandis que Mme  de Montespan goûtait mieux Boileau : ces préférences mettent à nu le fond des âmes.

La vie, qui d’abord lui fut dure, l’obligea à se retrancher tout ce qui n’était pas sens pratique et vertu utile. Née dans une prison, orpheline de bonne heure, enfermée dans un couvent pour y être convertie, nourrie par charité chez des parents sans tendresse, la petite fille de D’Aubigné épouse à seize ans Scarron, un bouffon infirme, pour échapper à la misère, où le veuvage la replonge. Elle vit d’une petite pension, et des cadeaux de quelques amis, qu’elle s’ingénie à payer par des services : à l’Hôtel d’Albret, à l’Hôtel de Richelieu, chez les Montchevreuil, elle porte sa belle humeur, son activité, son humilité, tenant peu de place, et faisant toutes les besognes. La voilà chargée d’élever les enfants de Mme  de Montespan : c’est le coup de fortune, qui change sa vie. Peu goûtée de Louis XIV d’abord, elle le séduit à force de douceur et de raison, elle est sa confidente, son amie, jusqu’à ce que la mort de Marie-Thérèse la fasse femme du grand roi. Elle n’avait pas songé d’abord à cette grandeur. Elle avait voulu seulement s’assurer de quoi ne pas manquer de pain en sa vieillesse. Elle resta à la cour, sur le conseil de ses amis, de son confesseur, pour guider le roi dans l’affaire de son salut. Elle le fit dévot.

Elle ne gouverna pas le royaume. Elle ne fut pour rien dans la révocation de l’édit de Nantes. Mais ses sympathies, ses antipathies de femme et de dévote pesèrent d’un grand poids sur les décisions du roi dans le choix des ministres, des généraux, de tous ceux enfin à qui le bonheur public était confié. Elle livra ainsi l’État, dans des circonstances terribles, à des gens qui n’étaient bons que pour suivre une procession. Elle se mêla aussi directement aux affaires où les princes qu’elle avait élevés, ceux qu’elle aimait, avaient intérêt : de là son rôle dans celles d’Espagne.

En une chose, cette femme de sens eut du génie : c’est en matière d’éducation. Elle était née institutrice. De ce côté-là il n’y a presque rien en elle que d’excellent, souvent d’admirable. On sait comment elle fonda Saint-Cyr, pour élever gratuitement deux cent cinquante demoiselles nobles, à qui le roi assurait ensuite des dots pour se marier ou entrer en religion. Mme  de Maintenon fut une éducatrice merveilleuse, d’un sens droit et ferme, d’une finesse singulière, d’un tact exquis, d’un art infini pour manier et façonner les âmes. Elle appliqua aux filles le grand principe pédagogique que Port-Royal avait posé : elle voulut faire des caractères droits et des esprits justes. Pour le détail, elle ramène tout au rôle futur de la femme : il faut qu’elle soit à la hauteur de tous les devoirs, et il faut qu’elle aime tous les devoirs. Peut-être tend-elle trop à développer les vertus actives qui rapportent : on sent dans cette morale un peu terre à terre une femme que la vie a battue et rapetissée. En somme, son œuvre à Saint-Cyr est excellente, et ses Lettres nous l’y font estimer, aimer même. Là, elle est absolument aimable en effet, étant absolument franche, et désintéressée. Elle s’est dévouée à ses filles, mais elle leur a dû toute la joie de sa vieillesse. Là seulement, et quand elle s’occupe d’elles, s’efface ce goût de tristesse amère, de lassitude accablée, d’ennui pesant, qui se fait sentir dans les lettres qu’elle écrit de la cour.

Toute cette correspondance est d’un écrivain de premier ordre : Mme  de Maintenon a une propriété, une netteté, une brièveté sans sécheresse, une justesse aisée, une grâce de bon sens naturel et limpide, qui faisait rendre les armes à Saint-Simon même. Et si l’horizon de Mme  de Sévigné est plus large, si elle a des inquiétudes plus hautes et plus philosophiques, Mme de Maintenon a une expérience sûre et profonde de la nature humaine et des tempéraments individuels, une de ces expériences d’institutrice et de directrice d’âmes à qui rien ne se dérobe : on aime à entendre une personne de si bon sens et si bien informée, qui a perdu ses illusions sans en trop vouloir à autrui.


4. MADAME DE LA FAYETTE.


Je rattacherai le roman à l’étude des genres et groupes d’écrits qui appartiennent proprement à la société, polie du xviie siècle, et ne contiennent rien qu’elle n’y ait mis. Dans la seconde partie du siècle, en effet, comme dans la première, aucun artiste ne s’empare encore de cette forme, et c’est une femme du monde qui en fournit le chef-d’œuvre.

Mme  de la Fayette [207], que La Rochefoucauld estimait la femme la plus vraie qu’il eût connue, était une fine et adroite personne, très intelligente et point sentimentale, dont le style est, avec celui de Bussy, et mieux encore, la perfection du style mondain : elle a un style aisé, vif, sans affectation, sobre et net, lumineux plutôt qu’outré, sans passion ni grands éclats ni ampleur de geste, avec une pointe sèche de gaieté, et une malice aiguë, parfois meurtrière.

Elle réduisit le roman héroïque en dix tomes de Mlle  de Scudéry à des proportions plus délicates et à des sentiments plus humains. Zayde (1670) n’est encore qu’un abrégé du Cyrus : matière et disposition, c’est le même genre en miniature. Mais la Princesse de Clèves (1678) marque un progrès : c’est une transposition du tragique cornélien dans le roman. La précision de l’analyse, l’énergie fière des âmes, la conception de l’amour vertueux et l’écrasement de l’amour sous l’honneur, tout rapproche la Princesse de Cleves de l’œuvre de Corneille. Même le sujet, c’est Polyeucte moins la religion : une honnête femme qui aime un autre que son mari, et qui va chercher auprès de son mari un appui contre l’amour. Rien au contraire, ni dans le thème, ni dans la subtile précision des analyses, ne rappelle Racine. Mme  de la Fayette peint des esprits qui s’embrassent, se pénètrent et comme se fondent intimement : ce n’est pas là encore la passion sans épithète et sans restriction. Par le goût, ce roman exquis, malgré sa date, est antérieur au réalisme artistique dont sortent au même temps presque tous les chefs-d’œuvre. Mais il marque un renversement d’influences, et le moment où la tragédie qui, jusque vers le milieu du siècle, fut sous l’action du roman, la repousse définitivement et lui renvoie au contraire la sienne.

Il sera vrai, à bien des égards, de dire que le mouvement réaliste d’après 1660 sera une réaction du bon sens bourgeois contre la littérature aristocratique, spirituelle et fantaisiste. On en voit la preuve dans le roman, où Furetière [208] reprend la voie non de Scarron — qui, avec son imagination exubérante et tout espagnole, est le bouffon du grand monde — mais de Sorel, un ennemi, celui-là, des emphatiques, des galants et des précieux. Furetière est un ami de Boileau et de Racine, un des compagnons de leur jeunesse, leur camarade de cabaret, le complice de leurs plaisanteries à l’adresse de Chapelain. Mais ce n’est pas un artiste : son Roman bourgeois est une collection assez incohérente de portraits et de satires. Il y dessine divers types de la vie ordinaire et des classes moyennes : un procureur et sa femme, un avocat, un plaideur, une coquette de la bourgeoisie, un homme de lettres. Les noms sont réels, non romanesques : Javotte, Vollichon, Jean Bedout. Certaines scènes sont d’une franchise remarquable, de vrais morceaux de réalité, sincèrement transcrite, sans outrance et sans esprit. A côté de cela, des plaisanteries de littérateur, des satires qui seraient aujourd’hui des chroniques du Figaro ou de la Vie Parisienne, une raillerie spirituelle et vigoureuse des romans et de l’esprit romanesque, des marquis et des ruelles. Ce Roman bourgeois nous offre, entassés pèle-mêle, parfois bruis, et parfois dégrossis pour l’usage, des matériaux identiques à ceux que les grands artistes du temps emploieront à la description des mœurs et à la satire du faux goût.


5. LES ÉRUDITS BÉNÉDICTINS.


La plus grande partie de ce chapitre nous fait apercevoir la société polie des salons et de la cour. Tout à l’heure, avec Furetière, nous avons rencontré la bourgeoisie, dont les lettres de Guy Patin [209], ce médecin parisien si frondeur et si caustique, nous offriraient un type un peu antérieur et contemporain du monde précieux, dont nous rencontrerons encore le type tout à l’heure chez nos grands écrivains, mais un type élargi, affiné par le double contact des anciens et de la cour. Par les orateurs de la chaire, nous pénétrerons dans la société ecclésiastique.

Mais il est un coin de ce monde du xviie siècle, où nulle œuvre littéraire ne nous mène, et sur qui cependant nous ne saurions négliger de jeter un coup d’œil. Je veux parler des érudits, les Du Cange [210], les Baluze, et tous ces bénédictins dont l’immense labeur a illustré le nom de l’ordre, les Luc d’Achery, les Mabillon, les Ruynart, les Montfaucon. Beaucoup d’entre eux ont laissé des lettres où revivent ces originales figures d’érudits, qui cherchèrent la vérité avec une passionnée indépendance sans cesser d’être d’humbles chrétiens. Mais n’eussent-ils pas écrit de lettres, il n’en faudrait pas moins indiquer ici qu’ils vécurent et travaillèrent : car leur œuvre, étrangère à la littérature, et même souvent à la langue française, a préparé le merveilleux développement de la critique, de l’histoire, de l’archéologie, de toutes ces sciences où la littérature du xviiie siècle et celle du xixe siècle ont trouvé quelques-uns de ses plus authentiques chefs-d’œuvre.


CHAPITRE II

BOILEAU DESPRÉAUX


1. La poésie de Boileau : impressions d’un bourgeois de Paris. Art réaliste. Technique savante. — 2. La critique de Boileau. Les Satires : leur portée et leur sens. Les victimes de Boileau. — 3. L’Art poétique : défauts et lacunes. Valeur de la doctrine : définition du naturalisme classique. Alliance du rationalisme et de l’art : l’imitation de l’antiquité. Importance du métier. Des ornements et du sublime.

De 1660 à 1668, Boileau[211] compose neuf satires, sa dissertation sur Joconde, et son Dialogue des héros du roman ; de 1668 à 1677, il écrit neuf épîtres, son Art Poétique (1674), sa traduction de Longin, quatre chants du Lutrin (1674), qui ne sera achevé qu’en 1683 ; de 1687 à 1698, des épigrammes contre Perrault, neuf Réflexions sur Longin (1692-1694), trois Épitres, deux Satires ; de 1703 à 1710, des épigrammes contre les Jésuites et la Satire XII (1705). Voilà les principaux points de repère dans l’œuvre de Boileau. Elle peut se considérer de deux points de vue, selon qu’on y cherche un poète ou un critique.


1. LA POÉSIE DE BOILEAU.


Boileau est un petit poète doublé d’un grand artiste. Si nous cherchons la poésie dans son œuvre, nous ne la trouverons ni dans les pièces purement morales, qui sont banales dans le lieu commun et lourdes dans le paradoxe, sans intérêt et sans vie, ni dans les satires littéraires, où il y a de la couleur, de l’éloquence même, une éloquence un peu courte et essoufflée, mais décidément rien de plus : des morceaux épiques ou lyriques, nous tirerons la conclusion que Boileau est à peu près aussi épique que Chapelain, et aussi lyrique que La Motte.

Au reste, ses origines, sa vie, son tempérament, sa conversation, tout en lui exclut l’idée d’une forte nature poétique. C’est un bourgeois de Paris, de vieille bourgeoisie parisienne, né et élevé entre la Sainte-Chapelle et le Palais, mort au Cloitre-Notre-Dame, et qui dans ses soixante-dix ans de vie n’a guère quitté Paris que pour Auteuil ; quelques séjours à Bâville, chez Lamoignon, ou à Hautisle, chez Dongois, deux voyages à la suite du roi, une saison à Bourbon, épuisent la liste des déplacements de ce Parisien renforcé. Dans son ascendance, dans son alliance, des magistrats, des procureurs, des marchands : rien que de franchement bourgeois. Il l’est lui-même au plus haut point.

C’est un bon homme, dont la réelle élévation d’âme, le désintéressement, la bonté, la loyauté s’enveloppent de formes un peu âpres et brusques : économe, soigneux de son bien, un peu sensuel du côté de la table, aimant les bons dîners, les bons vins, les bons compagnons, rieur et railleur, éclatant en originales et plaisantes saillies, peu dévot et toujours prêt à se gausser des gens d’Église, très indépendant d’esprit et très soumis à l’autorité : le plus doux des hommes avec sa mine de satirique. Les problèmes métaphysiques et les ardeurs mystiques ne le tourmentent point : il est toute raison, il a le bon sens le plus positif et le plus pratique. Il ne vit jamais que des disputes de mots dans les querelles théologiques, même dans celle du jansénisme, auquel il ne tint que par une sympathie d’honnête homme et par certaines amitiés personnelles.

Il n’avait pas de sensibilité : on ne lui connaît pas une passion ; il n’aimait dans la campagne que le silence, le loisir et le repos ; il y cherchait, si je puis dire, plutôt des satisfactions hygiéniques que des jouissances sentimentales ou esthétiques. Il avait une bonté intellectuelle sans tendresse, et il aimait ses amis solidement, vigoureusement, sans agitation ni expansion. Il était vif, pétulant, irascible, contredisant, têtu : humeur qui n’est pas en soi poétique, et qu’il dépensait toute à la défense de ses idées.

Il avait une nature d’esprit avide de vérité, mais de vérité démontrée, évidente, tangible : il était passionnément raisonnable, raisonneur, et rationaliste. Aussi le système de Descartes le satisfit-il parfaitement. Et ce qu’il y goûta, ce fut vraiment l’essentiel du cartésianisme, le principe et la méthode. Il fut plus cartésien que chrétien, chrétien seulement d’occasion, par respect des puissances, et parce que la méthode, entre les mains de Descartes, avait fait sortir des conclusions qui autorisaient en somme la foi. Il n’estimait que la vérité scientifique, c’est-à-dire constante et générale : le particulier n’intéressait pas cette intelligence, éprise d’universel. Il méprisait la théologie, qu’il avait effleurée, le droit, qu’il savait, l’histoire, qu’il ignorait : il ne regardait l’antiquité, qu’il adorait, ni en philologue, ni en archéologue, ni d’aucun point de vue que celui du littérateur. Il avait l’esprit très philosophique, et peu de connaissances ou de curiosité philosophiques ; il n’avait en morale qu’une science commune et superficielle, et ni théoriquement ni pratiquement il n’avait de grandes lumières sur la vie de l’âme humaine : il fait exception dans le xviie siècle par son manque de sens psychologique. Il a la culture étroite, l’intelligence exclusive, le préjugé tenace de l’écrivain artiste, pour qui rien n’existe hors de la littérature. Il l’a aimée uniquement ; mais il y a trouvé pour lui, il y a placé pour les autres un principe de noblesse morale, un engagement à se mettre au-dessus de tous les sentiments mesquins.

Jusqu’ici, cette âme, cet esprit, même en leurs plus hautes parties, ne nous offrent rien que de prosaïque. Mais nous n’avons pas tout vu. Ce bourgeois positif et raisonnable a des sens et des sensations d’artiste : il s’intéresse aux choses extérieures, il a le don de les voir, et le don de les rendre. Il n’ajoutera rien à sa sensation : car il n’a pas d’imagination ; il réveillera exactement et représentera sa sensation. Il est réaliste par tempérament. Sa poésie sera donc une peinture réaliste des choses extérieures qui sont situées dans le cercle de son expérience : les sensations qu’il rendra seront celles d’un bourgeois de Paris, à qui Paris est familier dès l’enfance, avec ses rues, son Palais, ses églises, ses bruits, son peuple, ses modes, toutes les particularités de sa physionomie et de sa vie. De ces impressions de Parisien sont faites les satires III et VI, une bonne partie du Lutrin, les plus forts endroits de la satire X : et le vrai Boileau, le Boileau original et qui compte en art, est là. La rue grouillante et bruyante, un intérieur, un dîner, une procession, des chantres à la taverne, des profils de poètes, de médecins, de chanoines, un jardin de banlieue, et une face bâillante de jardinier, voilà la nature, vulgaire et bornée, que Boileau rend avec une franchise, parfois une crudité singulière. Il fait penser à certains petits Hollandais ; ou, si vous voulez, c’est le Coppée, nullement sentimental, du grand siècle.

Mais ce siècle et même son propre esprit ont combattu, gêné, comprimé son tempérament. À l’expression simplement réaliste des choses extérieures et communes, Boileau a mêlé ses malices de bourgeois indévot, ses épigrammes de polémiste littéraire : il a tâché le plus souvent de mettre des idées, de l’intelligence dans ses vers, d’en pénétrer ou d’en entourer ses sensations. Il a eu la superstition du sujet : étant né pour faire de petits tableaux d’une grande intensité d’impression, sans signification intellectuelle ni liaison rationnelle, il a inventé des lieux communs d’une banalité désespérante pour les encadrer, comme dans la satire X. Il a sué sur des transitions. Il a donné ses impressions pour des arguments, il a mis des intentions, ou des prétentions morales dans sa peinture. De là la composition dure, incohérente de ses satires, et la grande supériorité du détail sur l’ensemble.

Si l’on ne recherche dans les vers de Boileau que des impressions, on lui rendra justice. Il a fait, sans se douter qu’il en faisait, des transpositions d’art étonnantes pour le temps : il a rendu par des mots, dans des vers, des effets qu’on demande d’ordinaire au burin ou au pinceau. Et il a une précision, une vigueur, parfois une finesse de rendu qui sont d’un maître. Dans le Repas ridicule, dans les Embarras de Paris, dans la Lésine de la satire X, la réalité vulgaire est traduite avec une exactitude puissante : et dans le Lutrin, ce qui est purement pittoresque et traduisible par le dessin et la couleur, profils et gestes de chanoines, de chantres, meubles, flacons, « natures mortes », tout cela est indiqué d’un trait sûr et léger, avec une charmante sincérité.

Est-ce de la poésie ? Je ne sais : car qui décidera s’il y a, s’il peut y avoir une poésie vraiment, absolument réaliste ? Mais c’est de l’art à coup sûr, et du grand art, par la probité de la facture solide et serrée, par le respect profond du modèle, par le large et sûr emploi du métier. Boileau a le sentiment très net et très juste du vers comme forme d’art. Pardonnons-lui d’avoir usé de l’alexandrin classique, coupé à l’hémistiche, et qui proscrit l’hiatus et l’enjambement : il a du reste varié ses coupes plus qu’on ne le remarque d’ordinaire. Entendons bien sa doctrine de la rime asservie à la raison ; cela veut dire que la forme doit réaliser avec fidélité, avec précision l’idée, et que la rime raisonnable est la rime expressive. Il condamne les rimes banales : il cherche à rimer richement, curieusement. Tout cela est d’un artiste. Mais surtout il a une rare délicatesse d’oreille : il a le sens et la science des rythmes, des sonorités, de leurs rapports subtils et efficaces au caractère de l’objet, aux émotions du lecteur. La matière de sa poésie est petite, le champ de son talent est étroit : mais la perfection de sa forme le fait grand, et donne une rare valeur à son œuvre. Rappelons-nous que Flaubert refusait d’en médire : il reconnaissait en Despréaux un artiste, un maître qui avait égalé son exécution à son intention.


2. LA POLÉMIQUE DES SATIRES.


Mais le critique, pour nous, dépasse le poète, ou l’artiste : et la raison en est qu’ici Boileau ne représente plus dans son œuvre son tempérament personnel, mais le génie de son siècle, et la commune essence des grandes œuvres.

L’œuvre critique de Boileau se divise en trois parties, qui correspondent à trois périodes de sa vie littéraire : dans les Satires, il attaque la littérature à la mode ; dans l’Art poétique, il définit sa doctrine ; dans les Réflexions sur Longin, il la défend.

Boileau fonda dans les Satires la critique littéraire, à peu près inconnue avant lui. On avait des Poétiques, des Arts, ou traités généraux et didactiques : et l’on avait, contre les œuvres particulières, des libelles, injurieux ou venimeux. On ne trouve d’examen impartial que chez Corneille, parlant de ses propres pièces, et chez D’Aubignac, qui mêla dans sa Pratique du théâtre la critique à la théorie. Sous cette réserve, Boileau fut vraiment le premier à se constituer conseiller du public dans le jugement des écrits, à entreprendre, sans passion personnelle, pour de pures raisons de goût, de démolir ou d’élever les réputations littéraires.

Le public fut surpris d’abord de la vigueur et de l’insistance de ses attaques, et nombre de gens le prirent pour un médisant forcené : Montausier mit vingt ans à lui pardonner. Mais parmi la foule des auteurs que les Satires atteignaient, certains noms plus cruellement raillés, plus impitoyablement ramenés sous les yeux du public, indiquaient l’intention du poète et le sens général de ses attaques : dans la satire I, Saint-Amant et Chapelain ; Chapelain dans la satire VI ; dans la satire II, Quinault et Scudéry ; Chapelain dans la fameuse parodie du Cid ; Chapelain dans la IVe satire ; Chapelain dans le Discours au Roi, Chapelain dans le Dialogue des héros de roman, avec Mlle  de Scudéry et Quinault ; Chapelain encore, et Quinault, et Mlle  de Scudéry et l’abbé Cotin dans la Satire III ; dans la satire VIII, Cotin ; dans la IXe enfin, dans cet admirable et terrible abatage de réputations, Cotin et Chapelain, avec Quinault, Saint-Amant, Théophile, et vingt autres.

Ce que Boileau immole, ce sont les maîtres de la littérature précieuse, leurs genres et leur goût : les froides épopées avec Chapelain et Scudéry, les romans extravagants avec Mlle  de Scudéry, les petits vers alambiqués avec Cotin, la tragédie doucereuse avec Quinault ; c’est la poésie sans inspiration et sans travail, la négligence prosaïque et prolixe, la fantaisie subtile ou emphatique, les sentiments hors nature et les expressions sans naturel. Il fait le procès à toutes les œuvres où manquent et la vérité et l’art. Il oublie le burlesque, qui est pourtant une des principales voies par où la fantaisie aristocratique s’est tirée loin de la nature : mais le burlesque aura son fait dans l’Art poétique.

Cependant Boileau donnait nettement à entendre ses préférences. Il offrait à l’auteur de l’École des femmes des stances courageuses et la satire II ; il opposait l’auteur d’Alexandre à l’auteur d’Astrate ; et dans une dissertation en prose, il osait humilier l’Arioste devant l’imitateur de sa Joconde. Racine, Molière, La Fontaine, ces choix étaient un programme. Peu à peu, le public prit conscience de la valeur exacte des Satires : elles l’aidèrent à débrouiller son propre goût, elles en hâtèrent la maturité et en fixèrent l’orientation. Il y prit le courage de s’ennuyer librement, et de se plaire sans scrupule, selon la propre et intrinsèque vertu des œuvres.

Mais les battus n’étaient pas contents, et rendirent coup pour coup. Cotin, Coras, Boursault, Carel de Sainte-Garde, Saint-Sorlin, Pradon, Bonnecorse [212], de 1666 à 1689, tentèrent d’écraser l’auteur de ces meurtrières Satires. Ils ne surent qu’injurier grossièrement ou chicaner puérilement. Chapelain, pratique et sournois, tout en déchargeant sa bile dans un sonnet et dans des lettres privées, fit retirer par Colbert à Despréaux le privilège, que le roi lui rendit ensuite, pour l’impression de ses œuvres. Mlle  de Scudéry cabala pour fermer l’Académie au railleur de Cyrus.

Boileau ne répondit à aucune attaque [213] : à quoi bon se justifier d’avoir fait servir sur une table parisienne des alouettes au mois de juin ? ou d’avoir pillé Horace et Juvénal ? à quoi bon démontrer qu’il n’avait pas manqué à la majesté du roi, ou qu’il n’était pas athée, ou qu’il n’avait pas été bâtonné ? Les deux idées sérieuses qu’il pouvait distinguer parmi les invectives et les sottises, qu’avait-il à y répondre ? puisqu’aussi bien l’une était un éloge : c’est quand Pradon lui donne le talent de peindre « en vers frappants » la réalité vulgaire ; — et l’autre exprimait bien ce qu’il était et voulait être : c’est quand tous, successivement, lui reprochaient de n’être qu’un bourgeois, et de n’entendre rien au sublime des ruelles. Il suivit donc bonnement sa voie, et quand il eut ridiculisé ses adversaires, par des traits si justement assenés qu’ils sont devenus inséparables de leur mémoire, et partie intégrante de leur définition, il exposa les principes de son goût dans son Art poétique, auquel la neuvième Épître se joint nécessairement.

Il n’y a pas à réhabiliter les victimes de Boileau. Il y eut dans sa polémique des exagérations, des brutalités, des exécutions sommaires : nous qui voyons quelle œuvre il faisait, où il tendait, nous ne pouvons lui en vouloir d’avoir un peu vivement prié les Chapelain et les Saint-Amant de faire place aux Racine et aux La Fontaine. Entre les deux luttes qu’il soutint, au temps de son triomphe incontesté, en 1683, Boileau a concédé du mérite à Chapelain, de l’esprit à Quinault, du génie à Saint-Amant, à Brébeuf, à Scudéry : est-ce assez ? En 1701, il adonné du génie à Cotin même : n’est-ce pas trop ? On a tenté en notre siècle bien des réhabilitations : on a pu relever Théophile, Saint-Amant ; mais les grandes victimes sur qui s’acharna Despréaux, il les a tuées pour jamais, et si bien tuées qu’il ne dépendait pas de lui-même de les ressusciter dans ses heures de clémence. Ce que l’on peut dire de mieux en faveur de quelques-uns, c’est que Boileau leur était redevable et continuait leur œuvre. Chapelain fut en son temps un des ouvriers de la doctrine classique. Mais, en 1660, il arrêtait le mouvement, loin d’y aider. Par indécision de goût, par complaisance d’homme du monde, il couvrait de son autorité la poésie à la mode, les précieux, les négligés : il n’était plus qu’un obstacle, dont il fallait à tout prix débarrasser la littérature. Et de là, la complète, et nécessaire, et irrévocable exécution des Satires.


3. L’ART POÉTIQUE.


L’Art poétique a ses défauts : une lacune de l’esprit de Boileau y apparaît. Son exposition est incohérente, alors que sa doctrine est d’une parfaite cohésion. Il pense par saillies ; il n’a pas la faculté oratoire d’enchaîner, de subordonner, de faire converger ses idées. Elles jaillissent séparées, rayonnant autour de quelques foyers principaux. Quand il veut les relier directement l’une à l’autre, ces ponts qu’il établit, et qui sont ses transitions, sont aussi maladroitement jetés que possible : rien de plus ridicule que les transitions du second chant. Le quatrième chant tout entier est un appendice dont on ne sent pas d’abord l’utilité : il n’y est pas question de littérature, mais de morale. En voici le sens : Boileau n’a garde de poser la moralité comme un des éléments constitutifs de l’œuvre d’art : seulement, il l’exige de l’artiste. Si la vérité, la sincérité sont les lois suprêmes de l’art, il n’y a plus lieu, dès que l’artiste est honnête homme, d’exiger qu’il ait le dessein formel et particulier de faire une œuvre morale : quoi qu’il fasse, il la fera morale, en vertu de sa nature. Et voilà pourquoi Boileau poursuit le débraillé, le parasitisme, l’envie, la bassesse chez les poètes, comme les chevilles ou le galimatias dans les vers. Mais il n’a pas marqué nettement la liaison de ses conseils moraux à ses règles esthétiques.

Quant au fond, l’Art poétique préjuge une grande question : y a-t-il une beauté, partant un goût absolus ? Boileau n’en doute pas, et n’estime pas que certaines formes littéraires soient liées à certains états de civilisation, ni que l’idéal poétique puisse être relatif et variable selon le génie des peuples. Aussi ne s’est-il pas soucié de ce qu’on appelle l’histoire littéraire, l’étude du développement des littératures et des genres, l’examen des conditions et des milieux, qui dans une certaine mesure déterminent la direction du génie littéraire et les formes de son expression. Cela se sent dans l’Art poétique : il ignore tout ce qui n’est pas la littérature, et une bonne partie de la littérature. Tout le moyen âge lui échappe, comme à presque tous ses contemporains : il voit le xvie siècle moins nettement que Chapelain ou Colletet. Même dans l’antiquité, il se représente très confusément, très inexactement, d’après Horace et Aristote, la naissance et les progrès du théâtre : il n’a pas l’idée de ce qu’est une ode de Pindare et de ce qui la différencie d’une ode de Malherbe ; il n’a pas sur Homère les inquiétudes ingénieuses d’un abbé d’Aubignac [214] ; Homère est un très grand, très grand monsieur, le plus fort et le plus adroit artiste qu’on ait jamais vu. Ainsi s’explique la confiance de Boileau en ses « règles » ; elles définissent la perfection absolue, universelle, nécessaire, celle où doivent tendre toutes les œuvres qu’on fera, et d’après laquelle on doit juger toutes les œuvres qu’on a faites. Il y a un type du sonnet, un type de la tragédie, un type de l’épopée : absolument comme dans un problème de mathématiques il y a une solution vraie, à l’exclusion de toutes les autres. Quelque étroitesse de goût résulte nécessairement de ce rigorisme dogmatique.

Boileau a séparé les genres avec trop de précision. On est revenu aujourd’hui de leur confusion, et l’on reconnaît que leur distinction est fondée en raison. Mais il faut que ce soit la nature même qui les distingue et les maintienne, comme elle maintient à peu près les espèces animales. C’est affaire à l’expérience de montrer s’il y a des formes mixtes qui soient légitimes, c’est-à-dire viables et permanentes. Boileau a parqué trop soigneusement les espèces littéraires : il les a multipliées aussi trop facilement. Il a compté comme espèces de simples variétés : élégie, ode, sonnet, ballade, chanson, il n’a pas vu que tout cela, c’étaient les variétés de l’espèce lyrisme ; tout à la description des variétés, il n’a pas aperçu la définition de l’espèce. Il n’a pas saisi non plus le lien plus délicat, mais non moins réel, du bucolique à l’épique.

Il y a, dans le détail du poème, des incohérences ou des erreurs que les principes même de Boileau devaient lui faire éviter. Séduit outre mesure par les anciens, il a loué dans l’églogue précisément le manque de réalité : cédant trop complaisamment au goût mondain, il a préféré la « mignardise » de Térence au robuste naturel de Molière. Il a défini l’épopée comme Chapelain et Scudéry, « un roman héroïque en vers, merveilleux, allégorique et moral » : par superstition d’humaniste, il a, contre Desmarets [215], maintenu la mythologie dans la poésie française comme un système d’élégants symboles, sans s’apercevoir quel démenti il donnait ainsi à son vigoureux réalisme ; et par une légèreté de bourgeois indévot, il a estimé que le « diable » des chrétiens était toujours et partout un objet ridicule : ce théoricien de la poésie fermait tout bonnement la poésie au sentiment religieux.

Mais on a tort de lui reprocher des omissions : dans son Art poétique, il parle des genres poétiques, de ceux où le vers est essentiel, et qui ne subsistent pas quand on l’enlève, comme le sonnet, l’ode, l’épopée, la tragédie même. Mais pourquoi parlerait-il de la Fable ? il l’omet comme le conte, comme l’épître, comme le genre didactique, qui tous peuvent se traiter également en prose et en vers.

La part marquée, aussi grande que possible, aux imperfections de l’Art poétique, il y reste une grande et forte doctrine, faite de deux pièces finement ajustées : elle combine le rationalisme moderne avec l’esthétique gréco-romaine ; elle mêle les deux courants du cartésianisme et de l’humanisme.

Le point de départ de l’Art poétique est celui du Discours de la méthode : la raison, départie à tous, est en nous la faculté supérieure, dominatrice et directrice des âmes, douée spécialement de la propriété de discerner le vrai du faux. Toutes les pensées et les expressions des pensées doivent avant tout satisfaire la raison :

Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

La raison fait donc la beauté : donc encore, la beauté sera quelque chose d’absolu, de constant, d’universel ; car ce sont là les trois caractères par lesquels les choses satisfont à la raison. Mais ainsi, la beauté sera identique à la vérité :

Rien n’est beau que le vrai.

Mais, le vrai, à son tour, c’est la nature

Mais la nature est vraie…

Et elle porte avec elle son évidence :

…Et d’abord on la sent.

Ainsi la nature fournit à la poésie un objet universellement et immédiatement connu pour vrai, par la représentation duquel la poésie fournit un plaisir raisonnable, c’est-à-dire universellement et constamment perceptible à tous les esprits : voilà la première idée fondamentale de l’Art poétique. Raison, vérité, nature, c’est tout un [216] ; et Boileau, par ses formules favorites, qui ont révolté tant de lecteurs superficiels, pose seulement en principe le respect du modèle naturel.

La doctrine qu’il établit est franchement « naturaliste ». Quand il répète : « Tout doit tendre au bon sens », il n’étouffe pas plus l’imagination qu’un peintre qui recommande à ses élèves de faire « d’après nature ». Il proscrit la fantaisie, l’esprit : il exige la probité, l’oubli de soi-même, la concentration de toutes les forces de l’esprit, de toutes les ressources du métier dans l’expression du pur caractère de l’objet. Ce « naturalisme », c’était précisément ce qui manquait aux victimes des Satires, dont l’ordinaire défaut était de déformer la nature ou de l’exclure.

L’imitation de la nature est le principe de la beauté dans la poésie : mais quelle nature imitera-t-on ? jusqu’à quel degré sera poussée l’imitation ? Le tempérament de Boileau — les satires pittoresques en donnent la preuve — le poussait à répondre : toute nature est objet de l’imitation artistique ; et l’imitation n’a pas d’autre limite que l’identité avec l’objet. Mais son goût a refréné son tempérament. Sous l’influence de certains préjugés contemporains, il a posé certaines bornes étroites au domaine, et certaines restrictions fâcheuses à l’exactitude de l’imitation artistique. Cependant, si l’on ne s’arrête pas aux détails, on voit que son but reste en somme l’équivalence de l’image à l’objet, la vraisemblance (au sens étymologique), l’illusion. Voyez comment il loue la vérité des personnages dans Térence :

Ce n’est plus un portrait, une image semblable:
C’est un amant, un fils, un père véritable.

Seulement, l’art ayant pour objet un plaisir, la ressemblance doit aller jusqu’où le plaisir cesse; l’imitation d’une réalité hideuse ou horrible doit être agréable. Sinon, on sort de l’art.

En général, aussi, le champ de l’imitation n’est borné que par les caractères intrinsèques du vrai et du rationnel. Il n’y a pas de science du particulier, ni de l’exception : il n’y a vérité qu’où il y a universalité et permanence. La nature que la poésie imitera sera donc la nature commune, celle qui est partout et toujours, les objets qui existent en vertu de ses lois éternelles, non pas les accidents de l’individualité, ni les bizarreries des phénomènes monstrueux. Ainsi la tragédie ne peindra pas les individus, Néron ou Auguste, mais des types humains dans les apparences Auguste ou Néron. On remarquera, en passant, que sous ce principe tombent l’histoire, expression des formes passagères, perception des différences et non de l’identique, et le lyrisme, manifestation du subjectif, émanation de la plus intime individualité. Il y avait moyen de les sauver, en vertu même du naturalisme : mais ni Boileau ni le xviie siècle n’y ont songé.

Dans son naturalisme, Boileau trouve le moyen de fonder en raison l’admiration, l’imitation des anciens. Ils sont grands, parce qu’ils sont vrais : ils ont su voir, ils ont su rendre la nature. Et c’est la nature reconnue dans leurs œuvres, qui nous ravit. Ainsi ils peuvent nous enseigner à voir et à rendre. L’immortalité de leurs œuvres garantit l’excellence de leur méthode. Donc, l’antiquité, c’est la nature ; et imiter l’antiquité, c’est user des meilleurs moyens que l’esprit humain ait jamais trouvés pour exprimer la nature en perfection. Voilà comment Boileau achève l’œuvre commencée il y a plus d’un siècle par Ronsard, et fait triompher définitivement la doctrine qui voulait régler la poésie moderne sur l’idéal ancien, sur les modèles anciens. Il n’y parvient qu’en la réduisant au rationalisme. Du coup, l’idolâtrie servile du xvie siècle est transformée en estime raisonnable.

Mais il vaut la peine d’y faire attention pour consoler ceux qui ont cru le génie français opprimé par le culte de l’antiquité : la raison ne reçoit de loi que d’elle-même ; et, du moment que c’est la nature qu’on aime dans l’antiquité, il pourra bien arriver que parfois (comme dans l’épopée ou l’églogue) on reçoive pour vraie nature ce qui n’existera pas hors des œuvres anciennes ; mais il arrivera bien plus communément qu’on trouvera dans les œuvres anciennes la nature contemporaine, crue éternelle ; et si elle n’y est pas, on l’y trouvera cependant. En d’autres termes, le xviie siècle fera les anciens à son image, plus encore qu’il ne se fera à l’image des anciens, et — son absence de sens historique venant en aide à son rationalisme — il modernisera l’antiquité.

Il résulte de ce qui précède que la perfection de la poésie ne consiste pas dans la nouveauté : et Boileau signale au contraire la nouveauté comme une des plus dangereuses séductions qui puissent égarer un poète. Il ne faut se soucier que de la vérité : les âmes et les arbres d’aujourd’hui sont pareils aux âmes et aux arbres d’il y a deux mille ans. Mais l’originalité jaillira de l’étude sérieuse du modèle, et de l’effort consciencieux pour y égaler l’imitation. De là vient qu’on peut reprendre sans scrupule les sujets des anciens : une fable de Phèdre, une tragédie d’Euripide, une comédie de Plaute. L’invention demeure entière dans de vieux sujets. On conçoit aussi pourquoi il n’y a rien de servile dans le respect de Boileau pour les œuvres consacrées par le temps. Le consentement universel est signe pour lui de vérité : si trente siècles et dix peuples ont adoré Homère, c’est que ces siècles, ces peuples ont reconnu la nature dans Homère ; et il y a chance qu’elle y soit, si tant d’individus si différents de mœurs et de goût l’y ont vue.

L’imitation des anciens fournit à Boileau le moyen de transformer en forme d’art l’observation de la nature. Elle l’aide à éviter l’écueil du positivisme littéraire, qui est la négation et la suppression de l’art. C’est là que conduisait le rationalisme cartésien, qui, traitant scientifiquement la poésie, devait méconnaître la nature et la valeur de la forme poétique : n’y voyant que les signes des idées, il n’y exige que la clarté et la justesse, il la réduit à un système d’abstractions. Grâce aux modèles anciens, qu’il eut le mérite de comprendre et de sentir comme œuvres d’art, Boileau maintint la notion de l’art dans la littérature.

À vrai dire, la transformation de son naturalisme scientifique en naturalisme esthétique ne se fit pas sans quelque peine. La soudure des deux doctrines n’est pas toujours très bien faite, et l’on sent un peu de difficulté à mettre partout d’accord la vérité, équivalent rationnel de la nature, avec la vraisemblance, qui en est l’expression artistique. Cependant on saisit sa pensée à travers l’insuffisance de l’expression : il faut la vérité, et il faut la vraisemblance ; la vraisemblance, c’est la vérité rendue sensible par une forme d’art.

On a souvent attaqué Boileau sur la part qu’il faisait à l’art. On lui a reproché d’étouffer l’imagination par des règles sévères : rien de plus indiscret et de plus faux. Enseigner le dessin, ce n’est pas comprimer, c’est armer le génie du peintre. Si on relit le début de l’Art poétique, on y trouvera sans peine que Boileau exige du poète la vocation, le don naturel et spontané. Il croit même — avec raison — que les aptitudes poétiques sont spécialisées pour l’un ou l’autre des principaux genres : on est épique, ou élégiaque, ou dramatique. Si l’on n’est pas né poète, il ne faut pas faire de vers, et si l’on n’est pas né poète épique, il ne faut pas faire d’épopée. Cela dit, Boileau passe. Pourquoi ? parce qu’il n’y a pas d’enseignement qui donne le génie. Il s’adresse à ceux qui l’ont, et il va leur apprendre le métier.

Est-il utile aujourd’hui de justifier l’importance que Boileau attribue au métier, de prouver que le génie ne dispense pas du métier, et qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre sans métier ? Jamais Boileau ne fut plus artiste que dans son estime de la technique. Tout le premier chant de l’Art poétique n’est qu’une exposition des procédés essentiels de la technique classique. Il pose les lois de la versification, qui sera correcte d’abord, mais aussi harmonieuse, expressive ; il pose les lois du style, qui sera correct et clair, mais efficace et expressif, les lois de la composition qui sera juste et proportionnée : vers, langage, plan, ce sont trois moyens, qui doivent concourir à approcher l’objet naturel, sans le déformer, de l’esprit du lecteur.

Puis il passe aux genres : les genres, subdivisions des arts, sont comme eux des conventions qui font abstraction d’une partie des caractères naturels pour en mettre quelques-uns en lumière. Les règles des genres se tirent de leurs définitions ; et l’imitation de la nature se détermine, en sa manière, par les règles du genre que l’auteur élit. Chez les anciens, les genres se distinguaient par la forme, par le mètre : chez nous, ils se distinguent surtout (du moins les principaux) par le fond, par l’impression, la forme restant libre dans une large mesure. La Renaissance et le xviie siècle, par conséquent Boileau, mêlent la théorie ancienne et l’idée moderne. Boileau définit un certain nombre de genres fixes, où la couleur, l’impression peuvent varier, non le mètre ; il énonce minutieusement les règles du sonnet, pour qui il semble avoir la dévotion d’un précieux, ou d’un Parnassien. D’autres genres, surtout les grands genres, sont définis par le caractère intellectuel et sentimental de leur imitation : satire, ode, épopée, tragédie, comédie. Les règles formelles y sont peu nombreuses, et connues, comme les unités dramatiques, que Boileau énonce en deux vers, ou la coupe en actes, qu’il ne se donne pas la peine d’indiquer.

Les grands genres, où Boileau s’arrête en son 3e chant, sont l’épopée, par tradition antique, et par respect d’Homère et de Virgile, la tragédie et la comédie, par tradition aussi, mais surtout par sentiment de leur importance actuelle, par goût personnel et conscience du goût commun de son siècle. Il demande à la tragédie la vérité, l’intérêt, la passion ; je n’insisterai pas sur l’idée qu’il nous donne d’une tragédie psychologique et pathétique, composée par un artiste curieux et scrupuleux : c’est inutile ; cette tragédie dont Boileau nous développe la formule abstraite, nous la retrouverons tout à l’heure, vivante, dans Racine. Car c’est à Racine qu’il a constamment songé : Racine avait réalisé son idéal.

Molière ne l’a pas satisfait : il a préféré Térence, plus par préjugé mondain que par superstition pédante. Car, ici, Boileau a subi le joug fâcheux de ses idées d’homme bien élevé : il a voulu imposer à la comédie le ton des salons, par suite il ne lui a laissé à peindre que la vie des salons. Il donne d’abord le principe naturaliste :

Que la nature donc soit votre étude unique.

Mais il le restreint aussitôt :

Étudiez la cour et connaissez la ville.

Voilà pour l’objet : quant à l’expression, il la veut fine, délicate, observatrice de toutes les bienséances mondaines. Cela mène à la comédie spirituelle du xviiie siècle : Destouches, Gresset, Collin d’Harleville, voilà ce qui peut sortir de la théorie de Boileau. Il n’a pas vu que la source vive, inépuisable, où s’alimente la comédie, toute la comédie, même la plus haute, c’était la farce populaire, et non la plaisanterie moderne : de là sa rigueur contre Molière, qu’il trouve trop peuple, entendez trop chaud, trop franc, trop grossièrement vivant. Voilà la grande erreur et la grande inconséquence de Boileau dans sa théorie du comique : et c’est autrement grave que de proscrire le mélange du rire et des larmes, que de condamner à l’avance le drame, les pièces mixtes.

Il y a un point où le naturalisme classique diffère beaucoup de celui de nos contemporains. Il ne regarde pas seulement l’objet ; il regarde aussi l’esprit humain, auquel il veut présenter l’objet ; et tant par une règle d’urbanité mondaine que par une tradition artistique de l’antiquité, il fait effort pour présenter l’objet par ses caractères agréables à l’esprit. Il se dorme pour mission de mettre en contact les deux natures, celle des choses et celle du public, et il tient compte de l’une aussi bien que l’autre. C’est une chose curieuse que cet art du xviie siècle qu’on accuse de n’avoir connu que la froide raison, est celui qui fait le plus une loi d’adapter la nature à l’esprit, et qui pose nettement le plaisir comme sa fin suprême, comme la condition nécessaire et presque suffisante de la perfection. À la tragédie, il donne un ordre d’émotions ; à la comédie, un autre : et la représentation vraie des choses ne lui suffit pas, si on ne donne à cette représentation un agrément ou pathétique ou plaisant. Et voilà encore qui limite le choix ou détermine l’expression des objets : il en faut extraire, ou il y faut insinuer un caractère sensible, par où ils soient doux à l’âme. Cette méthode n’est pas sans danger, elle peut mener à humaniser la nature à l’excès ; mais le génie consistera à trouver des agréments dans la vérité, et à faire que le plaisir du public soit attaché aux mêmes choses où consiste la fidélité de l’imitation.

De cette conception du but de l’art, résultent certaines particularités du langage de Boileau ; au vrai, au simple, au naturel, qu’il réclame, s’ajoutent des expressions faites d’abord pour inquiéter : le pompeux, le noble, le fin, l’agrément, l’ornement. En général, ces mots qui impliquent une intervention de la personne de l’artiste et une accommodation de la nature à l’esprit, se rapportent à l’idée, que l’art ne saurait se passer de plaire. Sa fonction consiste à établir un rapport entre les choses et l’esprit, de façon que l’esprit goûte la vérité des choses. Mais la grande loi reste toujours la vérité, d’autant que ces natures tout intellectuelles du xviiee siècle ne sauraient se plaire aux objets où leur raison ne trouve point de vérité. Il ne faut pas par conséquent attacher trop de sens, ni un mauvais sens, à toutes les expressions de Boileau qui nous semblent des dérogations à la probité ordinaire de son naturalisme. J’ai signalé ses défaillances particulières : elles n’altèrent point la portée générale de sa doctrine. Il faut en le lisant bien définir les mots dont il se sert, et l’on verra, par exemple, quand il trouve du sublime dans une phrase assez vulgaire d’Hérodote, ou quand Ménage en trouve dans la satire des Embarras de Paris, on verra que pour Boileau et pour Ménage, pour les gens de ce temps-là, le sublime répond à peu près à ce que nous appelons l’intensité expressive du langage.

Voilà, dans ses grandes lignes, la doctrine de l’Art poétique. Le poème eut un très grand succès. Le siècle y reconnut son goût, un peu parce qu’il n’y remarqua que ce qui était adéquat à son goût. La querelle des anciens et des modernes, dont nous parlerons en son temps, montra que l’accord n’était pas parfait entre l’auteur de l’Art poétique et le monde qui l’admirait. Mais, au contraire, l’accord était parfait entre Boileau et le groupe des grands écrivains qui ont illustré la fin du siècle : l’art naturaliste qu’il s’est appliqué à définir nous donne la formule même des chefs-d’œuvre. Il a eu conscience de ce qu’on pouvait faire en son temps, et il a aidé de plus grands génies que lui, La Fontaine, Racine, Molière, à en prendre conscience. De là l’autorité qu’ils lui ont reconnue. Ne serait-il que le théoricien du xviie siècle, sa place dans notre littérature serait grande. Mais il se pourrait que son naturalisme, dans lequel un rationalisme positiviste se combine avec la recherche d’une forme esthétique, et qui pose ces trois termes comme identiques ou inséparables, plaisir, beauté, vérité : il se pourrait que ce fut en somme la doctrine littéraire la plus appropriée aux qualités et aux besoins permanents de notre esprit [217].


CHAPITRE III

MOLIÈRE


1. De Jodelle à Molière. La comédie précieuse de Corneille. Comédies espagnoles et italiennes : le Menteur. Premières esquisses de caractères. Fantaisie et bouffonnerie. Les farces. — 2. Molière : vie et caractère. — 3. Son œuvre : le style. Les plagiats. Objet de la comédie : le vrai, plaisant et instructif. Les règles. La plaisanterie. L’intrigue. Les caractères : types du temps et types généraux. Puissance de l’observation et justesse de l’expression. — 4. La morale : complaisance pour la nature ; opposition au christianisme. Nature et raison. Caractère pratique et bourgeois de cette morale : le mariage et l’éducation des filles. Place de Molière dans notre littérature. — 5. Molière n’a pas fait école. Comédies bouffonnes. Comédies d’actualité ou de genre. La fantaisie de Regnard ; le réalisme de Dancourt et de Lesage.

J’ai pu retarder le tableau du développement de la comédie, comme celui du développement de la tragédie, et pour les mêmes raisons. Il nous faut maintenant remonter aux origines, c’est-à-dire à l’année 1552, où Jodelle fait représenter, à la suite de sa Cléopâtre captive, une comédie intitulée Eugène, ou la Rencontre, et même un peu au delà, aux premières traductions de Térence ou de l’Arioste[218].

1. DE JODELLE À MOLIÈRE.

Notre comédie du xvie siècle, depuis l’Andrienne jusqu’aux trois dernières comédies de Larivey (1540-1611), n’est qu’un reflet de la comédie des Italiens. Ici nous n’avons même pas besoin de remonter aux anciens : Charles Estienne, Ronsard, Baïf[219] se mettent en face de Térence, d’Aristophane ou de Plaute ; mais leur exemple n’est pas suivi. C’est aux Italiens [220] qu’on va directement, et exclusivement. Leur exemple vaut assez pour imposer la prose à certains de nos auteurs, en dépit des exemples contraires des anciens. Intrigue, dialogue, types, comique, tout vient d’eux, et ceux qui essaient ou se vantent de faire des compositions originales [221], ne se distinguent pas du tout des traducteurs.

Les pièces sont très intriguées, les conversations longuement filées, les types soigneusement caractérisés et poussés tantôt dans la vulgarité réaliste, tantôt dans la fantaisie bouffonne, marchands, bourgeoises, entremetteuses, ruffians, capitans, parasites ; les situations et le ton vont aisément jusqu’à la plus grossière indécence. Cette comédie est sans rapport direct avec notre vieille farce française : les jeunes filles et l’amour, avec le dénouement du mariage, y tiennent une telle place que cela seul suffit à séparer les deux genres. Les rapports qu’on serait tenté de trouver entre eux s’expliquent soit par la nature et les origines de la comédie des Italiens, soit par l’étrange liberté des mœurs et du ton dans toutes les classes en France au xvie siècle.

Quelques pièces, comme celle des Contents d’Odet de Turnèbe (1584), valent par la franchise du style, qui dissimule le factice de ces arrangements de sujets étrangers. L’œuvre la plus considérable du xvie siècle, et par le nombre et par le mérite des pièces, est celle de Larivey : on a de lui neuf comédies, toutes prises aux Italiens [222]. Ses prologues mêmes ne sont pas originaux : de là vient qu’il signale les œuvres anciennes auxquelles chaque pièce doit quelque chose, et fait le silence sur les œuvres italiennes dont toutes ses pièces sont traduites. L’auteur italien faisait hommage aux anciens de leur bien, et l’auteur français l’a suivi : mais il n’a pas eu de contact direct avec eux. Ainsi, dans sa comédie des Esprits, Larivey n’a vu Plaute qu’à travers Lorenzino de Médicis, et la fusion de l’Aululaire et de la Mostellaria s’est offerte à lui toute faite dans l’Aridosio du prince florentin. Comme les tragédies du même temps, les comédies étaient représentées dans des collèges ou des hôtels princiers, et les recueils de Larivey furent sans doute imprimés sans qu’aucune des pièces qu’ils contiennent eût été jouée [223].

Avec ses mérites de style et de pittoresque, la comédie du xvie siècle est donc purement littéraire et artificielle. Aussi la comédie disparaît-elle à peu près avec l’école de Ronsard. Lorsque Hardy fonda, ou de moins le théâtre nouveau, la comédie n’y a point de place : la chose s’explique toute seule. La tragi-comédie et la pastorale, qui étaient plus en faveur que la tragédie même, enfermaient quelques éléments de la comédie : les autres étaient détenus par la farce, dont la représentations, suivait à l’ordinaire la tragédie et la comédie. Cette farce, toute populaire et grossière, était très en faveur [224] : à l’Hôtel de Bourgogne, Gros Guillaume, Gaultier Garguille, Turlupin faisaient les délices du public, et l’on goûtait les Prologues bouffons de Bruscambille. Au Pont-Neuf, devant la boutique de l’opérateur Mondor, son frère Tabarin s’immortalisait par des parades. Tragi-comédie et farce rendaient la comédie inutile. Aussi (le second recueil de Larivey mis à part) ne s’étonnera-t-on pas de ne pas rencontrer plus de quatre ou cinq comédies entre 1598 et 1627.

La comédie fut rétablie par Rotrou (1628, ou plutôt 1630), Corneille (1629), Mairet (1632) [225]. Le Cid et Horace, en (déterminant la tragédie, en la purgeant de comique, aidèrent la comédie à se définir ; un peu gênée, et incertaine de sa limite tant que se soutint la tragi-comédie, elle élimine pourtant peu à peu le tragique. Les œuvres se multiplient : Desmarets (1637), d’Ouville (1641), Gillet de la Tessonnerie (1642), Scarron (1645), Boisrobert (1646), Th. Corneille (1647), Quinault (1653), Cyrano de Bergerac et Tristan (1654) enrichissent le genre et le conduisent à Molière. Même de 1649 à 1656, la comédie prend le pas sur la tragédie : sa vogue est parallèle à celle du burlesque.

Dans cette période (1627-1658), la couleur de la comédie est à peu près trouvée dans l’exclusion du pathétique ; mais on cherche la matière, et l’on tente diverses directions. Tout au début, alors que les comédies étaient rares encore, Corneille fit une tentative des plus originales [226]. Il créa une comédie à peine comique, toute spirituelle, qui était la peinture, non la satire ni la charge, de la société précieuse : il y introduisait des honnêtes gens sans ridicules, qui avaient le ton, les manières, les idées du monde ; il montrait . avec un goût curieux de réalité certains lieux connus de Paris, la galerie du Palais avec ses marchands, ses boutiques, son va-et vient d’acheteurs et d’oisifs. C’est une comédie où on n’oublie pas l’heure du dîner, où un amant éconduit, sans se tuer ni perdre l’esprit, s’en va faire un tour de six mois en Italie. Cadre et fond, caractères et milieux, tout est d’une vérité fine dans ces œuvres sans précédent et sans postérité. Corneille fut seul à exploiter cette veine ; encore l’abandonna-t-il bientôt lui-même, pour se tourner vers l’imitation des Espagnols.

Car, en ce temps-là, les anciens fournissent assez peu ; les Italiens, davantage [227] : mais le grand fonds où l’on puise, et où puisaient du reste eux-mêmes les Italiens du xviie siècle, c’est le répertoire espagnol. Rotrou, d’Ouville, Boisrobert, Scarron, les deux Corneille [228] s’attachent à Lope, Tirso, Rojas, Alarcon, Moreto, Calderon, adaptant, coupant, ajoutant, transformant au gré de leur fantaisie, et parfois à la mesure de quelque acteur. Le Menteur de Corneille (1644) est la plus charmante, la plus originale, et la plus française de ces adaptations. On en a parfois bien surfait l’influence. Elle tire sa valeur surtout de son style qui est d’une qualité rare, et du tact avec lequel Corneille a déterminé quelques-unes des conditions du genre : il fixe la comédie dans son juste ton, entre le bouffon et le tragique ; il marque le mouvement du dialogue, vif, naturel et agissant ; et, bien qu’il n’ait pas précisément dessiné de caractères, il place dans la forme morale du personnage principal la source des effets d’où jaillit le rire.

Mais ce dernier mérite se rencontrera mieux dans certaines œuvres moins délicates de goût et de style, qui, avant et après le Menteur, dirigeaient plus nettement la comédie vers son véritable objet. Les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin (1637) [229] sont la première étude de caractères généraux qu’on ait faite d’après nature, avec intention formelle de placer le plaisir du spectacle dans la fidélité de la copie : et ces caractères sont des types ridicules de la société polie. Le Pédant joué de Cyrano (1654) [230] est une œuvre énorme et disparate, où ressortent des parties d’excellente comédie, et notamment une vigoureuse étude de paysan niais et finaud. Le Campagnard de Gillet de la Tessonnerie (1657) est une peinture satirique de la grossièreté provinciale, dont s’égaient la cour et la ville. Il y a dans ces trois œuvres les éléments d’une comédie de mœurs, image des travers attribués à chaque classe et des ridicules sociaux : il y a dans les deux premières quelques éléments d’une comédie de caractères, largement humaine. Et n’étant point faites d’après des originaux étrangers, elles indiquaient clairement la vie contemporaine comme le modèle d’après lequel il faut travailler.

Originales ou imitées, les comédies dont nous parlons ont pour caractère commun l’énormité du comique. Des intrigues chargées, romanesques et surprenantes, des types d’une bouffonnerie chimérique, tout conventionnels, tels que le parasite, le matamore, au bien des types de la réalité contemporaine, poussés jusqu’aux charges les plus folles, une profusion de lazzi et de saillies qui s’échelonnent depuis le calembour ou l’obscénité du boniment forain jusqu’à la pointe aiguisée des ruelles, voilà la comédie de la première moitié du xviie siècle. À mesure qu’on approche de Molière, la verve est plus copieuse, mais la caricature plus truculente, plus épaisse, plus démesurée : c’est le temps de Scarron, de Cyrano, de Thomas Corneille. Le grand Corneille se distingue par sa finesse : il ne se rattache guère au comique contemporain que par l’Illusion comique. Ce comique incline à la farce : et jamais il n’est plus vivant, ni plus naïf que lorsqu’il y plonge [231].

On peut se demander comment une société qu’on se figure si délicate et si polie, a pris plaisir à de telles œuvres : mais qu’on lise Tallemant, on ne s’étonnera plus. La délicatesse est dans le mécanisme intellectuel et à la surface des manières : le tempérament reste robuste, ardent, grossier, largement, rudement jovial, d’une gaieté sans mièvrerie, où la sensation physique et même animale a encore une forte part.

Au-dessous de cette comédie subsiste toujours la farce ; et plus due du Menteur, plus que d’aucune des comédies que j’ai nommées, la comédie de Molière relève de la farce. Les ennemis du poète l’accusaient d’avoir acheté les mémoires de Guillot Gorju : c’est une fable, mais vraie d’une vérité de légende. Molière est un farceur. Remarquez son progrès : il fait d’abord l’Étourdi et le Dépit, pièces littéraires du type usuel en 1650, analogues aux pièces des Boisrobert et des Scarron. Mais est-ce de là que sortent les Précieuses, Sganarelle, ces petits actes, ses premiers chefs-d’œuvre, dans lesquels il prend conscience de son idéal ? Ne sortent-ils pas plutôt de ces farces qu’il composait aussi en province, et dont quelques titres et canevas nous sont connus. Don Garcie ensuite est une rechute dans la littérature à la mode : mais viennent l’École des maris, l’École des femmes, où tous les éléments italiens et latins n’empêchent pas qu’on sente l’esprit mordant et positif des conteurs et des farceurs français. N’entrevoit-on pas aussi plus d’une fois que les farces de la jeunesse de Molière ont été les germes des comédies de sa maturité ?

