Histoire de la littérature française (Lanson)/Texte entier/Partie 6

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Librairie Hachette (p. 853-1133).
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Partie 6

SIXIÈME PARTIE

ÉPOQUE CONTEMPORAINE[1]


LIVRE I

LA LITTÉRATURE PENDANT LA RÉVOLUTION
ET L’EMPIRE

CHAPITRE I

INFLUENCE DE LA RÉVOLUTION SUR LA
LITTÉRATURE

1. Destruction de la société polie. Médiocrité de la littérature révolutionnaire. — 2. Expansion et puissance du journalisme. Le journalisme révolutionnaire : Camille Desmoulins.

L’époque où nous arrivons est une époque de transition : on peut hésiter si l’on doit la rattacher au passé ou à l’avenir. La littérature de la Révolution et de l’Empire appartient au xviiie siècle, par toutes ses basses œuvres : par tout ce qu’elle a de considérable, c’est le xixe siècle qui s’ouvre. J’ai donc dû rattacher cette période plutôt à la littérature contemporaine.

La production littéraire fut alors abondante[2]. À parler en général, elle n’a jamais été plus insignifiante, de forme plus vulgaire ou plus factice, plus médiocre ou plus fausse de pensée. Écartons donc toute cette masse d’écriture inutile, qui n’ajoute qu’un poids mort à notre littérature. Venons à l’essentiel : cette période nous présente trois faits considérables qui intéressent la littérature : la destruction de la société polie, le développement du journalisme, l’épanouissement de l’éloquence politique. Elle nous offre trois grands noms : Mirabeau, Mme  de Staël, Chateaubriand.


1. RUINE DE LA SOCIÉTÉ POLIE.


La Révolution a fermé les salons. En suspendant pendant dix ou douze ans la vie mondaine, elle a soustrait la littérature aux conventions de pensée et aux élégances de diction que celle-ci imposait. Même lorsque les salons se rouvrirent et que la vie de société reprit son cours, jamais l’ancienne tyrannie du goût des gens du monde ne fut rétablie : même sous la Restauration, et à plus forte raison depuis, les plus célèbres salons n’eurent jamais qu’une influence très limitée. Alors que, depuis le xviie siècle, le monde était comme le milieu naturel de l’espèce des écrivains, alors que les ouvrages devaient, pour réussir et vivre, lui être et destinés et adaptés, il arrivera rarement désormais que les écrivains les plus illustres, les plus à la mode même, soient des hommes du monde, et y prennent l’esprit, la couleur de leur œuvre. Cela aura pour premier et sensible effet de reporter du dehors au dedans la règle, la loi de la création littéraire, de rendre l’écrivain dépendant de son seul tempérament, de son propre et personnel idéal : à moins — ce qui arrivera aussi — qu’à la tyrannie du monde ne se substitue la tyrannie des écoles, des ateliers, des sociétés professionnelles, imposant d’absolus mots d’ordre, d’exclusives formules, et décriant la concurrence. En tout cas, jamais depuis 1789 la littérature n’a reçu du public mondain ni impulsion, ni direction. Et cela revient à dire que les femmes ont perdu leur empire presque deux fois séculaire. Je crois, en effet, qu’un des caractères généraux de la littérature qui s’est développée en ce siècle, orientée tantôt vers la science et tantôt vers l’art, c’est d’être une littérature d’hommes, faite surtout par et pour des hommes.

Avec le monde, la Révolution emporta le goût classique. Ce n’est pas parce que les collèges, comme les salons, furent fermés : on les rouvrit. Mais ce qui soutenait le goût classique, c’était le monde, une aristocratie de privilégiés si bien dispensée des spécialisations et des actions professionnelles qu’elle en regardait la marque comme disqualifiant l’honnête homme : alors l’éducation pouvait n’avoir pour fin que l’ornement et le jeu de l’esprit. Mais la constitution démocratique de notre société a donné place à l’éducation scientifique, aux études techniques et spéciales, à côté, même au-dessus des lettres pures : le public qui juge les livres n’est plus homogène, et surtout, en dépit de nos programmes d’instruction, ne renferme qu’un bien petit nombre d’esprits qui aient réellement reçu leur forme de l’antiquité. L’imitation classique des œuvres grecques ou latines n’a plus de raison d’être : un écrivain perdrait son temps à se donner des mérites que presque personne ne sentirait.

La Révolution produisit d’abord un avilissement inouï de la littérature. Les œuvres où se continuait la précédente époque nous apparaissent noyées au milieu du fatras, des platitudes, des grossièretés, des violences sans caractère et sans décence, par où toute sorte d’écrivassiers flattèrent les passions du peuple, et les entretinrent honteusement sous prétexte de se mettre à sa portée. Je parle surtout du théâtre, plus asservi que tous les genres proprement littéraires à toutes les modes, à tous les états passagers de l’opinion. Lorsqu’un nouvel ordre s’établit, la littérature n’est plus tout à fait au point où elle était en 1789 : plus affranchie du goût mondain, de l’esprit, de l’analyse, de la finesse piquante, moins intelligente, elle s’est vidée de pensée en harmonisant ses formes. Le mouvement des idées et des passions politiques, l’imitation prétentieuse et sincère de la fermeté spartiate, de l’héroïsme romain, ont renforcé le courant artistique qui, dès le temps de Louis XVI, ramenait le goût antique dans la peinture comme dans les lettres. Malheureusement il semble qu’on ait seulement changé de joug : la délicatesse mondaine était au moins une forme d’esprit nationale, au lieu que l’élégance antique de la littérature du premier empire n’est qu’un froid pastiche, une inintelligente copie de formes étrangères. Au reste, c’était bien là la littérature que pouvait encourager une autorité despotique, défiante de toute pensée indépendante, et de la pensée elle-même en son essence.


2. LE JOURNALISME ; CAMILLE DESMOULINS.


Le second fait, c’est l’avènement du journalisme. Il y avait eu antérieurement des journaux [3] : la puissance du journalisme date de la Révolution. C’est donc ici qu’il faut rechercher de quelle façon l’étonnant développement de la presse en notre siècle a pu affecter la littérature. Je ne prétends pas juger le journalisme en lui-même. Je ne l’envisage que dans son rapport à mon sujet.

Il se peut que dans les matières d’ordre politique ou social, le journal soit l’expression de l’opinion publique : en littérature, comme en art, comme en fait de finances et dans toute matière trop spéciale pour qu’une opinion générale se forme spontanément, les journaux sont les guides de l’opinion, les porte-parole des écoles, les agents de la réclame esthétique ou commerciale. C’est par leur intermédiaire que les professionnels agissent sur le public. On a beau dire qu’il est impossible de persuader à un individu qu’il a du plaisir quand il n’en a pas : c’est possible ; mais il n’est pas du tout impossible de lui persuader qu’il faut avoir du plaisir, sous peine d’être un imbécile. Et il est très facile de lui persuader qu’il doit lire ce livre, voir cette pièce, de l’induire à connaître, et surtout à ignorer. Combien y a-t-il de gens qui, réellement, ne font pas dépendre leur plaisir ou leur désir de la mode : et la mode, à qui la demandent-ils ? à leur journal. Le journal est le véritable héritier de la puissance des salons, pour la direction du goût littéraire.

Voici un second et plus grave effet de la même cause : le journal périodique, quotidien surtout, a singulièrement développé la légèreté, la curiosité du public ; il l’entretient dans un état d’excitation, de fièvre ; en lui présentant toujours du nouveau, il le rend plus avide de nouveauté. Il tire constamment l’âme et l’esprit au dehors ; il ne laisse pas l’homme rentrer en lui-même, élaborer une lente et solide pensée. Il se lit vite, et il déshabitue des lectures qui exigent l’attention. C’est un fait que les subtils écrivains, les graves penseurs, sont illisibles dans un journal : les unes nous impatientent et les autres nous fatiguent. Mais le journal, dit-on, s’est adapté au public, voilà tout. Voilà tout, en effet, et qui ne sait que, si le besoin crée l’organe, l’organe fixe et développe le besoin ? Le journalisme nourrit les défauts dont il est né.

L’essence du journalisme, tel qu’on le comprend de plus en plus, c’est l’information exacte, précise, particulière. Et, par suite, la littérature est condamnée à s’engager dans la voie du réalisme et de la brutalité. Imaginez Bajazet venant au lendemain de la publication qu’un journal aurait faite des circonstances de la mort du vrai Bajazet : la pièce de Racine n’était plus possible. L’écrivain, pour ne point donner une impression plus faible que le fait réel, est astreint à la reproduction des circonstances, accidents, qui entourent et déterminent le fait ; il est poussé vers le réalisme extérieur. Et enfin, il lui faut égaler la violence de ses effets à la violence des événements réels. Même quand la littérature ne répète pas une réalité particulière, elle n’est pas plus libre. Les comptes rendus des tribunaux, les faits divers assouvissent chaque jour et entretiennent en nous un besoin d’émotions et de sensations brutales : tout ce qu’on craignait jadis de montrer dans les livres ou sur la scène, s’étale là ; et la littérature serait vite insipide à nos palais, si elle ne nous offrait le ragoût auquel les journaux nous ont habitués. De plus, cette exhibition de la réalité brute, non déformée ni préparée par l’art, telle que l’offrent les reporters, a été pour quelque chose dans le souci de moins en moins grand que le public pendant longtemps a semblé prendre des formes d’art. Même aujourd’hui, l’art qu’on aime est un art si simple, si naturel, si éloigné d’être un artifice ou une tricherie, qu’il ne peut convenir qu’à un public exercé à dégager lui-même ses sensations esthétiques de la matière brute : si les journaux ont contribué à nous amener là, leur action cette fois a été bienfaisante.

En troisième lieu, le journalisme a l’inconvénient de dévorer une foule d’esprits, les plus agiles souvent et les plus ouverts, auxquels il offre une carrière en apparence facile et séduisante. Il fait une effroyable consommation de talents, qui pourraient s’employer à des œuvres durables. Comme il habitue le public à lire vite, le journal oblige l’auteur à écrire vite. La pire erreur, en un sens, que puisse commettre un homme de lettres, c’est de prendre un métier qui le condamne à l’ « écriture ». Mieux vaudrait, comme Spinoza, polir des verres de lunettes : au moins, cela laisse l’esprit intact, et il gagne même au repos.

Je ne puis faire l’histoire du journalisme : ce n’est pas par le détail qu’elle intéresse la littérature, et je signalerai en leur lieu les noms à retenir. Pour la période révolutionnaire et impériale, il faut s’arrêter surtout à la Décade philosophique, fondée en floréal an II : elle est l’organe des « idéologues », admirateurs et continuateurs de Locke et de Condillac, de Condorcet et de Volney, apôtres de la perfectibilité de la raison humaine. Mais les rédacteurs sont des esprits curieux, très au courant du mouvement scientifique ou littéraire, en France et à l’étranger. Par la Décade se propageront le goût et la connaissance des littératures anglaise et allemande : elle entretient ses lecteurs d’Young. Gibbon, Ossian, de Gœthe, Schiller, Kotzebue, Wieland. Elle leur parle d’Alfieri, elle leur présente Melendez Valdez. Et ainsi ce journal aura sa part d’influence dans la formation du courant romantique, qui apportera un goût si contraire à ceux de ses rédacteurs ordinaires. Le Journal des Débats, créé en 1789, prit un grand développement à partir de 1799, où il passa aux mains des Bertin ; il fit une large place à la littérature, et là, comme en politique, il représenta surtout les opinions, le goût, les aspirations de la classe bourgeoise. Il fut libéral et classique.

Certains journalistes apportèrent dans leur besogne de belles qualités littéraires. Ce sont d’abord quelques survivants de l’ancienne société et de la philosophie encyclopédique, qui écrivent en général dans les feuilles contre-révolutionnaires : Suard, Rivarol, Mallet du Pan [4] surtout, qui a plus de pensée sous sa forme nette et mordante. André Chénier écrivit au Journal de Paris des articles vigoureux, où l’on voit qu’à ses dons de poète il unissait une réelle puissance oratoire. Mais le talent original et personnel qui appartient uniquement au journalisme révolutionnaire et qui le représente dans la mémoire du public, c’est Camille Desmoulins [5].

Ce journaliste était né écrivain. Ses Révolutions de France et de Brabant, son Histoire des Brissotins, son Vieux Cordelier, ses lettres offrent un intérêt littéraire qu’on trouve rarement parmi les écritures de ce temps-là. Cela vaut par l’ironie acérée, par la netteté des formules dans le décousu du développement et l’incertitude de la pensée générale, par l’esprit qui revêt la violence, par un accent de passion sincère où la déclamation emphatique et les souvenirs classiques mettent seulement la date.

Tous ces écrits sont des documents d’histoire : mais le plus instructif document, historique et humain tout à la fois, est celui que fournit le propre tempérament de l’écrivain. Camille Desmoulins est une nature généreuse, sensible, aimante, une vraie nature de femme par la tendresse, que la passion politique a pu rendre violente et féroce jusqu’à applaudir aux pires excès, à réclamer les plus cruelles vengeances : une âme avide de bonheur, d’affection, de vie, affolée par la peur et les approches de la mort. Je ne sais pas de lecture plus poignante que les lettres écrites de la prison du Luxembourg : ni romancier, ni poète n’ont jamais noté plus minutieusement, plus énergiquement toutes les convulsions, les tumultueuses angoisses, imprécations, effusions, affectations de courage, espérances folles, forcenés désespoirs, révoltes de tout l’être contre le néant entrevu, tout ce qui compose le terrible drame des derniers jours d’un condamné. Ces pages sont uniques dans notre littérature.


CHAPITRE II

L’ÉLOQUENCE POLITIQUE


L’éloquence au xviiie siècle : écrite, plutôt que parlée. — 1. L’éloquence révolutionnaire, défauts que la littérature lui communique dès sa naissance. — 2. Mirabeau : caractère, idées, éloquence. — 3. Autres orateurs de la Constituante : Barnave. Orateurs de la Législative : Vergniaud. Orateurs de la Convention : Danton. — 4. Napoléon : son goût et son imagination.

Il n’y a pas eu lieu pour nous de consacrer une étude particulière aux œuvres oratoires du xviiie siècle. Il n’y a plus d’éloquence religieuse après Massillon, du moins dans l’église catholique : car lorsque Rousseau parle sur la Providence et la conscience, sur la religion et sur la morale, nous avons reconnu dans sa parole une inspiration protestante ; notre grand orateur philosophique est un prêcheur de Genève. L’éloquence judiciaire est bien médiocre encore, bien verbeuse, bien prétentieuse, reflet tantôt pâle et tantôt criard des styles et des idées dont la littérature enivrait le public : et plutôt que de feuilleter les mémoires d’Élie de Beaumont, de Linguet, de Loyseau de Mauléon, des avocats de métier, on fera mieux de relire ce que Voltaire écrivit pour les Galas et ses autres protégés, ou les Mémoires de Beaumarchais, et les mémoires ou plaidoyers de Mirabeau dans le procès en séparation qu’il soutint contre sa femme : les écrits de ces avocats d’occasion sont les vrais chefs-d’œuvre de l’éloquence judiciaire.

L’éloquence politique n’existe pas encore : les institutions ne lui font point de place. Cependant, comme aux deux siècles précédents, les agitations parlementaires font parfois appel ou donnent issue aux facultés oratoires des magistrats : dans les querelles religieuses de la première moitié du siècle, on distingue l’âpre fermeté du janséniste abbé Pucelle, dans les luttes du Parlement contre la cour et les ministres qui précèdent la Révolution, les fougueux emportements de Duval d’Epréménil. Mais cela est bien peu de chose. La véritable éloquence politique de ce temps doit se chercher dans les écrits : dans tous ces petits libelles par lesquels Voltaire, par exemple, excite l’opinion publique, dans toutes ces déclarations virulentes que, sous un titre ou sous un autre, Rousseau, Diderot, Raynal lancent contre les institutions de l’ancien régime. Et dans les lettres qui furent écrites depuis 1700 il serait facile de noter toute sorte de commencements, comme des poussées et des jets d’éloquence politique, même chez des femmes. À mesure que la Révolution approche, l’intérêt passionné qu’on prend aux affaires publiques, aux principes, aux réformes, fait éclore de toutes parts, dans toutes les sociétés, des facultés oratoires qui se dépensent dans les conversations et dans les correspondances.

On peut rattacher encore à l’éloquence politique ce que l’on pourrait appeler l’éloquence administrative : les discours, les rapports, par lesquels des avocats généraux ou présidents de Parlement, des intendants, des ministres indiquent des abus, tracent des plans de gouvernement, s’associent selon le caractère de leurs emplois à la direction des affaires publiques. La Chalotais, dans son Essai d’éducation nationale, Servan, dans son Discours sur l’administration de la justice criminelle, mais surtout Turgot, dans son admirable lettre au roi, qui est ce que sont les déclarations ministérielles de notre république parlementaire, nous offriraient les modèles du genre.

Mais enfin nous ne pouvons-nous arrêter à toutes ces promesses, germes, équivalents de l’éloquence politique. L’année 1789 arrive, et nous apporte les institutions nécessaires au développement de cette éloquence : et c’est un des faits considérables de l’histoire littéraire du temps.


1. L’ÉLOQUENCE RÉVOLUTIONNAIRE.


L’éloquence révolutionnaire occupe un espace de dix années (1789-1799) : dans toutes les assemblées qui se succèdent, dans les États Généraux devenus bientôt Assemblée constituante (1789-1791), dans l’Assemblée législative (1791-1792), dans la Convention (1792-1795), partout, sauf dans les deux Conseils juxtaposés des Anciens et des Cinq-Cents (1795-1799), elle est représentée par de brillants et vigoureux talents. Dans les plus mémorables journées des luttes parlementaires, elle fait sentir sa domination : elle force les convictions qui résistent, elle fait reculer les haines qui menacent, elle donne même parfois d’éclatants triomphes à ceux qui étaient montés à la tribune suspects, accusés et déjà plus qu’à demi proscrits. Mais elle se lie trop intimement à notre histoire politique, et l’on ne pourrait exposer les facultés oratoires des Constituants, des Girondins, des Montagnards, sans raconter toute la Révolution.

Car le véritable intérêt des monuments de l’éloquence révolutionnaire est dans le terrible drame dont on suit jour à jour pour ainsi dire les péripéties : drame national, où s’explique une des grandes crises qu’ait traversées notre pays, drame individuel, où des caractères énergiques défendent à chaque instant leur autorité, leur honneur, leur vie. Tout cela est d’un intérêt brûlant. Mais, séparée des faits de l’histoire, saisie seulement dans ses formes littéraires, l’éloquence révolutionnaire perd singulièrement de sa valeur. D’abord, à mesure que l’on avance, les polémiques personnelles et les rivalités de parti y tiennent plus de place ; les passions qui se donnent cours sont intenses, mais communes et sans finesse ; le spectacle n’en est pas très nécessaire à notre éducation psychologique. En second lieu, les discours de la période révolutionnaire n’apportent pas un bien grand nombre d’idées originales ou de théories neuves : qui connaît Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie, n’a pas grand chose à recueillir des orateurs ; ils répètent ce que les philosophes ont écrit.

Et enfin, ils le répètent moins bien : le malheur de l’éloquence révolutionnaire est que sa puissante expansion coïncide avec une période d’affaiblissement littéraire. De là la générale médiocrité des formes oratoires. La langue est molle, pâteuse, diffuse, elle se défait jusque chez les plus vigoureux orateurs ; le vocabulaire n’est pas pur, et je ne parle pas des néologismes nécessaires, des noms d’institutions ou d’opinions nouvelles, des abréviations pratiques du jargon politique : je parle de l’emploi des termes courants et communs de la langue française. Un Mirabeau parle de citoyens peu moyennés, d’idées subverties, de gens qui se routinent ; un Vergniaud nous entretient de la répulsion des ennemis, pour faire entendre qu’il faut les repousser. Les pires défauts de la littérature philosophique ont passé à nos orateurs : les grands mots vagues, les formules abstraites, les déclamations ronflantes, la sentimentalité débordante ; ils nous apparaissent comme de mauvais copistes de Diderot et de Rousseau. Un faux goût d’antiquité décore les discours de toute sorte d’ornements mythologiques, grecs, romains ; on n’entend plus retentir que les noms de Catilina, de Marius, de Lysandre, de Thémistocle. Une détestable rhétorique semble apporter des collèges à la tribune tout l’arsenal des métaphores, comparaisons, allusions, citations qui servaient depuis deux siècles aux discours latins des écoliers. En général aussi, le dédain superbe des faits que nous avons remarqué dans la philosophie du xviiie siècle, se retrouve chez nos orateurs : ils les écartent de leurs discours, ils construisent a priori, posent des principes et tirent des conséquences ; le solide soutien des faits manque à leurs vastes compositions.

Si bien que, littérairement, notre éloquence politique manque son entrée : elle revêt précisément les formes qui vont mourir. Elle s’embarrasse à ses débuts des traditions qui peuvent le plus la gêner. Plus simple, plus naturelle, elle aurait été plus près du véritable art, elle eût plus facilement rencontré les formes qui ne passent pas. Elle se fût aussi plus facilement détachée de l’histoire : telle qu’elle est, elle a besoin d’être encadrée dans les circonstances, rapportée aux actions et aux intérêts qui lui ont donné lieu. Par là seulement elle redevient vivante. Réduite par le goût du temps à tendre vers la noblesse et l’élégance, elle est moins expressive que la réalité brute, qu’elle enveloppe de verbiage et délaye dans le lieu commun. En un mot, elle n’est pas du tout l’équivalent littéraire des caractères et des faits de la Révolution.

On comprendra donc que nous nous contentions d’esquisser rapidement les physionomies des principaux orateurs qui se distinguèrent du commun : à la Constituante, Mirabeau et Barnave ; à la Législative et à la Convention, Vergniaud ; à la Convention, Danton et Robespierre. Aux Cinq-Cents, nous n’aurions à nommer que deux débutants. Royer-Collard et Camille Jordan, que le 18 Brumaire mit brutalement en disponibilité, et qui se retrouveront quinze ans plus tard parmi les orateurs de la Restauration[6].


2. MIRABEAU.


Le comte de Mirabeau[7] sortait d’une forte et fière race. Ces Riquetti, transplantés de Florence en France au xiiie siècle, intelligents, énergiques, peu maniables, de bon service et d’indépendante humeur, ennemis-nés des commis, des courtisans et des ministres, nous expliquent la monstrueuse nature de leur dernier descendant. Gabriel-Honoré était né avec une intelligence prompte et souple, capable de tout recevoir et de tout garder, avec des appétits démesurés : il avait d’effrayants besoins d’action et de sensation, il lui fallait se dépenser et jouir plus que les autres hommes. Pour son malheur, il eut affaire au père le plus absolu, le plus pénétré des droits de son autorité paternelle, qui se soit jamais rencontré : dès les premières résistances de l’enfant, le marquis s’irrita et voulut le briser rudement. Une pension qui était comme une maison de correction, quatre prisons, dont une de trois ans et demi, une sentence d’interdiction, quinze lettres de cachet : tous ces moyens ne servirent qu’à exaspérer la haine du père, à raidir le fils dans sa révolte, et à diffamer le nom de Mirabeau dans le public. Mirabeau porta toute sa vie le poids de son passé : il eut la gloire, jamais l’estime et la confiance. Quelles étaient ses fautes ? Une vie désordonnée, des dettes, des duels, des séductions : tout ce que de charmants seigneurs faisaient communément sans perdre leur réputation de galants hommes, tout ce qui valait à un Lauzun sa royauté mondaine. Mais le monde ne pardonna pas à Mirabeau cette sorte de férocité, d’exaspération physique qui remplaçait chez lui la légèreté du libertinage à la mode : une fougueuse nature éclatait dans ses vices, au lieu de la gracieuse corruption qu’on était accoutumé à admirer. Et surtout le monde ne saurait pardonner au scandale. Or le père et le fils remplirent pendant quinze ans la France du bruit de leurs débats. Et après le père, ce fut la femme : Mirabeau plaida lui-même contre sa femme devant le Parlement d’Aix (1782) ; il ne put empêcher la séparation d’être prononcée ; et il ne resta de ce procès tapageur que les imputations également diffamatoires des deux parties.

Au milieu de tous ces désordres et de tous ces scandales, Mirabeau travaillait, s’instruisait, s’assimilait une prodigieuse variété de connaissances. Il arrachait par son intelligence et sa capacité de travail l’admiration de son oncle le bailli et, pendant leurs rares trêves, celle même de son père. Les trois années qu’il passa au donjon de Vincennes furent de fécondes années d’études et de méditations. Les facultés oratoires s’éveillaient en lui ; ce qu’il apprenait, il avait besoin de le rendre ; il lui fallait dégorger toutes les idées qui encombraient son cerveau. Déjà dans une de ses précédentes prisons il avait fait un Essai sur le despotisme : à Vincennes, il écrivit d’éloquentes réflexions sur les prisons d’État et les lettres de cachet ; il écrivit surtout ses fameuses Lettres à Sophie, incroyable mélange de déclamations sincères et de renseignements exacts, où l’amour déborde parmi la philosophie, la politique, la morale, où tout Mirabeau se découvre, avec la grandeur et les bassesses de sa nature, avec sa violence de tempérament et son immoralité foncière, mais aussi avec ses généreuses aspirations, son information encyclopédique, et l’éclat de sa forme oratoire : c’est du Rousseau, si l’on veut, du Rousseau plus trouble, plus débraillé, plus tumultueux, et toutefois aussi plus raisonnable, plus avisé, plus pratique.

Libre, il voyage en Angleterre, en Prusse ; ses lettres à Chamfort, sa Monarchie prussienne nous témoignent de sa curiosité et de sa clairvoyance. Partout il porte sa netteté de conception et la vigueur de son éloquence : Beaumarchais en apprend quelque chose, lorsqu’ils représentent des intérêts opposés dans l’affaire des eaux de Paris. En quelques mois, sous la direction de Panchaud et de Clavière, Mirabeau s’était fait financier. Il avait servi, puis combattu Calonne. Il attaque Necker. La question financière était la grande question politique du temps : elle conduit Mirabeau, avec bien d’autres, à réclamer la convocation des États Généraux.

Il espérait y trouver sa place. La noblesse de Provence le repoussa ; il fut député du Tiers : son éloquence, déjà révélée par son procès en séparation, se déploya avec éclat dans tous les débats auxquels les élections donnèrent lieu. Il arriva à Paris précédé d’une réputation que justifièrent ses débuts : il fut bientôt reconnu pour le premier orateur de l’Assemblée. Mais dans cet orateur il y avait un homme d’État. Il guida admirablement le Tiers dans sa lutte contre les deux autres ordres, contre la cour et le roi. Mais dès qu’il voulut retenir la majorité, enrayer le mouvement révolutionnaire, la mésestime et la défiance qu’avait voilées un moment sa popularité, reparurent ; on l’accusa de trahison, de vénalité. Sa correspondance avec le comte de la Mark le justifie en partie : il reçut en effet une pension de la cour ; écrasé de dettes, ayant d’immenses besoins d’argent, il trouva le salut dans cette combinaison : c’était une indélicatesse, qu’avec son immoralité radicale il ne sentit pas. Mais il ne trahissait pas, il ne se vendait pas : car il se fit payer pour défendre ses propres opinions, qu’il eût défendues gratuitement, et quand même. Mais ceux qui le payaient ne croyaient pas en lui ; ceux qui l’écoutaient n’y croyaient plus : la cour perdit son argent.

« Il était laid, nous dit un contemporain [8] : sa taille ne présentait qu’un ensemble de contours massifs ; quand la vue s’attachait sur son visage, elle ne supportait qu’avec répugnance le teint gravé, olivâtre, les joues sillonnées de coutures ; l’œil s’enfonçant sous un haut sourcil,… la bouche irrégulièrement fendue ; enfin toute cette tête disproportionnée que portait une large poitrine… Sa voix n’était pas moins âpre que ses traits, et le reste d’une accentuation méridionale l’affectait encore ; mais il élevait cette voix, d’abord traînante et entrecoupée, peu à peu soutenue par les inflexions de l’esprit et du savoir, et tout à coup montait avec une souple mobilité au ton plein, varié, majestueux des pensées que développait son zèle. » Et Lemercier nous montre « les gestes prononcés et rares, le port altier » de Mirabeau, « le feu de ses regards, le tressaillement des muscles de son front, de sa face émue et pantelante ». À travers le barbouillage du style, il nous fait bien voir l’orateur.

Mirabeau avait l’éloquence qui enlève les foules et les assemblées, les puissants mouvements, les amples phrases, l’élan imprévu et impérieux : il était superbe pour menacer ou maudire. Ses répliques foudroyantes, ses adjurations pressantes fleurissent toutes les anthologies. À vrai dire, il y a dans ces grands effets, à notre goût, un peu d’emphase, un geste trop magnifique, trop de son ; c’était le goût du temps. Mirabeau y a donné complaisamment, et dans les théâtrales banalités dont la pauvre antiquité faisait les frais, la poussière de Marius, Catilina aux portes : c’était là que jadis on admirait le grand orateur. Heureusement il a d’autres mérites pour se faire estimer : il a la logique serrée, vigoureuse, sophistique parfois avec un air de franchise, toujours sûre et saisissant en tout sujet les arguments essentiels ou les preuves efficaces. Il est de ceux qui savent voir les faits, et les présentent : s’il raisonne souvent sur la théorie et les principes, c’est la nécessité du temps qui l’y force ; l’assemblée travaille, et il travaille avec elle à établir une constitution en France. Ses discours sont substantiels, solides, faits véritablement pour instruire ceux qui les entendent. Il faut se défier de l’orateur, mais on peut apprendre du publiciste. Il drape son éloquence sur d’excellents mémoires, très précis et très nourris.

Ces mémoires n’ont pas toujours été préparés par lui. Il joignait à ses grands dons celui de savoir utiliser le travail d’autrui. Tous ses ouvrages sont remplis de pages simplement transcrites de quelque livre. Dans un de ses plaidoyers contre sa femme, il introduisait de belles phrases émues, qui étaient d’un sermon de Bossuet. Dans d’autres, il répétait mot pour mot ce que lui avait fourni l’avocat Pellenc. Pour ses discours à l’Assemblée nationale, le même Pellenc, le Genevois Étienne Dumont, Clavière, Duroveray lui fournissent des matériaux, des plans, des développements entiers : il utilisait même, dit-on, les billets qu’on lui faisait passer à la tribune, et qu’il lisait tout en parlant. « Mais, disait Dumont, qu’importe d’ailleurs ? S’il sait mettre à contribution ses amis, s’il sait leur faire produire ce qu’ils n’auraient jamais fait sans lui, il en est véritablement l’auteur. » Du moins, nous sommes assurés par ses travaux antérieurs de la capacité de son esprit, de l’étendue de ses connaissances : si, accablé d’affaires, il dut recourir à des secrétaires pour la préparation de ses discours, c’était une économie de temps, et non un supplément de génie qu’il y cherchait. Il dirigeait leur travail, le contrôlait, le gardait ou le modifiait selon ses vues, l’animait de son éloquence.

Après tout, c’est par l’intelligence que vaut Mirabeau. Il a des appétits, des passions physiques ; il a des facultés oratoires, le don de brider et de passionner : mais nulle sensibilité de l’âme, au fond ; toujours de sang-froid, maître de lui, l’esprit net, agile, subtil, un esprit à la Montesquieu, comme l’a très bien vu M. Faguet, qui s’enveloppait d’une éloquence à la Rousseau. Regardez-le dans sa carrière politique : jamais le sentiment ne lui a arraché un discours, inspiré un acte ; tout en lui est d’un politique qui observe et calcule. Il a un tempérament d’homme d’État parlementaire, un souci de la légalité, des formalités même et des règlements, qui le fait patienter, temporiser, négocier avec une prudence incroyable, lorsqu’il s’agit d’amener les deux premiers ordres à se réunir au Tiers. Les phrases retentissantes qu’on cite de lui n’y font rien : il n’a rien du révolutionnaire, que les circonstances qui le produisent ; c’est un homme du centre gauche, et il excelle à la politique de couloirs. Il croit aux fictions constitutionnelles, aux contrepoids qui assurent le délicat équilibre des pouvoirs : il sait exactement le point jusqu’où l’exécutif doit aller, la ligne que le législatif ne doit jamais franchir. Il a vu que la Révolution ne pouvait se sauver que par une translation de propriété qui intéresserait des milliers d’individus à garantir l’ordre nouveau : mais les biens du clergé vendus, les privilèges de la noblesse supprimés, l’égalité civile et politique établie, la liberté assurée, la royauté devenue constitutionnelle, Mirabeau fut content ; il ne s’occupa plus que de conserver cet ordre qu’il estimait conforme au gouvernement idéal ; et comme pour le fonder il avait fallu vaincre la royauté, tout son soin tendit à fortifier la royauté. Il espérait y trouver le frein capable de retenir l’État sur la pente où il glissait, sur la pente du despotisme parlementaire. C’est l’idée qui lui a dicté son discours sur le droit de paix et de guerre, le dernier de ses grands triomphes oratoires. Il avait l’esprit monarchique, et absolument opposé à la démocratie.


3. GIRONDINS ET MONTAGNARDS.


Nous n’avons pas à nous arrêter aux défenseurs de l’ancien régime contre lesquels lutta Mirabeau : le cynique et violent Maury, le sincère et mesuré Cazalès [9]. Mais lorsqu’il voulut marquer le point d’arrêt de la Révolution, parmi ceux qui le dépassaient et devinrent ses adversaires se rencontre un orateur de premier ordre, Barnave [10], qui avait été avocat au barreau de Grenoble. Nature généreuse et sensible, passionné pour la tolérance, l’humanité, la liberté, il avait adopté une éloquence nette, sobre, sévère, volontairement un peu froide. On peut en prendre une idée dans son Discours sur le droit de paix et de guerre, où il combattait Mirabeau et la prérogative royale : c’est un rappel aux principes, une déduction serrée, sans écarts et sans éclats ; aucune emphase, ni métaphores, ni comparaisons, ni allusions ambitieuses ; seulement parfois il allègue une autorité, telle que « l’autorité bien imposante de M. de Mably ». Il y a là une sorte de raideur doctrinaire qui est d’un assez puissant effet.

À l’Assemblée législative se font remarquer les représentants du département de la Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonné, et, à leurs côtés, Isnard, venu du Var ; ils se retrouvent à la Convention, où les joignent Barbaroux, député de Marseille, Louvet envoyé par le Loiret, et Buzot, qui arrive d’Évreux [11]. Isnard eut d’éclatants débuts ; Buzot, en ses derniers temps, trouva dans la violence parfois inintelligente de ses haines une éloquence singulièrement nerveuse et vibrante. Mais puisque Mme Roland, qui était l’âme du parti, n’eut pas accès à la tribune, puisqu’elle fut réduite à verser les passions et les idées qui la brûlaient dans ses Mémoires rédigés en prison, c’est à Vergniaud qu’il appartient, mieux qu’à personne, de représenter l’éloquence girondine [12]. C’était un avocat bordelais, nonchalant, inappliqué, sans connaissances précises, sans netteté pratique. Il avait des tendances plutôt que des idées. Mêlant Montesquieu, Voltaire et Rousseau, il rêvait une république aimable, qui donnât du bien-être et du plaisir, qui développât le luxe et les arts. Il était égalitaire, contre la cour et la noblesse ; absolument indifférent et irréligieux, sans hostilité contre les prêtres ; aristocrate, en face du peuple, moins par conviction politique que par répugnance d’homme bien élevé. Il avait la parole facile, fluide, animée cependant et ardente : il n’était ni profond ni précis, mais il s’échauffait au son de sa propre parole, et il devenait entraînant. Paresseux comme il était, il dressait avec un souci méticuleux les plans de ses discours, numérotant les idées, marquant les paragraphes, piquant ici une image, là un souvenir antique, s’aidant en un mot de tous les secours de la rhétorique classique. Il aimait les effets de répétition : dix fois il ramenait le même mol au début d’une phrase, la même proposition au début d’un paragraphe : il tirait parfois de ce procédé de pathétiques effets. Il excellait à étendre les vastes lieux communs, à remuer les grands sentiments généraux : c’était l’homme qu’il fallait pour discourir sur le danger de la patrie.

En face des Girondins, à la Convention, parmi la foule des Montagnards se détachent Danton et Robespierre [13]. L’éloquence de Robespierre est une prédication, un long enseignement de vertu, un catéchisme verbeux de religion civile, où la théologie édifiante s’entremêle d’aigres diatribes contre les méchants et les impies. Ce Picard bilieux, haineux, pontifiant me fait penser à son compatriote Calvin, à qui il est de toutes façons inférieur, et intellectuellement, et moralement, et littérairement. Il s’acharna à fonder une religion d’État, à formuler en un credo légal le déisme de Jean-Jacques. Il poursuivit sa chimère théocratique, et immola avec sérénité comme ennemis de Dieu et de la vertu tous les hommes qui faisaient ombrage à sa vanité, échec à son ambition.

Danton fait avec lui le plus parfait contraste : celui-ci sort grandi des plus récentes études sur la Révolution française [14]. C’était un robuste Champenois, aux formes athlétiques, au masque vulgaire et puissant, sensuel, débraillé, actif, hardi, d’intelligence claire et forte : il n’était pas grand discoureur, et il passa pour ignorant parce qu’il ne citait pas l’antiquité, et ne faisait pas d’amplifications creuses. Mais justement c’est pour cela qu’il nous plaît. Il a une éloquence pratique et technique, familière, courant au fait, se ramassant en mots brefs, saccadés, énergiques, qui se gravent dans les esprits ou mordent les cœurs : et son discours échappe au verbiage, et au jargon ampoulé du temps ; il n’y a personne dont la forme ait moins vieilli ; et il a chance d’être avec Mirabeau le plus véritable orateur de la période révolutionnaire.