En réalité Molière est parti de la farce : tout ce qu’il a pris d’ailleurs, il l’y a ramené et fondu, il l’en a agrandie et enrichie. La farce lui a appris à faire passer l’expression naïve et plaisante des sentiments avant l’arrangement curieux de l’intrigue et les grâces littéraires de l’esprit de mots. Et si sa comédie est à tel point nationale, c’est qu’il ne l’a pas reçue des mains de ses devanciers comme une forme savante aux traditions réglées ; il l’a extraite lui-même et élevée hors de la vieille farce française, création grossière, mais fidèle image du peuple ; il l’a portée à sa perfection sans en rompre les attaches à l’esprit populaire. N’en déplaise à Boileau, si Molière est unique, c’est parce qu’il est, avec son génie, le moins académique des auteurs comiques, et le plus près de Tabarin.


2. MOLIÈRE : SA VIE.


L’œuvre de Molière est objective et impersonnelle : on ne saurait se dispenser pourtant de jeter un coup d’œil sur sa vie, qui nous aide à comprendre comment ses comédies offrent un si solide fond d’observation morale.

Peu d’existences furent plus rudes [232] : la vie de comédien nomade qu’il mena pendant douze ans, était riche en déboires et en fatigues. Une fois établi à Paris, une fois en possession de la gloire et du succès, il aurait pu regretter les durs temps de sa jeunesse. L’École des femmes déchaîna contre lui des haines furieuses de gens de lettres et de comédiens ; rien ne fut épargné en lui, ni l’auteur, ni le comédien, ni l’homme. On l’accusa de n’être qu’un farceur, un plagiaire : on l’accusa d’indécence, d’impiété, d’inceste. Il fit tête bravement. Mais à peine est-il sorti de cette bagarre, que le Tartufe soulève tous les dévots, vrais et faux, jésuites et jansénistes, chrétiens rigoristes et auteurs jaloux : par le Don Juan, Molière jette imprudemment de l’huile sur le feu. Le roi l’abandonne avec bienveillance. À sa mort, les passions ne désarment pas : on a peine à obtenir la permission de l’ensevelir.

Au milieu de ces luttes, il lui faut faire vivre sa troupe, amuser le roi : il est directeur, comédien, auteur : il va figurera Versailles, à Saint-Germain, à Chambord, dans les ballets ; il joue à Paris dans ses pièces, dans celles des autres auteurs, dans des tragédies : et parmi cette agitation, parmi ces multiples et accablantes occupations, il écrit en treize ou quatorze ans près de trente pièces, dont beaucoup sont en cinq actes, et beaucoup, grandes ou petites, des chefs-d’œuvre.

Cependant sa vie intime était douloureuse : un mariage disproportionné, où la femme était trop jeune et légère, le mari trop épris et trop occupé, l’empoisonna d’inquiétudes et d’amertume. Il souffrit profondément : mais il n’était pas sentimental, bien que sérieux et mélancolique. De sa vie intérieure comme de sa vie extérieure, de ses chagrins et de ses passions comme de ses courses et de ses luttes, il tira de l’expérience une large connaissance des travers, des faiblesses, des vices de la commune humanité.

Une imprudente et légèrement ridicule idolâtrie a faussé, noyé, affadi les traits réels de sa physionomie. Sachons le voir comme il est, avec sa belle énergie et son infatigable activité, son bon sens ferme et fin, ses instincts généreux, humains, bienfaisants. Mais enfin, c’était un homme, et un comédien ; et il y avait d’étranges mœurs parmi les comédiens du xviie siècle, et les Béjart furent pires parmi les pires. Molière vivait dans le monde le plus libre de son temps et le plus irrégulier. Il fut faible contre ses passions, peu rigoriste, et même relâché en certaines matières. Les ennemis de Molière l’ont calomnié, j’en suis persuadé : même ainsi, il ne faut pas regarder de trop près son mariage. Ces choses-là sont de celles où il ne faut pas insister : il y a assez d’autres parties à aimer dans Molière, et je viens à son œuvre.


3. L’ŒUVRE DE MOLIÈRE : COMIQUE ET VÉRITÉ.


Il y a d’abord une question dont il faut nous débarrasser : celle du style de Molière. La Bruyère, Fénelon, Vauvenargues, Schérer l’ont accusé de mal écrire [233]. On lui a reproché du barbarisme et du jargon, des phrases forcées, des entassements de métaphores, du galimatias, des impropriétés, des incorrections, des chevilles, des répétitions fatigantes, un style inorganique. « Molière est aussi mauvais écrivain qu’on peut être. » (Schérer.)

Faisons la part du vrai : les négligences abondent dans Molière, et son style a tous les défauts, les taches, les bavures que l’extrême l’rapidité de la rédaction y peut mettre. Pour suffire à tous ses emplois, et écrire encore tant de pièces, il fallait que Molière improvisât : et cela se sent. Mais, pour être juste, il faut reconnaître que, malgré tout, Molière est un admirable écrivain. Est-ce le jargon des paysans et des servantes, des Suisses et des provinciaux, que La Bruyère n’aime pas ? sont-ce les formes incorrectes du parler populaire ? Molière fait parler chaque caractère selon sa condition ; le style est une partie de la vérité du rôle, et blâmer dans ses pièces le jargon provincial, campagnard ou populaire, c’est reprendre le choix des personnages et des sujets qui exigent ces formes du langage : ce qui change totalement la question.

Mais, au fond, ce que n’admettent pas La Bruyère, Fénelon et Vauvenargues, c’est que Molière n’emploie pas le langage des honnêtes gens, le langage épuré des précieuses et de l’Académie, qu’on parle dans les salons et qu’on écrit dans les livres. Il faut passer condamnation là-dessus. Molière se moque des Précieuses, et n’épargne même pas l’Académie ni son Vaugelas. Né près du peuple, absent de Paris pendant douze années, il est resté à l’écart du travail que faisait la société polie sur la langue ; et quand il revient, en 1638, il garde son franc et ferme style nourri d’archaïsmes, de locutions italiennes ou espagnoles, de façons de parler et de métaphores populaires ou provinciales, un style substantiel et savoureux, plus chaud que fin, plus coloré que pur, brusque en son allure et assez indépendant des règles savantes ou du bel usage. Ses règles, à lui, sont la justesse et l’énergie, et la convenance dramatique : il observe celle-ci jusqu’à parler, quand il faut, le pur langage des ruelles et de la cour.

Le tempérament de Molière n’explique pas seul qu’il n’ait pas soumis son style au goût du grand monde : il avait d’autres raisons. Le style fin et discret ne passe guère la rampe. Le style intense, chargé, emporté de Molière, est merveilleusement efficace. Les qualités qu’il a négligées, ou sont inutiles, ou sont des défauts à la scène. Son vers et sa prose sont faits pour être dits, et non pour être lus. Les critiques ne s’en sont pas doutés : ils ont jugé ses comédies comme des livres. M. Schérer se plaint de ces phrases qui se répètent, se juxtaposent, toujours reliées par la conjonction et : c’est la nature même, et l’allure générale de la conversation. Nombre de phrases mauvaises, longues, confuses, qu’on trouve chez lui à la lecture, s’organisent spontanément dans la bouche du comédien : ce sont des phrases pour les oreilles, non pour les yeux.

Une seconde question sera vite écartée aussi : celle des plagiats de Molière. Non plus que Racine ou La Fontaine, il ne se soucie d’inventer ses sujets : il les demande à Plaute, à Térence, aux comédies littéraires des Italiens, à leur commedia dell’arte, aux contes italiens et français : il utilise Boccace, Straparole, Sorel, des nouvelles et des comédies de Scarron, des comédies de Larivey, de Desmarets et de bien d’autres. « Je prends mon bien où je le trouve », lui fait-on dire. Ce serait fort bien, s’il n’avait pris parfois mot pour mot des scènes entières : ainsi au Pédant joué de Cyrano de Bergerac, à la Belle plaideuse de Boisrobert. Il y a là certainement un procédé que les mœurs littéraires d’aujourd’hui n’admettent plus. Mais, d’abord, le succès l’a justifié, et, sans lui, on ne saurait guère si Boisrobert ou Cyrano ont écrit des scènes si plaisantes : c’est à lui qu’ils doivent de n’être pas plus oubliés qu’ils ne sont. Puis, tout ce qu’il prend, Molière le choisit, parce qu’il y a reconnu l’expression juste d’un original qu’il connaît dans la vie ; et il le retouche de façon à faire éclater cette vérité d’expression. N’y mît-il que de très légères retouches, comme dans ses fameux plagiats, elles sont si délicates et si justes qu’elles dégagent avec puissance le caractère du portrait.

Molière cherche toujours à faire vrai. Mais il ajoute à la vérité deux caractères qui appartiennent essentiellement aussi au genre : il faut qu’elle soit plaisante, et morale. La vérité des peintures doit faire rire les honnêtes gens et corriger les mœurs.

Les règles n’embarrassent guère Molière. Il y voit des « observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir qu’on prend » au théâtre ; et par conséquent « la règle de toutes les règles », et qui contient les autres, c’est de plaire. Au reste, il n’a aucune intention révolutionnaire : et dans la mesure où ses sujets le comportent, il se soumet aux unités. Elles s’étaient établies sans bruit dans la comédie : il était plus facile d’y réduire les sujets de pure invention dont l’ordonnance est à la disposition de l’auteur.

Personne ne peut trouver à redire, quand toutes les maisons sont rassemblées sur la même place, autour de la scène ; et l’on ne s’étonne pas, quand de simples bourgeois descendent dans la rue pour causer, comme quand des rois ou des reines sortent de leur chambre pour dire leurs secrets. La comédie garda donc une liberté, qui fut refusée à la tragédie. Molière change le lieu, quand il y a intérêt ou nécessité : ainsi dans le Médecin malgré lui et dans le Don Juan. Mais quand il prend un lieu unique, il le traite parfois hardiment comme un lieu de convention, tout irréel : voyez l’École des Femmes. On ne songe pas à se demander, dans Tartufe ou dans les Femmes savantes, si, réellement, tous les personnages ont dû venir dans cette même salle.

Molière use de même du temps : le temps est réel dans le Misanthrope ; Alceste est pris en un état de crise qui ne doit pas durer, et une journée de la vie mondaine peut suffire aux affaires de la comédie. Mais dans Don Juan, le temps est de convention, au moins pour certaines scènes : afin d’en avoir l’équivalent réel, il faut diluer la brièveté rapide de l’action dans un temps plus long. Ainsi, lorsque don Juan est entre Charlotte et Mathurine ; là, de plus, l’unité du lieu doit se résoudre, pour la vie réelle, en pluralité des lieux ; alors apparaîtra la vérité de la scène : l’homme qui courtise deux femmes, les courtise séparément et successivement. Mais le resserrement de l’action dans la convention dramatique en fait saillir vigoureusement et le comique et la moralité.

Dans toutes les règles, il n’y en a vraiment qu’une qui ne comporte pas d’exceptions aux yeux de Molière ; c’est celle qui impose de tourner les choses au plaisant. En effet, l’art comique est là : et la réalité ne peut prendre forme d’art, selon la loi de la comédie, qu’en devenant capable d’exciter le rire. La tâche du poète est donc d’extraire le rire de toutes les parties de la vie qu’il veut présenter, ou de l’y ajouter.

Ce n’est pas toujours facile, ni surtout aisément compatible avec la vérité. Plus on creuse dans l’étude de la vie et de l’homme, plus on trouve de tristesse et d’amertume. Molière n’était pas gai, et ses sujets aussi ne sont pas gais. Ces travers, ces vices, ces passions martyrisent les individus, ruinent les familles. Arnolphe, Dandin, Alceste sont profondément malheureux. L’hypocrisie de Trissotin, de Béline et de Tartufe détruit la paix et la fortune des maisons. Avec les mêmes types et les mêmes sujets, Balzac ferait frissonner ; Molière fait rire : il s’est imposé la loi de trouver le point d’où ces tristes dessous de l’âme et de la vie sont risibles. Parfois le sujet l’emporte, dans Don Juan, dans le Misanthrope, dans Tartufe, dans le Malade, et la comédie touche un moment aux limites du genre, même les franchit : une émotion tendre ou douloureuse se dégage. Mais elle est aussitôt réprimée par le poète, et il vaudrait la peine d’étudier avec quel art, quelle finesse de composition il fait toujours dominer l’impression comique, chargeant Sganarelle d’atténuer don Elvire, don Luis et don Juan, Dubois d’effacer le trouble pathétique du IVe acte du Misanthrope, Dorine de jeter sa belle humeur à travers les scènes pitoyables de Tartufe, Argan enfin de contrepeser l’odieux de Béline et le charme attendrissant d’Angélique. Même on pourrait dire que moins la réalité est riante, et plus Molière la traite en farce : par la bouffonnerie seule, la comédie peut s’emparer de certains sujets où déborde la tristesse, comme celui de Georges Dandin.

Mais il ne faut pas partir de là pour larmoyer aux pièces de Molière : le triomphe de son génie comique, c’est précisément d’avoir saisi la gaieté latente dans chaque type et chaque situation. Et cette gaieté est franche, solide, sincère. Ce n’est pas une grimace du bout des lèvres, pour cacher l’envie de pleurer. Le pire contresens qu’on puisse faire sur Molière, c’est de ne pas sentir combien son rire est naturel, spontané, copieux, et comment, loin d’être le masque de son expérience, il a les mêmes sources profondes que cette expérience même.

On ne saurait trop remarquer la qualité de la plaisanterie de Molière. Elle n’est jamais littéraire ; elle n’est jamais l’esprit de mots. Marivaux, Beaumarchais, M. Dumas fils sont infiniment plus spirituels que Molière. La plaisanterie de Molière est, en son genre, analogue au sublime de Corneille : c’est un jaillissement vigoureux du caractère se révélant tout d’un coup en son fond. Il l’a définie excellemment quand, justifiant un mot de l’École des Femmes, il disait : « L’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme », l’homme qui parle, bien entendu, dans son humeur particulière. Toute la puissance de la plaisanterie de Molière vient de là, et même ses farces les plus étourdissantes ne s’évaporent pas dans la fantaisie : sa bouffonnerie n’est qu’un agrandissement de la réalité, où les caractères ressortent par des effets réellement impossibles, mais essentiellement conformes aux effets naturels.

Pas de vérité sans comique, peu de comique sans vérité, voilà la formule de Molière [234]. Le comique et la vérité se tirent du même fonds, c’est-à-dire de l’observation des types humains. Il suit de là que l’intrigue n’aura qu’une place secondaire : Molière n’y cherche — en général — ni la source du rire, ni l’air de réalité. Il la prend telle quelle la plupart du temps, hardiment banale et conventionnelle, l’éternelle intrigue de la comédie antique et italienne, les amours de deux jeunes gens, servis par un valet ou une suivante, traversés par un père, un tuteur, une mère, un rival ridicules : ce n’est que le cadre où s’étale la comédie, qui est toute dans les caractères. Ce n’est pas que, quand le sujet l’y porte, il ne sache dresser une intrigue vraie, ou même se passer d’intrigue, et laisser la vie même par son mouvement naturel déterminer l’évolution de l’action comique : le Misanthrope, Georges Dandin nous en offrent des exemples. Don Juan, de même ; mais en vertu de son origine, la pièce est construite sur un patron étranger, elle n’a que l’unité biographique et c’est une chronique découpée en tableaux dramatiques.

Plus indifférent encore est Molière, et plus maladroit par suite, dans ses dénouements. Tartufe et Don Juan finissent par des miracles : il faut ici Dieu, et là le roi, pour venir à bout des deux scélérats. Que ne pourrait-on dire sur la lettre providentielle, sur les cascades de reconnaissances, qui terminent tant de comédies de Molière. Ces dénouements sont d’autant plus vicieux, qu’ils consistent dans un renversement du pour au contre : ils annulent d’un coup l’effet des caractères et des passions, pour rendre tout le monde heureux et satisfait. Par là ils sont tout conventionnels, mais par là nécessaires : sans eux, y aurait-il moyen de finir gaiement ces conflits d’égoïsme qui s’exaspèrent ? et s’ils étaient moins brusques, la place et le temps donnés à leur préparation ne seraient-ils pas enlevés au déploiement des caractères ?

Parfois avec l’intrigue disparait l’utilité de dénouer. Le Misanthrope laisse Alceste en face de Célimène ; il pourra, s’il veut, revenir chez elle le lendemain : ce ne sera pas la première contradiction de ce faible amoureux. Georges Dandin reste en face de sa femme : toute la différence entre le dénouement et l’exposition, c’est qu’il a un peu plus envie d’aller se jeter à la rivière.

Mais venons aux caractères. Dans l’expression qu’en donne Molière, il y a simplification et grossissement, tant pour dégager le plaisant que pour manifester la vérité. Boileau, Fénelon, La Bruyère, qui lui ont reproché de forcer la nature, ne se sont pas rendu compte des larges conceptions de Molière ; leur réalisme exigeant s’est attaché aux minuties des apparences superficielles. Mais les réalités que Molière voulait montrer, ce n’était pas les particularités du costume, du geste ou de la démarche, le petit train des occupations journalières : c’étaient les dessous de l’âme, les motifs, les ressorts, les essences ; et il ne prenait des dehors que ce qui correspondait à ces dessous. L’exactitude dont il se piquait n’avait pas rapport à l’extérieur de la vie, mais à l’intérieur des âmes.

On classe communément ses pièces en farces, comédies de mœurs et comédies de caractères. Je ne sais rien de plus artificiel que cette division. Il n’y a guère d’œuvre où l’on ne trouve à la fois du comique de farce, du comique de mœurs, et du comique de caractère, selon les objets qu’il s’agit de rendre et l’impression que le poète veut donner. La farce est logiquement comme historiquement la source de toute la comédie de Molière ; mais le comique s’épure et s’affine, à mesure que les modèles choisis sont plus délicats et sérieux.

Parcourons toute la comédie de Molière : du haut en bas, nous trouverons toujours la même dose d’observation vraie. Regardons les farces les plus bouffonnes : n’y a-t-il pas une peinture de mœurs dans Pourceaugnac ? la lourdeur du provincial, l’ignorance pédante des médecins, que d’autres détails encore sont pris dans le vif de la société contemporaine ! Les Précieuses ne sont qu’une farce, mais qui a créé la comédie de caractère : outre la satire d’un ridicule du xviie siècle, elle découvre certains états de sentiment et d’esprit qui sont aussi bien de notre temps. Et dans la fantaisie des Fourberies de Scapin, que de morceaux d’humanité vivante ! quel charmant naturel dans le tracas de ces pères, de ces fils, de ces femmes ! Dans le délicieux Amphitryon, voyez Sosie et son maître en présence : avec quel esprit, quelle légèreté, mais quelle sûreté de main est marqué l’éternel rapport de l’homme qui sert à l’homme qui commande !

Même les types de convention que la tradition comique offrait à Molière, il les a rendus vivants, par réflexion aux mœurs de son temps : Laporte et Gourville sont les équivalents réels des Mascarille et des Scapin ; et les Martine ou Dorme, les servantes du vieux temps, qui sont de la famille et ont leur franc parler, n’ont rien de conventionnel que leurs jeunes visages.

Pareillement, la comédie de mœurs et la comédie de caractères se pénètrent : la satire la plus particulière est toujours un trait d’humanité ; Molière s’est défendu énergiquement de faire des personnalités : et ce qu’on en a trouvé chez lui, atteste seulement la vérité précise des types. On a nommé l’original de Pourceaugnac : c’est un beau-frère de Molière. On a reconnu dans Alceste M. de Montausier, qui ressemble autant à Oronte : mais on y a reconnu aussi Molière ; et Boileau s’est nommé enfin comme l’original du critique des mauvais sonnets. On a trouvé qui était Tartufe : c’est le président Séguier, à moins que ce ne soit l’abbé Roquette. Tout cela est fantaisie : il n’y a de réel que la ressemblance des individus au type. Cependant il y a quelques cas où la satire est vraiment personnelle. S’il n’est pas absolument certain que le chasseur des Fâcheux soit M. de Soyecourt le grand veneur, Trissotin est bien l’abbé Cotin, Vadius est Ménage ; et les cinq médecins de l’Amour médecin sont cinq fameux médecins du temps, reconnaissables à leurs singularités, à leurs tics et défauts physiques. Mais ces médecins en causant nous découvrent tous les travers de la profession médicale au xviie siècle et — je me le suis laissé dire — quelques-uns qui durent encore de notre temps. Mais Trissotin est l’idéal du pédant aigre, Vadius l’idéal du cuistre injurieux : le chasseur est le chasseur éternel, absolu.

Ces personnalités sont donc tout simplement des types du temps, élargis même en types humains. La comédie de Molière nous offre un vaste tableau de la France du xviie siècle, étonnant de couleur et de vie. On entrevoit à peine le paysan, naïf et finaud, enveloppant d’innocence son égoïste et vicieuse humanité ; la paysanne coquette et vaniteuse, par là facile à enjôler. Sganarelle est le paysan ivrogne, brutal, intéressé. On entrevoit le peuple, par quelques silhouettes de rustres, porteurs de chaise ; un monde louche d’intrigants, entremetteuses, spadassins, se laisse deviner, c’est de là que sortent et là qu’ont leurs attaches les valets impudents et fripons. Le peuple honnête, rude en ses manières, cru en son langage, solidement loyal et bon, est représenté par les servantes.

Les bourgeois sont nombreux et divers, comme leur classe : M. Dimanche, le marchand, créancier né des gentilshommes, et né pour être payé en monnaie de singe ; Madame Jourdain, toute proche du peuple, par son bon sens, sa tête chaude, sa parole bruyante, et sa bonté foncière ; Chrysale, la ganache bourgeoise, épais et matériel, tout occupé de son pot, père et mari sans dignité et sans autorité ; Jourdain, Arnolphe, les bourgeois vaniteux, qui jouent au gentilhomme, prennent des noms de terre, ou frayent avec des nobles dont la compagnie leur coûte cher ; Madelon, Cathos, Armande, Philaminte, les bourgeoises qui font les précieuses et jouent au bel esprit ; Orgon et sa famille, la haute bourgeoisie ou la noblesse de robe, de bon ton, de vie large et déjà luxueuse.

Voici la noblesse provinciale : les Sottenville, fiers du nom et de la race, gourmés, solennels, insolents pour tout ce qui n’est pas né ; leur fille Angélique, une coquette de province qui n’est qu’une coquine ; M. de Pourceaugnac, vaniteux, lourd et sot ; la comtesse d’Escarbagnas, folle du bel air, et qui singe grotesquement les manières de la cour et de Paris. Voici enfin la noblesse de Paris et de la cour : le noble ruiné, qui se fait escroc, Dorante ; les petits-maîtres, jolis et ridicules, les marquis : Oronte, le grand seigneur qui fait des vers ; Arsinoé, la prude ; Célimène, la coquette féroce et exquise : Clitandre, Alceste, Philinte, Eliante, les vrais honnêtes gens.

Le financier n’est qu’entrevu : le courtisan n’est pas vu à la cour, dans la splendeur de sa servilité. Si le roi manque, et le prêtre, on comprendra qu’il n’y a pas à le reprocher à Molière : au reste Tartufe est plus qu’un dévot, presque un directeur.

Une chose fait ressortir la profondeur de l’observation du poète : c’est que parfois sa comédie semble devancer les mœurs. Dès 1672, dans les Femmes savantes, on voit se substituer à la préciosité un pédantisme scientifique et philosophique qui ne se développe visiblement qu’à la fin du siècle et s’épanouit au siècle suivant. Et pour don Juan, le grand seigneur méchant homme, athée avec conviction, par principe rationaliste, si l’on veut lui trouver des originaux vraiment ressemblants, mieux que les libertins de la Fronde, les roués de la Régence ou les nobles protecteurs de la philosophie, les Richelieu et les Choiseul nous en fournissent. Il est même remarquable que Molière a si bien posé les traits caractéristiques des diverses classes de la société française, qu’à travers toutes les révolutions, les grandes lignes de ses études restent vraies : Balzac et Augier nous aideraient à le prouver.

De ces originaux Molière fait des types, parce qu’il saisit toujours le caractère humain dont ils sont la déformation contemporaine. Ainsi les grandes passions éternelles et les inclinations fondamentales de notre nature servent de base à la peinture des mœurs, et s’y font reconnaître. Ces bourgeois et ces nobles sont des vaniteux, des orgueilleux, des sots, des habiles, des méchants, des égoïstes, ou au contraire des cœurs droits, de solides esprits. Par contre, il n’y a pas de comédie de caractères qui le soit purement, qui exprime les caractères généraux sans les formes particulières des ridicules contemporains : voyez les Femmes savantes, le Misanthrope, Tartufe. Il sera facile à tout le monde de distinguer les deux points de vue, et de réduire chaque pièce tantôt à être un tableau de mœurs disparues, tantôt à offrir simplement des types sans date ni existence historique. L’Avare est peut-être la pièce où l’élément universel est le plus dégagé : Harpagon est le plus abstrait des caractères de Molière : il est l’avare en soi ; l’usurier du xviie siècle n’apparaît qu’à une minutieuse étude. C’est que le vice d’Harpagon se prêtait à cette expression abstraite, et la tradition littéraire depuis des siècles préparait le type classique, universel, de l’avare : l’avare qui enterre son or. Ce type contredisait le portrait contemporain, et lui barrait la route.

Mais il ne faut pas s’arrêter à considérer chaque type, isolément, dans sa vérité propre. Il faut les observer dans leur dépendance réciproque. Emboîter ces réalités individuelles les unes dans les autres, équilibrer les actions et les réactions, établir partout des correspondances si exactes, que, les personnages une fois posés, l’auteur soit seulement le secrétaire de leurs propos, l’enregistreur de leurs actions, voilà peut-être la partie la plus délicate de l’œuvre comique, et où le génie de Molière apparaît le plus. Il engage ses caractères dans leurs relations réelles ; et il les étudie dans leur milieu, modifiés par lui et le modifiant.

Tout l’effet du Misanthrope est dans l’opposition du caractère d’Alceste aux caractères qui l’entourent. Jean-Jacques a raison : Alceste est vertueux, sympathique ; et nous rions d’Alceste, non seulement nous, mais tous les acteurs depuis Philinte jusqu’à Célimène. C’est que ces acteurs, c’est nous : la même disproportion existe entre Alceste et nous qu’entre eux et lui. Et inversement, pour la même raison, ils sentent intérieurement le même respect pour lui que nous sentons nous-mêmes. Tout le comique du rôle résultera donc du désaccord perpétuel que l’auteur fait ressortir entre une nature élevée et les natures moyennes.

Mais il y a dans cette comédie un rapport plus délicat encore, c’est celui qui consiste à faire le misanthrope amoureux d’une coquette : pourquoi est-ce profondément, tristement vrai, cette séduction de la femme en qui tout est artifice, sur l’homme en qui tout est vrai ? Cela se sent, plutôt qu’on ne le démontre : on voit pourtant bien qu’à une âme naïve, la plus fausse des coquettes devait, dès la première rencontre, présenter son idéal plus complet et apparent qu’une simple honnête femme : le vrai a ses limites que le faux franchit aisément. Et, dès lors, le charme tour à tour plaisant et douloureux de la comédie est dans l’ajustement des deux rôles, dans le jeu de la fine et sèche coquette contre l’ardent et loyal amant, tour à tour grondant et trompé, clairvoyant et dompté, jusqu’à ce qu’un dernier coup semble le jeter hors du joug. C’est la nature même : et depuis deux cents ans, tous les romanciers et poètes qui ont voulu mettre aux prises la fausseté de la femme avec la passion de l’homme, n’ont pu que refaire, délayer ou transposer l’admirable quatrième acte de Molière.

Une des études où Molière s’est complu, c’est le ravage que fait le vice dans l’homme, puis hors de l’homme en qui il vit, les destructions ou altérations de sentiments naturels qui en résultent, les longues traînées de misère ou de mal qui le prolongent de tous côtés : et rien n’a donné plus de largeur ni plus de sérieuse portée à ses pièces. Voilà Tartufe, le maître hypocrite : son hypocrisie corrompt Orgon, corrompt en lui l’amour de sa femme, de ses enfants, les sentiments élémentaires de bonté, de justice, d’honneur, le fait égoïste sottement, durement, honteusement ; même les âmes honnêtes et pures sont viciées à ce contact, et la douce Elmire en vient à jouer un jeu après lequel son mari doit demeurer à jamais avili à ses yeux. Plus tragique encore est la génération du vice par le vice dans l’Avare, qui est la plus dure des comédies de Molière : l’avarice d’Harpagon tue en lui le sentiment de l’honneur, le souci de sa dignité, la notion de ses devoirs, même l’affection paternelle ; mais en ses enfants elle tue le respect, l’affection filiale. La famille est détruite : ce père, ces enfants sont en face les uns des autres comme des étrangers, des ennemis, et des ennemis qui ne s’estiment pas.

A suivre ces conséquences, la comédie tourne vite au noir. Molière les indique avec précision, d’une main légère, mais il projette toute la lumière sur les caractères eux-mêmes, qui sont plaisants. Nulle part cependant les suites graves des travers les plus légers ne sont absentes : étudiez les Précieuses, et vous saisirez comment le faux bel esprit mène aux pires aberrations de la conscience et de la conduite, par quelle pente nos héroïnes en idée arriveront à n’être que des aventurières. Regardez les Femmes savantes, et de la plus innocente en apparence des manies vous verrez sortir le dessèchement ou la perturbation des affections naturelles, le naufrage matériel et moral d’une famille d’honnêtes gens.


4. LA MORALE DE MOLIÈRE.


Ceci nous fait passer à la morale de Molière. On peut se demander s’il en a une, et si ce n’est pas nous qui la lui prêtons. Mais, d’abord, il est impossible qu’une observation profonde des hommes ne repose pas sur une certaine conception de la vie et du bien, et ne s’y termine pas. Et ensuite Molière nous avertit que la comédie a essentiellement pour objet de corriger les mœurs humaines. Il le dit pour justifier son Tartufe, mais ce n’est point un argument de circonstance. Dans toute la suite de son œuvre, il a fait de la satire sociale ou morale : il a posé ses ridicules et ses honnêtes gens de façon à ne nous laisser jamais douter qu’il ne blâme cela et n’approuve ceci [235]. Quelle est donc la morale de Molière ?

Elle est humaine : ce qui veut dire d’abord qu’elle n’est pas chrétienne. Molière a profondément ignoré le christianisme : il ne le comprend pas. Je veux bien qu’on ne porte pas à son compte l’athéisme scientifique, singulièrement grave et fort, de don Juan, quoique, malgré tout, on ait peine à concilier le choix de Sganarelle, comme défenseur de Dieu et de la religion, avec un respect sincère de ces choses. Mais le Tartufe ne laisse aucun doute. Ce qui m’y parait grave et significatif, c’est la façon dont Molière définit la vraie dévotion. Je ne doute pas de sa sincérité, et qu’il n’ait eu la volonté sérieuse de la distinguer de la fausse. Mais il la définit en philosophe, en incrédule. Il la réduit à la morale, aux vertus sociales : il en exclut ce qui en est l’essentiel pour un dévot, disons pour un chrétien. La flamme de vie intérieure, la tendresse mystique, l’austérité surhumaine, l’ascétisme qui rabat et dompte la nature, de très bonne loi il les rejette : ce ne peut être que sottise ou grimace. Par la façon dont Molière comprend la piété, les chrétiens fervents ne peuvent être qu’Orgon ou Tartufe, des imbéciles ou des hypocrites : pour être dévot à sa façon, il faut être détaché de la religion. Molière est tout près de Voltaire, que l’on croirait entendre dans certains vers de Tartufe.

La forme originale de la morale chrétienne, c’est la résistance à la nature. On ne la trouve pas chez Molière. Par conséquent, pas de lutte contre l’égoïsme, pas de sacrifice, pas d’abnégation, d’immolation, dans les choses du moins qui coûtent ; le dépouillement douloureux de soi, l’effort sanglant vers l’idéal, tout cela est absent de son œuvre. Héritier de l’esprit de Rabelais et de Montaigne, ami, dit-on, de quelques libertins comme Bernier, il estime la nature toute bonne et toute-puissante. Il faut suivre l’instinct, cela est légitime. Ainsi les jeunes gens qui suivent la loi naturelle de l’amour ont raison contre les pères et tous ceux qui les entravent : c’est par raison philosophique, et non seulement par tradition comique, que Molière prend vigoureusement leur parti. Combattre la nature est folie : on est ridicule de le faire, et malheureux ; car la nature a le dessus ; elle se retourne contre celui qui veut la forcer ou la détruire. La sottise d’Agnès punit les calculs d’Arnolphe. Les enfants d’Harpagon, détachés de lui par son vice, se jouent de lui. C’est même ce point de vue qui rend la comédie possible : tous les personnages ridicules sont des gens qui s’acharnent à dévier ou supprimer la nature, qui n’ont pas su voir qu’elle était toute bonne et toute-puissante ; et ainsi ils se présentent dans leur opposition au vrai, non au bien : par conséquent, ridicules, et non odieux. Les travers, les vices, les passions que peint la comédie, sont des erreurs du jugement, choquent la raison, et ainsi sont justiciables du rire.

Cependant la nature est égoïste et l’instinct brutal : et le vice d’Harpagon n’est-il pas sa nature, ou l’hypocrisie de Tartufe ? Il est vrai ; mais comme Rabelais et comme Montaigne, Molière ajoute la raison à la nature. La raison, par qui l’homme est homme, fixe à la nature, à l’instinct, leur mesure et leurs bornes. La raison approuve l’égoïsme désintéressé des amoureux : elle condamne l’égoïsme intéressé d’Harpagon et de Tartufe. On pourrait dire que la limite de la légitimité des instincts résulte de la société humaine, et que la morale de Molière est éminemment sociable ou sociale. Tous les individus ont droit au plein développement de leur nature, en sorte que le droit de chacun a pour borne le droit d’autrui, et le borne à son tour. Il n’est pas permis de se subordonner une personne humaine, jusqu’à la supprimer : un philosophe dirait, de traiter comme moyen ce qui est une fin en soi. Là est la faute d’Arnolphe, qui par une vue tout égoïste condamne Agnès à l’ignorance, à la bêtise, à la privation de tous les plaisirs naturels : mais la nature d’Agnès se révolte, et la petite niaise court énergiquement, directement, à son bonheur, selon son instinct ; et Molière bat des mains.

Il est naturel que ceux qui ont eu part au bonheur laissent s’approcher les autres de la table : c’est la loi que les enfants aient leur tour après les parents. Molière est impitoyable contre les parents qui veulent faire servir leurs enfants à la satisfaction de leurs idées et de leurs besoins, quand ceux-ci ont l’âge de vivre par et pour eux-mêmes. L’autorité des pères et des mères était dure au xviie siècle : Molière la raille, l’avilit, la brise. Il ne comprend que la tendresse indulgente : la nature, la bonne et raisonnable nature veut que l’enfant soit puissant sur le père [236], et en obtienne tous les secours qui l’aideront à saisir la part de plaisir où elle l’invite.

Comme toute morale qui pose en principe la bonté de la nature et la légitimité de l’instinct, et qui veut éviter de déchaîner la brutalité des appétits, la morale de Molière aboutit à identifier la vertu avec l’altruisme. Le soin de la perfection intime se subordonne aux vertus sociales, à la sympathie, à la bienfaisance. Les actes qui n’ont pas de conséquences pour la société sont indifférents et licites. Il y a pourtant une limite, celle que peut fixer un esprit qui estime infiniment et cherche passionnément le vrai. Pour ce probe esprit de philosophe, le respect de la vérité sera la vertu par excellence, l’unique vertu qui doive être pratiquée pour elle-même, et sans avoir égard aux conséquences. Mais ici l’observateur intervient, et dit que ce respect de la vérité est rare dans le monde ; que même la société ne saurait subsister, s’il était universel. Et voilà d’où vient l’arrière-goùt d’amertume que dégage pour nous le Misanthrope. Avoir défendu la vérité, la nature, avoir combattu, honni tout ce qui s’en éloignait ou la corrompait, et s’apercevoir que, si un homme porte en lui cette vérité, et l’offre aux autres, la société ne pourra le supporter, le meurtrira, le rejettera, que la société, en réalité, repose sur un ensemble de mensonges et de conventions qui masquent la nature : la découverte a de quoi mettre un accent irrité dans la parole d’Alceste. Sans vouloir forcer les choses, il y a dans le Misanthrope comme un germe de la fameuse antithèse de l’homme social et de l’homme naturel, qui s’épanouira à travers l’œuvre de J.-J. Rousseau.

De ce point de départ, et sur ces principes, la morale de Molière ne peut être que pratique. Elle l’est énergiquement ; elle n’est pas sublime, ni dure, ni chrétienne, ni stoïque ; elle propose un idéal très accessible et très séduisant de bonheur individuel et de douleur sociale. Elle veut faire des honnêtes gens, qui s’efforcent d’être tous heureux en s’aidant mutuellement à l’être. Mais un trait bien remarquable de cette morale, c’est son caractère profondément bourgeois : ce comédien longtemps nomade, enfoncé toute sa vie à des titres divers dans cette louche famille des Béjart, mal marié, et qui n’a connu du ménage que les ennuis, a été hanté de l’idéal du bonheur bourgeois, de la vie de famille régulière et paisible. De là vient que, parmi tous les sujets qui se sont offerts à son génie, il a choisi toujours de préférence ceux qui touchaient aux conditions du bonheur domestique et de la vie de famille. Il est toujours revenu sur deux points : le mariage, et l’éducation des femmes.

Dans le mariage, il exige quatre convenances : il faut un rapport des conditions ; c’est une nécessité, non pas naturelle, mais sociale : Georges Dandin, un vilain, sera malheureux pour avoir épousé une demoiselle. Il faut un rapport d’humeur (qui n’existe guère dans l’inégalité des conditions, et ainsi la raison sociale se réduit à une raison naturelle) ; c’est folie de vouloir marier le pédant Trissotin à la simple Henriette, l’hypocrite Tartufe à la candide Marianne, le cuistre Diafoirus à la douce Angélique. Il faut un rapport d’âge : la nature destine les jeunes hommes à épouser les jeunes filles ; les vieillards n’ont que la paternité pour carrière ; Arnolphe est coupable de prétendre à Agnès, Harpagon ridicule de se poser en rival de son fils. Il y a enfin une quatrième convenance, convenance suprême qui crée toutes les autres ou y supplée : c’est celle par où la nature conduit les individus à ses fins. Où l’amour existe, la raison existe, et rien n’a droit de résister.

Le second point, c’est l’éducation des filles. Il ne les veut ni cloîtrées et sournoises comme Isabelle, ni abêties et ignorantes comme Agnès, ni précieuses et folles comme Madelon, ni pédantes et sèches comme Armande. La femme à son goût, c’est ou la nonchalante et mondaine Elmire, ou la simple et sincère Eliante. La femme n’est pas pour lui ce petit animal instinctif, illogique, et déconcertant, que nos contemporains aiment à représenter. Ce type ne se rencontre guère dans son œuvre (sauf, un peu, Agnès). En général ses caractères féminins ont quelque chose de viril et de vigoureux ; et son honnête femme est tout à fait identique à un honnête homme : raison éclairée, volonté droite, voilà le type, qui est féminisé par la grâce affinée et par l’innocente coquetterie.

La jeune fille de qui sortira une telle femme, ce sera la sensée, l’aimable Léonor, ce sera l’exquise Angélique du Malade : ce sera surtout Henriette. Avis aux pères et aux maris : voilà l’idéal. Henriette est amoureuse sans roman ni romantisme, d’un bon et solide amour qui fera une éternelle amitié conjugale ; elle a l’esprit cultivé, lumineux, net ; elle est pratique, elle sait la vie, ne lui demande en fait de bonheur que ce qu’elle peut donner ; elle s’en contente, mais elle y tient, et le réclame énergiquement. Elle s’est formée elle-même, hors de l’influence d’une mère ; et notez que Léonor et Angélique sont orphelines : leur éducation les a donc faites fortes plutôt que tendres [237]. Henriette est raisonnable et joyeuse : c’est une bonne petite bourgeoise, qui sera adorée de son honnête homme de mari et de ses marmots d’enfants. Je sais bien ce qu’on peut trouver qui manque à Henriette : les imaginations ardentes, les sensibilités tourmentées ne s’y satisferont pas ; cela manque d’envolée, de lyrisme ; c’est un peu la poésie de la Gabrielle d’Augier, avec moins de prétention. Henriette, c’est la prose, mais quelle forte et claire et charmante prose ! et surtout qu’elle est exactement à notre mesure, à nous autres Français. Son manque, c’est notre manque.

De tous les écrivains de notre xviie siècle, Molière est, en effet, peut-être le plus exactement, largement et complètement français, plus même que La Fontaine, trop poète pour nous représenter. Au lieu que le génie de Molière n’est que les qualités françaises portées à un degré supérieur de puissance et de netteté. De là son succès, qui fut très grand de son temps, en dépit de ses ennemis. Jamais ils ne purent lui aliéner le roi, ni même les marquis : ces turlupins et petits maîtres dont il se raillait si joyeusement lurent les plus ardents à l’applaudir. Tout au plus, dans les dernières années, trouva-t-on que décidément il revenait trop souvent à la peinture des mœurs bourgeoises, au lieu de présenter les mœurs de cour : il n’y avait pas assez de marquis dans ses dernières pièces ! À peine fut-il mort, toutes les attaques, et les jalousies, et les réserves cessèrent ; il fut classé comme un génie inimitable et sans égal, et jamais peut-être réputation ne s’est soutenue aussi constamment que la sienne.


5. CONTEMPORAINS ET SUCCESSEURS DE MOLIÈRE.


Molière n’était d’aucune école : il n’a pas fait école non plus. Comme il n’avait pas apporté une théorie nouvelle, ni une forme nouvelle de son art, et que les qualités personnelles de son génie faisaient la valeur de son œuvre, il n’exerça pas l’influence qu’on aurait pu croire. Il contribua — bien malgré lui — à enfoncer dans les esprits une idée fausse, née d’une étude superficielle de son théâtre : l’idée d’une comédie de caractères, sans tableaux de mœurs, au comique noble et contenu, et qui serait la forme supérieure de la comédie. Jusqu’à notre siècle, l’idée de la comédie de caractères, abstraite et sérieuse, hantera le cerveau d’excellents écrivains. Et d’autre part, ceux qui n’auront pas de si hautes ambitions ne chercheront plus à donner une valeur universelle ni une portée morale à leurs peintures de mœurs ou à leurs folles fantaisies : ils s’amuseront à des pochades et à des bouffonneries sans conséquence.

Beaucoup pilleront Molière, lui déroberont des traits, des scènes, des mots : nul ne cherchera sérieusement à prendre un sujet comique de la même prise que ce grand maître. En somme, au-dessous de lui, après lui, la comédie continue son développement presque comme s’il n’eût pas existé. Thomas Corneille [238] donne toujours ses comédies à l’espagnole, de plus en plus poussées vers l’énormité grotesque des types : on croirait qu’il n’apprécie dans Molière que Pourceaugnac, si ce n’était simplement Scarron qu’il continuait. Montfleury rivalise avec lui de verve épaisse et copieuse : il charge les portraits, multiplie les contorsions et les travestissements, grossit la plaisanterie jusqu’à l’extravagance effrénée ou l’indécence énorme, vrai fils, lui aussi, de Scarron. Nombre de comédiens [239] se mêlent d’écrire, et l’ont prédominer dans leurs œuvres, selon la tradition offerte parle répertoire qu’ils jouaient ordinairement, l’intrigue à surprises et la bouffonnerie haute en couleur.

Il n’y a de peinture des mœurs, dans tout cela, que pour les travers les plus particuliers de certaines professions, ou classes, qui sont les plus faciles à charger : médecins, gentilshommes campagnards, fanfarons de Gascogne. À ce genre appartiennent les Plaideurs de Racine, comédie demi-aristophanesque, énorme et superficielle d’invention, délicate et légère de style, grosse farce écrite par le plus spirituel des poètes. On pourrait faire une place à part à Quinault, pour sa Mère coquette : il y a une observation vraie et fine dans cette idée d’une mère jalouse de sa fille qui la vieillit [240]. Plus tard, dans les vingt années qui suivent la mort de Molière, c’est Baron [241] qui, dans son Homme à bonnes fortunes, donne le plus considérable document sur les mœurs françaises, sur cette égoïste sécheresse qu’il sera du bel air désormais de porter dans l’amour : il dessine un don Juan au petit pied, sans ampleur et sans scélératesse, précurseur des méchants et des jolis hommes du xviiie siècle.

Une forme de comédie trouve alors grande faveur : c’est la comédie en un acte, légèrement intriguée, suite de scènes plaisantes reliées et dénouées au petit bonheur, forme littéraire en somme de la farce, dont elle garde le libre mouvement et l’absence de prétention. Molière s’y plaît ; les poètes comédiens s’y tiennent le plus souvent. Cette forme est employée souvent à mettre en scène des anecdotes : la comédie nous fournit pour ainsi dire le journal satirique et bouffon de la vie parisienne. À l’occasion le cadre s’agrandit : Boursault [242] porte le premier sur le théâtre le journalisme, puissance nouvelle et mœurs nouvelles ; il fait défiler les originaux qui assiègent le bureau du Mercure galant : avec assurance, il met le doigt sur la plaie, sur ce coup de fouet donné à la vanité par la publicité affriolante du journal, sur la passion de réclame qui va corrompre jusqu’aux plus obscurs et moindres mérites. Thomas Corneille et de Visé, qui sont des journalistes, se distinguent par la prestesse avec laquelle ils découpent en pièces faciles et médiocres le scandale ou l’événement du jour [243].

Une tentative plus originale qu’intéressante se produit à la fin du siècle pour rendre à la comédie la valeur d’une instruction morale : par malheur il n’y a rien de plus contraire au dramatique, et au plaisir, que ce défilé de Fables dont les situations de la pièce ne sont que le prétexte [244]. Rien n’est plus significatif que de voir, à la fin du xviie et pendant le xviiie, tous ceux qui essaient de renouveler la comédie, s’adresser l’un à La Fontaine, un autre à Boileau, d’autres à La Bruyère : personne à Molière.

La comédie se relève dans les vingt-cinq dernières années du règne de Louis XIV : elle finit brillamment avec Regnard, Dancourt et Lesage. Regnard [245] est un vaudevilliste qui a du style, un Duvert qui aurait le vers de Molière. Son Joueur, son Légataire, ses Ménechmes ne sont que des folies. Il ne vise qu’au rire. Son sujet posé, il en tire tout ce qu’il contient de rire, avec une logique extravagance, sans aucun souci de la réalité ni de la vraisemblance. S’il part d’une idée juste, d’une observation vraie, il se hâte de la fausser, pour forcer le rire. Regardez le Joueur : il est naturel qu’un joueur oublie sa maîtresse, quand la chance le favorise, naturel aussi qu’il se retourne avec attendrissement vers elle, quand il est décavé, en jurant de ne plus jouer. Mais cette idée, qu’en fait Regnard ? il la sent plaisante, et pour l’épuiser, il imprime à sa comédie ce mouvement symétrique de bascule, qui est le plus déplaisant des artifices du vaudeville.

Regnard n’a jamais songé à peindre les mœurs : s’il est le témoin, malgré tout, des mauvaises mœurs de la fin du grand siècle et du commencement de cette joyeuse corruption à laquelle la Régence attachera son nom, c’est sans le vouloir, parce que sa fantaisie est bien forcée d’aller prendre des matériaux dans la réalité. Aussi présentera-t-il de jolis chevaliers et d’aimables marquis sans le sou, joueurs, coureurs de dots et d’héritages, des filles délurées et impatientes de prendre leur vol, de rusées marchandes à la toilette : tout un monde débraillé et cynique, dont il s’amusera en toute innocence, sans faire le satirique ni le grognon, comme si c’étaient là les mœurs les plus naturelles du monde. Il jettera là-dessus son intarissable gaieté, ses mots imprévus, d’une fantaisie extraordinaire, ses couplets éclatants de chaude couleur et de verve pittoresque. Et il fera illusion ; on le croira le successeur de Molière.

Dancourt [246] manque de style : il écrit à la diable, et ne fait guère que des pochades. Mais celui-là a voulu voir et su voir : c’est un réaliste, sans amertume et sans prétention. Paysans de la banlieue rusés et cupides, escrocs de tous les mondes, notaires dignes des galères, procureurs âpres, joueurs et joueuses, bourgeois enrichis et avides de s’anoblir, gentilshommes ruinés, avides de se refaire, chevaliers entretenus, comtes à vendre aux veuves que la roture ennuie, bals, tripots, foires, lieux de rencontre et de plaisir, tous les originaux marqués, tous les endroits à la mode, toute la vie du temps : voilà ce que donne Dancourt dans ses pièces anecdotiques, et dans ses grandes comédies, avec une verve toujours en haleine, avec une sûreté singulière dans le coup de crayon qui note un geste caractéristique, ou fait sortir une silhouette vivante.

Il a marqué le détraquement de ce xviiie siècle naissant, il en a vigoureusement indiqué le trait essentiel et saillant, cette toute-puissance de l’argent, qui enfièvre tout le monde, déchaîne toutes les convoitises, justifie toutes les bassesses et tous les orgueils. Dans ses œuvres les plus considérables, dans le Chevalier à la mode et les Bourgeoises de qualité il a plaisamment mis en scène le nivellement social que produit l’argent, en dépit des préjugés héréditaires et des habitudes invétérées : l’équilibre maintenu par le prestige de la qualité, et de ce chef, le mendiant ou l’escroc titré reprenant l’avantage sur la bourgeoisie, qui se demande parfois si ce qu’on lui vend, amour ou nom, vaut bien les bons écus qu’elle lâche ; enfin, l’ascension obstinée de tout ce qui a gagné ou volé, vers la noblesse, vers les offices et les alliances qui décrassent. Il y a là des jeux d’intérêts, de vanités, que Dancourt a décrits sans rien atténuer, et sans rien prendre au tragique.

Ce réalisme bon enfant n’est pas celui de Turcaret (1709), la principale, on pourrait dire l’unique comédie de Lesage [247]. C’est le chef-d’œuvre du réalisme dramatique. Une baronne d’aventure qui pille le traitant Turcaret, un chevalier qui pille la baronne, un valet et une soubrette qui volent la baronne, le chevalier et Turcaret, un M. Rafle qui aide Turcaret à faire une usure effrontée et le plus impitoyable brigandage, voilà les originaux que Lesage nous présente, peints d’après nature, parfois même plus vrais que nature. Le réalisme cruel fait son apparition avec Lesage : il met dans la bouche de l’épais, impudent et vaniteux Turcaret de ces mots nature, qui font récrier, et qui sont des mots — plaisants et cinglants — d’observation satirique. Ainsi dans la fameuse scène où Rafle rend compte à Turcaret des affaires dont il est chargé, le mot tant de fois cité, mot d’une naïveté comique et d’une portée effrayante : « Trop bon, trop bon ! Eh ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires !… Trop bon ! trop bon ! [248] » Toute la pièce est écrite dans ce ton, avec une verve âpre et triste, en sorte que l’on a peine à rire dans cet enchevêtrement de friponneries, sans éclaircie et sans arrêt, où seuls un valet balourd, un marquis ivre et une revendeuse forte en bec représentent les honnêtes gens. Lesage ne fera plus rien d’aussi serré ni d’aussi amer. Nous le retrouverons dans le xviiie siècle, auquel il appartient. Mais Turcaret est du xviie siècle, et ne peut se séparer des œuvres de Regnard ou de Dancourt, dont il est contemporain.


CHAPITRE IV

RACINE


1. Thomas Corneille et Quinault. Le romanesque doucereux. L’opéra et le ballet de cour. — 2. Racine : sa vie et son humeur. — 3. Son œuvre dramatique : la tragédie passionnée. Vérité de la passion : lutte contre le faux idéalisme. Réalité intime du drame : simplicité de l’action et du style. Les femmes de Racine : variété des caractères. Peinture de l’amour. — 4. La poésie de Racine : La couleur dans ses tragédies. Mithridate, Phèdre, Athalie. — 5. Faiblesse de la tragédie autour de Racine, décadence après lui.
1. THOMAS CORNEILLE ET QUINAULT.

Corneille s’était retiré du théâtre, dépité de la chute de Pertharite (1652). Pour prendre la place qu’il laissait vide, deux hommes se présentèrent : l’année 1656 vit débuter dans la tragédie Thomas Corneille et Quinault.

Thomas Corneille[249] est un de ces souples esprits, distingués et médiocres, qui sont capables de tout, et ne font rien supérieurement. Il excelle à profiter des inventions, à copier la manière des autres : c’est un faiseur, plutôt qu’un artiste. Il s’est cru obligé par son nom à faire du Corneille, et il en a fait. Il nous a redonné — énervés, diffus, alambiqués, dans un style plus lâché que simple — l’amour-estime, les discours sur les matières d’État, et la politique en maximes, les grandioses scélérats qui raisonnent leur scélératesse, les orgueilleuses princesses qui combattent leur amour par leur gloire. Souvent le cadet s’est contenté de démarquer les pièces du grand frère : Camma est en rapport étroit avec Pertharite, le Comte d’Essex avec Suréna ; mais surtout la Mort d’Annibal est une seconde épreuve de Nicomède ; Laodice visiblement n’est qu’un reflet de Rodogune. Même alors, c’est du Thomas, et non pas du Corneille : l’intuition personnelle de la vie morale n’anime pas la conception cornélienne de la volonté ; Essex, malgré quelques beaux cris d’une âme fière, fait l’effet d’un mannequin bien creux, je ne dis pas à côté de Nicomède, mais seulement en face de Suréna.

Au fond, le petit frère a vingt ans de moins que son aîné, et cela fait que, n’en ayant pas le génie, il n’est même pas en état de le comprendre tout à fait. Il est d’une autre génération, d’un autre goût ; et dès son début, dès Timocrate, on sent en lui l’authentique et propre esprit de Quinault. Timocrate, le plus grand succès dramatique du siècle, qui eut 80 représentations, Timocrate vient de la Cléopâtre de La Calprenède : c’est l’idéal romanesque qui reparaît en sa pure fausseté, mais dégagé de toute aspiration héroïque et sublime, détendu, édulcoré, amolli. Timocrate est le parlait amant, qui ne connaît pas de loi, de devoir, de gloire, hors l’amour. Assiégeant la princesse qu’il aime, il vient la servir contre ses propres troupes : haï sous son nom, adoré sous son pseudonyme, il dirige l’attaque et la défense. L’intrigue romanesque, que Corneille avait exclue, est donc rappelée aussi, pour encadrer, mais surtout pour réveiller les langueurs de l’amour galant. Le succès de son contemporain Quinault ne put qu’encourager Thomas à suivre cette voie : et on le voit constamment occupé à doser d’heureux mélanges de Quinault et de Corneille. Même, toujours attentif à prendre le vent, il fera du Racine, quand il sera avéré que le Racine réussit : il écrira Ariane, tragédie élégiaque, où l’héroïne tient de Bérénice et d’Hermione. Le rôle est dessiné, plutôt qu’écrit, avec des indications assez justes pour fournir sur la scène au jeu d’une grande actrice : et cela fait penser à Voltaire plutôt qu’à Racine.

Quinault [250] fut, pendant dix ans, le maître de la tragédie : entre Corneille et Racine, il remplit l’interrègne. Boileau s’est moqué de l’anneau royal d’Astrate, c’est-à-dire des ressorts artificiels et puérils qui meuvent l’action et produisent les situations. Quinault fait une grande dépense de conspirations, de crimes, de politique tragique : le malheur est que tout cela n’est pas sincère. La tendresse (une tendresse sèche, toute de tête, sans un sentiment du cœur), la tendresse règne sans partage, moins empanachée et sonore, moins subtile et chercheuse du fin du fin, que l’amour précieux ; elle s’étale, fluide, intarissable, désespérante de monotone douceur. Plus de caractères : l’amour égalise les humeurs au lieu de se diversifier selon les humeurs. L’amour dispense Astrate de générosité, de dignité, d’affection filiale même : l’amour est une vertu, la seule vertu.

S’il est beau de se vaincre, il est doux d’être heureux…
L’éclat de deux beaux yeux adoucit bien un crime :
Aux regards des amants tout paraît légitime…
Je ne me connais plus et ne suis plus qu’amant ;
Tout mon devoir s’oublie aux yeux de ce que j’aime.

Ces maximes, que je glane dans Astrate, et qui se retrouveraient en d’autres termes dans tout le théâtre de Quinault, en firent le succès. Cela répondait au besoin du jour. La Fronde était vaincue, et le règne de Louis XIV commençait : la forme supérieure de la vie sociale devenait la vie de cour, brillante et vide ; la noblesse, exclue du gouvernement de l’État, n’avait plus d’autre affaire que de se montrer au roi, et de faire la cour aux dames. Elle trouve son mage fidèle, à ce moment précis, dans les tragédies de Quinault. Le vieux Corneille, quand il fit sa rentrée, dut se mettre, en grommelant, à l’école de son heureux successeur, et l’imita trop pour sa gloire.

Quinault se retira de la tragédie peu après que Racine y fut entré (1670). Il transporta plus tard son goût et ses maximes dans l’opéra [251], à qui il imposa dès sa naissance la fadeur et la fausseté des sujets comme conditions essentielles du genre. Boileau, La Bruyère n’avaient pas tort de mépriser ces livrets trop vantés, où s’étalaient « tous ces lieux communs de morale lubrique ». L’opéra appartiendra, jusqu’à la fin du xviiie siècle, à la littérature, autant et presque plus qu’à l’art musical : nous le verrons exercer par son éclat et ses séductions une réelle et parfois fâcheuse influence sur la littérature.

Avant l’opéra, et par l’effet du même goût s’acclimata en France le ballet. On en dansa dès le xvie siècle ; mais sa grande vogue date du règne de Louis XIII. Ce fut le divertissement favori de la cour de Louis XIV, à laquelle rien ne donna plus d’éclat et de somptueux éblouissement. La représentation des ballets occupait une foule incohérente et bizarrement mêlée, artistes, danseurs, chanteurs, musiciens de profession, bourgeois amateurs, courtisans et princes, dames et demoiselles, Mlle  de Sévigné, Mme  de Montespan, Monsieur frère du roi, la reine, le roi lui-même, qui pendant vingt ans se fit honneur de figurer les Apollon et les Jupiter. Rien ne contribua plus à griser le Grand Roi que cette perpétuelle apothéose de sa grandeur et de ses faiblesses. Les ballets entrent dans la poésie par les livrets de Benserade [252], qui sont de ces œuvres de circonstance où revit l’âme d’une société.

Ces livrets étaient des programmes détaillés, qui contenaient la suite des entrées, les noms des danseurs, les vers des récits, des couplets sur chacune des personnes qui figuraient dans les diverses entrées. Benserade excelle à mêler le rôle et l’acteur, à décocher l’éloge ou l’épigramme avec une piquante délicatesse. Il étale, naturellement, la morale et les maximes de l’opéra, une éternelle invitation à aimer, que les sujets mythologiques amenaient. Il faut joindre ces livrets aux œuvres de Quinault, si l’on veut comprendre sur quel public tombèrent les furieux amants de la tragédie racinienne. En son genre — un genre brillant, sec et glacé, — Benserade est original, unique.


2. JEAN RACINE.


« Racine est-il poète ? est-il chrétien ? » se demandait un jour un Père Jésuite dans un discours latin qui fit quelque scandale. La vie de Racine, sans son œuvre, répond à la seconde question : elle aide même à répondre à la première.

Né à la Ferté-Milon, où il fut baptisé le 22 décembre 1639, fils d’un bourgeois du lieu, qui avait un emploi de finance, de famille janséniste par sa mère, Jean Racine resta orphelin de bonne heure, et fut élevé par sa grand’mère Marie Desmoulins. C’est elle qui. retirée à Port-Royal, fit recevoir le petit Racine à l’école des Granges, où il acheva son éducation. Il eut pour maîtres l’helléniste Lancelot, Nicole, Hamon, Antoine Le Maistre ; il leur dut cette connaissance solide et ce sentiment délicat de l’antiquité, surtout de l’hellénisme, qui firent de lui le grand et pur artiste que l’on sait. Port-Royal voulait faire de son élève un avocat : mais la vocation poétique s’éveilla, encore indécise et prête à tenter toutes les voies. Cette âme tendre subit toutes les influences, et reflète tous les milieux : à Port-Royal, il fait des odes pittoresques et pieuses [253] ; dans le monde [254], où l’introduit son cousin Vitart, intendant du duc de Luynes, lié avec des poètes, des beaux esprits, d’humeur facile et de vie libre, il fait de petits vers, des madrigaux, des sonnets ; il révèle une pointe de malignité fine et meurtrière. Chapelain loue sa Nymphe de la Seine [255], et lui fait donner cent louis de l’argent du roi : c’était quelque chose en 1660 que d’être encouragé par M. Chapelain, et M. Perrault se joignait à M. Chapelain.

Les grandes fortunes poétiques ne pouvaient guère se faire qu’au théâtre ; notre débutant commence à travailler pour les comédiens [256]. Port-Royal frémit : il y avait une tante [257], qui lui écrivit toute sorte d’adjurations, d’ « excommunications » ; Racine prit de l’humeur, et perdit le respect. On l’envoya en Languedoc, à Uzès, auprès d’un oncle, le grand vicaire Antoine Sconin : il devait y étudier la théologie, et recevoir des bénéfices. Il lut donc Saint Thomas et les Pères : mais le monde le garda ; les beaux esprits du lieu, les dames avaient bien reçu ce jeune poète qui avait l’air de Paris et connaissait Chapelain ; ses amis parisiens l’entretenaient aussi de pensées profanes. Il continua de faire des vers. Il lisait, annotait Virgile, Homère, Pindare.

Paris le revit, en 1663, plus poète que jamais. Il y retrouva La Fontaine, il y connut Boileau et Molière : avec eux, il hanta le Mouton blanc et la Croix de Lorraine ; et il apprit à rire de Chapelain. Il vit les libres compagnies, les comédiennes ; il éprouva les plaisirs et les passions. Il vécut ce qu’il devait peindre. Deux pièces [258] qu’il donna, et qui ne sont pas des chefs-d’œuvre, achevèrent de le brouiller avec Port-Royal. Il prit pour lui une phrase que Nicole adressait à Desmarets de Saint-Sorlin, avec qui le jansénisme bataillait alors ; et se croyant traité d’ « empoisonneur public, non des corps mais des âmes des fidèles [259] », il lança contre ses anciens maîtres une lettre extrêmement spirituelle et satirique (1666), qui eût été suivie d’une autre, sans l’intervention de Boileau : Racine regretta plus tard amèrement cette aigreur de son amour-propre, qui l’avait fait un jour ingrat et méchant.

Andromaque (nov. 1607) eut un succès qui rappela celui du Cid : dix autres chefs-d’œuvre, en dix ans, lui succédèrent [260]. Mais l’amour-propre du poète souffrit cruellement. Depuis Alexandre, une foule de critiques s’étaient mis après lui, amis de Corneille, ennemis de Boileau, rivaux et envieux : c’était à qui trouverait des fautes et ferait les beautés dans ses pièces ; les préfaces amères dont il accompagna toutes ses tragédies depuis Alexandre faisaient voir qu’on ne perdait pas sa peine à le tourmenter. Hormis la révélation de certaines résistances du goût public sur lesquelles nous reviendrons, nulle question de doctrine ou d’art n’est enveloppée dans es attaques ; et l’étude des pamphlets dirigés contre Racine n’a qu’un intérêt anecdotique.

On imagina, pour couper le succès d’Iphigénie, d’y opposer une autre Iphigénie, fabriquée en hâte par Leclerc et Coras. La manœuvre échoua. On la reprit pour Phèdre : une cabale dirigée par la duchesse de Bouillon, le duc de Nevers son frère et Mme  Deshoulières fit applaudir la Phèdre et Hippolyte de Pradon et siffler la Phèdre de Racine pendant les premières représentations. Des vers injurieux furent échangés de part et d’autre : Boileau se fit le second de son ami dans ce duel au sonnet, qui aurait en une fin fâcheuse pour les deux poètes, si le grand Condé ne les avait hautement protégés.

Soudain Racine se résolut à renoncer au théâtre. Il avait senti la foi de sa jeunesse se réveiller ; Port-Royal avait ouvert ses bras à l’enfant prodigue. Il se persuada qu’il avait travaillé à corrompre les mœurs, à perdre les âmes. Il eut horreur de lui, et voulut se faire chartreux. Enfin il se maria avec une modeste et médiocre femme, dont il eut cinq filles et deux fils. Il s’appliqua leur éducation, avec un dévouement inquiet, une piété scrupuleuse.

Le roi l’aida à oublier la poésie, en le nommant pour écrire son histoire avec Boileau (1677) [261].Il suivit la cour en divers voyages, pendant plusieurs campagnes, jusqu’en 1695. il avait pris sa tâche à cœur, et s’instruisait avec soin : mais était-il possible de faire histoire de Louis XIV pour Louis XIV ? À partir de 1677, Racine se partage entre sa petite famille et la cour : il était fin, spirituel, plein de tact : « rien du poète, dit Saint-Simon, et tout de l’honnête homme ». Mme  de Maintenon le ramena à la poésie dramatique ; elle lui fit écrire Esther et Athalie pour les demoiselles de Saint-Cyr. Esther fut jouée avec pompe (1689). Athalie fut représentée dans une chambre, sans costumes (1691) : nul n’en parla. Mme  de Maintenon avait été prise de scrupules à l’endroit de ces représentations tapageuses qui démoralisaient Saint-Cyr : l’œuvre de Racine en porta la peine, et fut étouffée à sa naissance. Le public mit vingt-cinq ans à s’apercevoir que le poète avait fait là un chef-d’œuvre, et son chef-d’œuvre[262].

Quatre cantiques spirituels (1694), des épigrammes mordantes contre de méchants auteurs et de méchantes tragédies, firent encore voir qu’il gardait toute la vivacité, toutes les ressources de son esprit. Néanmoins il persista dans sa résolution : la piété fut la plus forte. Publiquement attaché à Port-Royal[263], il finit par se sentir moins agréable au roi. On a bâti là-dessus toute une légende : la vérité est que Racine ne fut jamais en disgrâce ; mais son jansénisme déplaisait. Il souffrit de ce refroidissement de la faveur royale avec sa vivacité ordinaire de sentiment : et ses derniers jours en furent attristés. Il mourut le 21 avril 1699, courageusement, chrétiennement, ayant autour de lui, avec sa famille, Valincour et Boileau, ses plus chers amis. On l’enterra, sur sa demande, à Port-Royal, au pied de la fosse de M. Hamon, une âme tendre comme la sienne parmi ces durs logiciens.

Une sensibilité infiniment délicate, un esprit mordant, un amour propre ardent, beaucoup d’impétuosité à suivre le premier mouvement, peu de possession de soi jusqu’à ce que la religion l’eût réglé, voilà ce que la vie de Racine nous montre en lui : c’est une âme de poète, vibrante et passionnée. Retenons aussi ces deux points : son éducation janséniste, et son sentiment du grec ; ils sont essentiels à l’explication de son œuvre[264].


3. TRAGÉDIE PASSIONNÉE ET VRAIE.


Racine n’apporte point de formules nouvelles au théâtre ; et c’est pour cela que, comme Molière, il ne se laissera guère imiter. Il conserve à la tragédie les caractères qui la définissaient chez Corneille : l’action enfermée dans les trois unités, l’intérêt placé dans l’expression des caractères, l’allure du drame fortement noué, et débarrassé de toutes les manifestations inutiles. Et cependant, par l’originalité de son génie, il a coulé dans la tragédie un esprit nouveau, il l’a modifiée intérieurement de telle sorte qu’il nous semble le créateur d’un système dramatique.

Il n’a jamais discuté dans ses Préfaces sur les unités : elles sont trop bien établies, mais surtout elles ne le gênent pas. Il prend son point de départ si près du point d’arrivée, qu’un tout petit cercle contient l’action, l’espace et le temps. Au moment où il commence, toutes les forces sont déjà convergentes et ramassées. Sa tragédie est donc simple, chargée de peu de matière, aussi purgée que possible de roman. Son idéal, c’est l’absence d’intrigue, la belle nudité des tragédies grecques, et voilà par où le sujet de Bérénice lui a plu : deux lignes, un seul fait ; ce n’est rien, mais l’invention consiste à faire quelque chose de rien. Moins il y a de matière, plus l’immatériel a de liberté pour se développer. À l’ordinaire, une tragédie de Racine est un fait, abondamment nécessité par les caractères des personnages : chacun d’eux étant posé au début dans une situation, sous une certaine pression, le conflit de leurs sentiments remplit les cinq actes, jusqu’à ce qu’il détermine un unique et irrémédiable fait, le dénouement. L’impulsion, le mouvement, dans le cours du drame, viennent exclusivement du dedans. Ainsi sont construites les tragédies d’Andromaque, de Britannicus, de Bérénice, d’Iphigénie (sauf le miracle mythologique qui renverse le dénouement logique) : Bajazet un peu, Mithridate davantage, Phèdre surtout admettent certains faits du dehors à modifier l’action ; mais il est remarquable que pour les deux dernières, ces faits (mort, résurrection, retour de Mithridate et de Thésée) sont des hypothèses nécessitées par la vérité psychologique, et point du tout des ressorts disposés pour la surprise.

Racine produit toujours ses caractères en travail, jamais dans un état purement sentimental : il semble que ce soit une nécessité dans le théâtre français, de ne rien montrer qui ne soit action. Racine conçoit toutes les émotions, tous les états passifs comme mobiles, et principes d’activité ; il les exprime justement sous l’aspect où leur force d’impulsion ou d’inhibition se découvre le plus fortement : l’objet est toujours une résolution à prendre, qui est prise, rejetée, reprise, autant de fois que s’exercent l’impulsion ou l’inhibition, jusqu’à ce qu’une secousse plus forte amène l’action définitive. Etudiez Phèdre, la grande passionnée : amour, pudeur, espoir, honte, remords, jalousie, repentir, il n’y a rien, dans ce rôle si riche, qui soit donné simplement comme modification sentimentale de l’être intime ; tout est évalué comme quantité d’énergie, produisant un certain travail, pour éloigner ou approcher tour à tour le personnage d’une action irréparablement bonne ou mauvaise. Voilà comment la sensibilité se peint chez Racine non par des effusions lyriques, mais par des vibrations dramatiques ; et sa tragédie est une suite de coups de théâtre et de révolutions.

En un sens Racine resserra le domaine de la tragédie : il ne crut point suffisant, comme Corneille, de présenter des caractères ; il estima nécessaire de les saisir dans la passion, et même dans une crise aiguë de passion. Il est certain qu’en vingt-quatre heures, une âme ne se montre pas naturellement tout entière et jusqu’au fond, si quelque violente agitation ne la remue. À la tragédie de caractère, telle que de plus en plus la pratiquait Corneille, Racine substitua donc la tragédie de passion.

Peintre de la passion, il réagit contre Quinault sans revenir à Corneille. Il laissa la tragédie politique, la psychologie des sentiments médiocres et des caractères froids ; mais il chassa de la scène la fade galanterie On lui a reproché d’avoir modernisé tous ses sujets, et l’on n’a voulu voir en lui que le peintre des mœurs de cour, affinées et polies : il est vrai que quelques-uns de ses jeunes premiers, Xipharès ou Bajazet,

Tendres, galants, doux et discrets,

ont un peu l’air de courtisans français, très idéalisés. Mais nous verrons que Racine a beaucoup mieux regardé qu’on ne dit communément les mœurs locales, la couleur particulière de chacun de ses sujets. Taine rêvait qu’on représentât Iphigénie dans la grande galerie des glaces, en costumes du temps de Louis XIV : il aurait pu aussi bien demander une représentation de Jules César en costumes du temps d’Elisabeth ; César, Burrhus, Antoine, et ce mob qui hurle pour ou contre César, tout cela est aussi anglais qu’Iphigénie est française.

Prenons le témoignage des contemporains : Quinault les satisfaisait, et Racine leur fit l’effet d’un brutal. Ce Pyrrhus que nous trouvons coquet, galant, les choquait comme un malappris, et Racine était obligé d’écrire cet avertissement : « Le fils d’Achille n’avait pas lu nos romans : certes ces héros ne sont pas des Céladons ». N’a-t-on pas trouvé Néron même trop méchant ? Il n’était pas assez amant avec Junie. Racine batailla pour obtenir le droit de faire autrement que Quinault, et de présenter la passion toute pure, dans ces crises où, faisant éclater le mince vernis de notre civilisation, la brutalité naturelle reparaît. Ses effets paraissaient trop crus, et blessaient l’optimisme galant des salons : Saint-Evremond, un homme d’esprit, trouvait Britannicus trop noir ; et la pièce, en effet, n’est pas « consolante ».

Contre la mode, contre les délicatesses mondaines, Racine fit régner la raison, c’est-à-dire la vérité, dans sa tragédie. Il prit des sujets légendaires, historiques : sous le merveilleux ou le grandiose des fables et des noms, il aperçoit, montre le fait commun, ni héroïque, ni royal, humain : une femme délaissée qui fait assassiner son amant par un rival, voilà Andromaque ; une femme trompée se vengeant sur sa rivale et son amant, voilà Bajazet : un homme qui, pour un intérêt ou un devoir, laisse une femme aimée, voilà Bérénice ; un vieillard rival de ses fils, voilà Mithridate ; une belle-mère amoureuse de son beau-fils, et le haïssant, le persécutant pour ne pouvoir s’en faire aimer, voilà Phèdre. Ne sont-ce pas les éternelles tragédies de la vie réelle, les sujets toujours les mêmes que les journaux et les tribunaux offrent à notre sensibilité avide de se dépenser ? Même de Britannicus, même à Iphigénie, n’extrairait-on pas des drames domestiques ? une mère impérieuse, un fils craintif, révolté soudain par ses passions ou ses vices, ou bien un père sacrifiant à son ambition, à sa vanité, le bonheur et toute la vie d’une fille qu’il aime pourtant, est-ce là seulement de l’ « histoire ancienne » ou de la « mythologie » ?

Sous les noms héroïques, à travers les infortunes et les crimes extraordinaires, c’est la simple, générale, humaine vérité que Racine veut montrer : outre la politique, cela exclut l’intrigue romanesque, les moyens compliqués ou surprenants. L’action se proportionnera aux sujets, et les ressorts qu’elle emploiera seront « vulgaires » comme eux. Néron se cache derrière un rideau, pour épier Britannicus et Junie : bassesse comique ! Sans doute ; la dignité trafique est une sottise : un empereur amoureux est un homme amoureux, qui a seulement plus de pouvoir, partant moins de scrupule à se satisfaire. On s’est étonné de certaines affinités qu’on a saisies entre la tragédie de Racine et la comédie de Molière : rien de plus naturel. Mithridate est avec Xipharès dans le même rapport qu’Harpagon avec Géante. Si les deux peintres rendent la même passion, quoi d’étonnant qu’ils dessinent le même geste, et que les deux pères emploient la même ruse pour s’assurer de la rivalité des deux fils ? Seulement des mêmes passions, de la même situation, du même moyen, l’un tire du comique, et l’autre du tragique : chacun suit la loi du genre qu’il traite.

Le style est pareil : simple et naturel avant tout, juste, précis, intense, rasant la prose, comme disait Sainte-Beuve. Une admirable poésie, dont on parlera plus tard, s’y fond, et s’y résout en langage pratique. Point de sublime ; point de mots à effets, de vers à détacher, à retenir. Racine ne fait pas de « pensées », ni de maximes. Le Qui te l’a dit ? d’Hermione, le Seigneur, vous changez de visage, de Monime, le Sortez Roxane, voilà le sublime de Racine, des mots de situation, terribles ou pathétiques par les causes qu’on saisit et par les effets qu’on pressent. Des mouvements de passion s’expriment avec une naïveté qu’on a trouvée presque comique : comme l’amour de Pyrrhus, au moment où il a juré de ne plus penser à Andromaque. Mithridate, pressant Monime de l’aimer, me fait invinciblement penser à l’autre vieillard amoureux, à l’Arnolphe de Molière. On serait étonné, si l’on y regardait de près, de ce qu’il y a chez Racine de mots familiers, de locutions de tous les jours ; la musique délicieuse de son vers nous empêche de remarquer les formes de la conversation courante qui souvent le remplissent.

Les personnages de Racine sont plus près de nous que ceux de Corneille : du moins, il nous le semble, quoique peut-être les grandes passions ne soient guère moins rares que les grandes volontés. Mais dans nos âmes communes, les abandons au sentiment, à l’inclination, sont plus fréquents que les résistances et les victoires de l’énergie volontaire. Racine a été élevé dans le jansénisme, à croire que la nature est corrompue, que tout mérite, tout bien en l’homme vient de la grâce ; il a pu rompre avec ses maîtres, il n’a pu se défaire des enseignements lentement insinués, quitter le point de vue d’où ils lui avaient appris à regarder l’agitation humaine. Il a donc peint une nature faible, impuissante à se diriger, tiraillée entre ses instincts, des passions fougueuses, des volontés chancelantes ou abattues. Il n’y a rien de proprement chrétien dans les caractères qu’il dessine (Esther et Athalie écartées), sinon en tant que le christianisme est un des éléments principaux de la civilisation dont les types étudiés sont le produit. Mais il est bien certain qu’il y a un parfait accord entre la conception psychologique de Racine et le dogme caractéristique du jansénisme : de là vient la facilité avec laquelle Arnauld accepta Phèdre, lorsqu’on voulut réconcilier Racine avec lui, et de là le mot fameux que la reine incestueuse est « une chrétienne à qui la grâce a manqué ».

Ainsi, tandis que Corneille résout le conflit de la volonté et des passions par la victoire de la volonté, Racine conclut au triomphe des passions : et comme Corneille tend à supprimer les passions, il tend à supprimer la volonté. L’orageuse beauté de Phèdre résulte de ce que sa volonté tient à peu près en balance son amour ; une lutte intérieure la déchire, tellement que tout le drame est dans ce seul rôle. Au contraire, dans Roxane, la passion est toute pure, sans contrepoids, sans correctif, immodérée, impudente. Et Agrippine, Clytemnestre, Athalie, chacune en son genre, ne sont aussi que passion.

Cette façon de juger les forces respectives de l’instinct et de la raison pousse le drame aux dénouements funestes : où la passion domine, le crime et le malheur doivent suivre. Ainsi la tragédie de Racine finit presque toujours mal : seul un miracle mythologique autorise le dénouement heureux d’Iphiyénie ; et, si Mithridate se termine bien, c’est par un miracle psychologique, qui n’est pas la meilleure partie de la tragédie. Je ne parle pas d’Esther et d’Athalie : Dieu peut tout, et c’est lui qui mène les deux actions.

Mais voici une conséquence plus importante de la psychologie de Racine : son théâtre sera féminin, comme celui de Corneille était viril. Car c’est dans les femmes que la faiblesse naturelle paraîtra le plus visiblement : ce sont elles qui sont par excellence des êtres d’instinct, de volonté faible ou nulle, de raison ployable, et réduite au rôle de servante du sentiment qu’elle fournit de sophismes ; ce sont elles que toujours et partout l’affection conduit, jamais l’idée. Telles du moins les voit Racine, et par suite il les pousse au premier plan de sa tragédie. Là où l’histoire ne s’impose pas au poète, dans les sujets dont il est maître et qu’il arrange à son goût selon son expérience intime, les hommes pâlissent et s’effacent : que sont Pyrrhus, Oreste, Bajazet, Hippolyte, Thésée, même Acomat, à côté d’Hermione, d’Andromaque, de Roxane, de Phèdre ? De Racine date l’empire de la femme dans la littérature : et cela correspond au moment où tous les instincts violents, ambitieux, qui jetaient les hommes dans l’action politique et militaire, s’apaisent dans la vie de société, où la femme y devient souveraine sans partage, où d’elle va partir tout honneur, tout mérite et toute joie.

Racine a peint admirablement les âmes féminines, avec une finesse singulière, il en a marqué toutes les nuances les plus délicates, mais surtout la forme et le mouvement caractéristiques : le sentiment faisant office de raison, l’extrême violence sortant de l’extrême faiblesse. On l’a accusé de se répéter ; il ne faut l’avoir guère lu, ou grossièrement. Plus on a soi-même d’expérience, plus on aperçoit de variété dans son observation. Il a peint, non l’amour, mais cinq, dix amours, dont pas un ne ressemble à l’autre : chaque individu aime à sa façon, avec son tempérament, son esprit, toutes les modifications que l’âge, la condition, la situation peuvent imprimer à l’éternel élément de la passion.

Voyez ses jeunes filles, sœurs peut-être, non pas doubles les unes des autres : Junie, pitoyable et protectrice, Iphigénie, douce et fière, Hermione, naïve, abandonnée, emportée ; Monime, pudique, résolue, soucieuse de son devoir, de son honneur, de sa dignité, ferme dans sa volonté comme une héroïne cornélienne, sans raideur pourtant, et toute tendre et gracieuse ; Eriphyle, enfin, déprimée par la misère, envieuse, ingrate, une amoureuse qui avilit l’amour. Même variété parmi les femmes, ou plus grande encore : Bérénice, tendre, élégiaque, mélancolique, avec des réveils d’énergie pour ressaisir l’arme féminine de la coquetterie ; Phèdre, malade d’amour à mourir, et voulant mourir sans parler, parlant quand, trompée par son malheur, elle se croit libre, consentante alors à sa passion débordée, atterrée par le retour de Thésée, et laissant par honte, pour cacher la faute déjà faite, se consommer un plus grand crime, ramenée par le remords pour démentir la calomnie, replongée plus profondément dans le mal par une crise effroyable de jalousie, et, aussitôt que l’irréparable est consommé, repentante, enfin se rachetant par la confession publique et la mort volontaire ; Roxane, plus simple, sensuelle, et féroce, qui sans cesse donne à choisir à son amant entre elle et la mort, sans esprit, sans âme, animal superbe et impudique. Ces huit caractères de femmes sont tous des types bien tranchés, et d’une absolue vérité.

Les hommes sont plus faibles : les amoureux aimés sont des galants agréables, et rien de plus. Je ne sais pas au reste s’il est jamais arrivé que l’objet d’une grande passion, au roman et au théâtre, fût peint d’une manière satisfaisante, et parût autre chose qu’un ressort qui met la passion en branle, ou bien une cible où elle tire. Il n’y a peut-être que Corneille qui ait pu rendre l’objet égal à la passion qu’il inspire.

Racine se retrouve dans les amants qu’on n’aime pas : Pyrrhus, fier et épris, un soupirant qui a de belles révoltes, et qui donne parfois de rudes secousses à sa chaîne ; Oreste, passionné et sombre, proche de la folie, et capable de crime ; et Mithridate, l’amoureux en cheveux gris, qui sait qu’on ne peut l’aimer et s’acharne à exiger l’amour, étalant avec emportement toutes les compensations qu’il a de la jeunesse qui lui manque ; et Néron, l’amoureux qui est un maître, et qui le sait.

Racine ne s’est pas borné à l’amour, où il voyait, non sans raison, « la route la plus sûre pour aller au cœur ». Même dans les tragédies où l’amour est tout, il y a d’autres caractères que des amoureux. Voici Andromaque, veuve et mère, obligée de choisir entre la fidélité qu’elle doit à son mari, et la protection qu’elle doit à son fils, honnête femme qui se défend avec ses grâces de femme, ménageant l’amour de Pyrrhus pour lui résister sans le décourager. Bajazet nous offre Acomat, un politique réaliste qui ne débite pas de maximes, dépourvu de sentiment et de scrupules, tout à ses intérêts, mais éloigné des crimes inutiles autant que de l’impudence pompeuse, n’ayant pas d’illusion sur les hommes et ne le criant pas : une des plus réelles figures de ministre qu’on ait jamais dessinées. Et Mithridate, c’est le vieillard amoureux, mais c’est Mithridate, le roi barbare, l’ennemi des Romains.

Dans certaines tragédies, l’amour n’est qu’un cadre, ou même un fil léger, et donne occasion de peindre diverses sortes de caractères et de passions. Dans Iphiyénie, Britiumicus, l’amour est peu de chose, dans Athalie il n’est rien. Et dans ces trois sujets, que de formes d’âmes nouvelles et variées : Ulysse, le politique froid, qui ne recule jamais devant les moyens, quand il a choisi le but, point insensible pourtant, mais rassuré par la conscience qu’il a de ne voir que le bien public ; Agamemnon, père tendre, faible ambitieux, qui voudrait les fruits du crime sans le crime, et qui ne peut se résoudre à sacrifier sa fille à son égoïsme, ni son égoïsme à sa fille, plus sympathique que le Félix de Corneille, parce qu’il est plus déchiré ; Clytemnestre, la « mère », qui ne connaît plus ni patrie, ni dignité, ni mari, dès que sa fille est en péril, en qui, mieux qu’en aucune amplification romantique, apparaît le sentiment primitif, animal, de la maternité ; c’est la bête défendant son petit.

Ailleurs voici Agrippine, une mère aussi, mais ennemie de son fils, et l’aimant pourtant d’un reste d’instinct : fière, ardente, ambitieuse, d’une ambition de femme, qui n’est pas une énergie d’ordre supérieur, aspirant à pouvoir plus pour agir plus, ni une confiance superbe de savoir réaliser mieux que personne le bien public, mais une vanité avide de l’extérieur, de l’enivrement, des flatteries de la puissance : Agrippine est ambitieuse comme une autre est coquette. Jouet de ses affections, son humeur la mène, son orgueil, son espoir la trompent : elle s’irrite et s’apaise follement, inégale en son action, maladroite et crédule. À côté d’elle, Néron, une âme mauvaise, égoïste, vaniteuse, lâche, en qui l’amour est une fureur sensuelle, un transport de l’imagination, sans tendresse, sans estime, sans pitié : il va à son premier crime, poussé par son instinct, fouetté par la jalousie, retenu par ses peurs, peur de sa mère, peur de son gouverneur, peur des mille voix du peuple, enlevé enfin par l’aigreur de sa vanité, sans étonnement après le crime, et d’une belle impudence, mais affolé soudain d’une peur toute physique, dans la détente de ses nerfs après l’action, et déprimé de voir la femme pour qui il avait fait le coup, lui échapper. Autour de ces deux personnages, Burrhus, un honnête homme, dans une situation fausse, assez souple pour être vivant, et un coquin, Narcisse, bas, plat, intrigant, qui joue de son maître à merveille en semblant lui obéir.

Enfin Athalie est, sans maximes ni dissertations, une des plus fortes pièces politiques qu’on ait jamais écrites, et à coup sur la plus hardie peinture de l’enthousiasme religieux : Athalie est une femme, fiévreuse par conséquent et inégale, alternativement irritée et facile, selon les objets qui tournent son âme passionnée ; un songe, un visage d’enfant, tout dévie ou rompt son action. Elle se débat plus qu’elle ne lutte. Elle figure un pouvoir qui tombe, contre qui toutes les circonstances fortuites tournent fatalement, et qui n’a plus vraiment la force de se soutenir : il donne quelques secousses, violentes et inutiles, qui l’épuisent, et il est incapable d’une résistance ferme. Joad est un fanatique, désintéressé, sans scrupules, impitoyable, le plus dur et le plus immoral des politiques, parce qu’il ne fait rien pour lui, tout pour son Dieu. Par Joad, le pieux poète nous découvre tous les crimes du fanatisme et leur source profonde. Entre Joad et Athalie oscille Abner, brave soldat, politique naïf, calme dévot, l’honnête homme timoré, qui fuit les responsabilités, ménage tous les devoirs, et sert tous les pouvoirs. Mathan est une âme envieuse, ambitieuse, qui joue de la religion, hypocrite tragique, à qui nulle vie innocente, nul intérêt public n’est précieux, dès qu’il trouve jour à satisfaire ses haines ou son orgueil : serviteur égoïste et sans dévouement d’Athalie, servi lui-même par le zèle intéressé de Nabal. Enfin, il y a, dans Athalie, Joas, un enfant. Songez quelle hardiesse c’était de mettre un enfant dans une tragédie : le xviie siècle n’a pas connu, n’a pas aimé les enfants. La raison n’a pas assez de place dans leur vie ; et l’instinct naturel, primitif, les conduit. Il n’y a que deux enfants qui comptent dans la littérature classique : la petite Louison, naïve et futée, le petit Joas, simple, candide, répétant sa leçon avec une gravité dévote d’enfant de chœur.

En voilà assez pour nous faire entendre quelle injustice c’était de dire que Racine ne ferait plus de tragédies, quand il ne serait plus amoureux. Cet homme-là, par un exemple unique, a fait vraiment à son Dieu le sacrifice de son génie ; il s’est retiré quand il n’était ni épuisé ni fatigué, quand il avait seulement montré ce qu’il pouvait faire.


4. LA VISION POÉTIQUE DE RACINE.


On n’aurait que la moitié de Racine, si l’on ne regardait que la vérité psychologique de ses peintures, leur ressemblance avec la vie réelle. Il a mis la poésie dans la tragédie, cette poésie si rare dans Corneille, et que Rotrou par accident a rencontrée. Remarquons bien une différence entre nos deux grands tragiques dans le choix des sujets : depuis le Cid, Corneille n’a pas tiré une tragédie de la poésie ancienne, sauf Pompée, qui vient de Lucain, un historien rhéteur plutôt qu’un poète, et sauf Œdipe, dont il a fait ce que vous savez, du Sophocle habillé à la Quinault. Racine prend ses sujets dans Euripide : Andromaque, Iphigénie, Phèdre. Il y ajoute, pour les traiter, Virgile et Homère. Mais quand il s’inspire des historiens, c’est là qu’il faut saisir l’opposition des deux génies. Pour Corneille, un historien est un historien, un garant de l’authenticité des faits : Tite Live ou Justin, Baronius ou Du Verdier traduisant Paul Diacre, ce lui est tout un. Racine, au contraire (mettons à part Suétone qui lui fournit Bérénice : le sujet n’a pas été choisi par lui), Racine prend Britannicus à Tacite, le plus grand peintre de l’antiquité ; Mithridnte, à Plutarque, le biographe dramatique, où Shakespeare allait aussi chercher la poésie des passions. S’agit-il de tragédies saintes, Corneille ouvre Surius ; Racine, la Bible. Reste donc Bajazet, le seul sujet qui ait été choisi par Racine pour sa pure valeur dramatique et réaliste.

Il est poète, et dans toutes les actions qu’il met en scène, il saisit une puissance poétique qu’il dégage. La seule étoffe de son style nous en avertit. J’ai signalé cette notation si exacte des sentiments, qui est la forme nécessaire du positivisme classique. Mais j’ai dit aussi qu’il y a des vers, des couplets de poète dans Racine ; la traduction serrée de l’idée que commande la psychologie dramatique, s’achève sans cesse en images, en tableaux qui la dépassent infiniment, et qui ouvrent soudain de larges échappées à l’imagination. À travers un rapide récit, où Xipharès expose toutes les circonstances par lesquelles son rôle est déterminé, soudain il s’arrête un moment sur les victoires de son père :

Et des rives du Pont aux rives du Bosphore,
Tout reconnut mon père…

De ce triomphe l’orgueil filial de Xipharès est enivré, et le sentiment suscite un réveil de sensations, la vision d’une mer sans ennemis, où les flottes du roi déploient joyeusement leurs voiles :

…Et ses heureux vaisseaux
N’eurent plus d’ennemis que les vents et les eaux. (Acte 1, sc. I.)

Après cette envolée soudaine, le style se rabat, tout près de la

prose, dans l’indication exacte des faits. Un peu plus loin, Pharnace engage Monime à s’embarquer avec lui :

Jusques à quand, madame, attendrez-vous mon père ?

(Acte I, sc. viii.)

Et il fait son invitation dans un couplet pressant et précis, qu’éclairent de place en place comme de larges trouées ouvertes sur de lointains et grandioses passages.

Fuyez l’aspect de ce climat sauvage…
Un peuple obéissant vous attend à genoux
Sous un ciel plus heureux… ;

mais surtout à la fin, dans ce dernier vers qui évoque à nos yeux Monime

Souveraine des mers qui la doivent porter,

on voit tout un triomphal cortège glisser sur l’étendue resplendissante des eaux. Deux vers ou trois plus bas, Monime ouvre la bouche, et son premier mot, c’est : Èphêse et l’Ionie ; une soudaine et lumineuse évocation de la Grèce asiatique, avec tout ce qu’elle contient pour nous de prestigieux souvenirs.

On n’a qu’à feuilleter n’importe quelle tragédie de Racine, et des impressions analogues surgiront en foule. Cela veut dire que chacun de ses sujets éveille en lui une vision poétique. Il ne se pique pas d’être historien ; il ne fait pas de couleur locale. Mais à chaque sujet il s’efforce de garder son caractère, de faire revivre en son imagination les âges lointains, les civilisations disparues. Il ne croyait pas qu’on pût mettre en tragédie la réalité immédiatement perçue : il voulait envelopper l’observation dans une vision agrandie par l’éloignement, et par là poétique : à cette condition seulement, il crut pouvoir traiter Bajazet, parce qu’il sentait les Turcs aussi loin de lui que les Romains. Et, même dans Bajazet, il a essayé d’être le moins « français » possible. Les éléments d’une vision complète et colorée lui ont manqué, et le style de la pièce est plus pragmatique que poétique ; cependant il est visible qu’il a utilisé avec soin toutes les indications de mœurs et d’institutions, qui pouvaient l’aider à former une représentation sensible du sujet.

Nous ne pouvons exiger que Racine nous parle selon nos idées de la Grèce ou de l’Asie, qu’il costume ses acteurs d’après les dernières trouvailles ou les hypothèses récentes de l’histoire et de l’archéologie : il n’y avait guère que la civilisation greco-romaine, la décadence raffinée, dont il pût avoir un sentiment historiquement exact. Et d’autre part, si nous sommes habitués de nos jours à voir nos écrivains nous présenter l’humanité antique dans ce qu’elle a d’irréductible aux formes actuelles de nos âmes, il faut consentir à ce que Racine nous la montre dans ce qu’elle a d’identique ; l’un n’est pas plus vrai en soi que l’autre. Ces considérations une fois admises, nous n’aurons pas de peine à trouver que le réalisme psychologique de Racine se fond dans une vision poétique, d’où résultent cette lumière exquise et cette pure noblesse de sa forme tragique.

Ses modèles et ses auteurs parlaient à son imagination. Ce n’étaient pas pour lui des hommes quelconques, types de l’humanité, tirant toute leur valeur de leur définition. C’était Andromaque, l’Andromaque d’Homère et de Virgile, c’était l’Oreste fatal d’Eschyle et d’Euripide. Toute la Grèce homérique lui apparaissait sur le rivage d’Aulis, autour de l’autel où il traînait Iphigénie. La grande figure de Mithridate séduisait son âme d’artiste ; et, au risque de déranger l’équilibre de sa composition, au milieu du drame réaliste du vieillard amoureux, il s’arrêtait à peindre, dans toute sa hauteur, le despote oriental, cruel et héroïque, dont Plutarque lui donnait l’idée. Il écrivait Britannicus, le plus saisissant tableau qu’on ait tracé de Rome impériale : il l’écrivait en pur artiste, sans idée ni intention de politique, attaché seulement à bien rendre la sombre couleur de Tacite. Là, comme dans Mithridate, il en use librement avec ses auteurs, pour le détail des faits et pour la composition psychologique des caractères individuels : mais Plutarque et Tacite ont très fortement enfoncé dans son âme la vision d’une Asie barbare ou d’une Rome corrompue, qui se déploie par-dessus le mécanisme abstrait des forces morales. Phèdre a une poésie plus prestigieuse encore : on ne saurait citer tous les vers qui créent, autour de cette dure étude de passion, une sorte d’atmosphère fabuleuse, enveloppant Phèdre de tout un cortège de merveilleuses ou terribles légendes, et nous donnant la sensation puissante des temps mythologiques :

Noble et brillant auteur d’une triste famille,
Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille,…
Soleil…
O haine de Vénus ! ô fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !…
Ariane, ma sœur, etc…
La fille de Minos et de Pasiphaé…
Moi-même, il m’enferma dans des cavernes sombres,
Lieux profonds, et voisins de l’empire des ombres…

Et tant d’autres vers, qui font que la tragédie s’élargit avec l’imagination

du public, et devient apte à recevoir toutes les impressions que notre éducation archéologique et esthétique nous fait rechercher dans la représentation de l’antiquité.

Les tragédies sacrées de Racine ont le même caractère. Esther est une élégie pieuse, aimable et un peu enfantine, avec son fantoche de sultan et son épouvantail de ministre : mais le vieux Juif Mardochée, la douce dévote. Esther ressortent en pleine lumière. Toute la poésie des Livres Saints est passée dans la prière d’Esther. Athalie est une vision d’une intensité étonnante : dans ce cadre grandiose du temple, devant ces chœurs, dont la voix, un peu maigre, rappelle à notre mémoire les fières beautés des psaumes hébraïques, Joad, si bien saisi dans son âpreté juive, dans sa puissance de haine et de malédiction, dans son absorption enfin du sentiment national par la passion religieuse, Joad est une figure biblique. Mais songez surtout à son accès de fureur prophétique, à ce qu’il a fallu de puissance poétique, de hardiesse artistique, pour concevoir et pour offrir à ce monde de raisonneurs et d’intellectuels un prophète, un vrai prophète, inspiré, délirant, dessinant l’avenir en images actuellement extravagantes. Et, pour doubler l’audace de la peinture, imaginez que ce prophète découvre les crimes futurs de Joas, et risque de rendre odieux le personnage sympathique : faute insigne pour un dramaturge adroit, trait admirable de vérité profonde et de large poésie, qui jette soudainement une vive lumière sur la sinistre histoire de Juda, et sur le triste, le pauvre fond de notre humanité.

Je crains que Racine, comme Bossuet, n’ait été trop poète pour un siècle qui s’éloignait de plus en plus de la poésie : on sentit la vérité humaine mieux que la grandeur poétique de son œuvre. On pourrait s’étonner que les romantiques l’aient traité si mal, eux qui étaient poètes et artistes ; mais il faut songer que tous les pseudo-classiques qui s’abritaient derrière Racine, leur en faisaient méconnaître le véritable caractère. Et surtout la poésie de Racine est tout juste l’opposé de la poésie romantique : elle n’est pas l’épanouissement de l’individualité, impérieuse et capricieuse ; elle est tout objective et impersonnelle.


5. LA TRAGÉDIE APRÈS RACINE.


J’ai pu grouper quelques tragiques autour de Corneille : autour de Racine, il n’y a personne. Rien de plus plat que Pradon et que l’abbé Genest [265]. Totalement dépourvus de sens poétique, ils traitent les plus merveilleux sujets de la poésie antique avec une sorte de bon sens bourgeois, asservi et étréci par les préjugés de leur monde. À la fin du siècle, je ne vois à nommer que la pièce de Longepierre (1688), pour une Médée rendue avec une raideur énergique de dessin et une pauvreté de couleur qui font moins songer à l’antiquité qu’à David, et pour un Jason très curieux de réalité prosaïque, dans son rôle de bellâtre égoïste et plat.

La tragédie se meurt. Des mœurs de convention s’établissent : l’observation directe de la nature cède la place à des formules arrêtées, dont, au nom de la dignité tragique, il ne sera plus permis de se départir. Les sujets s’évanouissent dans le vague et l’abstrait. Pour voiler le vide et la fausseté des sentiments, on arrange, on entortille les incidents romanesques, les scélératesses monstrueuses. Les incognitos et les reconnaissances deviennent le train ordinaire et journalier des actions théâtrales. À mesure que la tragédie s’affadit, on cherche à la renforcer par la rareté des situations et des sentiments : on va hors de la nature et contre la nature. Jamais Campistron n’est plus fade que lorsqu’il veut peindre un amour incestueux. Ni lui, ni Lagrange-Chancel ne valent d’être lus : ils font valoir je ne dis pas Rotrou ou Tristan, mais Scudéry et La Calprenède, et le bonhomme Hardy. Ne nous faisons pas illusion : la fécondité vigoureuse de la tragédie, c’est autour de Corneille qu’il faut la chercher. Racine en a prolongé seul la splendeur, dans une époque qui n’était plus capable que de l’opéra.


CHAPITRE V

LA FONTAINE


1. La Fontaine, son caractère ; sources et formation de son génie poétique. — 2. Les Fables : ce qu’il a fait du genre : drame et lyrisme. — 3. La poésie dite légère. Chaulieu.
1. LA FONTAINE.

Si l’on veut se rendre compte des restrictions que comporte la théorie des milieux, de l’effrayant inconnu que nulle détermination scientifique des œuvres littéraires ne peut réduire, il ne faut que considérer les deux plus purs poètes de notre xviie siècle : La Fontaine et Racine. Ils sont tous les deux Champenois[266], de la plus grise, et prosaïque, et positive de nos provinces, de cette terre des bons vivants et des malicieux conteurs, dont il semble que les fabliaux épuisent la définition intellectuelle. Il y a dans La Fontaine assez de quoi répondre à cette origine[267] : par toute une partie de son humeur et de son génie, il plonge en quelque sorte dans le sol natal, et l’on saisit en lui le goût du terroir champenois.

Il faut se garder des illusions enthousiastes, comme des exagérations dénigrantes, quand on parle de l’homme et de la façon dont il vécut. On a poétisé la vie de ce bourgeois de province, sensuel et flâneur, qui n’eut ni volonté, ni sens moral, ni énergie pour aucun devoir, qui ne sut faire ni sa charge de maître des eaux et forêts, ni sa fonction de chef de famille. En pleine force du corps et de l’esprit, il lâcha tout, charge, femme et fils, pour venir à Paris, et vivre à la solde d’amateurs généreux. Il fut foncièrement égoïste ; il ne sut résister jamais ni à son désir ni à son plaisir, et s’abandonna à toutes les impulsions de sa nature.

D’où vient cependant que ce caractère assez laid en somme s’est prêté aux idéalisations de la critique ? C’est que La Fontaine a un égoïsme d’une qualité particulière, cet égoïsme des enfants, qui n’est que l’instinct naturel, que l’éducation n’a pas entamé ni complété, et dans lequel la civilisation n’a point mêlé ses complications corruptrices. Il ne contient ni ambition, ni avarice, ni intérêt : il est tout spontané et de premier mouvement. Le calcul et la réflexion en sont absents ; et dans ce total abandon à la nature, si la nature a des instincts de tendresse, de sympathie, d’amitié, l’homme sera tendre, affectueux, et capable de préférer ses sympathies à ses intérêts. C’est le cas de La Fontaine ; il a le cœur primesautier, et le sentiment peut tout sur ce grand enfant ingénu. Aucun devoir ne le retient, quand il n’aime pas : aucun intérêt, quand il aime.

Parce que cela lui fait plaisir, il aime ses amis ; il leur est dévoué, tendrement, délicatement, à Fouquet, à Mme de la Sablière, à M. d’Hervart. Si incapable de réflexion et de bon conseil pour lui-même, il est attentif, clairvoyant, prudent sur les affaires de ses amis. Aussi se fait-il aimer, comme il aime. Ce n’est pas la seule fois où l’on voie l’égoïsme radical faire un caractère charmant : ces libres déploiements de la nature primitive, antérieure à toute morale, ont d’infinies séductions.

Le fond de la poésie de La Fontaine, c’est cette spontanéité, cette richesse des émotions, qui, dans la vie réelle, en font le plus incorrigible des fantaisistes ; c’est la simplicité, l’absolue et immobile rale irréflexion (en un sens) de l’expression qu’il leur donne. Il y a de tout dans cette âme de poète : esprit d’abord, malice, ironie ; sensibilité ensuite, et sympathie universelle, large amour de la nature et de l’humanité. C’est un artiste en plaisirs, qui excelle à s’en fabriquer de toutes sortes et de toutes qualités, avec tous ses sens et tout son esprit.

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique.

Il goûte voluptueusement

Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries.

Mais il est amoureux aussi de l’esprit humain, de l’exercice intellectuel, des livres, et de tous les livres :

Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi.

Ne voulait-il pas aller au séminaire pour avoir lu la Bible ? N’était-ce pas une ode de Malherbe qui avait fait jaillir la source profonde de poésie jusque-là cachée sous l’épaisse jovialité du bourgeois de province ? Et ne le voit-on pas raffoler de Baruch toute une semaine ? Dans cette vivacité et cette mobilité d’impressions, une vie s’en va à vau-l’eau : mais l’étoffe est riche pour la poésie.

Avec cela, il n’a rien d’un fou, d’un inconscient, d’un irresponsable. Ses légendaires distractions ne l’empêchaient pas de voir clair dans la vie : le caractère était mou et ployable en tous sens, mais l’intelligence était aiguisée et pénétrante. Il était observateur, et toute réalité entrait profondément en lui. Il voyait si clair, le bonhomme, qu’il a été le premier à noter, dès 1660, que le temps de la fantaisie était passé, que le temps de la vérité était venu dans la littérature. Il avait aussi un sens exquis de l’art : il avait ce don rare, la mesure dans l’énergie. Il savait limiter ses impressions, les arrêter au point précis où elles deviendraient douloureuses et brutales. Hardiment naturaliste, il estimait qu’il n’y a pas d’interprétation artistique de la nature qui n’y manifeste de l’agrément et de la grâce ; mais, comme c’était le plus loyal et le moins truqueur des artistes, il ne rendait ainsi que parce qu’il sentait d’abord : sa forme d’esprit était un délicat épicurisme, qui excellait à extraire de tous objets les parcelles de beauté ou de plaisir qui y étaient enveloppées. Il avait, dans un degré particulier de puissance, les facultés techniques du poète : les mots étaient pour lui des formes vivantes, souples, colorées, et le vers était le développement harmonieux d’une ondulation rythmique.

On voit de quels éléments est formé le génie de La Fontaine, et ce qu’y peuvent revendiquer toutes les influences extérieures et antérieures. De la tradition gauloise, c’est-à-dire purement française, il tient l’esprit, le récit leste et vif, la raillerie subtile et pénétrante, sans parler de l’immoralité qui est un jeu de l’esprit plutôt qu’une fougue des sens. Les Contes, c’est la pure tradition des auteurs champenois et picards, c’est l’inspiration des fabliaux, avec un peu de l’art de Boccace. Ils sont bien déplaisants et ennuyeux aujourd’hui, avec leur libertinage raffiné et froid, où le thème scabreux est présenté toujours dans l’abstrait, hors de toute peinture des mœurs : mieux vaut encore la grossièreté des fabliaux. De son siècle, de l’esprit rationaliste et scientifique qui prévalait alors, il tient son goût de vérité exacte, son observation précise et serrée, sa curieuse recherche et sa sûre connaissance de la vie morale et des passions humaines. De l’Italie, et de l’antiquité, même de l’antiquité grecque qu’il eut le rare talent de percevoir à travers les insuffisantes traductions, il a tiré son goût délicat, et ce sens de la forme, ce besoin d’une perfection difficile, qui ont réglé l’emploi de ses facultés poétiques : c’est par là qu’il est devenu un artiste, et qu’il a travaillé sa matière en œuvre d’art. Enfin, son originale propriété, l’inexplicable fond de son individualité, c’est, dans une race, dans un siècle peu poétique, la puissante expansion de son tempérament poétique ; c’est cette souplesse de l’âme universellement impressionnable, et capable d’absorber, d’amalgamer et de fondre toutes les autres influences.

Au reste, il ne faut pas se laisser égarer par les mots légendaires qui ont cours à propos du bonhomme. Ce fablier n’a pas porté ses fables comme un prunier porte des prunes : ç’a été du moins un fablier bien tardif. La Fontaine fait ses débuts dans la littérature à trente-trois ans, par l’Eunuque (1654) ; il a plus de quarante ans quand il écrit Joconde, son premier Conte ; il a quarante-sept et cinquante-sept ans, quand il publie ses deux principaux recueils de Fables. C’est tout juste le contraire de ce qu’on attendrait d’un génie naturel et facile : la poésie de La Fontaine est l’œuvre de sa maturité déjà avancée. Il lui fallut le temps de se reconnaître : lentement, péniblement, il s’est mis en possession de son originalité, après avoir tâtonné et erré. Il n’y a rien d’inconscient dans son génie ; il est tout clair, avisé, réfléchi ; et il faut qu’il ait nettement conçu et la qualité de son naturel et le caractère de son idéal pour les réaliser dans des œuvres parfaites. L’esprit l’a séduit d’abord, et tous les précieux, les Italiens, Voiture. Mais il en est revenu : les anciens l’ont ramené à la simple nature. Il les en a remerciés dans son Epître à Huet, attestant par son expérience la vérité des enseignements de Boileau. Même alors, surtout alors, il a travaillé : il s’était négligé quand il raffinait, mais l’exquise simplicité, il ne l’a jamais rencontrée que par un labeur obstiné. Ses Fables, où la poésie coule de source, ont été faites et refaites, jusqu’à ce qu’elles eussent trouvé leur perfection. On possède le Renard, les mouches et le hérisson, sous deux formes : il n’a passé dans la seconde rédaction que deux vers de la première.


2. LES FABLES.


Nous pouvons négliger tout le reste de l’œuvre de La Fontaine, les Contes, si ennuyeux et si tristement vides de pensée dans la grâce légère de leur style, tout le théâtre, les Poèmes sur le Quinquina et la captivité de Saint-Malc, les pièces détachées, les lettres. Ce n’est pas là qu’il faut chercher La Fontaine : s’il s’y trouve parfois, il y est moins complet, moins pur que dans ses Fables. Il a pu y semer des choses exquises : il n’y en a nulle part d’aucune sorte que les Fables ne nous présentent dans une intensité ou une perfection supérieures. Le principal intérêt de tous ces ouvrages, c’est de nous montrer souvent à l’état brut ou mal dégrossis encore des matériaux que le bonhomme recueille de ci de là, au hasard de ses expériences et de ses rencontres, et qu’il essaie, affine, concentre peu à peu, pour en faire ensuite les éléments de ses chefs-d’œuvre. Ils nous aident à comprendre aussi ce que l’unique et personnelle perfection des Fables nous dérobe : par où La Fontaine tient à la poésie légère de son temps. Les vers de sa jeunesse le rapprochent des Voiture, des Benserade, des Segrais, des poètes mondains, raffinés, spirituels et froids : voilà d’où il part, et peu à peu il se dégage de leur compagnie. Les œuvres de sa vieillesse, avec le XIIe livre des Fables, nous montrent comment il retourne au ton de la poésie mondaine, et redescend vers les Chaulieu, les Hamilton et les La Fare. Entre les deux groupes se placent onze livres de Fables, où l’individualité absorbe et domine toutes les influences du milieu et du moment.

Ici ma tâche est abrégée par l’excellente étude de Taine. Je n’ai qu’à y renvoyer le lecteur désireux de comprendre la substantielle solidité et l’art exquis des Fables. Elles sont d’abord un tableau de la vie humaine et de la société française. La Fontaine a l’intuition psychologique, et il a le sens du réel : il a peint des hommes de tout caractère et de toute condition, rois, seigneurs, bourgeois, curés, savants, paysans, orgueilleux, poltrons, curieux, intéressés, vaniteux, hypocrites, chacun dans l’attitude et avec le langage qui lui conviennent et l’expriment. Il connaît l’homme comme Molière, la société comme Saint-Simon.

Mais, selon la tradition du genre, les hommes ne sont pas à l’ordinaire présentés dans leurs formes et leurs actes d’hommes : toute la nature fournit de transparents symboles, où le poète enferme ce que son analyse a découvert de nos vices et de nos travers. Ainsi la vérité se recouvre de fantaisie ; elle se voile sans se dérober, et le charme du livre est fait en partie de ce contraste, qui nous fait passer incessamment de l’irréel au réel, et de la dure précision de l’expérience aux capricieuses libertés du rêve. En vertu des sujets traditionnels de l’apologue, la scène est presque toujours transportée hors du monde, hors de la ville, aux champs, dans les solitudes des bois et des plaines : et voilà le sentiment de la nature réintégré dans la poésie, entre la morale et la psychologie. La Fontaine ne mêle point de religion, ni de panthéisme, ni même de dynamisme dans son amour de la nature : il jouit des formes qu’elle offre, des sensations qu’elle procure, sans rien chercher au delà. Les paysages sont dessinés d’un trait fin et rapide : ce sont des impressions nettement et sobrement notées.

Dans la description des animaux, je me sépare de Taine : La Fontaine n’a rien du naturaliste. C’est tout simplement un peintre animalier d’un incomparable talent. Regardez ses chats, ses lapins, ses chèvres, son héron : il dessine avec une précision, une vie étonnantes, la forme extérieure de l’animal, silhouette, attitudes, démarche. Et par un raisonnement que nous faisons tous les jours à propos de nos semblables, du profil et de l’aspect de l’animal, il en induit le caractère, c’est-à-dire un caractère humain, qu’il lui attache : il en explique les actes familiers par les motifs et les mobiles qui rendent compte des actes des hommes.

Il faut demander à Taine aussi le secret de la perfection artistique des Fables. Chaque récit est composé comme un drame, avec son exposition, ses péripéties, son dénouement. Chaque personnage est caractérisé dramatiquement, par ses actes, et par son langage : rien de vague, rien d’abstrait ; le type est général, la forme qui l’exprime est concrète ; tout est précis, individuel et vivant. L’expression est merveilleuse de justesse et d’intensité. La Fontaine s’est fait une langue personnelle, exquise, énergique, pittoresque. Comme Molière, il a refusé de s’enfermer dans le langage académique et dans l’usage mondain : mettant en scène toute condition et tout caractère, il lui faut des mots de toute couleur et de toute dignité. Il en prend au peuple, aux provinces, mots de cru et de terroir, savoureux et mordants : il en va chercher chez ses conteurs du XVIe siècle, chez son favori Rabelais. Il mêle tous ces emprunts dans le courant limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus triviales, et qui sentent la canaille ou l’écurie, n’étonnent ni ne détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes, naturelles, nécessaires. Il faut comparer ses Fables avec les secs apologues d’Esope, avec la froide philosophie de Lessing : mais il faut aussi, dans les occasions où il a rivalisé avec notre Rabelais, étudier comment, à force de goût, de mesure, de sobriété, il a multiplié en quelque sorte sa puissance. C’est là surtout qu’on apercevra quelle part ont le discernement et la réflexion dans ces chefs-d’œuvre.

Presque toutes ces idées trouvent leur développement, avec les exemples capables de les illustrer, dans le charmant livre de Taine. Je me contenterai donc d’ajouter quelques observations complémentaires, et d’appeler l’attention sur quelques points importants.

La Fontaine, d’abord, n’invente rien : il prend sa matière de toutes mains, d’Esope, de Phèdre, de Babrius, d’Avienus, de Lokman ou Pilpay, d’Horace ou de Marot, de Des Périers ou de Rabelais, de tous les fabulistes de profession et d’occasion qu’il peut connaître. Parfois une anecdote contemporaine l’inspire, comme dans le Curé et le mort : parfois il reçoit le sujet de quelqu’un qui le lui donne à mettre en vers ; jamais de lui-même il n’a inventé sa matière. Par là il manifeste son entière communion de goût avec les grands artistes classiques, chez qui nous avons trouvé la même conception originale de la véritable invention. De plus, quand il s’agit de fables, c’est une preuve de goût notable, que de se refuser l’honneur facile de créer des sujets. L’apologue est de sa nature une forme très primitive et très naïve : la réflexion individuelle ne peut guère plus créer des sujets de fables que des sujets d’épopée ; et ces formes symboliques ne sauraient être compréhensives et vivantes qu’à condition de dériver d’une source populaire ou d’être au moins consacrées par une longue tradition. Alors toutes les bizarreries, toutes les impossibilités deviennent vraisemblables ; les symboles se présentent déjà tout chargés de sens, et taillés à la mesure des réalités naturelles. Ce qu’un auteur invente et combine, en ce genre, ne peut être qu’ingénieux, factice et sec : on peut s’en assurer en lisant les insipides ou absurdes créations de Lamotte-Houdart.

Mais dans ces cadres traditionnels, La Fontaine a versé toute la richesse de sa nature, de ses émotions, de ses expériences. On s’est demandé souvent par quel effort de génie il avait su porter si haut un genre si mince : c’est tout simplement qu’il l’a ajuste à sa taille. Il n’a pas versifié les sujets d’Ésope et de Phèdre : il a traduit des visions personnelles de la vie, que sa réflexion faisait transparaître à travers les lignes maigres et sans caractère des thèmes traditionnels. Un exemple va nous aider à comprendre. La Fontaine lit, dans le Coche et la mouche, le fait abstrait, sec, incolore, insipide. Mais ce fait réveille en lui des sensations lointaines [268] : le carrosse de Poitiers gravissant une rude montée dans la vallée de Torfou ; et de ces sensations réveillées va se former le tableau merveilleux, d’une couleur si sobre et si intense, que présente le début de la fable. C’est en lui, non dans son auteur, qu’il a trouvé le pittoresque et la poésie du sujet.

Voilà comment il a tant élargi le genre de l’apologue. Telle fable est un conte, un fabliau, exquis de malice, ou saisissant de réalité, le Cure et le mort, la Laitière et le Pot au lait, la Jeune Veuve, la Fille, la Vieille et ses deux servantes. Telle est une idylle : Tircis et Amarante, Daphnis et Alcimadure. Telle, une élégie : les Deux Pigeons. Nombre de fables sont encadrées dans des épitres, des discours, des causeries : le duc de la Rochefoucauld, Mme  de la Sablière, Mlle  de la Mésangère, Mlle  de Sillery, Mlle  de Sévigné [269] reçoivent des pièces plus charmantes qu’aucune de celles qu’ont dédiées Voiture ou Voltaire. Ailleurs la fable s’agrandit en poème philosophique : comme lorsqu’il démontre la vanité de l’astrologie judiciaire, ou lorsque, dans un long discours, il discute la théorie cartésienne des animaux machines. Enfin, à chaque instant, les fables s’enrichissent de prologues ou d’épilogues lyriques : c’est par une ode à la solitude que se termine le Songe d’un habitant du Mogol.

À vrai dire, le lyrisme est partout dans ces fables : l’individualité du poète s’épanche avec une grâce charmante, une individualité qui n’a rien de romantique, de fougueux, de tapageur, qui est toute en finesse ironique, en sensibilité discrète. Il se fait un mélange singulier de description objective et d’expansion subjective, un continuel et facile passage de l’une à l’autre. On se demande parfois où est la poésie lyrique dans le xviie siècle classique : elle est là, dans ces Fables, qui offrent précisément et la dose et la forme du lyrisme que l’esprit d’alors était capable de goûter. C’est une combinaison unique de représentation impersonnelle et d’émotion personnelle. La Fontaine tempère le lyrisme par les éléments narratifs ou dramatiques ; il l’impose ainsi à un public positif, peu rêveur et peu sentimental ; et ce public s’étonne du charme singulier de ces petits récits et de ces petites comédies, sans se douter que cette douceur pénétrante, d’une essence inconnue, vient précisément des émotions lyriques dont cette âme de poète a imprégné sa matière. Patru suivait l’instinct du siècle quand, ne voyant que la « vérité », et ne considérant la fable que comme un appareil destiné à enregistrer les résultats d’une étude expérimentale de l’homme et de la vie, il conseillait à La Fontaine d’écrire en prose. Mais le bonhomme avait son idée : il ne se voyait pas savant, mais poète et artiste, et derrière chaque vérité conçue par son esprit il sentait se lever toutes les émotions de son cœur, toutes les images de ses sensations.