4. NAPOLÉON.


Le 18 Brumaire fit taire les orateurs. Pendant quinze ans, une seule voix s’élèvera, impérieuse, mais éloquente. L’éloquence était un moyen de gouvernement, presque une nécessité pour ce parvenu qui, régnant par l’admiration et la confiance, devait entretenir la foi en son infaillible génie : il fallait que dans chacune de ses paroles il fit sentir la supériorité dont il tenait son droit. Napoléon s’y étudia, et y réussit. Il fut le dernier des grands orateurs révolutionnaires. Formé à l’école des Montagnards, il continua leurs traditions : mais un juste instinct l’avertit de condenser le verbiage de la tribune, et de se régler plutôt sur la nette concision des rapports et la fermeté saisissante des proclamations, où certains Jacobins avaient donné de curieux modèles d’éloquence administrative ou militaire. Il se fit une forme courte, brusque, tendue, nerveuse, admirablement expressive et de sa nature réelle et de l’idée qu’il voulait donner de lui, admirablement adaptée à l’âme élémentaire des foules ou des armées.

On voit cette éloquence se former à travers la verbosité et la médiocrité de ses premiers écrits [15]. On la voit se déployer dans toute sa correspondance, où il n’y a pas à vrai dire de lettres familières. Et ce qu’il a dicté à Sainte-Hélène, ce sont des mémoires oratoires ; ces récits de ses campagnes et de ses victoires sont de l’histoire tout juste comme le tableau de la politique athénienne dans le Discours pour la Couronne, de l’histoire arrangée pour persuader. Dès qu’il ouvre la bouche, Napoléon est orateur ; car il règle sa parole pour enlever à ceux à qui il parle, individus ou peuples, contemporains ou postérité, la liberté de leur jugement, pour asservir leurs esprits ou leurs volontés. Mais là où cette puissante faculté oratoire apparaît le mieux, c’est dans les proclamations nombreuses qu’il adresse aux soldats et au peuple français, depuis la première campagne d’Italie jusqu’après Waterloo. On comprendrait mal sa domination, si on ne voyait l’appui qu’elle trouva dans sa parole : à cet égard, l’éloquence a été pour lui ce qu’elle était pour les chefs des démocraties anciennes [16].

Cette éloquence a sa rhétorique et ses procédés. Sous son apparente brusquerie, elle est très ordonnée, très classique. La lettre de condoléances du général Bonaparte à la veuve de l’amiral Brueys est une véritable dissertation sur un plan soigneusement concerté : les lettres de l’Empereur aux veuves des maréchaux Bessières et Lannes, plus courtes, d’un ton de maître, sont des réductions du même plan. Les proclamations sont divisibles par articles et paragraphes comme des discours de Conciones. Au début, les origines révolutionnaires de cette éloquence sont très sensibles : les phalanges républicaines, les vainqueurs de Tarquin, les descendants de Brutus, de Scipion, les légions romaines, Alexandre, tous ces souvenirs antiques rattachent Napoléon aux orateurs de nos assemblées. Puis, dans les harangues du Consul, de l’Empereur, ces ornements emphatiques se font rares.

Dans la première campagne, aussi, entre les phalanges et les Tarquins je note des hommes pervers qui viennent tout droit de la prédication de Robespierre.

Je note même des réminiscences d’auteurs latins. Du Lucain : « Vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste à faire. »

Nil actum reputans, si quid superesset agendum.

Le futur César se fait l’esprit de César. Du Tite Live : « Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n’avons pas su profiter de la victoire ? » Vincere seis, Hannibal, victoria uti nescis. Certaines formes théâtrales rappellent les déclamations de la tribune : « Mais je vous vois déjà courir aux armes… Eh bien ! partons !… » Et voici des clichés : « Vous rentrerez alors dans vos foyers et vos concitoyens diront en vous montrant : il était de l’armée d’Italie. » — « Il vous suffira de dire : J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on réponde : Voilà un brave. » — « Vous pourrez dire avec orgueil : Et moi aussi je faisais partie de cette grande armée, qui », etc. Le cliché est magnifique, et saisissant : et l’on voit l’effet s’élargir de proclamation en proclamation jusqu’à ce dernier mouvement.

Dans ces brèves harangues, deux parties sont capitales, le premier mot et le dernier : l’attaque est merveilleuse de brusquerie et de sûreté. « Soldats, vous êtes nus, mal nourris… Soldats, je suis content de vous… Soldats, nous n’avons pas été vaincus. » On est secoué et pris. Et la fin, comme elle laisse l’âme vibrante ! « Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage et de constance ? » — «… Et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi. »

Le fond est ce qu’il faut qu’il soit : des idées nettes, simples, immédiatement accessibles, des sentiments communs, réels, immédiatement évocables ; l’honneur, la gloire, l’intérêt ; de vigoureux résumés des succès et des résultats obtenus, de rapides indications des résultats et des succès à poursuivre, des communications parfois qui semblent associer l’armée à la pensée du général et la flattent du sentiment d’être traitée en instrument intelligent : toutes les paroles qui peuvent toucher les ressorts de l’énergie morale, sont là, et sont seules là.

Parfois, au lieu des images banales du répertoire commun, la nature originale de l’individu éclate. L’allocution du 1er janvier 1814 aux députés du Corps Législatif est d’un ton singulier : volontairement l’orateur lâche sa colère en petites phrases hachées, brutales, même triviales : « M. Lainé, votre rapporteur, est un méchant homme… Je suis de ces hommes qu’on tue, mais qu’on ne déshonore pas… Qu’est-ce que le trône au reste ? Quatre morceaux de bois revêtus d’un morceau de velours. Tout dépend de celui qui s’y assied… Il faut laver son linge en famille. » Remettez tout cela à sa place, écoutez cette sortie si curieusement violente, et vous sentirez quelle science de l’effet il y avait chez cet homme-là.

Vous avez noté l’image grandiose qui nous montre le trône : elle sort d’une imagination qui n’est plus celle du xviiie siècle, ni formée à l’école de l’antiquité. Cela, c’est du Shakespeare — tel que le comprenait Hugo et qu’il en faisait. Même dans les bulletins, malgré la tension plus solennelle du style, dans ceux surtout des dernières campagnes, je note quelques pensées d’une imagination pareille. On se sent tout près de Hugo, bien plus près de Hugo que des Montagnards et du Conciones quand on lit des phrases comme celles-ci : « La victoire marchera au pas de charge ; l’aigle… volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. » Ou bien : « J’en appelle à l’histoire : Elle dira qu’un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois… Mais comment répondit l’Angleterre à une telle magnanimité ? Elle feignit de tendre une main hospitalière à son ennemi, et, quand il se fut livré de bonne foi, — elle l’immola. » Ce petit mot qui fait comme cabrer la phrase dans un brusque arrêt, après l’ample mouvement qui en développe le début : c’est un procédé habituel de V. Hugo. En général, sans avoir changé sa forme ni renouvelé ses moules, il me semble que Napoléon est pourtant moins classique, moins asservi au goût révolutionnaire dans ses dernières années, et qu’il exprime son tempérament par des effets plus personnels.


CHAPITRE III

MADAME DE STAËL


1. Caractère et esprit. Intelligence cosmopolite. Médiocrité du sens artistique. — 2. Idées politiques de Mme de Staël : libéralisme bourgeois. Idées religieuses. — 3. La critique de Mme de Staël. La Littérature : idée de la relativité du goût. Le livre de l’Allemagne : principes du romantisme. Insurrection contre les règles. Cosmopolitisme littéraire.

Mme de Staël et Chateaubriand ont cru n’avoir pas grand’chose de commun. En réalité, malgré l’opposition de leurs tempéraments et de leurs principes, ils ont poussé tous les deux la littérature dans le même sens. Mme de Staël a fourni au. romantiques des idées, des théories, une critique : de Chateaubriand ils ont reçu un idéal, des jouissances et des besoins ; elle a défini, il a réalisé.

1. CARACTÈRE ET ESPRIT DE Mme  DE STAËL.

Mme de Staël[17] appartient au xviiie siècle, elle est le xviiie siècle vivant, le xviiie siècle tout entier : car les courants les plus contraires se rassemblent en elle sans s’affaiblir. Elle est fille de Rousseau, par l’intensité de la vie sentimentale. Elle a l’imagination troublée et fiévreuse, le cœur ardent, tumultueux, d’où jaillit une inépuisable source de passion. Elle a l’égoïsme généreux, une soif furieuse de bonheur pour elle et pour les autres ; de là, pour les autres, la pitié, l’appel énergique à la justice, la haine de l’oppression ou du despotisme ; pour elle, l’expression violente de l’individualité, la révolte contre toutes les contraintes et les limites ; elle veut le plus possible se développer en tout sens ; elle veut jouir d’elle-même. Mais la suprême jouissance, c’est de jouir de soi en autrui, de voir sa perfection reflétée dans une âme qui s’en éprend : elle veut donc être, se développer, afin d’être digne d’être aimée. Là est le bonheur, et ce n’est que faute de ce bonheur qu’elle se rabattra sur la gloire : elle le fera dire à Corinne, et elle est Corinne. Mais elle aura peine à en prendre son parti ; aucune de ses expériences ne vaincra son optimisme sentimental. Le désaccord de son rêve et des réalités n’aboutira qu’à fortifier la disposition romanesque qui est en elle. Clarisse Harlowe et Werther ont transporté sa jeunesse ; Walter Scott charmera ses derniers jours : à travers toute son existence, elle persistera à croire que le roman a raison contre la vie, et que la vérité, c’est le roman. Par un hasard singulier, sa foi fut récompensée : elle finit par se reposer dans un amour absurde et un mariage ridicule, qui fut heureux. Elle a l’âme de Rousseau : mais par l’esprit elle est fille de Voltaire, fille du xviiie siècle raisonnable et mondain. La religion du siècle est sa religion : elle croit au progrès, à la perfectibilité nécessaire et indéfinie de l’humanité. Jamais elle ne doutera de la raison, ni ne la répudiera, comme Rousseau : et toute sa vie sera un exercice assidu de la raison qui est en elle, virile, ferme, vaste, curieuse, capable de toutes les vérités. Elle ne conçoit rien de plus beau que la faculté de former et de formuler des idées : il n’y a pas de supériorité qu’elle admire plus en autrui, et dont elle soit plus fière en elle. Aussi cette romanesque sentimentale est-elle une mondaine spirituelle et séduisante. Elle ne peut vivre qu’à Paris. Dès qu’elle est à Coppet, elle tâche d’y refaire son salon de Paris. Elle a la plus enivrante conversation, un jaillissement de pensée à la fois éblouissant et fort. Son admiration va naturellement à des « gens du monde », à Guibert, à Talleyrand, à Narbonne, à B. Constant, en qui elle aime un causeur digne de lui fournir la réplique. Si elle ne comprend pas tout à fait Napoléon, c’est qu’il est mal élevé, qu’il n’y a pas moyen de « causer » avec lui. Il glace, ou il assomme. Elle n’est pas faite pour la solitude, elle en a peur : elle ne pense bien que dans le monde, devant un auditoire ou contre un interlocuteur ; ses livres sont une perpétuelle causerie, la causerie d’un vaste et agile esprit, qui fait lever les idées avec une étonnante facilité. Elle a l’air de se moquer de d’Erfeuil, dans Corinne : mais il y a beaucoup d’elle encore dans ce Français qui ne saurait se passer de la société, et pour qui causer, c’est vivre.

Elle résume donc en elle les deux aspects de notre xviiie siècle ; elle y ajoute pourtant quelque chose. Elle est cosmopolite. Nos Français l’avaient été d’idées, de désir, en théorie : en fait, ils n’ont pas été capables de sortir d’eux-mêmes ; leur cosmopolitisme n’est qu’une prétention de réduire toute l’humanité à leur forme. Mais Mme  de Staël n’est pas Française en ce sens, et cela parce qu’elle n’est pas Française d’origine. Les Suisses, en contact avec la France, avec l’Italie, avec l’Allemagne, qui les conduit à l’Angleterre, semblent avoir des facilités et des aptitudes particulières pour comprendre les formes d’esprit de ces quatre nations : ils ont l’intelligence naturellement cosmopolite. C’est le trait commun des Suisses qui ont écrit en français : on doit excepter Jean-Jacques, nature trop intérieure ; mais voyez Mme  de Staël, Marc Monnier, M. Cherbuliez, M. Rod : ce sont des « esprits européens », comme disait la première. La vie poussa encore Mme  de Staël en ce sens : chassée de Paris, elle vit à Coppet, où son salon donne pour ainsi dire par trois portes sur la France, sur l’Italie et sur l’Allemagne, De Coppet elle sent mieux que de Paris l’attrait de l’Italie et de l’Allemagne : Paris est le lieu du monde où l’esprit s’enferme le plus facilement. Chassée de Coppet, la Russie, la Suède, l’Angleterre la reçoivent. Elle aura couru toute l’Europe, mais elle aura compris toute l’Europe.

Nous verrons l’importance de cette aptitude dans l’évolution des doctrines littéraires. Remarquons seulement ici que Mme de Staël a créé une littérature cosmopolite, peinture des types nationaux. Avant elle on n’a guère su chez nous que dessiner des caricatures. Mme de Staël, avec une impartialité intelligente, note les caractères distinctifs de chaque peuple : elle voit l’âme allemande, la vie allemande même, elle distingue la vie de Vienne et la vie de Berlin, l’âme allemande du Sud et l’âme allemande du Nord. Pour n’avoir fait que traverser la Russie en calèche, elle a pourtant démêlé très finement les traits originaux du peuple russe, elle a saisi la complexité de l’esprit des classes supérieures, le fond national jeune, vierge, riche sous le vernis d’une civilisation raffinée : par un flair plus singulier encore chez une femme qui ne savait pas la langue, elle a deviné le moujik, au moins quelques parties essentielles de sa nature. Corinne, entre autres caractères, a celui d’être un roman international : l’Anglais, l’Italien, le Français y sont définis en formules un peu sèches, dont la réalisation actuelle a quelque chose d’abstrait et mécanique. Mais ces formules, développées et complétées par d’abondantes dissertations, sont exactes : du moins elles doivent l’être, car je ne vois pas que nos écrivains y aient beaucoup changé depuis quatre-vingts ans.

Enfin, et c’est le dernier facteur du génie de Mme de Staël qu’il nous faille considérer, elle n’a pas du tout une nature artiste. Elle a l’imagination très sentimentale, nullement esthétique. De là vient qu’elle est incapable de prendre ses propres émotions comme matière d’art, de les réaliser directement dans une forme expressive. Elle ne peut que les faire passer dans son esprit, y appliquer sa réflexion, les analyser, les définir, les noter : il faut, pour qu’elle les traduise, qu’elle eu ait fait des idées ; tout, pour elle, son cœur comme le reste, n’est que matière de connaissance. Elle n’a pas le sentiment de la nature : elle la voit quand elle veut regarder ; alors elle élabore ses perceptions en notions dont elle donne la formule intelligible : mais pour ce qui est de peindre, elle n’y peut arriver. Rapprochons-la de Chateaubriand : elle a compris la campagne romaine, elle nous dit clairement ce dont Chateaubriand nous donne la sensation intense[18]. Elle quitterait la vue de la baie de Naples et du Vésuve pour aller causer dans une chambre avec un ami. L’art antique ne lui dit rien ; comparez encore les descriptions de Corinne à certains passages des Martyrs et de l’Itinéraire : ici les visions d’un artiste puissant, là les notes d’un touriste curieux. Elle n’a pas de « sensations d’art » : ce qui l’attache, ce sont les souvenirs historiques, les idées auxquelles les choses servent d’appui ou d’occasion. Ou bien encore, c’est la signification sentimentale des œuvres d’art, des ruines, des paysages : Corinne est tantôt un guide exact et sec, tantôt un rêve lyrique. Dans ce voyage d’Italie, l’art italien lui échappe : elle raisonne froidement, rapidement sur la peinture et la sculpture ; mais vraiment de Brosses et Dupaty [19] en parlaient mieux. En littérature, son goût et sa faculté de comprendre se satisfont en raison inverse de la beauté formelle et de l’objectivité, en raison directe de la richesse sentimentale et de la subjectivité. Elle ne comprend pas la littérature grecque, elle ne comprend pas notre littérature du xviie siècle ; elle se satisfait au contraire complètement dans les littératures du Nord, si métaphysiques et lyriques, si subjectives de sens et si irrégulières de forme.

Et de là le peu de valeur esthétique de son œuvre. Elle n’a pas l’invention artistique : dans Delphine et dans Corinne, tout ce qui n’est pas autobiographie sentimentale ou connaissance positive, est médiocre et banal. Ces romans ne valent que si l’on y cherche les passions et les idées de Mme  de Staël : si on les considère dans leur objectivité d’œuvres d’art, ce sont de purs poncifs. Léonce et Delphine, Oswald et Corinne ne vivent pas, ils sont vagues et fades. Mais si, écartant ces pâles figures, on se croit en face de Mme  de Staël, si on ne demande qu’à « causer » avec elle, on reprend du plaisir, surtout dans Corinne. Impuissante à créer, elle excelle à noter ; et si elle a le style le moins artiste du monde, comme écrivain d’idées elle est supérieure. Ne lui demandons ni couleur ni énergie sensible, ni rythme expressif, ni forme en un mot ; mais une parole agile, souple, claire qui forme d’ingénieuses combinaisons de signes, qui dégage avec aisance des idées toujours intéressantes, souvent nouvelles ou fécondes, voilà ce que Mme  de Staël nous offre : son style, c’est de l’intelligence parlée.


2. LA POLITIQUE ET LA RELIGION DE Mme  DE STAËL.


Si viril que soit son esprit, la femme en elle se retrouve par le peu de souci qu’elle a de systématiser sa connaissance ou ses idées, et par l’influence que la sensation, l’affection exercent à son insu sur ses conceptions les moins sentimentales.

En politique, elle fut constamment libérale, et là est l’unité de sa pensée. Mais il s’en faut que le développement de cette pensée ait été constant et uniforme. Ses intérêts de cœur ou d’esprit en rendirent la marche irrégulière et inégale. Une tendresse respectable pour son père a faussé sa vue des hommes et des choses : M. Necker devient le héros de la Révolution française, le centre où tout se ramène ; et quand elle veut raconter son rôle, elle se trouve conduite à faire l’histoire de l’Europe, de Louis XVI à Napoléon : cette substitution de sujets lui semble nécessaire. Ses amis lui insinuent leurs convictions : elle en change, quand ils se renouvellent. Elle a débuté par adorer la monarchie anglaise : Benjamin Constant la convertit à la République des États-Unis. Elle juge les événements du point de vue de son amour-propre : le régime où elle pourrait parler librement, qui enverrait ses hommes d’État chez elle, qui ferait de son salon un Conseil officieux, n’aurait sans doute pas trop de mal à la gagner. En 1789, en 1795 et 1800, sous la royauté parlementaire, sous le Directoire, sous le Consulat, elle essaie de réaliser ce rêve, de placer chez elle le foyer et le centre de l’action gouvernementale.

Sa souple intelligence est comme paralysée par ses sympathies et ses ambitions : elle qui comprenait si bien et si vite tous les peuples, elle ne comprend pas la France révolutionnaire. De là ses illusions et ses mécomptes. De là l’insuffisance de ses Considérations sur la Révolution, où l’on trouve tant de jugements pénétrants et d’idées intéressantes : elle voit très bien beaucoup de détails, elle attribue trop aux individus, à leur action bonne ou mauvaise ; mais d’où vient cette Révolution ? qui l’a préparée ? que transformera-t-elle ou que manifestera-t-elle ? c’est ce que Mme  de Staël ne dit pas. Elle donne des explications un peu courtes. Elle se restreint trop exclusivement aux considérations politiques : elle s’obstine à ne voir que des constitutions ; tout ira bien, si l’on a la constitution anglaise, puis la constitution américaine, puis de nouveau la constitution anglaise. Et jamais cela ne va bien : c’est la faute de quelques hommes, ignorants et impatients en 1790, intrigants et ambitieux en 1795 et 1799, égoïstes et rancuniers en 1814 et 1815. Mais elle croit toujours que tout aurait été bien, facilement, par l’exacte application d’une constitution [20].

On peut dire qu’elle est la mère, ou du moins la marraine, du libéralisme parlementaire et doctrinaire. Elle modifie d’une curieuse façon la théorie de Montesquieu ; on ne l’a pas assez remarqué. « La division du corps législatif, l’indépendance du pouvoir exécutif, et avant tout la condition de propriété : telles sont les idées simples qui composent tous les plans de constitution possible. » Le premier article et le troisième sont surtout importants. Par le premier, l’existence de deux chambres est érigée en dogme : avec le troisième s’introduit dans le régime parlementaire un esprit fâcheux, par lequel la classe bourgeoise déviera la Révolution à son profit, et, substituant au privilège de la naissance le privilège de la fortune, fera de la haine ou de la peur de la démocratie la première maxime d’une politique égoïste. Selon Mme  de Staël, « la fonction de citoyen accordée seulement à la propriété », c’est « l’idée à laquelle tout l’ordre social est attaché [21] ». Si elle a raison, le suffrage universel aurait détruit le régime parlementaire, et mis en danger la propriété : mais alors cette opinion justifierait les attaques des socialistes contre le « parlementarisme bourgeois ». Cet article, en effet, résout la question sociale par le droit politique et contre la démocratie. De cette idée vient la facilité avec laquelle Mme  de Staël a passé de la monarchie à la république : elle fait de la conservation sociale, identifiée à l’intérêt des propriétaires, l’objet principal du gouvernement ; et ainsi, roi ou président, peu importe ce que sera l’exécutif, pourvu que ceux qui possèdent soient protégés contre la masse des « hommes qui veulent une proie », et que « tous leurs intérêts portent au crime », dès qu’on leur permet d’agir.

Il ne faut pas méconnaître que Mme  de Staël a été inspirée dans son libéralisme par un ardent amour de l’humanité, par un désir généreux de liberté, de justice et d’égalité, par une bonté large, dont les libéraux et les doctrinaires ne se sont pas toujours inspirés.

Mais je ne sais ce qui a offusqué son clair esprit, retenu son âme affectueuse : elle qui savait, dans la Russie de 1812, deviner, aimer le moujik, elle n’a regardé, compté en France que les classes supérieures. Elle n’a institué qu’une doctrine étroite, égoïste. Je ne sais si ce n’est pas un mauvais tour que lui a joué son trop sociable esprit : elle n’admet à partager les bénéfices de la Révolution que les gens bien élevés, les « messieurs » qu’on peut recevoir dans un salon. C’est l’aristocratie des mains gantées [22].

Quant à la religion, Mme  de Staël a commencé par l’indifférence, par le voltairianisme : elle n’a pas du tout l’accent religieux de Rousseau. Ce qui lui fera comprendre Rousseau, ce seront les Allemands : elle deviendra, dix ans avant sa mort, une chrétienne fervente, hors de toute église et de toute confession : le duc de Broglie définira son état « un latitudinarisme piétiste », c’est-à-dire un protestantisme libéral, très indépendant, très peu théologique, plutôt mystique ; cette religion est à la fois très rationnelle et très sentimentale. Toute son âme s’intéresse dans sa croyance, et la crise d’où elle soit « convertie » l’achève plutôt qu’elle ne la change. Son acte de foi est un acte hardi d’idéalisme romanesque : elle objective son enthousiasme. Dieu lui est nécessaire, afin que son effort vers le bonheur n’ait pas été vain. Dieu, en son infinité, est bien cet objet d’amour infini qu’elle a cherché à travers tant d’expériences douloureuses. Puis elle s’est aperçue que sa philosophie était insuffisante : que l’art d’ennoblir la vie par des passions nobles n’était pas une règle suffisante de vie, que le plaisir, même le plaisir de la pitié, n’était pas la vertu ni un fondement solide de vertu ; et Kant lui a offert son postulat du devoir. Mais, en femme qu’elle reste toujours, l’impératif catégorique ne peut rester en elle à l’état de commandement intérieur, abstrait et formel : il faut qu’il se réalise ; et du devoir, Mme  de Staël passe à Dieu. Du jour où son esprit au-dessus du sentiment, conçoit la loi morale, elle est chrétienne. Et la foi, chez elle, donne satisfaction à la raison : Dieu est pour elle la lumière qui éclaire l’univers et la rend intelligible. Dieu donnait à son esprit l’infini de la science comme à son cœur l’infini de l’amour.


3. IDÉES LITTÉRAIRES DE Mme  DE STAËL.


Le rôle de Mme  de Staël, en littérature, fut de comprendre, et de faire comprendre. S’adressant à l’intelligence de ses contemporains, elle l’oblige à s’instruire, elle lui apporte des idées qui l’élargissent ; elle légitime par toute sorte de fines considérations les aspirations nouvelles dont les âmes étaient tourmentées, et auxquelles le goût traditionnel refusait le libre passage dans la littérature. Elle pose ainsi les principes d’un goût nouveau, conforme aux nouveaux états de sensibilité dont nous avons parlé.

L’ouvrage intitulé De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) est un curieux livre, confus, plus clair dans le détail que dans l’ensemble, naïf parfois jusqu’à la puérilité, mais, à tout prendre, original, suggestif, un livre intelligent enfin : il y a des chefs-d’œuvre auxquels on hésiterait à donner cette simple épithète. Il y aurait fort à dire sur le dessein philosophique de l’essai : Mme  de Staël entreprend de prouver, ou du moins affirme avec constance que la liberté, la vertu, la gloire, les lumières ne sauraient exister isolément : elle tient pour acquis que les grandes époques littéraires sont des époques de liberté. Mme  de Staël prétend aussi, « en parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles », manifester la loi de « la perfectibilité de l’espèce humaine ». Elle « ne pense pas que ce grand œuvre de la nature morale ait été jamais abandonné ; dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a jamais été interrompue ». Comme on voit, c’est la thèse de Perrault qu’elle reprend dans toute sa largeur. Et cela la mène aux mêmes raisonnements forcés, aux mêmes jugements arbitraires. Elle affirme, en vertu de sa thèse, l’infériorité des Grecs, qu’elle ne connaît pas, à l’égard des Romains, qu’elle ne connaît guère. Naturellement elle reprend l’idée de la supériorité du siècle de Louis XIV sur le siècle d’Auguste ; nous avons vu Boileau même la concéder. Mais elle fait un pas de plus, et un pas décisif : les littératures modernes sont des littératures chrétiennes, et la littérature française s’est placée dans des conditions désavantageuses en s’imposant les formes et les règles des œuvres anciennes et païennes. Il y a des littératures qui, mieux que la nôtre, ont rencontré les véritables conditions de la beauté littéraire, parce qu’elles ont été franchement nationales et chrétiennes.

Nous voici conduits au principe nouveau, large, fécond, dont Mme  de Staël a voulu donner la démonstration par son livre, et qui contient tout le développement postérieur de la critique : « Je me suis proposé, dit-elle, d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs, des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois… Il me semble que l’on n’a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques qui modifient l’esprit de la littérature… En observant les différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j’ai cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus grande part à ces diversités constantes. » Il semble qu’elle ne tienne pas trop, pour la poésie, à sa doctrine du progrès, et qu’elle se contente de constater des différences : si c’est sa pensée, la correction est heureuse. Cherchant donc des différences, elle classe les littératures en littératures du Midi, en littératures du Nord, Homère d’un côté, Ossian de l’autre : d’un côté Grecs, Latins, Italiens, Espagnols, xviie siècle français, de l’autre, Anglais, Allemands, Scandinaves. Elle aime dans les littératures du Nord la mélancolie, la rêverie, l’exaltation dans la tristesse, « le sentiment douloureux de l’incomplet de la destinée », la position des problèmes métaphysiques dans les âmes angoissées. Comme elle n’est pas artiste, elle voit dans la perfection artistique presque un inconvénient, une infériorité : la beauté formelle lui rend plus difficile à saisir la personnalité de l’œuvre.

Ainsi à l’idéal absolu de Boileau se trouve substituée une pluralité de types idéaux, relatifs chacun au caractère national et au développement historique de chaque peuple : la tyrannie des règles éternelles est rejetée. Au reste, Mme  de Staël est encore fort modérée. Elle condamne, dans les littératures du Nord, dans Shakespeare même, le manque de goût, le pathétique ou le merveilleux matériels ou grossiers, etc. Elle professe encore que « la poésie est de tous les arts celui qui appartient de plus près à la raison ». Mais elle essaie de persuader à l’esprit français qu’il peut admettre l’essentiel de Shakespeare, le recevoir, si l’on veut, à correction, y trouver à s’éclairer ou se réjouir. Avec sa lucide intelligence, elle parle des Anglais et des Allemands comme personne encore n’en avait parlé chez nous ; elle laisse à leurs œuvres la coupe et l’aspect étrangers. Mais ce ne sont en somme que des indications sommaires : quand elle aura deux fois visité l’Allemagne, quand elle aura inventorié quelques-unes des meilleures têtes allemandes, elle nous donnera des jugements bien plus réfléchis, plus approfondis, plus lumineux.

Le livre de l’Allemagne (1810) est vraiment un beau et fort livre, si on ne cherche dans un livre que de la pensée : c’est le livre par lequel Mme  de Staël vivra. Il se divise en quatre parties : 1° De l’Allemagne et des mœurs des Allemands ; 2° De la littérature et des arts ; 3° La philosophie et la morale ; 4° La religion de l’enthousiasme. Les deux premières parties se rapportent plus étroitement à l’Allemagne ; elles sont plus précises, plus objectives en un sens, d’un intérêt plus général et plus efficace : la seconde fonde la critique romantique.

Mme  de Staël a vu une Allemagne sentimentale, rêveuse, loyale sincère, fidèle, un peuple de doux métaphysiciens sans caractère, sans patriotisme, impropres à l’action, capables d’indépendance, et non de liberté. Cette Allemagne, qui n’est pas celle de Henri Heine, qui n’est pas celle dont nous avons eu la révélation en 1870, a été vraie à une certaine date : ce qui nous intéresse ici, c’est que, malgré Henri Heine, elle est restée jusqu’en 1870 l’Allemagne de nos littérateurs et de nos artistes. Ici encore, la formule que Mme  de Staël a réussi à fixer, est celle d’un type étranger : elle nous a fourni pour soixante ans un poncif, dont l’adoption est un hommage à la liberté de son esprit cosmopolite. Dans cette peinture de l’Allemagne, elle insiste beaucoup sur un caractère dont l’importance est de premier ordre pour la littérature : en France, la vie de société absorbe tout l’homme ; l’Allemand n’est pas homme du monde, pense plus qu’il ne cause, et préserve son originalité. Puisque le rapport est étroit entre la littérature et les mœurs, cette différence devra produire en Allemagne et en France des littératures tout à fait dissemblables.

Dans sa seconde partie, Mme  de Staël reprend son idée de l’opposition du Nord et du Midi : et cette fois, elle la caractérise par les mots qui ont fait fortune : le Nord est romantique et le Midi classique. Elle affirme que « la littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau : elle exprime notre religion ; elle rappelle notre histoire… ; elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir [23] ». Et dans ces phrases fécondes vous voyez se lever l’idée du romantisme français avec ses effusions pseudochrétiennes, ses restitutions historiques, et son individualisme lyrique. Cette fois, Mme  de Staël a tout à fait échappé au goût du xviiie siècle : elle ne veut plus y faire rentrer ce qu’elle admire, elle veut y substituer un idéal nouveau. Elle dispute finement sur la différence du bon goût de la société et du bon goût de la littérature : elle montre que l’un est essentiellement négatif, et que l’autre est funeste, s’il ne contient un élément positif ; elle affranchit ainsi tout à fait l’art littéraire des convenances mondaines.

On voit qu’elle a beaucoup causé avec des hommes qui étaient au courant des plus récentes découvertes, des hypothèses les plus hardies de la philologie ou de l’histoire. Elle dit un mot sur l’épopée, de façon à ruiner l’idée française, née à la Renaissance, que l’épopée est un roman allégorique et mythologique : l’Iliade et l’Odyssée n’étaient originairement que des contes de nourrice.

Par l’Allemagne, elle arrive à comprendre, presque à sentir la poésie, poésie de la nature et poésie de l’âme. Elle est trop mondainement aristocrate pour ne pas être effarouchée de Hermann et Dorothée, de Guillaume Tell, trop réfractaire à l’art objectif pour ne pas goûter froidement Iphigénie. Elle entend, elle aime surtout ce qui est complexe, ce qui alimente la pensée, exerce l’intelligence en émouvant l’âme : le sentiment imprégné de philosophie. Lessing, Herder, Schlegel la captivent : la richesse symbolique et pathétique du premier Faust la transporte.

Mais, bien Française en cela, elle porte son effort principal sur le théâtre. Elle ruine les unités, en plaçant ailleurs la vraisemblance ; elle recommande les sujets historiques ; elle goûte le mélange du lyrique au dramatique : « Le but de l’art n’est pas uniquement de nous apprendre si le héros est tué, ou s’il se marie ». Avec Shakespeare, à qui elle revient toujours, elle offre pour modèles Schiller et Gœthe dont elle étudie longuement les œuvres. On peut dire que ces chapitres de Mme  de Staël ont décidé de la forme et des intentions du drame romantique.

Elle secoue énergiquement le joug des règles. « Les uns déclarent que la langue a été fixée tel jour de tel mois, et que depuis ce moment l’introduction d’un mot nouveau serait une barbarie. D’autres affirment que les règles dramatiques ont été définitivement arrêtées dans telle année, et que le génie qui voudrait maintenant y changer quelque chose a tort de n’être pas né avant cette année sans appel, où l’on a terminé toutes les discussions littéraires passées, présentes et futures. Enfin dans la métaphysique surtout, l’on a décidé que depuis Condillac on ne peut faire un pas de plus sans s’égarer [24]. » Voici Cousin même introduit par ce dernier article. Ainsi révolte générale de l’individualité contre les règles qui la compriment et les formules qui la contrarient : nous sommes en pleine insurrection.

Le rêve de Mme  de Staël, c’est une littérature européenne, un concert où chaque nation apporterait sa note originale, un commerce aussi où chaque nation s’enrichirait de ce qu’elle ne saurait produire. Le passage est curieux, d’autant qu’il relie l’Allemagne à l’idée maîtresse de la Littérature :

« Les nations doivent se servir de guides les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a quelque chose de très singulier dans la différence d’un peuple à un autre ; le climat, l’aspect de la nature, la langue, le gouvernement, enfin surtout les événements de l’histoire, puissance plus extraordinaire encore que toutes les autres, contribuent à ces diversités ; et nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit sur un autre sol et respire un autre air : on se trouve donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères ; car dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune de celui qui la reçoit [25]. »

Le conseil était bon et pratique : nous nous en sommes aperçus plus d’une fois en ce siècle, nous autres Français. D’une façon générale, les grands courants de la littérature au xixe siècle ont été des courants européens.


CHAPITRE IV

CHATEAUBRIAND


1. Sa vie ; enfance et formation du caractère. — 2. Caractère et esprit : orgueil, rêve, ennui ; médiocrité des idées : puissance d’imaginer et de sentir. — 3. Le Génie du christianisme : son opportunité ; faiblesse de l’idée philosophique et du raisonnement ; comment l’ouvrage fut efficace. — 4. Atala, René, les Martyrs, l’Itinéraire. Conception générale des Natchez et des Martyrs. Le style et le goût empire dans Chateaubriand. Manque de psychologie et d’objectivité. — 5. Les paysages de Chateaubriand : précision, couleur ; puissance de l’effet. — 6. Influence de Chateaubriand : le romantisme ; la poésie lyrique ; l’histoire.
1. VIE DE CHATEAUBRIAND.

Le 4 septembre 1768, naissait à Saint-Malo, dans la sombre rue des Juifs, le chevalier François-René de Chateaubriand : le mugissement des vagues étouffa ses premiers cris, le bruit de la tempête berça son premier sommeil. Des neufs enfants nés avant lui, un frère et quatre sœurs survivraient, lorsque la vie lui fut infligée. Il était d’une branche cadette d’une famille ancienne de Bretagne, fils d’un cadet qui, embarqué comme mousse, s’enrichit en Amérique par d’assez rapides voies, que les Mémoires d’outre-tombe ne daignent point expliquer.

Le petit chevalier, qu’on n’avait désiré que pour suppléer à la perte possible de l’aîné, poussa comme il plut à Dieu, sur le pavé de Saint-Malo, au bord des grèves, plus rudoyé que surveillé, polissonnant tout le jour, rentrant au logis les vêtements en loques et l’oreille parfois déchirée. Il reçut une instruction assez décousue, aux collèges de Dol, de Rennes, de Dinan : on le destinait à l’état de marin, puis il déclara vouloir être prêtre. Cependant il passait ses vacances, et, lorsqu’il eût échappé aux collèges, il fit un long séjour au triste château de Combourg ; le paysage avec ses forêts, ses landes, ses marais, était âpre et désolé ; le château était une autre solitude, plus écrasante : le soir, après avoir couru dans la campagne sauvage, le chevalier écoutait passer les heures, dans la vaste salle à peine éclairée, que son père parcourait en silence d’un pas invariable : puis il allait coucher dans une tourelle isolée, tout seul, face à face avec les terreurs de la nuit. Sa compagnie, sa joie, son amour, c’était sa sœur Lucile, nature exaltée, nerveuse, avec qui il rêva de vies merveilleuses, de courses lointaines, et de sensations toujours renouvelées.

Ainsi se forma, dans l’effroi de ce père farouche, dans l’ennui de cette vie vide, dans l’amitié de cette sœur mal équilibrée, ainsi se forma le Chateaubriand qui séduisit le monde : incapable de choisir une action limitée, mais aspirant à tous les modes de l’action en vue d’obtenir tous les modes de la sensation, fuyant le réel mesquin ou blessant pour s’enchanter de rêves grandioses et doucement amers, évitant surtout d’approfondir, d’analyser, ne demandant à la nature que des apparences où il pût loger ses fantaisies, timide, orgueilleux, mélancolique, éternellement inassouvi et las. Dans de rares lectures il ne cherchait pas une provision d’idées, une extension de sa connaissance, un exercice de son jugement, mais une direction de rêverie, des matières de sensations, des modèles d’images. Des sermons de Massillon même, il tirait des troubles et des plaisirs sensuels ; d’un amalgame de souvenirs littéraires et de visages entrevus, il forma son idée de la femme, un « fantôme d’amour » qu’il devait exprimer dans tous ses livres, chercher en toutes ses amies.