Il a créé pour son œuvre unique une forme unique aussi : précise et imprécise à la fois, nette et fuyante, étonnante de mélodie et de richesse. Chaque fable déroule ses rythmes particuliers, insaisissables, instables, sans loi apparente ni périodicité définie : on compterait les pièces où le mètre est fixe et uniforme, et il est rare qu’elles soient parmi les chefs-d’œuvre. Cette forme expressive et souple, qui se défait et se refait sans cesse, qui se coule librement, sans aucune contrainte technique, sur la pensée ou le sentiment, n’est-ce pas la perfection de ce que quelques-uns de nos contemporains s’évertuent à chercher ? n’est-ce pas le vers polymorphe, apte à enregistrer toutes les nuances et comme toutes les modulations d’une âme ?

La vérité psychologique, le sentiment poétique, la délicatesse rythmique, voilà les parties essentielles de la Fable, telle que La Fontaine l’a faite. La moralité, je veux dire la formule morale dont le récit est l’illustration exacte, passe assurément au second plan. Tantôt elle est en tête, ou en queue, selon le caprice du poète, tantôt elle est double, tantôt elle est absente : deux récits se juxtaposent pour une seule morale. Souvent le récit exquis, original, amène une moralité insignifiante ou banale. Il est visible que La Fontaine a inséré cet élément comme traditionnel, et nécessaire à la définition du genre. En réalité, ce n’est pas dans la moralité qu’il faut chercher la morale de La Fontaine : c’est dans le conte, dont le meilleur et le plus substantiel ne passe pas dans la formule abstraite qui prétend le résumer. C’est du conte et de tous ses compléments lyriques, que se dégage la morale de notre poète, sa conception de la vie, du bonheur et du bien.

Jean-Jacques Rousseau et Lamartine l’ont assez vivement accusé d’immoralité. Ils n’ont trouvé dans les Fables que des leçons d’égoïsme, de dureté, d’intérêt, de duplicité. Outre les raisons personnelles qui ont égaré leur jugement, ils ont mal interprété les moralités finales des Fables. Ils y ont vu des préceptes, quand ce sont ordinairement des observations : ils ont cru que le poète réglait, quand il constatait ; ils ont pris des lois expérimentales pour des commandements catégoriques.

Au reste, il n’y a pas à nier que la morale qu’on peut tirer des Fables, tant des moralités que des récits, est une morale épicurienne. L’idéal du poète est un idéal de vie facile, naturelle, instinctive ; c’est quelque chose d’intermédiaire entre Montaigne et Voltaire ; c’est quelque chose d’analogue à la morale de Molière, avec moins de réflexion, de sens pratique et d’honnêteté bourgeoise, avec plus de naïveté, de sensibilité et de sensualité tout à la fois. Morale d’honnête homme éclairé, indulgent, sensible à l’amitié, qui ne demande aux hommes que d’aller à leur bien modérément sans détruire le bien des autres. La Fontaine, avec Molière, représente dans la littérature classique une tradition libertine, qui subsiste entre la tradition chrétienne et la doctrine cartésienne. Il appartient à ce groupe qui finira par s’emparer du principe cartésien, de la méthode scientifique, qui les déviera pour les séparer de la religion et y trouver un moyen de la battre. Déjà, chez lui, le naturalisme devient visiblement sensualisme.

C’est une question si La Fontaine a été estimé de ses contemporains à sa valeur. Je n’en doute pas. On estimait l’ample et profonde vérité de son observation. Mais ces mondains mêmes subissaient, sans trop se rendre, compte de leur impression, le charme complet de cette poésie qui, en leur parlant toujours de l’homme, leur faisait voir toute la nature, l’immense, la multiple nature, et qui mêlait l’effusion lyrique à la précision narrative ou dramatique. Ils s’abandonnaient à cette séduction, à ce je ne sais quoi si puissant et si doux. Ils le voyaient tel qu’il est, c’est-à-dire unique ; et, par une exceptionnelle et heureuse dérogation aux procédés habituels de leur esprit, ils le sentaient mieux qu’ils ne le définissaient. Bussy et Mme  de Sévigné [270] nous ont laissé des témoignages décisifs du succès du bonhomme : et qui peut mieux représenter qu’eux le goût de la haute société du xviie siècle ?


3. POÈTES LÉGERS.


Par ses œuvres secondaires, ainsi que je l’ai dit, La Fontaine se relie à la foule des petits poètes du xviie siècle. Chez les uns, l’esprit est plus pincé, plus facile chez les autres ; mais, dans l’ensemble, il est sensible que la préciosité étudiée de l’âge précédent s’est résolue en distinction aisée, ou même en négligence de bel air ; décidément les qualités mondaines ne sont plus une surface, mais la nature même, et par malheur toute la nature. On désigne cette poésie du nom de poésie légère, ne pouvant l’appeler lyrique ; il y manque en général la passion, l’émotion, la profondeur ; et il y manque l’art. Ce sont des vers élégants, souvent jolis, parfois exquis : ce n’est pas de la poésie, ou, du moins, ce que nous mettons dans ce mot est absent. C’est, dans un rythme facile et rapide, une causerie agréable, piquée de traits délicats ou spirituels [271], comme une quintessence de l’esprit de salon. Toutes les conventions mondaines y fleurissent, comme dans les Églogues ou l’Athis de Segrais [272], où l’on trouvait tant de « douceur, tendresse et sentiment » : rien de plus froid, de plus vide, que ces vers purs et coulants, où la galanterie ingénieuse ne laisse pénétrer aucun parfum de la vraie nature, aucun accent de la vivante humanité.

Nombre de ces petits poètes, et les meilleurs, vivent dans les plus libres sociétés du siècle. Un vif courant de sensualité épicurienne circule dans leurs œuvres, où les appétits de la chair excitent l’indépendance de l’esprit. Et, par la poursuite du plaisir sans relâche et sans règle, par la lassitude finale qui envahit les existences trop uniquement voluptueuses, un peu de sentiment, de la sincérité, de la mélancolie, enfin de la poésie, rentrent dans ces pièces légères. Sous l’apparente fadeur des idylles de madame Deshoulières [273], dans les retours fréquents qu’elle fait sur sa fortune, quand on perce les transparentes allégories, il y a bien de l’amertume, un triste désenchantement des hommes et de la vie, un fond singulier de libre pensée.

Mais il faut estimer surtout l’abbé de Chaulieu [274]. Ce Normand avisé, qui laissa son ami La Fare s’abrutir en suivant à la lettre leurs communes maximes, et s’arrêta, dans l’usage de la paresse et du plaisir, au juste point où ni sa santé ni son intelligence ni ses intérêts n’étaient compromis, était une robuste nature ; il n’y a rien de mièvre ni d’épuisé dans ses vers. On n’y retrouve guère ce pétillement de fantaisie, qui rendaient Chaulieu séduisant dans un souper, au Temple, à Saint-Maur ou à Sceaux.

À la fin de sa longue existence, ce très profane abbé a ressenti dans ses sens et dans son âme une ombre des impressions qui font la douloureuse beauté de l’Ecclésiaste. En son léger et clair langage d’homme du monde, il a laissé couler dans quelques pièces et dans quelques lettres une fine tristesse, sans éclat et sans espoir, dont l’emplissaient la vue de la vanité des choses, le sentiment de l’irrévocable passé, de son être, tout entier ; pour jamais écoulé, et par ces douces sensations même où il aspirait. Rien ne compense et ne contrepèse chez les derniers poètes du grand siècle les navrantes désillusions de l’égoïsme voluptueux : plus tard, le dévouement à l’humanité, la bienfaisance, la recherche du progrès social apporteront au sensualisme un principe de joie et d'espérance et aideront l’homme à se reprendre, à se relever par l’action. Tout cela manque à Chaulieu. Tout cela manquait à ses contemporains : de là ces accents qu’on trouve parfois chez eux, si amers sous la grâce souriante des formes.

Une chose pourtant soutient Chaulieu et le rassérène : l’intelligence. Par elle, il comprend la loi de l’univers, qui implique la mort. Par elle, il se fait des idées de la nature et de Dieu, qui ôtent à la mort sa menace et son effroi. Par elle, il devient capable de mourir élégamment, c’est-à-dire paisiblement ; il définit en vers lumineux les trois manières de mourir, épicurienne, panthéiste, et déiste, qui reviennent toutes les trois à mourir en philosophe, avec le sourire de l’acceptation ou de la confiance.


CHAPITRE VI

BOSSUET ET BOURDALOUE


Absence de l’éloquence politique ; médiocrité de l’éloquence judiciaire. — 1. L’éloquence de la chaire avant Bossuet. — 2. Bossuet : sa vie, son caractère, son style, sa langue. — 3. Sermons, panégyriques, oraisons funèbres. — 4. Politique, Histoire universelle, Histoire des variations, Méditations et Élévations. — 5. Bourdaloue. — 6. Fléchier, Massillon : déclin de l’éloquence religieuse au xviiie siècle. — 7. Prédication protestante.

Il n’y a pas eu d’éloquence politique au xviie siècle. Notre forme de gouvernement n’en permettait pas le développement, comme l’a fait justement remarquer Fénelon ; aussi nulle tradition ne put s’établir ; et les rares discours que l’on a recueillis, dans les temps où la faiblesse du pouvoir royal, sous les deux régences, permit la libre et publique discussion des affaires publiques, sont des accidents sans conséquence, des œuvres isolées et sans lien, où l’on n’aperçoit pas un art de la parole. Les harangues du Parlement, prononcées à l’époque de la Fronde, celles par exemple de l’avocat général Talon, ont la marche et le style des plaidoyers ; on sent que ceux qui parlent ont pour principale et ordinaire fonction l’administration de la justice. Ainsi le rapport nécessaire est renversé chez nous entre les deux éloquences, judiciaire et politique : au lieu de celle-ci, c’est celle-là qui donne le ton[275].

Or l’éloquence judiciaire ne peut s’élever — c’est un fait — que dans les pays où une grande éloquence politique s’est développée. Ce n’est qu’à l’éloquence politique que l’éloquence judiciaire peut emprunter une certaine manière large, lumineuse et populaire de traiter les questions, de tirer le plaidoyer hors de la contestation aride et technique, et hors de l’érudition pâteuse et pédantesque, où invite la nécessité de plaire à des auditeurs peu nombreux et généralement lettrés. Il n’y aura donc pas lieu de donner un chapitre à l’éloquence judiciaire du xviie siècle.

Il y a de l’esprit, une réelle netteté d’argumentation, mais que d’érudition lourde, d’antithèses compassées dans les plaidoyers d’Antoine Le Maitre ! Lisez le quatrième, sur la principauté du collège de la Marche : vous y verrez Platon et Sidoine appelés à décider de l’âge d’un principal. Au milieu du siècle, en 1646, une cause célèbre, celle de Tancrède qui revendiquait le nom de Rohan, soutenu par sa prétendue mère, la duchesse douairière, contre la duchesse de Chabot-Rohan et contre toute la parenté, fit parler les plus célèbres avocats du temps : Martin, pour Mme  de Rohan-Chabot, contestant que Tancrède fût le vrai et légitime frère de sa cliente, allègue Médée, et Virginie, et l’Evangile, et la femme qui ayant mis trois fois au monde des enfants morts, dit avoir rêvé qu’il lui fallait accoucher dans un bois sacré. Gaultier vient ensuite, pour le duc de Rohan-Chabot, et cite Archytas, Porphyre et les six ordres des démons, Orphée et Apollon, du grec et du latin, des vers et de la prose. Platon, Socrate, Rachel, l’empereur Henri, une princesse grecque, etc. Il montre la duchesse douairière épouvantée d’avance de l’arrêt qui lui découvrira « un enfantement sans douleur, une conception sans le secours de la génération, une filiation sans paternité », etc. « Elle craint, dit-il, que l’on lui fasse voir qu’elle a commis le larcin de Prométhée, et qu’elle veut que le feu de sa passion soit le feu dérobé du ciel qui anime un enfant supposé, lui donne un nouvel être, et falsifie l’ouvrage de la nature. » Enfin Patru se présente pour le duc de Liéthune et autres parents : « Messieurs, dit-il, l’intérêt de mes parties est tout visible : on veut leur donner un inconnu pour parent. » Cette simplicité repose. Ce n’est pas qu’il n’y ait encore parfois de la boursouflure et du pédantisme dans les plaidoyers de Patru : mais, en général, il sait se passer d’éloquence ; on lit encore avec intérêt certains de ses discours qui nous mettent bien au courant des affaires. Ainsi s’explique la renommée dont il jouit en son temps ; et, si elle dépasse son mérite, elle fait honneur au goût de ceux qui la lui ont donnée [276].

Notre éloquence serait bien peu de chose auprès de l’éloquence grecque ou romaine si nous n’avions les prédicateurs. La religion a été, dans la société du xviie siècle, la source vive de la parole publique ; et, comme le faisait très bien remarquer M. Brunetière, les discours chrétiens des Bourdaloue et des Bossuet ne sont pas inférieurs aux harangues civiles des Cicéron et des Démosthène. Si les orateurs grecs et romains touchent en nous les cordes du patriotisme et les notions générales de l’intérêt public, ce dont nous parlent nos orateurs chrétiens — le dogme mis à part, — c’est toute notre vie morale et toutes les grandes questions métaphysiques et morales, que notre conduite journalière tranchera à notre insu, si nous ne les résolvons avec réflexion ; c’est une conception générale de la vie et de l’être, qui se dégagera malgré nous de nos actes, si nous ne les dirigeons pas par elle.


1. PRÉDÉCESSEURS DE BOSSUET.


Ce serait une erreur de s’imaginer, sur la foi d’extraits trop judicieusement choisis, qu’avant Bossuet, tout est ridicule, emphatique, précieux, pédant dans les discours des prédicateurs. La vérité est, au contraire, que depuis le temps de Henri IV jusqu’au milieu du xviie siècle, la restauration du catholicisme se fait sentir dans la chaire par la gravité, la solidité de la parole chrétienne. On ne sait pas encore se priver des ornements de l’érudition profane et des coquetteries de l’esprit mondain : mais cela recouvre un fond solide de théologie, et n’étouffe point les ardeurs de la foi et de la charité. Autour de Du Perron et de François de Sales, et après eux, se présentent en grand nombre des prédicateurs distingués, évêques, docteurs, moines, Charron, Coeffeteau, Fenoillet, Cospean, les deux Lingendes, Senault, Lejeune, Desmares.

Je ne crois pas que les jansénistes aient en rien contribué au perfectionnement de l’éloquence chrétienne : ils ont fait leur œuvre par la direction et par les livres. Il y a au contraire deux corps qui, en vertu de leur institution, s’adonnent avec ardeur à la prédication : les oratoriens et les jésuites se disputent la chaire comme l’enseignement. Les jésuites, en général, donnent plus dans les agréments littéraires et mondains : les oratoriens sont plus théologiens, et s appliquent aux descriptions exactes des passions. Le zèle est égal des deux parts. Cependant il ne s’élève aucun talent supérieur, et les meilleurs sermons sont des œuvres d’une assez égale médiocrité. L’oraison funèbre et le panégyrique, comme discours d’apparat, restent singulièrement au-dessous des sermons, où la nécessité d’instruire et d’édifier met des limites aux excès du bel esprit. Il y a eu pourtant de bonnes parties, dans quelques oraisons funèbres de Henri IV ; mais après cela on ne rencontre rien qui soit même passable, jusqu’aux oraisons funèbres des deux Henriette.

Saint Vincent de Paul exerça une sérieuse influence sur l’éloquence religieuse. M. Vincent, comme on l’appelait, était ennemi de l’éloquence : il ne pouvait souffrir l’esprit, la pompe, la science étalée et ronflante. Il n’estimait que l’effusion du cœur qui va au cœur. Il parlait lui-même avec son cœur, sans étude, sans apprêt, familièrement, efficacement : son idéal est l’homélie simple et touchante des premiers temps de l’Église. Par son exemple, par l’autorité de sa haute vertu, par les conférences qu’il institua à Saint-Lazare pour former les jeunes prédicateurs, M. Vincent contribua plus que personne à mettre le discours chrétien dans la voie de la sérieuse et utile simplicité : il ne put sans doute proscrire, comme il le voulait, l’éloquence ; il enseigna du moins à en faire bon usage, à la subordonner aux fins essentielles de la parole chrétienne. Bossuet profita de ces enseignements [277].


2. BOSSUET : L’HOMME ET L’ÉCRIVAIN.


L’œuvre de Bossuet est immense et variée [278] : elle trouve son unité dans son rapport à la vie et au caractère de l’homme.

Jacques-Bénigne Bossuet est né à Dijon le 27 septembre 1627, d’une famille de magistrats provinciaux : il avait six ans quand son père fut nommé conseiller au Parlement de Metz. Il fit ses études au collège des jésuites de Dijon, et vint étudier la théologie au vieux collège de Navarre. Il soutint le 25 janvier 1648 sa première thèse, devant le grand Condé, gouverneur de sa province natale, et protecteur de sa famille : puis il entre en licence en 1650 ; prêtre et docteur en 1652, il se rend à Metz, ville toute pleine de protestants et de Juifs, où les controverses sont ardentes. Contre ces deux sortes d’adversaires, Bossuet essaie toutes les armes de la théologie traditionnelle. Il prêche activement. Il écrit sa Réfutation du Catéchisme de Paul Ferry, ministre de l’Église réformée. En 1659, il s’établit à Paris, et, pendant dix ans, se dévoue à peu près exclusivement à la prédication. Outre les sermons isolés qu’il prononce, il prêche le Carême en 1660 aux Minimes, en 1661 aux Carmélites, en 1665 à Saint-Thomas du Louvre, l’Avent en 1663 aux Carmélites, en 1668 à Saint-Thomas du Louvre. La cour aussi veut l’entendre : il prêche au Louvre le Carême de 1662, puis l’Avent de 1665 ; à Saint-Germain, le Carême de 1666, l’Avent de 1669. Sa solidité théologique, son talent de controversiste le font rechercher par les calvinistes inquiets ou ambitieux, qui désirent s’éclairer, ou masquer une conversion intéressée : il écrit pour Turenne son Exposition de la foi catholique, publiée en 1671 ; devant Mlle  de Duras, il soutient une laborieuse controverse contre le ministre Claude (1678). Cependant, en 1667 il avait prononcé avec succès l’oraison funèbre d’Anne d’Autriche, non imprimée et perdue. En 1669, il avait consenti à publier celle de la reine d’Angleterre Henriette de France ; puis vinrent celles de Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans (1670), de Marie-Thérèse (1683), de la princesse Palatine Anne de Gonzague (1685), du chancelier Le Tellier (1686), du prince de Condé (1687).

Il fut arraché à la prédication par un emploi qui donna une direction nouvelle à sa vie : il ne reparaîtra désormais dans les chaires de Paris que pour de rares occasions. Après l’avoir nommé évêque de Condom (sept. 1669), le roi le choisit en septembre 1670 pour être précepteur du Dauphin, dont M. de Montausier était gouverneur. Cette honorable, rude et ingrate fonction l’absorba pendant dix ans (1670-1679). Se voyant attaché à la cour, il se démit de son évêché, par un scrupule rare en ce temps-là : il estimait que la résidence était de stricte obligation. L’insurmontable incuriosité du Dauphin, nature apathique et têtue, rendit inutiles les efforts, le dévouement, la sévérité du gouverneur et du précepteur.

Bossuet avait conçu cette éducation sur un plan sage et large, qu’il nous fait connaître dans une lettre latine adressée au pape Innocent XI. Il voulait que son élève ne demeurât étranger à aucune connaissance humaine. La religion était au premier plan, mais n’excluait rien : le Dauphin lut Térence, pour apprendre à se garder des pièges de la volupté et des femmes. Le danger des éducations encyclopédiques fut écarté par la fermeté du précepteur, qui fit prédominer dans toutes les études un caractère strictement utilitaire. Il ne perdit pas un instant de vue qu’il ne formait ni un homme de lettres ni un savant, mais un roi : il apprit au Dauphin tout ce qu’un roi doit savoir, il lui présenta toutes les connaissances par le côté qui pouvait l’aider à faire son métier de roi. Il s’attacha à lui former surtout le caractère, à développer la raison, en ornant l’esprit.

Afin d’éviter et le surmenage et les lacunes, et pour apprendre au Dauphin tout ce qui était utile, mais rien qui ne fût utile, afin d’assurer aussi l’unité morale de la direction, il se chargea lui-même de donner tous les enseignements : il rapprit le grec, l’histoire : il se fit donner des leçons d’anatomie : il n’abandonna à d’autres maîtres que les mathématiques. Il s’astreignit à composer tous les ouvrages dont le Dauphin pouvait avoir besoin ; et les rédactions de l’écolier, que l’on a conservées, attestent sur quelle étude solide des textes Bossuet établit son cours d’histoire ; pour le xvie siècle surtout, il a dépouillé soigneusement tous les principaux mémoires. L’esprit est large et libre, chrétien sans bigoterie, monarchiste sans servilité ; les papes et même les rois sont hardiment, sévèrement jugés. Parmi les ouvrages composés pour le Dauphin, il en est trois de considérables : le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, auquel on peut joindre la Logique et le Traité du libre arbitre, la Politique tirée de l’Écriture Sainte, et le Discours sur l’histoire universelle.

Une fois l’éducation du Dauphin terminée, Bossuet fut nommé au siège de Meaux (1681) : et tel était l’ascendant de sa science et de son éloquence, que, simple évêque, et de médiocre naissance, il fut le véritable chef de l’assemblée du clergé de France, qui se réunit à la fin de 1681. Il inspira la Déclaration de 1682, formulant les libertés de l’Église gallicane : indépendance des rois au temporel ; infaillibilité de l’Église universelle, et non du pape ; primauté du pape, mais égalité essentielle des évêques, comme ses pairs et successeurs directs des apôtres. Bossuet avait préparé une condamnation de la morale relâchée des Casuistes, que la brusque séparation de l’assemblée de 1682 ne laissa pas le temps de voter, mais qu’il reprit et fit passer dans l’assemblée de 1700.

En 1688, Bossuet publia son Histoire des Variations des Églises protestantes, qui fut fort attaquée par les protestants français et étrangers, par Basnage, Burnet, et surtout Jurieu. Il leur répondit par six Avertissements et par une Défense. Il ne voulait pas tant écraser la Réforme que ramener les réformés : il entretint longtemps l’espoir chimérique de rétablir l’unité de l’Église chrétienne. De là sa correspondance avec Leibniz, et des négociations entamées de 1692 à 1694, reprises de 1699 à 1701, qui n’eurent d’autre effet que de mettre à nu l’irréductible incompatibilité de la tradition catholique et du rationalisme protestant.

La plus âpre des controverses où Bossuet se soit mêlé est la querelle du quiétisme, qui devint un duel entre Fénelon et lui. Le quiétisme est une erreur de certains mystiques qui prétendent s’élever à un état de perfection indéfectible, dans lequel leur âme, unie à Dieu, ne fait plus d’actes distincts de foi ou d’amour, ne connaît plus les dogmes définis, n’emploie plus les prières formelles, ne désire plus le salut éternel, s’abandonne passivement à la volonté divine, à toutes les inspirations et suggestions de cette volonté : le pur amour des quiétistes aboutit, en théologie à l’indifférence aux dogmes, en discipline au mépris des autorités ecclésiastiques, en morale à l’abandon de tout l’esprit et de toute la chair aux suggestions de l’instinct intérieur.

L’hérésie quiétiste, condamnée à Rome [279], reparut en France, où elle fut renouvelée principalement par un prêtre et par une femme de mœurs pures et d’imagination désordonnée, par P. Lacombe et par Mme  Guyon. Cette femme séduisante réunit autour d’elle une petite église, fanatique et dévouée ; l’abbé de Fénelon fut gagné, et Mme  de Maintenon, qui laissa l’esprit de Mme  de Guyon se répandre à Saint-Cyr. Bientôt, cependant, cette prudente institutrice s’inquiéta des suites effectives du pur amour ; l’évêque de Chartres, Godet-Desmarais, directeur de Saint-Cyr, la fit revenir de son égarement ; et Saint-Cyr fut fermé à Mme  Guyon. Alors, sur le conseil de Fénelon, elle invoqua l’arbitrage de Bossuet, qui, fort occupé d’ailleurs, et peu mystique de sa nature, n’entra dans l’affaire qu’avec répugnance. Mme Guyon lui remit ses Torrents et autres ouvrages pour les examiner (1693). Bientôt après, elle demanda officiellement des juges, qui furent M. de Noailles, évêque de Châlons, Bossuet et M. Tronson, directeur du séminaire de Saint-Sulpice. Des conférences s’ouvrirent à Issy, où les trois commissaires arrêtèrent laborieusement 34 articles qui définissaient la doctrine orthodoxe sur le pur amour et l’oraison. Fénelon, qui, après avoir reconnu formellement l’autorité des commissaires, fit tous ses efforts pour empêcher la condamnation de Mme Guyon, fut associé à la signature des articles (10 mars 1695). Pendant les conférences, le roi le nomma archevêque de Cambrai : après la signature, Bossuet le sacra. Son adhésion finale rassurait sur son orthodoxie.

Tandis que Bossuet, Noailles et l’évêque de Chartres publiaient dans leurs diocèses les articles d’Issy, Fénelon se taisait. Bossuet crut devoir expliquer plus amplement la matière, et composer l’Instruction sur les états d’oraison, dont le manuscrit fut communiqué à Fénelon. Mais, gagnant Bossuet de vitesse, il écrivit secrètement une Explication des maximes des Saints, qui rétablissait la doctrine abandonnée par lui : le livre parut un mois juste avant celui de Bossuet (1697). L’Explication s’annonçait comme un simple commentaire des articles d’Issy : Bossuet et Noailles, auxquels se joignit Godet-Desmarais, protestèrent publiquement. Devant le scandale que fit son ouvrage, Fénelon, après avoir refusé de se rétracter, et même de conférer avec Bossuet, en appela au pape le 18 avril 1697. Ce fut le commencement d’une violente polémique, où ni Bossuet ni Fénelon ne se ménagèrent, l’un plus franchement violent, l’autre plus perfide et déguisant ses violences sous une humble douceur. Pamphlets sur pamphlets arrivaient à Rome, où les agents des deux adversaires combattaient par toutes les armes de l’intrigue. Fénelon, ultramontain, ami des jésuites, avait la faveur de la cour de Rome : Bossuet, gallican, eut besoin d’avoir évidemment raison, et surtout d’avoir de son côté la peur qu’inspirait le roi. La terrible Relation sur le quiétisme (fin 1698) porta le dernier coup à Fénelon, qui fut condamné le 12 mars 1699. Cette grande affaire, où, selon Bossuet, il y allait de toute la religion, l’avait occupé cinq ans.

Au début, cependant, il avait trouvé le temps d’écraser un théatin qui défendait le théâtre : le P. Caffaro se rétracta bien vite après la Lettre de Bossuet, développée ensuite dans les admirables et dures Maximes et réflexions sur la Comédie.

En 1678, il avait fait détruire toute l’édition d’une Histoire critique de l’Ancien Testament, que l’oratorien Richard Simon avait fait imprimer. Il revient en 1702 sur le même adversaire, condamne sa version du Nouveau Testament, et écrit contre lui une Défense de la Tradition et des Saints Pères. Ce qu’il combattait là, c’était la critique historique et philologique, qu’il pressentait funeste à l’orthodoxie, et destructive de la religion : aucune des polémiques de Bossuet ne fut plus grave, et c’est la seule peut-être pour laquelle il se soit trouvé insuffisamment armé.

Tant d’ouvrages et de controverses, et de grands emplois dont il fut revêtu à la Cour ou à Paris — premier aumônier de la Dauphine, puis de la duchesse de Bourgogne, supérieur de la maison de Navarre, conservateur de l’Université, conseiller d’État d’Église — n’empêchèrent pas Bossuet de donner son principal soin à son diocèse et d’y faire ordinairement résidence. Il remplissait avec zèle toutes les fonctions pastorales, sans trop distinguer le temporel du spirituel, veillant au bien-être matériel, à l’hygiène, aussi bien qu’à la morale, à la discipline et à l’orthodoxie. Il eut à appliquer l’édit de Nantes, auquel il applaudit sans l’avoir conseillé, et que plus tard peut-être il sentit être une faute. Il l’appliqua avec modération, sans aucune idée de tolérance, mais par respect pour sa religion, et de crainte des sacrilèges qui pouvaient suivre des conversions forcées et fausses : les évêques du midi, l’intendant Bâville le jugèrent tiède. Il prit grand intérêt aux communautés religieuses, qu’il soumit vigoureusement à son autorité : Jouarre et sa noble abbesse tentèrent de résister à l’évêque, qui plaida, gagna, et dut presque faire enfoncer les portes du couvent pour s’y faire reconnaître. Il distingua dans les communautés de femmes quelques âmes délicates et pures, qu’il consentit à diriger : il écrivit pour elles ses Méditations sur l’Évangile et ses Élévations sur les mystères. Mais il était le pasteur de tous, et non de quelques-uns : il se donnait à tous, visitant, confessant, prêchant surtout, avec une infatigable activité. Il s’affaiblit à la fin de 1703, et mourut le 12 avril 1704.

L’unité de cette vie, (si du moins on peut se flatter de saisir le principe d’action d’une âme qui ne s’est jamais livrée ni étalée), c’est l’absolu désintéressement, c’est le dévouement sans défaillance au devoir, sous toutes les formes où successivement il se présente ; chacun des ouvrages de l’orateur ou de l’écrivain est venu à son heure, pour un besoin actuel et précis, sans nul désir de gloire littéraire. Avant tout, Bossuet est prêtre ; cette qualité détermine les formes de son esprit et de sa conduite : le service qu’il fait à son roi, à son pays, à son prochain, est celui qu’un prêtre peut faire. Mais dans sa haute et généreuse intelligence, ce service s’élargit, de façon que son état de prêtre ne lui crée jamais une dispense, lui impose souvent une aggravation de peine et d’effort.

C’était un robuste Bourguignon, de sang riche, de tempérament bien réglé, simple, lucide, franc, sans brutalité comme sans flatterie, ennemi du tortillage et du mensonge. Son style parait dur, parce que la vérité et la logique le règlent, impérieux, parce qu’il explique la tradition, et non sa pensée individuelle : mais, en cela au moins, son style n’est pas l’image de son caractère. Il a l’âme tendre, au contraire, la sensibilité vive : dans quelques écrits somme dans les Méditations et les Élévations, dans quelques lettres, il s’est livré, et l’on a pu voir de quelle ardeur il aimait et son Dieu, et les hommes, et quelques-uns parmi les hommes. Mais, à l’ordinaire, il contenait sa sensibilité ; il montrait un jugement net, une volonté ferme ; il avait la notion du possible et du pratique, le besoin de l’action efficace et précise. Il n’a point connu les chimères, les folies de la pensée, ni celles même de la vertu. Et ce manque absolu d’excès, cette infaillible exactitude qui se tenait toujours aux limites du vrai, du possible, de l’utile, c’est peut-être le point faible de ce grand et excellent homme : il fut trop paisiblement sage et sensé.

Avec sa forte intelligence, ce fut toujours une âme candide, presque naïve. Il fut le plus savant des théologiens, et garda jusqu’à sa mort la foi simple, sans nuages et sans doute, d’un petit enfant. Il expliquait avec pénétration le mécanisme abstrait des passions, des instincts, de l’égoïsme humain, et il crut toujours aux hommes : qui voulut le jouer, le joua. Ce moraliste profond n’avait pas l’ombre de l’intuition psychologique qui fait les politiques, les diplomates ou même les directeurs d’âmes. Il les dirigeait, lui, si discrètement, et de si haut, que, ne se sentant pas asservies, elles ne se croyaient pas dirigées : il se contentait d’offrir, de sa raison à leur raison, des principes généraux de conduite. Il ne voulait pas s’établir dans les profondeurs de leur conscience, de peur de violer leur liberté et de briser leur activité ; s’il eût voulu y entrer, l’eût-il pu ? l’eût-il su ?

La qualité éminente de son esprit, c’est le bon sens, l’amour et le discernement du vrai. Il n’a pas évidemment la liberté critique d’un savant de nos jours : sa raison est soumise à la foi. Mais, d’abord, cette soumission n’est pas une abdication ; elle est volontaire et sans violence : la raison y trouve son compte. Pour Bossuet, tout est obscur, douteux, fragile sans la foi : par la foi, l’univers, la vie, la morale deviennent intelligibles ; de la foi sortent la clarté, la certitude. Il faut que la raison renonce à rien savoir, à rien comprendre, ou bien qu’elle accepte ces dogmes, qui la dépassent, et qui sont la condition de toute connaissance, la source de toute intelligibilité. Sous le contrôle et dans les limites tracées par la foi, la raison de Bossuet s’exerce librement. Au lieu de s’étonner que ce prêtre n’ait pas pensé comme un athée, il vaut mieux remarquer combien sa pensée a su garder de largeur et de liberté sans sortir de l’orthodoxie, et que nulle vérité ne lui a fait peur. C’est qu’il avait la plus fine logique, pour tout réduire et tout ramener à la doctrine révélée.

Et de là vient la solidité de son œuvre. Elle est absolument catholique, et pourtant, le catholicisme ôté ou nié, elle ne s’évanouit ni ne s’écroule. C’est que cette œuvre catholique est une œuvre de science rationnelle et expérimentale. Bossuet semble tout prendre de l’Écriture et de la tradition de l’Église : en fait, aucune réalité vivante, aucune vérité manifeste n’a été volontairement négligée par lui ; ce prêtre s’est nourri des inventions de la raison profane et même païenne. La meilleure substance de l’antiquité gréco-romaine a passé dans son esprit ; il découvre dans la Bible ou l’Évangile les pensées d’Aristote ou de Platon ; il emploie Lucrèce à commenter la Genèse. En un mot, avec une entière sincérité, mais aussi avec une race adresse, il fait entrer dans le système de la religion toutes les vérités acquises depuis des siècles par la raison laïque.

Son style tire sa perfection de son absolue et candide probité. Il ne faut pas se laisser égarer par quelques passages pompeux des Oraisons funèbres : le plus ordinairement, Bossuet est très simple. Dans les controverses, dans les expositions de faits, dans les discussions critiques, il a une brièveté, une rapidité, une négligence même, qui répondent bien peu à la définition banale de son style, qui passe pour uniformément sublime et pompeux. La qualité dominante, et l’on pourrait dire unique, de ce style, c’est la propriété ; il ne vaut que parce qu’il rend la pensée de l’homme. Mais il la rend toute, c’est-à-dire non pas seulement l’idée pure, l’élément intelligible, mais tous les éléments sensibles qui l’enveloppent, lui donnent corps et couleur, émotions du cœur, formes de l’imagination, et jusqu’aux plus délicates vibrations de la personnalité intime. Tout Bossuet passe dans son style, et de là vient, comme nous le verrons, que l’orateur se double sans cesse d’un poète. Dans ce style se retrouve aussi la double inspiration que je signalais dans la pensée de Bossuet : non seulement il cite l’Écriture, mais il se l’est incorporée, et à chaque page se présentent des tours, des images, plus ou moins directement et sensiblement émanés des livres saints. C’est même en grande partie, de ce commerce intime avec les écrivains bibliques et évangéliques, que vient la qualité originale de son style, unique entre tous dans la littérature classique. Mais il a eu pour maîtres aussi tous les anciens, les Latins surtout ; jamais l’empreinte dont ils l’avaient marqué ne s’est effacée.

Pour la langue proprement dite, la date de la naissance de Bossuet nous avertit qu’il devra parler la langue de la première moitié du siècle, celle de Corneille et de Retz plutôt que de Racine et de La Bruyère. Son éducation ecclésiastique nous expliquera qu’elle reste chez lui plus chargée de latinisme dans les tours et dans les sens que chez aucun des écrivains mondains. Bossuet ne se révoltera pas contre le bel usage et contre l’Académie : il en suivra de son mieux les décisions, il se retranchera dans son âge mûr certaines familiarités, certaines trivialités ; il éclaircira et francisera quelque peu sa construction. Mais il ne parlera pourtant jamais la langue académique et mondaine : et la raison eu sera dans son tempérament plutôt que dans son goût. Sa pensée n’est pas assez décharnée et abstraite ; il lui faut des mots et des phrases qui contiennent non pas seulement de l’intelligible, du spirituel, mais aussi, et fort abondamment, du sensible, du concret, du pittoresque ; il lui faut une langue des émotions et des sensations : cela suffit pour qu’il ne parle pas tout à fait la langue des salons.


3. ŒUVRES ORATOIRES DE BOSSUET.


Dans la diversité des ouvrages de Bossuet, le caractère le plus constant et le plus général qui se manifeste, est le caractère oratoire : c’est donc sur l’orateur qu’il faut porter d’abord notre étude. Il nous a développé son idéal dans l’Oraison funèbre du P. Bourgoing et dans le Panégyrique de saint Paul : il demande que l’orateur écarte le bel esprit, mette de côté tout désir de plaire, tire toute la force de son discours de l’étude de l’Écriture, et de l’ardeur de sa foi. Ce n’est pas qu’il doive se priver des moyens humains de l’éloquence : Bossuet ne suit pas M. Vincent jusque-là. Dans une Instruction rédigée pour le jeune cardinal de Bouillon, il indique par quelle préparation se peut former un prédicateur : les ouvrages de l’antiquité profane, quelques livres français, tels que les Provinciales, sont recommandés avec les deux Testaments, les Pères grecs, saint Augustin et Tertullien. L’objet qu’on ne doit jamais perdre de vue, c’est d’interpréter la parole de Dieu pour l’utilité du prochain ; il ne s’agit pas d’ignorer la rhétorique, mais de la manier délicatement ; c’est tout un art que de « faire parler Dieu » avec efficacité.

Bossuet n’y réussit pas du premier coup en perfection. Il y a des traits de génie dans ses sermons de Metz, et jamais il ne fera mieux que dans le Panégyrique de saint Bernard (1653). Mais souvent l’imagination est exubérante ; le style, d’une vigueur tendue et d’une couleur chargée, va jusqu’au mauvais goût et aux trivialités répugnantes ; la science, de fraîche date, s’étale, subtile ou pédante, théologique ou profane ; il y a trop de citations plaquées, trop de raisonnements en forme, un mélange de sèche logique et de grande rhétorique. Surtout il y a trop de tout : les discours sont trop longs. L’expérience, le travail corrigèrent ces défauts peu à peu. A Metz, Bossuet s’appliqua aux Pères grecs, dont l’heureuse influence s’ajouta aux leçons de ses auteurs jusque-là préférés, saint Augustin, Tertullien, les âpres Africains, subtils et violents : Basile et Grégoire détendirent son éloquence et lui enseignèrent la puissance de la douce simplicité.

Quand il arrive à Paris, il est maître de son talent et de sa forme : cependant dans cette suite de chefs-d’œuvre qu’il accumule pendant onze ans, on peut distinguer deux manières : les sermons des premières années sont plus voisins des sermons de Metz, par la vigueur de l’appareil logique, par la chaude couleur du style. Vers 1666, cette éloquence s’atténue pour ainsi dire sans s’amoindrir, elle se subtilise, se fait plus délicate, plus limpide, plus dégagée d’éléments matériels, étonnante de lumière abstraite et de pureté intellectuelle. Enfin, lorsque, retiré à Meaux, il prêche dans son diocèse, aux bourgeois, aux paysans, aux communautés, à des humbles d’esprit et de fortune, alors ce grand orateur consomme le sacrifice de son éloquence. Alors il rappelle et met en pratique les enseignements de Vincent de Paul ; il fait taire sa science, et laisse couler de son cœur des homélies familières, exquises et efficaces dans leur petitesse volontaire.

Jamais il n’apprit par cœur ses sermons. Il se préparait fortement, rédigeait presque parfois le discours, relisait son canevas ou son brouillon avant de monter en chaire : là il s’abandonnait à l’inspiration, qui reprenait, complétait, rectifiait les formes préparées par la réflexion. Il ne répétait pas les sermons qu’il avait une fois prononcés : il revoyait les anciens plans, les rédactions primitives, pour les adapter au progrès de son esprit, ou bien au nouvel auditoire. Tant qu’il prêcha à Metz et à Paris, il ne se fia jamais à son expérience ni à sa facilité : et après quinze ans de prédication il ne faisait ni des plans moins exacts ni des brouillons moins complets. À Meaux seulement, il se contenta en général de quelques notes légères et rapides, et son éloquence se rapprocha de l’improvisation : le travail qui eut encore élevé son discours, l’eût écarté de la bassesse populaire que sa raison désintéressée avait élue pour idéal.

Ne prêchant que pour remplir un devoir du ministère ecclésiastique, Bossuet n’a pas recueilli lui-même ses sermons. Il n’en a publié qu’un seul, sur l’Unité de l’Église, qui était comme le manifeste du gallicanisme. On n’a donc, pour se faire une idée de sa parole, que les plans et brouillons qui représentent non sa prédication, mais la préparation de sa prédication. C’en est assez pour reconnaître une éloquence sans rivale.

Le fond des sermons de Bossuet est l’explication du dogme. Il se plaignait que déjà de son temps, les prédicateurs s’étendissent sur la morale en laissant le dogme de côté. Pour lui, il plaçait le dogme avant tout, comme source et fondement de la morale [280], et il s’attachait à expliquer, interpréter, justifier les mystères et les articles de foi, persuadé qu’un chrétien sait ce qu’il doit faire, lorsqu’il sait ce qu’il doit croire. La morale est la conséquence pratique du dogme : aussi ne faisait-elle jamais défaut, et le « catéchisme » de Bossuet aboutissait à ordonner la conduite en même temps qu’à éclairer la foi.

Comme l’ « utilité des enfants de Dieu » était sa grande règle, il choisissait les sujets de sermons et les applications du dogme, qui pouvaient avoir le plus d’utilité pour ses auditeurs. Sa parole s’appropriait très étroitement et très délicatement à son public [281]. Quand les heureux, les grands, les habiles l’écoutent, il prêche sur l’ambition, sur l’impénitence finale, sur l’honneur du monde, sur la justice : il expose la haute philosophie de la religion ou discute les objections raffinées des esprits forts. Dans les paroisses aristocratiques de Paris, à Saint-Germain, au Louvre, il ne se lasse pas de rappeler qu’il faut payer ses dettes, et qu’il faut faire l’aumône : il remet sans cesse sous les yeux des riches leurs créanciers et les pauvres. Parfois il prêchera pour le roi seul : sur les Devoirs des rois. Il fait son métier en conscience, sans brutalité et sans flatterie, sans complaisance et sans impertinence. Il ne craint pas de présenter la « face hideuse » de l’Évangile ; quoiqu’il soit rigoureusement orthodoxe, et point du tout janséniste, il a en horreur, autant que Pascal, les relâchements de la casuistique. Mais sa morale, tout austère, n’a rien qui effraie et décourage : il croit et il montre que, si Dieu a donné à l’homme ses commandements, c’est que l’homme peut les exécuter. Pour cela, il n’est pas besoin de fuir le monde : on peut se sauver dans toutes les conditions. Il n’est pas besoin de passer sa vie en prières, en jeunes, en sanctifications extraordinaires : remplir le devoir de son emploi sans amour-propre, pour le bien public et le service de Dieu, dispense de chercher des raffinements de dévotion, et suffit à faire une bonne et chrétienne vie.

Bossuet ne s’est pas amusé aux descriptions curieuses des mœurs et des passions. Il établit soigneusement la base, le caractère, l’étendue du devoir : il marque exactement la source, la nature, la gravité de l’erreur, ou de la malignité qui en écarte les hommes. Les subtiles analyses, les « anatomies » du cœur humain, qui ne servent que d’amusement intellectuel, ne sont pas son fait ; il se contente d’en dire assez pour que chacun se reconnaisse, rentre en soi-même, et tâche de s’améliorer. Il a affaire à des malades qui souvent ne voient pas leur mal : il faut leur en donner le sentiment cuisant et non la connaissance théorique, et il faut leur faire apercevoir, désirer, tenter le remède.

Les sermons, selon l’usage des prédicateurs catholiques, sont divisés en deux ou trois points. Bossuet saisit fortement les deux ou trois aspects principaux de sujet, les deux ou trois difficultés importantes, les deux ou trois raisons capitales, et il va droit aux choses dont la décision emporte le reste. Une ferme et souple logique mène le sermon à son but ; Bossuet raisonne loyalement, solidement ; il excelle à résoudre les plus rudes objections, à mettre en lumière la vérité qu’elles recèlent, pour s’emparer de cette vérité et en faire un argument à son usage.

Mais la logique est la charpente ou le squelette du discours : Bossuet parle à toute l’âme, de toute son âme ; il a la tendresse, l’onction, le pathétique. Son imagination, toute pleine d’images et de visions bibliques, pleine aussi de toutes les formes, de toutes les impressions de la réalité prochaine et vivante, répand une couleur pittoresque sur le dessin de l’argumentation. Bossuet ne voit rien dans l’abstrait : toutes ses idées se chargent de sensations, et le raisonnement tourne en tableaux, en visions familières ou merveilleuses. Ce que ses yeux ne voient pas, ce dont son expérience ne lui fournit pas les formes, les prophètes et les évangélistes lui en donnent les images. Toute une poésie pittoresque, ou dramatique, une poésie d’ode ou de mystère passe ainsi dans ces expositions de dogme et ces descriptions de morale [282] ; et ce fort logicien de Navarre nous fait parfois penser à Dante ou à Milton. Il aime à élargir en symboles les personnages et les actions de l’Écriture, et il y verse toute la richesse, il y réalise toute la généralité de sa pensée. On pourrait dire que sa méthode est moins analytique que synthétique, moins psychologique que philosophique et sensible à la fois, métaphysique et poétique. Car il unit à un fond d’amples ou profondes vérités, de principes et transcendants, une forme concrète, colorée, vivante, de fortes et nettes images, des symboles immenses et saisissants. Tandis que Bourdaloue procède à la façon des psychologues positifs du roman et du théâtre classiques, Bossuet a le tempérament des lyriques de notre siècle, qui enveloppent de leurs visions individuelles les plus larges lieux communs.

Les panégyriques et les oraisons funèbres de Bossuet ne sont en réalité que des sermons, où la vie d’un homme sert à illustrer l’instruction. Il a pris de ce biais ces discours d’apparat, ne pouvant concevoir un discours chrétien qui ne tendit à l’édification. Il ne s’est pas attaché à faire revivre les figures des saints, à retracer leur vie. Il a saisi dans leur caractère, dans leur activité, un trait, un caractère, qui mettaient bien en lumière une vérité importante du dogme ou de la morale : et c’est sur cette vérité qu’il prêchait son panégyrique. Le Panégyrique de saint Jacques est un sermon sur l’établissement du christianisme ; celui de sainte Catherine, un sermon sur la science. Même dans l’admirable Panégyrique de saint Bernard, ce n’est pas l’individu que fut Bernard, psychologiquement et historiquement, c’est le type idéal de l’enthousiasme ascétique, c’est, si l’on veut, l’image, lyrique encore plus que dramatique, du moine que Bossuet nous fait apercevoir.

Les oraisons funèbres sont des sermons, à tel point que le plan, les idées, parfois les expressions même sont communes au Sermon sur la Mort et à l’Oraison funèbre de la Duchesse d’Orléans. On peut dire que celle-ci est le type du genre : par une idée naturelle, et pourtant nouvelle, Bossuet fait de l’éloge des morts une méditation sur la mort. L’occasion du discours en devient la base : à la lumière de la mort Bossuet regarde les occupations de la vie, par la mort il juge et règle la vie. De là l’unité religieuse et esthétique à la fois des oraisons funèbres : de cette idée centrale la lumière se distribue à toutes les idées, les enveloppe et les lie.

Mais, en se proposant avant tout d’instruire des vivants à l’occasion des morts, Bossuet n’a pas oublié que son office était de faire entendre l’éloge des morts. Il s’en est acquitté avec sa loyauté et sa mesure ordinaires. Il a respecté toutes les convenances, que le lieu, le jour, l’auditoire, lui imposaient. Mais il a dit, ou fait entendre toute la vérité qu’il était capable de concevoir. Il a pu mal juger la révolution d’Angleterre, ou la révocation de l’édit de Nantes : il ne les a pas jugées autrement dans ses oraisons funèbres que dans ses autres ouvrages ; il n’a dit que ce qu’il a constamment pensé. Le genre lui a imposé de l’adresse, mais ni flatterie ni mensonge. Il a été candide et sincère en parlant de Cromwell comme de Condé. Il a même fait effort pour être bien informé : il n’est pas de ceux qui craignent de savoir, de peur de ne pouvoir plus admirer ou aimer. Lorsqu’il eut à faire l’éloge de la reine d’Angleterre, il lit appel aux souvenirs de Mme  de Motteville, et fonda sa peinture du courage de la princesse sur les faits contenus au Mémoire, qui lui fut remis. De même, il allègue, il cite les écrits, les lettres d’Anne de Gonzague, pour nous la faire connaître telle quelle fut. Ailleurs il utilise, il invoque ses souvenirs personnels.

Mais ce qui domine et enveloppe l’instruction et la biographie, la morale et l’histoire, dans ces oraisons funèbres, c’est l’émotion personnelle de l’orateur. Aussi les plus belles sont-elles celles où il parle des gens qu’il a connus et aimés, de Madame ou du prince de Condé. Sa sympathie, son admiration, sa douleur se répandent largement, et il s’y abandonne parce que cela se trouve dans la convenance, dans la nécessité même de son sujet. Il y a un élément personnel et lyrique encore dans ces admirables discours, envers qui l’on n’est pas juste, faute de les regarder d’assez près. Et de là vient la puissance pathétique de ces effusions de tendresse douloureuse, lorsqu’il peint la grâce si charmante et si tôt flétrie de Madame, de ces effusions de sympathie admirative, lorsqu’il conte les victoires, l’héroïsme, la simplicité du prince de Condé : si ce n’est pas de l’histoire, c’est à coup sûr de la poésie.


4. ŒUVRES DIVERSES DE BOSSUET.


Comme précepteur du Dauphin, connue évêque, Bossuet a déployé une prodigieuse activité, et l’on se demande comment il a trouvé le temps d’expliquer, à plus forte raison d’étudier tant de matières, vastes et difficiles. Mais, en réalité, il était prêt, dès 1670, sur tous les sujets qui pouvaient être de son ressort : il s’était préparé en prêchant. En méditant ses sermons, il avait amassé toute la doctrine, dont il composa plus tard ses nombreux traités. On trouve des sermons qui contiennent sommairement l’Histoire universelle, d’autres les Variations, d’autres la Politique ; ils fournissent les cadres, la méthode, les idées capitales ou originales. Philosophie, histoire, controverse, tout a sa source dans la prédication de Bossuet.

La Politique tirée de l’Écriture sainte est un livre solide, sensé, d’une réelle largeur de vues. Bossuet n’allègue guère que l’Écriture pour autoriser ses préceptes ; en fait, il tire quelque chose de saint Thomas, dans son De regimine principum ; il s’inspire plus encore d’Aristote et de Hobbes ; souvent il dégage des lois de l’étude des faits, et il utilise les observations qu’il a faites en expliquant au Dauphin l’histoire de France. Sa théorie du pouvoir royal est ce que l’on peut attendre d’un prêtre gallican, de famille parlementaire : les rois sont absolus, mais ils doivent respecter les lois, les droits des divers corps de la nation. Ce qu’ils font contre ces droits et ces lois est essentiellement nul. Mais personne, ni individu, ni corps, n’a droit de résister aux rois : ils ne sont responsables que devant Dieu, et Dieu leur demandera des comptes d’autant plus sévères qu’il est seul à pouvoir les leur demander. Cette terrible responsabilité devant Dieu est le contrepoids de l’autorité absolue que Bossuet accorde aux rois sur la terre.

Mais Bossuet ne fait la théorie de la monarchie que parce qu’elle est établie en France : sa doctrine politique, en réalité, n’est liée à aucune forme de gouvernement, précisément parce qu’elle est rigoureusement orthodoxe [283]. L’Église respecte toutes les puissances établies : aussi Bossuet est-il tout à la fois strictement et largement conservateur. Despotisme, monarchie absolue, république aristocratique, démocratie, il admet tout, avec plus ou moins de sympathie ou de répugnance : mais enfin il admet tout ; il ne demande à un gouvernement, pour être légitime, que de durer, et de faire sa fonction, qui est de garantir l’ordre, de protéger les sujets. Comme catholique il est attaché à la tradition : il aimera donc en chaque pays les formes anciennes de gouvernement. Par hérédité peut-être, à coup sûr par tempérament, il est attaché aux formes juridiques, aux procédures exactes, au mécanisme régulier de l’organisation administrative, à tout ce qui assure stabilité, sécurité : il préférera donc l’autorité, et la hiérarchie à la liberté, l’hérédité monarchique à la souveraineté populaire, où il ne voit qu’un déguisement de la force brutale.

Le Discours sur l’Histoire universelle est d’abord un abrégé chronologique de l’histoire générale, qui vaut par la brièveté lumineuse, et par un sens de la réalité dont tous ces faits arides et ces dates sèches se trouvent vivifiés. Bossuet, dans cette première partie, ne visait qu’à faire repasser au Dauphin tous ses cours. À ce simple abrégé il voulut ajouter quelques réflexions qui ont formé tout un corps de philosophie de l’histoire. Elles se sont groupées en deux parties : l’une qui explique la suite de la religion, et l’autre qui traite des empires. Celle-là, dans l’esprit de Bossuet, était la principale, et il ne considérait la troisième partie que comme une annexe de la seconde. Dans cette seconde partie, il fait voir comment s’est développée providentiellement la religion, sans interruption aucune depuis Adam jusqu’à Innocent XI : cet exposé chronologique est un résumé de toute la théologie de Bossuet ; il y ramasse les principaux arguments qu’un catholique peut faire valoir contre les libertins, les juifs, les protestants et les critiques : c’est un cours élémentaire de théologie à l’usage du Dauphin et des gens du monde.

La même providence qui se manifeste dans la continuité de la religion fait éclater aussi son action dans l’élévation et dans la chute des empires : voilà comment s’introduit la troisième partie. Entre la préface et la conclusion de cette partie, où s’étale éloquemment le dogme de la Providence dans son application aux grands faits de l’histoire, Bossuet étudie les causes humaines et physiques de la prospérité et de la ruine des peuples anciens. Comment peut-il le faire sans contradiction ? Simplement par la même raison que son orthodoxie laisse à l’homme le libre arbitre, la décision et la responsabilité de ses actes, tout en proclamant la nécessité de la grâce et la prescience divine. Les cinq ou six chapitres que Bossuet consacre à la philosophie de l’histoire ancienne sont vraiment beaux. Il va sans dire qu’ils ne sont plus au courant de la science. On ignorait trop au xviie siècle l’Égypte, la Chaldée, l’Assyrie, la Perse, pour que Bossuet pût en bien parler. L’archéologie grecque et romaine, l’étude des institutions, de l’organisation politique, sociale, économique des Spartiates, des Athéniens, des Romains, ont fait bien des progrès aussi, surtout depuis cent ans. Mais, malgré tout, les chapitres de la Grèce et de Borne sont remarquables : Bossuet a mis en lumière la force de quelques causes morales, amour de la patrie, respect de la loi ; il a saisi le rapport des faits à certaines institutions ou traditions ; il a expliqué la lente et sûre formation de la grandeur romaine par les qualités d’endurance et de discipline de la race, par l’organisation militaire, par l’esprit conservateur du sénat qui, dans la politique étrangère, met la continuité ; la moitié des Considérations de Montesquieu vient de Bossuet. Chose curieuse, ce que ce prêtre a le moins vu, c’est la force et l’influence de la religion dans la société antique ; mais personne, avant Fustel de Coulanges, ne le verra davantage.

Le Discours sur l’Histoire universelle est l’œuvre d’un théologien qui a su avoir quelques-unes des qualités de l’historien, le don des généralisations, l’intuition des lois, le sens philosophique enfin. L’Histoire des variations des Églises protestantes est un traité de controverse, où se révèlent d’autres qualités de l’historien, la science et la critique des textes, le sens de la vie et des âmes individuelles. Cette histoire représente le principal effort de Bossuet dans la guerre d’un demi-siècle qu’il a faite au protestantisme Après avoir secoué le joug de Rome, les protestants s’étaient efforcés d’arrêter un dogme commun, et de constituer des églises. Le sens général de l’œuvre de Bossuet est de démontrer qu’ils ne peuvent l’aire ni l’un ni l’autre : qu’en fait, le dogme varie de secte à secte et de génération en génération ; que nulle autorité chez eux n’est reconnue, ni universellement, ni souverainement, et que l’essence de la réforme est de livrer le dogme aux variations de la raison individuelle, de mettre cette raison individuelle au-dessus de la tradition et de l’autorité. Bossuet n’a raconté l’histoire du protestantisme que pour en faire sortir cette démonstration : de là les lacunes de son histoire, et le mélange continuel de la discussion à la narration. Il n’est pas impartial, puisqu’il est catholique : il le dit lui-même dans sa préface. Mais il promet d’être sincère et juste, point injurieux, charitable aux personnes ; et il l’a été, si l’on compare le ton de son ouvrage aux habitudes de la polémique religieuse depuis cent cinquante ans, ou simplement aux ripostes de son adversaire Jurieu.

L’originalité du livre est dans l’usage qu’il a fait de l’histoire [284] : pour faire avouer aux protestants qu’ils avaient varié, il a très bien compris qu’il fallait non de l’éloquence, mais des faits : et voilà comment notre controversiste s’est fait historien. Il a mis la méthode historique au service de sa thèse, recueillant les textes, écartant les ouvrages de seconde main, faisant une critique minutieuse et pénétrante des témoignages, si bien que sur les deux ou trois points principaux qu’il avait choisis, il a devancé les conclusions de l’histoire scientifique. Cette force d’érudition et de critique a rendu son ouvrage inébranlable ; et il a ainsi contribué à donner aux protestants la nette conscience de l’essence du protestantisme, qui est dans la liberté de la croyance individuelle et dans l’évolution du dogme. La grande injustice de Bossuet, dans cet ouvrage, et dans toute sa polémique contre les protestants, a été de ne pas rendre hommage à la profonde moralité de l’esprit protestant : sa grande erreur a été de ne pas croire à la vitalité du protestantisme. Homme de logique, il s’imaginait en avoir fini avec les hérétiques pour avoir acculé l’hérésie à une contradiction : il ne pensait pas que, pour vivre, l’hérésie s’adapterait à cette contradiction, et se transformerait en la supprimant.

Au point de vue de l’art, l’Histoire des variations est un des plus puissants chefs-d’œuvre de Bossuet : cette suite de raisonnements, de discussions, ce mélange ardu de faits historiques et de théologie dogmatique est animé d’une vie extraordinaire. Au travers de la controverse, l’histoire ressuscite le passé ; les hommes apparaissent : Calvin, Luther, Bucer vivent dans des portraits où l’on reconnaît la main d’un ennemi, mais d’un ennemi singulièrement clairvoyant ; il y a surtout un admirable livre où les angoisses, les incertitudes de Mélanchthon sont exposées, et qui est d’un bout à l’autre une des plus belles études d’âmes qu’on ait faites.

Si Bossuet s’est attaqué surtout aux protestants, ce n’est pas parce qu’ils formaient le corps le plus nombreux et le plus redoutable parmi les ennemis de l’Église catholique : c’est aussi parce qu’il discernait dans les origines et dans le développement de la réforme un principe de libre examen subversif du christianisme et de toute religion fondée sur la tradition et l’autorité. Aussi tout son raisonnement tendait-il à faire apparaître le mal, en réduisant le protestantisme à l’individualisme effréne, rationalisme ou illuminisme ; et il ne lui donnait le choix qu’entre ces deux excès. Il sentait monter la révolte du sens individuel contre l’Église : il la devinait de tous côtés, il voyait naître les germes de ce qui fera le caractère intellectuel du xviiie siècle. Il faisait face bravement, et partout où il apercevait quelque trace de ces germes, il essayait de les étouffer. De là ses efforts contre Richard Simon, contre les libertins, contre Fénelon même ; de la sa défiance à l’égard de Malebranche, et ses sombres pronostics sur le péril du cartésianisme.