Enfin il fallut choisir une carrière ; il choisit d’aller explorer l’Amérique, de servir aux Indes : c’était le lointain, l’indéterminé. Le père, sensément, substitua à ces vagues élans un très réel brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Et voici le chevalier menant la vie de garnison, tâtant de Paris, présenté à la cour, suivant, effaré, la chasse du roi, versifiant dans l’Almanach des Muses. La Révolution éclate ; son père était mort : il réalise un de ses rêves anciens, et débarque à Baltimore, en 1791 [26]. Le prétexte était de chercher le passage du Nord-Ouest : il partait sans études préalables, sans renseignements, sans préparatifs, en touriste. Il alla au Niagara, descendit l’Ohio jusqu’à sa rencontre avec le Kentucky : on peut croire, si l’on tient à lui faire plaisir [27], qu’il descendit le Mississipi et vit la Floride ; les lambeaux de son journal de voyage, mêlés d’extraits de ses lectures, laissent entendre qu’il parcourut d’immenses espaces.

Rentré en France, il se laissa marier avec une fille riche, qui fut plus tard une bonne et courageuse femme, toute dévouée au grand homme sans illusion et sans effacement : mais d’abord les événements les séparèrent. Le 15 juillet 1792, le chevalier de Chateaubriand crut se devoir à lui-même d’émigrer et de rejoindre l’armée des princes : il servit sans illusion, sans fanatisme, recueillant des impressions de la vie militaire, du service d’avant-postes, de tout le détail extérieur, pittoresque ou poétique de la guerre. Blessé au siège de Thionville, malade, il se traîne jusqu’à Bruxelles, passe à Jersey, et de là en Angleterre, où il connaît la misère affreuse, la faim aiguë. Un peu d’argent qui lui arrive de sa famille, des travaux de librairie, des traductions, des leçons de français qu’il donne (son orgueil s’est refusé à l’avouer) [28], le sauvent, le font vivoter, pendant qu’il compose et fait imprimer son indigeste Essai sur les Révolutions : c’est alors, et pour cet ouvrage qu’il complète son instruction ; il lit les historiens de l’antiquité ; surtout il se nourrit de Rousseau, de Montesquieu, de Voltaire : il a encore l’esprit du siècle qui finit. La mort de sa mère (1798), celle d’une sœur, le refont chrétien : il n’a pas besoin de raisons pour croire ; il lui suffit que la religion soit un beau, un doux rêve ; elle participera au privilège que tous les rêves de M. de Chateaubriand possèdent, d’être à ses yeux des réalités.

Dès qu’il croit, il se prépare à combattre l’irréligion : il fait commencer à Londres l’impression du Génie du Christianisme. Cependant la Révolution s’apaisait : il rentrait en France, détachait du volumineux manuscrit où s’étaient entassées ses impressions américaines, l’épisode d’Atala (1801) dont le succès était très vif, et publiait en 1802 son Génie, qui semblait donner à la fois un chef-d’œuvre à la langue et une direction à la pensée contemporaine. Autour du grand homme se formait un petit groupe d’amis discrets et dévoués : Fontanes, pur et froid poète, Joubert [29], penseur original et fin, tous les deux utiles conseillers, sans envie et sans flatterie ; et puis ces femmes exquises, dont Chateaubriand humait le charme, l’esprit, l’admiration, faisant passer ces « fantômes d’amour » à travers son ennui, sans se douter assez que c’étaient là des êtres de chair et de sang qui le berçaient dans leur angoisse : Mme  de Beaumont, Mme  de Custine, Mme  de Mouchy.

Bonaparte le vit, et voulut en décorer la France qu’il reconstruisait : Chateaubriand se prêta au bien qu’un autre grand homme lui voulait ; il se laissa nommer premier secrétaire à l’ambassade de Rome, puis ministre dans le Valais. Le duc d’Enghien est fusillé : il envoie sa démission le 20 mars 1804 ; et bientôt, ayant formé le dessein des Martyrs, il part pour l’Orient (1806), il visite la Grèce, Jérusalem, il revient par Carthage et Grenade ; il rentre à Paris le 5 juin 1807. À peine rentré, il se rappelle à Napoléon par un article du Mercure, qui fait supprimer le journal. Il imprime ses Martyrs (1809) et bientôt l’Itinéraire. Son cousin Armand de Chateaubriand, fusillé en 1809 comme agent royaliste, et qu’il n’a pu sauver [30], le rend plus irréconciliable à l’empire ; quand l’Académie l’a élu, il écrit un discours que Napoléon ne consent pas à laisser prononcer. Il se refuse à souffrir aucune rature, à changer aucun des passages biffés ou notés par le despote : et il attend la persécution — qui ne vient pas (1811).

À cette date la vie littéraire de Chateaubriand est finie : sa vie politique va commencer [31]. Ambassadeur, ministre, polémiste, il servira à sa mode la Restauration, sans complaisance pour la royauté, méprisant pour les courtisans, gênant pour les ministres, dédaignant d’allonger la main pour saisir le pouvoir, voulant mal de mort à tous ceux qui le saisissent, et portant de rudes coups parfois au régime qu’il prétend servir. Après 1830, il s’estima lié à la dynastie légitime par un devoir d’honneur. Il méprisait l’orléanisme, ses princes, sa politique, ses appuis : égoïsme partout et matérialisme. Il se plut à prédire, à remarquer l’essor de la démocratie qui allait venger la légitimité. Il acheva sa vie dans une noble attitude, en grand homme désabusé : la fière douceur d’un universel renoncement consolait un peu son lourd ennui ; il lui restait une réelle amie, Mme  Récamier, qui réunissait autour de lui, pour lui, dans son appartement de l’Abbaye au Bois, les gens les plus distingués ; il recevait de ce monde choisi par les soins d’une adroite femme le culte discret, lointain, fervent, qui convient aux grandeurs désolées. Il mourut le 4 juillet 1848 : il avait pris ses mesures à l’avance pour être enterré près de Saint-Malo, sur la pointe du rocher du Grand-Bé ; il voulait dormir du sommeil éternel au bruit des mômes flots qui avaient bercé son premier somme, séparé même dans la mort de la commune humanité, et visible, en son isolement superbe, à l’univers entier.


2. LE CARACTÈRE ET L’ESPRIT.


M. de Chateaubriand est une âme solitaire : il l’est et par nature et par éducation et par vocation artistique. D’une prédisposition naturelle, les circonstances, le milieu firent un caractère déterminé, d’où la réflexion dégagea une « pose » solennelle. Dans une âme solitaire, il y a d’abord presque toujours une personnalité féroce, incapable de se limiter, de se subordonner, de renoncer à soi. La bizarre enfance de Chateaubriand l’a accoutumé à ne rien compter au-dessus de son sentiment propre. Sous le despotisme farouche de son père, rudoyé, glacé, il a vécu libre pourtant, ramassé en lui-même, physiquement dépendant et contraint, jamais troublé dans l’exploitation égoïste de l’univers que s’appropriait déjà intérieurement sa petitesse. Il ignorera toujours la douceur de se donner et de se dévouer. Il aura des tendresses délicieuses : il aimera ses amitiés et ses amours, c’est-à-dire lui-même ami et amant, infiniment plus que ses amis ou ses aimées ; il s’aimera effrénément dans l’image splendide que d’ardentes affections lui renverront de son être : une de ses voluptés choisies fut de se mirer dans un cœur qu’il remplissait. Il servit la cause des Bourbons avec désintéressement ; mais il appartient à Chateaubriand d’avoir le désintéressement égoïste : il sert pour l’honneur, ce qui revient, dans la pratique, à se détacher du succès de la cause, à se satisfaire des actes ou des gestes qui dégagent son honneur. Services, fidélité, présence au jour du danger, absence au jour des récompenses, toute cette réelle noblesse de sa conduite, il ne la donne pas à la légitimité, pour aider au triomphe de la justice, il se la donne à soi-même, pour agrandir sa personnalité. Il donne libéralement des attitudes magnifiques, des renoncements hautains, de fières inactions : tout un dévouement stérile et décoratif.

L’orgueil est le fond de Chateaubriand : on le retrouve dans toutes les manifestations de son être. Peu porté et peu exercé à observer, n’ayant dans ses longues journées de Combourg presque point de créatures humaines avoir, sensible aux dehors surtout, il ne connaîtra guère des autres que les masques et les silhouettes. Lui, il se voit par le dedans, il plonge en son fond, il sent immédiatement ses émotions et ses désirs. Presque jusqu’à son entrée dans la vie politique, il n’est pas mis dans la nécessité d’étudier son semblable, de le pénétrer, d’y saisir les mobiles, les ressorts, les modes d’action : et alors il sera trop tard pour faire le métier de psychologue. À cette date le pli est pris. Il s’est concentré : un seul homme l’intéresse, qui est M. de Chateaubriand. Comme il sent en soi, et ne sent pas en autrui les passions humaines, il s’estime différent, unique, donc supérieur. Il n’y a que lui qui ait ces joies, ces douleurs, ces désirs, ces dégoûts. Personne n’aura plus que lui ce que M. Faguet appelle « le grain de sottise nécessaire au lyrique moderne » : la persuasion qu’il ne passe rien en lui qui n’intéresse l’univers, ou qui se passe comme ailleurs dans l’univers. L’orgueilleux enfantillage de son pessimisme a même source : il croit pleurer des larmes que nul homme n’a pleurées, pour des plaies dont nul homme n’a saigné. Le mal qui est dans la création, il ne le sent que dans son éphémère personne, et se croit la victime élue entre les créatures pour la souffrance [32].

M. de Chateaubriand eut tous les orgueils, depuis l’orgueil vertu jusqu’à l’orgueil sottise. Sa démission après la mort du duc d’Enghien, son dépouillement en 1830, sa fidélité gratuite aux Bourbons, voilà l’orgueil vertu. L’orgueil l’a élevé au-dessus de la niaise rancune des émigrés. Il se pique de rendre justice à Napoléon : il le mesure dans sa hauteur. Mais lisons les Mémoires d’outre-tombe ; ce titre, Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorés, cette phrase, mon article remua la France, cette autre, ma brochure (De Buonaparte et des Bourbons) avait plus profité à Louis XVIII qu’une armée de cent mille hommes, cette autre, ma guerre d’Espagne était une gigantesque entreprise, cette autre encore, j’avais rugi en me retirant des affaires, M. de Villèle se coucha : voilà l’orgueil sottise. Il y a quelque chose de risible dans la gravité de cette question, qui revient à la fin de maint chapitre : Et si j’étais mort à ce moment-là ? S’il n’y avait pas eu de Chateaubriand ? quel changement dans le monde !

L’orgueil le prémunit contre l’ambition. Il voulait être au pouvoir : il ne voulait pas le demander, ni descendre aux moyens de l’obtenir. Il ne voulait rien devoir qu’à l’ascendant de son nom et de son génie. Il attendait dans son coin qu’on lui offrît le monde ; il enrageait d’attendre, mais il n’eût pas allongé la main pour le saisir. L’orgueil guérit les mécomptes de sa vie politique : quand on ne lui donnait rien, si je voulais, disait-il ; quand on lui avait retiré, si j’avais voulu ; et la certitude qu’il avait pu tout prendre, tout garder, et qu’il avait tout méprisé, le consolait. Il n’avait pas l’étoffe d’un ambitieux : il ne savait pas mettre l’orgueil bas.

Cet orgueil sans limite s’accompagnait d’un manque absolu de volonté : effet, ou cause, ou l’un et l’autre. Il a rêvé, désiré, jamais voulu : s’il était originellement capable de vouloir, je l’ignore, mais on ne l’a pas exercé à vouloir ; on l’a tantôt contraint, le plus souvent lâché, abandonné à la folie de ses impulsions spontanées. Je ne crois pas qu’il y ait à tirer de sa vie un seul acte de volonté : des élans d’instinct, des sursauts de passion, tout au plus. Son action est surtout négative : elle consiste en général à choisir des modes d’inaction. La réserve dédaigneuse de son orgueil, dans la quête du pouvoir, le dispense d’exercer sa volonté, de choisir des voies où il engagera son effort : elle couvre superbement un éternel rien faire. Il n’est volontaire à aucun degré : pas même impulsif. Il n’est pas de ceux que l’exaltation des sentiments sollicite aux actes. Toute son énergie fuse en idées et en rêves.

Nul n’a plus vécu par l’imagination : son orgueil et son inertie y trouvaient également leur compte. La réalité ne se laisse pas pétrir à notre gré ; et il faut une rude main, une âpre volonté, pour lui imposer l’apparence qui nous flatte. Il y a dans cette lutte, même quand elle se termine par notre succès, de durs moments pour l’amour-propre ; la victoire est toujours partielle et passagère : elle coûte à l’orgueil et ne le satisfait guère. Chateaubriand, dès l’enfance, trouva dans le rêve d’immédiates et d’absolues jouissances, des conquêtes faciles et complètes ; il se fit un monde en idée, et se sentit maître du monde. Il se donna toutes les joies, toutes les grandeurs, sans avoir besoin de personne : et il se sentit au-dessus de l’humanité. Son orgueil et son imagination l’emportèrent dans l’infini.

Que peut-il sortir de tout cela ? Une poignante sensation de vide, un long bâillement, un ennui sans mesure. Chateaubriand avait attaché toute sa vie à son moi. Il avait pris pour fin la sensation, et non faction. Il demandait la jouissance au rêve, et non à la réalité. Mais la sensation s’émousse ; il faut la renouveler sans cesse. Le rêve atteint en un moment, épuise aussitôt la jouissance : il dispose de l’infini, mais il faut qu’il crée incessamment des infinis nouveaux. Renonçant à réaliser dès qu’il avait rêvé, Chateaubriand retombait dans son néant, l’âme vide et désoccupée. L’éternelle adoration de son moi grandiose l’accablait à la longue : il n’y a que l’égoïsme actif qui soit un égoïsme content. L’égoïsme sensitif est triste. Chateaubriand passa dans la vie « chargé d’ennui », éternellement mélancolique, ne trouvant nulle part à fixer le vague, ou remplir le vide de son âme. Cette disposition devint une attitude ; il la reporte, dans ses Mémoires, à l’instant même de sa naissance : « Je n’avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front ».

Pour amuser sa douleur, il se plut à s’en exagérer les causes : son orgueil ne voulait pas avoir de communes misères. Il développa fantastiquement les contretemps, les disgrâces de sa vie, les succès aussi et les prospérités : dans toute la première partie des Mémoires, une disposition artistique fait alterner la lumière et l’ombre, l’éclat du présent et la tristesse du passé. Il amplifie ses expériences de la fragilité des choses, des caprices de la fortune, de l’injustice des hommes ; il amplifie les effets et les retentissements de son génie. Il amplifiera même parfois ses passions, ses désirs, et il ne lui déplaira pas de paraître courbé sous un mystérieux remords. Il dramatise enfin toute son existence extérieure et intérieure sans pouvoir éteindre cette soif d’émotion qui le brûle. Et toujours la même plainte monte à ses lèvres, et toujours il recommence à « bâiller sa vie. »

À ce caractère était jointe une intelligence, en somme, distinguée. Il a eu de grandes prétentions au génie politique : si l’on doit en rabattre, il me paraît pourtant qu’il n’a pas été plus médiocre que bien des hommes d’État de la Restauration, dont le mérite politique est plus illustre parce qu’ils n’en avaient pas d’autre. Chateaubriand n’a pas mal compris la France et l’Europe de son temps. Il a écrit tel mémoire sur la question d’Orient qu’on citerait partout, s’il était d’un diplomate de carrière. Il a mieux jugé que la plupart des conseillers de Charles X la situation créée par la Révolution : nécessité de rassurer les acquéreurs de biens nationaux, impossibilité de supprimer la presse, et nécessité, si c’est un mal, de vivre avec ce mal. De cette intelligence résultait un libéralisme, relatif et limité, mais réel. Si, malgré ses prétentions, il n’a pas eu un rôle politique de premier ordre, la faute en est à son caractère et à son esthétique, qui l’ont écarté du pouvoir.

Il avait de l’esprit. Il a dessiné dans ses Mémoires d’amusantes silhouettes d’ambassadeurs, de ministres, de courtisans ; le corps diplomatique à Rome est une jolie collection de grotesques lestement enlevés. Voici M. de Bourmont avec sa physionomie spirituelle, son nez fin, ses beaux yeux doux de couleuvre. Voici La Fayette toujours enchanté de promener sa figure populaire à travers les mouvements dont il n’était pas le maître : « il humait le parfum des révolutions ». Voici M. de Polignac : il « me jurait qu’il aimait la Charte autant que moi, mais il l’aimait à sa manière, il l’aimait de trop près ». L’anecdote de M. Violet, le maître à danser des sauvages, est tout à fait dans le goût de Diderot ou de l’abbé Galiani.

Mais l’intelligence et l’esprit restèrent toujours des parties secondaires de sa nature, tout à fait sous la domination du caractère et de l’imagination. Si l’on prend Chateaubriand hors de sa vie politique, hors des Mémoires d’outre-tombe, dans ses œuvres de création littéraire seulement, à peine le soupçonnera-t-on spirituel, et moins encore, peut-être, intelligent. Il nous parait doué d’une singulière inaptitude à saisir les idées, à former des raisonnements. Son éducation, la vie à Combourg ne lui ont pas appris à penser. Il a lu Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie : voilà d’où il tire toutes ses idées, par un très simple procédé de conversion : il tourne leurs affirmations en négations, et inversement. Il nie la perfectibilité indéfinie de l’humanité, la bonté de l’homme, le prix de la vie ; il affirme la religion, l’impuissance de la raison, le mystère, le surnaturel. De raisonnement, il n’y en a pas, ni d’analyse, ni de vérification, ni d’appareil critique ou logique. Il ne s’est pas appliqué davantage à la psychologie ; et là-dessus il a des ignorances, des conventions qui dépassent toutes celles des « philosophes ». En un mot, avec une intelligence qui était plutôt au-dessus de la moyenne. il n’a que des idées médiocres, superficielles et surtout arbitraires. C’est que ses idées ne sont que des reflets, des prolongements de ses sentiments. En leur médiocrité, elles correspondent à des sentiments intenses, profonds, originaux. Il a eu les idées qui aidaient son humeur à se manifester.

En vertu même de ce caractère, la forme de l’intelligence, en Chateaubriand, n’est pas philosophique ou scientifique, mais artistique. Il produit des émotions et des images, non des idées : et il ordonne, il exprime ces émotions et ces images, non pas selon la loi du vrai, mais selon la loi du beau. On comprendra à l’étude de ses chefs-d’œuvre que nous avons affaire, avant tout, à un artiste.


3. LE GÉNIE DU CHRISTIANISME.


Le Te Deum qui célébrait la conclusion du Concordat fut chanté le 18 avril 1802 : le même jour le Moniteur reproduisait l’article de Fontanes sur le Génie du Christianisme, qui venait de paraître. Bonaparte et Chateaubriand semblaient s’unir pour relever la religion. L’effet, à distance, est beau.

Il résulte pourtant de récents travaux que, dès 1793, sous le régime de la séparation de l’Église et de l’État, le clergé avait repris le culte public. Les clefs de Notre-Dame avaient été remises à une société catholique, et 25 000 curés en 1796 desservaient 36 000 paroisses. Partout le peuple s’était porté avec empressement à ses églises. Si Bonaparte donc ne fut pas le restaurateur du culte, Chateaubriand ne fut pas le restaurateur de la foi. Il y a un peu d’illusion dans la belle phrase qu’il écrit : « Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du Christianisme ». Il n’appartient guère, fût-ce à un livre de génie, de créer de pareils courants : et, comme je l’ai dit de la Satire Ménippée, ces ouvrages qui paraissent avoir brusquement retourné l’opinion, doivent leur succès même à ce que l’opinion est déjà, plus ou moins secrètement, changée. Ils révèlent, enregistrent, et consacrent. Ils aident, si l’on veut, des tendances à se fixer, et donnent une impulsion vigoureuse aux esprits dans une voie déjà ouverte.

Chateaubriand garde le droit de dire de son livre : « Il est venu juste et à son heure ». Car le premier, avec éclat, il a signalé l’orientation nouvelle du siècle qui commençait. Il y a plus : il est très certain que le christianisme avait besoin d’être réhabilité. La noblesse du xviiie siècle était irréligieuse ; la bourgeoisie qui se piquait de « lumières » ne l’était pas moins. Un préjugé créé par les philosophes faisait le christianisme barbare, absurde, ridicule ; il n’y avait que des petits esprits, des imbéciles pour y croire. Il fallait créer un préjugé contraire, rassurer l’amour-propre du Français, affranchir les classes éclairées de la peur du ridicule attaché à la religion, la leur représenter respectable, décente et belle. C’est ce que vit très bien Chateaubriand : et il réussit à opérer cette conversion de préjugé.

Son dessein était de « prouver que, de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres ; que le monde moderne lui doit tout ;… qu’il n’y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte ;… qu’elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l’écrivain, et des moules parfaits à l’artiste [33]… » Ce vaste dessein d’apologie se développait à travers quatre parties : Dogmes et doctrines, Poétique, Beaux-Arts et Littérature, Culte.

Au point de vue philosophique et logique, le Génie du Christianisme est singulièrement faible. On y trouve des raisonnements étonnants, fondés sur une érudition plus étonnante encore. Chateaubriand dérive foyer de foi ; et là-dessus nous fait admirer dans la foi la source de toutes les vertus, de toutes les joies domestiques. Sur les difficultés de la chronologie universelle il élève la certitude de la chronologie hébraïque avec une aimable aisance qui fait sourire. Il a un chapitre prodigieux sur le rôle du serpent dans la chute de l’homme, et, nous racontant la rencontre qu’il a faite d’un Canadien charmeur de serpents, il en tire une induction en faveur de la vérité de l’Écriture. Il croit remarquer qu’ « on ne s’avise pas de peindre le beau idéal d’un cheval, d’un aigle, d’un lion », et ce privilège de l’homme, seul idéalisable, lui est une preuve de l’immortalité. Aux arguments baroques, il mêle de rares maladresses. Il trouve la Trinité au Thibet, à Otaïti ; dans une dévotion populaire, il aperçoit une trace du culte des Dieux lares : il croit donner des appuis à la religion par ces rapprochements, et il ne se doute pas que, pour en ôter le ridicule, il en ruine la divinité. Il va jusqu’à écrire : « Plus on approfondira le christianisme, plus on verra qu’il n’est que le développement des lumières naturelles, et le résultat nécessaire de la vieillesse de la société [34] ». Voyez un peu où mène un beau zèle ! L’historien athée et déterministe ne parlerait pas autrement.

Les deux livres intitulés Existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature, et Immortalité de l’âme prouvée par la morale et le sentiment [35] sont d’une incomparable candeur dans le maniement des preuves. Que les nids des oiseaux sont bien faits ! Donc Dieu existe. Certains oiseaux ont des migrations régulières. Donc Dieu existe. Le crocodile pond un œuf comme une poule. Donc Dieu existe. J’ai vu une belle nuit en Amérique. Donc Dieu existe. Un beau coucher de soleil en mer. Donc Dieu existe. L’homme a le respect des tombeaux. Donc l’Ame est immortelle. Un père, une mère s’attendrissent au bégaiement du nouveau-né. Donc l’âme est immortelle. « Nous penserions faire injure aux lecteurs en nous arrêtant à montrer comment l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu se prouvent par cette voix intérieure appelée conscience [36] » : une citation de Cicéron par là-dessus, et voilà qui est fait. En vérité, cela est tout juste de la force de Bernardin de Saint-Pierre.

Mais voici qui n’est plus de Bernardin de Saint-Pierre : le Dieu dont parle Chateaubriand n’est pas le Dieu abstrait d’une idéologie, c’est le Dieu vivant du catholicisme. Et cette différence est immense. Les Études et les Harmonies de la nature n’étaient que puériles, au lieu que le Génie du Christianisme est puissant. Car, du moment qu’il s’agit du catholicisme et non du déisme, la démonstration baroque devient une association d’idées singulièrement efficace, lorsque du domaine de l’abstraction on passe aux réalités concrètes, lorsque l’on considère l’homme vivant, le Français de 1800. Celui-ci, par de lointaines hérédités, par quarante ou cinquante générations d’aïeux chrétiens, par d’indéracinables souvenirs de jeunesse, par toutes les habitudes de sa civilisation, était catholique. Il avait cessé de l’être récemment : pour qu’il le redevînt, il y avait plutôt à ranimer qu’à démontrer la foi. Ainsi le procédé qui consiste à éveiller par des tableaux pittoresques ou pathétiques toutes les vagues religiosités endormies dans nos âmes, à escompter rapidement ces émotions au profit du catholicisme, avant qu’on ait eu le temps de se reconnaître, ce procédé, au point de vue pratique, s’est trouvé souverain : il répondait exactement au besoin en ne visant qu’à créer de nouvelles associations dans les âmes. Le christianisme était associé depuis un siècle à des idées ridicules, grossières, odieuses : le nouveau livre l’associait à des idées touchantes, grandioses, vénérables. Le courant se rétablissait entre l’idée du Dieu catholique desséchée au fond des cœurs et tous les éléments actifs de la vie morale : l’escamotage logique devenait une suggestion puissante.

Je ne sais si Chateaubriand a choisi librement ses moyens. J’ai peur que, s’il n’a pas prouvé plus solidement, ce n’ait été impuissance : car nous voyons Joubert le supplier de laisser là ses infolio et décharger toute sa théologie. « Qu’il fasse son métier, écrivait-il, qu’il nous enchante [37]. » Faute de mieux, Chateaubriand s’y rabattit : il trouva le chemin des cœurs, parce qu’il suivit la méthode de son cœur. Cette communication entre le dogme catholique et toutes les parties vivantes de l’âme, il l’avait rétablie en lui-même : il offrait au public les remèdes dont il avait usé.

Mais, si la faiblesse philosophique du livre n’en empêcha point l’efficacité pratique, elle le condamnait à n’avoir qu’une efficacité momentanée. En un sens, Chateaubriand rétablissait la religion sur une équivoque et un malentendu ; il fondait la croyance sur des émotions de poète et d’artiste, et triomphait par un prestige qui éblouissait les esprits. De là ce qu’a eu de superficiel, de peu durable, d’insincère chez les uns, et d’un peu puéril chez les autres, le nouveau christianisme dont Chateaubriand a été l’apôtre. Il devait forcément tourner en cérémonie de bon ton ou en dilettantisme indifférent. Un siècle a passé, et même dans le christianisme, surtout dans le christianisme, le chef-d’œuvre de Chateaubriand ne compte plus.

Il compte dans la littérature par deux titres considérables. Les tableaux d’abord. Tous ces chapitres d’une misérable argumentation sont les impressions d’un grand artiste. Paysages de Bretagne ou du Nouveau Monde, scènes maritimes, scènes religieuses, il y a là toute une suite de tableaux par lesquels le livre vivra, en dépit des idées[38]. Mais nous y reviendrons.

En second lieu, une poétique nouvelle apparaît dans le Génie du Christianisme[39]. Ce n’est pas que les idées littéraires de Chateaubriand valent beaucoup mieux que ses idées philosophiques. Il y a parfois d’étranges méprises dans les jugements qu’il porte sur les œuvres. Tout ce qui a été fait depuis Jésus-Christ dans la littérature et les arts est chrétien, œuvre du principe chrétien, et preuve de la vérité chrétienne. Il reconnaît des chrétiennes dans l’Andromaque et dans l’Iphigénie de Racine. Mais, la part faite aux erreurs de goût et de logique, il reste assez de vues originales et fécondes dans ces deux parties du Génie du Christianisme, pour faire du livre une date dans l’histoire de la critique et des doctrines esthétiques.

Tirer la conclusion définitive de la querelle des anciens et des modernes, montrer qu’à l’art moderne il faut une inspiration moderne (Chateaubriand disait chrétienne), ne pas mépriser l’antiquité, mais, en dehors d’elle, reconnaître les beautés des littératures italienne, anglaise, allemande, écarter les anciennes règles qui ne sont plus que mécanisme et chicane, et juger des œuvres par la vérité de l’expression et l’intensité de l’impression, mettre le christianisme à sa place comme une riche source de poésie et de pittoresque, et détruire le préjugé classique que Boileau a consacré avec le christianisme, rétablir le moyen âge. l’art gothique, l’histoire de France, classer la Bible parmi les chefs-d’œuvre littéraires de l’humanité, rejeter la mythologie comme rapetissant la nature, et découvrir une nature plus grande, plus pathétique, plus belle, dans cette immensité débarrassée des petites personnes divines qui y allaient, venaient, et tracassaient, faire de la représentation de cette nature un des principaux objets de l’art, et l’autre de l’expression des plus intimes émotions de l’âme, ramener partout le travail littéraire à la création artistique, et lui assigner toujours pour fin la manifestation ou l’invention du beau, ouvrir en passant toutes les sources du lyrisme comme du naturalisme, et mettre d’un coup la littérature dans la voie dont elle n’atteindra pas le bout en un siècle : voilà, pêle-mêle et sommairement, quelques-unes des divinations supérieures qui placent ce livre à côté de l’étude de Mme  de Staël sur l’Allemagne. C’était en deux mots la poésie et l’art que Chateaubriand ramenait à la place de la rhétorique et de l’idéologie : c’était le sentiment de la nature et l’inquiétude de la destinée qu’il offrait comme thèmes d’inspiration, pour remplacer la description des mœurs de salon et la mise en vers de toutes les notions techniques. Il n’avait pas la netteté de conception de Mme  de Staël ; ses idées étaient plus confuses, mais elles étaient plus vastes. Il y avait surtout plus d’harmonie entre ses idées et son tempérament ; elles n’en étaient que le reflet. Il les sentait avant de les penser, au lieu que Mme  de Staël pensait plus qu’elle ne sentait. Aussi fit-il des œuvres plus claires, plus complètes, plus expressives que sa théorie.


4. ATALA, RENÉ, LES MARTYS, L’ITINÉRAIRE.


Chateaubriand eut en sa vie deux vastes conceptions épico-romanesques : les Natchez et les Martyrs. Atala et René ne sont que des débris des Natchez ; ces deux récits étaient allés d’abord grossir le Génie du Christianisme : Atala s’en détache avant l’impression ; René y reste incorporé jusqu’en 1805. L’Itinéraire appartient aux Martyrs : ce sont les notes du voyage entrepris par Chateaubriand pour se suggérer la vision précise des lieux où se passait l’action de son poème. Le Dernier Abencérage est une transposition poétique des impressions d’Espagne, qui n’avaient pu trouver place dans le cadre des Martyrs, et c’est de plus une réplique ou réduction d’une des idées fondamentales de la grande épopée : musulman et chrétienne, chrétien et païenne, au fond des deux récits est l’antithèse de deux religions.

Dans les Natchez comme dans les Martyrs, Chateaubriand a voulu poser deux mondes face à face, et deux types historiquement opposés de la mobile humanité. Dans les Natchez, œuvre de jeunesse, bien que publiée tardivement, le Nouveau Monde et l’Ancien Monde, l’homme de la nature, le sauvage, et l’homme de la civilisation, l’Européen ; il semble que la première idée de l’œuvre soit née d’une lecture de Rousseau. Dans les Martyrs, encore un ancien monde et un nouveau monde, le monde païen et le monde chrétien, la beauté gracieuse et la sainteté sublime : où Corneille n’avait vu que deux âmes (dans Polyeucte), faire voir deux sociétés, deux civilisations, deux morales, deux esthétiques ; ce que Bossuet avait indiqué d’un trait sobre et sévère, en prêtre qui instruit (dans le Panégyrique de saint Paul, et ailleurs), le développer en artiste, pour la beauté et pour l’émotion. Cette conception-là, seule, est un coup de génie.

On ne peut dire que Chateaubriand ait tout à fait réussi. Il n’a malheureusement pas su secouer tout à fait le goût de son temps, et je retrouve à chaque page ce qu’on pourrait appeler le style empire, un froid pastiche des formes antiques, une déplorable recherche de la noblesse banale et de la pureté sans caractère. Il y a trop de Fontanes dans Chateaubriand, et trop de Canova. Il a voulu réunir le classique et le romantique. Ses Natchez, dans la partie récrite en épopée, sont ridicules. Un tube enflammé pour un fusil, un glaive de Bayonne pour une baïonnette, des centaures au vêtement vert pour des dragons, un Cyclope pour un artilleur, voilà les artifices où il fait consister le style épique : et ces étonnantes expressions alternent avec des calumets de paix, des tomahawks, et tout le bric-à-brac du pittoresque local. Il demande à Calliope, dans un mouvement virgilien, de lui dire le nom du premier Natchez qui périt dans une mêlée. Il multiplie les comparaisons livresques, tirées le plus souvent des poèmes homériques : tel Achille, etc. Il tourne les dieux des sauvages américains en machines poétiques, et il les rend insipides comme la vieille mythologie elle-même.

Les Martyrs aussi nous offrent des élégances épiques qui font regretter le naturel de Télémaque. Toutes les fioritures et tous les artifices, périphrases, épithètes, invocations, s’y rencontrent [40]. Il est curieux de les comparer aux parties de l’Itinéraire qu’ils emploient ; on préférera souvent le style simple des impressions de voyage aux beautés écrites du roman. Chateaubriand a reconnu lui-même que son merveilleux était manqué : son ciel et ses enfers, ses démons et ses anges sont d’insupportables machines.

À ces défauts de forme s’ajoutent les insuffisances du fond. Pour les Natchez, mais surtout pour cet admirable sujet des Martyrs, il eût fallu l’invention psychologique, l’analyse impersonnelle d’un Racine. Chateaubriand est incapable de créer une âme
qui ne soit pas la sienne. Tous les personnages secondaires de ses deux poèmes sont sommaires et conventionnels, étoffés à force de rhétorique, tout juste aussi vivants que des héros de Luce de Lancival ou de Legouvé le père. Et ses héroïnes, ses amoureuses, Céluta, Mila, Atala, Cymodocée, les indiennes et la grecque sont de jolies statuettes d’albâtre, dont l’élégance molle écœure vite : Chateaubriand ne connaît pas la femme ; il nous présente toujours des variantes du même type irréel ; toujours il a logé son fantôme d’amour[41], vague et insubstantiel, dans des corps charmants, entrevus un jour par lui en quelque lieu des deux mondes, et qui ont caressé ses yeux ou fait rêver son âme, sans qu’il ait jamais su ou daigné pénétrer la personnalité réelle qui s’y enveloppait. De là le vide de ces formes, psychologiquement nulles, délicieux modèles de chromolithographie.

Les héros ne sont aussi qu’un seul type : Chactas jeune dans Atala, René dans l’épisode qui porte son nom et dans les Natchez, Eudore des Martyrs, c’est M. de Chateaubriand, lui, toujours lui, vu par lui-même. Ici encore nulle psychologie, beaucoup de rhétorique, et à travers tout cela, par moments, une vérité profonde, une mélancolie poignante. Car c’est sa maladie qu’il décrit, c’est de sa maladie que vivent Chactas, Eudore et René ; et partout où l’expression ne dépasse pas la réalité des malaises moraux de l’auteur, un charme douloureux s’en dégage. Je n’aime guère l’épisode de René qui eut tant de succès : c’est une amplification sentimentale, la pire des amplifications. Chateaubriand s’y donne le plaisir de noircir dramatiquement les émotions de sa jeunesse : d’une amitié fraternelle, toute simple, innocente et commune, encore qu’ardente et nerveuse, il fait un gros amour incestueux ; il donne à René, masque transparent de lui-même, le fastueux et malsain prestige de la passion coupable, contre nature, et il invente la sublimité poétique des monstruosités morales[42].

C’est la formule même de son tempérament que fournit Chateaubriand dans cette étonnante lettre de René à Céluta, qui, du point de vue objectif, est bien de la plus extravagante inconvenance : imaginez une jeune sauvage, puérile et tendre, écoutant ces confidences : « Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins : j’en portais le germe en moi, comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments… Je suis un pénible songe… Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré ; ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point… En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. »

Eudore nous révèle encore et toujours la même personnalité, assez délicatement localisée à l’aide des Confessions de saint Augustin, où Chaleaubriand trouvait une forme historique appropriée à son âme inquiète : mais à chaque instant la fiction se déchire, et Eudore découvre l’auteur. Ouvrons cet admirable sixième livre : « Plusieurs fois, pendant les longues nuits de l’automne, je me suis trouvé seul, placé en sentinelle, comme un simple soldat, aux avant-postes de l’armée. Tandis que je contemplais les feux réguliers des lignes romaines et les feux épars des hordes des Francs, tandis que, l’arc à demi tendu, je prêtais l’oreille au murmure de l’armée ennemie, au bruit de la mer et au cri des oiseaux sauvages qui volaient dans l’obscurité, je réfléchissais sur ma bizarre destinée… Que de fois, durant les marches pénibles, sous les pluies ou dans les fanges de la Batavie ; que de fois à l’abri des huttes des bergers où nous passions la nuit ; que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp ; que de fois, dis-je, avec des jeunes gens exilés comme moi, je me suis entretenu de notre cher pays. » Et voilà à quoi sert d’avoir servi dans l’armée de Condé, septième compagnie bretonne, couleur bleu de roi avec retroussis à l’hermine[43] ! Chateaubriand n’avait pas besoin de nous le dire ; on sent que cette vie militaire a été vécue.


5. LES PAYSAGES DE CHATEAUBRIAND.


En lui, il trouve pourtant quelque chose qui n’est pas lui, une représentation du monde extérieur ; et traduisant toutes les sensations de son œil comme il traduisait les sentiments de son cœur, il a écrit les plus belles pages de son œuvre. Il n’était pas sans s’en douter, et il disait bien que si sa bataille des Francs et sa description de Naples et de la Grèce ne sauvaient pas les Martyrs, ce n’était pas son ciel ni son enfer qui les sauveraient[44]. Il jouissait par les yeux, il avait cette sensibilité du peintre qui perçoit des beautés invisibles à la foule dans le dessin d’une attitude ou d’un mouvement, dans les transparences ou les brumes de l’air, dans l’harmonie des tons et des lignes d’un paysage immobile ou d’une foule grouillante. Si sa psychologie est insuffisante, c’est qu’il voit seulement ses personnages ; il ne les analyse pas. Et leur vision ne se forme pas en lui selon l’idée d’un certain rapport du physique au moral, mais selon l’idée de beauté. Au lieu de décrire des états moraux, (sauf le sien), il dessine des attitudes, aimables, touchantes, tragiques ; il fait des groupes et des tableaux. Ainsi les funérailles d’Atala. Rousseau était encore bien orateur ; Bernardin de Saint-Pierre un peu maigre, et plus délicat d’impression que puissant d’expression. Ici nous tenons un grand peintre : dans ses tableaux, les cadres ou les prolongements sentimentaux se décollent d’eux-mêmes ; il ne reste que la nature fortement saisie, fidèlement rendue en sa beauté originale et locale. L’enfant rêveur qui dressait avec Lucile des itinéraires prodigieux[45] a parcouru le Canada et la Louisiane : l’artiste rêveur dont la fantaisie promenait René à travers l’Italie et la Grèce a visité Sparte, Athènes, Jérusalem, Carthage, Grenade ; et les feuillets de ses carnets de voyage sont épars dans tous ses livres.

Le Génie du Christianisme vaut surtout par là. Il n’y a que cela qui sauve les Natchez ou Atala. L’Itinéraire est une galerie de paysages d’Orient et du Midi. Les Martyrs sont une transposition de ces paysages directs en paysages historiques, selon le goût qui prévalait encore en peinture. Et les Mémoires d’outre-tombe, si mêlés, à travers tant de fatras, n’ont guère pour se relever, outre l’intérêt documentaire, qu’un certain nombre de tableaux où le vieux maître s’est retrouvé tout entier : la vie de Combourg, le camp de Thionville et le marché du camp, la garde de Napoléon faisant la haie à l’impotent Louis XVIII, les impressions de Rome[46], etc. ; tout ce qui est sensation pittoresque n’a pas vieilli d’un jour dans toute son œuvre.

Il a cette espèce d’ivresse devant la nature qui fait la peinture chaude, sans altérer la lucide précision de l’œil. Regardez toutes ses nuits : on en ferait une galerie ; il n’y en a pas deux qui se ressemblent : nuit en mer, nuit d’Amérique, nuit de Grèce, nuit d’Asie, nuit du désert[47]. Le ton local, le caractère singulier est partout attrapé avec une délicatesse puissante. Le sublime de la forêt américaine, la grâce nette des montagnes grecques, la grandeur du cirque romain, le tohu-bohu bariolé du campement oriental, les ciels bas et brumeux de la Germanie et les riants soleils d’Italie, les architectures exquises et les vierges solitudes, toutes les formes que la nature et l’homme ont offertes à ses yeux, il a tout su voir et tout su rendre. Avec quelle exactitude, je ne puis le dire : il faut regarder ses tableaux pour le sentir. Je ne puis que rappeler ici les canards sauvages, le cou tendu et l’aile sifflante, s’abattant tout d’un coup sur quelque étang, lorsque la vapeur du soir enveloppe la vallée — le jour bleuâtre et velouté de la lune descendant dans les intervalles des arbres, et ce gémissement de la hulotte qui avec la chute de quelques feuilles ou le passage d’un vent subit remplit seul le silence nocturne — les premiers reflets du jour glaçant de rose les ailes noires et lustrées des corbeaux de l’Acropole — ces Arabes accroupis autour d’un feu dont les reflets colorent leurs visages, tandis que quelques têtes de chameaux s’avançaient au-dessus de la troupe et se dessinaient dans l’ombre[48]. A vrai dire, ces choses-là ne sont presque plus de la littérature : on en est enchanté dans la mesure justement où l’on est sensible à la peinture.


6. L’INFLUENCE DE CHATEAUBRIAND.


Il y a des parties mortes dans l’œuvre de Chateaubriand : ses idées philosophiques, son style empire, et — ce qu’il faut regretter — son romantisme classique, sa vision pittoresque de la civilisation grecque et romaine. On laissera tomber tout cela : et l’on ne prendra que les parties franchement modernes de son inspiration. De celles-ci coulera tout le romantisme, histoire et poésie.

Il a donné des leçons d’individualisme, dont nos romantiques s’inspireront; et à travers Byron, ce sera encore Chateaubriand qui leur reviendra. Le héros romantique, victime de la destinée sombre par état et désespéré, est sa création. Il y a même dans René un dilettante de la révolte et du crime qui se fait une volupté d’être seul contre toute la société : « Se sentir innocent et être condamné par la loi était dans la nature des idées de René une espèce de triomphe sur l’ordre social ». L’ennui, la mélancolie, tout le vague de l’âme de Chateaubriand, séparé de sa puissance pittoresque, formera le courant lamartinien[49]. A chaque instant, dans une lecture rapide, se notent les thèmes auxquels il ne manque que le vers de Lamartine. Et quand Chateaubriand écrit en vers, il semble remplir l’intervalle entre Fontanes ou Chênedollé et Lamartine. La tristesse pessimiste, séparée du sentiment chrétien, se retrouvera dans Vigny : sans compter qu’un chapitre du Génie du Christianisme me paraît bien lui avoir indiqué Eloa[50].

De Chateaubriand aussi procède Hugo, par les descriptions pittoresques[51], par les visions épiques, par l’usage de l’érudition historique. Il ne me paraît pas douteux que Chateaubriand n’ait fourni à Hugo le premier modèle de ces énumérations prestigieuses, de ces narrations grandioses où il se plaît[52]. Il y a dans la conception même des Martyrs et des Natchez l’idée d’une Légende des siècles, et V. Hugo la dégagera par l’élimination du romanesque. De ce romanesque enveloppant l’épique, il fera Notre-Dame de Paris ou les Misérables, le monde du moyen âge et le monde contemporain, et deux mondes dans chaque monde, truands et seigneurs, pauvres et riches. La destination première des Mémoires d’outre-tombe me paraît même avoir suggéré à Hugo l’idée de cette résurrection périodique qu’il s’est préparée en réglant la publication de ses œuvres posthumes.

Le bas romantisme, le romantisme orgueilleusement atroce ou scandaleux, peut aussi, je l’ai indiqué, se réclamer de lui.

D’une façon générale, la place que, dans le roman, dans la pensée, dans l’histoire même et les ouvrages de philosophie ou d’érudition, tient aujourd’hui la peinture de la nature, de Sand à Loti et de Michelet à Renan, cette place a été marquée par Chateaubriand[53].

Avec les motifs d’inspiration, il a révélé la forme : il a rétabli, l’art et la beauté, comme objets essentiels de l’œuvre littéraire. Il a offert sa phrase artiste, harmonieuse, expressive, simple, tantôt nerveuse, tantôt onduleuse, tantôt large et calme ; et sa prose a fait entendre ce que pouvaient être des vers. Il a indiqué des modèles, Dante, Milton, surtout la Bible, qui par lui a été classée définitivement comme un des « classiques » de la littérature universelle, qu’on n’a plus le droit d’ignorer.

Enfin, l’histoire, l’histoire qui est évocation et résurrection, est sortie de lui. Aug. Thierry est devenu historien en lisant le livre VI des Martyrs. Au temps où l’on estimait Anquetil, Chateaubriand a vu ce qu’il fallait chercher, ce qu’on pouvait trouver dans les textes, les documents originaux : le détail caractéristique, qui contient l’âme et la vie du passé [54]. Sans Chateaubriand, qui sait si l’on eût eu Michelet ?

LIVRE II

L’ÉPOQUE ROMANTIQUE

CHAPITRE I

POLÉMISTES ET ORATEURS

1815-1851
1. Polémistes et pamphlétaires : Joseph de Maistre ; Paul-Louis Courier ; Lamennais ; P.-J. Proudhon. — 2. Orateurs parlementaires : B. Constant ; Royer-Collard ; Guizot ; Thiers ; Berryer ; Lamartine. — 3. Orateurs universitaires : Guizot ; Cousin ; Jouffroy ; Villemain ; Quinet et Michelet. — 4. Orateurs religieux : Lacordaire.

Il s’est trouvé au xviiie siècle que les plus grands noms de l’histoire littéraire sont en général aussi les plus considérables dans l’histoire des idées. Cette concordance ne se rencontre plus au xixe siècle. La littérature n’atteint qu’incidemment les grands courants d’idées, par quelques orateurs, polémistes et penseurs ; et les hommes en qui s’est rencontré le talent littéraire, n’ont souvent pas été — tant s’en faut — les intelligences directrices du siècle. En philosophie, il nous faut prendre Cousin, et laisser Maine de Biran ; surtout il nous faut écarter la plus puissante et, en tout cas, la plus féconde pensée philosophique de ce demi-siècle : je parle d’Auguste Comte ; et quelque fâcheux sort a voulu que l’école positiviste ne fournît aucun écrivain. Dans les sciences politiques et sociales, Saint-Simon et l’école saint-simonienne restent également en dehors de notre étude, avec toutes les sectes communistes, à l’extrémité seulement desquelles le capricieux hasard a placé un beau tempérament littéraire, dans le théoricien de l’anarchie, P.-J. Proudhon. Pour la politique même et le gouvernement, ni les plus hauts esprits, ni les volontés les plus efficaces n’ont été toujours servis par le talent oratoire, et les partis eux-mêmes seront loin d’être représentés ici selon leur force ou leur influence. Mais il ne faut chercher ici qu’une histoire littéraire.

Je ne puis prétendre à tracer même une sommaire esquisse du mouvement politique et social. Il me suffira de rappeler que les principaux débats engagés dans les Chambres de la Restauration ont porté sur la liberté des cultes et toutes les questions particulières qui y tenaient, sur les biens nationaux et l’indemnité des émigrés, sur la liberté de la presse, sur l’organisation du système électoral, sur les majorats, sur la guerre d’Espagne, sur toutes sortes d’applications ou d’interprétations de la Charte, et, au fond, toujours sur la question de savoir qui l’emporterait, de la Révolution, ou de l’ « absolutisme ». Sous la monarchie de Juillet, il s’est agi encore de lois électorales et de lois contre la presse, puis de lois sur les associations, et sur la liberté de l’enseignement, de l’Algérie et de la question d’Orient, etc.

En même temps que les orateurs des chambres, une foule de pamphlétaires et de journalistes agitaient les mêmes questions, pour exciter et diriger l’opinion. Mais les plus graves questions peut-être se discutaient hors des chambres, ou ne prenaient toute leur ampleur que dans des écrits théoriques et polémiques : ainsi la question religieuse ou la question sociale.


1. POLÉMISTES.


De tant d’hommes qui essayèrent par le journal ou le livre de combattre ou de développer les conséquences de la Révolution, quatre surtout, me semble-t-il, se distinguent par des dons originaux d’écrivains : Joseph de Maistre, Paul-Louis Courier, Lamennais et Proudhon.

Magistrat, d’une vieille famille de magistrats de Savoie, jeté hors de chez lui par la Révolution française qui annexa son pays, Joseph de Maistre [55], s’en alla à l’autre bout de l’Europe représenter son maître le roi de Sardaigne : il passa quatorze ans de sa vie (1802-1816) dans cet exil de Saint-Pétersbourg, vivant pauvrement, stoïquement, jugeant de haut les événements et les hommes, et composant dans son loisir ses principaux ouvrages. Avec plus de netteté, de logique et de vigueur que Chateaubriand, il nie tout ce que le xviiie siècle avait cru, et d’où la Révolution était sortie. Il balaye pèle-mêle Montesquieu, Voltaire, Rousseau. Il veut la royauté absolue, sans limite et sans contrôle : la limite est dans la conscience du roi, le contrôle dans la justice de Dieu. Pas de pouvoirs intermédiaires, ni de division des pouvoirs, ni de constitution écrite : pas de droit, hors et contre le droit du roi. Pareillement dans la religion, un seul pouvoir, le pape : plus d’Église gallicane, plus de libertés gallicanes ; le pape souverain et infaillible. Le roi, au temporel, le pape au spirituel, sont les vicaires de Dieu, commis au gouvernement des hommes par la Providence qui dirige visiblement les affaires du monde. La passion de l’unité anime de Maistre ; il hait tout ce qui sépare, tout ce qui distingue ; il ne conçoit pas l’harmonie d’éléments multiples ; il y a unité où il y a volonté unique, et elle n’existe que dans l’absolu despotisme.

J. de Maistre emploie toute son imagination, tout son esprit, toute sa logique à rendre révoltante cette âpre doctrine. C’est un lieu commun théologique, que le problème du mal est en corrélation avec le dogme de la Providence, qui en fournit la solution : J. de Maistre prend un malin plaisir à exagérer atrocement le règne du mal sur la terre. La Providence a créé tous les êtres pour s’égorger. La société n’a pu changer la loi divine de la nature : afin que le sang coule, elle a la guerre, et elle a le bourreau [56]. On dirait qu’il a peur de séduire : il s’attache à saisir chaque idée par la face paradoxale ou choquante ; nous ne pouvons le lire sans nous sentir constamment taquiné, bravé, dans toutes les affirmations de notre raison.

Et ce légitimiste renforcé, en fait, était assez libéral, à la façon de nos anciens magistrats du Parlement : il haïssait, ou méprisait les émigrés ; il tenait la Révolution pour un fait providentiel, comme tous les autres [57], et, ce qui est plus méritoire, comme un fait historique, qui devait changer les maximes du gouvernement royal ; il lui semblait absurde qu’on pût prétendre à biffer tout bonnement vingt ans d’histoire, et quelles années ! Il s’était hautement déclaré pour le comité de Salut public, dont, admirablement guidé cette fois par sa logique, il avait aperçu le grand rôle historique : conserver la France, indépendante et une, contre les convoitises de l’étranger et les factions de l’intérieur. Ce théoricien de l’absolutisme faisait à son parti l’effet d’un jacobin.

Ce dur logicien était un très bon homme, doux, aimable, le plus respectable et le plus tendre des pères, qui écrivait à ses enfants des lettres charmantes, pleines de fine raison et de sensibilité délicate. Il n’y avait en lui de féroce que ses principes. Il avait l’esprit abstrait et raisonneur du xviiie siècle : il n’a été qu’un philosophe ennemi des philosophes, dénué, comme ils le furent en général, de sens artistique, et réduisant, comme ils faisaient, le réel aux formes de ses idées a priori. Il ne doit guère moins à Voltaire, qu’il contredit, que Courier, qui le continue.

Un officier indiscipliné, qui s’absente de son corps sans congé, grognon et grincheux, médisant du métier, dont il sent la servitude et pas du tout la grandeur, un soldat qui ne voit de la guerre que l’horreur, la misère, la brutalité, la face laide et mesquine : voilà Courier au régiment [58]. Et notez qu’il est brave et patient ; ce n’est pas le manque de cœur, c’est le tour d’esprit qui en fait un mauvais officier. Il est essentiellement garde national ; c’est un bourgeois sous les armes. Bourgeois il reste dans ses campagnes de plume sous la Restauration : type achevé du bourgeois de 1820, libéral, voltairien, d’esprit étroit, jaloux, hargneux : bonapartiste, lui qui sous l’empire avait si peu d’enthousiasme, bonapartiste renforcé, sauf quand il est fervent orléaniste ; car l’essentiel, c’est de n’être pas légitimiste, et de taquiner les légitimistes. Il a en abomination le trône et l’autel, et leurs défenseurs, émigrés, curés, magistrats, gendarmes : il est propriétaire, et représente éminemment toutes les passions, toutes les défiances des propriétaires acquéreurs de biens nationaux.

Tandis qu’à la Chambre on discute sur les lois, au village on s’échauffe sur l’application des lois ; et voilà la matière des pamphlets de Courier, aussi mesquins en leur sens que les tracasseries mêmes auxquelles ils doivent leur naissance. Un paysan qui a envoyé promener son maire, un curé qui empêche ses paroissiens de danser, une souscription qu’on organise, un procès de presse sont les sujets dont Courier s’empare pour faire une guerre à mort à la monarchie légitime.

Tout cela serait oublié, comme les passions de ce temps-là, si ce bourgeois n’était un fin écrivain. Il était nourri de nos meilleurs classiques, et du xvie siècle. Il a dérobé à La Bruyère son art d’aiguiser l’épigramme, à Pascal l’ironie mordante et légère. Aux vieux conteurs, il a pris la narration aisée, lumineuse, teinte d’un comique délicieux. Du fond de la Calabre, entre deux combats, il s’amusait à refaire un conte de la Reine de Navarre [59], et il en faisait un bijou : dans ses pamphlets il sème à chaque page les récits exquis et les dialogues plaisants. On le lira, comme on lit l’Heptaméron ou les Joyeux devis, sans y chercher un sens plus grave, et cela suffira pour le faire lire.

Il y a même dans la netteté lumineuse de son style quelque chose qui n’est pas français, qui donne l’impression de la grâce grecque : tel conte des gendarmes venant arrêter des paysans fait songer à Lysias [60]. Et en effet notre voltairien est un helléniste de première force. Pendant ses campagnes, il a porté son Homère dans sa poche ; dans ses loisirs de garnison, il traduisait Xénophon [61]. Dès son arrivée en Italie, les bibliothèques, les musées, les ruines, les marbres, l’ont enivré ; les pillages des soldats, les mutilations d’œuvres d’art lui percent l’âme : c’est un Grec parmi les barbares. Dès qu’il a quitté le service, il s’enferme à la bibliothèque de Florence [62] pour copier un passage inédit d’un roman grec, de ce Daphnis et Chloé, dont il a fait une traduction en français archaïque d’une naïveté un peu laborieuse.

Courier est le dernier et authentique représentant de l’art classique chez nous, le dernier des écrivains qui se rattachent au mouvement déterminé par les travaux de l’Académie des Inscriptions : il a droit d’être nommé après André Chénier. Car, dans ces grogneries de bourgeois libéral, il y a des coins délicieux d’idylle, des coins de poésie rustique à la façon de certaines scènes d’Aristophane. À travers une gazette de village, toute pleine de médisances sur M. le Maire et de taquineries au curé, éclate cette jolie note champêtre : « Les rossignols chantent et l’hirondelle arrive. Voilà la nouvelle des champs. Après un rude hiver et trois mois de fâcheux temps, pendant lesquels on n’a pu faire charrois ni labours, l’année s’ouvre enfin, les travaux reprennent leur cours. » Ses paysans, ses vignerons, amoureux de la terre, laborieux, rudes et simples, ont une sorte de grâce robuste qui évoque l’image des laboureurs attiques de la Paix : et lui-même s’est composé son personnage à demi idéal de vigneron tourangeau, tracassier, processif et bonhomme, d’une façon qui rappelle le talent des logo-graphes athéniens à dessiner les figures de leurs clients. Le, défaut de Courier, c’est qu’on sent trop cet art, et l’effort de l’écrivain : nous aimerions un peu plus d’abandon ; et pourtant, en son genre, il fut un vrai artiste, et tout à fait original.

J. de Maistre et P.-L. Courier sont diversement, mais également classiques : Lamennais [63] est un romantique, fils de Rousseau et de Chateaubriand ; le baron de Vitrolle lui disait que son génie était enfant de la tempête. Au milieu de l’incrédulité révolutionnaire, Lamennais avait gardé sa foi : à vingt-deux ans, il faisait sa première communion, avec une grave simplicité de petit enfant. Mais s’il se sentait chrétien, il ne voulait pas être prêtre ; il se fit ordonner sous la pression de son directeur et de son frère, dans une angoisse profonde. Il se révéla par un livre qui le plaça pour son début aux côtés de Chateaubriand et de J. de Maistre : l’Essai sur l’indifférence en matière de religion. Il y combattait avec une âpre éloquence, à grands coups de logique et d’imagination, l’athéisme politique, celui qui fait de la religion un instrument de despotisme pour lier le peuple, le déisme, qui croit fonder une religion dite naturelle sur la seule raison, le protestantisme et toutes les doctrines latitudinaires, qui, reconnaissant une révélation, croient avoir le droit de choisir parmi les dogmes, de rejeter ceux-ci et de prendre ceux-là. Lamennais, attaquant l’individualisme et le principe de l’évidence cartésienne sur lequel il repose, plaçait la vérité dans le consentement universel, accord merveilleux dont une révélation de Dieu peut seule être cause, dont la tradition seule est la manifestation ; et de la tradition, l’Église est dépositaire, le pape interprète et gardien. Tout s’attache à l’autorité du pape, et c’est une théocratie que Lamennais entend constituer.

Au contraire de J. de Maistre, légitimiste avant tout, Lamennais est avant tout catholique. Il avait le gallicanisme en horreur, parce que, le voyant dans son temps, il n’y apercevait qu’un instrument de règne : cette Église d’État n’était à ses yeux qu’un athéisme politique. Quand il s’aperçut que l’ultramontanisme aussi se mettait au service du pouvoir, que le pape agissait en souverain temporel et liait sa cause à celle des rois, quand il vit par toute l’Europe le clergé se faire le gardien des principes légitimistes plutôt que des principes évangéliques, Lamennais rompit d’abord avec la légitimité ; il devint libéral ; il lui sembla que le règne de Dieu par l’autorité était actuellement impossible ; il tâcha d’y revenir par la liberté [64], il chercha dans le développement complet de la liberté des garanties contre le despotisme et l’anarchie, et les conditions de l’ordre et de la vie sociale.

Il conçut l’idée hardie et féconde d’un catholicisme démocratique [65] ; il voyait dans les idées libérales et égalitaires un fruit lointain de l’Évangile, et si l’Église semblait actuellement tourner le dos à la société moderne, il croyait pouvoir l’en rapprocher par une originale conception de l’évolution du dogme [66], toujours immuable en son essence et en ses formules, mais susceptible de divers sens et d’applications diverses, selon les époques et les esprits. Il fonda en 1830, avec Montalembert et Lacordaire, un journal, l’Avenir, pour défendre le catholicisme contre la monarchie bourgeoise, matérialiste et athée selon la formule de l’Essai. Il venait soixante ans trop tôt. L’Église ne le comprit pas. Lamennais, Montalembert et Lacordaire allèrent à Rome : un beau livre, les Affaires de Rome, sortit de ce voyage, et la rupture définitive de Lamennais avec l’Église. Le pape l’avait reçu froidement et finalement le condamna : il était souverain temporel, et l’on était trop près de la Révolution qui avait interrompu le culte. Lamennais se laissa circonvenir, se soumit, se rétracta ; puis, se relevant aussitôt, il lança ses admirables Paroles d’un croyant, qui firent une sensation profonde. C’était un livre apocalyptique, écrit en versets, tour à tour violent et tendre, sombre et serein, où nulle doctrine positive ne se formulait, mais où éclataient toutes les tendances démocratiques et socialistes de l’esprit évangélique, une charité passionnée, douloureuse, révoltée contre l’État et l’Église oppresseurs des faibles.

Lamennais est un grand poète [67] : il est peintre et prophète ; tous ses écrits sont éclairés de paysages sobrement, puissamment décrits, avec un frémissement étrange de vie et de sensation. Lamennais, avant Hugo, et avec une profondeur de pensée, une flamme de passion, où Hugo n’a pas atteint, a été un étonnant visionnaire [68], un grandiose créateur de symboles, de formes tantôt pathétiques et tantôt fantastiques, qui donnent une force incroyable de pénétration à l’idée abstraite qu’elles revêtent.

P.-J. Proudhon [69] traversa le catholicisme : il en sortit vite. Il subit plus profondément l’influence de Rousseau et, semble-t-il, celle de Hegel. Je ne sais s’il étudia directement l’œuvre du philosophe allemand : du moins lui doit-il sa méthode. Dans tout sujet, Proudhon pose la thèse et l’antithèse, et cherche la synthèse. Thèse, communauté ; antithèse, propriété : la synthèse se fera en retenant les éléments utiles de la thèse et de l’antithèse, par la doctrine de l’auteur. Pareillement, thèse, liberté ; antithèse, autorité ; synthèse, fédération. Ainsi procède Proudhon, faisant une œuvre qui avait chance de déplaire à tous les partis parce qu’il conservait quelque chose de toutes les doctrines : logicien vigoureux, écrivain passionné et parfois déclamatoire, théoricien réputé inconsistant, encore que sur les choses essentielles il ait suivi une direction assez constante.

Il est très respectueux du droit de l’individu ; mais, comme les droits de tous les individus sont égaux, il ne peut trouver que dans l’association les solutions satisfaisantes de tous les problèmes. Son premier mémoire : Qu’est-ce que la propriété ? a fait beaucoup de fracas. « La propriété, c’est le vol. » Mais après ce début vient une analyse très forte des fondements et des conditions de la propriété, aboutissant à une conception que les collectivistes d’aujourd’hui estiment bien timide, conservatrice, et bourgeoise : Proudhon établit au lieu de la propriété la possession individuelle, transitoire, acquise par le travail, et répartie selon de plus justes proportions. Pour son anarchie, au fond, ce n’est rien d’effrayant ; pour chimérique, actuellement du moins, c’est autre chose : abolition de la tyrannie, démocratique aussi bien que monarchique ; plus de souveraineté ; association des individus, formation d’individus collectifs qui se juxtaposeront et s’associeront à leur tour. C’est un système d’organisation fédérale, mais qui a pour caractère l’abolition des divisions et par conséquent des intérêts politiques, l’établissement d’un ordre purement économique.

Un vaste orgueil de chef de secte, qui lui rendit l’accord impossible avec les autres groupes socialistes, une indifférence choquante en son temps pour les théories politiques, au point que, se détachant de la forme républicaine, il se montra tout prêt à réaliser sa doctrine par l’empire, contrepesèrent l’influence que le talent littéraire aurait pu donner à Proudhon : il occupa le public, inquiéta le pouvoir, et ne fit pas école.


2. ORATEURS PARLEMENTAIRES.


Il y eut sous les deux monarchies constitutionnelles un grand développement d’éloquence. Le système électoral, souvent modifié dans ses détails par des lois de circonstance, demeurait en général organisé, de façon qu’il ne laissait arriver à la Chambre que des bourgeois de la classe aisée, gens de belle tenue et d’intelligence cultivée, qui avaient le goût des idées claires et prenaient plaisir à suivre les exercices de la parole : la Chambre des pairs était, par définition même, une sélection des classes supérieures [70]. Le romantisme ne pénétra guère dans l’éloquence parlementaire avant 1848 : sous la Restauration. Chateaubriand apporta parfois à la tribune ses vastes images, le superbe étalage de son moi mélancolique. Sous la monarchie de Juillet, Lamartine fit chanter son âme en harangues lyriques. Mais la plupart des graves et sérieux bourgeois qui abordaient la tribune, les libéraux notamment, étaient des hommes de goût classique, formés à l’école du xviiie siècle et des idéologues, nourris de Voltaire et de Montesquieu, philosophes, juristes, dialecticiens, de sensibilité médiocre ou restreinte, d’imagination froide, et plus que modérément artistes.

Les débats parlementaires eurent plus d’ampleur sous la Restauration : en toutes circonstances éclatait le conflit de deux mondes, de deux sociétés ; il s’agissait de conserver ou de détruire l’œuvre de la Révolution. Sans cesse, il fallait recourir aux principes de l’ancien droit, ou du droit nouveau, les expliquer, les fonder, les dissoudre, rechercher le sens des grands événements d’où le présent était sorti, et dresser comme des inventaires de leurs résultats moraux ou sociaux. Il se faisait journellement à la tribune de vastes leçons de philosophie historique ou politique.

Les orateurs légitimistes n’ont pas de quoi nous retenir : et pour certains, je le regrette. J’aurais aimé à présenter cet admirable Hyde de Neuville, si héroïque, si dévoué et, ce qui est plus rare, si clairvoyant dans son dévouement aux Bourbons [71] : mais il ne fut pas orateur. Au contraire, parmi les libéraux, les orateurs illustres sont en nombre. Je sacrifie sans regret celui que V. Hugo appelle « l’éloquent Manuel » : il serait, je pense, oublié, avec son éloquence pâteuse, si les « mains auvergnates » du vicomte de Foucauld ne l’avaient « empoigné » dans un jour de scandale [72]. M. de Serre et le général Foy [73] valent mieux : M. de Serre, avec ses précisions subtiles et pressantes, ses audacieux raisonnements de légiste, son froid jugement d’homme de gouvernement, savait user à l’occasion des effets sentimentaux, et produire cette éloquence ronflante ou grondant que trop souvent les magistrats sont enclins à prendre pour le sublime. Le général Foy, sous un luxe d’images dont l’éclat a fané, et sous de grands mouvements dont l’accent paraît ampoulé aujourd’hui, cachait une remarquable force d’esprit, une rare audace d’invention oratoire qui se marquait surtout dans la position des questions : on peut voir, à propos du milliard des émigrés, avec quelle franchise d’attaque il établit son argumentation sur le terrain le plus dangereux.

Laissons aussi Camille Jordan [74], un survivant de la Révolution, le clair et prolixe orateur des Cinq-Cents, qui n’apprit jamais à être court, mais dont l’abondance était souvent relevée d’une alerte ironie ; laissons le duc de Broglie qui faisait à la Chambre des Pairs son apprentissage de doctrinaire. Nous retrouverons bientôt Guizot, qui fournissait au maréchal de Gouvion Saint-Cyr le beau discours sur la loi militaire de 1818. Deux orateurs dominent l’éloquence parlementaire de la Restauration : Benjamin Constant et Royer-Collard.

Benjamin Constant [75] fut de ces hommes à qui le public ne marchande pas l’admiration, et qui n’obtiennent jamais pleinement sa confiance ou son respect. Il avait l’âme inquiète, profondément personnelle, avide de plaisirs et de sensations, l’imagination ardente et mobile, l’esprit souple, vaste, actif, lucide : joueur incorrigible, amant toujours passionné et prompt à changer, causeur étincelant, homme d’État inconsistant, déroutant l’opinion par de soudaines volte-face. Il avait une redoutable faculté d’analyse, qu’il exerçait sur lui comme sur les autres : il est impossible de s’observer soi-même plus exactement, de se juger d’une vue plus nette qu’il n’a fait dans son Journal intime et dans ce roman d’Adolphe qui est un des chefs-d’œuvre du roman psychologique.

Cette clairvoyance aiguë ne lui a pas servi à mettre plus d’unité dans sa vie : mais, en dépit de ses incohérences, il avait des principes très arrêtés. Sous tous les gouvernements, depuis le consulat de Bonaparte jusqu’à la monarchie de Louis-Philippe, il apporta le même programme. Il était foncièrement individualiste : son libéralisme était une défense de l’individu contre l’État. Il voulait un gouvernement fort, pour protéger l’individu contre toutes les forces capables d’en gêner l’expansion, mais un gouvernement limité, si je puis dire, pour ne pas gêner lui-même ou opprimer l’individu. C’étaient les droits de l’individu qu’il défendait dans les principes de la Révolution, dans les libertés et les garanties octroyées par la Charte. Il mettait au service de son irréductible individualisme une parole incisive, nerveuse, volontiers insolente, dissolvante des idées et meurtrière aux personnes.

Royer-Collard [76] réservait ses coups de boutoir pour les conversations de couloir et les relations personnelles. D’un mot il décousait les réputations et les amours-propres. À la tribune, sérieux, austère, calme, il ne connaissait que les idées. Il avait débuté dans l’éloquence politique aux Cinq-Cents : le Consulat l’avait réduit au silence, et l’Empire en avait fait un philosophe. Il avait inventé le nouveau spiritualisme, philosophie oratoire, libéralisme philosophique, juste et commode doctrine bien taillée sur l’intelligence et les intérêts du bourgeois français. Cette philosophie, si cruellement analysée par Taine, éleva Royer-Collard au-dessus du niveau commun des bons orateurs, lorsque la Restauration le rendit à la vie politique. Sous la monarchie légitime, il professa la Charte avec un remarquable talent. Il avait une rare puissance de raisonnement, une clarté et une précision de termes qui rappelaient les maîtres du xviie siècle, une plénitude de développement qui saisissait les esprits ; et parfois son austère parole était illuminée de sobres images. Il ne remuait pas les passions, il n’enchantait pas les fantaisies : il emplissait les esprits. Il avait, à force de certitude intime et de lumière épandue, l’autorité.

Inventeur en théorie politique comme en philosophie spéculative, il était chef d’École à la Chambre, et ses élèves s’appelaient les Doctrinaires, d’un mot qui peint à merveille leur esprit commun. De cette école sortirent les principaux hommes d’État de l’orléanisme. Mais le maître était irrémédiablement légitimiste : la légitimité est une pièce essentielle de la doctrine. Il lui faut une dynastie séculaire pour avoir un droit royal avéré, indiscutable : autour de ce droit, le limitant et le soutenant de leurs droits, il dresse les deux Chambres, et il forme ainsi le gouvernement, en qui, et en qui seul, il place la souveraineté [77]. De chaque côté de cette souveraineté, pour en assurer le jeu et en restreindre l’abus, il institue l’inamovibilité des juges [78], représentation de l’éternelle morale, et la liberté de la presse [79], représentation de l’irrésistible démocratie. Voilà ce que Royer-Collard expliquait en nettes formules, dans d’incomparables leçons, rappelant toujours toute discussion aux principes, et déduisant de la Charte toute doctrine, comprenant bien au reste son temps, et les deux grands faits, non pas créés, mais dégagés par la Révolution [80] : la lourde centralisation administrative, et la vigoureuse expansion de la démocratie. Enfin, il est du petit, bien petit nombre des orateurs qui n’ont pas vieilli, et qui se lisent vraiment avec plaisir : cela tient à la belle fermeté de son style, aussi grave et moins triste que celui de Guizot.

L’éloquence parlementaire eut de beaux jours sous la monarchie de Juillet. Mais, en général, les discussions s’abaissent. Le libéralisme, en triomphant, se dépouilla de sa générosité, et se fit le défenseur des intérêts, de l’influence, des préjugés d’une classe, avec laquelle il identifia le pays. « L’esprit particulier de la classe moyenne, écrit M. de Tocqueville [81], devint l’esprit général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre… » L’éloquence se ressentit, ainsi que le gouvernement, de cet esprit étroit et positif. Trop souvent même, les intérêts personnels passèrent au premier plan ; et les orateurs de l’orléanisme nous apparaissent comme occupés surtout de saisir ou de retenir le pouvoir, divisés par leur ambition seule, et montant à l’assaut du ministère, sans s’inquiéter de discréditer la bourgeoisie qu’ils représentent tous au même titre, ou d’ébranler la dynastie dont ils sont tous également serviteurs. Dans ces compétitions, deux hommes surtout font briller leur talent, M. Guizot et M. Thiers.

M. Guizot [82] fut un grand caractère, énergique, autoritaire, un puissant esprit, étroit, dogmatique, d’une certitude sereine et inébranlable : les idées utiles à sa classe lui apparurent toujours dans une lumineuse évidence, comme la forme même de la raison ; et il ne les trouva jamais réalisées suffisamment dans la politique gouvernementale que par lui-même. Il voyait, comme par une direction providentielle, toute l’histoire européenne depuis l’invasion des barbares tendre partout, et particulièrement en France, à former, élever, éclairer, enrichir une classe moyenne : son œuvre d’historien a consisté à dessiner ce mouvement. Il estimait la religion nécessaire à l’ordre et à la conservation de la société ; elle était partie intégrante de sa raison : il voulait des Églises fortement organisées, Église catholique, Église calviniste, Église spiritualiste, excluant ou matant les têtes ardentes ou indisciplinées, les ultras de toute couleur, unies entre elles par une bonne confraternité administrative et par une coopération journalière. Ce que ce protestant estime le plus dans la religion, ce n’est pas le sentiment religieux, c’est l’Église, l’autorité, l’énergique oppression des individualités. Les revendications féodales des légitimistes n’étaient pas à craindre : ce fut contre la démocratie que M. Guizot tourna tous ses efforts. Il est admirable et irritant dans sa politique de résistance, identifiant obstinément la bourgeoisie avec la France, les intérêts de la bourgeoisie avec la raison, et, cinquante ans après cette révolution qui avait cru faire place au mérite personnel en ruinant le privilège de la naissance, établissant durement, hautainement le privilège de l’argent : jamais il n’était plus bel orateur, jamais son raisonnement n’a été plus serré, sa parole plus animée, que lorsqu’il allait superbement contre la justice et contre la nécessité, lorsqu’il maintenait, au risque d’abîmer tout, l’iniquité d’une société chancelante. Un des plus grands monuments de son éloquence, c’est le discours par lequel il refusait d’admettre dans le corps électoral les avocats, les médecins, les capacités, comme on disait, qui n’avaient pas le cens obligatoire, c’est-à-dire cette partie même de la bourgeoisie qui n’avait que les lumières, le travail, sans l’argent.

M. Thiers [83] aussi souple que M. Guizot était rigide, était Marseillais et journaliste. Il avait la plus vive intelligence, la plus nettement bornée aussi. Moins métaphysicien encore que M. Guizot, il avait cet esprit de mesure et cet amour de la clarté, qui écartent les inquiétudes troublantes et les trop hautes questions : il était à l’aise dans la sphère des choses finies, matérielles et tangibles, des intérêts et des faits. S’il voulait philosopher et moraliser, il avait la profondeur de Scribe, son contemporain, une autre incarnation du même esprit. Très curieux d’art, il n’était pas artiste ; et le grand mouvement littéraire de son temps s’accomplit sans qu’il y comprit rien. Il le disait sur ses vieux jours : Le romantisme, c’est la Commune ; il l’abhorrait comme une insurrection ; il n’y sentait pas l’explosion puissante de l’art et de la poésie. Il n’eut jamais le sens du style : toutes les qualités de propriété, de sobriété, de finesse, de couleur, de proportion dans le maniement des mots, lui sont étrangères. Il parle et il écrit une langue lâchée, négligée, toute pleine d’à-peu-près, molle et prolixe surtout, qui délaye la pensée et ne la serre jamais. Mais il est clair : voilà sa qualité éminente et la clef de ses succès ; histoire, économie politique, Révolution, Empire, plans de campagne, finances, question d’Orient, il inonde de clarté tous les sujets : il donne à toutes les incompétences qui l’entendent, la joie de ne plus rien trouver d’obscur dans les plus difficiles et spéciales affaires. Il n’obtient cette inimaginable clarté que par des retranchements et des liaisons arbitraires : il est forcément inexact et superficiel. Voyez ses campagnes de l’Empire : il a et il nous donne l’illusion de lire à tout moment toute la pensée de l’Empereur, et de conduire le monde avec elle ; son récit est ordonné comme un budget où tout est prévu. Il n’a supprimé le hasard, l’aventure, les poussées ingouvernables des événements, qu’à, force d’affirmations téméraires et de grosses approximations.