Il savait que toutes les pièces du dogme se tenaient : aussi se montrait-il intraitable contre tous ceux qui en altéraient quelque partie. Pendant cinquante ans il n’est pas d’erreur ou de révolte qu’il n’ait combattue de toute sa science et de toute son éloquence. Ce qu’il a écrit contre Richard Simon et contre Fénelon est trop lié à la théologie pour que je m’y arrête ici : je signalerai de préférence le petit traité sur la Comédie. débordant d’une âpre éloquence, et dans lequel une dure malédiction fait éclater l’opposition de l’esprit de Molière et de l’esprit chrétien.

Les Méditations sur l’Évangile et les Élévations sur les Mystères sont des écrits d’édification, et non de controverse : tout y est simple, lumineux, touchant ; la science se cache, la logique se tait ; le cœur déborde, et l’imagination s’étale. Bossuet repasse toutes les grandes scènes de la Bible et de l’Évangile ; il nous les présente avec tout ce que son esprit y attache de sens, y enferme de leçons ; mais ce sont des réalités pour lui que cette histoire juive et cette histoire évangélique : et tout le pittoresque de la religion se déroule à nos yeux, parle à nos sens. Ces réalités sont celles où se manifestent les desseins et les jugements de Dieu : leur image éveille en lui tous les sentiments dont son Dieu est l’objet, toutes les ardeurs de la foi, de l’espérance et de l’amour. Par là, plus largement encore que dans les Sermons, se répand la poésie, poésie de la nature ou poésie du cœur, tableaux pittoresques, ou émotions exaltées. Bossuet s’abandonne librement ici à ses facultés de poète : il écrit pour des femmes, en qui il veut redoubler la ferveur, en leur faisant sentir le charme puissant des Livres Saints. Il est vraiment le grand poète lyrique du xviie siècle : et s’il a pu l’être, dans ce siècle intellectuel et rationaliste, c’est que son caractère ecclésiastique lui a permis de suivre son tempérament. En effet les objets de ses émotions, de ses transports lyriques, étant ceux que la religion fournissait, avaient un caractère universel et souverain, à l’ombre duquel, pour ainsi dire, l’individualité pouvait se déployer librement : nul ne pouvait s’étonner des ravissements du prêtre en face de son Dieu, et tout le monde pouvait les comprendre.

J’ai réservé pour la fin de cette étude les œuvres philosophiques de Bossuet. Il y a d’excellentes choses, des vues originales, une exposition magistrale dans la Connaissance de Dieu et de soi-même, et dans la Logique, où il mêle avec indépendance saint Thomas et Descartes, suivant surtout son sens personnel de la vérité des choses. Mais ces ouvrages philosophiques ne sont en somme que des manuels pour un enfant, et sont loin de contenir toute la philosophie de Bossuet. Il faut la chercher dans toute son œuvre, où elle est diffuse. À vrai dire, la philosophie de Bossuet, comme de tout ecclésiastique qui n’est pas en désaccord avec lui-même, c’est sa théologie : et la théologie de Bossuet, c’est la théologie catholique, sauf les deux ou trois opinions particulières au gallicanisme. Il suffirait donc de dire que la philosophie de Bossuet est celle qu’enveloppe le dogme catholique, puisque toute religion est en effet une philosophie.

Mais, tout en étant orthodoxe, Bossuet a une façon à lui de grouper, sérier, présenter les dogmes : dans la prédominance qu’il donne à l’un ou à l’autre, dans la complaisance avec laquelle il expose celui-ci ou celui-là, s’affirme un tempérament, et se dessine une philosophie. Or, en regardant la vie. Bossuet est frappé de la mort. La mort est l’immense, universelle, irréparable injustice de ce monde. Mais son tempérament de juriste a besoin de justice : le dogme de la Providence corrige l’immoralité de la réalité, et rend à chacun selon son mérite. Que l’on regarde toute l’œuvre de Bossuet, en dehors des controverses définies, on peut dire qu’elle est toute consacrée à mettre en lumière le fait, c’est-à-dire la mort, et le correctif du fait, c’est-à-dire la Providence. De la mort sort la tendresse émue, la triste sympathie qui s’étendent sur les choses éphémères ; de la Providence, la confiance robuste et joyeuse, l’optimisme définitif, dont il regarde tant de misères et de bassesses, qui sont la vie et qui sont l’homme.

5. BOURDALOUE.


Bossuet étant descendu des chaires de Paris dans toute la force de l’âge et du talent, le souvenir de sa prédication, que ne soutenait pas l’impression, se perdit vite au milieu de tant de titres de gloire que son activité paisible lui acquérait incessamment. De plus, dans les sermons de Bossuet, les contemporains estimèrent surtout la logique et la science ; et ils ne s’aperçurent pas, lorsqu’il se tut, qu’il leur manquât quelque chose, parce qu’au même instant Bourdaloue vint tenir sa place, et réaliser d’autant mieux leur idéal qu’il ne le dépassait pas [285].

Ce Père jésuite débuta dans les chaires de Paris en 1669 : dix ans de prédication en province l’avaient formé. Mais, avant de prêcher, il enseignait dans les collèges de sa compagnie ; il professa les humanités, la rhétorique, la théologie morale ; il y prit le pli qui ne s’effaça jamais ; après que ses supérieurs eurent découvert l’orateur qui était en lui, il resta un homme de science et d’enseignement : son éloquence fut toujours didactique, et chacun de ses discours fut un cours.

Bourdaloue n’a point de biographie : c’est une âme pure, modeste, soumise, qui se donna toute à son devoir. Il prêcha pendant quarante-deux ans : huit jours avant sa mort, il prêchait encore. Le seul incident de sa vie est une mission en Languedoc après la révocation de l’édit de Nantes. Cependant la prédication ne l’occupa point seule : il confessa, il dirigea ; et c’est là qu’il acquit et nourrit cette science du cœur si merveilleuse chez un homme dont nulle passion n’a troublé la vie.

Fénelon nous a tracé dans ses Dialogues sur l’éloquence un portrait de Bourdaloue prêchant, qui manque de bienveillance, mais non de vérité. Le prédicateur a le geste rare, un mouvement de bras égal et monotone, la voix mélodieuse et uniforme, sans autre nuance qu’un peu plus de lenteur ou de rapidité dans le débit : les yeux sont clos ; la mémoire travaille pour représenter la suite du discours appris par cœur ; et parfois l’orateur reprend quelques mots pour ressaisir le fil qui lui échappe. Il débite des choses sensées en termes propres ; ses sermons sont tout unis, sans variété, sans émotion : les déductions sont exactes, les portraits fidèles ; les divisions, les subdivisions rigoureuses et multiples. L’impression est froide, fatigante. « C’est un grand homme qui n’est pas orateur. » Il ne faut voir dans cette sévérité de Fénelon que l’incompatibilité de sa nature féminine, ardente et illogique, avec les fortes et solides qualités de Bourdaloue.

Ce que Fénelon n’apprécie pas, a enchanté son siècle. Bourdaloue a excité une admiration unanime et incroyable : la cour l’a fait venir dix fois pour les Carêmes et les Avents. Bossuet le réclamait en son diocèse. L’église de la rue Saint-Antoine était trop petite quand il prêchait, et les lettres de Mme  de Sévigné nous attestent la forte impression qu’il faisait. Il avait affaire à un public épris de raison et de clarté, qui voulait des idées, un exercice de l’intelligence, et qui avait du reste peu de besoins sentimentaux ou esthétiques. L’éloquence de Bourdaloue était juste à sa mesure. Il divisait, subdivisait, multipliait les énumérations d’idées à développer, les récapitulations d’idées développées : mais tout cela n’avait rien de factice ni de pédant ; c’étaient des moyens de distribuer la matière, d’aider l’auditoire à suivre, à se rappeler ; c’était l’art d’un professeur qui sait qu’une exposition méthodique seule a chance de se graver dans la mémoire, et que l’on ne peut trop multiplier les points de repère. De là ces exordes qui numérotent toutes les parties du raisonnement, ces phrases d’exposition dont chaque proposition est l’annonce d’un paragraphe à faire [286]. Cette méticuleuse composition peut rendre la lecture plus aride et plus fatigante : elle rend l’audition plus claire et plus efficace.

Bourdaloue est aussi grave, aussi sérieux, aussi chrétien que Bossuet : il ne lui ressemble pas du tout. Il ne fait pas de catéchismes, pas d’expositions théologiques : il n’explique pas le dogme, il ne le justifie pas. Il l’impose, il le tient pour incontesté ; il lui demande seulement la sanction de l’obligation morale : il fait appel à son autorité pour courber le cœur [287].

Son discours a un caractère avant tout moral et pratique : il s’attache à régler la conduite. C’est un directeur : un directeur rigoureux, dur même, d’autant plus impitoyable que le pécheur est plus grand des grandeurs terrestres. « Il frappe comme un sourd », disait Mme  de Sévigné ; et cette austérité plaisait dans un jésuite. La meilleure réponse que la Compagnie ait jamais faite aux Provinciales, ç’a été de faire prêcher Bourdaloue.

La morale de Bourdaloue est très précise, très particulière, non pas seulement dans les préceptes, mais dans les observations aussi et les analyses : il présente au pêcheur toutes les nuances, toutes les formes, il lui donne toutes les sources et causes, tous les effets et dépendances de son péché : il ne lui laisse rien ignorer de ce qu’il est, afin de faire éclater devant sa conscience combien il est éloigné d’être ce qu’il doit être. Dans l’analyse abstraite des vices, des passions, des multiples infirmités de notre nature, Bourdaloue est incomparable : plus pénétrant et plus original que La Bruyère, ses analyses substantielles et condensées ont abouti aux portraits ; cette forme de la littérature à la mode s’est trouvée tout naturellement adaptée au sermon de Bourdaloue. Ces portraits ne sont point abstraits précisément, mais purement moraux et psychiques, absolument dépourvus de couleur et d’éléments sensibles. Il ne s’agit pour le prédicateur que de marquer des formes d’âmes et de tracer les effets mécaniques des forces morales. Il pousse la précision à tel point, que parfois il a été, du moins on l’a dit, jusqu’à prendre un modèle individuel [288]. Ces personnalités sont un peu effacées pour nous, et il y a lieu de croire que la malignité des contemporains ajoutait aux intentions du prédicateur.

Cette éloquence tout intellectuelle, logique, immatérielle, ne donnait-elle donc rien à la sensibilité ? Il y a réellement de la chaleur dans Bourdaloue : une sincérité profonde, le désir et le plaisir de rendre la vérité sensible, la charité aspirant à l’utilité des âmes, dégagent insensiblement, à travers le tissu serré des raisonnements, une émotion de qualité très pure et très fine, qui va au cœur : émotion d’autant plus puissante qu’elle ne fait rien pour s’étaler.

[Il y a d’ailleurs quelque chose de Bourdaloue qui nous échappe : c’est son style, son accent. Le P. Griselle a prouvé que le vrai Bourdaloue avait une expression moins éteinte, moins incolore que celle qu’on trouve dans le texte établi par le P. Bretonneau. Les manuscrits des copistes qui prenaient des notes au pied de la chaire, nous rendent un Bourdaloue qu’on ne soupçonnait pas, dont la parole a des accents brusques, familiers, ou populaires une couleur forte et réaliste, que le P. Bretonneau. par scrupule de bon goût, a fait disparaître : il a décoloré Bourdaloue pour l’épurer.]


6. FLÉCHIER ET MASSILLON.


Autour de Bossuet et de Bourdaloue se groupent plusieurs orateurs distingués, mais qui sont loin de leur être comparables [289]. Un seul homme, sans doute, ne leur fut pas inférieur, je veux parler de Fénelon. Mais nous n’avons guère de lui que des harangues de cérémonie, des discours solennels où il s’est forcé pour être majestueux et digne. À l’ordinaire, il improvisait, et ce qu’il pouvait y avoir de séduction, de tendresse, de grâce ondoyante et captivante, d’abondance d’idées et de sentiments, dans ces homélies familières qu’il « parlait » si inépuisablement, ses écrits et particulièrement ses lettres de direction peuvent nous l’apprendre.

Je me contenterai de signaler Fléchier [290].

Cet abbé de ruelles, faiseur de vers latins aimables et de vers français coquets, assidu a l’hôtel de Rambouillet dans ses derniers beaux jours, intime ami de Mme  et de Mlle  Deshoulières, ce bel esprit d’Église qui est un des intermédiaires par où l’on passe de la préciosité de 1650 à celle de 1715, fit en sa maturité un prédicateur estimé et décent, un excellent évêque, zélé, charitable, doux. Malgré tout, par-dessus le prédicateur et par-dessus l’évêque, surnage toujours le galant homme, l’homme du monde, qui « ne se pique de rien », qui fait les devoirs de son état en perfection, sans tapage et sans pose, sans gravité trop sérieuse aussi, avec un coin de sourire aux lèvres, et un air exquis de finesse un peu railleuse. Dans sa prédication, il parla convenablement des vices du jour, des dettes, des mariages d’argent, des vocations forcées, des devoirs des mères. Il se fit admirer surtout dans l’oraison funèbre : il eut toutes les qualités mondaines en parlant des gloires du monde, et même le tact suprême d’être sincèrement chrétien. Fléchier est un admirable rhéteur, d’une souveraine élégance de forme, d’une rare délicatesse d’oreille : sa prose est merveilleuse de rythme, et telle page des oraisons funèbres, l’exorde par exemple de celle de Turenne, donne la sensation d’un chant.

Les qualités de Fléchier sentent la décadence, et en effet avant la fin du siècle il est sensible que l’éloquence chrétienne s’en va, du même pas que l’esprit chrétien. Dès 1688, La Bruyère, dès 1681-1686, Fénelon, enregistrent la décadence de l’éloquence de la chaire. Ils s’accordent à reprocher aux prédicateurs l’ambition et le bel esprit, l’ignorance de la religion et le manque de zèle. Le sermon est un spectacle, ou un exercice littéraire. L’orateur ne cherche qu’à s’en tirer à son honneur. Du vrai, de l’efficacité, il n’en a cure, pourvu qu’on dise qu’il a bien prêché. L’art et l’esprit profanes envahissent le sermon, qui devient un pur développement de philosophie morale, embelli plus ou moins de traits ingénieux et surprenants.

Le dernier des grands orateurs de la chaire masque cette décadence, sans l’enrayer. Massillon [291], oratorien, homme doux et timide, enseignait dans les collèges de son ordre, quand on le força à prêcher : il débuta à Paris en 1698 ; son succès fut considérable. Il avait la voix touchante et sensible, l’action pathétique. Cet homme doux était parfois effrayant en chaire. Il ne parlait que de crimes et de supplices : il fermait la porte à l’espérance. En un autre temps, il eût découragé les fidèles. En réalité, il faisait son métier, et ses auditeurs le prenaient bien ainsi. Cet ancien professeur de rhétorique avait une vraie foi, une émotion sincère, et de là une forte éloquence qui éclatait parfois : mais à l’ordinaire il ne pouvait se tenir d’amplifier sa matière, avec force hyperboles et grands mouvements. Il développait de belles périodes, avec une exubérance cicéronienne : le malheur était qu’une fois entré dans un tour, il n’en sortait plus, il le représentait avec insistance, jetant toutes ses phrases dans le moule qu’il avait d’abord choisi.

Son pire défaut est ce qui l’a fait préférer de Voltaire, de La Harpe et des Encyclopédistes, entre tous les prédicateurs. Il efface le dogme, il cite à peine l’Écriture, sa prédication est toute morale, toute philosophique, presque laïque. Si l’on excepte les formules traditionnelles, rien n’y sent le chrétien.

Après Massillon, il n’y a plus rien. On goûte des parleurs académiques [292], élégants, descriptifs, satiriques, sensibles, qui prêcheront dans le goût des vers de Saint-Lambert ou de Delille, de plus en plus fades et édulcorés à mesure que le siècle avance. Cette misérable dégénérescence de l’éloquence religieuse trouve son expression parfaite dans l’abbé Maury, le plus fleuri, le plus harmonieux, le plus froid, le plus vide et ie moins sincère des orateurs que, par habitude, on continue d’appeler chrétiens : Maury est à Bossuet ce que Fontanes est à Racine.


7. LES PROTESTANTS.


Je n’ai parlé, dans ce chapitre, que de la prédication catholique. Après Calvin, Bèze et Viret, les protestants ont continué d’avoir de bons, d’utiles prédicateurs [293] : dans la première partie du siècle, Dumoulin, Le Faucheur, Mestrezat, Daillé, Dalincourt ; à l’époque de la Révocation, Claude, Du Bosc, Superville. Mais, en général, les protestants méprisent l’art et s’en défient. Puis ils sont logiciens, controversistes, plutôt qu’orateurs ; la théologie déborde dans leurs discours en arides dissertations, en polémiques ardues.

Le grand orateur du calvinisme est Jacques Saurin, qui, consacré pasteur en 1700, prêcha en Angleterre et en Hollande. Il se fit une immense réputation. Il voulut être éloquent, et il l’a été souvent. Profitant des exemples des prédicateurs catholiques, et surtout de ceux de Bossuet, il renonça aux explications dogmatiques de textes suivis pas à pas, et détaillés phrase par phrase. Il construisit ses sermons sur une seule idée, dont il développait les divers aspects. Théologien solide, discutant et démontrant le dogme avec érudition, il s’étendait surtout sur la morale ; fin et pénétrant dans ses analyses, rude, tendre, pressant dans ses exhortations. Son discours est logique, serré, clair, un peu trop orné de littérature profane, de réminiscences historiques et mythologiques, nourri de philosophie. Saurin s’étudie et réussit à être pathétique. La sincérité de son zèle et de sa charité unit, fond tous ces éléments, et maintient la simplicité dans cette éloquence que l’on sent un peu lourdement voulue. Le style reste terne et pâteux, parfois négligé et inexact : moins vif, moins spirituel, moins coloré ou brûlant que l’idée. En somme, Saurin fait honneur à l’Église française de Hollande.

LIVRE IV

LA FIN DE L’AGE CLASSIQUE

CHAPITRE I

QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES

Cause profonde du débat. — 1. Vue sommaire des faits. Perrault et ses Parallèles. Fontenelle et sa Digression. Boileau et ses Réflexions sur Longin. — 2. Sens et conséquences de cette querelle.

Nous avons vu que le naturalisme classique est le produit d’une combinaison d’éléments dissemblables : le rationalisme et le goût esthétique. Issus tous les deux de la Renaissance, le rationalisme et le goût esthétique étaient pourtant deux courants qui portaient en sens contraire. Le premier éloignait de l’antiquité, et poussait la raison moderne à ne compter que sur soi : le second ramenait à l’antiquité, et invitait le génie moderne à s’appuyer toujours sur les exemples des Grecs et des Romains. Le culte de l’antiquité avait barré, contenu l’influence du rationalisme sur la littérature ; et c’est par là que la notion de l’art y avait été maintenue. Presque tous les chefs-d’œuvre oratoires et poétiques du temps sont sortis de la petite école des adorateurs de l’antiquité.

Mais le progrès du rationalisme ne pouvait être longtemps enrayé, et nous assistons à la fin du siècle à la destruction de l’idéal classique : c’est à cette crise que l’on donne le nom de querelle des anciens et des modernes[294].

1. PERRAULT ET BOILEAU AUX PRISES.


Il faut d’abord rappeler les faits sommairement. Nous avons parlé plus haut de ces épopées prosaïquement emphatiques, auxquelles le goût précieux avait donné naissance. Les sujets de ces « romans » en vers étaient presque tous tirés de l’histoire moderne, et ornés d’un « merveilleux » emprunté à la religion chrétienne. Un de ces auteurs, Desmarets de Saint-Sorlin, ayant donné son Clovis en 1657, crut nécessaire, lorsqu’il vit s’élever une école dont les maximes essentielles allaient, dans tous les genres, à suivre les anciens et à reprendre les sujets déjà traités par eux, de justifier le choix qu’il avait fait dans son poème d’un héros moderne et chrétien. Il multiplia Préfaces et Traités [295], et ne se défendit pas sans donner plus d’une atteinte aux poètes anciens. Il tendit ainsi à généraliser la question, et à faire le procès à toute l’antiquité. C’est contre Desmarets que Boileau, par une malheureuse application de sa doctrine, prohiba au troisième chant de son Art Poétique l’emploi de la religion chrétienne en poésie, et, juste au moment où Milton venait d’écrire son Paradis perdu (ce que, du reste, il ignorait), nia assurément la valeur poétique de Satan. Le vieux Desmarets, avant de mourir, légua sa querelle à Charles Perrault.

Vers le même temps, la lutte s’engagea sur un autre point : il s’agissait de savoir si l’inscription d’un arc de triomphe dirait la gloire du roi en latin ou en français. Il se fit de gros volumes pour et contre l’emploi des deux langues, et là encore la question tendit à se généraliser : on se mit à comparer le latin et le français, à en débattre les mérites respectifs, la capacité et l’illustration [296].

Cependant le moment de la grande bataille n’était pas venu. On s’en tenait aux escarmouches, aux actions de détail. C’était la Préface d’Iphigénie, où Racine s’égayait aux dépens de Pierre Perrault, qui avait critiqué Euripide sans l’entendre (1671). C’était la Préface d’une traduction du Seau enlevé de Tassoni, où Pierre Perrault attaquait les anciens et malmenait Boileau à mots couverts (1678). C’était une fable satirique où Claude Perrault désignait Boileau comme l’ « Envieux Parfait ». C’était la Préface du Saint-Paulin (1680), où Charles Perrault saisissait l’Art poétique par son point faible, par l’étroite théorie du merveilleux païen. La force du parti des modernes était dans les Perrault : ils étaient trois frères [297], amateurs de lettres et de sciences, intelligents, présomptueux, actifs, remuants, mondains, pourvus de bonnes places et de la confiance de Colbert. Le plus jeune, qui entra le dernier en ligne, fut l’adversaire de Despréaux.

La querelle des anciens et des modernes éclata par son poème du Siècle de Louis le Grand, qu’il lut à l’Académie le 26 janvier 1687,

Les Régniers, les Maynards, les Gombauds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans,…
Les galants Sarrazins et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans,

étaient mis au-dessus des poètes grecs et romains. Après cette éclatante affirmation de sa thèse, Perrault en entreprit la démonstration : de 1688 à 1607 il fit paraître ses Parallèles des anciens et des modernes, dialogues ingénieux et superficiels, d’un tour léger et mondain et dans lesquels s’étalaient à la fois beaucoup d’assurance et beaucoup d’ignorance. Un abbé, à qui Perrault attribue du génie, et qui le représente lui-même, défend les modernes contre un Président qu’il donne pour savant et idolâtre des anciens, et qu’il fait imbécile : l’abbé est soutenu d’un chevalier, sot à boutades, à qui l’auteur confie le soin de lancer les énormités paradoxales qu’il veut insinuer, et n’ose pourtant avancer sérieusement. À travers les détours du dialogue, et les défaillances ou les lacunes de l’exécution, voici l’argumentation qui se reconnaît : la loi de l’esprit humain, c’est le progrès ; dans les arts, dans les sciences, nous faisons mieux, nous savons plus que les anciens ; donc dans l’éloquence aussi, et dans la poésie, nous devons leur être supérieurs. Les anciens étaient des enfants en tout : en tout, les modernes représentent la maturité de l’esprit humain. L’étude des ouvrages littéraires vérifie cette généralisation. M. Le Maistre est plus magnifique que Demosthène ; Pascal est au-dessus de Platon ; Despréaux vaut Horace et Juvénal, et « il y a dix fois plus d’invention dans Cyrus que dans l’Iliade. » Il y a six causes qui font les modernes supérieurs aux anciens dans la littérature : le seul fait d’être venus les derniers, la plus grande exactitude de leur psychologie, leur méthode plus parfaite de raisonnement, l’imprimerie, le christianisme, et enfin la protection du roi.

Aux côtés de Perrault s’était rangé dès le premier jour Fontenelle, qui avait lancé son exquise et suggestive Digression sur les anciens et les modernes [298], où la question était traitée et résolue a priori. La nature est toujours la même, inépuisable en sa force, constante en ses effets : donc il naît autant de bons esprits aujourd’hui que jadis. Chaque âge de l’humanité lègue aux suivants ses découvertes : donc les bons esprits d’aujourd’hui possèdent toutes les pensées des bons esprits de l’antiquité, et de plus celles qu’ils peuvent former eux-mêmes. À vrai dire, certains climats sont meilleurs que d’autres pour certaines productions, soit physiques, soit intellectuelles ; à vrai dire aussi, il y a des époques de recul, où les circonstances (guerres, etc.) étouffent les semences naturelles du génie : il naît une foule de Cicérons qui ne viennent pas à maturité. Somme toute, et en tenant compte de toutes les conditions, il se peut qu’en fait les poètes anciens n’aient pas été dépassés ; s’ils ne l’ont pas été, ils peuvent l’être, ils doivent l’être. Voilà la conclusion qu’avec toutes sortes de précautions insinuait Fontenelle : et les modernes le poussaient à l’Académie, où sa réception était la confusion des anciens.

Ceux-ci pourtant avaient leur revanche : après avoir entendu le Siècle de Louis le Grand, La Fontaine rimait sa charmante Épître à Huet, où il faisait hommage de la perfection de son œuvre aux anciens, où il les proclamait ses maîtres, où il disait nettement leur mérite essentiel, le naturel, et le péché mignon des modernes, l’esprit. La Bruyère, dans ses Caractères, soutenait la même cause, et forçait les portes de l’Académie, où son discours de réception était un éclatant hommage aux modernes qui s’étaient mis à l’école de l’antiquité.

Cependant Boileau, qui ne se tenait pas de rage pendant la lecture de Perrault, Boileau n’éclatait pas. Il grognait, lâchait des épigrammes contre l’Académie des Topinamboux, contre Perrault et ses admirateurs, prenait encore Perrault à partie dans un discours sur l’Ode dont il faisait précéder sa misérable Ode sur la prise de Namur, entreprise pour justifier Pindare et en faire sentir la manière. Tout cela ne réfutait ni le Siècle ni les Parallèles. Boileau le sentit et donna en 1694 ses neuf premières Réflexions sur Longin, œuvre de mauvaise humeur, d’ironie lourde et brutale, de critique mesquine et puérile. Comme Perrault avait dénigré violemment Homère et Pindare, Boileau, laissant la question générale, se rabattait à défendre Homère et Pindare, en démontrant que leur censeur ne les avait pas entendus. Il y a pourtant d’excellentes choses dans ces Réflexions, des vues générales et profondes : mais elles sont enveloppées ; jamais elles ne se présentent franchement, en pleine lumière ; et ce n’est pas une petite affaire de les extraire.

Au fond, Boileau était dans une fausse position : il était très « moderne » lui-même, et la façon dont il a habillé son Longin à la française montre la puissance qu’a sur lui le moyen goût de son siècle. Et puis surtout les œuvres de ses amis lui rendaient la tâche difficile : après Racine et La Bruyère, après Bossuet, après La Fontaine et Molière, après Pascal et Corneille, comment soutenir l’infériorité des modernes ? Le xviie siècle qui finissait n’avait-il pas raison de s’admirer dans son œuvre ? Boileau le sentait : car lorsqu’on l’eut réconcilié avec Perrault, il lui écrivit en 1700 une lettre excellente, où, reprenant à son compte la thèse de son adversaire en la limitant, il égalait le xviie siècle non pas à toute l’antiquité, mais à n’importe quel siècle de l’antiquité. Il évitait de mettre les modernes au-dessus des anciens dans tous les genres ; mais il montrait qu’il y avait des compensations, et que, plus faibles ici, les modernes, là, étaient supérieurs. Enfin, avec une étonnante sûreté de goût, il faisait le départ des œuvres immortelles du xviie siècle ; il séparait les Molières des Sarrasins : il disait, pour faire valoir son temps, précisément les noms que nous disons encore. Mais Boileau ne battait Perrault qu’avec les propres armes de Perrault.


2. PORTÉE ET CONSÉQUENCES DU DÉBAT.


Ainsi se termina la première phase de la querelle des anciens et des modernes. Il est facile de voir, dans ce simple exposé, le sens et la portée du débat. Les adversaires des anciens, Perrault, Fontenelle, sont des cartésiens : ils appliquent à la littérature l’idée cartésienne du progrès, et, au nom de cette idée, ne voyant dans toute la poésie et dans toute l’éloquence que des œuvres de la raison essentiellement et nécessairement perfectible, ils déclarent les écrivains modernes supérieurs aux anciens. Il suffit de lire dans Malebranche [299] les mordants chapitres où il malmène les adorateurs de l’antiquité, pour comprendre ce que pouvait donner l’esprit cartésien quand on l’appliquait aux lettres et aux arts [300].

Au rationalisme cartésien s’allia ce que nous avons appelé le rationalisme mondain. Ce rationalisme mondain tire ses principes de la mode, des convenances, de l’opinion ; il n’admet point de vérité, de beauté hors des choses qui ont cours dans la société polie ; et, comme le mouvement général des idées, en France, à cette date, porte vers l’esprit et vers la science, vers l’exercice exclusif des facultés intellectuelles et discursives, l’idéal mondain est forcément l’exagération de cette tendance. De plus, la notion de l’honnête homme, que la société demandait à chacun de réaliser en soi, a rendu dans le cours du siècle l’instruction plus légère, plus superficielle : on a imposé à l’homme du monde de n’afficher aucune compétence spéciale, et on a fini par l’amener à n’avoir en effet aucune sorte de compétence. Ainsi l’antiquité, superficiellement effleurée dans les collèges des jésuites, l’antiquité que les femmes ne peuvent connaître, et qui n’est guère objet de conversation dans un salon, est renvoyée aux pédants des Académies et aux cuistres de l’Université. Perrault comme Fontenelle, comme plus tard Lamotte, unit la légèreté décisive de l’homme du monde à l’indépendance cartésienne. Et les gens du monde n’hésiteront pas : ils reconnaîtront dans ces modernes leurs préjugés, leur esprit, leur confiance dans la raison de leur temps et de leur classe, leur penchant à ridiculiser tout ce qui n’est pas conforme à leurs manières et accessible à leur intelligence, leur incapacité artistique, leur impuissance à goûter d’autres beautés que celles de l’esprit de conversation et de la vie élégante. De là le succès de Perrault. Il eut les salons pour lui. Saint-Evremond, Bussy-Rabutin, les deux représentants les plus distingués de la société polie, sont discrètement, mais essentiellement modernes.

Or le succès de Perrault, qui affranchit la littérature moderne de l’imitation et du respect de l’antiquité, ce n’est rien moins que l’élimination de l’art, qui va être rejeté hors de la littérature moderne. Mais avec l’art s’en iront la poésie et l’éloquence. Cette exclusion de l’art est, littérairement, la grande différence qui sépare la littérature du xviiie siècle de celle du xviie. Et l’idée qui a exclu l’art, cette idée de progrès qui fournit aux modernes leur principal argument, c’est l’idée maîtresse de la philosophie du xviiie siècle. Ainsi, dans le débat sur les anciens et les modernes, j’aperçois le xviiie siècle qui apparaît et qui détruit le xviie siècle en s’en dégageant.


CHAPITRE II

LA BRUYÈRE ET FÉNELON


1. La Bruyère ; l’homme. — 2. Les Caractères : composition du livre. La peinture de l’homme et la peinture de la société. L’originalité de La Bruyère : réalisme pittoresque, expression artistique. Le « philosophe » : le chapitre de Quelques Usages. — 3. Fénelon : il tient au xviie siècle par la foi et par l’admiration des anciens. Divers écrits. Les Dialogues sur l’Éloquence et la Lettre à l’Académie : la critique d’impression. Le Télémaque. La Correspondance. — 4. Esprit et humeur de Fénelon : amour-propre, ambition, affection. Expansion de la sensibilité. Son œuvre littéraire, expression de son individualité. Séduction du personnage.

Revenons au groupe des grands écrivains, aux disciples et adorateurs des anciens : chez les derniers venus, nous trouvons une complexité, une incohérence parfois qui annoncent des temps nouveaux ; il y a quelque chose dans La Bruyère et dans Fénelon, qui n’est pas du xviie siècle, et où nous pouvons reconnaître aujourd’hui une transition vers le xviiie.

1. LA BRUYÈRE.

Un seul fait nous intéresse dans la vie silencieuse de La Bruyère[301] : en 1684, l’amitié de Bossuet le fit entrer à l’hôtel de Condé, pour être précepteur du duc de Bourbon, à qui il enseigna l’histoire, la géographie, la littérature et la philosophie. Cette éducation terminée, La Bruyère resta dans la maison comme gentilhomme de M. le Duc. C’était une terrible race que ces Condé ; ils n’étaient pas faciles à vivre. Le grand Condé, avec sa face d’oiseau de proie et son âme de bandit féodal, avait des emportements qui faisaient trembler : encore savait-il en réparer l’effet par l’irrésistible enveloppement d’une délicate séduction. Mais le duc d’Enghien, son fils, était « le fléau de son plus intime domestique » ; et son petit fils le duc de Bourbon, violent, hautain, avare, injuste, était un maître détestable et détesté : il était brutalement mystificateur, et prenait pour plastron les gens de son entourage. Dieu sait ce qu’endura cet inoffensif et original Santeuil par la faveur de M. le Duc !

Mais ces Condé avaient tous quelque chose de supérieur dans l’esprit ; ils avaient de vastes connaissances, un goût exquis ; ils aimaient le talent sous toutes ses formes. J’imagine qu’ils rendirent la vie dure à La Bruyère, et qu’en même temps ils lui firent trouver impossible de vivre ailleurs. Surtout quel théâtre, quel champ d’observations que cet hôtel de Condé, que ce Chantilly, où tout ce qui comptait en France défilait devant les yeux du philosophe et du peintre ! Si sa bonne fortune ne l’eût placé dans ce poste, La Bruyère n’aurait sans doute pas fait son livre. Les principaux éléments lui eussent manqué pour représenter les caractères et pour juger l’organisation de la société contemporaine. Et se fût-il reconnu lui-même ; son humeur se serait-elle affirmée dans son livre par une si originale amertume, s’il ne se fût éprouvé au contact de ces princes ?

La Bruyère est un bourgeois de Paris : un libre esprit, sans préjugé de caste ni respect traditionnel, très peu révolutionnaire, mais satirique et frondeur, peu porté à l’indulgence envers les puissants et les puissances : un esprit indépendant, ayant horreur de tous les engagements, qui, pour ne pas diminuer sa liberté, a renoncé à tous les biens, à la fortune, aux emplois, même à la famille ; car une femme, des enfants, rendent le renoncement difficile : a-t-on le droit de se passer de tout pour eux, comme pour soi ?

C’est donc un philosophe que La Bruyère : mais à voir la fière et ombrageuse sensibilité qui perce dans son livre, on se demande s’il est aussi détaché qu’il veut l’être. Il a renoncé à tout, au prix où tout s’obtenait : par flatterie, bassesse, intrigue. Mais il en veut aux grands, de mettre la fortune à ce prix. Il souffre de voir son mérite sans emploi : il y a en lui un ambitieux honnête, qui s’irrite d’être contraint de faire à son honneur le sacrifice de son ambition. Voilà la plaie incurable de La Bruyère, la source secrète de son chagrin, de sa misanthropie, de ses colères contre les grands qui ne préviennent pas le talent, contre la société qui ne fait pas de place au mérite personnel. Cependant il reste auprès des princes, où il a tant souffert de la moquerie, et plus encore de l’indifférence. Il reste, et il veut plaire : il s’évertue gauchement, lourdement, sans aisance, comme ses contemporains l’ont remarqué ; il a la mauvaise grâce d’un homme fier, qui fait effort pour plaire et manifeste si sensiblement son intime humiliation qu’il en perd tout le bénéfice.

L’action lui étant interdite, il se rejeta sur la pensée et sur l’art. Il publia à la fin de 1687 ses Caractères, qui eurent un grand succès, succès de scandale autant que d’estime.


2. LE LIVRE DES « CARACTÈRES ».


La Bruyère a mis son œuvre sous le couvert des anciens, en faisant précéder ses Caractères d’une traduction de ceux de Théophraste. Mais elle a des origines plus modernes et tout immédiates. Rappelons-nous le goût de la société polie pour les maximes, d’où était sorti le livre de La Rochefoucauld : et rappelons le goût de la même société pour les portraits, d’où était sorti le Recueil de Mademoiselle en 1659, et qui, dans les romans ou comédies, et jusque dans les sermons du siècle, mit tant de descriptions de caractères individuels. Maximes et portraits sont une sensible manifestation du goût du siècle pour l’exacte vérité : ce sont deux genres faits pour la notation précise de la réalité, d’où l’invention romanesque, dramatique, poétique est exclue, où l’art littéraire s’approche autant qu’il est possible de l’expression scientifique.

Or, des maximes et des portraits, c’est tout le livre de La Bruyère : il a repris la forme de La Rochefoucauld ; et il a dégagé, isolé le portrait, en lui donnant sa forme d’art et sa valeur philosophique. Sa véritable originalité éclate dans le portrait : c’est là qu’il est sans rival. Il l’a bien senti : car, dans les sept éditions qu’il a données lui-même de son livre après la première, depuis la quatrième surtout, il a multiplié les portraits, qui d’abord étaient assez peu nombreux.

Les réflexions générales de La Bruyère sont bien au-dessous des maximes de La Rochefoucauld, des pensées de Pascal, même des saillies de Montaigne. La Bruyère n’est pas un esprit profond ; il n’a pas un point de vue original et personnel d’où il regarde les actions humaines, En un mot, il n’a pas de système. C’est une garantie d’impartialité ordinaire, de vérité moyenne : il évite ainsi les grandes erreurs et les grandes découvertes.

Il ne faut pas se laisser abuser par le dernier chapitre, une collection de réflexions et de raisonnements philosophiques, où La Bruyère mêle Platon, Descartes et Pascal dans un vague spiritualisme chrétien. Ce chapitre, sincère évidemment, mais sans personnalité, et qui ne contient que le reflet des pensées des autres, n’est pas une conclusion où tout l’ouvrage aboutisse. Il masque, au contraire, le manque de conclusion et de vues générales. De plus, avec le chapitre du Souverain, placé au milieu du volume, il est destiné à désarmer les pouvoirs temporel et spirituel, à servir de passeport pour l’indépendante franchise de l’observation dans le reste des Caractères.

Il n’y a pas à nier qu’il y ait un certain ordre dans la disposition du volume. Un chapitre d’introduction, où l’auteur explique sa doctrine littéraire ; puis neuf chapitres de description des diverses classes de la société : le mérite personnel, d’abord, parce qu’il n’a pas de place marquée dans la hiérarchie ; puis le monde proprement dit, étudié dans ses principaux éléments et occupations, les Femmes avec le Cœur et la Conversation ; les classes maintenant, gens de finance, bourgeois et robins, courtisans et grands ; enfin l’État, les ministres et le roi. Viennent alors deux chapitres généraux : l’Homme, les Jugements ; la Mode nous ramène aux travers particuliers du siècle ; l’étude de Quelques usages découvre les abus radicaux de la société. Enfin le chapitre de la Chaire nous explique l’état de cette prédication chrétienne qui a la charge des âmes et la direction morale du siècle ; et le chapitre des Esprits forts combat le libertinage. Il y a bien dans tout cela une certaine suite ; de même que, dans chaque chapitre, les jugements et les portraits se groupent, se distribuent selon les objets auxquels ils s’appliquent.

Mais cet ordre n’est pas dans l’invention, il n’existe que dans le classement. Les Caractères ont été faits au jour le jour ; ce sont des notes prises devant la réalité. Quand son portefeuille a été assez rempli, l’auteur a classé ses notes sous différents titres, trouvés après coup. Ce décousu de la composition a son avantage : La Bruyère dit tout ce qu’il voit, les nuances les plus voisines, les contradictions les plus flagrantes ; cela ne l’embarrasse pas, puisqu’il juxtapose sans fondre.

Sa peinture de l’homme est juste, un peu banale ; c’est l’homme de Montaigne, de La Rochefoucauld et de Pascal : égoïste, léger, inconstant, toujours en deçà et au delà du vrai, prenant pour raison sa fantaisie, son habitude et son intérêt, incapable d’un sentiment profond et durable, plus capable d’un grand effort d’un instant que d’une vertu moyenne et constante, allant aux belles actions par vanité, ou par fortune, soumis à la mode dans ses mœurs, dans ses idées comme dans son vêtement.

Plus serrée et plus personnelle est la peinture de la société. La Bruyère la voit fondée sur la naissance, idolâtre de l’argent, dont il annonce le règne ; les femmes coquettes, menteuses, perfides, êtres d’instinct, meilleures ou pires que les hommes, dominant dans les salons, et y imposant l’esprit l’utile et banal, attirant autour d’elles l’essaim des fats et des ridicules ; les financiers, partis de bas, durs, sans scrupules comme sans pitié, méprisables absolument ; la ville, rentiers, marchands, magistrats, commençant à échanger les fortes vertus bourgeoises pour les airs et les vices de la cour ; la cour, abjection et superbe, férocité et politesse, où le mobile unique est l’intérêt ; les grands, extrait de la cour dont ils manifestent le vice dans sa plus pure et naturelle malice, sans âme, sans esprit, tout à l’orgueil et au plaisir, bien pires que le peuple ; le souverain — mais ici La Bruyère ne voit plus. Il ne pouvait pas voir. Il peint un idéal.

Rien en somme ne manque que ce qui s’est trouvé en dehors de son observation : la province, sur laquelle il n’a qu’une page, injuste et insuffisante ; le peuple des villes, qu’il ne soupçonne pas ; le paysan, dont il devine la dure condition, parce qu’il en a aperçu la silhouette courbée sur la terre, et dont il ne pénètre pas le caractère, parce qu’il n’a pas eu de contact, parce qu’il n’a pas vécu avec lui.

Plus la matière de l’observation est, pour ainsi dire, à fleur de sol, plus elle s’éloigne de l’idéale abstraction et s’approche de la réalité concrète et sensible, et mieux La Bruyère sait voir et rendre. Il atteint mieux l’homme du xviie siècle que l’homme, et mieux encore les divers types dans lesquels se résout l’homme du xviiie siècle. La raison en est que dans ce moraliste il y a surtout un artiste, qui aime la vie et les aspects de la vie. Il évite le singulier, le monstrueux ; il s’applique à saisir et à manifester les caractères généraux, les lois communes et constantes de la vie, à découvrir par conséquent et à peindre des types, mais ces types ne sont pas pour lui des formes abstraites, ce sont des individus réels et vivants, dont la généralité consiste dans leur aptitude à représenter des groupes.

Par ce manque de profondeur philosophique, avec ce tempérament d’artiste sensible aux formes, aux apparences vivantes, La Bruyère transforme le réalisme psychologique des grands classiques en réalisme pittoresque ; il fait la transition de Molière à Lesage. S’il ne nous apprend à peu près rien de nouveau sur les passions elles-mêmes, il est un merveilleux observateur des signes extérieurs auxquels les passions sont attachées. Voilà son domaine, voilà son génie ; là il est incomparable. Il a recueilli avec une sagacité minutieuse et patiente tout ce qui, dans l’homme qu’on voit, trahit et découvre l’homme qu’on ne voit pas, port de tête, regard, démarche, accent, geste, mot, tics et plis, habitudes physiques, actions mécaniques ou familières.

À chaque instant les expressions générales et simplement intelligibles se résolvent sous la plume de La Bruyère en petits faits sensibles [302] : ainsi, voulant indiquer le plaisir de faire du bien, il ne trouve pas de plus forte expression qu’une impression physique, le choc de deux regards qui se rencontrent et parlent : « Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui on vient de donner ». Veut-il peindre un docteur, il nous montre l’homme « qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l’estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d’un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil » : ce costume, c’est le « caractère » ; un peintre qui ferait un portrait n’exprimerait pas autrement le moral. Veut-il nous faire connaître une vieille coquette, qui se méconnaît, il la fait médire des vieilles femmes qui se parent ; mais à quel moment ? L’action physique qui accompagne les paroles de Lise en fait vigoureusement ressortir le ridicule : Lise se moque ainsi « pendant qu’elle se regarde au miroir, qu’elle met du rouge sur son visage et qu’elle place des mouches ». Donnez ce morceau à traduire à un de nos graveurs du xviiie siècle : sans rien ajouter, sans rien retrancher au texte de La Bruyère il fera une délicieuse estampe.

Voilà par où vivent les personnages de La Bruyère : on les voit si nettement, ils sont si particuliers dans leur air et leur action, qu’on a peine à croire que l’artiste les ait composés, et non pas copiés. On en cherche les originaux : et comme ils sont en général si intelligemment choisis et si exactement rendus qu’ils ont derrière eux chacun une nombreuse série d’individus, il est rare qu’on ne trouve pas autour de soi, dans ses connaissances, une figure capable d’avoir servi d’original au peintre. De là les clefs de La Bruyère : il s’est défendu, comme Molière, et avec raison aussi dans une certaine mesure, contre la malignité publique acharnée à nommer les personnes d’après lesquelles il avait travaillé. Cependant, comme, après tout, il avait travaillé d’après nature, les gens qui vivaient dans son monde avaient chance parfois de rencontrer juste, et si les caractères d’Émile, de Straton, de Ménippe, de Pamphile, d’autres encore, ne sont pas des portraits strictement personnels, il est certain pourtant que Condé, Lauzun, Villeroy, Dangeau, etc., ont fourni les éléments principaux de chaque portrait.

La Bruyère avait en lui l’étoffe d’un romancier, et d’un romancier naturaliste. En effet, comme il peint le moral par le physique, la description analytique fait place forcément à la vue synthétique des caractères : il recompose l’homme, et il le force à s’exprimer en vivant. Ce don qu’il a de trouver le geste, le mot qui contiennent tout un homme, résument toute une situation, c’est le don essentiel du romancier naturaliste ou encore, si l’on veut, de l’auteur dramatique. Sans cesse le portrait tourne chez lui en tableau, en chapitre de roman ou en scène de comédie. Le développement manque ; l’encadrement d’une action fictive est absent : ce sont des fragments, des motifs de roman vrai, où le document humain, comme on dit aujourd’hui, serait seul donné dans sa plus simple formule et sans « extension » poétique.

Le fleuriste, l’amateur de prunes, sont des « nouvelles » d’un réalisme humoristique, resserrées en une page. Le début du chapitre de la Ville est le sommaire d’une description faite bien des fois par nos romanciers, l’indication d’un tableau ou d’une aquarelle que nos artistes nous ont montrée bien des fois : ces lieux mondains où le tout-Paris se rassemble pour se montrer et se voir, au xviie siècle, les Tuileries ou le Cours, aujourd’hui un vernissage, une allée du Bois, un retour de courses. Mais je ne sais rien de plus caractéristique que le portrait de Nicandre, ou l’homme qui veut se remarier [303] : ce n’est pas un portrait, à vrai dire, c’est l’esquisse d’un dialogue, où il n’y a qu’à remplir les répliques de l’interlocutrice, laissées en blanc par La Bruyère, et faciles à suppléer : tout le rôle de Nicandre est noté avec une précision singulière. Il y a même un caractère qui est devenu une nouvelle en forme et développée : c’est l’histoire d’Émire, petit roman psychologique où La Bruyère étudie un jeu complexe de sentiments, qui évoluent et se transforment ; on y voit la vie mobile d’une âme, et non plus l’état fixe d’une âme.

Parfois ce peintre si sagace et si exact s’emporte, et, par une sorte d’enivrement d’imagination, dépasse son observation ; la description réaliste s’achève alors en fantaisie copieuse, et l’on a une sorte de bouffonnerie très particulière, pittoresque et chargée, qui peut être de fort mauvais goût, mais qui a une saveur originale : elle consiste éminemment à noter l’hypothèse impossible par une collection de petits faits précis et sensibles, tout analogues à ceux par lesquels la réalité visible se note. Il y a des fragments de La Bruyère qui font penser à des excentricités de dessinateur en gaieté.

Il ne faut pas méconnaître non plus la part que peuvent revendiquer dans les Caractères l’homme du monde et l’homme d’esprit. La Bruyère s’est appliqué à dire finement, malignement, spirituellement ce qu’il voulait dire. Et il y avait aussi en lui un honnête homme qui ne se trouvait pas à sa place, et qui en souffrait : de là, le ton satirique, les boutades misanthropiques, la déformation âprement pessimiste de la réalité. Tous ces éléments subjectifs se sont mêlés à la description objective de la vie humaine que nous présente le livre de La Bruyère. Mais en somme l’artiste épris de la vie, le naturaliste impartial prennent le dessus : on trouve chez La Bruyère de ces traits qui ne s’expliquent que par le respect de la nature, par le besoin de rendre ce qui est [304].

Un chapitre du livre contredit à peu près constamment ce que j’ai dit ; ou du moins, pour que l’idée que j’ai donnée de La Bruyère s’y retrouve, il faut renverser les proportions des éléments qui composent son esprit. Je veux parler du chapitre de Quelques usages. Les portraits y sont très rares ; l’impassibilité, l’impartialité même ne s’y rencontrent jamais ; l’ironie y est constante, et d’une âpreté cuisante ; d’un bout à l’autre on sent l’homme mécontent de ce qui est. Or que contient ce chapitre ? la critique des abus fondamentaux de la société du xviie siècle : abus dans la noblesse, qui s’achète, et qui n’est plus qu’un moyen de ne pas payer l’impôt quand on est riche ; abus dans la religion, tournée en spectacle mondain ; abus dans la famille, où la vanité et l’intérêt ruinent l’institution du mariage, où les filles sont inhumainement sacrifiées à l’orgueil social, et cloîtrées sans vocation ; abus dans la justice, lente, coûteuse, injuste, etc. Remarquons-le bien : les points touchés par La Bruyère sont précisément ceux par où les philosophes du siècle suivant saperont l’ancien régime ; La Bruyère est déjà philosophe au sens que Voltaire et Diderot donneront à ce mot [305].

Le style de La Bruyère est très travaillé, très curieux, très varié. L’auteur a cherché à prévenir la fatigue qui pouvait résulter du décousu de ses observations par la surprise de la forme incessamment renouvelée : maximes, énumérations, silhouettes, portraits, dialogues, récits, apostrophes, tableaux, s’entremêlent et réveillent la curiosité. Il s’applique aussi à varier les tours, il multiplie les figures ; il use surtout de l’antithèse, tantôt ramassée en deux traits rapides, tantôt développée en vastes membres symétriques, tantôt curieusement inégale, par l’extension du premier membre et le resserrement du second, qui surprend d’autant plus. Avec l’antithèse, il prodigue l’ironie où il est maître : il se plaît à dérouter le lecteur par l’exposition flegmatique de la pensée contraire à celle qu’il veut enfoncer, jusqu’à ce qu’un mot, un tout petit mot parfois, tout à la fin du morceau, donne la clef du reste, et nous découvre qu’il faut renverser tous les termes.

Son vocabulaire est extrêmement riche : il a sous la main toute sorte d’archaïsmes, de néologismes, de mots délicats ou populaires, techniques, scientifiques, termes de métier, d’art, de chasse ou de guerre ; en sorte qu’on a pu dire que son livre était un inventaire des richesses de la langue française. Avec cela, style et langue sont chez lui complexes, un peu disparates : il a un style spirituel et une langue d’homme du monde ; il a aussi un style objectif, et une langue d’artiste, à qui tous les mots sont bons, pourvu qu’ils fournissent de la couleur.

Le défaut de La Bruyère, c’est d’avoir trop d’art. Les raffinements et les exubérances de sa technique d’écrivain ont permis de dire que parfois la forme chez lui trompait sur le fond. À certain égard, le style de La Bruyère fait la transition entre les deux siècles. Quoiqu’il manie la période excellemment, sa forme préférée, c’est le style aiguisé, incisif, le trait rapide et qui perce : on n’a pas de peine à passer de là à Montesquieu. Qu’on détende cette forme, qu’elle devienne l’expression aisée du mouvement naturel de l’esprit, et l’on aura les petites phrases coulantes et coupantes de Voltaire.


3. L’ŒUVRE LITTÉRAIRE DE FÉNELON.


Deux attaches retiennent Fénelon [306] dans le xviie siècle dont il est le dernier représentant : la foi, et le goût de l’antiquité. Hors de là, par l’active et hardie curiosité de son esprit, par l’indépendance essentielle et par les directions spontanées de sa pensée, par tout son tempérament enfin, il est tout près de Voltaire et surtout de Rousseau : chez lui le christianisme masque plutôt qu’il n’entrave la superbe liberté de la raison ; mais, de plus, chez lui la raison se dirige à son insu par les suggestions du tempérament.

La plupart des écrits de Fénelon sont trop spécialement théologiques pour qu’il soit possible de les étudier ici. Il en est pourtant quelques-uns qui, par leurs sujets, sont accessibles à tout le monde.

Le Traité de l’Éducation des Filles fut écrit pour la duchesse de Beauvillier qui avait cinq filles à élever. Fénelon le fit quand Saint-Cyr n’existait pas encore : il est ainsi l’un des fondateurs chez nous de l’éducation des filles Son traité est une œuvre exquise de jeunesse, solide et fine, où se révèle une sûre intuition de l’âme féminine, de ses défauts et de ses qualités, et des moyens de la prendre. Les idées abondent dans ce petit ouvrage, souvent justes, parfois chimériques, toujours intéressantes : éducation agréable, leçons de choses, emploi de l’art et du sens esthétique, exclusion de la musique, agent d’exaltation nerveuse, au profit du dessin, subordination du savoir au jugement et à l’utilité pratique, etc. Fénelon fait tout découler d’un principe : la considération du rôle de la femme dans la famille et dans le monde ; dès qu’on s’inquiète de former la femme pour son emploi futur, on a un critérium infaillible pour dresser le programme de son éducation. À ce principe s’en joint un autre, qui inspire toute la méthode : il faut suivre la nature, l’aider, la redresser au besoin, surtout la développer. Ce prêtre croit à la bonté de la nature.

Les trois Dialogues platoniciens sur l’éloquence sont pleins d’aisance, de grâce, d’esprit. Fénelon y définit son idéal, qui est l’idéal de son tempérament : une éloquence naturelle, familière, insinuante, qui persuade par sentiment plus que par logique, qui aille du cœur au cœur, et soit faite surtout de ferveur et de tendresse. Les tours et les détours de l’interrogation socratique font passer devant nos yeux une foule d’idées, que Fénelon tantôt effleure et tantôt développe : sur les poètes et les orateurs anciens, sur les Pères de l’Église, sur la poésie biblique qu’il a profondément sentie, sur l’architecture gothique, dont il parle comme tout son temps avec ignorance et dégoût, etc. Remontant, comme fait Platon, aux principes premiers et évidents, il ramène l’éloquence de la chaire à l’éloquence en général, et de là il passe aux beaux-arts, pour chercher son principe dans une théorie contestable et dangereuse : il pense que l’œuvre d’art doit avoir un but moral. Heureusement il ne sentira nulle part de beauté qu’il ne sache y trouver assez d’intention morale pour satisfaire au principe.

Un bon nombre des idées des Dialogues se retrouvent dans la Lettre à l’Académie, qui fut composée près de trente ans plus tard. L’Académie, sur le point d’achever la révision de son dictionnaire, se demanda, et demanda, à chacun de ses membres, ce qu’elle pourrait bien faire ensuite. Fénelon envoya sa consultation dans un court mémoire, qui fit tant de plaisir, qu’on lui demanda de le publier. Il le reprit, et l’étendit pour le rendre plus digne de l’Académie. Il propose à l’Académie de faire une grammaire, une rhétorique, une poétique, des traités sur la tragédie, la comédie, l’histoire ; et à ce propos il dit ses idées, ses impressions, son goût sur les genres et sur les œuvres.

Il écrit au moment où l’esprit français vient d’acquérir la domination sur le monde civilisé, où la langue française devient universelle : on le sent, à la préoccupation qu’il a de rendre notre langue plus accessible aux étrangers par la simplification de la grammaire. Mais, dans les pages qui suivent, le voilà qui veut tout brouiller : il se plaint de la pauvreté de la langue, il regrette l’épuration à laquelle Malherbe, Vaugelas et leurs contemporains ont procédé ; il regrette le court, nerveux et pittoresque langage du xvie siècle. Est-ce un précurseur du romantisme qu’on entend ? Non : Fénelon nous ramène à Ronsard, ou plutôt à Du Bartas, presque à l’écolier limousin : il rêve d’inutiles synonymes, des composés de forme grecque ou latine, toute une fabrication artificielle de mots littéraires. Cela nous arrive souvent avec Fénelon : il a l’air d’un révolutionnaire, et il est effrénément réactionnaire. Mais il est le premier à voir l’impossibilité de ses rêves : cela ne l’embarrasse pas ; il passe légèrement sans rien retirer. C’est un causeur : il use du privilège d’incohérence et de contradiction qu’on a toujours laissé à la conversation.

Il n’y a qu’à louer son chapitre de la rhétorique : il s’attache à expliquer l’infériorité de notre éloquence politique et judiciaire à l’égard de celle des anciens. Il reprend à Fontenelle sa théorie des climats. Il indique une voie nouvelle et féconde en découvertes, lorsqu’il établit le rapport des institutions et de la littérature, et qu’il rend compte par la monarchie absolue de l’absence d’éloquence politique en France. Sur l’éloquence en général, il complète, dégage, éclaircit en perfection la théorie des Dialogues : il ramène l’éloquence au raisonnement ; mais il distingue le véritable ordre, naturel et efficace, des divisions scolastiques et sèches ; il enveloppe le raisonnement de passion : il montre la puissance de la sincérité et de la simplicité.

Ce sont ces qualités-là qu’il aime aussi dans la poésie. Après une étrange et bien fausse critique de notre système de versification, où apparaissent les limites de son sens artistique, Fénelon signale le défaut général de la poésie moderne : le trop d’esprit. Son idéal, c’est un beau si naturel, si familier, si simple, que jamais il n’étonne en séduisant toujours : il est ravi du pittoresque et du pathétique de la poésie antique. Il nous découvre une délicatesse de goût sensible surtout à la couleur pittoresque et à la grâce élégiaque. Les hautes parties du lyrique et de l’épique le touchent moins. Il semble qu’André Chénier soit venu réaliser son idéal. Mais n’était-il pas réalisé déjà ? et ne devrait-on pas lui reprocher plus qu’à Boileau, de ne pas nommer La Fontaine, si simplement pittoresque et pathétique ?

Dans les chapitres de la tragédie et de la comédie, il parle du théâtre très librement, avec une réelle largeur d’esprit pour un archevêque : je le juge un peu sévère dans sa critique de nos tragédies où il trouve trop de pompe, des sentiments faux, de la fade galanterie, et un abus monotone des peintures de l’amour ; mais il est à noter qu’il admet Phèdre, et ne blâme qu’Aricie et Hippolyte ; au fond, il a raison dans son goût pour la vérité humaine et la pure passion des tragédies antiques. Il est un peu maigre sur la comédie, un peu dur pour Molière : un peu trop académique de goût, et un peu trop homme de salon, dans sa critique du style de Molière et dans son dégoût du bas comique, un peu trop prêtre dans sa condamnation de la morale de Molière. Néanmoins le mot essentiel est dit : ce prélat « admire » Molière et le trouve « grand ». Du chapitre sur la comédie ressort une préférence de Fénelon pour la comédie sentimentale : son admiration pour Térence oriente la comédie vers le genre larmoyant.