Cette Histoire du Consulat et de l’Empire [84] est d’un homme d’État bien imprudent et aveugle : avec Béranger et Victor Hugo, Thiers a créé le grand mouvement d’idolâtrie napoléonienne d’où devait sortir le second empire ; il s’imaginait un peu trop aisément que toute la gloire de Napoléon s’escompterait au profit de la monarchie de Juillet, qui avait ramené les trois couleurs. Il fut emporté par son imagination : ce petit homme positif avait la religion du succès ; indulgent aux triomphateurs, la grandeur militaire l’éblouissait, et la gloire militaire l’enivrait. Il était peuple par un côté : il aimait les soldats, les uniformes, le tapage des tambours, l’idée des charges furieuses et des héroïques carnages ; toute la poésie de son âme se ramassait dans ces émotions belliqueuses : il aima la guerre d’Algérie pour son scenario d’épopée militaire, encore plus que pour les résultats. Et puis il était patriote, non pas à la façon de Guizot qui mettait le patriotisme à faire triompher deux ou trois principes abstraits dont la collection représentait pour lui la patrie, mais plus populairement, mieux par conséquent, d’une façon un peu grossière et chauvine, mais de façon qu’il était capable de ressentir profondément l’honneur de la France, et de tout faire, au risque de l’intérêt, pour l’honneur. Cela le met au-dessus de Guizot, encore qu’à tout prendre, jusqu’en 1850, il n’ait guère joué qu’un rôle assez mesquin d’ambitieux égoïste. L’avenir se chargeait de le grandir.

Les orateurs de l’orléanisme étaient pris entre deux oppositions : l’opposition légitimiste et l’opposition démocratique, assez peu fortes toutes les deux. Dans leur défaite, les légitimistes avaient retrouvé la largeur de leur principe, qui leur permettait, contre la bourgeoisie triomphante, de se faire les défenseurs de la liberté, du peuple, de tout ce qu’enfin jadis leurs adversaires défendaient contre eux. Ils avaient pour représenter leurs idées deux orateurs de haute valeur, le comte de Montalembert, [85] un pur catholique, beau caractère, esprit véhément et brillant, sans originalité ni profondeur, et Berryer, [86] un avocat à la parole chaude, amplement déclamateur, et sincèrement éloquent. Dès sa jeunesse il s’était efforcé d’épargner à la Restauration les iniquités capables de la rendre impopulaire ; il avait défendu Ney et Cambronne (1815 et 1816) ; maintenant il défendait dans un autre esprit les accusés de la monarchie de Juillet, Chateaubriand (1833) et Louis Bonaparte (1840). Dans la Chambre la politique étroite, apeurée, matérialiste du gouvernement lui donnait beau jeu pour faire retentir les grands principes et les beaux sentiments : il y avait du reste bien de l’habileté et de la finesse sous les éclats de sa parole.

Sans s’être classé dans aucun parti, et siégeant, comme il disait, au plafond, Lamartine s’était donné le rôle de jeter, au travers de la discussion des intérêts, toutes les nobles idées de justice, d’humanité, de générosité, sans esprit et sans ambition de parti, faisant simplement sa fonction de poète, tâchant d’élever les consciences, et versant sur les politiciens toute la noblesse de son âme en larges nappes oratoires. Lorsque les tendances de la monarchie se précisèrent dans la résistance égoïste, les instincts de Lamartine se déterminèrent aussi vers l’opinion démocratique : il écrivait son Histoire des Girondins (1847), si peu historique, toute chaude d’éloquence, illuminée de portraits prestigieux, et qui emplit les âmes d’un vague et puissant enthousiasme révolutionnaire.

1848 vint, et ce fut un moment unique, que celui où Lamartine, pendant des semaines, fut à lui seul tout le gouvernement, et gouverna par son éloquence de poëte, calmant, maniant, purifiant les passions populaires, contenant la révolution qu’il avait faite, faisant acclamer le drapeau tricolore par l’émeute qui apportait le drapeau rouge. Puis les choses reprirent leur cours : mais le suffrage universel avait changé l’aspect de la Chambre et par contre-coup la forme de l’éloquence parlementaire : il y eut moins de correction, de politesse, de logique, plus de violence et de passion déchaînée, des voix plus grosses et plus populaires ; la tradition emphatique ou solennelle de l’éloquence jacobine, le rugissement et le laconisme reparurent à la tribune. V. Hugo déployait ses vastes images, assénait ses antithèses sentencieuses ; et sa volumineuse éloquence, abondante en grands effets et théâtralement machinée, soutenait des combats fréquents contre la parole unie et savante de Montalembert.


3. ORATEURS UNIVERSITAIRES.


L’organisation de l’enseignement supérieur ouvre aux orateurs une carrière nouvelle. Les cours d’histoire, de philosophie et de littérature sont des occasions d’éloquence : là peut-être se font jour les manifestations les plus puissantes de l’esprit libéral, et trois professeurs, Guizot, Cousin, Villemain, deviennent, par leurs brûlantes leçons, les chefs de l’opposition d’aujourd’hui, les ministres du gouvernement de demain. Guizot, Cousin, tracassés, écartés par le pouvoir qu’ils inquiétaient, Villemain, plus paisible et moins redouté, se trouvèrent réunis dans les derniers temps de la Restauration (1828-30), développant, chacun en sa chaire et dans sa spécialité, la diversité de leurs tempéraments.

Guizot, toujours froid, maître de lui-même, le même dans sa chaire et dans ses livres, se représentera bientôt à nous quand nous étudierons le mouvement historique.

Victor Cousin [87], tempérament imaginatif, passionnait l’histoire de la philosophie par de vives allusions que l’auditoire saisissait au vol. Il déroulait tous les systèmes, et l’infini, en belles phrases harmonieuses et nobles, parfois élégamment nuageuses ; il inventait l’éclectisme, et coulait doucement dans le panthéisme. La révolution de 1830, qui le porta au pouvoir, l’arrêta sur cette pente, et, comme dit M. J. Simon, il changea de fièvre : il devint le philosophe de la bourgeoisie, gardien sévère des convenances morales, de la religion et de la propriété. La peur de la démocratie le jeta dans les bras des évêques, ce sont ses termes ; elle fit plus, elle en fit un évêque, impérieux catéchiseur et pasteur autoritaire. Expurgeant bravement ses cours et sa doctrine, il organisa le spiritualisme en Église philosophique ou philosophie d’État : têtu, jaloux, despotique, enveloppé de phrases magnifiques, dressant, à son profit, ses disciples au travail et à l’abstinence, il mena les philosophes de l’Université comme des moines, ou, selon son mot, comme un régiment ; il les rangea durement à leur office de conservation sociale, et fit d’eux les gendarmes chargés d’arrêter les idées subversives. Par lui, la philosophie cessa pendant un demi-siècle d’être un libre exercice de la pensée. Sur le tard, dans les loisirs que lui fit l’Empire, son imagination se réveilla, voluptueuse, et l’on vit ce vieux prédicateur du catéchisme spiritualiste s’éprendre des jolies pécheresses du temps de Louis XIII et de la Fronde. Il écrivit sur la société du xviie siècle des études, toujours oratoires et passionnées, souvent arbitraires et inexactes, qui eurent le grand mérite de faire connaître bien des documents ignorés et curieux. Il était bibliophile, amoureux de rares bouquins, fureteur de paperasses inédites ; il dut à ce goût une trouvaille précieuse : il aperçut le vrai texte des Pensées dans le manuscrit jusque-là négligé, et, le premier, il nous rendit tout Pascal.

Moins éclatant et moins tapageur fut renseignement de Jouffroy [88] disciple de Cousin, et tout le contraire de Cousin : grave, sobre, précis, intérieur, contenant son émotion, détaché du christianisme avec angoisse, et reconquérant douloureusement les grandes vérités chrétiennes par la philosophie, il recherchait, avec une sincérité profonde et une réelle force de pensée, le problème de la destinée humaine, ou posait les principes du droit naturel et de l’esthétique. C’était une autre éloquence que celle de Cousin, mais c’était encore de l’éloquence.

M. Villemain [89], lauréat académique, suppléant de Guizot, passa de la chaire d’histoire dans celle d’éloquence française. Malgré les malignes allusions qu’il ne se refusait pas, il était surtout professeur de littérature : son cours n’était pas comme celui de Guizot une profession de doctrine libérale, comme celui de Cousin un jaillissement de passion politique. Et ce fut lui peut-être qui réalisa pour les contemporains l’idéal de l’orateur universitaire : il avait la parole vivante et brillante, la phrase ample et facile, relevée de traits fins ou spirituels. Il déroulait de vastes tableaux qui captivaient l’imagination, historien plutôt que critique, et plus large que profond. Il avait renouvelé l’étude de la littérature selon l’esprit de Mme  de Staël ; il développait le principe, que la littérature est l’expression de la société, et il avait choisi les deux cas les plus favorables peut-être qu’il y ait à la démonstration de ce principe : il faisait l’histoire de la littérature du xviiie siècle, et l’histoire de la littérature du moyen âge. En ceci encore il s’inspirait de Mme  de Staël, lorsque, se détournant des œuvres classiques de goût antique et païen, il étudiait les œuvres romantiques du moyen âge chrétien. Il se plaisait à rapprocher les littératures des nations européennes, à faire ressortir les différences que la diversité des circonstances historiques et des institutions sociales avait mises entre elles, à suivre les actions et réactions d’un pays sur l’autre : il faisait une grande place à l’Angleterre dans son étude de notre xviiie siècle, et pour le moyen âge il suivait le développement parallèle de la littérature en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre. Il était nécessairement un peu superficiel, et prenait un peu extérieurement les œuvres ; il avait cependant beaucoup de lectures et de connaissances, plus d’idées que son expression trop peu serrée n’en montre : c’était enfin un orateur littéraire, très agréable et suffisamment solide, qu’on peut encore aujourd’hui écouter avec profit.

Sous la monarchie de Juillet, la vie et le bruit passèrent de la Sorbonne au Collège de France : Quinet et Michelet prirent la direction de la jeunesse en soufflant les passions démocratiques : on mangeait du Jésuite à leurs cours. Nous retrouverons Michelet ailleurs [90]. Edgar Quinet [91], mêlant Herder à Chateaubriand, jugeant parfois très bien son temps et son parti, connaissant et pressentant l’Allemagne comme peu de Français ont fait, anticlérical et religieux, savant et poète, prophète par-dessus le tout et faiseur d’apocalypses, esprit large et intelligent, avec quelque chose d’incohérent et de nuageux, artiste insuffisant en dépit ou en raison des placages de sentiment ou de couleur par lesquels il croyait se donner un grand style, — Quinet n’a pas réussi à faire une œuvre : on peut lire ses Lettres.

L’Empire chassa Quinet et Michelet de leurs chaires, et bannit de l’enseignement l’éloquence polémique : ce ne fut pas, malheureusement, pour favoriser la science.


4. ORATEURS RELIGIEUX.


La restauration du catholicisme fut suivie d’un renouvellement de l’éloquence religieuse. Mais peut-être est-ce surtout la révolution littéraire qui donna l’essor aux orateurs chrétiens : le goût pseudoclassique leur retranchait tout l’essentiel de la religion, le surnaturel, le mystère et l’infini, toute la poésie aussi, le pittoresque séduisant, le pathétique prestigieux.

Comme Lamennais dans le livre, Lacordaire [92] à la tribune fut un grand romantique. Il était Bourguignon, de la province qui nous a donné saint Bernard et Bossuet. Il appartint d’abord au monde, il se lit recevoir avocat ; il professa le voltairianisme. À vingt-deux ans, il entra à Saint-Sulpice, et se lit prêtre. Par une inspiration poétique autant que chrétienne, il prit en 1840 l’habit blanc de Saint-Dominique et fut en France le restaurateur de l’ordre : cela fournit à Guizot, en le recevant à l’Académie, l’occasion d’un éloquent morceau, sur le caractère du temps qui réunissait dans une paisible confraternité l’inquisiteur et l’hérétique.

Lacordaire, un instant l’allié de Lamennais, se soumit sans réserve, et resta ferme dans une obéissante orthodoxie. Mais il ne renonça point à ses tendances, à son désir de réconcilier l’Église et le monde moderne, le dogme et la liberté. Il avait compris que de lier le prêtre à l’autel, à ses offices en latin, à son cérémonial séculaire, à sa prédication traditionnelle des lieux communs sans date, c’était l’éloigner du peuple, c’était inutiliser, tuer l’Église et la religion, sous prétexte de ne pas les compromettre. Dans ses conférences de Notre-Dame et dans celles qu’il prêcha un peu partout, il jeta hardiment le catholicisme en pleine actualité. Il aborda toutes les questions politiques, sociales, philosophiques qui passionnaient les esprits, il parla de la démocratie, des nationalités, de la Pologne, de tous les sujets brûlants. Plus clairvoyant que les prélats qui s’inquiétaient de ses discours, il tâchait, en saisissant le plus vif des consciences, de rendre à l’Église la direction des consciences. Il essayait, plus modérément que Lamennais, et serrant toujours plus étroitement les liens qui l’unissaient au Saint-Siège à mesure qu’il effarouchait davantage le clergé français, il essayait de montrer que la solution chrétienne de tous les grands problèmes était libérale et démocratique.

Il n’était point profond ; ni l’exacte psychologie, ni la logique sévère n’étaient son fort. Il n’avait ni la richesse d’idées, ni l’ampleur de poésie de Lamennais ; son style avait plus de chaleur que de perfection artistique. Par son éloquence imagée, pathétique, abondante en grands mouvements, il remuait de forts et vagues sentiments au fond des cœurs : ses sermons faisaient des effets analogues à ceux que produisaient nos grands lyriques, lorsqu’ils entreprirent d’agiter, à l’aide de la poésie et du roman, les inquiétudes morales et sociales de leurs contemporains.

Lacordaire ressuscita aussi l’oraison funèbre, si avilie au xviiie siècle : il sut encore la réchauffer par l’actualité, unir, pour parler d’O’Connell ou du général Drouot, le sentiment national ou patriotique à la ferveur catholique.

Il y eut autour de Lacordaire, il y eut après lui d’éminents prédicateurs : le P. de Ravignan, un fin et séduisant jésuite ; l’abbé Dupanloup,[93] plus tard évêque d’Orléans, véhément et diffus, de plus d’éclat que de portée ; le P. Hyacinthe, orateur souvent emphatique, qui n’ayant pas pu rester catholique, n’a su être ni protestant, ni philosophe, douloureusement suspendu entre toutes les doctrines, et déchiré entre les jugements de sa raison et les exigences de son cœur : d’autres encore, élégants par leurs ou rhéteurs romantiques, politiques cléricaux, ou démocrates chrétiens, ou orthodoxes sans date et sans couleur, adversaires ou exploiteurs de la science, gens de beaucoup d’esprit parfois, de forte conviction toujours, d’idées souvent peu profondes ou mal assises.

Je m’arrêterais de préférence au P. Didon [94], dominicain, qui a donné d’éclatants exemples de hardiesse oratoire et de foi soumise. C’est un beau prédicateur, grave, pressant, solidement instruit, et qui a l’intelligence de son temps. Sa parole claire, nerveuse, chaude, s’adapte finement à l’état des consciences contemporaines ; comme Lacordaire, le P. Didon cherche à faire apparaître dans le catholicisme le remède aux misères sociales, la réponse aux incertitudes morales de l’heure actuelle : de tous les prédicateurs qui veulent faire de la religion une chose vivante, efficace, pratique, il n’y en a pas qui soit mieux informé, plus habile et plus fort. Plus audacieusement, suivant le mouvement qui, dans la seconde moitié du siècle, poussait à introduire les procédés de la science dans tous les ordres de la pensée, ce moine a voulu employer les méthodes de l’exégèse contemporaine à démontrer la vérité de la religion ; il a essayé de refaire, dans un esprit opposé, pour une conclusion contraire, l’œuvre de Renan, une Vie de Jésus. La tentative a été plus intéressante qu’heureuse : une certaine faiblesse de pensée s’y découvre, et plus de prétention à la science que de rigueur scientifique. Mais l’affaire du P. Didon, ce n’est pas le livre : c’est le discours, l’action directe et personnelle sur les âmes.


CHAPITRE II

LE MOUVEMENT ROMANTIQUE


1. Définition du romantisme : individualisme, lyrisme, sentiment et pittoresque ; destruction du goût, des règles, des genres : refonte générale de la littérature et de la langue. — 2. Origines françaises et étrangères. Influences artistiques. Circonstances favorables ou déterminantes. — 3. Premières manifestations poétiques : Lamartine ; Vigny. Premiers théoriciens et champions : le Cénacle et la Muse Française. V. Hugo : Préface de Cromwell.

Dans l’histoire de l’art littéraire au xixe siècle, deux faits généraux dominent : vers 1830, la littérature est romantique, vers 1860 elle est naturaliste ; deux grands courants semblent l’emporter successivement en sens contraire.

1. DÉFINITION DU ROMANTISME.

Qu’est-ce que le romantisme[95] ? À cette question difficile, on peut répondre, en regardant le trait apparent et commun des œuvres romantiques : le romantisme est une littérature où domine le lyrisme. Mais alors, qu’est-ce que le lyrisme ?

Le lyrisme est d’abord l’expansion de l’individualisme : or par où sommes-nous facilement et constamment individuels ? non pas sans doute par les idées de notre intelligence, bien plutôt par les phénomènes de notre sensibilité. Ces phénomènes sont de deux sortes : des sentiments d’amour et d’espérance, de haine et de désespérance, d’enthousiasme et de mélancolie ; ou bien des sensations. Parmi nos sensations, les unes sont représentatives de l’univers, et sont les matériaux avec lesquels nous construisons le monde extérieur dont nous portons en nous l’image ; les autres ne sont pas (directement du moins et facilement) représentatives, comme certaines sensations musculaires, et, pour la plupart des hommes, les sensations d’odorat et de goût : ces dernières, les romantiques en abandonneront l’expression à leurs successeurs, et ils se contenteront des premières. Ils s’attacheront à rendre leurs affections intimes et leurs impressions de la nature : leur lyrisme sera sentimental et pittoresque.

Mais si nous nous intéressons aux émotions qui ne sont pas les nôtres, c’est que nous sommes hommes, et le poète est homme : nous avons en commun avec lui la nature et la source des émotions. La qualité seule, l’intensité, les formes accidentelles et causes occasionnelles sont à lui. « Les passions de l’âme et les affections du cœur, disait Hegel, ne sont matière de pensée poétique que dans ce qu’elles ont de général, de solide, et d’éternel. » Aussi le grand, le puissant lyrisme n’est-il pas celui par où le poète se distingue de tout le monde, mais celui qui en fait le représentant de l’humanité. Le lyrisme qui nous prend, est celui où transparaît sans cesse l’universel : il trouve au fond des tristesses et des désirs de l’individu, il aperçoit à travers les formes multiples de la nature, il pose et poursuit partout les problèmes de l’être et de la destinée. Que sommes-nous ? où allons-nous ? Dans tous les accidents du sentiment, dans l’amour par exemple, le poète aperçoit les conditions de l’être éphémère et borné. Sous le perpétuel écoulement de notre vie phénoménale, qu’est-ce que ce moi qui se dérobe ? Et la mort, qui arrête cet écoulement, est-ce une fin, un arrêt, un passage ? Qu’y a-t-il au delà ? Enfin la cause ? la cause de ce moi que je suis, la cause de cet univers que je reflète en moi ? si je suis capable de création lyrique, je la cherche dans tous les battements de mon cœur, dans tous les aspects de la nature. Le romantisme (et c’est là sa grandeur) est tout traversé de frissons métaphysiques [96] : de là le caractère éminent de son lyrisme, qui, dans l’expansion sentimentale, et dans les tableaux pittoresques, nous propose des méditations ou des symboles de l’universel ou de l’inconnaissable.

Entre ces émotions particulières de l’individu et ces conditions essentielles de l’humanité, qui, réunies, forment l’objet du lyrisme romantique, restent l’intelligence avec la réflexion et les facultés discursives, et les vérités universelles d’ordre rationnel : deux choses que le romantisme laisse de côté. Psychologie et science, art de penser et art de raisonner, méthode exacte et logique serrée, c’est ce dont il ne s’inquiète guère, et c’était précisément tout ce qui faisait l’intérêt, la valeur, l’originalité du xviiie siècle, la meilleure moitié de ce qui faisait l’intérêt, la valeur, l’originalité du xviie siècle.

Mais ceci nous rappelle que quelque chose existait avant le romantisme, a été détruit par lui : nécessairement le romantisme s’est déterminé par rapport au classicisme. Pour être lui, il a dû se distinguer de ce qui était avant lui. Il s’est différencié, d’abord par négation, puis par antithèse.

Par négation, en supprimant les règles qui régissaient le travail littéraire. Ces règles étaient de trois sortes : les définitions des genres nettement séparés entre eux et sans communication ; les lois intérieures de chaque genre, qui faisaient prévaloir l’unité du type sur la diversité des tempéraments ; les préceptes du goût, qui limitaient l’artiste dans le choix des objets d’imitation et des procédés d’expression.

Par antithèse, en faisant le contraire de ce qu’avaient fait les classiques [97]. La littérature du xviiie siècle prenait pour modèles les anciens et le xviie siècle français : le romantisme leur substitue le moyen âge et les étrangers.

Ainsi le romantisme sera, en premier lieu, un élargissement, ou plutôt un déplacement du domaine littéraire ; ensuite, une refonte des formes littéraires, chaos d’abord, mais chaos d’où sortira vite une organisation nouvelle. Il nous donnera une poésie lyrique, une littérature pittoresque, une histoire vivante. Il brisera les formes trop arrêtées, trop fixes, qui ne se laissent plus manier par la pensée de l’artiste, ces habitudes tyranniques de composition et de style qui filtrent pour ainsi dire l’inspiration et éliminent l’originalité : en brisant les genres, les règles, le goût, la langue, le vers, il remettait la littérature dans une heureuse indétermination, dans laquelle le génie des artistes et l’esprit du siècle chercheraient librement les lois d’une reconstitution des genres, des règles, du goût, de la langue, du vers. En deux mots, le romantisme nous fait repasser de l’abstraction à la poésie, et, quoiqu’il ait pu sembler d’abord faciliter l’invention aux dépens de l’art, il ramène l’art à la place du mécanisme.


2. ORIGINES ET INFLUENCES DÉTERMINANTES.


Les origines du romantisme nous sont déjà partiellement connues. Nous avons vu, à travers le xviiie siècle français, croître l’individualisme, sous la double forme d’expansion sentimentale et d’amour de la nature. Nous avons noté, dans la société du temps, des indices d’exaltation passionnelle, et de dépression mélancolique ; nous y avons vu se faire la liaison des images du monde extérieur et des dispositions intimes de l’âme. Nous avons vu, en deux maîtres de la langue, en Rousseau et en Chateaubriand, ces deux grandes tendances se déterminer, et de l’un à l’autre, les facultés discursives, le raisonnement, les idées s’atténuer, l’émotion grandir et la puissance poétique. Nous avons saisi, sous la superstition des règles et la routine du goût, des curiosités, des tentatives qui ne se rapportaient plus aux modèles classiques ; et Mme  de Staël, avec un style tout classique, nous a fait la théorie d’une littérature romantique.

Aux origines françaises se joignent les origines étrangères [98]. Ces influences, dont j’ai marqué précédemment le progrès jusqu’aux approches de la Révolution, se sont depuis trente ans précisées, étendues ; des œuvres considérables ont pénétré chez nous, apportant une force nouvelle aux instincts romantiques. L’Angleterre a eu Byron, comme Chateaubriand désolé et voyageur, pathétique et pittoresque, mais de plus ironique, satanique, et surtout poète en vers ; elle a eu Walter Scott, qui, rejetant le costume épique et les sujets antiques, vulgarisait toutes les nouveautés des Martyrs, le romanesque historique, le paysage historique, la couleur locale. Elle a eu ses lakists, Wordsworth, Southey, Coleridge, dont les tempéraments originaux, repoussant toutes les entraves classiques, font de la poésie une libre création où leur âme se révèle en reflétant l’univers.

En Allemagne, Schiller (mort en 1805) avait produit toute son œuvre, et Goethe avait donné son premier Faust, si complexe d’inspiration et si peu classique de forme : puis avaient poussé les fantaisies romantiques, sentimentales, vagues, déconcertantes souvent pour l’esprit et troublantes pour le cœur, avec Novalis, Tieck, et autres. L’Italie introduisait avant nous la révolte contre les unités classiques, et Manzoni publiait en 1820 son Comte de Carmagnola : mais l’Italie surtout avait Dante, toute la pensée et toute l’âme du moyen âge ramassées dans la Divine Comédie. L’Espagne, attardée dans l’imitation française, nous aidait pourtant à les modèles qu’elle nous empruntait encore : elle nous offrait son romancero [99], qui faisait voir un moyen âge héroïque et parfois féroce, ardemment ou durement chrétien, pittoresque et familier dans le sublime et l’extraordinaire.

Il faut tenir compte surtout d’un certain nombre d’ouvrages qui, dans les premières années de la Restauration, aidèrent l’imagination de nos artistes et de nos poètes à sortir de l’antiquité classique et du xviie siècle, à renouveler les idées et les formes de la littérature. C’étaient des traductions d’ouvrages étrangers, des recueils de chants populaires ou d’anciennes poésies, des études d’histoire littéraire, des voyages : toute l’Europe, pour ainsi dire, de la Grèce à l’Écosse, et toutes les œuvres modernes, des troubadours à Byron, investirent l’idéal classique et le dépossédèrent [100]. Nos littérateurs, qui n’étaient pas en général des érudits, ni très savants aux langues étrangères, eurent ainsi pour instructeurs les Guizot et les Barante, les Fauriel et les Raynouard, les Lœve-Veimars et les Pichot : avant qu’ils eussent voyagé, les paysages du Nord et de l’Orient vinrent les troubler de sombres ou radieuses visions. N’oublions pas la Bible, que Vigny et Lamartine feuillettent, et dans laquelle Hugo cherchera non pas seulement une matière de poésie, mais d’abord et surtout des procédés de style, des coupes, des figures, des épithètes. La Bible devient un des livres de chevet du poète.

Nous n’avons pas fini encore : il nous faut regarder hors de la littérature. La barrière qui séparait écrivains et artistes a été, comme je l’ai dit, abattue par Diderot. Écrivains et artistes ont conscience d’être un même monde, de poursuivre pareilles fins par des moyens divers ; et ces rapports tendent à rendre aux écrivains le sens de l’art, leur rappellent qu’ils sont créateurs de formes et producteurs de beauté. Or la peinture quitte la voie où David l’a engagée. Bonaparte, par les épiques promenades de ses armées, offre à Gros des sujets modernes : Aboukir, Jaffa, Eylau, les Pyramides ; et sous la contrainte de la réalité prochaine, le peintre est conduit à caractériser les types ethniques, à s’inquiéter d’une couleur locale. Il porte ce goût dans des sujets plus lointains, et la vérité familière, avec l’histoire de France, fait son entrée dans la Visite de Charles-Quint et de François Ier à Saint-Denis. Puis c’est Géricault avec son héroïque et si peu pompeux Cuirassier blessé (1814), avec son violent Radeau de la Méduse (1819) ; Delacroix apparaît en 1822 avec sa fantastique Barque de Dante ; le Massacre de Seio (1824) ouvre la série des Orientales ; et Gœthe trouve ses visions surpassées dans les illustrations dont Delacroix précise son Faust[101]. Delaroche paraît avec son Saint Vincent de Paul et sa Jeanne d’Arc (1824), et Eug. Devéria étale en 1827 le bariolage provocant de sa Naissance de Henri IV. Tout cela précède la Préface de Cromwell et les Orientales : pour le romantisme historique et pittoresque, les peintres ont donné des modèles aux poètes. Aussi ne faut-il pas s’étonner si ce sont les ateliers qui fournissent la claque de Henri III et de Hernani.

Certaines circonstances favorisèrent la révolution littéraire. J’ai signalé déjà comment la Révolution avait enlevé aux salons, momentanément fermés, la souveraine autorité qu’ils exerçaient depuis près de deux siècles sur le goût et le style. Il faut noter aussi les conséquences de la suspension passagère de l’instruction universitaire et ecclésiastique : par les collèges s’entretenaient l’esprit classique, l’admiration des anciens, l’amour des élégances littéraires et des ornements oratoires. Pendant qu’ils furent fermés et leur personnel dispersé, et plus tard avant que l’Université impériale eût solidement renoué la tradition, s’éleva librement la génération qui, vers 1820, commença d’écrire ; au reste, il était impossible de vivre au collège, comme autrefois, absorbé dans l’antiquité : et le présent disputait victorieusement au passé les âmes des enfants. Ni Hugo, ni Lamartine, ni Vigny[102], qui reçurent une instruction plus ou moins régulière ou décousue, n’en restèrent profondément marqués : rien de pareil en eux à l’empreinte que Racine garda de Port-Royal, ou même Voltaire des Jésuites. Musset et Gautier[103], d’une autre génération de collégiens, furent, selon la diversité de leurs natures, plus imprégnés, l’un de classicisme et l’autre d’antiquité ; et si le moment vint, après le débordement des fantaisies moyen âge, où l’on se reprit à traiter des sujets grecs ou romains selon l’art romantique, la restauration des études universitaires y fut pour quelque chose. A l’heure où nous sommes, leur ruine momentanée produit un résultat contraire.

Les deux circonstances que je viens d’indiquer aidèrent les jeunes esprits à s’affranchir des règles classiques, à briser surtout les formes de la langue et de la versification. Ce n’est pas sans doute un hasard si l’inspiration individualiste et lyrique, qui est le fond du romantisme, n’a paru encore que chez des prosateurs, Rousseau, Chateaubriand. Le romantisme, dans son invasion des formes littéraires, a été du moins déterminé au plus fixe, de la prose au vers, pour finir par le théâtre, où il trouvait la plus grande résistance dans l’extrême rigidité de conventions multiples. Échappant aux influences du monde et du collège, nos poètes se trouvèrent affranchis de cette crainte du ridicule, qui paralyse toutes les originalités dans la vie mondaine, et dotés sur les petits secrets de l’art d’écrire de certaines ignorances favorables à la spontanéité de l’expression. Il fallait avoir vécu loin des salons, et n’avoir pas subi le joug du discours latin, pour faire des mots la sincère et simple image de l’émotion ou de la sensation.

Nous devons enfin considérer comme circonstance favorable la chute de l’empire qui, fermant brusquement la réalité aux activités inquiètes et aux ambitions énormes, les dériva vers le rêve et l’exercice de l’imagination. Les enfants élevés entre 1804 et 1814, n’ayant pas senti les misères et n’ayant éprouvé que la fascination des victoires impériales, gardèrent sous la paix des Bourbons des exaltations, qui cherchèrent à se satisfaire par les passions lyriques et les aventures romanesques des livres[104].

Le romantisme, à ses débuts, fut tout monarchique et chrétien : Chateaubriand avait établi entre l’idéal artistique et les principes pratiques une confusion qui égara les premiers romantiques : épris du moyen âge chrétien et féodal, ils s’estimèrent obligés d’être en leur temps, réellement, catholiques et monarchistes. Ils le furent aussi, par opposition aux disciples du xviiie siècle, qui, retenant le goût de Voltaire ou de Condorcet, en professaient les idées ; comme le même siècle avait produit Mérope et le Dictionnaire philosophique, on le haïssait ou l’aimait en bloc : les libéraux se croyaient tenus d’être classiques, et les romantiques chantaient le trône et l’autel. En réalité, ce classement résultait d’un malentendu. Le romantisme en son fond était révolutionnaire et anarchique : on ne tarda pas à s’en apercevoir. Nous assisterons à l’évolution politique de V. Hugo et de Lamartine ; et même avant 1826, l’abbé de Frayssinous avait reconnu la liaison des doctrines classiques aux principes conservateurs[105].


3. LE CÉNACLE. LA PRÉFACE DE « CROMWELL ».


On ne saurait aussi s’empêcher de dire que l’explosion du romantisme fut la conséquence de ces causes insaisissables qui firent apparaître presque simultanément de puissants talents. Ce qu’on appelle le hasard donna alors Hugo, Lamartine et Vigny. Casimir Delavigne venait de rimer ses Messéniennes et N. Lemercier venait de manquer sa colossale Panhypocrisiade, quand Lamartine, du fond de sa province, apporta ses Méditations où l’on reconnut d’abord un grand poète (1820). Cependant Vigny, dans ses loisirs de garnison, composait ses Poèmes, qui parurent en 1822. Le romantisme élégiaque et fiévreux, le romantisme philosophique et symbolique étaient nés. Mais il n’y avait pas d’école romantique : c’étaient deux manifestations isolées du génie poétique, et aucun des deux poètes, à cette heure, pas même Vigny, ne songeait à se poser en théoricien novateur ou révolté.

Victor Hugo donnait ses Odes (1822), toutes classiques dans leur éclatante rhétorique qui en faisait l’achèvement splendide du lyrisme selon la formule de J.-B. Rousseau, chefs-d’œuvre de virtuosité sans sincérité. Combinaison et facture des vers, choix d’images et artifices de construction, rien dans ce premier recueil ne rompait avec la tradition, sinon la puissance du talent qu’on pouvait déjà entrevoir.

Le premier manifeste fut lancé par Stendhal en 1822 : dans sa brochure sur Racine et Shakespeare, il semblait faire de l’ennui le signe éminent du classicisme. Étrange confusion des temps, qui fait de ce bonapartiste, fidèle disciple des sensualistes et des analyseurs du xviiie siècle, le premier porte-drapeau du romantisme, dont tout semblait plutôt l’éloigner ! Mais le romantisme, pour Stendhal, se réduit à ce qu’un disciple de Montesquieu peut accepter : il combat l’imitation, c’est-à-dire le principe classique, qui empêche une littérature d’être ce qu’elle doit, l’expression exacte du climat et des mœurs.

L’école romantique se forme vers 1823, autour de Ch. Nodier[106], dans le fameux salon de l’Arsenal. Nodier, fureteur et voyageur, est épris de sentimentalité, de fantastique, d’exotisme, possédé du besoin de romancer l’histoire et d’y machiner des dessous ténébreux ou singuliers ; avec lui, Émile et Antony Deschamps[107], Vigny, Soumet, Chênedollé, Jules Lefèvre, forment le premier Cénacle[108]. Victor Hugo y tient par d’amicales et fréquentes relations : il se réserve. Il refuse encore, dans une Préface de 1824, le nom de romantique comme celui de classique : il encense Boileau et vénère les règles. Il se pose entre les deux partis, se contentant d’affirmer, après Staël et avec Villemain, que la littérature est l’expression de la société. Il laisse ses amis guerroyer dans la Muse française et dans le Globe[109]. Il se déclare seulement dans sa Préface de 1826, où il fait une sortie contre les limites des genres, revendique e nom de romantique, attaque l’imitation, et, demandant à l’art d’être avant tout inspiration, pose la formule de la liberté dans l’art[110].

En même temps, il publiait ses ballades, pour donner une idée de la poésie des troubadours, ces rapsodes chrétiens qui savaient manier l’épée et la guitare[111]. Il dépouillait les formes classiques de l’ode ; il essayait des rythmes plus simples, plus souples, plus personnels ; il cherchait des combinaisons fantaisistes, où éclatait sa prodigieuse invention rythmique ou verbale. Enfin, il se faisait lui, le tard-venu, il se faisait du droit du génie le cher du mouvement romantique par la Préface de Cromwell (1827).

Avec un grand fracas de formules hautaines, et de métaphores ambitieuses, à travers de prodigieuses ignorances et des audaces inouïes d’affirmation arbitraire, faisant défiler magnifiquement tous les âges, et se grisant de la couleur ou du son des noms propres, Hugo posait l’antithèse du beau et du laid, du sublime et du grotesque ; et, en les opposant, il les unissait dans l’art. Cela revenait à mettre la beauté dans le caractère, comme avait indiqué déjà Diderot. Il se réclamait de l’Arioste, de Cervantes et de Rabelais, ces « trois Homère bouffons », et surtout de Shakespeare. Il établissait que « tout ce qui est dans la nature est dans l’art » : ainsi le romantisme devenait un retour à la vérité, à la vie. Il démolissait les lois du goût, les règles des genres, leur division surtout et leur convention, tout ce qui s’opposait à la libre et complète représentation de la nature, saisie eu ce que chaque être possède de caractéristique, beau ou laid, il n’importe. Mais dans ce bouleversement de toutes les traditions, Hugo maintenait la nécessité d’une interprétation artistique, d’un choix, d’une concentration, de certaines conventions enfin, qui sont les moyens de l’art, et sans lesquelles l’art ne saurait subsister.

Ces restrictions font honneur à son jugement : tout le monde ne les faisait pas alors ; et, avec cette frénésie qui scandalisait ou effrayait les classiques, un journaliste converti de la veille donnait en deux phrases le credo romantique :

« Vivent les Anglais et les Allemands ! Vive la nature brute et sauvage qui revit si bien dans les vers de M. de Vigny, Jules Lefèvre, V. Hugo ![112] »

À côté de Victor Hugo, se plaçaient Deschamps et Sainte-Beuve.

Deschamps[113], romantique de la première heure, essayait de concilier le principe de l’originalité personnelle, et celui de l’imitation des Espagnols, Allemands et Anglais. Il insistait sur la nécessité de l’aire du nouveau, en cultivant les genres où les classiques étaient restés inférieurs, l’épique surtout et le lyrique. Il affirmait que la raison d’être, l’essence du romantisme, c’était d’être la poésie, dont la littérature française s’était déshabituée au siècle précédent. Il développait enfin l’importance de la technique.