Tout est excellent, tout est neuf dans le chapitre de l’Histoire : il veut qu’une histoire soit philosophique par l’explication des causes, par l’étude des institutions et de leurs transformations, dramatique par la peinture des mœurs, des caractères, par la vraie et vive couleur du récit. Ce sera une œuvre d’art par la composition, les proportions, l’unité. Ressusciter le passé, montrer la vie des peuples et le progrès de la civilisation, voilà l’idée que Fénelon se fait de la tâche de l’historien : idée singulièrement originale en un temps où l’on n’avait que Mézeray et le P. Daniel, si originale qu’il faudra attendre Augustin Thierry et Michelet pour l’exécuter.

Au moment où Fénelon dut écrire la lettre à l’Académie, la querelle des anciens et des modernes s’était réveillée : les deux partis en appelaient à lui ; il lui fallut bien en parler. Désireux de plaire à tout le monde, il proposa une dizaine de raisons pour et contre l’une et l’autre opinion, encouragea les modernes en approuvant les anciens, et finit par s’échapper sans conclure. Toute sa lettre concluait pour lui : partout il y citait les anciens pour les louer, les modernes pour les critiquer ; d’un bout à l’autre, elle exprimait l’impression de la supériorité des anciens.

Cette Lettre à l’Académie est, après l’Art poétique, le plus important ouvrage que la critique nous présente ; avec elle, nous sommes à la fois tout près et très loin de Boileau : les résultats sont identiques, mais la méthode et l’esprit différent. Fénelon admire les anciens : mais il ne fonde pas son admiration sur des règles absolues et évidentes ; il nous donne des impressions plutôt qu’il ne formule des règles ; c’est son sens individuel qui admire les anciens. Avec la Lettre à l’Académie, la relativité du goût devient secrètement le principe de la critique. Mais la Lettre à l’Académie resta à peu près sans influence.

Il faut lire le Télémaque à temps, dans l’innocence de la première jeunesse, dans l’étourdissement des premières connaissances, pour sentir le charme de l’ouvrage. Il faut le lire dans la maturité, lorsque l’on connait bien l’histoire de la société française, pour en comprendre l’importance historique. C’est un roman pédagogique que Fénelon a composé pour donner au duc de Bourgogne un enseignement moral approprié à ses besoins, tout en lui faisant repasser la mythologie et l’histoire poétique de l’antiquité grecque. Il y a dans ce livre un merveilleux assez froid et un mélange bien incohérent de fictions païennes et d’esprit chrétien. Les continuelles allusions au temps présent diminuent la chaleur et la vraisemblance du récit : il arrive trop d’aventures à point nommé, pour instruire Télémaque et par ricochet le duc de Bourgogne. La langue enguirlandée d’épithètes douceâtres ou pompeuses est un pastiche d’Homère, où l’on sent trop d’élégance aristocratique et d’intelligence spirituelle. Avec tout cela, ce style n’est point factice : il sort naturellement d’une imagination toute pénétrée de la poésie homérique, et échauffée d’une sincère admiration. Le Télémaque est le point de départ de la réaction contre le gouvernement de Louis XIV. Fénelon eut beau se défendre de toute intention satirique : spontanément, en suivant sa nature, il avait appris à son élève à haïr la politique de son aïeul ; et les principes de gouvernement dont il l’avait imbu, étaient justement le contraire de l’esprit qui animait Louis XIV. Aussi, tout naturellement, les princes que Fénelon voulut rendre odieux au duc de Bourgogne, pour le détourner de les imiter, eurent-ils tous quelques traits du grand roi : les ennemis intérieurs et extérieurs de Louis XIV eurent raison d’en être frappés.

Un semblable esprit anime les Dialogues des morts : ces dialogues sont encore instructifs et moraux. Il est intéressant d’y voir Fénelon, comme dans les Dialogues sur l’éloquence et dans la Lettre à l’Académie, jeter un regard vers les beaux-arts, essayer d’intéresser son élève à la peinture, juger Raphaël, ou Titien, ou Poussin. Fénelon se trouve ainsi être presque le premier de nos écrivains qui ait mis en communication la littérature et les arts [307]. Mais les Dialogues des morts ont surtout un intérêt historique et politique : Fénelon juge les rois de France, et parfois rudement. Il marque les bornes de la puissance absolue ; il enseigne à aimer la paix, la justice, la patrie, l’humanité. L’idée générale du livre est de soumettre la politique à la morale : il n’y avait pas d’autre façon de montrer les choses à un enfant destiné à régner ; l’essentiel était qu’il tirât de ses études une bonne règle de conduite.

Dans le Traité de l’existence de Dieu [308], dont la première partie est bien antérieure à la seconde, nous retrouvons cette fécondité de vues qui est un des caractères de Fénelon, et cette souplesse d’intelligence qui s’assimile toutes les connaissances. On remarquera surtout la démonstration de l’existence de Dieu par les merveilles de la nature. L’argument est d’une valeur philosophique assez faible : mais sa puissance littéraire est grande. C’est une source de poésie pittoresque et lyrique. L’idée de Dieu sert à faire rentrer, dans une littérature trop exclusivement humaine et intellectuelle, la nature et ses beautés sensibles. Cette partie de l’œuvre de Fénelon est identique, en son fond, au Génie du Christianisme : mais Fénelon n’a pas la langue pittoresque, les impressions particulières qui ont fait la puissance de Chateaubriand [309].

Il se pourrait que le chef-d’œuvre de Fénelon, ce fût sa vaste correspondance. Toutes les variétés de sentiments, toutes les sortes d’esprit y sont : et quelle connaissance de l’homme et du monde, des ressorts par lesquels se manient les cœurs ! quel exquis ménagement des intérêts légitimes, et quelle délicieuse souplesse pour se couler dans une âme, pour s’établir dans son centre et en régler tous les mouvements ! Quelle irrésistible séduction, qui fait l’idéal chrétien aimable, et ne l’abaisse pas ! Ces lettres sont l’œuvre où il faut chercher Fénelon tout entier, comme on cherche Voltaire dans les siennes.


4. LE TEMPÉRAMENT DE FÉNELON.


Dans tous les ouvrages que j’ai nommés, dans tous ceux que j’ai laissés, ce qu’il y a de plus intéressant, c’est cette originale, complexe et captivante personne, si enveloppée et si équivoque avec tant de spontanéité, si peu semblable enfin à la candide et innocente figure de la légende.

Saint-Simon, qui l’a connu, a démêlé admirablement le trait essentiel du personnage : de sa gravité d’évêque, de sa politesse noble de grand seigneur, émane une puissance de séduction, dont personne, et pas même ce petit duc pénétrant et jaloux, ne peut se défendre. Fénelon est charmant et coquet comme une femme : toute sa force est dans ce don et ce désir de plaire.

Si l’on descend au fond de son âme, la raison de ce besoin de plaire est un amour infini de soi-même. « Je ne puis expliquer mon fond, écrivait-il un jour. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. » Oui, il tenait à soi, à ne s’en pouvoir déprendre jamais. Il était attaché obstinément à sa pensée, à son goût, une fois exprimés, et engageant son amour-propre : il était incapable de dire simplement, sans arrière-pensée : je me suis trompé, j’ai eu tort.

Ce caractère se découvre dans l’affaire du quiétisme, qui fut l’écueil de sa fortune et de son ambition. Il se perdit faute de se résoudre à confesser simplement, devant trois amis, une erreur. Il signa les articles d’Issy ; tout en disputant pied à pied le terrain, il était souple, humble, « comme un petit enfant », devant Bossuet, qui avait protégé ses débuts, qui avait une entière confiance en lui, avec une grande admiration de son esprit. Il se donnait pour un écolier, qui n’aurait d’autre doctrine que celle de son maître. Nommé archevêque de Cambrai grâce au silence des commissaires d’Issy sur ses doctrines, qu’il paraissait avoir rétractées, sacré par Bossuet, le souple abbé, devenu prélat et prince de l’empire, se redresse ; il travaille à regagner le terrain perdu, à rattraper ses désaveux : dans ses lettres, il incrimine Bossuet, il se montre persécuté, offensé par lui ; et, le gagnant de vitesse, il fait paraître son Explication des Maximes des Saints avant les États d’Oraison. Son livre lait scandale : le voilà au plus bas.

Tout le monde l’a abandonné, hors le petit troupeau de ses amis. Le roi lui interdit d’aller à Rome se détendre, l’exile dans son diocèse, chasse ses amis de la cour. C’est ici le triomphe de l’art de Fénelon : il plie ; tout en lui est modeste, résigné ; son attitude, ses lettres font voir au public la plus douce des victimes ; on commence à le plaindre, sans le justifier. Pendant le procès en cour de Rome, il envoie là-bas le naïf abbé de Chanterac, agent confiant et docile qu’il fait mouvoir de Cambrai, et par qui il lutte contre les intrigues et les emportements de l’abbé Bossuet : il expédie à Rome mémoire sur mémoire, déplaçant la question, éludant les objections, embrouillant tout à force d’expliquer tout, et, sous prétexte d’expliquer, escamotant les doctrines insoutenables pour en substituer d’autres qu’il dérobera bientôt avec une égale aisance ; c’est un polémiste incomparable, perfide, insaisissable. Ce jeu irrite Bossuet, le logicien ferme et droit, qui fait de son mieux pour fixer les points du débat, pour débrouiller les équivoques : il frappe de plus en plus fort sur cet adversaire qui ne s’avouera jamais touché, tant qu’il ne sera pas assommé. Mais Bossuet, naïvement, publie tous ses écrits en France : Fénelon, plus malin, fait parvenir sans bruit ses défenses à Rome. Il les supprime en France, si bien que Bossuet a l’air de s’acharner sur un adversaire désarmé. Cette apparence, exploitée par les voix de quelques fidèles, retourne l’opinion publique. La légende de la cruauté brutale de Bossuet, de la douce résignation de Fénelon s’établit ; et quand enfin la cour de Rome ne peut se dispenser de condamner les Maximes des Saints, Fénelon triomphe et à Rome et en France. Il se soumet tout juste au point de vue des théologiens ; mais il se soumet de façon à saisir le public, avec une humilité glorieuse et irrésistible. Au fond, il se croit victime et martyr pour la vérité : il a confessé qu’on avait pu se tromper sur sa pensée ; il n’a pas reconnu que sa pensée se fût trompée ; ses lettres postérieures, son testament affirment que sa doctrine était vraie, et que ses ennemis avaient opprimé en lui l’innocence, la justice et la raison.

Jamais son amour-propre ne se consola de cette défaite : il couvrit mal son aigreur contre Bossuet, qui mourut trop tôt pour en sentir les effets. Mais le cardinal de Noailles survivait : Fénelon le guetta d’une haine paisible, souriante, dissimulée ; il dénonça sous main les doctrines du prélat, excita le P. Tellier contre lui, poussant à le faire condamner publiquement pour jansénisme. C’eût été la revanche des Maximes.

Il avait d’autant plus sur le cœur son humiliation, que sa fortune avait sombré dans cette affaire de quiétisme. Tout en élevant le duc de Bourgogne, il songeait que cet enfant régnerait : et dans sa pensée il se réservait le rôle que le médiocre Fleury se donna plus tard auprès de Louis XV. Sa disgrâce éloigna ses espérances sans les détruire : ruiné dans l’esprit de Louis XIV, il continua de gouverner de loin son élève par l’intermédiaire de ses amis, et, au bout de quelques années, le roi autorisa de nouveau leur commerce. L’horizon s’éclaircissait : il s’illumina tout à fait par la mort de Monseigneur. Ce fut un beau temps pour Fénelon que l’année qui sépara les morts des deux dauphins ; Cambrai éclipsa Versailles ; Fénelon se sentait toucher au but, au ministère.

Un vieux roi de soixante-dix ans l’en écartait encore pour quelques jours : il était sûr de son élève. Cet indomptable, cet orgueilleux, ce féroce, il l’avait maté à force de douceur impérieuse et flegmatique : il avait brisé en lui tous les ressorts de la volonté ; il l’avait jeté dans la piété austère, étroite, formaliste, dans des pratiques de moine imbécile ; il l’avait fait incapable d’activité et de décision, à tel point que lui-même s’appliqua plus tard à lui refaire un peu d’énergie et de spontanéité. Sous un tel roi, le précepteur aurait régné.

L’éducation du duc de Bourgogne et les lettres de direction de Fénelon nous dénoncent un second trait de cette nature, qui n’est à vrai dire qu’une transformation du premier : l’amour-propre devient esprit de domination. Le moi aspire à s’étendre, à envahir le moi d’autrui. Sous une grande douceur extérieure, sous la tendresse épanchée, sous la coquetterie attirante, s’exerce une âme impérieuse, qui n’hésite pas à violer les plus intimes secrets de la personnalité : Fénelon veut tout savoir pour tout régler ; il veut être le principe unique des pensées, des actions de ses amis ; il veut être le guide, l’oracle de tous les instants. Dès qu’une âme a l’air de se libérer, ou simplement de se retrancher, il s’échappe de cette douceur une dureté écrasante, qui se dissimule aussitôt le coup porté.

Le troisième trait qui enveloppe et fond les deux autres, c’est l’amour. Fénelon est tout amour : c’est pour cela qu’il hait si bien. Il aime et s’abandonne ; son secret, pour captiver, c’est de se donner. Il a la plus étendue, la plus inépuisable faculté d’aimer qu’on puisse voir. Là est la source de ses erreurs théologiques. Mais il n’est pas de ceux que l’amour de Dieu, même dans son plus mystique excès, détache des créatures. Assuré d’aimer tout en Dieu et comme œuvre de Dieu, il ouvre son âme ; et toute beauté le séduit, la beauté de la nature, les arbres, les eaux, les vallées, les jours sereins, les soleils éclatants, la beauté de la poésie païenne aussi, où toute nature se reflète, Homère, Horace, Virgile. Ce prêtre s’abandonne au charme sans scrupule et sans remords. Sa foi n’a pas de renoncement du côté de l’amour. Il a des ardeurs, des grâces féminines dans ses affections : ce sont des élans, des caresses impétueuses, et puis de douces coquetteries, des diminutifs amicaux, des surnoms familiers par lesquels sa tendresse s’approprie pour ainsi dire son objet.

Médiocrement érudit, point du tout logicien, théologien abondant plutôt que sûr, il s’éprend des idées comme des hommes, de tout ce qui flatte sa nature intime et l’aide à se satisfaire : en tout, le vrai, le bien, c’est ce qu’il aime. De là ses excès et ses aveuglements : il achèterait la ruine du jansénisme de la ruine de la France. Le point particulier qui le passionne, lui cache tout le reste. De là, l’incohérence, les contradictions de ses pensées ; mais de là aussi leur intarissable jaillissement, et la nouveauté, la chaleur. Jamais esprit ne s’est mû plus librement : car jamais il ne s’est lié par le respect de la logique ou le sens du possible.

Le moi est au fond de toutes ses chimères, comme il inspire ses plus exquises conceptions.

On retrouve, dans ses idées politiques et sociales, un curieux mélange du chrétien, du grand seigneur, et du lettré enivré des Grecs. Les Tables de Chaulnes [310] et quelques mémoires complètent le Télémaque et les Dialogues des morts. Fénelon rêve une royauté féodale, appuyée sur la noblesse qu’on relèverait, et partageant avec elle le gouvernement de l’État, une royauté pacifique, économe, ennemie du luxe et de l’industrie ; on établirait des lois somptuaires rigoureuses ; à Salente, le costume même de chaque classe est déterminé. Les souvenirs lointains de la féodalité rurale se mêlent aux rêves littéraires d’un retour à la simplicité primitive, de l’âge d’or. Toutes ces vues sont liées par un fort esprit de réaction contre Louis XIV, que Fénelon a vraiment haï : il ne lui pardonne pas, comme chrétien, les guerres, comme noble, l’abaissement de la noblesse, comme philosophe, la misère des peuples, comme Fénelon enfin, sa disgrâce.

Ses idées littéraires procèdent aussi de son tempérament. Contre la critique dogmatique, contre l’application mécanique des règles, il fonde la critique de sentiment. Il est un des deux ou trois esprits qui, au xviie siècle, ont été au delà de Rome, et ont vraiment senti la riche simplicité de l’art grec. Il est le plus charmant, le plus fin, le plus sûr des critiques, partout où sa nature se trouve conforme à l’œuvre dont il parle.

Amour-propre, esprit de domination, intolérance, idées réactionnaires en politique, ultramontaines en religion, théories larges et incohérentes, pratique souvent étroite et dure, raison flottante, logique douteuse, fureur d’avoir le dessus plutôt que d’avoir raison : tout cela est dans Fénelon ; et cela n’empêche pas de l’aimer ; tout cela n’empêche pas même de lui trouver un certain air libre et libéral, qui le rapproche de nous. Chrétien, il est mû par le sentiment, plutôt que soumis à la règle ; il est personnel, indocile, téméraire, hétérodoxe. Féodal, il est révolté — du moins au fond du cœur et dans le secret de ses écrits — contre l’absolue domination de Louis XIV. Suivant toujours son sens individuel, il représente la liberté.

Et ce prêtre mystique, ce grand seigneur porte en lui bien des germes de l’avenir, de ce xviiie siècle qui va tuer la noblesse et mettre en péril la religion. Il y a en lui un philosophe, et les philosophes ne s’y sont pas trompés, en contribuant à former sa légende [311] : il aime la paix, la bonne administration, les lumières. Il est sensible. Il a l’amour de l’humanité, le sentiment social et philanthropique ; il est bienfaisant et prêche la bienfaisance. Il l’exerce aussi : il l’a montré à Cambrai pendant les plus dures années de la guerre. Il veut plus de bien-être, de tranquillité, moins de charges pour le menu peuple. Et puis, il se souvient à peine de la chute ; Homère l’emporte sur l’Évangile dans son imagination ; il voit la nature innocente, bonne, heureuse en son premier état. Il indique cette thèse du retour à la nature que prêchera Jean-Jacques, avec qui, au fond, il a tant d’affinités. Il a l’air de regarder le passé : et déjà il fait éclore l’avenir : après tout, n’est-ce pas ainsi que le monde souvent se renouvelle [312] ?

  1. À consulter : Michelet, Histoire de France au xvie siècle, Renaissance ; Burckhardt, la Civilisation en Italie au temps de la Renaissance, trad. Schmitt, 2 vol. in-8, 1885 ; Faguet, xve siècle, 1894, in-12. Avant-propos ; J.-E. Spingarn, A history of Literary criticism in the Renaissance, 1899 ; E. Picot, les Français italianisants au xvie siècle, ? vol., 1906-1907 — Il faut ici se garder des généralisations imprudentes. Ce que je dis de la littérature ne serait pas vrai de la peinture et de la sculpture, qui étaient loin d’être réduites à la même stérilité à la fin du xve siècle, et dans lesquelles l’élégance italienne du xve siècle donna parfois de funestes leçons à nos artistes, surtout en peinture, où les modèles anciens manquaient pour balancer et corriger cette influence.
  2. J’ai essayé de dessiner le plus exactement possible la courbe du développement de la littérature au xvie siècle. Mais ou conçoit que la vie ne s’ajuste point exactement à nos cadres ; les périodes que j’ai indiquées ne sont pas séparées par une limite toujours précise ; elles montent l’une sur l’autre, se pénètrent ; il y a des prolongements, des enclaves. Il suffit que le mouvement général soit justement indiqué ; on devra du reste se reporter aux tableaux chronologiques pour comprendre et la légitimité essentielle et les exceptions nécessaires de nos divisions. La première période irait de 1515 à 1535 : la seconde, de 1535 a 1562 ; la troisième, de 1562 à 1593 ; et de celle-là se dégagerait Montaigne. La dernière irait enfin de 1593 à 1615 environ, où commencerait à peu prés le vrai xviie siècle.
  3. Par exemple, Ch. de Bourdigné, auteur de la Légende de maître Pierre Faifeu, Angers, 1526. Le fond est digne des repues franches : la forme se ressent du voisinage de Jean Cretin et de Jean Lemaire.
  4. Éditions : Paris, 1513. Œuvres de Jean Lemaire de Belges, édit. J. Stecher, Louvain, 1882-1891, 4 vol. in-8. et une notice.
  5. Ainsi, de ne pas faire tomber la césure sur un e muet, d’alterner les rimes masculines ou féminines ; cette dernière règle non encore obligatoire.
  6. Édition : Poésies de François Ier, etc., éd. par Champollion-Figeac, 1847, p. in-fol.
  7. À consulter : Egger, l’Hellénisme en France, Paris, 2 vol. in-8, 1869 ; Thurot, De l’organisation de l’enseignement dans l’Université de Paris, Paris, in-8, 1850 ; G. Feugère, Erasme, Paris, 1874, in-8 ; Delaruelle, G. Budé, Paris, 1907, in-8 ; A. Lefranc, Histoire du Collège de France, Paris, 1892, in-8 ; S. Berger, Quam notitiam haberunt linguæ hebraicæ Christiani medii temporis in Gallia, in-8, 1893 ; Cf., en outre, Rabelais, livres I et II ; et Bayle, Dict. crit., art. Andrelin, Beda, Budé, Érasme, Castellan, Fèvre (le) d’Étaples, etc.
  8. Biographie. Née en 1492, mariée en 1509 au duo d’Alençon, veuve en 1525, remariée en 1527 avec Henri d’Albret roi de Navarre, elle meurt en 1549. Elle recueille après l’orage de 1523 les réformateurs jusque-là groupés autour de Briçonnet qui se rétracte. Elle place Le Fèvre à Blois, puis le reçoit en 1531 à Nérac. Elle fait prêcher à Paris, puis en Béarn, Gérard Roussel, qu’elle fait évêque d’Oloron. Elle correspond avec le chanoine de Strasbourg, Sigismond de Hohenlohe, et tâche d’amener Mélanchthon à Paris pour conférer avec les théologiens. On brûle en 1529 Berquin son ami, en 1539 Jean Michel son aumônier. On prêche contre elle à Issoudun ; on joue une comédie contre elle au collège de Navarre. — Éditions : le Miroir de l’âme pécheresse, Alençon, Simon du Bois, in-4, gothique, 1531, ibid., 1533 ; Paris. 1533 ; les Marguerites de la Marguerite des princesses, Lyon, Jean de Tournes, 1547 ; l’Heptaméron, éd. de P. Boaistuan, Paris, 1558 (incomplète), de Cl. Gruget, Paris, 1559. — Les Marguerites, etc., éd. F. Franck, 1873, 4 vol. in-16. L’Heptaméron, éd. Le Roux de Liney, 1853, 3 vol. petit in-8 ; éd. P. Lacroix, 2 vol. in-8. 1880. Les Dernières poésies de la reine de Navarre, publ. par A. Lefranc. 1896, in-8. — A consulter : R. Toldo Contributo alla storia della novella francesa del xve siècle e xvie siècle secolo, Roma, 1895, in-8. Lefranc, Marg. de Navarre el le Platonisme de la Renaissance, 1899.
  9. Comédie : Deux filles, deux mariées, la vieille, le vieillard et les quatre hommes. C’est un joli essai de psychologie sentimentale, à l’aide de caractères généraux.
  10. Cf. les Marguerites, éd. F. Franck, t. I, p. 41 et 46 ; t. III, p. 88 et 92 ; t. IV, p. 128.
  11. Ibid., t.I. II, p. 4 et 23, et passim ; t. III, p. 168.
  12. Cf. des traits de ce genre : « Un tout seul pour qui seul j’étais une – me fut ôté », etc. (IV, 108).
  13. Biographie : Né en 1496 ou 1497 à Cahors, il est page de Villeroy, puis pensionnaire de la duchesse d’Alençon, ensuite, en 1527, valet de chambre du roi. Il assiste à la bataille de Pavie. En 1526, il est mis an Châtelet, puis transféré à Chartres (Épitre à Lyon Jamet) ; en 1527, octobre, on l’arrête de nouveau : Épitre au Roy, qui le fait, relâcher. En 1532, il est poursuivi en Parlement pour avoir mangé du lard en carême : la reine de Navarre arrête la procédure. En 1534 commence la querelle de Marot contre Sagon, La Huéterie et leurs adhérents : Fontaine, Despériers et autres défendent Marot. Au début de 1535, après l’affaire des placards, Marot est mis sur la liste des 73 suspects ajournés à comparaître ; de la Touraine où il est, il fuit en Navarre, de là à Ferrare, près de la duchesse Renée de France, enfin à Venise. Il fait amende honorable à Lyon par-devant le cardinal de Tournon (1536), et rentre à la cour ; en 1542, ses Psaumes l’obligent de fuir à Genève. Il attire sur lui la rigueur du consistoire ; il se retire en Savoie et en Piémont (fin 1543). Il meurt à Turin (1544).

    Éditions : l’Adolescence Clémentine. Paris, 1532 ; les Œuvres de Clément Marot. Lyon, Gryphius, 1539 ; Trente Psaumes de David, Paris, 1541 ; Cinquante Psaumes 1543 ; les Œuvres de Clément Marot. Lyon, 1544 ; id., Niort, 1596 ; Œuvres complètes Jannet, 1868-72, 4 vol. in-18 ; Guiffrey, t. 1, II, III. in-4o, 1876-1881. Poésies inédites, p. par G. Maçon, Bulletin du Bibliophile, 1898. — À consulter : L. Thureau, Vie et œuvres de Jean Marot. 1873 ; O. Douen. Cl. Marot et le psautier huguenot, 1878-79 ; Collelet, Notices biographiques sur les trois Marot, Paris, 1871, in-8 ; G. Lanson, Clément Marot, Revue suisse, déc. 1882 (sur la religion de C. Marot) ; Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au xvie siècle ; Faguet, xvie siècle. Pour tout le xvie siècle : Crepet, les Poètes français, t. I et II ; Hatzfeld et Darmesteter, le xvie siècle en France, Delagrave, in-12.

  14. Marot est fils d’un Normand, mais il est né, il a été élevé en Quercy.
  15. Biographie : Mellin de Saint-Gelais (1487-1558), fils du poète Octovian de Saint-Gelais, évêque d’Angoulème, fut très bien instruit en langues, sciences, armes, arts libéraux, étudia le droit aux universités de Poitiers, Bologne, Padoue, entra dans les ordres en 1524, et devint aumônier du dauphin. Il était aussi, en 1544, gardien de la bibliothèque de Fontainebleau.

    Éditions : Lyon, 1547, et 1574 ; P. Blanchemain (Bibl. elzév.), 3 vol. in-16, 1873.

    À consulter : Vies d’Octovian de Saint-Gelais, Mellin de Saint-Gelais, etc., par G. Colletet, publ. pur Gellibert des Séguins et Castaigne, Paris, 1863, in-8.

  16. Éditions : Galiot du Pré, 1527 ; Soc. de l’Hist. de France, Paris, in-8, 1878.
  17. Éditions : Les livres I à XII d’Amadis, Paris, 1540-1556, 12 part. en 4 ou 6 vol., in-fol. Les huit premiers seuls (1540 – 1548) ont été traduits par d’Herberay des Essarts, ils comprennent : Amadis de Gaule (I-IV) ; Esplandian (V) ; Perion et Lisuard de Grèce (VI) ; Amadis de Grèce (VII et VIII). Parmi les autres éditions, l’éd. Imprimée par Plantin, Anvers, 1561. 6 vol. in-8. – À consulter : Bourcjez, les Mœurs polies et la Littérature de cour sous Henri II, Hachette, 1886.
  18. Éditions : les Grandes et Inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua ; réimpression d’un vieux roman où Rabelais a mis la main, Lyon, 1532. Premier livre de Pantagruel : Lyon, Cl. Nourry, sans date : Lyon, Fr. Juste, 1533. Gargantua : édition sans date antérieure à 1535 ; Fr. Juste, Lyon, 1535. (M. Marty-Laveaux a pleinement achevé de démontrer l’antériorité de Pantagruel, t. IV de son éd., p. 15-21.) Les deux livres réunis : Lyon, Fr. Juste, 1542 ; Lyon, E. Dolet, 1542. Le Tiers Livre : Paris, 1546. Le Quart Livre : éd. incomplète, Lyon, 1548 ; éd. authentique, Paris, 1552. 5e livre : l’Isle sonnante, 16 chapitres, 1562 ; éd. complète, 1564 (sur l’authenticité du 5e livre, cf. Marty-Laveaux, t. IV, p. 309-314, et Brunetière). Le Duchat, Amsterdam, 1711. Burgaud-Desmarets et Rathery, Didot, 2e} éd., 1870-73. Marty-Laveaux, Lemerre, 1872 et suiv. in-8. — À consulter : E. Gebhart, Rabelais, la Renaissance et la Réforme. Hachette, 1877 ; Stapfer, Rabelais, 2e éd. 1891 ; R,. Millet, Rabelais, in-16, 1892 ; A. Heulhard, Rabelais, ses voyayes en Italie, son exil à Metz. 1891 ; Brunetiêre, Sur un buste de Rabelais, Revue des Deux Mondes, 1er mai, 1887 ; Kaguet, xvie siècle ; R. Copley-Christie, E. Dolet, trad. par C. Stryienski, Paris, 1886. A. Lefranc, les Navigations de Pantaguruel, 1905 ; Revue des études rabelaisiennes, depuis 1903.
  19. Biographie : François Rabelais, né à Chinon à la fin du xve siècle, des cordeliers de Fontenay-le-Comte passe aux bénédictins de Maillezais : il étudie la médecine à Montpellier, est attaché en 1532 à l’Hôtel-Dieu de Lyon, fait imprimer divers ouvrages d’érudition et de médecine, des almanachs, et enfin Pantagruel et Gargantua. Il fut comme médecin dans la maison du cardinal Jean du Bellay, qu’il suit au moins trois fois à Rome (1533, 1535, 1538). Il sut se faire de puissants protecteurs, Budé, Geoffroy d’Estissac, les Du Bellay, les Châtillon, Diane de Poitiers ; il obtint ainsi de François Ier et de Henri II des privilèges pour son 3e et son 4e livre. Cependant, en 1546-1547, il est à Metz où il s’est enfui : il y vit assez misérable. Il fut, grâce aux Du Bellay, chanoine de Saint-Maur des Fossés, curé de Saint-Martin de Meudon (1550) et de Saint-Christophe de Jambet. Il résigna en 1552 ces deux cures, dont il se borna sans doute à toucher les revenus. Il mourut vers 1553. Sa légende avec toutes les anecdotes qui la composent s’est formée d’après son livre ; elle tend à faire l’auteur à la ressemblance de son œuvre, ou plutôt de la forme extérieure de cette œuvre.
  20. Biographie : Né vers 1498 (Chenevière dit 1510) à Arnay-le-Duc, B. Despériers, très savant en grec et en latin, collabore avec Olivetan pour la Bible française (1535), avec Dolet pour les Commentaires de la langue latine (1536). Il résida longtemps à Lyon. Valet de chambre de la reine de Navarre (1536), poète et conteur, il fut lié avec Marot et connut Rabelais. Il publia à Paris en 1533 son Cymbalum mundi. qui faillit faire brûler l’imprimeur Morin ; il le réimprima audacieusement à Lyon à la fin de la même année. Il mourut en 1544. H. Estienne dit qu’il se tua.

    Éditions : Œuvres françaises, Louis Lacour, 1856 ; le Cymbalum, F. Franck Paris, 1873. Les Récréations et Joyeux Devis, publiés pour la première fois en 1558, soulèvent une question d’authenticité. Par ex., fin de la Nouvelle V, le livre III de Pantagruel est cité. Or ce livre III parut deux ans après la mort de Despériers. — À consulter : Chenevière, B. Des P. Pion, 1886, in-8.

  21. Je n’oserais plus le dire aujourd’hui. Je ce suis pas tres persuadé aujourd’hui qu’il faille plus de profondeur d’esprit pour imaginer une métaphysique que pour accepter la vie et se faire une philosophie qui y corresponde. Le refus d’édifier une métaphysique ne dénote pas nécessairement une pensée superficielle. Ni l’idéal ni la raison n’ont besoin de cet intermédiaire. Enfin l’optimisme courageux, clair et pratique, qui n’insulte pas la vie et s’applique à l’améliorer, a bien autant de valeur que les croyances pessimistes ou les spéculations subtiles (11e éd.).
  22. Moins superficielle et moins scabreuse que je ne l’ai cru autrefois. Cette théorie tient compte de la civilisation et de la culture ; elle suppose chez l’homme moderne un instinct moral ; que cet instinct soit primitif ou acquis, il n’importe, et la question est superflue ; il suffit qu’il existe ; et s’il n’existe pas, il n’y a pas de métaphysique ni de théologie qui puisse y suppléer. Cette théorie à tout juste la valeur de la morale positive, sans fondement métaphysique ou révélé (11e éd.).
  23. G. Tory, le Champ fleury (1529) : source de l’écolier Limousin. Le Pogge, Facéties : l’anneau de Hans Carvel. Merlin Coccaie, Macaronées : Dindenaut et ses moutons. Cælius Calcagninus, Gigantes : Physis et Autiphysie. Tiraqueau, De legibus connubialibus, Raulin, de Viduitate : Comment Panurge se conseille à Pantagruel. Chroniques Gargantuines, Galien restoré, etc. On pourrait ajouter Budé. Erasme, l’Arétin, B. Castiglione, Agrippa et nombre d’autres. Cf. Ménagiana, t. I, 82, et les commentaires de Le Duchat et de Marty-Laveaux.
  24. Biographie. Né à Noyon en 1509, Jean Cauvin, fils du procureur fiscal de l’évêque, fut pourvu d’abord de deux bénéfices. Il étudia la théologie, puis le droit à Orléans avec Pierre de l’Étoile, à Bourges avec Alciat, le grec à Bourges aussi avec Wolmar. Il débuta par un commentaire latin du de Clementia de Sénèque. Après le discours de Nicolas Cop, obligé de fuir de Paris, il se réfugia, dit-on, à Angoulême. En 1534, il fut quelques mois emprisonné à Noyon. En 1535, après les premières rigueurs, il va à Bâle, où il étudie l’hébreu avec W. Capito. Il fit la Préface de la Bible d’Olivetan. En mars 1536, on achève d’imprimer son Institutio christianæ religionis, précédée de la fameuse lettre ad Franciscum regem, qui est datée du 23 août 1535. En 1536, il va à Ferrare, près de la duchesse Renée de France, revient secrètement en France, puis passe par Genève, où Farel le retient. En 1538, chassé de Genève, il s’établit à Strasbourg, où il se marie. On le rappelle, et il ne quitte plus Genève, dont il fait vraiment le centre religieux de la Réforme française. Il meurt en 1564 ; ce fut un homme de vie pure, de grand esprit, d’une sincérité absolue, qui, s’unissant à sa logique, le fit dur. Je ne crois pas qu’il y ait eu chez lui d’amour-propre, ni d’ambition, au delà de ce que comportent les actes humains, jusque dans le plus désintéressé dévouaient à l’idée. Il fit mourir Servet, Gruet : il persécuta Castellion. Pour être juste, il faut se souvenir du temps où vivait Calvin. Si on lui dénie l’excuse qu’on accorde au zèle des catholiques, et qu’on estime la cruauté d’un Réformateur plus condamnable comme démentant ses principes, on devra considérer que Calvin n’est pas venu apporter la liberté, mais la vérité. Il haïssait la tolérance comme les catholiques. Dans tous les partis, quelques âmes excellentes furent seules assez larges pour unir la foi avec la tolérance : Marguerite de Navarre chez les catholiques, chez les protestants Castellion à qui cette idée a inspiré quelques élans de charité éloquente (cf. F. Buisson, Sébastien Castellion, Hachette, 1892).

    Éditions : Christianæ religionis Institutio, Bâle, 1535 ; Strasbourg, 1539 ; Genève, 1559. L’Institution de la religion chrestienne (Genève ?), 1541 ; Genève, Jean Crespin, 1560. Opera omnia, 11 vol. in-fol., Amsterdam, 1667. Opera quæ supersunt omnia (dans le Corpus Reformatorum de G. Baum, E. Cunitz, E. Reuss), Brunsvigæ, 49 vol., 1863 et suiv. (t. I-II, textes de l’Inst. latine, t. III-IV, Trad. françaises). L’Inst., Paris, 1859 ; Genève, 1887. Lettres, p. p. J. Bonnet, Paris, 1854, 2 v. in-8. L’excuse du noble seigneur Jacques de Bourgogne. Lemerre, 1890, in-16.

    À consulter : Bayle, art. Calvin. F. Bungener, Calvin, sa vie, son œuvre et ses écrits, 2e édit., 1863. A.-J. Baumgartner, Calvin hébraïsant et interprète de l’Ancien Testament, in-8, Paris, 1889. A. Watier, Calvin prédicateur, Genève, 1889. Thèses de la Faculté de la théologie de Montauban (MM. Bez, Damagnez, A. et P. Martin, E. Sayn). A. Lefranc, la Jeunesse de Calvin, Paris, 188. A. Sayous, Études littéraires sur les écrivains français de la Réformation. Renan, Études d’histoire religieuse. Faguet, xvie siècle. E. Doumergue, Vie de Calvin, 3 vol. in-4, 1899 et suiv. l’auteur de la version de 1560 ; mais vingt ans de prédication improvisée ont donné à son style une fluidité molle et prolixe qui est bien inférieure à la rudesse de la traduction de 1541. C’est la traduction de 1541 qui fait époque, et non celle qui est donnée après les traductions d’Amyot, après tant d’écrits de Calvin lui-même, de Viret, d’Henri Estienne et d’autres réformateurs. Sur cette question, cf. G. Lanson, Revue Hist., janv.-févr. 1894.

  25. Tout ce que je dis de l’Institution française se rapporte à la version de 1541 donnée par fragments au t. III des Œuvres de Calvin dans le Corpus Réf., non à celle de 1560, reproduite seule par les éditions de Paris et de Genève. Calvin est bien
  26. Il y a avant Calvin, en latin, les Loci theologici de Mélanchthon, encore abstraits et scolastiques, le Commentarius de vera et falsa religione de Zwingle, la Sommaire briefve déclaration d’aucuns lieux fort nécessaires à un chrétien de Farel : ces trois ouvrages laissent entière l’originalité de Calvin qui garde le mérite d’avoir employé une méthode rationnelle et morale. De même les traductions des divers écrits de Luther faites depuis 1525 ne sauraient diminuer l’originalité ni l’importance de la traduction de l’Institution.
  27. Lire aussi l. I, ch. i-v : je cite les divisions du texte de 1560, seul praticable en l’absence d’une édition du texte authentique de 1541. — Cf. aussi le curieux passage (1, 11, 12) qui donne 1es principes d’un art protestant, réaliste et moral.
  28. Calvin improvise : la plupart de ses sermons ont été recueillis par des auditeurs. Un petit nombre ont été écrits et publiés par lui. Les explications dogmatiques et interprétations de l’Écriture tiennent une grande place chez lui, ainsi que la controverse : mais la morale est toujours le but et la conséquence.
  29. Dans ses Commentaires sur l’Épitre de Saint Paul aux Ephésiens. On peut prendre aussi, parmi les sermons recueillis, au tome XLVI, les 65 sermons sur l’Harmonie évangélique, et les 9 sermons sur la Passion, si on veut se faire une idée de la manière de Calvin.
  30. À consulter : Livet, la Grammaire et les Grammairiens au xvie siècle, Paris. 1859. A.-F. Didot, Observ. sur l’orthographe française. Paris. 1858. Thurot, Histoire de la prononciation, 2 vol. in-8, 1881-1884. Egger, ouvr. cité.
  31. Thucydide, par Seyssel ; Hérodote, par Saliat ; Platon, par Despériers et par Le Roy ; Xénophon, par Seyssel et par la Boétie, etc. ; Homère, par Jehan Sanxon et par Salel ; l’Électre de Sophocle et l’Hécube d’Euripide, par Lazare de Baïf, etc.
  32. Biographie : Étienne de la Boétie, né en 1530 à Sarlat, mort en 1563, fut conseiller au parlement de Bordeaux. Il écrivit à 16 ou 18 ans, peut-être à 20 ou plus, le Contr’un, dont Montaigne, son grand ami, a essayé d’atténuer le caractère. Cf. Essais, l. I, chap. XXVII et XXVIII.

    Éditions : Le Contr’un fut imprimé pour la première fois en 1576, dans les Mémoires de l’État de la France (t. III) de S. Goulard, recueil de pamphlets calvinistes. Œuvres complètes, p. p. L. Feugère, in-16, Paris, 1846 ; par P. Bonnefon, Paris, 1892.

    À consulter : D’Armaingaud. Montaigne et la Boétie. Revue Politique et Parlementaire, 1906 (Cf. Revue d’Histoire littéraire, 1906). — On a beaucoup disputé en ces derniers temps sur le Contr’un. Je ne puis adhérer à la thèse du D’Armaingaud qui veut faire de cet écrit un pamphlet dirigé contre Henri III et en aitribue, sinon la rédaction intégrale, du moins la publication avec des modifications et des additions virulentes, à Montaigne, dont cette hypothèse fait un prêcheur d’assassinat et un révolutionnaire enflammé en faveur des huguenots. Il est possible que le Contr’un soit une manière de réplique au Prince, comme le suppose M. Barrére (Estienne de la Boëtie contre N. Machiavel, 1908). En tous cas, l’objet de La Boëtie est bien de montrer la limite que la nature assigne à la tyrannie : cette limite est celle de la patience des peuples. Il ne songe pas encore à chercher des garanties constitutionnelles, mais il voit bien qu’il n’y a pas de pouvoir qui n’ait en fait besoin du consentement des sujets (11e éd.).

  33. Biographie. Amyot, né à Melun en 1513, fils d’un boucher ou d’un mercier, étudia au collège du cardinal Lemoine, puis sous les lecteurs royaux Toussain et Danès. La reine de Navarre lui fit donner une chaire de latin et de grec à l’université de Bourges ; il l’occupa douze années. François Ier, qui le fit en 1546 abbé de Bellozane, lui commanda sa traduction de Plutarque. Il visite l’Italie, et s’arrête longtemps à Rome et à Venise, recherchant les manuscrits des auteurs grecs, et surtout de Plutarque. Après avoir rempli une courte mission au concile de Trente, il rentre en France. Il est nommé précepteur des fils de Henri II, grand aumônier à l’avènement de son élève Charles IX, évêque d’Auxerre en 1570. Après l’assassinat de Henri III, son diocèse fut fort troublé par les passions religieuses, et son clergé même se révolta contre lui : on l’accusait de trop de fidélité au roi. Il mourut en 1593.

    Éditions : Histoire êthiopique, Paris, 1547. Daphnis et Chloé, Paris, 1559 (sans nom de traducteur). Sept livres des histoires de Diodore Sicilien, Paris, 1554. Vies de Plutarque, 2 vol. in-fol., Paris, Vascosan, 1559 (1560) ; 3e édit., 8 vol. in-8, 1567 ; (édit, définitive), Paris, Morel, 1619. Œuvres morales de Plutarque, in-fol., Paris, Vascosan, 1572 ; Paris, Morel, 1618 (édit. définitive). Réimpressions du Plutarque : 1783-1787, 22 vol. in-8 ; 1801-1806, 25 vol. in-8 ; 1818-1821, 25 vol. in-8, Didot.

    À consulter : A. de Blignières, Essai sur Amyot, Paris, 1851. R. Sturel, Amyot traducteur des Vies parallèles de Plutarque, 1909.

  34. Coriolan ; Jules César ; Antoine et Cléopâtre. — Mithridate.
  35. Il semble avoir introduit atome, enthousiasme, gangrène, horizon, panégyrique, prosodie, pédagogue ; il dit éphores, aréopage, mage, ostracisme, hiéroglyphes, iambe, trimètre, tétramêtre, dactyle, trochée, etc. Il distingue rythme de rime. Il hasarde misanthrope. (De Blignières, ouvr. cité, p. 416-417.)
  36. M. Scève, Délie objet de plus haute vertu, Lyon, 1544 ; Lyon, Scheuring, 1862. L. Labé, Œuvres, Lyon, 1555 ; Paris, 1557, Lemerre.
  37. Biographie : Ronsard, né le 11 septembre 1524, fils d’un maître d’hôtel de François Ier, fut page du dauphin, puis du duc d’Orléans : il suivit Madeleine de France en Écosse, puis Lazare de Baïf à la diète de Spire, enfin Guillaume du Bellay à Turin. En 1541, il rencontra en Touraine celle qui fut sa Cassandre. Devenu sourd, il étudie avec Baïf, et s’enferme quelque temps au collège de Coqueret, dont Daurat était devenu le principal. Du Bellay se joignit plus tard à eux. La publication du Recueil de Du Bellay faillit le brouiller avec Ronsard, qui se voyait devancé : il n’avait encore publié en 1548 qu’une ode dans le recueil de Pelletier. Les Odes et les Amours de Ronsard excitèrent un enthousiasme universel. La sœur du roi, Marguerite, duchesse de Savoir, se déclara sa protectrice. Marie Stuart aussi le goûtait fort. Mais ce fut sous Charles IX surtout qu’il fut en faveur : ce roi visita le poète dans son prieuré de Saint-Cosme, lui donna plusieurs abbayes et bénéfices. Sa ferveur catholique le fit fort attaquer par les calvinistes, qu’il ne ménagea pas dans ses divers Discours et Remontrances. Sous Henri III, il fut de cette Académie du Palais que le roi tenta d’établir : mais le poète de la cour est Desportes ; la gloire de Ronsard ne pâlit pas cependant, et reste entière dans les provinces et à l’étranger. Le Tasse, en 1575, lui lisait les premiers chants de sa Jérusalem. Marie Stuart, de sa prison, lui envoyait un cadeau en 1583. Après Cassandre et Marie, Hélène (H. de Surgères) était l’objet des amours du poète : ces derniers sonnets sont d’un platonisme ingénieux et mélancolique. Dans ses dernières années, Ronsard habitait son prieuré de Saint-Cosme ou son abbaye de Croixval ; souvent il venait à Paris, soit chez son ami Galland, principal du collège de Boncourt, soit dans une maison qu’il avait à l’entrée du faubourg Saint-Marcel (rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont). Il mourut à Saint-Cosme, le 27 décembre 1585. Du Perron fit son oraison funèbre.
  38. Biographie. Joachim du Bellay, cousin du cardinal et du sire de Langey ; le grand événement de sa vie est ce séjour de trois ans qu’il fit à Rome, comme intendant du cardinal. Il mourut à trente-cinq ans, en 1560. Son petit Liré est à 48 kil. d’Angers, à un demi-kil. d’Ancenis, ville bretonne, que son patriotisme angevin n’a jamais consenti à nommer une fois.
    Éditions : La Défense, l’Olive, le Recueil, 1549. (Le privilège de l’Olive et de la Défense est daté du 20 mars 1548.) Œuvres, Paris, 1569 et 1573 ; Rouen, 1592 ; éd. Marty-Laveaux, 2 vol. in-8, Lemerre, 1866-67 ; la Défense, éd. Chamard, in-8, 1904 ; Œuvres poétiques, éd. Chamard (Soc. des textes français modernes, t. I, 1908). — À consulter : Sainte-Beuve, ouvr. cité. Turquéty, Bulletin du bibliophile, 1864. Léon Séché, J. du Bellay, in-12, Paris, 1880. De Nolhac, Lettres de J. du Bellay, Paris, 1853. Faguet, XVIe siècle. Brunetière, Évolution de la critique, leçon I. H. Chamard, J. du Bellay, 1900 ; Vianey, les Sources italiennes de l’Olive, 1900 ; Villey, les Sources italiennes de la Défense, 1908.
  39. L’école de Marot, comme on sait, fit une réplique à la Défense : cette critique, le Quintil Horatian, a été attribuée à Ch. Fontaine, qui donne le livre comme de Barthélemy Aneau. (cf. H. Chamard, Revue d’hist. litt. 15 janv. 1898).
  40. Éditions : Odes (4 l.), et Bocage, in-8o, Paris, 1550. (Privilège du 10 janvier 1549) ; Amours, et Odes (l. 5), 1552, 1553 ; Hymnes, 1555, 2e livre, 1556 ; Meslanges, 1555, 2e livre, 1559. Œuvres (Amours, Odes, Poèmes, Hymnes), 4 vol. in-16, Paris, G. Buon, 1560. Élégie sur les troubles d’Ambroise, 1560 ; Institution pour l’adolescence du Roy, 1562 ; Discours des misères de ce temps, 1562 ; Continuation, 1562 ; Remontrance au peuple de France, 1563 ; Responce aux injures et calomnies, etc., 1563. Franciade (4 l.), 1572. Œuvres, 1 vol. in-f°, Paris, G. Buon, 1584 ; N. Buon, 2 vol. in-f°, 1623 ; de 1560 à 1630 on compte 17 éditions des Œuvres. P. Blanchemain (Bibl. elzév.), 8 vol. in-16, 1857-67 ; Marty-Laveaux, Lemerre, 6 vol. in-8, 18S7 et suiv.

    À consulter : A. de Rochambeau, la Famille de Ronsard, Paris, 1868 ; P. de Nolhac. le dernier amour de Ronsard, 1882 ; Abbé Froger, Ronsard ecclésiastique, 1882 ; les Premières poésies de Ronsard, 1892, in-8 ; Sainte-Beuve, ouvr. cité ; Gandar, Ronsard imitateur d’Homère et de Pindare ; Faguet, xvi ; Mellerio, Lexique de Ronsard, Paris, 1895 ; M Piéri, Pétrarque et Ronsard, Marseille, 1896 ; Vianey, le Pétrarquisme de la Pléiade, 1909.

  41. C’est le rythme de l’Avril de R. Belleau et celui de la pièce fameuse de Victor Hugo : Sarah, belle d’indolence.
  42. Si l’on donne 6 syllabes aux petits vers et 12 aux grands, on a l’ode III, 17 de Ronsard : c’est la forme de la pièce de Victor Hugo : Lorsque l’enfant parait….
  43. Ronsard emploie dans ses odes pindariques le vers de 6 syllabes (1 fois), celui de 8 (4 fois dans les strophes et antistrophes seulement), partout ailleurs le vers de 7. Les strophes et antistrophes ont de 10 à 20 vers, et les épodes de 8 à 19 ; les strophes de 12 vers et les épodes de 10 sont les plus nombreuses. Une seule pièce n’a ni antistrophe, ni épode ; la plupart ont de 1 à 5 strophes, antistrophes et épodes ; une seule en a 10 ; une, 24. Les rimes masculines alternent avec les féminines dans l’intérieur de chaque strophe : les exceptions, assez nombreuses en apparence, sont voulues systématiquement.
  44. Dans la strophe de 8 vers, la plus fréquente chez Ronsard, les rimes sont croisées ; a b a b c d c d. Dans la strophe de 10 vers, il use de rimes plates, ou de rimes croisées terminées par un distique en rimes plates. Dans la strophe de 12 vers, voici l’ordre des rimes : a b a b c c d d e f e g. Dans le quatrain, il fait quelquefois les vers impairs plus courts, ou le quatrième seulement court après trois plus longs ; dans la strophe de 8 vers, il donne 6 syllabes au 4e et au 8e vers, 12 aux autres. J’ai dit les deux combinaisons de mètres les plus heureuses qu’offre la strophe de 6 vers. Il fait alterner la strophe de 6 vers avec celle de 4, ou, inversement, celle de 12 vers avec celle de 8 : parfois il fait alterner quatre longs vers avec six vers courts, etc. – Voir Odes, V, 33, un curieux artifice dans l’agencement des rimes ; ou IV, 31 ; ou encore IV, 17.
  45. Éditions : la Pléiade Française (outre Ronsard et Du Bellay : Jodelle, 2 v., 1868-79 ; Dorat et Thyard, 1 v., 1876 ; Belleau, 2 vol., 1879 ; Baïf, 5 v., 1883-90), Lemerre, in-8. Magny, Odes et Poésies, Lemerre, 4 v. in-12. Trésor des vieux poètes français (Baïf, 2 v. ; Jamyn, 2 v. ; Jean de la Taille, 4 v.). Willem, in-12, Belleau, Œuvres, Bibl. elzév., 3 v. in-16, 1867. – À consulter : O. de Magny, par J. Favre, Paris, 1885 ; Augé-Chiquet, La vie, les idées et l’œuvre de Baïf (pour paraître prochainement).
  46. Baïf fut un chercheur curieux, animé de hautes ambitions auxquelles son talent ne fut pas égal. Il eut des parties de grand artiste : la richesse du vocabulaire, et un goût réaliste des mois et tours populaires, colorés, gras, savoureux ; l’imagination plastique, capable de modeler avec fermeté des formes, des attitudes et des groupes gracieux. Il y a de l’originalité et une sobriété nette dans ses Mimes, qui le classent à la fois parmi les précurseurs de La Fontaine et de la poésie morale du xviie siècle (11e éd.).
  47. Les Amours et Échanges des pierres précieuses, in-4, Paris, 1576.
  48. Philippe Desportes, né en 1546, fut en grande faveur auprès de Henri III, qui le fit son lecteur, et abbé de nombreuses abbayes, notamment celle de Tiron. Il s’attacha sous la Ligue à Anne de Joyeuse, et fut le conseiller intime de M. de Villars. Il ménagea bien ses intérêts dans toutes les négociations et marchandages qu’il traita pour ses maîtres. Il sut se maintenir auprès de Henri IV. Il mourut en 1606. Ou l’attaqua fort sur l’exploitation qu’il faisait des poètes italiens, grands, moyens et petits. (cf. Flamini, Studii d’istoria litteraria, Livorno, 1895, in-8).

    Éditions : les Premières Œuvres de Philippe Des Portes, R. Estienne, in-4, 1573 ; les Psaumes, Paris, 1603. Éd. A. Michiels, Paris, 1858.

  49. Jean Passerat, de Troyes (1534-1602), fut professeur au Collège Royal, et l’un des auteurs de la Ménippée.

    Éditions : Œuvres poétiques, 1616 ; éd. Blanchemain, 2 vol. in-12, Lemerre, 1880.

  50. À consulter : Philipson. la Contre-Révolution religieuse au XVIe siècle, Paris et Bruxelles, 1883. Dejob, De l’influence du concile de Trente sur la littérature et les beaux-arts, Paris, 1884.
  51. N. du Fail (vers 1520-1591) fut juge au présidial de Rennes, puis conseiller au Parlement de Bretagne. Éditions : Discours d’aucuns propos rustiques, facétieux, et de singulière récréation, 1547 ; Baliverneries, 1548 ; ces deux ouvrantes sous le pseudonyme de Léon Ladulphi, anagramme de N. du Fail ; Contes et Discours d’Eutrapel, 1585. Œuvres, Bibl. elzév., 2 vol. 1874. Propos rustiques, éd. de la Borderie, 1878.
  52. P. de la Ramée, né en 1515 dans un village du Vermandois, soutint avec succès, en 1536, pour être maître es arts, sa fameuse thèse contre Aristote ; mais, ayant redoublé ses attaques dans deux livres latins, il fut condamné en 1543. Principal du collège de Presles, puis en 1551 professeur royal, il fut en faveur à la cour sous Henri II, mais à avait d’ardents ennemis dans l’Université, notamment Charpentier ; sa conversion au protestantisme redoubla les haines. Il dut s’éloigner, voyagea en Suisse, en Allemagne, et, à son retour (1570), se vit exclu de l’enseignement. Il fut assassiné le troisième jour du massacre de la Saint-Barthélemy. Éditions : Dialectique, in-4, Paris, 1555 ; Gramere (grammaire), Paris, 1562. — À consulter ; Ch. VVaddington, Ramus, Paris, 1856.
  53. Biographie : Henri Estienne (1528-1598), fils de Robert, élève de Toussain et de Turnèbe, voyagea en Italie, en Angleterre, en Flandre, suivit son père à Genève, quand il y transporta son imprimerie, fut censuré et même emprisonné par le Consistoire, à propos de ses Dialogues, et eut besoin de la protection du roi de France pour n’être pas chassé de Genève, d’où son humeur vagabonde l’éloignait souvent. Le Thesaurus parut en 1572. — Éditions : Apologie pour Hérodote, 1566 : Traité de la Conformité du langage françois avec le grec, s. d. (avant 1566) ; Deux Dialogues du nouveau langage françois italianisé, 1578 ; Projet du livre intitulé : Pe la précellence du langage françois, 1579 ; Conformité et précellence, éd. Feugère, Delalain, 1850 et 1853 ; Précellence, éd. Huguet, 1896 : Apologie, éd. Ristelhuber, 1879 ; Dialogues, Liseux, 1883, Lemerre, 1885. — À consulter : Renouard, Annales de l’Imprimerie des Estienne, 1843 Sayous, ouvr. cité, t. II. L. Clément, H. Estienne et son œuvre française, 1899.
  54. Biographie : Étienne Pasquier, né en 1529, eut pour maîtres Hotman à Paris, Cujas à Toulouse, Alciat et Socin en Italie, débuta au barreau en 1549, et plaida en 1565 pour l’Université contre les Jésuites. Avocat général à la Cour des comptes en 1585, il était à la fois attaché au roi Henri III et aux Guises, ennemi de la sédition et de la guerre civile : la Ligue emprisonna sa femme, et il ne put rentrer à Paris qu’avec Henri IV. Il mourut en 1615.

    Éditions : Recherches de la France : 1er livre, 1560 ; 2e l., 1565 ; 7 l., 1611 ; 10 l., 1621. Lettres, 10 l., 1586 ; 22 l., 1619. Catéchisme des Jésuites, 1602. Œuvres complètes 2 vol. in-fol., Amsterdam, 1723. Œuvres choisies, éd. Léon Feugère, 2 vol. in-12, Paris, 1849.

  55. Ambroise Paré (vers 1510-1590). — Éditions : Œuvres, édit. Malgaigne, 3 vol. in-4, Paris, 1840-1841.
  56. Biographie : Bernard Palissy (1510-1589), Agénois, vécut longtemps à Saintes ; d’abord ouvrier en vitraux, arpenteur, peut-être employé dans des mines, il voyagea, selon M. Dupuy, moins qu’on ne l’a dit, et seulement en France. Il trouva au bout de vingt ans d’essais le secret de son émail. Il fit à Paris, en 1575 et 1576, des conférences scientifiques. Huguenot fervent, il mourut peut-être à la Bastille.

    Éditions : Recette véritable par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et à augmenter leurs trésors, la Rochelle, 1563 ; Discours admirables de la nature des eaux et fontaines tant naturelles qu’artificielles, des métaux, des sels et salines, des pierres, des terres, du feu et des émaux, etc, Paris, 1580. Œuvres, éd. Cap, Paris, 1844 ; éd. France, 1880 ; éd. B. Fillon, 1888. — À consulter : Cuvier, Éloge de B Palissy. Grandeau, Revue agronomique, dans le Temps, 14 juillet 1891. E. Dupuy, B. Palissy, Lecène et Oudin, 1894, in-12.

  57. Biographie. Blaise de Monluc, né en 1502, près de Condom, en Armagnac, contribue en 1544 à la victoire de Cérisoles, et s’illustre en 1555 par la défense de Sienne. Il reçoit à l’assaut de Rabastens une blessure qui l’oblige à porter un « touret de nez », et qui donne occasion à la cour de lui nommer un successeur. Il ne paraît plus qu’au siège de la Rochelle en 1573. Fait maréchal de France en 1574, il se retire à son château d’Estillac, où il dicte ses Mémoires, et meurt en 1577.

    Éditions : Commentaires, Bordeaux, 1592 ; éd. De Ruble, Soc. de l’Hist. de France 5 vol. in-8, 1864 : édition seule correcte et complète ; les deux derniers volumes contiennent les Lettres de Monluc. — À consulter : Monluc, par Ch. Normand, 1892 ; Court-ault, Blaise de Monluc, 1907, Un Cadet de Gascone au XVIe siècle, 1909.

    Autres Mémoires ; Fleuranges ; G. du Bellay, sieur de Langrey ; La Noue (dans ses Discours politiques et militaires), Castelnau ; Marguerite de Valois, etc. Le Journal de l’Estoile, si curieux, n’a point de valeur littéraire.

  58. L’attribution à Carloix est plus que douteuse : cf. Revue Hist., mars-avril 1894.
  59. Biographie : Pierre de Bourdeille (vers 1534-1614), né en Périgord ; on le trouve successivement en Italie, en Écosse, en Angleterre, dans l’armée du duc de Guise pendant la 1re guerre civile, avec les espagnols dans leur expédition contre les Barbaresques, en Espagne, en Portugal, en Italie, à Malte : il prend part à la 3e guerre civile, devient chambellan de Henri III, est exilé de la cour en 1582, et songe à passer en Espagne, quand une chute de cheval le met pour quatre ans au lit, et pour le reste de ses jours le condamne au repos. – Éditions : princeps, 1665 : ainsi le xvie s. a ignoré Brantôme ; éd. L. Lalanne, Soc. de l’Hist. de France, 1864-1882, 11 vol. in-8 ; 1896, biographie, 1 vol. Éd. P. Mérimée et Lacour, Bibl. elzév., 1858-1892, t. I-XI. – Cf. Mrs  de Bourdeille, Notice sur P. de B., abbé de Brantôme, Troyes, 1893.
  60. Blessé en 1577 à Casteljaloux. D’Aubigné « traça comme pour testament cet ouvrage, lequel encore quelques années après il a pu polir et emplir ». Préface des Tragiques. — Sur l’œuvre et l’auteur, cf. p. 367-371.
  61. Guillaume de Salluste, sieur du Bartas (1541-1590), était fils d’un marchand de Montfort en Fezenzaguet, nommé Salustre. Il remplit plusieurs missions pour le roi de Navarre en Angleterre, en Écosse et en Danemark. Il a tiré de Viret (Instruction chrétienne) une bonne partie de la science qui s’étale dans les Semaines.

    Éditions : La Première Semaine, 1579. Œuvres, 2 vol. in-fol., 1611. — À consulter : G. Pellissier, la Vie et les Œuvres de Du Bartas, 1889, S. du Bartas. Choix de Poésies, par O. de Gourcuff et P. Bénétrix (avec une Lettre de M. Parfouru. archiviste du Gers, importante pour la biographie du poète). Sainte-Beuve, ouvr. cité.

  62. À consulter : pour les protestants, Sayous, ouvr. cité, t. 1, Bèze et Viret ; pour les catholiques, Labitte, De la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, in-8, 1841.
  63. À consulter : Oraison funèbre de Ronsard, par Du Perron (1586), au t. VIII des Œuvres de Ronsard, édit. Blanchemain. Du Plessis-Mornay, Traité de l’Église, 1579 ; et Traité de la vérité de la religion chrétienne, 1581.
  64. À consulter : Aubertin, l’Éloquence politique et parlementaire en France avant 1789, 1882. Chabrier, les Orateurs politiques de la France, 1888.
  65. Michel de l’Hôpital, né en Auvergne vers 1505, fut emmené en Italie par son père qui suivit le connétable de Bourbon, étudia à Padoue ; et, revenu en France, devint conseiller au Parlement, président du conseil de la duchesse de Berri, président de la Chambre des comptes, enfin chancelier de France en 1560. Il lutta contre Montmorency et contre les Guises, travailla à la réformation de la justice, au rejet du concile de Trente, au maintien de la paix. Disgracié en 1568, il se retira à sa terre du Vignay, où il mourut en 1573.

    Éditions : Œuvres, édit. Dufey de l’Yonne. 5 vol. in-8, Paris, 1824. — A consulter : Taillandier, Nouv. Recherches historiques sur la vie et les œuvres du chancelier de l’Hospital, in-8, Didot, 1861 ; M. Taillandier réimprime le mémoire au Roi d’après l’édition imprimée en 1568 : on voit que ce mémoire fut en réalité adressé à l’opinion publique autant qu’au roi. — Il y aurait lieu d’examiner dans quelle mesure l’authenticité du Traité de la Réformation de la justice doit être suspectée : j’y trouve deux pages bien étonnantes de divination sur les conséquences que les abus sociaux doivent nécessairement amener, et je doute qu’une créature des Seguier ail pu écrire de telles choses au xviie siècle.

  66. Guillaume du Vair (1556-1621), conseiller au Parlement de Paris en 1584, envoyé en Angleterre (1596), intendant de justice à Marseille, puis premier président au Parlement de Provence, garde des sceaux (1616), évêque de Lisieux (1617), fut un des chefs du parti des politiques, un des plus fermes et adroits adversaires de la Ligue, un des plus énergiques et dévoués restaurateurs de l’autorité royale et de la paix.

    Éditions : Œuvres, Cologne, 1617, 1641. De l’Éloquence française, p. p. Radouant, 1907. — À consulter : Cougny, G. du Vair, Paris, 1857. Aubertin, Chabrier, ouvr. cités ; Radouant, G. du Vair, 1907.

  67. Six discours prononcés à Paris, un à Marseille. Du Vair les a d’ailleurs récrits pour les publier. Il faut y joindre un vif et fort pamphlet, que Du Vair fit courir au commencement de 1594, sous le titre de Réponse d’un bourgeois de Paris à un écrit publié sous lu nom de M. le cardinal de Sega.
  68. À consulter : Douarche, l’Université de Paris et les Jésuites, Hachette, in-8, 1888.
  69. Épitre envoyée au tigre de la France (le card. de Lorraine), éd. Read, 1875.
  70. Hotman, Franco-Gallia, 1573 ; trad. française, 1574. Le Réveille-matin des Français, anonyme (Beze ou Hoteman), 1574. Du Plessis-Mornay, Vindiciæ contra tyrannos (attr. faussement à Hubert Languet, cf. Revue historique, nov.-déc. 1892), 1578.
  71. J. Bodin (1530-1596), Angevin, avait indiqué dès 1566 dans sa Methodus ad facilem historiarum cognitionem l’influence des climats, l’idée du progrès, etc.

    Éditions : la République, Paris. 1576, in-fol. — À consulter : Bayle. Dictionnaire. Baudrillart,.J. Boudin et son temps, 1853 ; Publicistes modernes (J. Bodin et l’Heptaplomeres), 1862.

  72. François de la Noue (1531-1591), gagné au calvinisme par Dandelot, fit toutes les guerres civiles, et fat avec Coligny le meilleur capitaine des protestants. Faisant la guerre en Flandre contre les Espagnols, il fut pris en 1580, et ne fut échangé qu’en 1585. Il fut à Arques, à Ivry, au siège de Paris, et fut tué au siège de Lamballe. — Édition : Discours politiques et militaires, Bâle, 1537, in-4 ; coll. Michaud, t. IX. — À consulter : Sayous, ouvr. cité. Hauser, F. de la Noue, Hachette, in-8. 1892.
  73. Chez J. Gillot, conseiller clerc au Parlement, demeurant quai des Orfèvres, se réunissaient, dit-on, Jean Le Roy, prêtre, J. Passerat, (cf p. 295, n. 1), N. Rapin (1535-1608), avocat, poète et soldat, P. Pithou (1539-1593) de Troyes, avocat, plus tard procureur général au Parlement de Paris, grand érudit, Florent Chrestien (1540-1596), ancien précepteur de Henri IV. La harangue de M. d’Aubray passe pour être de Pithou ; l’idée première et le cadre des États de la Ligue, de P. Le Roy. Parmi les poésies annexées aux États de la Ligue, il faut signaler le Trépas de l’âne ligueur de Gilles Durant (1550-1615). Les éditeurs de la Ménippée l’ont ensuite grossie de diverses pièces publiées vers le même temps, et inspirées du même esprit, comme l’Histoire des singeries de la Ligue qu’on attribue à Jean de la Taille (1540-1608).

    Éditions : Tours, 1593 (1594) ; Ratisbonne, 1752, 3 vol. éd. Read, 1876, in-12 ; éd. Tricotel, 1877-81, 2 vol. éd. J. Frank, 1884 ; éd. Giroux, 1897. — À consulter : Zeitschrift fur fr. Sp. und Litt, t. IV, V, VI, — F. Giroux, La composition de la Satire Ménippée, 1904.

  74. Biographie : Michel Eyquem de Montaigne, d’une famille de commerçants bordelais, fils de Pierre Eyquem qui fut conseiller à la Cour des aides de Périgueux, prévôt de la ville, jurat et maire de Bordeaux, naquit à Montaigne en Périgord le 23 février 1533, l’aîné de quatre frère et trois sœurs qui vécurent. Il sorti du collège de Guyenne en 1546, étudia le droit, et devint conseiller à la Cour des aides de Périgueux dans le siège de son père, puis, cette cour étant supprimée en 1557, conseiller au Parlement de Bordeaux. Il y fut collègue de La Boétie, avec qui il se lia vers 1559, et qui mourut en 1563. Il épousa en 1565 Françoise de la Chassage, d’une famille de robe bordelaise, et en eut six filles, dont une seule vécut. Il résigna son office de conseiller en 1570, et reçut en 1571 l’ordre de Saint-Michel. Il voyagea en Allemagne et en Italie (1580 et 1581) et obtint à Rome des lettres de bourgeoisie ; en même temps une censure bénigne y atteignit les Essais. En son absence, il fut élu maire de Bordeaux, et réélu du 1583. Sur la fin de sa seconde magistrature, la peste désola Bordeaux : Montaigne se tint à Libourne, en bon air. Il joua un certain rôle pendant les troubles, d’abord pour préserver la ville de Bordeaux pendant les quatre années de sa mairie, mais aussi dans la politique générale comme négociateur, intermédiaire et confident : les chefs des partis le recherchaient pour sa modération, sa sûreté et sa pénétration. Il fut royaliste sans fanatisme, servant Henri III, mais reconnaissant déjà dans le roi de Navarre le légitime héritier de la couronne. Il le reçoit à Montaigne en 1584. En 1588, étant à Paris, il est mis un jour à la Bastille par la Ligue. Il assiste aux États de Blois, où Étienne Pasquier nous dit avoir conversé avec lui. Dans une de ses lettres à Henri IV, il marque que le roi a voulu avoir une correspondance avec lui. Il meurt en 1592. Il avait eu une particulière amitié avec Pierre Charron, qui passa avec lui une partie de l’année 1589, et avec Mlle de Gournay, sa fille d’alliance, qu’il vit pour la première fois à Paris en 1588.

    Éditions : Essais (l. I et II), Bordeaux, 1580, pet. in-8 ; avec le I. III, Paris, A. L’Angelier, 1588, in-4. Éd. de Mlle de Gournay : Paris, 1595, in-fol. ; 1635, in-fol. (texte rajeuni) ; de Naigeon, Paris, Didot, an X (1802), 4 vol. in-8 ; de V. Le Clerc, Paris, 1826, 5 vol. in-8, et 1865 (Garnier), 4 vol. in-8 ; de Dezeimeris, Bordeaux, 1870, 2 vol. in-8 (texte de 1580) ; de Courbet et Royer, Lemerre, 5 vol. in-8, 1872-1899 (texte de 1595) ; de Motheau et Jouaust, libr. des Bibliophiles, 7 vol. in-16, 1886-89 texte de 1588). — Journal de Voyage de M. de Montaigne, p. p. Lautrey, 1906, in-8o.

    À consulter : Ed. Garnier, t. IV, p. 445-457, Bibliographie, pour les ouvr. antérieurs à 1865 ; T. Malvezin, Michel de Montaigne, son origine et sa famille, Bordeaux, 1875, in-8 ; Prévost-Paradol, les Moralistes français (1864), 7e éd., 1890, in-12, Voizard, Étude sur la Langue de Montaigne, 1885, in-8 ; P. Bonnefon, Montaigne, l’homme et l’œuvre, Paris, 1893, in-4 (2e éd., 1898, 2 vol. in-18) ; P. Stapfer, Montaigne, 1895, in-16 ; Faguet, xvie Siècle ; G. Guizot, Montaigne, études et fragments, 1899 ; Champion, Introduction aux Essais de Montaigne, 1900 ; Villey, Les sources et l’évolution des idées de Montaigne, 1908, 2 vol.

  75. Précisons, Montaigne s’est proposé de faire une collection d’exemples commentés. Les premiers chapitres sont secs. Peu à peu, sa pensée s’affermit, s approfondit. Peu à peu aussi, il se livre et aime à se peindre. Et il aperçoit à travers lui-même, l’humanité. Il a commencé par croire à la philosophie : il a répété, avec un esprit épicurien, les leçons stoïciennes de Sénéque, sur la douleur et la mort (vers 1572-74). Puis il s’est placé quelque temps au point de vue sceptique, et de ce point de vue, il a fait la critique de la science et de la vie (vers 1576-79). Enfin dans le 3e livre, désabusé de la philosophie doctrinale, Montaigne se fait une philosophie personnelle, la philosophie de l’expérience, de son expérience, bonne pour lui-même, modèle et conseil pour le lecteur d’autonomie morale et d’actvité créatrice dans l’interpretation de la vie et l’élaboration d’un art de vivre (11e éd.).
  76. Cf. Pasquier, Lettres, XVIII, 1.
  77. Essais, I, 25.
  78. Plus je lis Montaigne, plus je suis tenir de voir en lui un homme qui, à force de ne pas vouloir s’en faire accroire et nous en faire accroire, s’est fait, pour la morale, estimer moins qu’il ne méritait ; on l’a pris au mot dans son sincère examen de lui-même. Les gens à phrase et à poses nous imposent toujours un peu : nous ne les réduisons jamais à leur mérite nu (12e éd.).
  79. La Tempête, acte II, sc. i : le couplet de Gonzalo est tiré du chapitre des Cannibales (Essais, I, 30). — Cf. Saintsbury. Introduction à la réimpression de la trad. anglaise des Essais publiée par John Fiorio en 1603 (Londres, 1892-93, 3 vol. in-8) ; A. -H. Upham, The French influence in English Literature, 1908.
  80. Olivier de Serres, né en 1539, à Villeneuve-de-Berg, en Vivarais, protestant, prit part à la surprise de sa ville natale, qui fut suivie d’affreux massacres, en 1573 : c’est la seule fois qu’on le voit mêlé aux guerres civiles. Il s’enferma ensuite dans sa terre du Pradel, qu’il cultiva. Il prépara pendant trente ans son Théâtre d’agriculture. Outre plusieurs séjours qu’il fit à Paris, il visita sans doute l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Il mourut en 1619.

    Éditions : la Cueillette de la soie, Paris, in-8, 1599 ; Théâtre d’agriculture et Ménage des champs, Paris, Jamet Métayer, 1600, in-fol. ; Paris, 1804, 2 vol. in-4. — À consulter : H. Baudrillart, Olivier de Serres, Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1890. H. Vaschalde, Olivier de Serres, sa vie et ses travaux, 1886. L’abbé Chenivesse, Olivier de Serres et le Massacre du 2 mars 1573, 1889.

  81. Antoine de Montchrétien, né vers 1575, fils d’un apothicaire de Falaise. Un duel l’obligea de quitter la France vers 1605. Il était rentré en France en 1611, ayant vu la Hollande, outre l’Angleterre. Il établit des aciéries à Ousonne-sur-Loire, puis à Châtillon-sur-Loire, dont il devint gouverneur. On l’a dit protestant : il semble qu’il ait été catholique. Cependant il se jeta dans la révolte des protestants. Il ne put tenir Sancerre contre le prince de Condé, puis essaya de soulever la Normandie, et fut tué au bourg des Tourailles (7 oct. 1621) par le seigneur du lieu, Claude Turgot.

    Éditions : les Tragédies, Rouen, in-8, s. d. (1601) ; Rouen, 1604 ; réimprimées par M. Petit de Julleville, Paris, Pion, 1891 (Bibl. elzév.) ; Traité de l’économie politique, Rouen, in-4, s. d. (1615) ; réimprimé par Funck Brentano, Paris, Pion, 1889. — À consulter : éd. Petit de Julleville, Notice bibliographique, p. xliii-xlvii ; G. Lanson, la Littérature française sous Henri IV, Antoine de Montchrétien, Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1891.

  82. Pierre Charron (1541-1603), Parisien, fils d’un libraire, fut d’abord avocat, puis se fit théologien et prêtre. Il prêcha avec succès, et fut prédicateur de la reine Marguerite de Navarre, théologal de l’église de Bazas, puis théologal et chantre en l’église de Condom. Le Père Garasse l’a appelé « le patriarche des esprits forts », à cause de sa Sagesse : mais Saint-Cyran l’a défendu.

    Éditions : les Trois Vérités, 1593 ; Discours chrétiens, 1600 ; De la sagesse, en trois livres, Bordeaux, 1601 ; Paris, 1604 ; Petit Traité de la sagesse, 1606. Toutes les œuvres, Paris, in-4, 1635. — A consulter ; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IX. L’abbé Lezat, De la prédication sous Henri IV, chap. vi. Bounefon. 2e éd. du Montaigne (cf. p. 317, n. I).

  83. Cf. p. 312-314. — Les traités de Du Vair sont : De la philosophie morale des stoïques ; le Manuel d’Épictète (traduction) ; Exhortation à la vie civile ; De la constance et consolation ès calamités publiques.
  84. Parmi ses Traités de piété, je citerai : De la Sainte Philosophie ; Méditations sur Job, sur les lamentations de Jérémie, sur le cantique d’Ezéchias (Isaïe), etc
  85. Du Plessis-Mornay (1549-1623) ; soldat, négociateur, théologien, a écrit : les Discours sur la vie et sur la mort (1575), les Vindiciæ contra tyrannos (1579) ; le Traité de l’Église (1579) ; le Traité de la vérité de la Religion chrétienne (1581) ; le Traité de l’Eucharistie (1598).
  86. Jacques Davy du Perron (1556-1618), évêque d’Évreux (1575), puis archevêque de Sens, cardinal en 1604, réfuta le Traité de l’Eucharistie de Du Plessis-Mornay.
  87. Nicolas Coeffeteau (1574-1623), dominicain, prédicateur de Henri IV, dont il fit l’oraison funèbre, évêque de Marseille en 1621, combattit Du Plessis-Mornay, Jacques Ier, Dumoulin. Il a écrit aussi un Tableau des passions humaines (1620) et l’Histoire romaine (1621). — À consulter : l’abbé Urbain, N. Coeffeteau, Paris, in-8, 1893.
  88. François de Sales (1567-1622), né à Annecy, évêque de Genève, prêche à Paris en 1602, en 1604 à Dijon. On sait l’amitié qui l’unit à Mme de Chantal, fondatrice de l’ordre de la Visitation, et à l’évêque de Belley, Camus. — Éditions : Œuvres complètes, Lyon, 1669, 2 vol. in-fol. ; Paris, 1821, 14 vol. in-8 ; Annecy, in-8, t. I et suiv., depuis, 1892. — À consulter : Lettres de Mme de Chantal, 2 vol. in-8, 1860. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I. Causeries du lundi, t. VII ; F. Strowski, Saint François de Sales. Introduction à l’histoire du sentiment religieux au xviie siècle, 1898
  89. Jean Bertaut, de Caen (1552-1611), fut encouragé par Ronsard et lié avec Desportes. Il s’attacha à Henri III, qui le nomma son lecteur et conseiller au Parlement de Grenoble ; après la mort de Henri III, il se rallia à Henri IV, qui le fit premier aumônier de la reine en 1600, et évêque de Séez en 1607. Œuvres poétiques, éd. A. Chenevière (Bibl. eizév.), Paris, Plon, 1891, in-16.
  90. Jean Vauquelin, né à la Fresnaye-au-Sauvage, près Falaise, en 1536, fut lieutenant général à Caen (1572), député aux États de Blois (1588), président au présidial de Caen, 1594 ; il mourut en 1606 ou 1608. Il avait débuté en 1555 par des Foresteries. Il commença son Art poétique en 1574 ; Henri III l’invita à y travailler ; cet ouvrage n’était pas achevé en 1589, et ne parut qu’en 1605. — Éditions : Diverses Poésies, 1605, Caen, gr. in-8 ; Caen, 1869, 2 vol. i n-8 ; l’Art poétique, Paris, Garnier, 1885, in-12. — À consulter : A.-P. Lemercier, Étude littéraire et morale sur les poésies de Jean Vauquelin de la Fresnaye, Paris, 1887, in-8. Vianey, Les Satyres françaises de Vauquelin de la Fresnaye, Rev. des Universités du Midi, oct.-déc. 1895.
  91. Mathurin Régnier, de Chartres (1573-1613), neveu de Desportes, fit deux voyages à Rome à la suite du cardinal de Joyeuse et de M. de Béthune, ambassadeur du roi. Sur la fin de sa vie, il fut chanoine de Notre-Dame de Chartres, et eut 2000 livres de pension de Henri IV. — Éditions : 1608, 1612, 1729 et 1733, Londres, éd. Brossette ; 1853, Bibl. Elzév., éd. Viollet-le-Duc ; 1875, Lemerre, éd. Courbet, in-8. — À consulter : Sainte-Beuve, la Poésie au xvie siècle. H. Cherrier, Bibliogr. de Régnier, 1884, in-12. ; J. Vianey, M. Régnier, Hachette, 1826, in-8.
  92. Dans ses Discours de la vie et de la mort (1575).
  93. Dans ses Épitres morales, écrites en prison (1595).
  94. Cela ne s’applique guère à Henri IV, toujours avisé, et fort peu sentimental. Ses Lettres sont nerveuses et sèches avec quelques fusées d’imagination ; il faut se défier des apocryphes qui sont parfois les plus charmantes ; (Rev. d’Hist. litt., 1896) ; ses harangues sont vives, fermes ; la bonté et l’autorité y sont très attentivement combinées.

    Éditions : Lettres missives de Henri IV (Doc. inéd. sur l’Hist. de France), 1843-1876, 9 vol. in-4 ; Dussieux, Lettres intimes de Henri IV, in-8. 1876. — À consulter : Guadet, Henri IV, sa vie, son œuvre et ses écrits, 2e éd., Paris, 1882.

  95. Les Antiquités de Fauchet paraissent de 1579 à 1601. La Popelinière donne en 1581 son Histoire de France depuis l’an 1550. Du Haillan fait imprimer en 1576 son Histoire de France (depuis les origines). Dupleix (qui meurt en 1661), donne sa première édition en 1621 ; la science qu’il mêle à sa rhétorique vient d’André Duchesne. — À consulter : A. Thierry, Lettres sur l’Histoire de France et Dix Ans d’études historiques.
  96. Jacques-Auguste de Thou (1553-1617) commença vers 1581 à écrire l’Histoire de son temps, qui parut de 1604 à 1617. — Éditions : 1620, 4 vol., in-fol. ; 1733, Londres, 7 vol. in-fol.
  97. Hatzfeld et Darmesteter, le XVIe siècle en France, Paris, 5e éd., 1889 ; A. Benoist, la Syntaxe française entre Palsgrave et Vaugelas, Paris, 1877, in-8 ; Livet, la Grammaire et les Grammairiens au xvie siècle, Paris, 1859 ; De Blignières, Essai sur Amyot, Paris, 1851 ; Thurot, Histoire de la prononciation, 2 vol. in-8, 1881-84 ; Henri Estienne, les Dialogues et Traités sur la langue française ; E. Pasquier, Recherches et Lettres (p. 54-114, 213-221, 229-236 du t. II de l’éd. Feugère) ; les glossaires et tables de mots des éditions des écrivains du xvie siècle. Marty-Laveaux, La langue de la Pléiade, coll. de la Pléiade française. Appendice, t. I, Lemerre, 1896. F, Brunot, Histoire de la langue française, t. I et II, 1905-1906.
  98. Lettre à François Ier, éd. du Corpus Reformatorum, t. III.
  99. M. Chénevière n’en a compté que deux dans Bertaut, porte-larmes et fausse-foy.
  100. Montaigne, I 25 ; III, 5 ; Pasquier, Lettres, II, 12.
  101. À consulter : Lotheissen, Geschichte des franz. Literatur im xvii Jahrhundert, Wien, 1877-84, 4 vol. in-8.
  102. Biographie : François de Malherbe naquit à Caen en 1555 d’une famille de magistrats locaux, l’aîné de neuf enfants. Son père était protestant dès 1541 ; quatre de ses frères et sœurs furent baptisés dans l’Église réformée. Malherbe resta catholique, s’attacha au duc, d’Angoulême, fils naturel de Henri II, et le suivit en Provence comme secrétaire, en 1576. Il avait fait l’année précédente ses premiers vers, à l’occasion de la mort d’une jeune fille. Geneviève Rouxel. Il se maria en 1581 à la fille d’un président au Parlement de Provence, Madeleine de Coriolis, deux fois veuve déjà ; il en eut trois enfants, a qui il survécut. Après la mort du duc d’Angoulème (1586), Malherbe vécut en Normandie, assez gêné. Il fit imprimer en 1587 ses Larmes de saint Pierre, qu’il dédia à Henri III. Il habita de nouveau en Provence de 1595 à 1598 et, de 1599 à 1605. En 1600, à Aix, il offrit son Ode déjà de bienvenue à Marie de Médicis. En 1605, Des Yveteaux le présenta au roi, à qui Du Perron l’avait loué, et sur la recommandation de Henri IV, le grand écuyer, M. de Bellegarde, donna une charge d’écuyer du Roi au poète, qui fut aussi gentilhomme de la chambre. Il fut bien traité de la régente, qui lui donna une pension. Il était assez âpre solliciteur, et savait se faire payer de ses vers. Louis XIII lui donna 500 écus pour un sonnet, et Richelieu le fit trésorier de France. Séparé amicalement de sa femme, qui vivait en Provence, les grands chagrins lui vinrent par son fils Marc-Antoine, qui se fit condamner à mort pour duel, et qui, à peine gracié pour cette affaire, était tué dans une autre querelle en 1626 : le vieux Malherbe poursuivit énergiquement le meurtrier et ses compagnons, qu’il accusait d’assassinat. Il mourut en 1628.

    Éditions : Œuvres, Paris, 1630, in-4 ; éd. Lalanne (coll. des Grands Écrivains), Hachette, 5 vol. in-8, 1862. — À consulter : Sainte-Beuve, Poésie au xvie siècle, Roux-Alpheran, Recherches biographiques sur Malherbe, Aix, 1840, in-8. De Gournay, Étude sur la vie et les œuvres de Malherbe (Mém. de l’Acad. de Caen), 1852. A. Gasté, la Jeunesse de Malherbe, Caen, 1890, in-8. G. Allais, Malherbe, 1891. F. Brunot, la Doctrine de Malherbe, Paris, 1891, in-8. F. Brunetiére, la Réforme de Malherbe et l’évolution des genres. Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1892. Arnould, Anecdotes inédites sur Malherbe, supplément de la vie de Malherbe par Racan, Paris, 1892. V. Bourrienne, Malherbe. Points obscurs et nouveaux de sa vie normande. Paris, in-8, 1896.

  103. Racan, Vie de Malherbe.
  104. Balzac.
  105. Biographie : Th. Agrippa d’Aubigné, né en 1550 en Saintonge, étudia à Paris et à Genève, et prit les armes à dix-huit ans dans la troisième guerre civile. Il servit à Jarnac et à la Roche-Abeille, puis au siège de la Rochelle. En 1573, il s’attacha au roi de Navarre, et plut à Charles IX par son talent poétique. En 1576 il s’échappe de la cour avec son maître qu’il sert avec activité et dévouement. Il accuse Henri d’ingratitude ; mais il était le plus incommode et le plus exigeant des serviteurs. Il assiste à Coutras (1587), aux sièges de Paris, à la campagne de Normandie. Il ne pardonna pas à Henri IV son abjuration, mais continua à le servir : il fut gouverneur de Maillezais, vice-amiral de Guyenne et de Bretagne. Sous la régence, il prit les armes avec Rohan, et se retira à Genève en 1620 ; il s’y remaria à plus de soixante-dix ans, et mourut en 1630.

    Éditions : Histoire universelle. Paris, 1886. 4 vol. in-8 (Soc. de l’Histoire de France) ; Œuvres complètes (en partie inédites), par Reaume et de Caussade, Lemerre, 1873-92, 6 vol. in-8. — À consulter : Sayous, Sainte-Beuve, ouvr. cités ; Postansque, Th. A. d’Aubigné, sa vie, ses œuvres et son parti, Montpellier, 1854, in-8 ; Pergameni, la Satire au xvie s. et les Tragiques d’A. d’Aubigné, Bruxelles, 1882, in-8.

  106. Dès 1593, certains morceaux circulaient, et Marie Stuart même en connut quelques-uns dans sa prison.
  107. Ce fut ce qui sauva Fæneste d’un oubli complet : il paraît que Condé goûtait ce pamphlet.
  108. Qu’on lise les vers suivants ; on verra si les formes simples de Malherbe n’étaient pas un progrès et un intermédiaire nécessaire entre les rythmes confus du xvie s. et les rythmes compliqués du xixe :

    À tant elle approcha sa tête du berceau,
    La releva dessus ; | il ne sortait plus d’eau
    De ses yeux consumés ; | de ses playes mortelles
    Le sang mouillait l’enfant ; | point de lait aux mamelles,
    Mais des peaux sans humeur ; | ce corps séché, retrait,
    De la France qui meurt fut un autre portrait.
    Elle cherchait des yeux deux de ses fils encore ;
    Nos fronts l’épouvantaient ; | enfin la mort dévore
    En même temps ces trois.|

  109. Théophile de Viau (1596-1626), né à Clairac près d’Agen, fut lié d’abord avec Balzac, puis se brouilla bruyamment avec lui. Banni comme huguenot et libertin, en 1619, il abjura ; mais, après la publication du Parnasse satirique, et dénoncé comme athée par le P. Garasse, il fut condamné à être brûlé en 1623, puis, après un long procès, vit sa peine commuée en bannissement (1625), et alla mourir à Chantilly chez le duc de Montmorency son protecteur. — Édition : par Alleaume, Bibl. elzév., in-16. — À consulter : J. Andrieu, Théophile de Viau, étude bio-bibliographique, Bordeaux et Paris, 1880, in-8. K. Schirmacher, Th. du V., seine Leben und seine Werke. Paris et Leipzig, 1897, in-8.
  110. Biographie : Honoré d’Urfé, né à Marseille en 1568, suivit le parti de la Ligue et la fortune du duc de Nemours, et se retira en Savoie après le triomphe de la cause royale. Il épousa en 1600 sa belle-sœur Diane de Châteaumorand : hormis ce fait, toute l’histoire de leurs amours est un roman calqué sur l’Astrée. Il mourut en 1625. Il a fait, avec l’Astrée, un poème du Départ de Sireine, une imitation de la Diane de Montemayor, qu’il acheva en 1599, et des Épitres morales (Lyon, 1593, in-12).

    Éditions : L’Astrée, 1re partie, 1607, in-8 (I I-XII) ; 2e partie, Paris, 1612, in-8 ; 3e partie, 1619 ; 4e et 5e parties (posthumes), publ. par Baro, secrétaire de l’auteur, 1627. Les cinq parties : Paris, 1633, 5 vol. in-8 ; Rouen, 1647, 5 vol. in-8. — À consulter : Patru, Plaidoyers et œuvres diverses, t. II, p. 889-906, Paris, 1681 ; A. Bernard, les D’Urfé, Paris, 1839, in-8 ; N. Bonafous, Études sur l’Astrée, Paris, 1846, in-8. Sur l’influence de l’Espagne, Brunetière, Études critiques sur l’hist. de la litt. française, t. IV, p. 51-73. — La Diane parut en 1542, et fut traduite en français par G. Chapuis, Lyon, 1582 ; puis par un anonyme, Paris, Du Brueil, 1613.

  111. À consulter : Somaize, Dictionnaire des Précieuses, éd. Livet, Bibl. Elzév., 2 vol. ; in-16 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Monmerqué, Paris, 1840, 10 vol. in-12. Et les œuvres de Sarrazin, Godeau, etc., ainsi que les Correspondances du temps (cf. G. Lanson, Choix de lettres du xviie s., Hachette, in-16) ; Rœderer, Mémoire pour servir à l’Histoire de la société polie en France, Paris, 1835, in-8 ; Livet, Précieux et Précieuses, Paris, 1859, in-8 ; Cousin, la Société française au xviie s. ; Mme  de Sablé ; Mme  de Hautefort ; la Jeunesse de Mme  de Longueville ; Mme  de Longueville et la Fronde, 6 vol. in-12, Paris, Didier ; E. de Barthélémy, la Comtesse de Maure, Paris, in-16 ; 1863. Brunetière, Études critiques, etc., t. II, p. 1-27.
  112. C’est le point de vue où il faut se placer pour comprendre non seulement la vie de cette époque, mais aussi la littérature précieuse. On ne saurait dire à quel point l’ignorance, la grossièreté, la brutalité étaient venues, après quarante ans de guerres civiles, à la cour et dans la noblesse. Les dames, telles que la marquise de Rambouillet, furent les institutrices de la haute société : elles firent de la galanterie et de la politesse les freins du tempérament ; elles substituèrent peu à peu des plaisirs et des goûts intellectuels aux passions et aux jouissances brutales. Les gens de lettres aidèrent les dames à parfaire leur œuvre : la condition des uns et des autres en devenait meilleure. Voyez dans Sorel comment Francion civilisa Clérante aux environs de 1620. Tous les romans, depuis d’Urfé jusqu’à Mlle  de Scudéry, mais surtout l’Astrée, le Cyrus et la Clélie, sont de vrais « romans d’éducation ». C’est un contresens que d’y chercher, comme Cousin, la peinture du monde réel : ce sont des manuels de civilité, et lorsqu’il s’y trouve des portraits, le rude naturel en est systématiquement éliminé, et tout le tempérament qui résiste au dressage mondain.
  113. L’Adone, poema del cavalier Marino, Parigi, 1623, in-fol. Il est appelé Marini, dans le Privilège.
  114. Adone, VI, 36, 37.
  115. Car il mourut en 1611 et ne sortit plus de chez lui après 1608.
  116. Les lettres de Chapelain à Carel de Sainte-Garde (au tome II de l’éd. T de Larroque) nous montrent ce qu’en 1639 le mieux informé des français connaît de la littérature espagnole. - À consulter : Morel Fatio, Études sur l’Espagne, t. I.
  117. Les pointes sont proprement des jeux de mots, qui consistent à prendre un mot tour à tour ou simultanément dans deux acceptions différentes, comme le propre et le figuré, etc.

    Brûlé de plus de feux que je n’en allumai. (Racine.)

    La pointe consiste à prendre feux à la fois au figuré comme régime de brûlé, et au propre comme antécédent du relatif.

    Belle Philis, on désespère
    Alors qu’on espère toujours. (Molière.)

    Dans le composé, espérer a son sens commun, dans le simple il signifie attendre.

  118. Fr. de Maynard, né à Toulouse en 1582, secrétaire des commandements de Marguerite de Valois, fut nommé en 1618 président au présidial d’Aurillac, suivit en Italie (1634) l’ambassadeur M. de Noailles avec qui il se brouilla, et qui le mit dans la disgrâce de Richelieu. Il mourut en 1646, n’ayant fait que de rares séjours à Paris ou à la cour depuis 1618.

    Édition : Œuvres poétiques, Paris, Lemerre, 1885-88, 3 vol. in-12.

  119. Honorat de Racan, né en Touraine (1589), fut page du duc de Bellegarde, chez qui il connut Malherbe. Il servit au siège de la Rochelle. Il se maria en 1628, et se retira dans ses terres. Il mourut en 1670. — Édition : Œuvres complètes, Bibl. elzév., 2 vol. in-16, 1857. — A consulter : L. Arnould, Racan, Histoire anecdotique et critique de sa vie et de ses œuvres, 1896, gr. in-8.
  120. Vincent Voiture (1598-1648) eut pour protecteurs principaux et pour amis le comte d’Avaux et le cardinal de la Valette. Il fut introducteur des ambassadeurs du duc d’Orléans, gentilhomme ordinaire et maître d’hôtel de la duchesse, puis maître d’hôtel du roi, et premier commis du comte d’A vaux, lorsque celui-ci fut surintendant des finances. — Édition : Œuvres complètes, éd. Ubicini, Paris, 1855, 2 vol. in-18. — À consulter : Lettres du comte d’Avaux à Voiture, publ. par Am. Roux, Paris, 1858, in-8.
  121. Le Père Lemoyne, Saint Louis, 17 chants, 1651-53 : 18 chants, 1658 ; Scudéry, Alaric, 10 chants, 1654 ; Chapelain, la Pucelle, 24 chants (12 publiés en 1656, 12 inédits jusqu’à nos jours) ; Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis, 26 chants. 1657 (réduits à 20 en 1673) ; Le Laboureur. Charlemagne, 42 chants, 1664 ; Carel de Sainte-Garde, Childebrand, 16 livres, 1666 (devenu en 1679 Charles Martel) ; ajoutez Saint-Amaut. Moyse sauvé, 1653 ; Godeau, Saint Paul, 1654 ; Coras, Jonas, Josué, Samson, David, 1662-1665 ; Perrault, Saint Paulin, 1675. — À consulter ; Duchesne, les Poèmes épiques du xviie siècle, 1870 ; Chérot, Étude sur le P. Lemoyne, 1887 ; R. Toinet, Quelques recherches autour des poèmes héroïque épiques français du xviie siècle, 1899
  122. Gomberville, Polexandre, 1632 (éd. Complète, 5 vol. in-8, 1637). La Calprenède, Cassandre, 10 vol., 1644-50 ; Cléopâtre, 12 vol., 1647 et suiv. ; Pharamond, 12 vol., 1661-1670 (les tomes VII-XII sont du sr. d’Ortigue de Vaumorière). Mlle  de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, 1649-53, 10 vol. ; Clélie, 1656-60, 10 vol. — À consulter : Rathery et Boutron, Mlle  de Scudéry, Paris, in-8, 1873. Kœrting, Geschichte des franz. Romans im XVII Jahr., Leipzig und Oppeln, 1885-7, 2 vol. in-8. A. Lebreton, le Roman français au xviie siècle, Paris, 1890, in-18. Brunetière, Études critiques, etc., t. IV, V. Fournel, Littérature indépendante, Didier, 1862, in-16.
  123. Si on veut voir comment, depuis l’héroïque jusqu’au burlesque, toutes les façons de fausser la nature s’entretiennent et peuvent s’unir dans un seul esprit, on n’a qu’à examiner l’œuvre folle et fantaisiste de Cyrano de Bergerac.
  124. Marc-Antoine de Gérard, sieur de Saint-Amant (1594-1661), s’attacha au duc de Retz, puis au comte d’Harcourt qu’il suivit dans ses campagnes maritimes et terrestres, et dans sa mission d’Angleterre en 1613. Il suivit en 1645 Marie de Gonzague en Pologne, où elle allait épouser le roi Ladislas Sigismond.

    Édition : Œuvres complètes, Bibl. elzév., Paris, 1855, 2 vol. in-16.

  125. À consulter : E. Roy, Étude sur Charles Sorel, Paris, Hachette, 1891, in-8.
  126. Paul Scarron (1610-1660), fils d’un conseiller au Parlement, fut saisi à vingt-sept ans d’un rhumatisme déformant, qui ne lui enleva rien de sa gaieté. Il épousa en 1652 Mlle d’Aubigné, la future Mme de Maintenon. Le Roman comique est de 1651. — Édition : Œuvres complètes. Paris, 1786, 7 vol. in-8. — À consulter : P. Morillot, Scarron et le Génie burlesque, Paris, 1888, in-8.
  127. Biographie : Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654) était filleul du duc d’Épernon, au service de qui il fut d’abord : en 1621-1622, un fils du duc, l’archevêque de Toulouse, cardinal de la Valette, l’employa comme agent à Rome. Dès 1624, il se retira chez lui, et à partir de 1631 n’en bougea plus guère. Il fut présenté très tard à l’Hôtel de Rambouillet dans un de ses derniers voyages à Paris ; le dernier est de 1636, et c’est dans celui-là qu’il fit son unique apparition à l’Académie française, dont on l’avait mis malgré lui. Richelieu l’avait fait conseiller d’État et historiographe de France, sans peut-être se montrer disposé à utiliser les talents de Balzac dans les grands emplois auxquels celui-ci se serait estimé propre. On ne sait ce que peut être la tempête qui en 1627 faillit le briser. Il y eut à coup sûr quelque déception d’ambition dans sa retraite philosphique.

    Éditions : Lettres (1er recueil), 1624, in-8, Paris. Le Prince, 1631, in-4. Socrate chrétien, 1652, in-8. Œuvres, Paris, 1663, 2 vol. in-fol. Lettres inédites de Balzac (Doc. Inéd. Sur l’Hist. De France) au t. I (in-4) des Mélanges historiques. — À consulter : E. Roy, De J.-L. Guezio Balzac en contra dom. Joannem Gulonium disputante, Hachette, 1892, in-8.

  128. Cf. Tallement des Réaux, les Historiettes des contemporains de Henri IV et de la Régence ; et Saint-Evremond, la lettre connue au comte d’Olonne.
  129. Balzac, Lettres, l. VII, I. 49, éd. 1665.
  130. Biographie : Jean Chapelain (1595-1674), fils d’un notaire, se fit connaître d’abord par la Préface de l’Adone, puis par des Odes, et par son poème épique de la Pucelle, dont les 12 premiers chants parurent en 1656, au bout de vingt ans de travail. Il était très considéré de Richelieu, et il fut de même en grand crédit auprès de Colbert, dont il fut le principal agent dans la répartition des libéralités royales entre les principaux savants et écrivains de France et d’Europe ; très écouté à l’Hôtel de Rambouillet, il eut jusqu’à la fin, en dépit de Boileau, l’estime et l’amitié de Montausier, de Retz, de Mme  de Sévigné. Sensible à la flatterie, et fort rancunier, il était du reste bon homme et serviable. Il avait de riches pensions, mais il y a sans doute beaucoup de légende dans ce qu’on dit de son avarice.

    Éditions : la Pucelle (les 12 derniers chants), Orléans, Herluison, 1882, in-16. Lettres, éd. Tamizey de Larroque, Doc. inéd sur l’Hist. De France, Paris, 1880-1883, 2 vol. in-4. — À consulter : Fabre, Chapelain et nos deux premières académies, Paris, 1890.

  131. Biographie : René Descartes (1596-1650) fait ses études chez les jésuites, à la Flèche ; puis il s’en va servir comme volontaire sous Maurice de Nassau et sous le duc de Bavière : il parcourt la Hollande, l’Autriche, la Hongrie, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie. Il rentre à Paris en 1625, et s’y cache pendant deux ans à tous ses amis, pour sauver son temps et son indépendance. En 1629, il part pour la Hollande, et réside à Leyde, à Utrecht, à Amsterdam, jusqu’à ce que, tourmenté par les théologiens de Leyde, il accepte les offres de la reine Christine : il se rend auprès d’elle en 1649, et meurt en Suède. Il avait supprimé en 1633 son Traité du monde, effrayé qu’il était par la condamnation de Galilée, et c’est pour suppléer en quelque façon à ce grand ouvrage, qu’il donna son Discours de la Méthode. — Édition : Œuvres complètes, éd. Cousin, Paris, 1824. 10 vol. in-8. Œuvres, p.p. Ch. Adam et P. Tannory, t. I-IV, correspondance, Cerf, 1897-1901, in-4. — À consulter Krantz, Essai sur l’esthétique de Descartes, Paris, 1882, in-8 ; Brunetière, Études critiques, etc., t. III et IV ; Fonillée, Descartes, Paris, Hachette. in-16, 1893 ; Liard, Descartes, Alcan, in-18, 1881 ; F. Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, 2 v. in-18, 1868, 2e éd. ; G. Lanson, Hommes et Livres (le Héros cornélien et le Généreux selon Descartes), 1895, in-12 ; L’influence de Descartes sur la litt. française. Revue de Metaphysique, juilet 1896.
  132. Traité des Passions, art. 139.
  133. Ibid., art. 83.
  134. Traité des Passions, art. 48 et 49.
  135. À consulter : Somaize, Dict. des Précieuses ; Roy, Étude sur Ch. Sorel ; Balzac, Socrate chrétien, X ; Dissert. critiques, VI ; Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène (Entr. sur la langue française) ; Pellisson et d’Olivet, Hist. De l’Acad., éd. Livet (les Appendices du t. I).
  136. À consulter : Pellisson et d’Olivet, Histoire de l’Académie française, édit. Ch. Livet, 2 vol. in-8, Paris, Didier, 1838 ; H. Kerviler, la Bretagne à l’Académie française au xviie siècle, in-8, 1879. Les Registres de l’Académie française (1672-1793). Paris. Didot, 3 v. in-8, 1895.
  137. Les quarante premiers académiciens furent : Godeau, Gombauld, Chapelain, les deux Habert, Conrart, Serizay, Malleville, Faret, Desmarets, Boisrobert, Bautru, les deux Du Chastelet, Silhon, Sirmond, Bourzeys, Meziriac, Maynard, Colletet, Gomberville, Saint-Amand, Colomby, Baudoin, l’Estoile, de Porchères, Baro, Racan, Servien, Balzac, Bardin, Boissat, Vaugelas, Voiture, Laugier, Montmort, La Chambre, Seguier, Giry, Granier.
  138. Claude Favre. sieur de Vaugelas (1585-1650), sixième fils du président Favre, fut chambellan du duc d’Orléans.

    Éditions : Remarques sur la langue française, in-4, Paris, 1647 ; Quinte-Curce (traduction), in-4. Paris, 1653, (édit. de Conrart el Chapelain), 1659 (édit. de Patru)

  139. Éditions : Dictionnaire de l’Académie, 2 vol. in-fol., Paris, 1694 ; Furetière, Dictionnaire universel, 2 vol. in-fol., Rotterdam, 1690 ; Saint-Evremond, la Comédie des Académistes (au t. I de ses Œuvres) ; Dupleix, la Liberté de la langue française dans sa pureté, in-4, 1651 ; Ménage, Observations sur la langue française, in-12, Paris, 1673 ; Bouhours, Doutes sur la langue française, in-12, Paris, 1674 ; Th. Corneille, Observations sur les remarques de M. de Vaugelas, 2 vol. in-12, Paris, 1705 ; Opuscules sur la litt. fr. par divers Académiciens (Dangeau, Choisy), in-12, Paris, 1754. — Pour la suite du travail académique au xviiie siècle, Régnier-Desmarais, d’Olivet, Duclos.
  140. À consulter : Faguet, la Tragédie française au xvie siècle, in-8, Paris, 1883. Pour tout le xvie et le xviie s., les frères Parfaiet, Histoire du Théâtre Français, 15 vol. in-12, 1735 et suiv. ; G. Lanson. Études sur les origines de la tragédie classique en France — Comment s’est opérée la substitution de la tragédie aux Mystères et Moralités (avec un catalogue des représentations) ; Idée de la tragédie en France avant Jodelle, Revue d’histoire littéraire, 1903-1904.
  141. L’Antigone d’Alamanni fut jouée devant la cour de François Ier.
  142. Cf. I. Pinveri, Lazare de Baïf, 1900.
  143. Étienne Jodelle (1532-1573), né à Paris, fit jouer sa Cléopâtre captive en 1552. Il mourut à quarante ans, usé et misérable. — Édition : Marty-Laveaux, 2 vol. in-8, Paris, Lemerre, 1868-70.
  144. Bastier de La Péruse, Médée ; Grévin, Jules César, d’après Muret (ef. L. Pinvert, Jacques Grévin, 1899) ; Fl. Chrétien, Jephté (d’après Buchanan) ; Jean de la Taille, Saül le Furieux et les Gabéonites ; Ganier, Porcie, Cornélie, Hippolyte, Marc-Antoine, la Troade, Antigone, les Juives, Bradamante, tragi-com. ; Monchrétien, Sophonisbe David, Aman, l’Écossaisse, Hector, les Lacènes, Bergerie.
  145. Robert Garnier (1535-1601), Manceau, fut avocat au Parlement de Paris et lieutenant criminel au Mans. Il fit paraître ses tragédies de 1568 à 1580. — Éditions : in-12, 1585 ; 4 vol. in-12, Heilbronn, 1882-83. — À consulter : Bernage, Étude sur Robert Garnier, in-8, Paris, 1880. Chardon, Robert Garnier, 1905.
  146. Sur Montchrétien, cf. p. 334. n. 2.
  147. Julii Cæsaris Scaligeri Poetices libri septem, in-4, 1561. — À consulter : Lintilhae, J.-C. Scaliger, fondateur du classicisme (Nouvelle Revue, 15 mai et 1er juin 1890).
  148. J. Marsan, la Pastorale dramatique en France. 1905, in-8.
  149. H. Carrington Lancaster. The French Tragicomedy (1551-1628). 1907.
  150. Ce qui suit, entre crochets, a été ajouté dans la 11e édition.
  151. Alexandre Hardy, né entre 1569 et 1575, débuta vers 1593, et mourut vers 1631-1632. — Édition : E Stengel, Marburg, 1884, 5 vol, in-12, — A consulter : E. Rigal, A. Hardy et le Théâtre français, in-8, Paris, 1889, le Théâtre français avant la période classique, 1900.
  152. Mss de Laurent Mahelot, Bibl. Nat., Fr. 24 330 (Mem. de la Soc. de l’Histoire de Paris, t. XXVIII) ; cf. Rigal, ouvr. cité, et le Catalogue du Ministère de l’instr. publ. et des beaux-arts pour l’Exposition universelle de 1878, Paris, 1878, p. 60 et 80.
  153. Éditions : Silvie, éd, Marsan, 1906, in-8o ; Silvanire, éd. Otto, 1890 ; Sophonisbe, 1888. éd. Volmöller. — A consulter : Bizos, Étude sur J. de Mairet, 1877. J. Marsan, La pastorale dramatique en France, 1906, in-8o.
  154. À consulter : outre Rigal, H. Breitinger, les Unités d’Aristote avant le Cid de Corneille, Genève, 1879, in-12. Ch. Arnaud, Étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac, in-8, Paris, 1887. Brunetière. Études critiques, t. IV. G. Lanson, le Théâtre classique au temps d’Alexandre Hardy, dans Hommes et Livres. 1895
  155. Ancien Théâtre français, Bibl. elzév., t. VIII.
  156. Éditions : in-4, Paris, 1657 ; Amsterdam, 2 vol. in-12, 1735.
  157. À consulter : Mérimée, éd. de las Mocedades del Cid, Toulouse, 1890. Sur la légende du Cid, Milà y Fontanals, de la Poesia heroico popular Castellana, Barcelona, 1874, p. 219-301. — E. Maritnenche, La Comedia espagnole en France, 1900.
  158. Pierre Corneille, né le 6 juin 1606, à Rouen, était d’une famille de robe ; il étudia le droit, fut reçu avocat, et acquit une charge d’avocat général à la table de marbre du Palais (eaux et forêts, et navigation). Il fit en 1620 sa première, œuvre dramatique, Mélite. Il fut un moment un des cinq auteurs qui écrivaient des pièces sous la direction de Richelieu ; il collabora aussi à la Guirlande de Julie. Il se maria en 1640, après Horace. L’Académie le reçut en 1647, après deux échecs. En 1650, il se défait de sa charge. De 1652 à 1659, de Pertharite à Œdipe, il se tient éloigné du théâtre. En 1662, il transporte son domicile de Rouen à Paris, et reçoit l’année suivante du roi une pension de deux mille livres, qui dès 1665 fut irrégulièrement payée. Il perdit un fils de quatorze ans en 1667 : un autre, qui était officier de cavalier, fut tué au siège de Grave en 1674. Cette même année 1674, Corneille donna sa dernière pièce, Surena. Il mourut assez misérable dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684. — La chronologie des premières pièces de Corneille a été longtemps établie d’une manière erronée : voici comment ou l’a corrigea : le Cid, déc. 1636 ou janv. 1637 ; Horace et Cinna, 1640 ; Polyeucte, 1643 ; Pompée et le Menteur, hiver de 1643-1644 ; la Suite du Menteur, sans doute 1644 ; Rodogune, hiver de 1644-1645 ; Théodore, 1645. (Cf. édit. Marty-Laveaux, t. X, p. 423-425.) Mais il reste encore bien de l’incertitude. M. Rigal met Polyeucte en 1641 : ce qui réagit sur les dates des pièces suivantes.
    Éditions : le Théâtre de Corneille, revu et corrigé par l’auteur (avec les Discours et les Examens), Paris, A. Courbé, 3 vol. in-8. 1660 ; édit. Marty-Laveaux, Coll. des Grands Écrivains, 12 vol. in-8, Paris, Hachette et Cie, 1862.
    À consulter : pour le détail des éditions, et pour tous les ouvrages relatifs à Corneille, qui sont antérieurs à 1862, Marty-Laveaux, t. XII, p. 517-567. — Depuis 1862 : E. Picot, Bibliographie Cornélienne, in-8, 1876. (Additions, par Le Verdier et Polay, 1908) ; Brunetière, les Époques du théâtre français, 1re et 2e Conf., 1892. Bouquet, Points obscurs et nouveaux de la vie de Corneille, in-8, Paris, 1888. Lemaître, Impressions de théâtre, t. I, III et V ; G. Lanson, Corneille (Coll. des Grands écrivains), 1898.
  159. Discours des trois unités.
  160. À consulter : Hanotaux, la Jeunesse de Richelieu, in-8, 1893.
  161. Nicomède suit Don Sanche, qui lui est identique ; mais le sujet, dans Don Sanche, était enveloppé de romanesque espagnol.
  162. Sertorius ; Martian de Pulchérie.
  163. Antiochus et Séleucus de Rodogune.
  164. Rodogune ; Attale de Nicomède ; Viriate de Sertorius ; Othon, et Camille, etc.
  165. Arsinoé, de Nicomède ; Vinius, Martian et Lacus, d’Othon ; Félix, de Polyeucte, Ptolémée et ses ministres, de Pompée, etc.
  166. Et encore pourrait-on citer Wallenstein comme une preuve que Corneille n’exagère pas tant. D’autre part, ne voit-on pas de Lyonne offrir à Louis XIV de le débarrasser par l’assassinat d’un ennemi politique (cf. G. Lanson, Choix de lettres du xviie s., p. 325). C’est donc pour nous surtout, et non selon la réalité des mœurs du temps, qu’il faut rabattre des froides horreurs de la tragédie politique.
  167. Alcinoée (1640), Scévole (1647).
  168. Éditions : Théâtre. éd. E. Girard, 1904-1907. À consulter : N. M. Bernardin, Un précurseur de Racine, Tristan l’Hermite, in-8, 1895. Le Page disgraçæ, ed. Aug. Dietrich, 1898.
  169. Jean Rotrou, né à Dreux en 1609, n’avait pas vingt ans quand il composa sa première œuvre, l’Hypocondriaque ; il dit en 1634 avoir fait déjà trente pièces. Il succéda sans doute à Hardy comme poète de l’Hôtel de Bourgogne. Puis il fut un des cinq auteurs de Richelieu. Il trouva un protecteur dans le comte de Belin, un seigneur très passionné pour le théâtre. Il eut quelques relations avec l’Hôtel de Rambouillet. En 1639, il devint lieutenant au bailliage de Dreux : il mourut en 1650, d’une maladie épidémique qui ravageait la ville. Dans sa fin, comme dans sa vie, presque tout ce qu’on raconte est légendaire : il n’y a de réel que son courage et son dévouement en face du danger.

    Édition : Viollet-le-Duc, 5 vol. in-8, 1820-22. — A consulter : Jarry, Essai sur les œuvres dramatiques de Jean Rotrou, in-8, 1868. Person, Histoire du véritable Saint-Genest ; Histoire de Venceslas de Rotrou, in-8, Paris, 1882. H. Chardon, la Vie de Rotrou mieux connue, in-8, Paris, 1884. L. Curnier, Étude sur Jean Rotrou, in-8, Paris. 1885. Stiefel, Unbekannte italienische Quellen J. de Rotrou’s, Oppeln, 1891, in-8 ; Ueber die chronologie von J. de R.s dramatischen Werken, Berlin, 1894, in-8. (Zeitschrift f. franz. Sprache und Lit.). Vinney, Deux sources inconnues de R., Dôle, 1891, in-8. Steffens, J. de R. als Nachahmer Lope de Vega’s, Oppeln, 1891, in-8.