Sainte-Beuve, venu au romantisme en 1827, s’attachait à deux idées principalement dans son Tableau de la poésie au xvie siècle[114] et dans ses Pensées de Joseph Delorme[115]. Il s’efforçait de légitimer le romantisme, en lui donnant une tradition et des ancêtres : Chénier, depuis 1819, était trouvé ; Sainte-Beuve exhuma le xvie siècle ; entre Régnier et Chénier, il enserrait l’âge classique, qui avait interrompu le développement spontané du génie français. En outre, Sainte-Beuve s’appliquait à faire du romantisme une révolution surtout artistique : depuis Chénier, on avait « retrempé le vers flasque du xviiie siècle ». Et ici, il avait de la peine à faire rentrer Lamartine dans le cadre où il enfermait la poésie contemporaine. Mais il n’en restait pas moins dans sa doctrine une grande part de vérité : surtout prise comme conseil et leçon, elle était excellente.

Contre ces romantiques, bataillaient les critiques de l’école classique. Un seul doit nous arrêter : Désiré Nisard,[116] qui donna, en 1833, son violent manifeste contre la littérature facile, où il prenait à partie la brutalité convenue des romans, et le pittoresque plaqué des drames. L’Histoire de la Littérature française[117], que Nisard publia de 1844 à 1849, est d’un bout à l’autre une réponse aux théories romantiques. C’est une œuvre de combat, venue après la défaite : œuvre d’un esprit vigoureux et pénétrant, mais systématique, partial, fermé à tout ce que son parti pris ne l’autorise à comprendre, juge délicat des œuvres qu’il se reconnaît le droit d’admirer. Sur un point, Nisard convient avec ses adversaires : il fait la guerre au xviiie siècle. Mais c’est l’individualité qu’il y poursuit ; et s’il sent la perfection artistique de la forme chez les écrivains du xviie siècle, il réduit la littérature à l’analyse psychologique et au discours moral. Il entend la poésie de telle façon qu’il en élimine l’élément poétique. Cette forte histoire est la démonstration historique d’un dogme : ce qui y manque le plus, c’est le sens historique.


CHAPITRE III

LA POÉSIE ROMANTIQUE


1. Réforme de la langue et du vers. La langue redevient matérielle, sensible, pittoresque. Réveil de la sonorité et du rythme. L’alexandrin romantique. — 2. Lamartine : sa jeunesse. Les Méditations : naturel, négligence, sentiment. L’abstraction sentimentale dans Lamartine. Philosophie : spiritualisme et symbolisme. Jocelyn : comment il peint la nature. — 3. Alfred de Vigny : un penseur. Pessimisme ; solitude, honneur et pitié, amour. La forme de Vigny. — 4. V. Hugo avant 1850. Caractères particuliers des recueils qu’il donne, des Orientales aux Rayons et Ombres (1829-1840). — 5. Alfred de Musset ; romantique, puis indépendant. Son naturel : sensibilité et ironie. Les Nuits : l’élégie lyrique. — 6. Th. Gautier : un tempérament de peintre. L’art pour l’art. — 7. Béranger : le « poète national ». Médiocrité des idées et du style. Structure des chansons.
1. RÉFORME DE LA LANGUE ET DU VERS.

Nous avons vu que la langue opposait un très fort obstacle à la révolution qui se préparait. Elle avait paralysé Ducis, elle faisait avorter Lemercier[118].

Ce fut l’affaire du romantisme de détruire cette langue d’idéologues et de beaux esprits, de la refaire de philosophique, pittoresque, d’académique, artistique, de signe, forme, de l’organiser à nouveau pour la transmission du sentiment et de la sensation. V. Hugo n’a pas tort, quand il donne tant d’importance à la révolution qui jetait à bas l’ « ancien régime » de la langue[119].

Toutes les conventions mondaines, d’abord, disparurent. Plus de mots bas, ignobles : tous les mots sont égaux, à la disposition de l’écrivain. Partant plus de périphrases, plus défigurés, qui cachent ou fardent la pensée. Plus de termes généraux, où elle se fond. Il n’y aura plus rien que l’expression propre, aussi intense, aussi « extrême ». aussi « locale » que possible : l’association, le groupe des mots a pour objet de manifester la particularité, l’individualité, même la singularité de l’objet. La métaphore est condamnée : à sa place vient l’image, qui n’est pas procédé d’écriture, mais façon de sentir. Car tout revient là toujours : mettre dans le style tout le concret possible. Nous pouvons saisir le résultat de l’effort romantique, nous qui aujourd’hui ne pouvons guère écrire même sur des idées, sur des matières de raisonnement, sans essayer de retenir ou de projeter dans nos mots nos sensations[120].

Au début, le parti pris de contredire et scandaliser les classiques est évident : de là des outrances, des éclats, des brutalités, des fantaisies, manifestations puériles qui sont inséparables de toute insurrection. Et avec cela, jusque dans V. Hugo, traînent pendant longtemps des lambeaux de langage classique, des oripeaux d’élégance banale ; tous, même le maître, ont peine à dépouiller ce vêtement suranné, fripé, qui se colle à leur pensée[121]. Puis tout se règle, et la transposition de la langue continue de s’opérer régulièrement, par le moyen surtout des deux tempéraments les plus livrés à la sensation : V. Hugo et Th. Gautier. Les vers, les périodes, les couplets ne sont pas rares chez eux, où les mots ne représentent plus aucune idée, absolument rien d’intellectuel, mais chez l’un des frémissements de la sensibilité, ou des perceptions de l’œil, chez l’autre seulement des perceptions de l’œil[122].

Le dernier terme de cette transformation est la conversion du mot abstrait en évocateur sensible. Il est très réel que dans la poésie contemporaine, les mots abstraits sont devenus un des moyens les plus puissants de représentation des formes de la vie[123] : on s’en est servi pour des effets larges, mais précis, d’une puissance singulière. Rien ne permet mieux de mesurer le chemin parcouru.

Les romantiques s’arrêtèrent au vocabulaire : ils l’élargirent, réintégrèrent tous les éléments populaires et techniques que le goût classique avait exclus[124]. Ils groupèrent ces éléments avec les anciens sans nul souci des traditions et des bienséances qui liaient autrefois l’imagination : leurs images furent insolites, hardies, déconcertantes. Mais ils respectèrent la syntaxe : sans purisme, ils eurent soin d’être corrects. Ils déposèrent leurs sensations dans les mêmes phrases, qui avaient contenu les idées des classiques : ils dressèrent exactement comme leurs devanciers l’appareil des conjonctions et des relatifs, des propositions subordonnées et coordonnées ; ils composèrent selon les règles les groupes des sujets, des verbes et des régimes. V. Hugo se contentera longtemps de multiplier les épithètes et les appositions : à la fin seulement, dans les œuvres de la période postérieure à 1850, la notation impressionniste, sans phrase faite, par juxtaposition de mots expressifs, se rencontrera chez lui ; et ce sera par exception[125].

Parallèlement à la restauration de la beauté formelle de la langue se poursuit celle de la versification.[126] À travers la grande variété de rythmes que les romantiques innovent ou restaurent, on aperçoit que leurs préférences vont à l’octosyllabe et à l’alexandrin : l’alexandrin, tantôt continu, tantôt assemblé en quatrains ou sizains, tantôt alternant avec le vers de six ou de huit ; ou bien quatre alexandrins suivis d’un vers de huit ; ou cinq alexandrins suivis d’un vers de six ; ou deux alexandrins, un vers de six ou de huit, deux alexandrins encore suivis d’un vers de six ou de huit, ces six vers formant une stance[127], etc. ; l’octosyllabe, tantôt disposé en quatrains, sizains, dizains ou douzains, tantôt mêlé selon diverses lois au vers de quatre[128]. Mais en ce genre, la caractéristique du premier âge romantique, que conservera V. Hugo dans presque toute son œuvre, c’est, me semble-t-il, la préférence donnée à l’harmonie sur la symétrie.

Les romantiques d’arrière-saison et les parnassiens sont revenus aux formes fixes, unitaires, ou variées selon une loi constante. C’est précisément ce que les premiers romantiques avaient fui. Ils ont aimé les suites indéfinies d’alexandrins, ou les couplets inégaux, pareils aux laisses de nos chansons de geste, mesurés par l’idée ou l’inspiration[129]. V. Hugo se plaît à changer le mètre dans l’intérieur d’un poème : il fait alterner les vastes couplets alexandrins avec les strophes agiles de petits vers ; et dans ces diverses parties, aucune égalité, aucun souci de tomber sur un nombre uniforme de vers ou de strophes[130]. Dans chaque pièce, et dans chaque partie, la pensée est génératrice du rythme, qui s’y colle étroitement, se resserrant, s’étendant, variant avec elle.

Lorsque l’on passe de Delille ou même de Casimir Delavigne à Lamartine et Hugo, on sent d’abord une extrême différence, qui ne tient pas à la structure du vers : car elle subsiste dans les vers les plus classiques des Méditations ou des Feuilles d’automne. Le vers de Lamartine et de Hugo chante. En dehors de toute modification des règles de la versification, il y a là une différence considérable. De ce vers qui n’était plus qu’un mécanisme, une simple loi de combinaison des mots pour produire, avec des difficultés en plus, les mêmes effets qu’on cherchait dans la prose, de ce vers atone, les romantiques ont fait une volupté de l’oreille. Ils ont rappelé les mots à leur fonction de sons, et dans la qualité de ces sons ils ont cherché un caractère, une expression, un plaisir. Ils ont assorti les sonorités aux sens, leurs successions et leurs rapports aux mouvements et aux phases de la pensée : ils ont senti et révélé la valeur sentimentale des syllabes graves ou aiguës, lourdes ou légères, traînantes ou rapides.

Dans ce réveil des sonorités du vers, la rime a été reconstituée pleine, riche, éclatante à la fois par le sens et par le son du mot qui la porte : de sorte qu’elle est devenue pour eux l’élément, prépondérant du vers[131].

En réalité, ils ont pourtant donné tout autant d’importance au rythme ; et ils ont fait faire un progrès décisif à l’alexandrin. Ce grand vers en était resté où Malherbe, puis Racine l’avaient laissé : séparé en deux hémistiches égaux qui eux-mêmes, théoriquement, se divisaient en deux éléments encore égaux, assemblé en distiques que liait la rime[132]. Dans la pratique ce type trop carré et symétrique était voilé par de fréquents prolongements de la période, par d’assez fréquents déplacements ou affaiblissements de la césure, plus rarement par l’enjambement. La variété venait surtout de l’inégalité des éléments qui composaient chaque hémistiche : tantôt une syllabe d’un côté et cinq de l’autre, ou deux et quatre, ou quatre et deux, ou cinq et une ; et d’un hémistiche à l’autre, d’un vers à l’autre, le groupement se faisait différemment.

Si dans un vers classique on lie le second élément du premier hémistiche et le premier du second de façon à supprimer la césure médiane par le sens, on obtient un vers qui se coupe en trois parties, non plus en quatre.

N’avait-on — que Sénèque et moi — pour le séduire ? (Racine.)
Toujours aimer — toujours souffrir — toujours mourir. (Corneille.)

Ce type, rare chez les classiques, déformation accidentelle de la forme pure du vers, fut l’alexandrin romantique : il est composé de trois éléments égaux (4 + 4 + 4), qui sont remplacés par des éléments inégaux, de façon que la mesure ternaire subsiste[133]. Jamais les romantiques n’abusèrent de ce vers : ils le mêlèrent discrètement à l’alexandrin classique, pour le diversifier ; ils le ménagèrent précisément en raison des effets qu’on en peut tirer.

Puis ils prolongèrent le sens de l’alexandrin dans une partie du vers suivant, ils enjambèrent. Enfin, à l’aide des déplacements de césure, des enjambements, ils assouplirent la période ; ils évitèrent le distique et le quatrain où l’alexandrin classique retombait comme de lui-même ; et, par le mélange des phrases, jetant ici un vers de sens complet, là ramassant une idée en moins d’un vers, ailleurs arrêtant le développement grammatical au milieu, aux trois quarts d’un vers, ils donnèrent à leurs alexandrins une diversité de rythmes qui en décupla la puissance expressive.[C’est par la phrase plutôt que par la facture du vers que Victor Hugo renouvela la poésie dans ses premiers recueils, il construisit de bonne heure de larges périodes rythmiques où les alexandrins, ne se faisant plus sentir comme unités distinctes, se suivent dans un mouvement continu dont l’uniformité est rompue par la diversité des pauses et des accents. Il a soin de séparer par le sens les vers qui riment ensemble dans les pièces en rimes plates, de façon que chacune des deux rimes appartienne à des membres différents de la phrase].

La transformation se fit plus lentement qu’on ne croit, quand on se rappelle l’escalier-dérobé de Hernani et certaines gamineries de Musset. C’étaient des pétards qu’on tirait pour effarer les classiques et les bourgeois. En réalité, il n’y eut de révolution rapide qu’au théâtre, parce que le drame, violent et pittoresque, nécessitait la dislocation du vers : tout comme Racine dans les Plaideurs, Molière, dans les Fâcheux et ailleurs, avaient dû altérer fortement le type classique. Hors du théâtre, le vers romantique chante : mais sa structure reste presque classique. Le rythme ternaire est rare ; la dislocation, l’enjambement sont des effets exceptionnels. Les alexandrins de Gautier sont romantiques par la couleur, non par la structure interne. Hugo même, jusqu’en 1840, ne fait guère usage que des rythmes égaux du vers classique[134].

Ceux qui ont étudié le vers romantique ont pris leurs exemples presque exclusivement dans les Châtiments et la Légende des siècles : c’est là seulement en effet que le poète a dégagé tout à fait ses rythmes originaux. Là sont les déplacements hardis de césure, là les enjambements expressifs, les plus puissants surtout et les plus audacieux, les enjambements d’adjectifs. Et voilà pourquoi beaucoup de vieillards n’ont pu suivre le poète au-delà des Rayons et Ombres : jusque-là l’oreille habituée à la musique de Racine pouvait ne pas trouver l’harmonie de Hugo trop discordante. Il faut une autre éducation pour jouir des recueils suivants.

Dans leur recomposition de l’alexandrin, les romantiques, et Hugo même, n’ont pas été jusqu’au bout de leur principe. Supprimant la césure de l’hémistiche, ils ont continué d’y exiger un accent tonique, c’est-à-dire qu’ils ont continué de séparer le vers pour l’œil en deux parties égales, tandis que pour l’oreille ils le coupaient en trois. Ils n’ont jamais consenti à faire tomber la sixième syllabe du vers au milieu d’un mot, ce que leurs successeurs ont pu faire sans grande difficulté, en conservant dans sa pureté la forme rythmique qu’ils en avaient reçue.

Dans la double transformation de la langue et du vers, que je viens de décrire sommairement, tous les romantiques n’ont pas eu un rôle égal. Lamartine est trop amateur, Vigny trop penseur, Musset trop indifférent : Hugo et Gautier sont les grands ouvriers de ce travail, Hugo surtout, mais Gautier aussi, et Sainte-Beuve à qui son sens critique faisait sentir la valeur de tous les détails de facture dans l’œuvre d’art.



2. LAMARTINE.


Dans l’héritage de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine[135] recueillit le don des tristesses infinies. Mais elles se dépouillèrent de toute amertume en passant par cette âme douce. Quand on regarde dans quelles impressions s’écoula l’enfance de Lamartine, on ne trouve rien autour de lui que d’aimable, de bon, de gracieux, père, mère, sœurs ; et pour cadre Milly, les coteaux du Maçonnais. La terre natale lui est clémente, apaisante : elle lui semble l’aimer, et il lui rend un fort amour. Il étudie chez l’abbé Dumont, au petit séminaire de Belley, au lycée impérial de Lyon, n’acquérant pas de lourde science, n’effeuillant pas aussi une de ses chères illusions. Il revient chez lui ; il fait de grandes courses à cheval, il rêve, il lit : les anciens, les Romains du moins, ne l’attirent guère ; il y a trop de raison et de raisonnement chez eux ; il y a trop de réalité dans nos classiques ; et La Fontaine lui renvoie une trop laide image de la vie et de l’homme. Il aime les ardents, les tendres, les indisciplinés : et les tristes qui voient tout en beau en pleurant sur tout. Il s’exalte dans la Bible et s’attendrit dans Paul et Virginie. Un voyage à Naples en 1811, un séjour aux gardes du corps en 1814, des excursions en Savoie et dans les Alpes, et le voici aux eaux d’Aix en 1816 : là il fait la connaissance de Mme  Charles, la jeune femme d’un vieux physicien, phtisique et nerveuse, point vaporeuse ni exaltée, semble-t-il, charmante « avec ses bandeaux noirs et ses beaux yeux battus » ; elle mourut en 1818, chrétienne, le crucifix aux mains. Voilà celle qui fut Elvire, la figure de rêve autour de laquelle se ramassèrent les plus profondes impressions, les plus fiévreuses aspirations, les plus languissantes mélancolies de Lamartine. De cet amour éphémère, si vite rompu par la mort, et des états de sensibilité qu’il détermina, sortit le recueil des Premières Méditations[136] (1820).

Ni dans la langue, ni dans le vers, ni dans les thèmes, il n’y avait là rien de bien nouveau. Ce qui était nouveau, c’était cette intense spontanéité, cette sincérité qui, à chaque page, découvrait l’homme. On sentait que ce n’était pas là un ouvrage d’écrivain. Lamartine, en effet, ne voulut jamais être un homme de lettres : non par dédain d’aristocrate, mais par respect de son âme. Il fut poète, comme plus tard orateur et homme d’État, par inspiration, par besoin du cœur : ce fut une fonction de sa vie morale, d’ennoblir par le vers ses émotions intimes ; jamais il ne voulut en faire un exercice professionnel, jamais même un pur jeu d’artiste. Ni gagne-pain[137], ni amusement, sa poésie fut l’épanchement nécessaire d’une âme noble, belle et, si j’ose dire, fondante.

Et voilà pourquoi cette poésie fut si peu travaillée. Il se soulageait, se complétait en créant son œuvre ; et il se trouvait doué par malheur d’une facilité qui le dispensait de l’effort. Il improvisait trop brillamment pour revenir sur ses improvisations : elles satisfaisaient pleinement à son besoin. Il ne se sentait pas sollicité à faire ce dur labeur de gratte-papier, à enlever patiemment, douloureusement, les négligences, incorrections, longueurs, répétitions, monotonie, prosaïsme[138] : toutes les inégalités de l’œuvre n’étaient-elles pas, elles aussi, des produits spontanés de son âme ? Par ce laisser-aller qui n’est au fond que la volupté paresseuse d’une âme trop richement douée, il priva ses vers de la souveraine perfection : il a compromis son nom et leur durée, et s’est exposé à n’être que le délicieux berceur des molles somnolences.

Pourtant c’est un grand poète, le plus naturel des poètes, le plus poète, si la poésie est essentiellement le sentiment. Ce vaporeux, cette indétermination, qu’on trouve chez lui, cela vient justement de ce qu’il rend surtout le sentiment, autant que possible épuré des idées, des perceptions, des faits, qui le produisent ou l’accompagnent chez tous les hommes. Et cette épuration se fait spontanément en lui, par un instinct, une loi de sa nature : il est la poésie absolue ; ni penseur, ni peintre, ni historien. Ce n’est pas qu’il ne sache comprendre, regarder, raconter[139] ; mais je tâche de saisir ici la disposition fondamentale de son âme.

Elle apparut dès les premières Méditations : c’était un flux égal et large de poésie élégiaque, délicate, élevée, gracieusement, nonchalamment et profondément mélancolique. On y lisait les impressions, comme les vibrations et les colorations successives d’une âme tendre et noble. Pas un paysage arrêté ; pas un fait précis. Lisons l’Isolement : une montagne, un vieux chêne, un fleuve, un lac, des bois, une église gothique, un crépuscule, un angélus, où situer tout cela dans l’univers ? Dans la suite,

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé :

quel est cet être ? Par quel lien tenait-il l’âme du poète ? Ni hors de lui, ni en lui, il ne nous montre rien : rien que sa profonde désespérance, et ses aspirations vagues vers un lieu qui n’a pas de nom. Dans le Lac, une barque, un couple : où ? qui ? On n’apprend rien que le sentiment du poète : « Hélas sur nos amours qui durent peu ! sur nous qui durons peu ! aimons donc, aimons vite. » Et ainsi de toutes les pièces : ont-elles un sujet ? Il s’enfonce dans une brume légère et brillante, qui noie tout. Tout ce qui est circonstance, réalité, forme visible de l’être s’efface : chaque Méditation n’est guère qu’un soupir, et Lamartine gagne cette gageure impossible d’établir par des mots entre son lecteur inconnu et lui ces intimes communications qui se forment dans la vie réelle par le silence entre deux âmes sœurs. De là, la pénétration singulière de cette pensée presque immatérielle.

De ces engourdissements exquis, de ces délicieuses lassitudes, de ces soupirs suaves, on peut faire un chef-d’œuvre : est-il possible de le recommencer ? Ce fut la question qui se posa pour Lamartine. Il berça ses douleurs encore et murmura ses torpeurs dans quelques Nouvelles Méditations, et puis dans quelques Harmonies : mais il sentit lui-même le besoin de trouver autre chose : si peu de corps ou d’idée qu’il fallût à son sentiment, il en fallait pourtant. Il s’arrêta au problème imprécis par excellence : qu’est-ce que l’homme ? L’amour l’y mena : c’est dans l’amour qu’il sent l’homme éphémère, par le sujet et par l’objet. Mort, immortalité, Providence, optimisme universel, louanges de Dieu, spiritualisme platonicien et christianisme diffus : voilà dès les Premières Méditations les notions et les tendances qui fournissent la molle et vaste charpente de plusieurs poèmes. Lamartine ne voit guère le mal dans l’ordre naturel :

Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place[140].

La nature donc n’a rien qui le blesse : elle « est là qui l’invite et qui l’aime ». C’est qu’il y voit l’image de la Providence. De cette religiosité, et du commentaire éperdument confiant de la parole. Cœli enarrant Dei gloriam, il remplira ses Harmonies.

Par là il s’achemina vers la poésie philosophique ; il y fut poussé par une influence générale qui porta tous les nobles esprits de ce temps à souffrir, à espérer, à vivre enfin pour l’humanité tout entière : un large courant d’amour social se répandit après 1830 dans la littérature. Puis Lamartine sentit le besoin d’objectiver son sentiment : du lyrisme personnel il tâcha de passer à l’épopée symbolique, où les émotions d’ordre universel se dépouillent des expressions trop directement subjectives de l’élégie ou de l’ode, et s’élargissent en s’apaisant. Vigny lui avait montré la voie : il s’y engagea[141] hardiment, et fit Jocelyn et la Chute d’un ange. Ce sont comme deux fragments, le terme et le début, d’une immense épopée spiritualiste sur la destinée humaine ; la huitième vision de la Chute d’un ange nous explique la conception du poète : l’homme fait sa destinée, monte ou descend par son propre mérite, supprime le mal en s’élevant à Dieu, raison de l’être, et terme de l’aspiration de toute créature.

La Chute d’un ange offre bien des longueurs ; Jocelyn aussi, mais elles y sont rachetées par de grandes beautés. L’idée, c’est cette ascension de l’âme humaine vers Dieu par la douleur librement acceptée : Jocelyn se fait prêtre sans vocation pour doter sa sœur, souffre d’un douloureux amour qui entre en lui par surprise au bout d’un dévouement généreux, sacrifie ce pur amour au devoir que son premier sacrifice lui a imposé ; toute sa vie est l’immolation des légitimes désirs, des belles passions de son cœur ; mais il trouve au bout de cette continuelle immolation la paix sereine et l’engourdissement délicieux.

Un incurable optimisme emplit ce poème : tout passe, et nous passons ; nous souffrons, nous saignons ; et la nature est impassible. Rien ne blesse Lamartine : il aime, il admire, il croit ; tout est harmonie et beauté[142]. Le mal et la laideur n’existent que pour l’esprit qui ne sait pas, pour l’œil qui ne voit pas : ainsi va-t-il, imprégnant la nature et l’humanité des couleurs splendides de son âme. Nul ne fut mieux fait pour chanter l’hymne de l’espérance ; et l’on ne peut s’étonner des accents que firent entendre son éloquence et sa poésie, lorsqu’il éleva jusqu’à lui nos misères sociales et nos inquiétudes politiques. Il chanta, avec plus de force et de fougue qu’on n’aurait cru, les grandes idées démocratiques, la fraternité des peuples, le cosmopolitisme humanitaire, et c’est ainsi qu’aux premiers jours de 1848 il fut maître de la France : il en exprimait toutes les illusions naïvement généreuses, en laissant tomber sur les foules les consolantes idées dont il avait toujours vécu.

Mais il faut bien reconnaître que cet optimisme a besoin de vague pour subsister : à trop rigoureusement analyser les idées, à regarder de trop près la nature, il faut que le désenchantement, que le pessimisme apparaissent ; et la ressource suprême de l’optimisme, c’est d’abandonner ce monde et cette vie au mal, pour s’attacher aux infinies compensations que la foi chrétienne promet. Lamartine n’a pas voulu sacrifier le présent ni l’univers : il a tout effacé en idéalisant tout ; il n’a mis la beauté partout qu’en émoussant le caractère.

Là est la cause de l’impression que donnent les paysages de Jocelyn. Ce n’est plus l’extrême simplification des Méditations, cette élimination de l’accident et de l’individuel, pour ne laisser paraître qu’une sorte de type irréel et universel des choses, support du sentiment pur. Ici Lamartine a voulu peindre : il a prodigué les couleurs, et ses descriptions pourtant ne sortent pas. Elles ne s’organisent pas en tableaux. Je ne vois pas ces Alpes[143], neigeuses ou fleuries ; dans l’ample écoulement de la poésie, mon impression reste indécise, et si j’essaie de fixer en visions ces formes, ces teintes, cette lumière, ces mouvements, ces bruits, je ne sens qu’une confusion fatigante ; les objets me fuient. Mais j’entends la voix d’une âme qui chante à l’occasion de ces objets : elle ne me les montre pas, elle se montre par eux à moi, et le paysage est un hymne. C’est ce que vous trouverez encore dans cette Neuvième Époque de Jocelyn qui, à elle seule, serait un des plus beaux poèmes de notre langue : l’épisode des Laboureurs n’est pas un tableau de la vie rustique, c’est une ode magnifique au travail, distribuée largement en six couplets d’alexandrins, qui alternent avec des strophes lyriques ; la continuité sereine et forte du travail champêtre est partagée par le poète en six moments, où son regard se pose sur l’effort des hommes ; et, embrassant d’une vue leur œuvre, son âme s’envole aussitôt dans la méditation ou la prière. En réalité, Lamartine est impuissant (par indifférence peut-être) à objectiver même sa sensation du monde extérieur : sa description reste toute subjective, toute lyrique, musicale plutôt que pittoresque, son de l’âme au choc des choses plutôt que réfraction des choses au travers de l’âme.

Et voilà le secret du retour de faveur dont il est l’objet depuis quelques années. Sa tristesse vaporeuse, son symbolisme imprécis, son invincible idéalisme devaient tenter les jeunes gens après la violente objectivité de certains naturalistes, comme ses rythmes flottants, ses molles harmonies, ses nappes de poésie lentement étalées devaient caresser les sens endoloris par les vers métalliques, aux arêtes nettes, de certains Parnassiens ; son frottis léger et brumeux reposait des couleurs éclatantes et des durs reliefs.


3. ALFRED DE VIGNY.


Le comte Alfred de Vigny[144], d’une maison de Beauce qu’il imaginait plus ancienne et plus illustre qu’elle n’était, commença à écrire ses poèmes en 1815, étant lieutenant aux gardes. Il publia un petit recueil en 1822. Il le remania, le compléta en 1826, en 1829 et en 1837. Puis il lâcha de loin en loin quelques pièces, qui formèrent avec trois ou quatre autres le recueil posthume des Destinées (1864) : en tout, une trentaine de poèmes, qui tiennent en un petit volume. Quarante années s’écoulent entre Moïse et la conclusion du Mont des Oliviers ; nous pouvons cependant ramasser toute l’œuvre de Vigny en une seule étude : la philosophie des Destinées est déjà dans les poèmes bibliques de 1822 et 1826. Et le pire contresens qu’on pourrait faire serait de chercher dans les faits de sa vie silencieuse l’explication de son œuvre. Ce que la vie lui a donné ou ôté ne lui a pas dicté ses vers, mais bien plutôt ses vers ont décidé de quelle façon la vie, bonne ou dure, l’affectait : ses vers, c’est-à-dire le moi profond et inaltérable dont les vers étaient la confidence.

Confidence hautaine et discrète, s’il en fut. « Personne n’a vécu dans la familiarité de M. Alfred de Vigny », disait-on à l’Académie[145] ; s’il en excluait ses amis, ce n’était pas pour y admettre le public, et laisser déborder son cœur dans ses livres. Ce poète lyrique, un des trois ou quatre grands de notre siècle, n’a presque jamais parlé de lui. Il y a quelque chose de singulier dans son cas : il compte comme un génie lyrique, et il a toujours employé les formes impersonnelles de la littérature. Il a écrit des romans : Cinq-Mars (1826), où l’histoire embrouille le symbole, et où le symbole fausse l’histoire, bariolage romantique de psychologie insuffisante, de description trop littéraire, et de mélodrame brutal, Stello (1832), Servitude et grandeur militaire (1835), où se trouvent des récits poignants et sobres, dignes pendants des poèmes ; il a composé des drames : un Othello (1829), une Maréchale d’Ancre (1830) et ce Chatterton surtout (1835), si sobrement pathétique, dont je ferais volontiers le chef-d’œuvre du théâtre romantique. Comme toutes ces formes narratives et dramatiques lui servaient à enfermer, à révéler son intime état de souffrance ou de volonté, ainsi ses poèmes, où il semblait devoir s’exprimer plus directement, ne sont lyriques aussi que par l’émotion subjective qui les a fait germer : ce sont des légendes mystiques, des contes épiques, des récits dramatiques. Partout le poète prend un objet hors de lui pour y diriger notre émotion ; il fait élection d’un héros, Moïse, un loup, Jésus, une bouteille que l’océan jette au rivage. Il n’y a guère que deux ou trois pièces où il s’exprime sans l’aide d’une fiction.

Est-ce pour se dérober, par orgueil ou timidité ? n’est-ce pas plutôt qu’il n’y a de réel, de précieux pour lui que sa pensée, détachée des accidents de sa personne et de sa fortune ? Il la recueille toute pure dans des symboles où elle transparaît.

Le fond de Vigny, c’est la solitude et la détresse amère qui accompagne le sentiment de la solitude[146]. La vie aggrava cette solitude et cette amertume : mais à vingt-cinq ans il se sentait déjà solitaire, et souffrait. Il n’avait pas la ressource de la fuite dans le rêve comme Chateaubriand : il manquait d’imagination et d’égoïsme. Et il avait l’intelligence : de tous nos romantiques, Vigny est le plus, peut-être le seul penseur. Il n’a pas construit de système, mais il a disposé dans ses romans, ses drames, ses poèmes, son Journal intime, toutes les pièces d’un système original et triste.

Il est seul : il sent les hommes indifférents, ou hostiles, la nature froide, impassible, dédaigneusement belle[147], les cieux immenses et déserts : Dieu, s’il existe, muet, aveugle et sourd au cri des créatures[148]. Le Père éternel, le Dieu consolateur, n’est pas : s’il y a un jour du jugement, ce sera le jour où Dieu viendra se justifier devant ceux qu’il a dévoués au mal par la loi de la vie.

Car « il n’y a que le mal qui soit pur et sans mélange de bien. Le bien est toujours mêlé de mal. L’extrême mal ne fait pas de bien. » Il y a du Pascal dans Vigny, un Pascal venu très tard, quand le jansénisme et peut-être toute la religion ne guérissent plus[149].

Tout ce qui est souffre ; tout ce qui est supérieur souffre supérieurement. Le génie, qu’il s’appelle Moïse ou Chatterton, a un privilège de souffrance. Que faire donc ? « Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance… Un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans reproche au ciel, est la sagesse même. »

Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la divinité[150].

Est-ce une bravade, un défi jeté au ciel ? Non ; il y a là plus que de l’orgueil : c’est de l’honneur. Ce sentiment de l’honneur ennoblissait à ses yeux la servitude militaire ; et il a aimé à dire ce qu’il voyait dans l’obéissance passive. Le soldat obéit à un commandement venu d’en haut, qui peut être absurde, inique, cruel, qu’il peut ne pas comprendre : il obtéit, il tue, ou se fuit tuer, sans rien dire. Toute sa vie est résignation et abnégation. Un commandement pareil pèse sur nous : l’honneur est de se taire, et de subir :

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,

Puis après

…Souffre et meurs sans parler[151].

L’honneur du soldat est le type de la noblesse morale : il enseigne à agir pour une idée, qui nous dépasse, pour un bien qui n’est pas le nôtre. Il dresse toutes les fières vertus, toutes les hautes croyances, dans le vide.

Vigny a observé souvent la naïveté, la candeur, la tendresse, le dévouement de ces âmes rudes que broie la discipline. Il y retrouvait un autre principe directeur et consolateur, qu’il énonçait dès ses premiers essais : l’amour, ayant pour essence la pitié, pour effet le sacrifice. La nature n’a pas besoin d’amour ; elle est insensible : ce qui passe et ce qui pleure a besoin d’amour.

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois…
J’aime la majesté des souffrances humaines[152].

Ainsi un obscur soldat promène à travers tous les champs de bataille de l’empire une pauvre folle dont il a fusillé le mari ; il se dévoue par pitié à celle que par devoir il a désespérée. Ainsi Eloa aime Satan, l’innocence se dévoue au péché, parce que, comme dit M. Faguet, « pour l’innocence le péché n’est que le plus grand des malheurs ». L’homme est plus grand que Dieu, car l’homme, au moins, peut se donner et mourir pour ce qu’il aime.

Un stoïcisme actif et tendre, voilà en somme où aboutit le pessimisme de Vigny. Sur la fin, il arriva à se dire que tout cet effort, toute cette bonté, toute cette pensée ne seraient pas en vain. Il croit au règne du pur esprit, et ce règne se prépare par l’écrit[153]. Il lègue, fier et rasséréné, son œuvre à l’attention de la postérité, au moment même où il va s’en aller en Dieu ou au néant. Il a écrit d’abord pour amuser l’ennui de sa prison, puis il a écrit pour illuminer l’humanité.

Voilà les pensées graves et profondes qui germèrent parfois en poèmes, dont une dizaine sont égaux à tous les chefs-d’œuvre[154]. Pour l’exprimer, il créa (à peu près en même temps qu’Émile Deschamps) la forme du Poème ; et, classant ses Poèmes, il fit un livre mystique, un livre antique (Biblique, Homérique), un livre moderne : ne voit-on pas là le modèle et l’esquisse d’une Légende des siècles ? Et ainsi, dans le chef-d’œuvre où il se renouvela, Hugo reprenait les traces de Vigny.

Chaque poème est né d’une image : un livre qu’on publie, c’est une bouteille jetée à la mer. L’image se développe, s’assimile tous les éléments qui peuvent la compléter, s’organise, devient une réalité vivante, qui reste le symbole d’une pensée profonde. La composition est sévère, de proportions très calculées, de coupe et déstructuré soigneusement étudiées ; le développement est d’une sobriété puissante : les images, choisies, précises, fortes, sortent en pleine lumière ; Vigny a l’expression pittoresque, qui dessine de vastes paysages avec ampleur et netteté : voyez-le nous mener au haut d’une montagne d’où

Les grands pays muets longuement s’étendront.

Ce n’est qu’un trait : voulez-vous le tableau ? Lisez l’admirable début de Moïse, toute la Terre Promise vue du Nébo. Cela est d’un éclat sobre, dont nulle orgie de couleurs n’égalerait l’impression.

Vigny n’avait pas précisément le génie de l’écrivain. La rareté même de sa production poétique suffirait à nous mettre en défiance sur la richesse de son invention verbale. Où il est médiocre, il rappelle Delille. Il a l’expression maigre, un peu terne, fibreuse, si je puis dire, plutôt que nerveuse, ou fâcheusement élégante, partout où la pensée et le sentiment ne sont pas de premier ordre. Mais que la pensée soit haute, le sentiment puissant, l’expression s’enlève, acquiert une plénitude, une beauté incomparables. On peut dire que chez Vigny le penseur crée à chaque instant l’écrivain.


4. VICTOR HUGO AVANT 1850.


Lamartine ne daignait, Vigny ne pouvait faire un chef d’école. Hugo[155] avait, pour ce rôle, puissance et volonté. Il avait l’orgueil adroit, l’art d’imposer son génie, de le présenter en beau jour. Moins sensible que Lamartine, moins penseur que Vigny, il avait la fécondité, le labeur acharné, la création incessante qui écrasait à la fois le public et les vanités rivales. Il multipliait sa pensée par une invention verbale à l’aide de laquelle son immense personnalité occupait toutes les avenues de la littérature.

Entre l’élégie de Lamartine et la philosophie de Vigny, dès qu’il fut décidé à être romantique, il fit éclater le propre et sensible caractère du romantisme français : c’était de faire de la poésie une forme, et la peinture des formes. Il emplit ses vers de sensations, et ses vers mômes, colorés et sonores, furent des sensations. Malgré la prétention annoncée déjà de rétablir la vérité dans l’art, Hugo rêva d’abord plutôt qu’il ne vit, et de fragments d’images ajustés, complétés, agrandis par sa fantaisie, il construisit un monde (1829) ; il fit un Orient prestigieux, n’ayant vu que l’Espagne en son enfance[156]. Mais il utilisait, comme il fit toujours, l’actualité : actualité littéraire du romancero, actualité politique de la guerre de l’indépendance grecque. D’inspiration personnelle, de sentiment original et profond, il n’y en a guère plus dans ces étincelantes Orientales que dans les Odes : l’intensité des images, la puissance des rythmes firent, avec raison, le succès du livre. Dans une dernière pièce l’auteur dénonçait lui-même la fantaisie créatrice de sa poésie, il disait adieu à son beau rêve d’Asie, et remisait pour ainsi dire tout le bibelot oriental qu’il avait déballé : il annonçait une poésie plus intime et plus personnelle. Novembre était déjà une Feuille d’automne.