  170. Il a écrit vingt et une pièces en huit ans (1628-36), et quatorze seulement dans les quatorze dernières années de sa vie (1637-1650).
  171. Tiré de Lope de Vega, Lo fingido verdadero, et du P. L. Cellot, jésuite, Sanctus Adrianus, martyr. — Rotrou doit aussi Cosroès au P. Cellot.
  172. Tiré de Rojas, No hay ser padre siendo rey.
  173. Tirées toutes les deux de Lope de Vega.
  174. À consulter : Racine, Histoire de Port-Royal, éd. Gazier, 1909. Thomas Dufossé, Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, éd. Complète, par M. Bouquet, 1876-1879. Sainte-Beuve, Port-Royal, 7 vol. in-16. Séché, les Derniers Jansénistes, 3 vol. in-8, Paris, 1891-92. Brunetière, Études critiques, t. IV.
  175. À consulter : Le P. Garasse, Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, 1623 ; Mémoires, éd. Nisard, 1861. L’Estoile, Tallemant, Mme  de Motteville, Guy Patin, Saint-Évremond, passim. Lachèvre. Le procès du poète Théophale de Viau. 2 vol., 1909. Perrens, les Libertins au xviie siècle, 1896 G. Lanson, Revue des Cours, 1908-1909.
  176. L’Église laissait à la liberté des fidèles l’option entre les systèmes qui concilient le libre arbitre et la grâce, celui de saint Thomas, où domine la grâce, et celui du jésuite Molina, où domine la liberté. Elle n’imposait aucune de ces explications.
  177. Jansénius, évèque d’Ypres, 1585-1638. Son fameux ouvrage, intitulé Augustinus, fut publié en 1640 par ses amis.
  178. Il y revint aussi des religieuses à partir de 1648.
  179. Ils étaient trois frères, neveux d’Arnauld : Antoine Le Maître, Le Maître de Saci, traducteur de la Bible et de Térence, et Le Maître de Séricourt.
  180. Il y a quelques élèves dès 1637 autour de M. Singlin. Les petites écoles se développent à Paris en 1646, puis à Port-Royal des Champs.
  181. L’avocat Arnauld, qui plaida à la fin du xvie s. contre les jésuites, eut 22 enfants, parmi lesquels une fille fut la mère des trois Le Maître, 2 autres furent les mères Angélique et Agnès, abbesses de Port-Royal, et 5 autres y furent religieuses. Parmi les fils, Arnauld d’Andilly (Journal, Jouaust, 1892, in-8) eut 5 filles à Port-Royal, et 3 fils (dont le marquis de Pomponne) ; un autre fut l’évêque d’Angers, et le plus jeune, vingtième enfant de l’avocat, fut le grand Antoine Arnauld (1612-1694). Il donna en 1643 son traité de la Fréquente Communion, fut censuré par la Sorbonne en 1656, s’en alla en exil en 1678, et y mourut. Lettres, Nancy, 1729, 9 vol. in-12. Œuvres. Lausanne. 1775, 45 vol. in-4.
  182. Nicole (1628-1695) suivit Arnauld en exil, mais se lassa et obtint de l’archevêque de Paris la permission de rentrer à Paris. Les premiers Essais de morale et instructions théologiques parurent en 1671.
  183. Éditions : Provinciales : éditions séparées, en feuilles, du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657 ; recueils, Cologne, P. de la Vallée [Amsterdam, Elzévier], 1657 ; Cologne, N. Schoute, 1659. Trad. latine de Wendrocke (Nicole), Cologne, N. Sehoute [Amsterdam, Elzévier], 1658. Pensées : éd. de Port-Royal, 1670 ; éd. de Condorcet. 1776 ; éd. de Bossut. 1779 ; éd. Framtin, 1835 (revue en 1853) ; éd. Faugère (1re édit, conforme au manuscrit, signalé par le rapport de V. Cousin), 1844 ; éd. Havel, 1851 ; 2e édit., 1866, Paris, Delagrave, 2 vol. in-8 ; éd. Astié, Paris et Lausanne, 1857 ; éd. V. Rocher, Mame, 1873 ; éd. Molinier, Lemerre, 1877 ; éd. Michaud (dans l’ordre du manuscrit), Fribourg, in-4. 1896. Les Provinciales, éd. Faugère, Coll. des Grands Écriv., 2 vol. in-8, 1887-95 Œuvres completes, 1re série (jusqu’au Mémorial de 1654), p. p. L. Brunschvieg et P. Boutroux, 3 vol. in-8, 1908, 3e} série (Pensées) 3 vol. in-8, 1904 (Coll. des Gr. Écriv.), E. Jovy, Pascal inédit, 1908. — À consulter : Voltaire, Remarques sur les Pensées de Pascal ; A. Vinet, Études sur Pascal, in-8, 1846 ; Bertrand, Pascal in-8, 1890 ; Droz, le Scepticisme de Pascal, 1886 ; Brunetière, Études critiques, t. I et III ; V. Giraud, Pascal, l’homme et l’aœvre, 1899, E. Boutroux, Pascal, 1900 ; F. Mathieu, Pascal et l’expérience du Puy-de Dôme, Rev. de Paris, 1906-1907 ; F. Strowski, Pascal et son temps, 1907-1908, 3 vol.
  184. Gilberte Pascal (1620-1687) épousa en 1641 Florin Périer, conseiller à la cour des Aides de Clermont ; Marguerite Périer, la miraculée, et Étienne Périer, l’auteur de la Préface de 1670, sont ses enfants. — Jacqueline Pascal (1625-1661), esprit vif, imagination de feu, fut comme une enfant prodige, obtint à treize ans un prix de poésie. Après la mort de son père, elle entra à Port-Royal, le 4 janvier 1652. Elle fut des plus opposées au formulaire. — À consulter : Lettres, opuscules et mémoires de Mme  Perier et de Jacqueline, etc., par P. Faugère, in-8, Paris, 1845.
  185. Lettres, 2 vol. in-12, Paris, 1689.
  186. Sur le rôle de la raison de Pascal dans sa conversion, cf. le traité de la Conversion du pêcheur, et la Vie écrite par Mme  Périer.
  187. Liber theologiæ moralis, etc., Lyon, 1652.
  188. On peut voir, en examinant le petit écrit intitulé Théologie morale des Jésuites (1644, in-12), ce que ces amis ont fourni à Pascal : presque toute la matière des lettres IV-X est ramassée dans les 40 ou 50 pages de cette terne et sèche compilation. Et M. Strowski a montré que d’autres écrits d’Arnauld avaient été employés par Pascal : si bien que l’originalité des Provinciales n’est ni dans l’information ni dans les arguments, elle n’en est pas diminuée d’ailleurs
  189. On mieux encore le plan exposé par Filleau et La Chaise dans le projet primitif de Préface dont la famille de Pascal ne vouhit pas. Étienne Périer n’a fait que resserrer le développement de M. de la Chaise. On trouve ce discours dans l’édition des Pensées de Lyon. 1687, in-12, et même déjà dans l’éd. Desprez, Paris. 1673.
  190. Je n’oserais affirmer que ce morceau du pari ait été conçu et rédigé pour entrer dans l’Apologie.
  191. À la stoicienne, dogmatique, et à l’épicurienne, sceptique.
  192. Ou plutôt, les trois premières parties sont la démonstration rationnelle du christianisme ; la dernière est la constatation du fait de sa divinité.
  193. Examen de conscience philosophique. Rev. des Deux-Mondes, 15 août 1889.
  194. Une autre preuve de ce que j’avance, c’est l’extrême difficulté qu’on a pour discerner les Pensées qui ne se rapportent pas au dessein de l’Apologie. Pascal a eu de tout temps l’habitude de jeter sur le papier les idées qui lui venaient.
  195. Dans une étude plus ample que celle-ci, il faudrait étudier de près les écrits scientifiques, opuscules et lettres de Pascal ; eu y trouverait, outre une vive image de son humeur et de sa figure morale, l’idée nette de sa méthode et de sa logique. (Distinction des méthodes selon les objets à connaître ; à chaque ordre d’objets sa méthode spéciale. On se trompe, si l’on raisonne sur les choses de fait, dont les sens et l’observation sont juges ; ou si l’on emploie l’autorité à les établir. Observation, raisonnement, autorité : trois moyens également légitimes de certitude, si on les applique à propos. Dans le raisonnement de Pascal, noter l’habitude de poser les termes contraires et qui semblent s’exclure, pour en composer la vérité totale : l’erreur, c’est ordinairement de faire d’une vérité partielle la vérité totale : sceptiques, dogmatiques ; calvinistes ; jésuites. Ceux qui vient le vrai, affirment le deux vérités contraires : chrétiens, jansénistes.)
  196. François VI de la Rochefoucauld (1613-1689) se jeta dans les intrigues contre Richelieu, puis dans les deux Frondes, sous l’influence de Mme  de Chevreuse, puis de Mme  de Longueville. Il fut très grièvement blessé au combat de la Porte Saint-Antoine.

    Éditions : Maximes, 1re, 1665 ; 5e, 1678 ; Œuvres complètes, édit. Gilbert, coll. des Grands Écrivains, 3 vol. in-8, Paris, 1868 ; Œuvres inédites, édit. de Barthélémy, in-8, Hachette, 1863. — À consulter : Prevost-Paradol, Moralistes français. J. Bourdeau, La Rochefoucauld (Coll. des Grands Écriv.), Hachette, in-16, 1895.

  197. Principaux Mémoires du xviie s. Je ne nomme pas les Œconomies royales de Sully, qui ne sont pas une œuvre littéraire, et qui sont contestées même comme document historique. Mais on a les Mémoires de Rohan, de Fontenay-Mareuil, de Mme  de Motteville, de la Rochefoucauld, de Mlle  de Montpensier, de Bussy-Rabutin, du marquis de Villars (éd. 1894), de Louis XIV, de Choisy, de Mme  de la Fayette, de Fléchier (sur les grands jours d’Auvergne), de la duchesse de Nemours, de Mme  de Caylus, de La Fare, etc. J’y ajouterai, pour son intérêt chronologique, le Journal de Dangeau. Les Historiettes de Tallemant sont comme les Mémoires des autres du xviie siècle.
  198. Biographie : Paul de Goudi (1613-1679), neveu de l’archevêque de Paris, et son coadjuteur en 1643, s’allia dans la Fronde au Parlement et au duc d’Orléans, sur qui il prit une forte influence. Il se fait nommer cardinal en 1651 par la cour, dont il s’était rapproché en haine des princes. En 1652, on l’arrête ; on l’emprisonne à Vincennes et à Nantes. Pendant sa prison, il devient archevêque de Paris (1653). Il s’évade, et ne rentre qu’en 1662. Il alla à Rome pour diverses affaires (garde corse, etc.) et pour trois conclaves, où l’on élut Clément IX, Clément X et Innocent XI.

    Éditions : Mémoires, éd. princeps, 1717, 3 vol. in-8 ; Œuvres complètes, éd. Feillet et Chantelauze, coll. des Gr. Écriv., 9 vol. in-8, Paris, 1872-1887 (inachevé).

  199. Principales correspondances du siècle : Malherbe, Vincent de Paul, Descartes, Poussin, Voiture, Balzac, Chapelain, Méré, Guy Patin, Retz, Mme  de Sablé, Mlle  de Scudéry, Louis XIV, La Fontaine, Bussy, Racine, Bossuet, Fénelon, Saint-Evremond et Ninon, Sévigné, Maintenon. Cf. notre Choix de Lettres du xviie s., Hachette, in-16.
  200. Œuvres, 1805, 6 vol. in-12 ; cf. Baudrillart, Philippe V et la cour de France, Didot, 2 vol. in-8.
  201. Roger de Rabutin, comte de Bussy (1618-1693), était lieutenant général et mestre de camp général de la cavalerie, quand son Histoire amoureuse des Gaules brisa sa fortune. Il fut mis à la Bastille, puis exilé dans ses terres, à Bussy et Chaseu. Il fut rappelé au bout de seize ans sans pouvoir retrouver ni faveur ni emploi.

    Éditions : Mémoires, éd. Lalanne, Paris, 1857, 2 vol. in-18 ; Correspondance, éd. Lalanne, Paris, 1858, 6 vol. in-12.

  202. Charles de Saint-Denys de Saint-Evremond (1613-1703) dut s’exiler en 1661 pour un pamphlet contre Mazarin à l’occasion de la paix des Pyrénées. Il vécut à Londres, et fut assidu chez la duchesse de Mazarin depuis 1675 où elle arriva, jusqu’en 1699 où elle mourut. — Éditions : Œuvres mêlées, Amsterdam, 1706, 6 vol. in-12. — À consulter : W. M. Daniels, Saint-Evremond en Anglaterre, 1907.
  203. Le P. Rapin (1621-1687) et le P. Bouhours (1628-1702) étaient de la Compagnie de Jésus. Le P. Bouhours a écrit les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, et la Manière de bien penser sur les ouvrages de l’esprit. — A consulter : Sc. Doncieux, le P. Bouhours, Hachette, in-8, 1886.
  204. Correspondance authentique, publ. Par Colombey, Paris, 1881, in-12.
  205. Marie de Rabutin-Chantal (1626-1694) perdit son père à dix-huit mois, sa mère à sept ans et demi ; elle fut élevée par son oncle de Coulanges, abbé de Livry, le Bien bon. Elle épousa en 1644 le marquis de Sévigné qui fut tué en duel en 165'. Elle maria sa fille à M. de Grignan en 1668. Elle vivait à Paris, où elle loua, en 1677, l’hôtel Carnavalet, ou à Livry, près de Paris, ou aux Rochers près de Vitré. Elle alla quelquefois à Vichy, en Bourgogne, en Provence où elle mourut.

    Éditions : Lettres, la Haye et Rouen, 1726, 2 vol. in-12 ; recueils du chev. de Perrin, 1734, 4 vol. in-12, 1754, 8 vol. in-12. Édition Monmerqué, coll. des Gr. Écriv., Paris, 1862, 14 vol. in-8. Lettres inédites, éd. Capmas, Hachette, 1876, 2 vol. in-8. — À consulter : Boissier, Mme  de Sévigné, Hachette, 1887, in-16.

  206. Françoise d’Aubigné (1635-1719), mariée à seize ans à Scarron, veuve en 1660, elle fonde Saint-Cyr en 1686. — Éditions : Ed. La Beaumelle, très falsifiée, 1752 et 1756 ; éd. Lavallée, encore défectueuse, Paris, 1854 et suiv., 8 vol. in-18. Geffroy, Mme  de Maintenon d’après sa correspondance authentique, Hachette, 1887, 2 vol. in-16. Lettres inéd., dans les Mém. de la Soc. d’archéol. de Genève, t. XIX, p. 117-134. et dans Baudrillart, Philippe V et la cour de France. — À consulter : Gréard, Notice dans ses Extraits, Hachette, 1885. in-12. Brunetière, Revue des Deux Mondes, 1er février 1887. De Boislisle, Paul Scarron et Françoise d’Aubigné, (Rev. des Quest. hist., juillet et octobre 1893). D’Haussonville et Hanotaux, Souvenirs sur Mme  de Maintenon, 3 Vol. in-8, 1902-1905.
  207. Marie-Madeleine Pioche de Lavergne (1634-1696) épousa en 1655 le comte de la Fayette, dont elle resta veuve en 1683. Elle publia ses romans sous le nom de Segrais.

    Édition : Œuvres complètes de Mmes  de la Fayette, de Tencin et de Fontaines, Paris, 1825, 5 vol. in-8, t. I-III. — À consulter : Taine, Essais de critique. D’Haussonville, Mme  de la Fayette, Hachette, 1891, in-16.

  208. Antoine Furetière (1620-1688), avocat, fut chassé de l’Académie en 1685, pour avoir fait son Dictionnaire avant que la compagnie eût achevé le sien. — Éditions : le Roman bourgeois, Barbin, 1666, in-8 ; éd. Fournier, 1854, in-16 ; éd. Colombey, 1880, in-8 ; Recueil des factums, éd. Asselineau, Paris, 1859, 2 vol. in-12.
  209. Guy Patin (1602-1672) fut professeur au Collège de France et doyen de la Faculté de médecine. — Lettres, éd. Réveillé-Parise, Paris, 1846, 3 vol. in-8.
  210. Du Cange (1610-1688) : Glossarium ad scriptores mediæ et infinæ latinitatis (1678) ; Gloss. ad script. med et inf. Græcitatis (1688) ; Baluze (1630-1718), bibliothécaire de Colbert : Regum Francorum Capitularia (1677) ; Luc d’Achery (1609-1685) : Veterum aliquot scriptorum… spicilegium (165-1677) ; Luc d’Achery et Mabillon, Acta sanctorum ordinis Sancti Benedicti (1668-1701) ; Mabillon (1652-1707) : De re diplomatica libri VI (1682) ; Traité des études monastiques (1691) contre l’abbé de Rancé ; Ruynart (1657-1709) : Acta primorum martyrum sincera et selecta (1689) ; Montfaucon (1655-1741) : l’Antiquité expliquée (1719) ; Paleographia græca (1708) ; Monuments de la monarchie française (1729-1733), etc. — À consulter : E. de Broglie, Mabillon et la Société de l’abbaye de Saint-Germain des Prés, Paris, 1888, 2 vol. in-8 ; B. de Montfaucon et les Bernardins, Paris, 1891, 2 vol. in-8.
  211. Biographie : Nicolas Boileau, connu de son temps sous le nom de Despréaux, né à Paris le 1er novembre 1636, dans la cour du Palais, en face de la Sainte-Chapelle, fils d’un greffier à la Grand Chambre, fut tonsuré en 1647 et appliqué à la théologie puis au droit : il fut reçu avocat en 1656, et ne plaida pas. Il perdit son père en 1657. Il commença d’écrire des Satires en 1660. Avec Furetière, Racine, La Fontaine, Molière, Chapelle, il hante les cabarets ; il est lié aussi avec des courtisans libertins, avec Ninon et la Champmeslé. Le duc de Vivonne le présente au plus tôt en 1673 à Louis XIV qui lui donne 2000 livres de pension. En 1677 il devient historiographe du Roi avec Racine. En 1683, il entre à l’Académie. Dans sa maturité, il fréquente surtout l’Hôtel de Lamoignon. En 1687, il achète sa maison d’Auteuil qu’il possèdera vingt ans. Depuis longtemps asthmatique, affligé d’une extinction de voix, il devient sourd ; l’hydropisie l’atteint, puis une faiblesse générale, qui en 1709 le rend incapable de marcher. Ses liaisons avec les jansénistes et son Épitre sur l’amour de Dieu le mettent en guerre avec les jésuites (à partir de 1703). Il mourut le 13 mars 1711. Il a laissé des lettres : ses principaux correspondants sont Racine et Brossette.
    Éditions : Satires, 1666, Billaine, in-12 ; Œuvres diverses, 1674, Thierry, in-4 ; 1683 et 1694 ; 1701, in-4, ou 2 vol. in-12. Éd. de Brossette, 1716 ; de Berriat-Saint-Prix, 4 vol. in-8, 1830-1837 ; de Gidel, 4 vol. in-8, 1870 ; de Pauly, Lemerre, 2 vol. in-8, 1894.
    À consulter : Desmaizeaux, Vie de Boileau, 1712 ; Bolzana, 1742 ; Chauffepié, Dictionnaire, art. Boileau. Brunetière, l’Esthétique de Boileau, Revue des Deux Mondes, 1er juin 1889 ; Histoire de l’évolution de la critique, Hachette, 1890, in-12. G. Lanson, Boileau (Gr. Écriv. Français), Hachette, 1892, in-16. De Grouchy dans le Bull. de la Soc. de l’hist. de Paris, 1889, p. 103-115, 130-146. Révillout, Revue des langues romanes, la Légende de Boileau, 1892-95, et Essais de philologie et de Litt., 1898.
  212. La Satire des satires et la Critique désintéressée, de Colin (1666-1667) ; le Satirique berné en vers et en prose, de Coras (1668) ; la Satire des satires, comédie, de Boursault (1669) ; Défense des beaux esprits de ce temps par un satirique, de Carel de Sainte-Garde (1671 ; Défense du poème héroïque, et remarques sur les œuvres héroïques du sieur Despréaux, de Desmarets de Saint-Sorlin (1674) ; Nouvelles Remarques sur les ouvrages du sieur D., de Pradon (1685) ; le Triomphe de Pradon sur les Satires du sieur D. (1686) ; Lutrigot, de Bonnecorse (1686) ; le Satirique français expirant, de Pradon (1689).
  213. Il se donna le tort pourtant de recourir à l’autorité pour empêcher la représentation de la comédie de Boursault.
  214. Conjectures académiques, ouvrage posthume, Paris, 1715.
  215. esmarets, Discours imprimé dans l’ed. de Clovis de 1673 ; Défense du poèmes héroïque (1674).
  216. Voir la raison identifiée à la passion, quand la passion est la nature à rendre, dans ces vers de Molière, Misanthrope, 1, 2 :

    Et ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
    Que ces colifichets dont le bon sens murmure
    Et que la passion parle là toute pure ?

  217. Voir les Pensées de Pascal sur le style et sur l’éloquence, notamment éd. Havet, VII, 27, et XXIV, 87.
  218. Trad. de l’Andrienne, par Ch. Estienne (1540) ; trad. anonyme des Suppositi de l’Arioste (1545).
  219. Trad. de Plutus, par Ronsard ; du Miles gloriosus dans le Taillebras de Baïf (1567).
  220. Le Negromant de J. de la Taille, les Déguisés de Godard sont d’après l’Arioste.
  221. J. de la Taille dans les Corrivaux (1574) ; Odet de Turnèbe dans les Contents (1584).
  222. Dolce, N. Bonaparte, Lorenzino de Médicis, Grazzini, Gabbiani, Razzi, Pasqualiero, Secchi. Pierre de Larivey, né vers 1540, mourut après 1611. Il fut chanoine de Saint-Étienne de Troyes. Il traduisit les Facétieuses Nuits de Straparole (1572). Il était d’origine italienne.
  223. Éditions : Œuvres de Jodelle, J. de la Taille, etc. E. Fournier, le Théâtre français aux xvi et xviie siècle, Paris, in-8. Viollet-le-Duc, Anc. Théâtre français, Bibl. elzév., t. IV-VII (les tomes V-VI, et VI, p. 1-107, contiennent Larivey). — À consulter : E. Chasles, la Comédie au xvie siècle, Paris, 1862.
  224. On trouvera une farce de l’Hôtel de Bourgogne au tome IV des frères Parfaict, p. 254, et deux farces de Tabarin dans Fournier, recueil cité.
  225. Mairet donna les Galanteries du duc d’Ossone, œuvre italienne de goût et de facture. — À consulter : E. Danheisser, Studien zu Jean de Mairet’s Leben und Wirken, 1888, in-8.
  226. La Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale.
  227. Des anciens viennent les Sosies et les Mênechmes de Rotrou (1632 et 1636). Des Italiens, la Sœur de Rotrou (la Sorella de J. B. della Porta), l’Amant indiscret de Quinault, l’Étourdi et le Dépit de Molière, etc. — Les types de parasites et de matamores, si souvent introduits dans les comédies d’alors (Corneille, l’Illusion comique, 1636 ; Tristan, le Parasite, 1654), viennent de la comédie italienne et latine.
  228. Rotrou, la Bague de l’oubli, Diane ; d’Ouville, l’Esprit follet ; Boisrobert, l’Inconnue, la Belle invisible ; Scarron, Jodelet ou le Maître valet ; Don Japhet d’Arménie, L’Ecolier de Salamanque ; Th. Corneille, les Engagements du hasard, Don Bertrand de Cigarral, le Geôlier de soi-même ; P. Corneille, le Menteur et la Suite du Menteur.
  229. Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676), l’auteur de Clovis, l’adversaire de Nicole et de Boileau ; Cyrano de Bergerac (1619-1055), l’un des plus extravagants fantaisistes du temps ; Gillet de la Tessonnerie (1620-vers 1660), conseiller à la cour des Monnaies, débuta dans la comédie par une adaptation du roman de Sorel, Francion.
  230. Éditions : Œuvres de Corneille (t. I et II) ; Thomas Corneille, Scarron, Rotrou, Quinault (Paris, 1739, 5 vol. in-12), Cyrano (Paris, 1858) ; E. Fournier, recueil cité ; Viollet-le-Duc, rec. cité, t. VIII-IX ; V. Fournel, les Contemporains de Molière, 1863-1875, 3 vol. in-8. — À consulter : Brunetière, Époque du th. fr., 2e conf. Morillot, ouv. cité. Reynier, cf. p. 519. Brun, S. de Cyrano. B., 1893 ; Martineuche, ouv. cité p. 419, n. 1.
  231. Même les comiques reçoivent le ton des farceurs : le Matamore, Perrine ou Alison, Jodelet, ces acteurs pour qui les auteurs écrivaient des comédies littéraires, étaient les continuateurs des Gros Guillaume et des Turlupin.
  232. Biographie. Jean-Baptiste Poquelin, né à Paris, le 15 janvier 1622, fils de Jean Poquelin, tapissier valet de chambre du roi, de qui il eut en 1637 la survivance, fut élevé au collège de Clermont, et se fit recevoir avocat à Orléans. En 1643, il fonde avec les Béjart et quelques amis l’Illustre Théâtre, qui tombe en déconfiture. À la fin de 1646, la troupe quitte Paris. Elle est signalée en 1648 à Nantes, Limoges, Bordeaux, Toulouse, en 1650 à Narbonne ; en 1651, Molière vient a Paris ; en 1653, il est à Lyon, où il fait jouer l’Étourdi. Il faisait aussi des farces : le Docteur amoureux, les Trois Docteurs rivaux, le Maître d’école, la Casaque, Gorgibus dans le sac, le Fagoteux, la Jalousie du barbouillé, et le Médecin volant ; de ces deux dernières, on a des rédactions. En 1653, Molière joue à Pézenas devant le prince de Conti, son ancien condisciple, gouverneur du Languedoc ; en 1634, à Montpellier ; en 1655-1656, à Pézenas, devant les États ; en 1656, à Narbonne, devant le Prince ; à la fin de 1656, à Béziers, devant les États : là, il donne le Dépit amoureux. En 1657, il est à Lyon, à Nîmes, à Dijon, à Avignon ; en 1658, à Rouen. Le 24 octobre 1658, il joue au Louvre Nicomède et le Docteur amoureux. Dans la salle du Petit-Bourbon, il donne, le 18 novembre 1659, les Précieuses ridicules, qu’un alcôviste de qualité fait suspendre quelques jours ; en 1660, Sganarelle. En 1661, au Palais-Royal, dans la salle bâtie par Richelieu, qu’on lui a concédée. Don Garcie de Navarre, qui tombe ; l’École des maris, qui a un grand succès. En août 1661, aux fêtes de Vaux, les Fâcheux. En 1662, Molière épouse Armande Béjart, [sœur ou] fille de sa camarade Madeleine. L’École des femmes est jouée en décembre 1662 : c’est le plus grand succès de Molière. De là des jalousies qui éclatent violemment. Molière a pour lui Boileau (stances du 1er janvier 1663). Mais de Visé l’attaque dans ses Nouvelles Nouvelles, 3e série : il se défend par la Critique de l’École des femmes (1er juin 1663) : de Visé riposte par Zélinde ; Boursault intervient avec le Portrait du peintre, joué à l’Hôtel de Bourgogne ; sur l’ordre du roi, Molière répond par l’Impromptu de Versailles (octobre 1663), auquel Jacob de Montfleury oppose l’Impromptu de l’Hôtel de Conde, et de Visé (aidé peut-être de de Villiers) la Vengeance des marquis. Montfleury père fait une requête au roi, où il accuse Molière d’avoir épousé sa propre fille (1663). Le roi, en février 1664, accepte d’être parrain d’un fils de Molière avec Madame. Puis viennent le Mariage forcé (1664) ; du 7 au 13 mai, dans les fêtes qu’on appelle les Plaisirs de l’Ile enchantée, à Versailles, la Princesse d’Élide, et (le 12) trois actes de Tartufe, qui provoquèrent une violente explosion de dévotion, à laquelle le roi céda par une bienveillante défense de jouer la pièce. Roullé, curé de Saint-Barthélemy, lance son pamphlet, le Roi glorieux au monde…, contre l’impiété de Molière. Lectures du Tartufe, chez le légat Chigi, chez l’académicien Montmor, chez Ninon. Premier placet au Roi. Représentation des trois premiers actes à Villers-Cotterêts chez le duc d’Orléans (25 sept. 1664), de la pièce entière chez la princesse Palatine (29 nov. 1664 et 8 nov. 1665). Dans l’intervalle, la troupe de Molière, auparavant à Monsieur, devient troupe du roi avec 6 000 livres de pension. Le 5 août 1667, représentation à Paris de l’Imposteur, où Tartufe est devenu Panulphe : le président de Lamoignon interdit la pièce après la 1re représentation : 2e placet, porté au camp de Flandre par deux comédiens ; ordonnance de l’archevêque Hardouin de Péréfixe qui défend de représenter, d’entendre, ou de lire la pièce sous peine d’excommunication. À la fin de 1667, Molière est très abattu ; sa troupe reste quelques semaines sans jouer. En 1668, il donne le Tartufe chez Condé, à Paris et à Chantilly. Enfin, 1669, le 5 février, la défense est levée, et Tartufe est représenté librement à Paris. Pendant ces cinq années de lutte, Molière avait produit d’autres œuvres : Don Juan (fevr. 1665), qui donna lieu aux Observations du sieur de Rochemont (attr. à Barbier d’Aucour, janséniste) et fut sans doute interdit par l’autorité ; l’Amour médecin, comédie-ballet (1665) ; le Misanthrope (4 juin 1666) ; le Médecin malgré lui (1666) : à la cour, dans le ballet des Muses (2 déc. 1666-16 févr. 1667), Mélicerte, comédie pastorale héroïque, et le Sicilien ou l’Amour peintre ; Amphitryon (1668) ; Georges Dandin (juil. 1668 à Versailles ; nov. à Paris) ; l’Avare (sept. 1668). Après le succès de la campagne du Tartufe, Monsieur de Pourceaugnac (oct. 1669 à Chambord ; nov. à Paris) ; en 1670. à Saint-Germain, dans le Divertissement royal, les Amants magnifiques ; à Chambord (octobre) et à Paris (novembre), le Bourgeois gentilhomme. En 1670 parait le pamphlet d’Elomire hypocondre, par Le Boulanger de Chalussay. En janvier 1671, Psyché, tragédie-ballet avec Corneille, Quinault et Lulli. Puis les Fourberies de Scapin (mai 1671) ; la Comtesse d’Escarbagnas (déc. 1671, à Saint-Germain, dans le Ballet des ballets ; juillet 1672, à Paris) ; les Femmes savantes (mars 1672) ; le Malade imaginaire (1673) ; pendant les représentations de cette comédie, Molière tombe malade, il meurt le 17 février 1673. On l’enterre le 21, à la nuit, au cimetière. Saint-Joseph. — Éditions : 1666 (9 comédies), 1673. 1674-6 : éd. Lagrange et Vivot, 1682. 8 vol. in-12. éd. Despois et Ménard, Coll. des Grands Écrivains, Hachette, 11 vol. in-8 (le t. X contient la biographie). — À consulter : la Notice bibliogr. au t. XI de l’éd. Hachette. P. Lacroix, Bibliographie Moliéresque, nouv. éd. 1875, in-8. Moland, Molière, sa vie et ses œuvres, 2e éd. 1885. E. Soulié, Recherches sur Molière, in-8, 1863. Loiseleur, les Points obscurs de la vie de Molière, in-8, 1877. Baluffe, Molière inconnu, t. I, 1886. Chardon, Nouveaux Documents sur la vie de Molière, in-8, 1886. Bricauld de Verneuil, Molière à Poitiers en 1648, in-8, 1887. Larroumet, la Comédie de Molière, 1887. Le Moliériste, toute la collection. Moland, Molière et la Comédie italienne, 1867. Despois, le Théâtre français sous Louis XIV, in-18. Dr  Nivelet, Molière et Guy Patin, 1880. H. Becque, Molière et l’École des femmes (Revue bleue, 10 avril 1886). M. Souriau, l’Évolution du vers français au xviie siècle, 1893. Ch. Comte, les Stances libres dans Molière, 1893, Brunetière Études critiques, t. 1 et IV ; Époq. du théâtre français., conf. 4 et 6. Lemaître, Impressions de théâtre, t. I, III, IV et VI. Roy, Étude sur Ch. Sorel. Mahrenholtz, Molière’s Leben und Werke, Heilbronn, 1881. Livet, Lexique de la langue de Molière, 3 vol. in-8, 1896 G. Lanson, Molière et la farce (Revue de Parts, 1er mai 1901) Gendarme de Bevotte, La légende de don Juan, 1906 Martinenche, Molière et le théâtre espagnol, 1906. K. Mantzius, Molière ; les théâtres, le public et tes comédiens de son temps, 1908. Rigal, Molière, 2 vol. 1908.
  233. La Bruyère, ch. i ; Fénelon, Lettre à l’Acad., Projet d’un traité sur la comédie ; Vauvenargues, Réflexions critiques sur quelques poètes ; Scherer, le Temps du 18 mars 1882 ; au contraire, M. A. Dumas, Préface du Père prodigue.
  234. Il a porté cette vérité même dans son jeu, qu’il a rendu le plus naturel possible
  235. Notez, en outre les raisonneurs, qui sont chargés de parler au nom du bon sens, c-à-d. des idées propres à l’auteur.
  236. Il a exprimé son idéal de la bonté paternelle dans une scène charmante et attendrie de Mélicerte, II, 5.
  237. L’absence des mères dans la plupart des comédies de Molière est très notable. Est-ce que, n’ayant pas connu la sienne, il y avait une lacune dans son expérience ?
  238. Thomas Corneille (1625-1709), poète trapique et comique, et grammairien ; la Comtesse d’Orgueil, le Baron d’Albikrac, Don César d’Avalos. — Édition : Œuvres, 5 vol. in-12, Paris, 1722. — À consulter : G. Reynier, Th. Corneille, sa vie et son temps, Hachette, in-8. 1893.
  239. Brécourt, Poisson, Rosimont, Champmeslé, Hautéroche, Raisin, Guérin, etc.
  240. Le talent de Quinault est plus comique que tragique. Il eût été un peintre délicat des sentiments fins et modérés. Ses tragédies abondent en traits et en couplets qui font regretter qu’il n’ait pas résolument rejeté, comme plus tard Marivaux, la forme de la tragédie.
  241. Michel Boyron, dit Baron (1653-1729), illustre acteur, appartint d’abord à la troupe de Molière. À la mort de celui-ci, il passa à l’Hôtel de Bourgogne ; puis il fut de la troupe formée, en 1680, par la réunion des trois troupes de l’Hôtel, du Palais-Royal et du Marais, réunion d’où date la Comédie-Française. — À consulter : B. E. Young, Michel Baron, 1904.
  242. E. Boursault (1638-1701), serait moins connu s’il n’avait été l’ennemi de Boileau, de Molière et de Racine : circonstance fâcheuse pour son esprit, car son caractère est d’un très honnête homme. — Édition : Théâtre, 3 vol. in-12, Paris, 1694 et 1725.
  243. La Devineresse (1679) qui exploite le scandale du procès de la Voisin.
  244. Dans les Fables d’Esope (1690) et Esope à la cour, de Boursault.
  245. J.-F. Regnard (1655-1709), né à Paris, fils d’un riche bourgeois, voyagea en Italie, en Alger (où il fut esclave), en Hollande, en Pologne, en Suède, en Laponie, en Allemagne ; il écrivit pour la Comédie-Française, pour les Italiens et pour la Foire. Le Joueur, 1696 ; les Folies amoureuses, 1705 ; les Ménechmes. 1705 ; le Légataire, 1708. — Éditions : Ribou, 1731, 5 v. in-12 ; Brière, 6 v. in-8, 1823.— À consulter : P. Toldo, Études sur le théâtre de Regnard (Revue d’Hist. litt., 1904-1905) ; J. Guyot, le Poète Regnard en son château de Grillon, 1907.
  246. Dancourt (1661-1725), entra à la Comédie-Française en 1685 ; le Notaire obligeant ou les Fonds perdus, 1685 ; la Désolation des joueuses, 1687 ; le Chevalier à la mode, 1687 ; la Loterie, 1697 ; les Bourgeoises de qualité, 1700 ; le Galant Jardinier, 1704, etc. — Édition : 1760, 12 vol. in-12. — À consulter : J. Lemaître, la Comédie après Molière et le Théâtre de Dancourt, 1882, in-16.
  247. Sur Lesage, cf. plus bas, p. 660 et suiv. — Turcaret fut donné au milieu de la guerre de la succession d’Espagne, dans le temps où le peuple était à bout, et regardait les traitants comme les auteurs principaux de sa ruine. De là le ton d’amertume de la comédie, si différent du ton ordinaire de Lesage. — À consulter : Brunetière, Époq. Du th. fr., 8e conf. Lintilhac. Lesage, 1re p., ch. iii.
  248. Turcaret, III, 8.
  249. Cf. p. 512 et 530-1. — Principales tragédies : Timocrate, 1656 ; Stilicon, 1660 ; Camma, 1661 ; Maximien, 1662 ; Laodice, 1668 ; la Mort d’Annibal, 1669 ; Ariane, 1672 ; le Comte d’Essex, 1678.
  250. Principales tragédies : la Mort de Cyrus, 1656 ; Amalasonte, 1657 ; Astrate, 1664. Philippe Quinault, né en 1635, entra à l’Académie en 1670. Il ne faisait pas de la poésie son unique métier, et fut reçu auditeur des comptes en 1671. Il mourut en 1688. — Édition : Paris, 1739, 5 vol. in-12.
  251. La Finta Pazza, l’Orfeo que Mazarin fit jouer en 1645 et 1647, puis l’Ercole amante (1660), enfin l’Andromède et la Toison d’or de Corneille (1650 et 1660), préparèrent l’opéra. Puis vint l’abbé Perrin, qui, après avoir fait représenter plusieurs pièces, obtint en 166S le privilège d’une Académie des Opéras en langue française. Lulli se fit céder ce privilège (1672), et prit pour poète Quinault, qui avait déjà travaillé dans un genre analogue, pour Psyché (1670). Les principaux opéras de Quinault sont : Alceste (1674), Atys (1676), Roland (1685), Armide (1690). — À consulter : R. Rolland, Musiciens d’autrefois, 1908 (Les origines de l’opéra. — Lulli).
  252. Isaac de Benserade (1612-1691) débuta par de mauvaises tragédies. Il écrivit des vers de ballet de 1651 à 1681. Les principaux sont ceux de Cassandre, de la Nuit, du Triomphe de l’Amour. Bouffon sous Henri IV, alternativement pompeux ou burlesque, souvent obscène, le ballet devint sous Louis XIV à peu près exclusivement mythologique et galant. Œuvres, 1697, 2 vol. in-12. — À consulter : le P. Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes, 1682, in-12; V. Fournel, les Contemporains de Molière, t. II.
  253. Le Paysage de Port-Royal, sept odes.
  254. Il avait été faire sa philosophie au collège d’Harcourt.
  255. Pour le mariage du roi. Cette ode fut suivie de la Convalescence du Roi (1663), puis de la Renommée aux Muses, qui lia Racine avec Boileau.
  256. Amasie, refusée aux Marais ; plans des Amours d’Ovide.
  257. La mère Agnès de Sainte-Thècle.
  258. La Thébaïde (1664), jouée par Molière ; Alexandre (1665), jouée par Molière, puis portée à l’Hôtel de Bourgogne, ce qui brouilla Molière et Racine.
  259. Visionnaires. Nicole a écrit contre Desmarets les Imaginaires et les Visionnaires.
  260. Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie (1674), Phèdre (1677). Racine fut reçu à l’Académie le 12 janvier 1673.
  261. Ce que Racine et Boileau écrivirent fut détruit, dit-on, en 1726 dans l’incendie de la maison de M. de Valincour.
  262. Athalie ne fut mise au théâtre que sous la Régence.
  263. Il a écrit un Abrégé de l’Histoire de Port-Royal, qui est le chef-d’œuvre de la littérature historique au xviie siècle. C’est là mieux que dans Mezeray, Varillas ou Daniel qu’on peut voir ce que l’esprit du temps permettait de faire en ce genre. Racine est aussi excellent prosateur que poète. Ses Lettres sont exquises.
  264. Éditions : Cf. la Notice de l’éd. Mesnard, t. VII, p. 361-427. Œuvres, Barbin, ou Ribou. 1675-1676. 2 vol. in-12 ; Thierry, 1679, 2 vol. in-12 ; Barbin, 1687, 2 vol. in-12. Œuvres, éd. Mesnard, coll. des Grands Écrivains, Hachette, 1865-1873, 8 vol. in-8 et deux albums. — A consulter : D’Olivet, Rem. de grammaire sur Racine, 1738, in-12. M. Souriau, l’Évolution du vers français au xviie siècle. Deltour, les Ennemis de Racine. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. VI. Taine, Nouveaux Essais de critique et d’histoire (1865). F. Brunetière, Études critiques, t. I, Histoire et littérature, t. II, Époq. du th. fr., 5e et 7e conf. Lemaître, Impressions de théâtre, t. I, II, IV ; Racine, 1908. P. Robert, la Poétique de Racine, 1890. P Monceaux, Racine (Classiques populaires). L’abbé Delfour, la Bible dans Racine, 1893. G. Larroumet, Racine, Hachette, 1898. Le Bidois, la Vie dans les tragédies de Racine, 1901.
  265. Sur la tragédie après Racine, cf. G. Lanson, Nivelle de la Chaussée et la Comédie larmoyante, p. 81-106. Le jugement ici porté se justifierait par : Pradon, Régulus, ou Phèdre et Hippolyte ; Genest, Pénélope ; Longepierre, Médée ; Campistron. Andronic, Tïridate ; Lagrauge-Chancel, Ino et Mélicerte, Amasis (sujet de Mérope).
  266. L’un est de la Ferté-Milon et l’autre de Château-Thierry. Il est possible que ce soient deux terroirs très différents ; mais si cela est, on comprend que l’idée générale de la région, de la province, à laquelle se tiennent d’ordinaire les disciples de Taine, n’est plus qu’une abstraction sans réalité et sans signification précise (11e éd.).
  267. Biographie : Né à Château-Thierry, le 8 juillet 1621, fils d’un maître des eaux et forêts, Jean de La Fontaine étudia à l’oratoire de Reims et à Saint-Magloire de Paris ; puis il vécut oisivement dans sa ville natale, parmi ses amis, Pintrel, traducteur de Sénèque, Maucroix, traducteur de Platon. En 1647, il se marie, et prend une charge de maître des eaux et forêts. En 1654, il publie une traduction de l’Eunuque de Térence. Son parent Janmart le présente à Fouquet, qui le pensionne. Après la disgrâce de Fouquet, il écrit l’Élégie aux nymphes de Vaux ; et il accompagne Janmart exilé à Limoges ; il a raconté son voyage dans des lettres à sa femme. Plus tard, il est présenté à la duchesse de Bouillon, exilée dans sa terre de Château-Thierry, pour qui il écrit des Contes. En 1669, il publie son roman de Psyché. Il avait tout à fait abandonné Château-Thierry et sa femme. Pendant vingt ans il vécut chez Mme de la Sablière ; lorsqu’elle fut morte, il alla chez M. d’Hervart. L’Académie le reçut en 1684. Il écrivit pour le théâtre Ragotin ou le Roman comique (1684), le Florentin (1685), la Coupe enchantée (1688). Il se convertit en 1693, et mourut le 13 avril 1695. Parmi ses poésies diverses sont deux pièces importantes pour la connaissance de son génie. l’Epître à Huet et le Discours à Mme de la Sablière

    Éditions : Les Fables : 1re et 2e parties, 1668, in-4 ; 1668, 2 vol. in-12, réimp. avec une 3e et une 4e partie, 1678 et 1679, 4 vol. in-12 ; Le XIIe livre, Paris, 1692, in-12. Œuvres complètes (coll. des Grands Écriv. de la France), Hachette. 11 vol. in-8, 1883-1893. — À consulter : Walckenaer, Hist. de la vie et des ouvrages de La F., Paris, 1820, in-8. Marty-Laveaux, Essai sur la langue de La F.. 1853, Paris. Taine. La Fontaine et ses fables.

  268. Cf. une lettre à sa femme du 30 août 1663.
  269. Les Lapins, le Corbeau, la Gazelle et la Tortue, Daphnis et Alcimadure, Tircis et Amarante, le Lion amoureux.
  270. Cf. Bussy, Lettre du 4 mai 1686 ; Sévigné, Lettre du 14 mai 1686.
  271. Ainsi Chapelle (1626-1686) écrit avec Bachaumont le fameux Voyage en Languedoc (1656), qui est la plus insignifiante bagatelle : le parti pris d’amuser exclut toute vérité d’impression.
  272. Segrais (1624-1701) fut secrétaire des commandements de Mademoiselle ; s’étant brouillé avec elle, il passa de Mme  de la Fayette, à qui il prêta son nom pour publier ses romans. En 1676, il se retira à Caen. Il a traduit en vers l’Éneide et les Géorgiques, remplaçant le sentiment virgilien par l’élégence académique
  273. Mme  Deshoulières (vers 1638-1694), avec qui Fléchier fut intimement lié, est le trait d’union entre les précieux de l’Hôtel de Rambouillet et les précieux de l’Hôtel Lambert et de Sceaux. Boileau l’a mise comme telle dans sa Xe satire.
  274. Guillaume Amfrye, abbé de Chaulieu (vers 1636-1720), né à Fontenay dans le Vexin normand, s’attacha surtout au grand prieur de Vendôme. « Monsieur le duc » et la duchesse du Maine le protégeaient et le recherchaient aussi. Exploitant ces illustres amitiés, il se fit 30 000 livres de rente en bénéfices. — Éditions : Poésies, Lyon, 1724, in-8 ; 1750, 2 vol. in-12 ; 1774, 2 vol. in-8 ; Lettres, dans le recueil des Œuvres de Mme  de Staal ; Lettres inédites, publ. par le marquis de Béranger, Paris, 1850.
  275. Recueil choisi des harangues, remonstrances, panégyriques, plaidoyers, et autres actions publiques les plus curieuses de ce temps, Paris, G. de Luynes, in-4, 1657.
    À consulter: Aubertin, l’Éloquence politique et parlementaire en France avant 1789, Paris, Belin, in-8, 1882.
  276. Biographie : Antoine Le Maitre, neveu d’Arnauld d’Andilly et d’Antoine Arnauld, né en 1608, se fit une grande réputation au barreau ; sa retraite à Port-Royal en 1638 fit grand bruit. Il mourut en 1638. — Olivier Patru, né en 1604, mort en 1681, fut de l’Académie en 1640. Lié avec Vaugelas, Balzac, D’Ablancourt, plus tard avec Boileau et La Fontaine, il faisait autorité en matière de langage et de goût.

    Éditions : les Plaidoyers et harangues de M. le Maistre, Paris (1657), dernière édition, 1664, in-4 ; les Plaidoyers et œuvres diverses de M. Patru, nouvelle édition augmentée, etc., Paris, 1681, in-8 ; Recueil choisi, etc. (cf. plus haut). — À consulter : Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I : Munier-Jolain, les Époques de l’éloquence judiciaire en France, Paris, Perrin, 1888, in-12.

  277. À consulter : A. Lezat, De la prédication sous Henri IV, Paris, in-8, 1871. De Tréverret, Du panégyrique des saints avant Bossuet, Paris, 1808. Jacquinet, les Prédicateurs du xviie siècle avant Bossuet, in-8. Lettres de saint Vincent de Paul, Paris, Dumoulin, 1882, 2 vol. in-8.
  278. Éditions : Recueil d’oraisons funèbres composées par messire Jacques-Bénigne Bossuet, etc., Paris, chez la veuve de Sébastien Mabre Cramoisy. 1689, in-12 ; Histoire des variations des églises protestantes, Paris, veuve de S. Mabre Cramoisy, 1688, 2 vol. in-4 ; Discours sur l’histoire universelle, Paris, Mabre Cramoisy, 1681, in-4 ; 3e éd., Paris, Roulland, 1700, in-12. Œuvres complètes, éd. Déforis. 1772-1788, 19 vol. in-4 ; éd. de Versailles, 1815 et suiv., 43 vol. in-8 ; éd. Lachat, Paris, Vivès, 1862-4, 31 vol. in-8 ; Œuvres inédites, publ. par Floquet, 1828, in-8 ; Œuvres oratoires. éd. critique de l'abbé Lebarq, Paris et Lille, 1890-1896, 6 vol. in-8, Lettres et pièces inédites et peu connues, recueillies par A. Gasté, Caen, 1893, in-8. Second traité sur les États d’oraison, publ. par É. Levesque, Paris, 1897. Correspondance, p. p. Urbain et Levesque, t. I et II, 1909. — À consulter : Floquer, Études sur la vie de Bossuet, 3 vol. in-8, 1855-56 ; Bossuet précepteur du Dauphin, 1864 ; Mémoires et Journal de l’abbé Ledieu, 1856-57, 4 vol. ; l’abbé Vaillant, Études sur les sermons de Bossuet d’après les manuscrits, 1851 ; Gandar, Bossuet orateur, 1866, ; Bonnel, De la controverse de Fénelon et Bossuet sur le quiétisme, Paris, 1850 ; l’abbé Lebarq, Histoire critique de la prédication de Bossuet, 1888, ; F. Brunetière, la Philosophie de Bossuet, (Revue des Deux Mondes, 1er août 1891 Études critiques, t. V) ; A. Rebelliau, Bossuet historien du protestantisme, Paris, 1891, Bossuet, in-16, 1900 ; G. Lanson, Bossuet, Lecène et Oudin, 1891, ; abbé de la Broise, Bossuet et la Bible, 1890 ; Crouslé, Fénelon et Bossuet, 2 vol. in-8, 1894-95 ; E. Bellon, Bossuet directeur de conscience, 1897 ; H. —M. Bourseaud, Histoire et description des manuscrits et des éditions originales de Bossuet, 1897 ; E. Jovy, Une oraison funèbre inconnue de Bossuet, Vitry-le-François, 1897 ; l’abbé Urbain, Bibliographie de Bossuet, 1900 ; Bossuet et Mlle  de Mandelón (Rev. du Clergé français, 1906 ; Verlaque, Bibliographie raisonnée des œuvres de Bossuet, 1908.
  279. Molinos, prêtre de l’église de Saragosse, fut emprisonné en 1685, et condamné en août 1687. De 1688 à 1690, la cour de Rome condamna les livres quiétistes parmi lesquels des ouvrages de Malaval et du P. Lacombe, et le Moyen court et facile pour l’oraison, de Mme  Guyon, qui avait paru à Grenoble en 1685 (Œuvres, 1790, 40 vol. in-8o)
  280. Voyez le sermon sur l’Éminente dignité des pauvres dans l’Église.
  281. Comparez les deux Sermons sur la Providence.
  282. Voyez comment il fait parler Dieu ou Jésus ; la méditation de Bernard dans le Panégyrique ; le chœur des démons dans le Sermon sur les démons ; la mort du mauvais riche dans le Sermon sur l’impénitence finale ; le second point du Sermon sur l’ambition.
  283. Les encycliques de Léon XIII, et l’attitude prise par la partie du clergé de France qui a suivi le chef de l’Église, sont venues justifier l’interprétation de la Politique de Bossuet, que j’avais donnée dans mon étude.
  284. Cf. le livre cité de Rébelliau.
  285. Biographie. Né à Bourges en 1633, Bourdaloue entre chez les jésuites ; ses supérieurs l’appliquent à l’enseignement jusqu’en 1659 ; de 1659 à 1669 il prêche en province. En 1669, il prêche un Avent à Paris ; en 1670, un carême à la cour, qui neuf fois encore l’entendit. Il mourut en 1704. — Éditions : Œuvres, éd. du P. Bretonneau, 1707-1734, 16 vol. in-8 ; 17 vol. in-8, 1822-26 ; Paris, 1833-34, Lefêvre, 3 vol.gr. in-8. — À consulter : A. Feugère, Bourdaloue, sa prédication et son temps, in-8, 1874. Le P. M. Lauras, de la Compagnie de Jésus, Bourdaloue, sa vie et ses œuvres, 2 vol., 1881. Le P. Griselle, Sermons inédits de Bourdaloue, 1901 ; Bibliographie (Bibliothèque des Bibliographies critiques) ; Nouveaux sermons inédits, 1904, Histoire critique de la prédication de Bourdaloue, 2 vol. 1901. Le P. Chérot, Bourdaloue inconnu, 1898 ; Bourdaloue, sa correspondance et ses correspondants, 1899 Castets, Bourdaloue, 2 vol. 1901-1904.
  286. Voir par ex. le Sermon de l’ambition (mercredi de la seconde semaine de Carême).
  287. Sermons sur la Providence et sur l’Aumône.
  288. Le Sermon sur les fausses conversions a été appliqué à M. de Tréville.
  289. À consulter : l’abbé Hurel, les Orateurs sacrés à la cour de Louis XIV, 1872, 2 vol. in-8.
  290. Biographie. Esprit Fléchier (1632-1710), précepteur du fils de Le Fèvre de Caumartin, qu’il suit aux grands jours d’Auvergne (1665-66), évêque de Lavaur en 1685, de Nîmes en 1687 : Oraisons funèbres de Mme  de Montausier (1672), de Turenne (1676), de M. de Montausier (1690).

    Éditions : Œuvres complètes de Fléchier, Nîmes. 1782, 10 vol. in-8 ; Mémoires sur les grands jours d’Auvergne, édit. Gonod, 1814 ; édit. Cheruel, 1856. — À consulter : l’abbé A. Fabre, De la correspondance de Fléchier avec Mme  Deshoulières et sa fille, Paris, 1871 ; la Jeunesse de Fléchier, 1882, 2 vol. ; Fléchier orateur, 1886.

  291. Biographie. Massillon (1663-1742), professeur de lettres à Pezenas, de rhétorique à Montlueon et à Juilly, de philosophie à Vienne, s’applique par ordre à l’éloquence de la chaire. Carême de 1698, à Montpellier ; carême de 1699, à l’Oratoire de la rue Saint-Honoré ; en 1701 et 1704, carêmes à la cour ; oraisons funèbres du prince de Conti (1709) ; du dauphin (1711), de Louis XIV (1715) ; petit carême en 1718 ; oraison funèbre de Madame en 1723. Il devint évêque de Clermont en 1717.

    Éditions : Œuvres, 1715 ; éd. de 1817, Paris, 4 vol. in-8. — À consulter : l’abbé Blampignon. la Jeunesse de Massillon, l’Épiscopat de Massillon, Paris, Plon, in-8, 1884 ; Ingold, l’Oratoire et le Jansénisme au temps de Massillon, in-8, 1880.

  292. Les chrétiens sincères ne manquent pas : ils n’ont pas su trouver le point d’on la religion pouvait être présentée à leur siècle ; il y a un catholicisme du xviie siècle ; il y en a un du xix ; il n’y en a pas du xviiie siècle. Ses meilleurs apologistes dans la chaire, comme dans le livre, sont médiocres, malgré tous les essais de réhabilitation. — À consulter : Bernard, le Sermon au xviiie siècle, 1001 ; A. de Coulanges, la Chaire française au xviiie siècle, 1re partie, 1901.
  293. À consulter : A. Vinet, Histoire de la prédication parmi les réformés de France au xviie siècle, Paris, in-8. 1860. E.-A. Berthault, J. Saurin et la prédication protestante, Paris. in-8. 1875.
  294. À consulter : H. Rigault, Histoire de la querelle des anciens et des modernes, Paris, 1859, in-8. F. Brunetière, Évolution de la critique, 4e leçon.
  295. Discours imprimé dans l’édit. in-8 du Clovis de 1673 ; Comparaison de la langue et de la poésie française, in-12, 1670 ; la Défense du poème héroïque, in-4, 1674 ; la Défense de la poésie et de la langue française, in-8, 1675.
  296. À consulter : F. Charpentier, Défense de la langue française, pour l’inscription d’un arc de triomphe, in-12, 1676 ; le P. Lucas, jésuite, De monumentis publicis latins inscribendis ; F. Charpentier, De l’excellence de la langue française, 1683, 2 vol. in-12. Ce dernier ouvrage pose très nettement la question des anciens et des modernes.
  297. Le quatrième frère, Nicolas Perrault, théologien janséniste, était mort depuis 1661. Pierre, le receveur général, mourut en 1680 ; Claude, le médecin, l’architecte, le traducteur de Vitruve, mourut en 1688. Charles, premier commis de la surintendance des bâtiments du roi, de l’Académie française depuis 1670, de l’Académie des belles-lettres depuis la fondation, eut une grande part dans les mesures de protection et d’encouragement que prit Colbert en faveur des sciences et des savants. Il était en disgrâce, et vivait dans la retraite quand il fit le Saint Paulin et ses ouvrages postérieurs. Il mourut en 1703.

    Éditions : Parallèles des anciens et des modernes, 4 vol. in-12, 1688-1697 ; les Hommes illustres qui ont paru en France pendant le xviie siècle, 2 vol. in-fol. ; 3e édit. 2 vol in-12, 1701 ; Mémoires, p. p. P. Bonnefon. 1909 ; Contes de ma mère l’Oye, petit in-12, 1697.

  298. Elle parut en janvier 1688, avant les Parallèles de Perrault, dont le 1er vol. est de la fin de l’année. La digression faisait comme suite à un Discours sur la nature de l’Églogue, où Fontenelle discutait très librement sur le mérite de Virgile et de Théocrite. Cf. aussi les Dialogues des morts (1683) : Socrate et Montaigne, Érasistrate et Hervé, Apicius et Galilée, etc.
  299. Biographie. Malebranche, né à Paris en 1638, entre à l’Oratoire en 1660. Ses doctrines, suspectes à Bossuet, furent combattues par Arnauld. Fénelon en avait entrepris aussi une réfutation. Il mourut en 1715.

    Éditions : De la recherche de la vérité, Paris, 1674-1675, 2 vol. in-12. Œuvres, édit. J. Simon. Paris, Charpentier, 4 vol. in-12.

  300. Rech. de la vérité, l. II, 2e partie, ch. iii à vi.
  301. Biographie : Jean de la Bruyère, né à Paris, en 1645, d’une famille bourgeoise, étudie le droit, acquiert un office de trésorier de France et général des finances en la généralité de Caen (1673), est recommandé par Bossuet au prince de Condé, qui le charge d’instruire son petit-flls. Il entre à l’Académie en 1693. Il meurt le 11 mai 1696.
    Éditions : Les Caractères de Théophraste, traduits du grec avec les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, Paris, Michallet, 1688 (réimprimé chez Jonaust, Paris, 1867) ; 4e édit. 1689 ; 8e édit. 1694. Œuvres complètes, éd. Servois, Coll. des Grands Écrivains, Hachette, 3 vol. in-8, 1865-68. — À consulter : Taine, Nouveaux Essais de critique et d’histoire. Prévost-Paradol, Moralistes français. Et. Allaire, La Bruyère dans la maison de Condé, Paris, 1886. Lange, La Bruyère critique des conditions et des institutions sociales, 1908.
  302. Étudier dans le chapitre des Grands le morceau : « Pendant que les Grands négligent de rien connaître », etc.
  303. De la Société et de la Conversation, fin.
  304. Des biens de fortune : « Arfure cheminait seule », etc. : le trait final, et le curé l’emporte, est entièrement objectif.
  305. C’est trop dire. La Bruyère souffre des abus et les critiques ; mais il ne propose pas encore de réformes ; et’il n’attend les remèdes que du roi. Le philosophe a l’idée du remède qui guérirait le mal. Il ne sollicite pas le roi, mais il enflamme le public. Il travaille à forcer le roi par l’opinion. La Bruyère marque le moment où le sentiment du mal social va obliger la raison à construire une philosophie sociale (11e éd.)
  306. Biographie : François de Salagnac (mieux que Salignac) de la Mothe-Fénelon, né au château de Fénelon en Périgord (1651), entra dans les ordres, songea à se consacrer aux missions du Canada et du Levant, fut nommé supérieur des Nouvelles Catholiques (1678), puis chargé d’une mission en Saintonge et Aunis après la révocation de l’édit de Nantes, et enfin (1689) de l’éducation du duc de Bourgogne. Il entra à l’Académie en 1693. Il fut nommé à l’archevêché de Cambrai en 1695. L’affaire du quiétisme était déjà entamée. L’Explication des Maximes des Saints, que Fénelon fit paraître en 1697, fut condamnée à Rome en 1699. Fénelon était exilé dans son diocèse depuis 1697. Il mourut en 1715, le 7 janvier.

    Éditions : Traité de l’éducation des filles, 1687 ; Dialogues sur l’éloquence (écrits vers 1681-1686). 1718 ; Lettre à l’Académie, réflexions particulières sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et l’histoire, 1716. in-12 ; 2e édit. 1718 ; Télémaque, Paris, 1699 ; réimp. en 1717, par le marquis de Fénelon ; Dialogues des morts, 4 en 1700, 45 en 1712, 67 en 1718 (éd. de Ramsay) ; Traité de l’existence de Dieu, 1re partie, 1713, in-12 (2e partie posthume) ; Correspondance, édit. Gosselin, Versailles, 1827-29, 11 vol. in-8. Œuvres, éd. Gosselin, Versailles, 1820 et suiv., 22 vol. in-8 (table, in-8, 1830) ; éd. Didot, 3 vol. gr. in-8, 1850. Réponse inédite à Bossuet, 1901. — À consulter : le chevalier de Ramsay, Histoire de la vie et des ouvrages de Fénelon. la Haye, 1723. in-12. De Bausset, Histoire de Fénelon, Versailles, 1808-9, 4 vol. in-8. L’abbé Gosselin. Histoire littéraire de Fénelon, 1813. gr. in-8. E. de Broglie, Fénelon à Cambrai, Paris, Plon, 1883, in-8 Crouslé, Fénelon et Bossuet, 2 vol. in-8, 1894-95. Boulvé, De l’Hellénisme chez Fénelon, Paris, 1898, in-8. L’abbé Urbain, les Premières rédactions de la Lettre à l’Académie, 1899.

  307. Les deux dialogues sur les Peintres n’ont été imprimés qu’en 1730, par l’abbé de Monville, avec sa vie de Mignard. — Sur la critique d’art au xviie siècle, cf. Brunetière. Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1883.
  308. Ne pas oublier que ces Dialogues sont postérieurs à ceux de Fontenelle (1683), qui pourtant ont un air plus moderne.
  309. À noter dans la seconde partie un chapitre sur le spinosisme : Spinosa a scandalisé, mais épouvanté aussi tous les penseurs de son temps.
  310. On appelle ainsi le résumé des conversations politiques que Fénelon eut à Chaulnes en novembre 1711 avec le duc de Chevreuse, et d’où sortit tout un plan de gouvernement qui devait être présenté au duc de Bourgogne.
  311. M.-J. Chénier, Fénelon, tragédie, 1793.
  312. Je voudrais au moins citer parmi les hommes du xviie siècle qui ont vu les débuts du xviiie et qui ont contribué à le préparer. l’Écossais Hamilton, l’auteur des Mémoires de Grammont et des Contes : sans valeur aucune de pensée, il a manié le premier en perfection le style du xviiie siècle, style « désinvolte », alerte, aiguisé, éclairé d’esprit, et parfaitement sec en sa finesse brillante.