Les Feuilles d’automne (1831) contiennent les pièces qui correspondent peut-être le mieux à la sensibilité intime du poète : c’est la sensibilité d’une nature saine et solide, très suffisamment satisfaite par la vie bourgeoise et domestique. Point de mélancolies maladives, point de passions orageuses, point d’inquiétudes douloureuses. Le poète parle avec effusion, avec amour des enfants : ils sont le pivot de sa conception sentimentale de la famille. Il parle avec attendrissement de son père, et de lui-même. Souvent l’émotion, très douce, s’atténue au point que la poésie retournerait au ton de l’épître classique, n’étaient l’ampleur sonore des vers et la splendeur rayonnante des images. Visiblement, le sentiment, dans cette âme robustement équilibrée, n’est pas une source suffisante de poésie ; et son débit ne suffit pas à emplir les formes que prépare incessamment l’imagination. Le poète se laisse aller à causer, là où le sentiment ne l’emporte pas, et ainsi se fait le passage, indiqué déjà dans les Feuilles d’automne, vers un lyrisme moins subjectif et plus universel. Il va se faire écho : il va refléter en ses vers, mais immensément agrandis et parés, les sujets d’actualité ; il prendra son thème dans les inquiétudes journalières de l’opinion publique ; cest ainsi qu’il se donnera mission de prêcher

Napoléon, ce dieu dont tu seras le prêtre.

Il fera effort pour être la pensée du siècle : il battra puissamment l’air autour des grands problèmes, des lieux communs éternels, il nous étourdira d’un froissement tumultueux de métaphores et de symboles. Il s’essaie encore gauchement à la poésie « visionnaire », sans y réussir aussi bien que dans certaines amplifications largement touchantes où il enseigne la charité, celle qui aime et celle qui donne. En même temps, il fait quelques études pittoresques d’après nature : lâchant l’ombre de l’Asie pour la réalité prochaine, il nous donne des paysages parisiens, des bords de Bièvre, des soleils couchants ; ailleurs il indique l’usage qu’il fera plus tard de la nature pour l’expression symbolique de l’idée[157].

Les Feuilles d’automne se terminent par une promesse de poésie satirique, que tient la première moitié des Chants du crépuscule (1835). Un bal de l’Hôtel de Ville, un vote de la Chambre, un suicide, le tombeau de Napoléon Ier, Napoléon II, la Pologne, voilà sur quoi se déchaîne le puissant souffle du poète : demi-journaliste et demi-prophète, il s’évertue à juger, à prédire ou maudire ; il travaille visiblement à transformer la vieille satire en satire lyrique et apocalyptique[158]. Il obtient de saisissants effets de contraste par l’irréalité fantastique du sujet général et par la trivialité réaliste de certains détails. La seconde partie du recueil, plus intime, nous offre un peu de pittoresque avec beaucoup d’amour ou d’amicale affection : aucun sentiment bien profond ni original, une virtuosité souvent exquise d’expression. Ce qu’il y a de plus caractéristique, est l’allégorie large de la Cloche.

Les Voix intérieures mêlent toutes les inspirations des deux recueils précédents : pensives méditations sur les faits du jour, délicieux appels à l’enfance, banales leçons aux épicuriens et aux riches, paysages précis et pittoresques, graves consultations sur le mal du siècle. Mais ici apparaît le premier chef-d’œuvre du symbolisme de Hugo : la Vache. Ce n’est pas une action comme chez Vigny, c’est un tableau que V. Hugo nous présente, un tableau qui se suffirait à lui-même par son immédiate objectivité, mais au travers duquel le poète nous fait surgir quelque vaste conception de sa philosophie personnelle.

Les Rayons et ombres (1840) nous offrent un pareil mélange. Ce recueil nous fait rétrograder jusqu’aux Orientales ou aux Ballades par certaines pièces ; d’autres font pressentir la grande inspiration humanitaire des Misérables[159]. Car le poète, plus que jamais, affirme sa mission : il est l’étoile qui guide les peuples vers l’avenir. Il se remet à prêcher sur les événements du jour, tantôt gravement moral, ou amèrement satirique, et penché sur les petitesses du monde. Çà et là quelques chefs-d’œuvre : des souvenirs des Feuillantines, charmants de pittoresque ému ; la Tristesse d’Olympio, si paisible en somme et si peu désespérée dans l’antithèse de nos joies éphémères et de l’éternelle impassibilité de la nature, presque consolée par le déploiement

xxxdes formes magnifiques
Que la nature prend dans les champs pacifiques ;

et surtout par l'inépuisable douceur du souvenir, enfin cette fantaisie, Écrit sur la vitre d’une fenêtre flamande, où l’artiste se plaît à montrer par un court et triomphal exemple ce que son imagination sait faire des mots et du rythme.

Après 1840, le poète se tait pour treize ans. Incertitude dans l’inspiration, maîtrise de la facture, réelle mais étroite sensibilité, inaptitude et prétention à penser, puissance de suggestion et d’ébranlement, don des sensations originales et précises, don d’agrandissement fantastique de la sensation réelle, voilà ce que le poète a révélé jusqu’ici. Il a fait assez pour être un maître : aujourd’hui que nous voyons se dérouler toute son œuvre, nous apercevons qu’il tâtonne encore et cherche ses voies. Il n’est pas encore la voix du peuple : il n’a pas encore capté, pour remplir sa poésie, un des grands courants du siècle. De catholique légitimiste, il est devenu libéral : mais à peine le souffle démocratique de 1830 l’a-t-il effleuré : ses instincts humanitaires restent hésitants, suspendus, épars ; il s’est laissé attacher à la dynastie de Juillet, il a accepté d’être pair de France. En 1848, sous la République, il fera bonne figure à droite, soutenant d’abord le prince Louis Bonaparte : il viendra à l’idée républicaine et démocratique très tard, presque à la dernière heure, en 1850. Alors il tient l’inspiration qu’il lui faut pour soutenir son imagination et pour être par surcroît l’idole d’un peuple pendant trente ans.

Avant 1850, il faut bien noter que V. Hugo donne peut-être moins sa caractéristique par la poésie que par le roman et le théâtre. Dans le roman, il était un romantique de la première heure par Han d’Islande (1823), contemporain des Odes classiques : puis il avait fait Notre-Dame de Paris. Mais la poésie dramatique surtout l’avait mis en renom : de Cromwell (1827) aux Burgraves (1843) on peut dire qu’il lui consacra les plus vigoureux efforts de son génie. Enfin, dans le Rhin (1842), il avait donné par la prose un pendant aux Orientales : sensation cette fois, et non plus rêve, vision réelle des choses, et suggestion d’images par leur immédiate impression. Dans toutes ces œuvres, les grandes facultés de l’artiste trouvaient leur exact emploi : toutes les formes du monde extérieur, nature et histoire, se laissaient évoquer par son imagination vigoureuse, ordonner en vastes ou pittoresques tableaux, où sa « pensée » profonde élisait des symboles, sans que la médiocrité, le vague ou la banalité de cette pensée eussent d’importance. Les genres ou thèmes objectifs convenaient à ce tempérament plus riche de formes que de fond ; ces romans, drames, voyages, mettaient V. Hugo sur la voie du lyrisme épique. En un sens, Notre-Dame de Paris et les Burgraves sont les deux premiers chapitres de la Légende des siècles.

V. Hugo s’achèvera, s’épanouira précisément à l’heure où le naturalisme recueillera la succession du romantisme : c’est alors qu’il donnera la mesure de son génie, et que nous essaierons de le définir tout entier.


5. ALFRED DE MUSSET.


L’Orient était à la mode avant les Orientales : après, ce fut une fureur. Que pouvait faire en 1830 un enfant qui se sentait poète ? Alfred de Musset[160] fit ses Contes d’Espagne et d’Italie. V. Hugo l’avait établi : le Midi, c’était de l’Orient encore. Tout le romantisme tapageur et commun se trouvait dans ces essais : le forcené dans les passions, l’immoralité dans les mœurs, l’étrangeté insolente dans la couleur locale. Et par endroits perçait une originalité certaine de tempérament, dans quelques mots de passion profonde, dans quelques poussées de mélancolie simple ou de moquerie gouailleuse.

Musset ne s’attarda pas dans le romantisme : les disputes littéraires ne l’intéressaient guère. Il avait fait des niches aux classiques à perruque de 1830 ; il aimait les grands classiques de 1660, y compris Racine, la bête noire en ce temps-là des esprits larges ; il ne se gêna pas pour se moquer des romantiques, du pittoresque plaqué, des désespoirs byroniens, des pleurnicheries lamartiniennes[161]. Affectant un certain mépris de la forme et de l’art, il posa que toute l’œuvre littéraire consiste à ouvrir son cœur, et pénétrer dans le cœur du lecteur : émouvoir en étant ému, voilà toute sa doctrine ; et si l’émotion est sincère, communicative, peu importe quelle forme l’exprime et la convoie. « Vive le mélodrame où Margot a pleuré. » Il n’eut donc souci que de dire les joies et les tristesses de son âme. Il a vécu sa poésie : elle est comme le journal de sa vie. Non qu’elle enregistre les faits, elle note seulement le retentissement des faits dans les profondeurs de sa sensibilité.

Il n’y a rien en somme que de commun dans la vie de Musset : beaucoup de folie, beaucoup de plaisir, beaucoup de passion, à la fin le naufrage dans l’habitude insipide et tenace, avec l’amertume de la désillusion impuissante. L’absurde rêve que firent George Sand et lui de réaliser l’idéal romantique de l’amour, aboutit pour l’un et l’autre à d’orageux éclats, à de cruels déchirements : Musset y connut la souffrance profonde, aiguë, incurable.

Jusqu’à cette grande crise, c’est un enfant, et un enfant gâté, sensible, égoïste, prêt à aimer, et surtout avide d’être aimé, léger et fougueux, joyeux de vivre et insatiable de plaisir, vite déçu, jamais lassé, et recommençant toujours sa course au bonheur, sans se douter qu’il s’est trompé non pas d’objet, mais de méthode : entre vingt et vingt-cinq ans, il est tout pétillant, tout bouillant de vie et d’espérance. Avec cela, intelligent, spirituel, finement sensé[162], le plus ou le seul homme du monde qu’il y ait parmi nos romantiques, saisissant mieux qu’aucun autre la grâce spéciale ou l’agrément de la vie de salon : très séduisant par ce mélange d’émotion frémissante et d’exquise ironie, par son rayonnement de jeunesse surtout ; car il faut songer qu’à trente ans, presque tout son œuvre était achevé.

Sa poésie est une causerie charmante où vibre toute son âme ; tout s’y mêle, tristesse et rire, sentiments intimes et impressions du dehors ; par un aisé passage et d’indéfinissables nuances, elle hausse, baisse, change le ton[163]. Des « mots de tous les jours » notent délicatement d’originales émotions ; au hasard de la causerie sortent spontanément des profondeurs de l’âme toutes sortes d’images des choses, fraîches et comme encore parfumées de réalité : une physionomie d’homme, une scène de la vie, un aspect de la nature, mille formes apparaissent ainsi, en pleine lumière, sobrement indiquées, d’un trait à la fois large et précis. La sensibilité du poète y répand une teinte délicate qui, sans en altérer la vérité, les enrichit d’une puissante séduction[164].

L’artiste n’est pas impeccable : aux impuissances naturelles de son talent, Musset ajouta les dédains de son dandysme. Rimés négligées, insuffisantes, à-peu-près de style, impropriétés, incorrections, obscurités et parfois non-sens, rhétorique sincère, je le veux, chez un si jeune poète, mais enfin par trop copieuse[165], verve un peu courte et haletante : voilà quelques-unes des imperfections de Musset. Il se moque de la composition, et en effet il lui est à peu près impossible de composer une grande œuvre : au fond, le manque de composition se ramène à un défaut d’invention. Musset est exquis dans l’œuvre courte, libre, où sa fantaisie peut errer à l’aise, se reposant et repartant quand il lui plaît : le conte, l’épître (tournée en méditation, ou distribuée en strophes lyriques), voilà où il excelle. Nous verrons aussi qu’il a su faire un usage original et charmant de la forme dramatique.

Il y aurait trouvé même ses chefs-d’œuvre, si la grande souffrance de sa vie n’avait tiré de lui les Nuits : Musset est un grand poète dans l’élégie lyrique. Éliminant les faits, laissant l’histoire anecdotique du cœur, où s’étaient complu tous les élégiaques jusque-là, Musset fait apparaître dans son amour à lui les propriétés éternelles et l’immuable essence de l’amour. Voilant dans un lointain délicieusement embrumé toutes les formes de la réalité qui l’a blessé, il prend pour matière de poésie la souffrance qu’il a ressentie d’avoir aimé : toutes les nuances et toutes les phases de la douleur se distribuent entre ces pathétiques Nuits de mai, de décembre, d’août, d’octobre, que complète le Souvenir où se repose son cœur encore endolori. Il y a là une délicate analyse des plus fines expériences de l’âme[166], d’où se dégage l’originale philosophie de Musset, jusque-là assez peu heureux dans ses essais de pensée.

Le monde alors lui apparaît comme un rêve ; aucune réalité ne se laisse retenir. L’homme appartient à la douleur : toute poursuite du bonheur se termine en douleur ; et le remède à la douleur, c’est l’anéantissement, celui tout au moins de notre être passé par l’oubli. Mieux vaut le souvenir, qui seul est à nous et dure avec nous : le bonheur fuit, et le souvenir du bonheur reste ; le malheur passe, et le souvenir du malheur persiste, intimement doux, et plus doux que le souvenir même du bonheur.

Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.

Voilà bien la philosophie qui convient à la vie de Musset, plutôt que la banale religiosité de l’Espoir en Dieu. L’amour trompe, mais il n’y a de bonheur que dans l’amour : il faut le chercher toujours, sans espérer de le conserver ; il faut le chercher non pour l’avoir, mais pour l’avoir eu : car l’avoir est une misère, mais de l’avoir eu, là est le délice.


6. THÉOPHILE GAUTIER.


Celui-ci[167] est un génie étroit, absolument original et de premier ordre dans les limites de sa puissance. Ni lyrique, ni orateur, il a le souffle court, l’invention pauvre : la sensibilité nulle, l’intelligence[168] médiocre. Les idées le fuient. Le principe de son inspiration, c’est l’horreur de la banalité, qui le mène à toutes les excentricités : ses idées seront le contrepied des idées communes de son temps. Qu’il s’agisse de s’habiller ou de vivre, Gautier a peur de ressembler à tout le monde : il arbore le gilet, ou la morale, qui peuvent étonner le bourgeois. C’est sa maladie.

Il était venu à la poésie par un atelier de peintre : et il ne fut jamais qu’un peintre fourvoyé — par bonheur — dans la littérature. Il se définissait « un homme pour qui le monde extérieur existe ». Et de fait, sans idées ni émotions, il a rendu les fragments du monde extérieur qui tombaient sous son expérience. Il fait ce qu’il a si bien appelé lui-même des « transpositions d’art » : c’est-à-dire donner par les mots l’exacte et propre sensation qu’un tableau donnerait. Dès ses débuts, parmi la rhétorique insincère du romantisme flamboyant, une puissance originale apparaissait : il donnait un paysage soigneusement encadré, un coin de banlieue, un jour de pluie ; il copiait une naïade du parc de Versailles, un vieux portrait au pastel[169] . Et le plus singulier, c’est qu’il ne donnait pas autant la vision de l’objet que celle de la peinture de l’objet : sa littérature nous fait repasser par un autre art avant d’atteindre le modèle lui-même. On a justement remarqué que naturellement il voit chaque aspect de la nature comme correspondant au style, à la manière d’un maître : et sa description se fait dans le goût de ce maître. « C’était un parc dans le goût de Watteau[170]. » Aussi excellera-t-il à reproduire des tableaux : ses poésies sont comme un Musée de copies. Voici des primitifs allemands :

Les Vierges sur fond d’or aux doux yeux en amande,
Pâles comme le lis, blondes comme le miel,
Les genoux sur la terre et le regard au ciel[171].

Son progrès consistera à abonder dans le sens de son talent et à dépouiller la sentimentalité romantique. Son voyage en Espagne l’y aida puissamment : jusque-là enfermé dans Paris, c’était la première fois qu’il voyait largement la nature. Mais les musées, les églises l’attirent autant que la nature ; il rapportera d’Espagne des paysages admirablement nets et objectifs, mais aussi de curieuses impressions d’art, des copies, à sa manière, de Ribera, de Valdès Leal, de Zurbaran[172].

Dès lors il se plaira de plus en plus à ces traductions : toujours incomparable dans l’expression directe de la nature, il n’aura jamais plus de décision et de vigueur que lorsqu’il travaillera d’après une œuvre d’art, que ce soit un tableau de Vanutelli, une eau-forte de Leys, ou une aquarelle de la princesse Mathilde[173]. Il est comme ces graveurs qui aiment mieux rendre un tableau qu’un paysage naturel[174]. Et c’est peut-être parce que Gautier n’est pas créateur ; il aime à trouver le sujet composé, l’impression et le caractère dégagés par un artiste : alors il comprend l’intention, et il rend les effets avec une surprenante sûreté d’œil et de main. De là sa théorie absolue et provocante de l’art pour l’art[175] : elle affranchit l’art de la morale, elle l’affranchit même de la pensée. La forme seule importe : il n’y a pas besoin d’idées. C’est tout simplement la formule du tempérament de Gautier.

Il n’avait jamais eu l’invention rythmique très riche : très bon ouvrier pourtant, très patient et très habile, des mètres peu nombreux qu’il avait choisis. Il finit par s’arrêter au quatrain d’octosyllabes, répété autant de fois que le sujet l’exigeait : dans cette forme étroite et précise, il est maître. Il en avait toujours usé avec goût et succès : il en composa (sauf deux pièces) tout son recueil d’Émaux et Camées. Ce titre est expressif et très juste. Gautier ne fait plus de tableaux ici : il peint sur émail, il grave en pierres fines ; le travail est minutieux et large ; chaque pièce est d’un fini qui étonne. Plus que jamais, rien pour la pensée ni pour le cœur, tout pour les yeux ; cela s’appelle Études de mains, ou Symphonie en blanc majeur : une aquarelle, un bibelot, une statue du musée, un aveugle jouant du basson, l’obélisque, Paris sous la neige, voilà ses modèles ; ou bien il grave la vision que Nodier ou Mérimée donnent de leurs héroïnes, Inès de las Sierras ou Carmen. Sa fantaisie n’est pas d’un penseur, mais d’un artiste : il associe aux formes présentes des formes éloignées, à l’obélisque de Paris, les obélisques de Louqsor, à la bande des hirondelles sur les toits de Paris, les corniches ou les terrasses de Grèce et d’Orient où elles hiverneront : plus raffiné, mais de même ordre, le procédé par lequel il réalise des idées abstraites ou transpose des sensations. Les quatre saisons deviennent un quatuor, et dès lors l’hiver est un musicien

qui chante des airs vieillots, « le nez rouge, la face blême ».

Et, comme Hændel dont la perruque
Perdait sa farine en tremblant,
Il fait envoler de sa nuque
La neige qui la poudre à blanc[176].

Et vous avez là une peinture symbolique de l’hiver. Voilà par où, toujours en vertu de sa précise sensation de peintre, Gautier a pu faire de la poésie symbolique. Ce n’est rien de pareil à Hugo ni à Vigny ; mais qu’on lui donne un lieu commun, une idée, il en fera le « tableau », et c’est ce tableau que son vers décrit : voyez sa Caravane[177]; ici encore avant d’atteindre l’objet, nous devons repasser par la peinture.

Dans tout ce qu’a fait Gautier, se retrouve le talent qui fait sa personnalité. La moitié de son Capitaine Fracasse est une suite d’estampes sur l’époque Louis XIII. Ses voyages sont des carnets où les dessins sont écrits. Sa critique littéraire ou artistique consiste à reproduire les œuvres par son procédé, et, sans les juger, à nous en communiquer l’impression.

L’importance de Gautier est grande dans notre littérature : d’une part, par sa haine du bourgeois, il a dégagé le romantisme excentrique, malsain, nauséabond, qui pose pour la férocité et l’immoralité : il a engendré Baudelaire. D’autre part, son exactitude de peintre ou de graveur l’a fait sortir du romantisme : il a renoncé au lyrisme subjectif pour s’asservir à l’objet, au modèle. C’est le commencement de la littérature impersonnelle. Et enfin sa finesse de sens esthétique lui a de bonne heure révélé le juste prix de la couleur locale des romantiques : il a vu ce qu’il y avait de toc et de bric-à-brac dans leur moyen âge. Dès 1833 il s’en disait dégoûté. Quand il vit Athènes, il acheva d’abjurer le gothique, il médit même de Venise : le Parthénon l’avait conquis. Il était trop artiste, trop objectif, pour ne pas enfermer au fond de lui-même un classique. Et ainsi c’est sur Gautier en quelque sorte que pivote notre littérature pour se retourner du romantisme vers le naturalisme.

Voilà les maîtres, les chefs de 1830. Je ne finirais pas si je voulais nommer tous ceux qui à côté d’eux, disciples, amis, indépendants, firent de beaux vers, et se firent un nom. Je ne puis oublier cependant Sainte-Beuve[178] : non pour la poésie phtisique et moribonde de son Joseph Delorme, ni pour un certain goût de la nature d’exception, malsaine, avortée ou gâtée, mais pour avoir fait circuler, entre les superbes lieux communs de l’école, certaine veine de poésie intime, domestique, parisienne, trop prosaïque et très réaliste ; par là il a été précurseur aussi, à sa façon. Je dois nommer encore Barbier[179], qui a fait, parmi nombre de bons vers de qualité courante, deux chefs-d’œuvre d’éloquence satirique et fougueuse : la Curée et l’Idole. Il a dénoncé avec une verve puissante, une rare largeur d’inspiration, l’égoïsme des vainqueurs de 1830, l’imprudence des pontifes du culte de Napoléon : c’était si rudement frappé et si juste, que tout ce qu’il fit depuis parut terne[180].


7. BÉRANGER[181]


Aucun des romantiques, pas même Hugo, ne pouvait rivaliser, aux environs de 1830, avec la gloire de Béranger.

Ignorés du peuple, étonnant le bourgeois, ils n’avaient en général conquis que les ateliers et quelques cercles littéraires. La Curée avait fait un bruit immense ; mais le poète populaire, le poète national, c’était le chansonnier.

Au temps où le romantisme était légitimiste et chrétien, Béranger était libéral ; il avait souffert destitution, prison, amende : mais, avec cela, il était classique : il satisfaisait pleinement les esprits que l’art romantique effarouchait.

Était-il poète ? il n’a rien que de médiocre dans les idées. Il a une philosophie et une sensibilité de café-concert. Il est irrémédiablement vulgaire. Il a le don de rapetisser, d’enniaiser tous les grands sujets, quand il y touche : la religion, par son Dieu des bonnes gens, ami de la joie et tendre aux mauvais sujets, par son agaçante conception d’un christianisme de pacotille qui met à l’aise tous les instincts matériels, par ses curés bénisseurs et bons vivants dont la perfection suprême est de ne pas être des gêneurs ; — le patriotisme, par un chauvinisme de méchant aloi, par l’exploitation fastidieuse de la gloire napoléonienne, avilie, vulgarisée, réduite aux puériles légendes de la redingote grise et du petit caporal ; — l’amour, par une sentimentalité frelatée, un mélange de grivoiserie et d’attendrissement qui exclut à la fois l’intensité de la passion sensuelle et la hauteur du sentiment moral ; — la morale, par une étroite et basse conception de la vie, mesquine dans la vertu, mesquine dans la jouissance, bien aménagée en un confortable égoïsme sans excès et sans danger. Il n’a guère regardé la nature : classique encore en cela que l’homme seul l’intéresse ; classique de décadence en cela qu’il n’a qu’une psychologie de surface et de convention.

En un mot, la mesure de Béranger, c’est cette moyenne assez vulgaire de l’esprit français qu’on appelle l’esprit bourgeois : esprit positif, jouisseur, gausseur. Il exprimait de son mieux les idées du bourgeois de son temps : de là son succès.

[Cependant il y a quelque chose de plus relevé dans ce succès. La chanson de Béranger donna une voix à tous les sentiments populaires que froissait la Restauration. Sa grêle poésie s’élargissait, se chargeait, s’échauffait de tous les regrets, de toutes les rancunes, de tous les espoirs de la France de la Révolution, libérale ou bonapartiste, alors vaincue et luttant énergiquement contre ses vainqueurs. Il ne faut pas séparer les chansons de Béranger du public qui les chantait, pour les comprendre.[182]] Après 1830, le grand souffle de pitié sociale qui traversa la littérature, le toucha comme les autres : et il écrivit quelques chansons de sympathie presque révoltée, en faveur des gueux, des misérables, de tous ceux qu’opprime la lourde machine des institutions. Le peuple n’avait pas attendu ce moment pour adopter le chansonnier : le peuple vibrait alors à l’unisson du bourgeois. Et puis la forme de Béranger est admirablement populaire.

Pas d’images curieuses ou originales ; pas de style savant et artiste ; le jargon pâteux, incolore, banal de tout le monde : le style de Scribe, pour tout dire.

Mais des rythmes de chanson, très habilement choisis en vérité : des rythmes nets, vifs, qui saisissent l’oreille, que le vers impose presque à la simple lecture, par sa coupe précise et arrêtée.

Et surtout de l’action, toujours de l’action. La chanson de Béranger est récit ou drame ; et chaque couplet met en lumière un des moments principaux de l’action. Par la structure de ses chansons, Béranger est artiste, comme Scribe par la structure de ses pièces. En un sens même, la chanson de Béranger est populaire par le même mérite qui a fait la popularité de La Fontaine : parce qu’elle est toute action. Si l’on se rappelle l’étude que nous avons faite du moyen âge, on comprendra à quelle puissante tradition se rattache Béranger ; l’on s’expliquera ainsi la merveilleuse adaptation de cette œuvre assez basse à notre moyen esprit, et pourquoi, seule peut-être en notre siècle, les circonstances politiques aidant, cette poésie a été véritablement populaire[183].


CHAPITRE IV

LE THÉÂTRE ROMANTIQUE


Premiers essais. — 1. La théorie du drame romantique : abolition des unités ; mélange des genres. Histoire et symbole : disparition de la psychologie. Énorme et confuse capacité du drame. — 2. Les auteurs : Dumas ; la couleur locale ; l’action ; le pathétique brutal et physique. V. Hugo : le type byronien du héros romantique ; médiocrité psychologique et invraisemblance dramatique des drames de Hugo ; l’érudition historique et les visions poétiques ; le lyrisme du style ; le comique. Alfred de Vigny ; Chatterton, drame symbolique. Alfred de Musset : fantaisie lyrique ; idées générales et philosophie de son théâtre : le moi toujours présent, cause de vérité et de sincérité ; sens du dialogue, de la psychologie et de la caricature. — 3. Les résultats du théâtre romantique : la tragédie est impossible. Delavigne et Ponsard. Racine restauré par Rachel. Avortement du drame romantique. — 4. Comédie et vaudeville. Scribe : insignifiance et dextérité ; médiocrité morale. La farce.

Le premier drame romantique qui fut joué fut le fameux Henri III et sa cour, en prose, d’Alexandre Dumas (11 février 1829). « Je ne me déclarerai pas fondateur d’un genre, parce que, effectivement, je n’ai rien fondé. MM. Victor Hugo, Mérimée, Vitet, Lœve-Veimars, Gavé et Dittmer ont fondé avant moi, et mieux que moi ; je les en remercie ; ils m’ont fait ce que je suis. » Ainsi écrivait Dumas dans sa Préface : il aurait pu allonger la liste de ses précurseurs et de ses maîtres[184]. Mais, en somme, il n’y a pour nous à tenir compte que de Mérimée et de V. Hugo : l’un, dans le Théâtre de Clara Gazul (1825), puis dans la Jacquerie (1828), offre un drame familier, pittoresque, coulé dans les formes de la vie actuelle ou de l’histoire, et dégagé des conventions traditionnelles. L’autre, dans la Préface et dans le Drame de Cromwell, dressa la théorie complète et le spécimen monumental du théâtre romantique.

Il nous faut, avant de regarder les œuvres, étudier les doctrines, les formules nouvelles ou prétendues telles : V. Hugo nous servira de guide, Vigny et Dumas[185]nous aidant à dégager chez lui ce qui est la pensée commune de l’école.


1. THÉORIE DU DRAME ROMANTIQUE.


Au théâtre comme partout, le romantisme se détermine d’abord par opposition au goût classique : le premier article de la doctrine est de prendre le contre-pied de ce qu’on faisait avant.

Aussi est-il facile de définir le drame romantique un drame où ni les règles ni les bienséances de la tragédie ne sont observées. Plus d’unités : sous prétexte, comme dit Vigny[186], de donner « un tableau large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe d’une intrigue ». Plus de distinction des genres : « des scènes paisibles sans drame, dit Vigny, mêlées à des scènes comiques et tragiques ». Plus de style noble : « un style familier, comique, tragique, et parfois épique », toujours selon les termes de Vigny. La Préface de Cromwell nous dit la même chose en plus de mots. Mais il n’y a pas grand’chose en tout cela de nouveau : le mélange des genres, des styles, nous connaissons cela par

Diderot et par le drame bourgeois du xviiie siècle ; et pour les unités de temps et de lieu, elles manquent déjà à plus d’une pièce : souvenez-vous seulement de Beaumarchais.

Il y a même un genre qui réalise toutes les conditions requises par le romantisme : c’est le mélodrame, qui a pris un superbe essor depuis 1800. Le mélodrame ne reste « classique » que par la rectitude rapide de son action et par la grosse honnêteté bourgeoise de sa morale : au reste, par ses effets de pathétique brutal, par sa prose tour à tour triviale ou boursouflée, par le mélange des genres, par les sujets modernes ou exotiques, par l’exploitation du répertoire allemand ou anglais, il semble bien être un romantisme de la veille[187]. Aussi peut-on dire que, dès la première heure, le mélodrame guettait les romantiques : et V. Hugo s’en est avisé. Tandis qu’il s’efforce de s’éloigner de la tragédie, il prend toutes ses précautions aussi pour éviter le mélodrame, et c’est pour cela qu’il s’attache si soigneusement à conserver le vers comme une convention nécessaire, comme la convention artistique par excellence. Il garde aussi le ramassé vigoureux de l’action, la concentration qui fait du drame une crise. Ainsi V. Hugo pour Cromwell ne prend que deux jours ; deux suffisent à Dumas pour Henri III, deux à Vigny pour la Maréchale d’Ancre ; on ne saurait être plus discrètement révolutionnaire.

Artistique aussi sera la conception du drame. La foule ne demande qu’une action, les femmes de la passion. Le drame romantique offrira de plus une évocation pittoresque du passé. Avec une curiosité que ni la tragédie classique ni le mélodrame populaire ne connaissent, il fera revivre l’humanité disparue : le poète se fera historien. Il conservera à chaque personnage les marques de son individualité singulière, à chaque époque, à chaque pays les traits de leurs mœurs locales. Il montrera l’individu Cromwell, l’Individu Louis XIII, les accidents, bizarreries, difformités par lesquels s’altère en se réalisant tel ou tel type humain, plutôt que ce type pur. Il fera connaître des états précis de civilisation : Ruy Blas sera la monarchie espagnole vers 1695. Dans les Burgraves, nous aurons un rêve d’archéologue, une vision du moyen âge allemand, conçue aux bords du Rhin devant les ruines des vieux burgs. Pour la couleur locale, le poète détendra la raideur de l’action : il y coulera des scènes désintéressées de contemplation, des tableaux de mœurs sans autre but qu’eux-mêmes, comme l’étonnante conversation littéraire du temps de Louis XIII que nous inflige Hugo dans Marion de Lorme.

Mais ce n’est pas tout : le simple pittoresque n’est pas le but du poète, et l’on ne saurait se réduire, dit dédaigneusement V. Hugo, à découper tout simplement les romans de W. Scott : il songe au mélodrame encore, lorsqu’il parle ainsi. Il a toujours combattu le drame historique qui ne vise qu’à être une chronique colorée et émouvante. Le drame romantique sera l’œuvre d’un penseur : il contiendra une philosophie. L’action historique, les individus réels et connus, seront des symboles, par où il enseignera l’humanité. Ruy Blas, c’est le peuple ; la reine, c’est la femme, don Salluste et don César, les deux faces de la noblesse. Dans Angelo, Catarina, la Tisbe, c’est « la femme dans la société, la femme hors de la société », donc en deux types, « toutes les femmes, toute la femme » ; en face, deux hommes, le mari et l’amant, le souverain et le proscrit, symboles de « toutes les relations que l’homme peut avoir avec la femme d’un côté, et la société de l’autre ». Au-dessous, l’envieux (Homodéi) ; au-dessus, le crucifix. Les Burgraves sont « le symbole palpitant et complet de l’expiation » ; ils posent devant les yeux de tous une « abstraction philosophique », la « grande échelle morale de la dégradation des races ». Pour tirer l’enseignement, deux grandes figures interviennent : la « servitude », qui personnifiera la « fatalité », la « souveraineté », qui personnifiera la « Providence » ; et « la rencontre de la fatalité et de la Providence » sera la crise du drame.

Entre l’individualité historique et le symbolisme philosophique disparaît la psychologie, l’étude des caractères généraux, vrais et vivants. C’était le fort du théâtre classique du xviie siècle ; et l’on peut dire que le squelette du drame romantique sera la maigre tragédie voltairienne, avec sa sèche et conventionnelle psychologie, avec ses raides abstractions et ses simplifications excessives, étoffée seulement, rembourrée et masquée à force d’érudition historique et de prétentions philosophiques.

Ces deux éléments, au reste, suffisent pour faire éclater le cadre étroit du poème dramatique. Le drame devient quelque chose d’énorme, de gigantesque, d’encyclopédique : l’homme, la femme, tout un siècle, tout un climat, toute une civilisation, tout un peuple, voilà le simple contenu d’Angelo. Et voici les Burgraves : « l’histoire, la légende, le conte, la réalité, la nature, la famille, l’amour, des mœurs naïves, des physionomies sauvages, les princes, les soldats, les aventuriers, les rois, des patriarches comme dans la Bible, des chasseurs d’hommes comme dans Homère, des Titans comme dans Eschyle, tout s’offrait à la fois à l’imagination éblouie de l’auteur ». On arrive ainsi à l’étrange formule de la Préface de Marie Tudor : « tout regardé à la fois sous toutes ses faces[188] ». Le drame romantique aspire à embrasser l’infini. Aussi lui faut-il d’autres proportions que celles de la tragédie classique : il débute par Cromwell, qui est injouable ; et lorsqu’il se resserre selon les nécessités de la représentation, il a encore en général une durée presque double de celle des tragédies.

Avec le démesuré, l’incohérence : histoire et philosophie se gênent ; ou l’individu périt, ou le symbole s’obscurcit. L’un des éléments fait obstacle à l’autre, si le poète n’intervient sans cesse pour dégager le sens du spectacle : et l’on a ainsi un poème épico-lyrique plutôt que dramatique.

En somme, nous apercevons dans la théorie du drame romantique un double caractère : 1° les barrières des genres dramatiques sont retirées ; tragédie, comédie, drame, tout se mêle ; 2° les barrières qui séparent le genre dramatique des autres genres, sont abattues aussi ; et l’épique, le lyrique, l’histoire, le symbole envahissent le théâtre. Une vaste synthèse fait entrer toutes les formes littéraires les unes dans les autres, synthèse si vaste, qu’elle est en effet plutôt une confusion générale, un retour à la primitive indétermination.

En sorte que, dès les premiers essais qu’ils feront, les romantiques en arriveront tout simplement à organiser le drame chacun selon son tempérament et son génie. Dans ce chaos où tout se mêle, où rien n’est fixé, chacun choisira la matière et la forme qui lui plairont. De la pièce romantique qui, étant tout, n’est rien, l’un tirera le mélodrame, un autre la tragédie, un autre la comédie larmoyante ; l’un trouvera le drame philosophique, un autre le spectacle historique. Tous les genres reparaîtront, en vertu de leur essentielle distinction, plus ou moins déformés ou masqués. Dès 1830, et dans le seul V. Hugo, les espèces diverses se caractérisent : Marie Tudor ou Lucrèce Borgia sont des mélodrames ; Hernani et Marion de Lorme ont des ossatures de tragédies ; et les Burgraves sont un poème dialogué de Légende des siècles.


2. LES AUTEURS : DUMAS, HUGO, VIGNY, MUSSET.


Quelques mois après Henri III et sa cour, la Comédie-Française donna le More de Venise d’Alfred de Vigny : c’était l’Othello de Shakespeare, fidèlement rendu, sans voile et sans fard, avec le mouchoir et l’oreiller, et Yago (24 oct. 1829). Puis ce fut la grande journée du 25 février 1830, la bataille d’Hernani : la censure laissant passer la pièce pour faire exécuter le romantisme par le public, tant elle estimait impossible le succès d’une telle extravagance ! les acteurs nourris de classique, défiants, hostiles, Mlle Mars ne consentant pas à nommer Firmin son lion superbe et généreux ; les défenseurs de l’art nouveau recrutés dans les écoles et les ateliers, Théophile Gautier, superbe, truculent, chevelu, arborant le légendaire pourpoint rouge pour la terreur des bourgeois ; la représentation houleuse, terminée en triomphe de V. Hugo et déroute des perruques : tous les incidents de cette journée épique sont depuis longtemps connus[189]. Pendant une quinzaine d’années (1829-1843) le romantisme est maître de la scène : trois hommes l’y ont établi et l’y soutiennent : Dumas, Vigny, Hugo.

On sait quel intarissable conteur fut Alexandre Dumas[190] : quelle prodigieuse et un peu puérile invention s’est développée dans les 257 volumes de ses romans, mémoires, voyages, etc. Toute cette écriture, si vulgaire de pensée et de forme, a bien vieilli. Les 25 volumes de pièces de théâtre qui s’y ajoutent, ont vieilli aussi : c’est pourtant par eux que Dumas mérite une place dans la littérature. Le cadre dramatique a contenu son imagination, ailleurs portée à multiplier la copie : elle a obligé ce grand délayeur à faire (relativement) court, serré, nerveux.

Il a préludé à ces fameux romans historiques qui devaient surtout rendre son nom populaire, par des drames historiques. Sans dédaigner les sujets exotiques, Dumas fut le premier à deviner l’attrait que pouvait avoir l’histoire de France pour le public, et le premier se mit à exploiter les vastes recueils de chroniques et de mémoires que Guizot, Buchon, Petitot venaient de publier. Il trouvait dans Anquetil le sujet de son Henri III : mais le Journal de l’Estoile lui fournissait la copieuse enluminure du sujet. C’était une orgie de couleur locale ; chaque mot était un renseignement d’histoire : état des partis, état des finances, intérêts des princes, passions des bourgeois, topographie du vieux Paris, astrologie, nécromancie, jurons, bilboquets, sarbacanes, sabliers, pourpoints tailladés, les quatre sous que l’on payait au spectacle des Gelosi, toute l’histoire politique et toute la chronique de la mode pour l’année 1578 sont là. Rien d’artistique au reste dans la mise en œuvre, pas de vision poétique : une multitude de menus faits précis et secs, patiemment recueillis et juxtaposés, qui laissent une impression de confusion fatigante et d’enfantine érudition.

Après ce beau début, ce ne furent plus à la Comédie-Française, à l’Odéon, à la Porte-Saint-Martin que leçons sur l’histoire de France : Dumas donna Christine, Charles VII chez ses grands vassaux ; enfin cette Tour de Nesle, la plus joyeusement fantastique évocation du moyen âge qu’on ait jamais faite. Cependant Marion de Lorme, Le roi s’amuse, la Maréchale d’Ancre, Louis XI, complétaient l’éducation du peuple. Il n’est que trop facile aujourd’hui de railler la fausseté criarde et théâtrale de ces peintures. Songeons, pour en comprendre l’effet, qu’elles s’adressaient à des gens qui n’avaient lu qu’Anquetil et Velly : de sèches, froides et décolorées annales, où rien ne parlait à l’imagination.

Selon la formule romantique, Dumas n’hésite pas à jeter ses cours ou ses tableaux d’histoire à la traverse de l’action dramatique, sans souci de la ralentir ou de la refroidir. Ainsi le baron de Saverny arrête une intrigue violente pour faire une longue leçon à Charles VII. Même dans les sujets modernes, où la couleur locale nécessairement tient moins de place, on trouve dans Richard Darlington tout un tableau consacré à la description pittoresque des élections en Angleterre ; dans Antony, en plein quatrième acte, une conversation littéraire, intéressante du reste et instructive, mais qui devait être plutôt dans la préface que dans le drame.

Sous l’étalage de la couleur locale, sous le déploiement des tirades emphatiques, Dumas trouve moyen de révéler le tempérament d’un dramaturge. Il a le sens de la scène, l’instinct des combinaisons qui font effet : cet art très particulier du théâtre, qui n’a rien de commun avec la littérature, qui n’a besoin ni de la poésie ni du style pour valoir, aucun romantique ne l’a possédé comme Dumas. Ses drames historiques sont des modèles de découpage adroit, et ses drames d’invention sont machinés à merveille pour la scène. Surtout Dumas a le sens de l’action : en dépit de la sentimentalité romantique, il fait agir plus encore que parler ses personnages ; les situations s’accumulent, les intrigues se croisent, les coups de théâtre se chassent. Point de caractères : des passions élémentaires, sans nuances, banales en leur formule, mais monstrueuses d’intensité, et agissantes : quand les curiosités de la couleur locale et les débordements de la rhétorique ne lui imposent pas trop d’arrêts, le drame va d’un mouvement violent, haletant, avec une raideur brutale, vers son dénouement. Antony est à cet égard un modèle. Ce drame est, avec Chatterton, la pièce la plus caractéristique du théâtre romantique. Dumas y a exprimé, sous la forme dramatique, avec une réelle puissance, l’exaltation forcenée, sauvage de cet amour que le romantisme faisait supérieur à tous les devoirs, à toutes les lois, à toute morale.

Antony tue son Adèle. La femme de Saverny, répudiée par lui, le fait assassiner par le Sarrasin Yacoub le soir de ses noces avec une autre femme. Richard Darlington, fils du bourreau, devenu membre du Parlement, jette sa femme par la fenêtre pour épouser une femme plus riche. Voilà les atrocités où se plaît Dumas. Il a inventé, ou exploité plus qu’on n’avait fait avant lui un certain genre de pathétique : celui qui naît d’une angoisse physique, devant la souffrance physique. Voyez la fin de Christine : Monaldeschi a peur, peur de la mort, peur de la blessure, de la douleur, du sang qui coule, du fer froid qui entre dans la chair ; il a la fièvre, il tremble ; puis il est blessé, il se traîne saignant, il supplie, on l’achève. Il n’y a pas là-dedans une idée morale, un sentiment : rien que l’horreur physique. De même dans Henri III. Le duc de Guise meurtrit le bras de sa femme pour lui faire écrire la lettre qui attirera Saint-Mégrin dans le guet-apens ; la duchesse de Guise se fait briser le bras pour tenir sa porte fermée, pendant que Saint-Mégrin fuit par la fenêtre et qu’on entend le tumulte des assassins qui le reçoivent. Cela est féroce. Ce bon, ce grand enfant de Dumas a, dans son théâtre, une énergie de boucher ou de cannibale.

Shakespeare était le maître qu’invoquaient les romantiques : en réalité Byron leur fournit plus que Shakespeare. Le jeune premier du drame romantique vient tout droit de ses poèmes. Ténébreux, fatal, amer, il sort on ne sait d’où, il passe enveloppé d’un triple prestige de mystère, de crime et d’amour : le Giaour, Lara, le Corsaire, ces incarnations de la sensibilité misanthropique de Byron, sont les modèles d’après lesquels nos robustes et bien portants poètes, le joyeux Dumas, le solide Hugo, ont dressé le type de leur héros, bâtard ou enfant trouvé, victime ou ennemi de la société, désespéré, magnanime et tout débordant de tendresses séduisantes : Antony est plus brutal, Didier plus pleurard. Ils ne s’aperçoivent pas de l’absurdité qu’il y a à loger ce type poétique dans une époque historique connue et caractérisée. Encore y a-t-il plus de bon sens à montrer un Antony dans la vie contemporaine, parce qu’Antony représente au moins un état de l’imagination française en 1830. Mais un Didier au temps de Louis XIII, entre Richelieu et Marion de Lorme, voilà qui est fort ! Et V. Hugo ne s’est pas lassé de répéter ce type qui n’était même pas une expression sincère de sa propre personnalité : le laquais Ruy Blas, le bandit Hernani, l’aventurier Gennaro, le chevalier Otbert, le proscrit Rodolfo, ne sont que des variantes, les deux premières originales, les autres assez décolorées de Didier. Sur neuf drames, six répliques du même type[191].

Cela suffirait à marquer combien l’invention psychologique de V. Hugo est pauvre. Tous ses caractères sont d’une simplicité élémentaire ; ils tiennent dans de sèches formules, qui sont en général des antithèses. Tout le génie et toute la vertu dans la plus grande bassesse sociale : voilà Ruy Blas. Toutes les laideurs, la morale avec la physique, et dans cette dégradation de tout l’être humain, un sentiment ingénu, l’amour paternel : voilà Triboulet. Toute la beauté et tous les vices, tous les vices et une vertu, l’amour maternel : voilà la double antithèse qui constitue Lucrèce Borgia. Et ce seront là des caractères compliqués : les caractères simples sont de raides et monotones abstractions, celui-ci la haine, celui-là l’ambition, cet autre l’envie, un autre la royauté, etc. Au fond, V. Hugo ne compose pas ses caractères autrement que les tragiques du xviiie siècle.

Il masque la maigreur psychologique de ses personnages par les mêmes procédés : l’incognito d’abord, la reconnaissance, les conspirations, l’émeute à la cantonade, etc. Hernani, Gennaro, Otbert, Rodolfo ont une « fatalité » de contrebande : ils ne sont pas mystérieux, ils ne sont que déguisés. Les Burgraves sont une cascade de reconnaissances. Job, l’Empereur, Guanhumara, Otbert se retrouvent comme dans une tragédie de Crébillon. Voici dans les mêmes Burgraves la voix du sang, et dans Angelo la croix de ma mère, empruntée à Zaïre. Aux moyens de tragédie s’ajoutent tous les trucs du mélodrame : portes secrètes, caveaux, poisons, les six cercueils de Lucrèce Borgia, tout un matériel d’effets pathétiques pour les nerfs et pour les yeux.

Abstraits dans les caractères, les drames de V. Hugo sont enfantins par l’action. Il est loin d’avoir l’instinct scénique de Dumas. Il dresse gauchement son intrigue ; il ne sait pas la conduire. A chaque moment, il intervient pour la soutenir et la faire durer. A qui fera-t-on croire, si Ruy Blas est parvenu à être favori de la reine et premier ministre, qu’il ne puisse supprimer don Salluste, ou le mater ? Au prix de quelles invraisemblances s’obtient le dénouement de Hernani ? Les méprises de Triboulet sont d’une puérilité grotesque. Ces malheureux drames ne tiennent pas sur leurs pieds. On sent que tout y arrive par la volonté du poète, en vue d’un effet pittoresque ou poétique.

La plus complète inintelligence — le mot n’est pas trop fort — de la vérité et de la vie y éclate. Un gentilhomme rebuté par une femme, déguise son valet en seigneur et lui donne ordre de se faire aimer de cette femme : il y a là un scénario de farce. Que Molière en fasse les Précieuses ridicules, rien de mieux : mais d’en faire Ruy Blas, d’espérer sur cette donnée de haute fantaisie élever une action sérieusement attendrissante et tragique, c’est vraiment manquer de sens commun. Nulle part l’action n’est vraie, directement tirée de la réalité commune, simplement fondée sur les passions universelles : les Grecs et les Turcs de Racine sont bien plus près de nous, et par leurs actes, et par leurs sentiments, que les Espagnols et les Français de V. Hugo.

Les bizarres romans qu’il imagine pour corser son intrigue, les fantastiques passions dont il enfle ses caractères, sont presque toujours en complet désaccord avec les mœurs des temps où il localise son drame. Aussi a-t-il beau dresser pédantesquement toute la bibliographie d’un sujet ; la couleur historique jure avec le thème poétique ; elle fait l’effet d’être plaquée ; elle s’écaille. Nos seigneurs du xvie et du xviie siècle, tels que V. Hugo les voit, nous paraissent d’une fausseté ridicule ; et si l’honneur espagnol nous paraît mieux dépeint dans Hernani, c’est peut-être simplement parce que nous sommes Français. Les Espagnols s’en égaient ou s’en indignent, et ne trouvent pas plus de bon sens dans Hernani que nous n’en trouvons dans Marion de Lorme[192].

Il faut pourtant reconnaître que dans deux pièces au moins V. Hugo nous a donné avec puissance la vision poétique du passé : en dépit des extravagances de l’action, Ruy Blas évoque devant nos yeux l’effondrement de la monarchie espagnole, l’épuisement de la dynastie autrichienne à la fin du xviiie siècle ; et les Burgraves ressuscitent dans notre imagination l’effrayante, la confuse grandeur de l’Allemagne féodale.

Les drames de V. Hugo ont été sauvés par le lyrisme du style. Ils seraient plus oubliés que les tragédies de Legouvé, ou les mélodrames de Pixérécourt, sans les vers, qui sont d’un grand poète. Et si on les considère seulement comme des poèmes[193], on doit accorder qu’ils sont admirablement agencés pour ménager au poète les occasions de se donner carrière. Hugo amène n’importe comment les situations, les sentiments sur lesquels son inspiration lyrique pourra librement partir : il fait pour lui-même ce que le librettiste fait pour le musicien. Ses drames équivalent aux recueils lyriques qu’il a donnés : toute la différence est qu’ici le fil d’une intrigue réunit les fragments de l’inspiration. Nous y trouvons d’admirables couplets, de délicieux dialogues d’amour : il n’importe qui parle, Hernani et Dona Sol, Ruy Blas et la Reine, Didier et Marie ; c’est toujours lui et elle, le couple romantique. Puis de vastes amplifications, des merveilles d’invention verbale : comme la scène des portraits d’Hernani, réalisation d’une figure banale de l’art oratoire. Puis, comme il faisait sur l’histoire de son temps, sur les faits divers de la vie contemporaine, le poète médite sur ses lectures, sur les histoires des temps disparus ; et, sous les noms de ses acteurs, c’est lui qui parle. Dans le monologue de Charles-Quint, dans les tirades de Saint-Vallier ou de Nangis, dans maints dialogues, il ne faut voir que le poète pensif qui nous dit sa pensée. Lorsque Ruy Blas foudroie les courtisans de son indignation grandiloquente, c’est un exercice de satire lyrique qui continue certaines pièces des Chants du Crépuscule, et annonce les Châtiments[194].

Il y a quelque chose dans ces drames, qui ne s’était pas étalé encore dans la poésie de V. Hugo, s’il se rencontrait déjà dans Notre-Dame de Paris : un comique d’imagination, sans esprit, sans finesse et sans idées, robuste, vulgaire, un peu lourd, tout renfermé dans les éléments sensibles du style et du vers, dans l’image et dans la rime, quelque chose de copieux et de coloré dont on ne saurait nier la puissance. Le quatrième acte de Ruy Blas (le quatrième, notez-le, l’acte critique du drame, pour mieux narguer les classiques) appartient tout entier à don César de Bazan ; sous le nom de ce gueux pittoresque, V. Hugo a lâché sa fantaisie, et nous a donné un chef-d’œuvre de comique énorme et truculent.

De Vigny, une seule pièce compte, Chatterton (12 février 1835) : mais elle est supérieure. Point d’histoire, point de particularités singulières : Vigny ne s’intéresse pas à ce que fut son héros dans la réalité. Il écarte les « faits exacts de sa vie » ; Chatterton n’est pour lui qu’ « un nom d’homme ». Il ne prend de sa destinée que ce qui en fait un type. Point d’intrigue, un minimum d’action : « C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir ; elle arrive, et le tue[195] ». Ici, dit le poète, « l’action morale est tout ». On voit combien cette pièce romantique se rapproche du système classique. Mais voici la différence. L’objet de Vigny n’est pas une étude de caractère, une analyse de sentiments : c’est de manifester une idée philosophique. « J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le travail. » Chatterton est le symbole (le mot est de Vigny) du poète. Bell et Beckford symbolisent la bourgeoisie orléaniste, qui n’estime que l’activité industrielle et l’argent ; le poète, délaissé, raillé, inutile, affamé, sent dans un tel monde une impossibilité de vivre. Sur cette idée, qui ne nous étonne pas chez l’auteur de Moïse et de Stello, Vigny a écrit un drame émouvant et sobre, d’une amertume concentrée. Comme dans ses poèmes, il a su donner aux figures symboliques une précision intense, qui les l’ait vivre : Beckford, avec sa sottise bouffie, Bell, avec sa vulgarité dure, le quaker, qui enseigne la vertu sans niaiserie et sans bavardage, et surtout cette exquise Kitty Bell, si pieuse, si dévouée, si pure, si tendre, que la pitié mène à l’amour, et qui n’avoue son amour que par sa mort, tous ces caractères sont fortement conçus, vrais à la fois comme réalités et comme symboles. Il n’y a que Chatterton qui soit manqué : et il était difficile qu’il ne le fût pas. Dès qu’il est individuel, il perd les raisons de mourir, et sa plainte dépasse son mérite ou sa misère : tant qu’il reste une abstraction philosophique, il n’est pas vivant, et qu’importe alors qu’il meure ? Il faut donc qu’il se dégrade, ou se refroidisse. Voilà le danger du symbole au théâtre. Vigny, du reste, a réussi, autant qu’il était possible, à masquer ce vice de la conception ; et son œuvre a une force pathétique à laquelle on n’a peut-être pas toujours assez rendu justice.

Aux trois héros des combats de 1830, à Dumas, Hugo, Vigny, nous devons ajouter ici Alfred de Musset. Dégoûté par une expérience malheureuse[196], il ne voulut plus affronter la scène, et il écrivit librement ses comédies, sans souci des nécessités scéniques ; il les imprima dans la Revue des Deux Mondes. On sait comment les fantaisies parurent d’abord sur la scène du théâtre français de Saint-Pétersbourg, d’où Mme Allan les rapporta : le Caprice fut joué d’abord (nov. 1847) ; et peu à peu le reste suivit.

Ce théâtre de Musset est exquis, et de la plus pure essence romantique : il est lyrique sans mélange ; et toutes les formes que se plait à créer l’imagination du poète, formes d’actions et formes de caractères, ne sont pas autre chose que l’exacte représentation les divers états de sensibilité qu’il a lui-même traversés. Nulle préoccupation étrangère au drame sentimental de sa propre existence ne vient modifier ou compliquer son théâtre. Il ne se pique pas de ressusciter des époques historiques : il ne nous offre ni visions archéologiques, comme Hugo, ni cours d’histoire comme Dumas. Il use des temps et des lieux selon sa fantaisie, pour assortir la forme de son action à la qualité de son rêve triste ou joyeux. Et ce sont aussi des pays de rêve, qu’il nous montre, c’est son rêve d’une Allemagne, d’une Italie, d’un xviiie siècle, d’une Renaissance, qu’il imagine tour à tour comme le milieu le plus en harmonie avec la disposition actuelle ou la crise récente de sa sensibilité. Il se compose ainsi une atmosphère idéale, où l’être qu’il est aujourd’hui lui semble plus complet, plus à sa place.

On ne trouve pas chez lui les amas de symboles dont V. Hugo charge ses restitutions historiques : il n’a pas non plus cette précision serrée d’écriture symbolique que l’on remarque dans Chatterton. Il n’était pas assez penseur pour y réussir, et la Coupe et les lèvres est un grand effort manqué. Cependant la réflexion de Musset attachée sur les états de sensibilité dont il avait fait l’épreuve, sur ceux auxquels la pratique ou la poursuite de l’amour donne lieu, en a dégagé certaines idées générales, qui constituent, comme nous avons vu, sa philosophie personnelle : et ces idées transparaissent surtout dans son théâtre. Mais elles sont tellement liées à la vie sentimentale du poète, à ses expériences, à ses aspirations, qu’elles circulent dans l’œuvre sans la dessécher. Lorenzaccio, la plus symbolique de toutes ces comédies, et qui contient peut-être le dernier mot de la philosophie de Musset, est une œuvre délicate, touchante, parfois puissante.

Le héros de ces comédies, c’est toujours Musset ; et nous voilà débarrassés du héros byronien à formule fixe. Fortunio, Valentin, Perdican, Fantasio, Lorenzaccio, autant d’épreuves du même portrait ; c’est Musset vu par lui-même, à des moments divers, en des états passagers d’exaltation, de renouvellement, de confiance, de lassitude ou de dégoût : parfois il se dédouble, et, dans Octave et Célio, pose face à face les deux âmes qu’il sent en lui, l’âme légère du libertin, lame grave de l’amant idéaliste. Ou bien il se pose devant lui-même, il prend ses jours de raison pour juger ses jours de folie, et habillant sa fugitive sagesse du costume qui lui sied, il appelle l’oncle Van Buck, bedonnant, grisonnant, positif, à chapitrer l’incorrigible Valentin.

D’une matinée de bon sens lucide, où il s’est dit ses vérités, le premier acte de Il ne faut jurer de rien est sorti ; la réalité a fourni le point de départ, l’imagination fera le reste ; elle organisera une action, un dénouement conformes à cette situation première où le poète s’est trouvé. Ailleurs il n’y a rien de réel, qu’une certaine disposition sentimentale. Alors la comédie crée un univers de la couleur de ce sentiment, et la vérité morale est entière dans l’absolue fantaisie de la construction scénique.

Les Nuits à part, Musset n’a rien fait de supérieur à cinq ou six de ses comédies. D’abord la forme dramatique épure l’inspiration lyrique en l’objectivant, et surtout quand le thème éternel est l’amour, le lyrisme direct devient trop facilement agaçant ou ennuyeux. Puis Musset a précisément les qualités auxquelles la forme dramatique peut donner toute leur valeur. Son théâtre est exquis par la fine notation d’états sentimentaux très originaux et très précis : il s’analyse lui-même sous ses noms divers avec une acuité poignante. Il a présenté aussi, avec une singulière ingénuité de sentiment, ses rêves d’innocence et de pureté, des âmes délicieuses, inaltérables en leur candeur, ou frissonnantes d’indécises inquiétudes ; ses jeunes filles sont d’exquises visions, Cécile, Rosette, et la petite princesse Elsbeth qui va être sacrifiée à la raison d’État[197].

Musset a le sens du dialogue : il voit les interlocuteurs comme personnes distinctes, et il entend manifestement le timbre de chaque voix, l’accent, la réplique, qui manifestent chaque âme en son état et qualité. Il n’est guère possible de conduire sûrement un dialogue sans avoir en quelque degré le sens psychologique : Musset l’a eu plus qu’aucun romantique. Autant les modes généraux de sensibilité qui constituent les personnages de premier plan sont délicats et compliqués, autant les caractères attribués aux personnages accessoires sont sommaires et peu profonds. Là l’étude est minutieuse et fouillée : ici l’esquisse est sobre et simplifiée, le trait franc et juste. Voyez l’oncle Van Buck, et la tante de Cécile, et l’abbé : ces gens-là ne sont pas compliqués, mais ils vivent. Même Musset a eu dans un degré supérieur le sens de la caricature artistique, qui ramasse et déforme un type par une simplification vigoureuse : dame Pluche, Blazius, Bridaine, le prince de Mantoue, le podestat Claudio sont de charmants grotesques. Ainsi s’étend la comédie fantaisiste de Musset, précieuse et naturelle, excentrique et solide, sentimentale et gouailleuse, plus poétique que la comédie de Marivaux, moins profonde que la comédie de Shakespeare, œuvre unique en somme dans notre littérature, et d’une grâce originale qui n’a pu être imitée.


3. LES RÉSULTATS DU ROMANTISME AU THÉÂTRE.


Les romantiques n’ont pas réussi peut-être à faire vivre leur drame : ils ont réussi du moins à empêcher la tragédie de vivre. Ils ont dégoûté le public du « palais à volonté » où s’enferme une action abstraite, où des tirades pompeuses tombent lourdement de la bouche de personnages qui, en dépit de leurs noms, ne sont ni d’aucun temps ni d’aucun pays. Il faut désormais du spectacle, de l’action extérieure, du pittoresque, des détails locaux et individuels : il n’y a plus de succès que par l’emploi plus ou moins large des moyens romantiques.

C’est ce que nous montre Casimir Delavigne[198], que, dans vingt ou trente ans, il sera sans doute permis de ne plus nommer dans une histoire comme celle-ci. Après avoir suivi docilement la tradition dans les Vêpres Siciliennes (1819), il habille d’oripeaux romantiques la maigreur de la tragédie pseudo-classique ; et par ses drames vides de psychologie, d’une sentimentalité fausse ou banale, d’un pittoresque criard et plaqué, par son Marino Faliero (1829), son Louis XI (1832), ses Enfants d’Edouard (1833), il escamote d’assez bruyants succès. Il se donne parfois le mérite de la vigueur par des brutalités gratuites ou forcées[199]. Il fait aimer Hugo, qui n’est pas sensiblement moins humain, et qui du moins est poète : le style de Delavigne est cruel, là surtout où il fait effort pour teindre son vers de poésie. Toute la vogue de ce dramaturge est venue de son prosaïsme renforcé : les spectateurs réfractaires à la fougue lyrique des pièces romantiques se sont retrouvés dans sa platitude, qui leur a paru la raison même.

J’en pourrais presque dire autant de Ponsard[200], dont le succès sembla donner le coup mortel au théâtre de la nouvelle école. La même année 1843 a vu les Burgraves tomber et Lucrèce aller aux nues. Mais ensuite Ponsard revient aux sujets modernes : il tire de l’histoire les scènes saisissantes de Charlotte Corday (1850) et du Lion amoureux (1866). Encore ici, point de psychologie, point de poésie ; et dans l’intrigue, de méchantes inventions sentimentales ou romanesques. Mais le style est solide dans son prosaïsme, la pensée concentrée, ramassée en couplets vigoureux, en vers d’une belle venue. L’absence d’imagination a laissé aux scènes historiques une apparence d’exacte vérité, dont la vibration oratoire du discours a doublé l’effet. On eut pendant quelque temps l’illusion que le théâtre français comptait deux ou trois chefs-d’œuvre de plus.

Un fait plus important se produisit : Rachel[201] débuta à la Comédie-Française ; et de 1838 à 1845, Camille, Pauline, Hermione, Monime, Esther, Bérénice, Roxane, Phèdre, Athalie reparurent. C’était la tragédie qui ressuscitait, mais la vraie tragédie, la vivante, l’humaine, celle de Corneille et celle surtout de Racine, il suffit que Rachel montrât dans toute la violence de leurs passions les « raisonnables » héroïnes du théâtre classique, pour rabattre l’extravagante excentricité du drame romantique.

Mais le romantisme avait nettoyé la scène : unités, conventions, style, il avait tout bousculé. Rien ne devait plus faire obstacle au poète qui aurait quelque chose à dire sur l’homme, et qui saurait le dire par les moyens spéciaux du drame. Mais, si tout était démoli, rien, n’était fondé. La tragédie était impossible. Le drame historique ne vivait pas. Le drame de passion rejetait le vêtement littéraire, et s’en allait chercher les scènes populaires, où le public n’a pas besoin de style.

La place à prendre fut prise par la comédie ; le mouvement que nous avons observé au xviii dans l’apparition de la comédie larmoyante et du drame bourgeois, se reproduisit vers 1850, où l’on voit Augier et M. Dumas fils tirer de la comédie l’unique forme littéraire du drame sérieux qui ait été réellement vivante en ce siècle.


4. COMÉDIE ET VAUDEVILLE : SCRIBE.


Depuis la fin du xviii, la comédie se traîne : la gaieté de Beaumarchais est perdue, la profondeur de Molière se retrouve encore moins. La comédie, quand elle ne reste pas un exercice littéraire, aimable et puéril, dans le style des Épitres de Boileau plus ou moins mouillé de sentimentalité, tourne au vaudeville, et cherche à forcer l’intérêt ou le rire par l’ajustement d’une intrigue curieuse ou par la cocasserie des mots, des types et des situations.

Sous le premier empire, le grand homme du genre est Picard[202] qui dessine avec quelque verve d’assez grossières caricatures de caractères sans portée : comme ce tâtillon qu’il a nommé Monsieur Musard (1803). Lorsqu’il veut peindre les mœurs, et faire la satire des vices de son temps, il est superficiel, étriqué, vulgaire, parfois puéril. Rien de plus anodin que sa Petite Ville (1801), délayage d’un mot de La Bruyère : et quant aux trop fameux Ricochets (1807), le ressort « psychologique » joue avec la précision d’un jouet mécanique : il n’y a pas là ombre de vie ni de vraisemblance.

De la tentative de La Chaussée et de Diderot, il n’était guère resté, conformément au sentiment de Voltaire, que la comédie mixte, où des scènes attendries et pathétiques alternent avec les scènes plaisantes. Les gens qui écrivent en vers pour la Comédie Française retiennent cette forme ; l’œuvre la plus célèbre en ce genre est l’École des vieillards de C. Delavigne (1823), pièce morale en vers maussades.

Le xviiie siècle avait connu une sorte de comédie historique : on sait le succès qu’obtint Collé avec son ennuyeuse Partie de chasse de Henri IV. Lemercier dans Pinto (1800) avait indiqué une façon assez originale de traiter en comédie les grands événements historiques, en montrant l’envers, les dessous, et comme les coulisses de la politique. Les comédies historiques se multiplièrent dans la première moitié du siècle, favorisées par le mouvement romantique et par la publication de tant de Mémoires et de Chroniques qui renouvelaient l’histoire. Le vaudeville même fit une consommation inouïe de personnages historiques, et les pièces anecdotiques ou plaisantes atteignirent, parfois dépassèrent l’extravagante fantaisie du drame romantique ; qui veut s’en assurer lira les comédies de Mme Ancelot. À ce genre se rattachent, dans l’œuvre de Dumas et de Scribe, des pièces telles que Mademoiselle de Belle-Ile et le Verre d’Eau. La comédie de C. Delavigne Don Juan d’Autriche (1835) est un compromis entre ce genre et le drame romantique : c’est un mélange de scènes pathétiques, invraisemblables ou fausses, et de gaietés vaudevillesques où l’esprit est laborieux et lourd, mais les effets faciles et sûrs.

La comédie ne devait guère tenter les romantiques : ils avaient l’âme trop sombre, et prenaient trop au sérieux leur mission ou leurs souffrances. Dumas y vint, après que sa fièvre de 1830 fut calmée, lorsqu’il fut rendu à son naturel de bon enfant qui aimait à conter des histoires, et à son tempérament d’homme de théâtre, apte à faire jouer tous les trucs qui tirent le rire et les larmes. Musset nous a donné la seule comédie qu’on puisse nommer romantique, celle de Dumas n’étant autre chose que le vaudeville agrandi ou le drame dégradé, comme on voudra, selon les formules et par les procédés de Scribe.

Voilà le grand nom du théâtre comique dans la première moitié du siècle[203]. Scribe inonde toutes les scènes de son infatigable pendant cinquante ans (1811-1862). Fournisseur ordinaire du Gymnase depuis sa fondation (1820), applaudi souvent à la Comédie-Française, il offre à la bourgeoisie exactement le plaisir et l’idéal qu’elle réclame : elle se reconnaît dans ses pièces, où rien ne déroute son intelligence.

Scribe est un artiste : en ce sens d’abord que ses combinaisons dramatiques n’ont d’autre fin qu’elles-mêmes. Le théâtre, pour lui, est un art qui se suffit ; il n’y a pas besoin de pensée, ni de poésie, ni de style : il suffit que la pièce soit bien construite. Le métier, la technique sont tout à ses yeux ; et il y est maître. Les faits et les caractères ne sont pour lui que des rouages dont il compose sa machine : il ne cherche ni à représenter la vie, ni à étudier les passions, ni à proposer une morale[204]. Vraies ou fausses, invraisemblables ou banales, il prend indifféremment toutes données ; il n’a souci que de les ajuster, de les emboîter, de les lier, de façon qu’à point nommé se décroche la grande scène du III, et que le dénouement s’amène sans frottement. Il a le génie des préparations, si l’on entend par là, non les préparations morales qui font apparaître la vérité des effets dramatiques, mais les indications de faits qui doivent servir à faire basculer soudainement l’intrigue.

Au reste, tirez-le de là ; essayez de le prendre hors de ses combinaisons de vaudeville. Il est plus maigre, plus plat, plus superficiel que Picard dans la comédie de mœurs : rien de plus enfantin que cette Camaraderie, où ce favori de la bourgeoisie a voulu flageller les mœurs de son public, que ce Bertrand et Raton, où il a cru tirer la philosophie des révolutions. Ses pièces pathétiques sont des vaudevilles lamentables. Adrienne Lecouvreur, Une chaîne sont inférieures à Michel et Christine et au Mariage de raison de toute la supériorité de leurs prétentions.

Le type parfait de cette comédie, c’est Bataille de Dames : cela ressemble aux petits jeux de société, où l’on fait trouver un objet caché : il s’agit d’escamoter, ou de découvrir un proscrit politique. Sera-t-il pris ? ne sera-t-il pas pris ? tout l’intérêt est là, dans le fait douteux, dans la recherche, dans la devinette ; car on ne s’intéresse même pas au personnage, qui n’est qu’un mannequin[205].

Tous les agents de change, colonels, baronnes, ingénues, que Scribe a fabriqués si abondamment, sont des mannequins, que l’auteur tourne, ramène, emmène, selon l’utilité de son intrigue. Il a pourtant, quoi qu’il n’y songeât guère, mis une morale dans ces vaudevilles de mince portée ; ils reflètent naïvement une conception de la vie, celle de l’auteur et de son public, leurs maximes courantes, selon lesquelles ils réglaient leur activité et jugeaient celle des autres. Cette morale est de la plus vulgaire médiocrité : partout l’argent, la position, la carrière, la fortune ; le plus bas idéal de succès positif et d’aise matérielle, voilà ce que Scribe et son public appellent la raison. Pour qu’un jeune homme se marie sans amour, 25 ou 50 000 livres de rente chez une veuve, 500 000 francs de dot chez une ingénue sont des arguments sans réplique ; et le devoir de rompre un amour coupable est impérieusement dicté par la nécessité de ne pas nuire à sa carrière : cela dispense de pitié, de délicatesse, et d’honneur. On ne peut s’empêcher d’être dégoûté de voir tout acte de probité, de bonté, de dévouement, inévitablement payé en argent, d’une grosse dot ou d’un bel héritage. Scribe ferait aimer les excentricités morales de la passion romantique.

Aux froides sentimentalités, aux adroites intrigues de Scribe, je préfère le vaudeville cocasse, les caricatures énormes, les farces folles que Duvert et Lauzanne[206], et d’autres auteurs apportent aux Variétés, au Palais-Royal, au Vaudeville. Il y a de la franchise au moins, et une certaine vigueur comique dans l’excentricité des types et des situations, qui même à la lecture, et sans le jeu des Potier, des Arnal, des Odry, font encore leur effet. Et je ne sais si Scribe, a jamais rien fait qui vaille, littérairement, l’Ours et le Pacha[207], cette pure folie, dont il passa un jour la fantaisie.

CHAPITRE V

LE ROMAN ROMANTIQUE

Le roman au début du xixe siècle : Obermann, Adolphe. — 1. Roman historique : V. Hugo. Notre-Dame de Paris. Les Misérables. — 2. Roman lyrique et sentimental : George Sand Ses quatre manières : romans de passion : romans démocratiques ; romans champêtres ; romans romanesques. L’imagination de George Sand. Son idéalisme, ce qu’il y a de vérité et d’observation chez elle. Ses paysages. — 3. Passage du romantisme au réalisme : Balzac. Caractère de l’homme. Lacunes de l’œuvre : sa puissance. Peinture de caractères généraux dans les conditions bourgeoises ou populaires. Détermination individuelle des types. Description des groupes sociaux. — 4. Roman psychologique : Sainte-Beuve, Stendhal. L’homme. Son idée de l’énergie. Sa curiosité psychologique. — 5. La nouvelle artistique : Mérimée. Par où Mérimée diffère de Stendhal. Objectivité réelle de son œuvre ; sobriété pathétique et psychologie condensée. — 6. Un disciple du xviiie siècle : Claude Tillier.

Le roman romantique avait été préparé de longue date. Après Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël et Chateaubriand avaient opéré la transformation ou le développement du genre. Thèses philosophiques, autobiographie sentimentale, impressions pittoresques, ces trois éléments, ajoutés parfois, et le plus souvent substitués à la description des mœurs et à la psychologie analytique, avaient à peu près détruit l’objectivité du roman, et n’y avaient laissé que comme un voile au travers duquel transparaissait l’individualité librement étalée.

Ainsi Senancour[208] s’est défini dans Obermann (1804), qui est déjà le roman parfait selon le type romantique : il n’y manque que le style, qui est celui des idéologues dont Senancour est le contemporain et le disciple. Sur ce fond d’expression analytique, grise et sèche, s’appliquent des paysages tournés en états d’âme et des couplets lyriques où l’émotion intime déborde : Senancour à son heure, entre Rousseau et Lamartine, a fait un « Lac ». L’œuvre est très riche de pensée : voisine de Cabanis et de Destutt de Tracy par certaines théories, par d’autres elle touche à Sainte-Beuve et à Sand, et par d’autres enfin elle nous semble devancer Gautier et Baudelaire. On y trouve de l’ennui délirant, du socialisme, de l’exotisme, de curieux essais de domination sur le moral par le choix des états physiques ou l’emploi des stimulants et des liqueurs, d’originales déterminations de la valeur symbolique des diverses sensations et comme une esquisse d’un symbolisme des couleurs et des parfums. Mais l’essentiel est une théorie fondamentale qui marque l’originalité de Senancour à égale distance de Sand et de Stendhal. Profondément irréligieux, Obermann sent, avec une extrême acuité, l’angoisse des problèmes métaphysiques. Le monde et la vie n’ont pas de sens : et comment vivre sans savoir pourquoi l’on vit ? Pour Chateaubriand et pour la plupart des romantiques, l’inquiétude est d’ordre sentimental : chez Senancour, c’est l’intelligence surtout qui est tourmentée ; il s’agit moins de jouir que de savoir. Mais s’il veut savoir, c’est pour agir. Être, c’est être soi ; la vertu, comme le bonheur, c’est de conserver, de concentrer, de cultiver le moi ; il faut empêcher le monde extérieur de pénétrer ce moi, de l’altérer, de le dissoudre ; et il faut développer toutes les puissances de ce moi, toutes légitimes, dès lors que naturelles. La vertu, c’est l’effort de l’être pour réaliser sa loi ; c’est l’effort vers l’ordre. Mais où prendre cette loi ? La volonté dépend de l’intelligence : pour vouloir, il faut comprendre ; pas d’énergie sans connaissance. Le mal d’Obermann, c’est que ne croyant plus à la religion, ne pouvant rien par sa raison, il s’épuise, se ronge, use sa vie dans l’ennui ; il n’agit point, parce que la vie et le but de la vie lui sont incompréhensibles. Il ne trouve enfin d’autre action possible que l’action littéraire, qui consiste à décrire son mal. Cette singulière peinture d’une volonté impuissante pour des raisons métaphysiques n’eut aucun succès en 1804 : le roman de Senancour dut attendre 1830 pour être en vogue, je ne dis pas pour être compris, car les romantiques y virent surtout l’inertie désespérée qu’ils sentaient en eux, sans regarder aux doctrines et au tempérament qui faisaient Obermann tout à fait distinct de René ou de Lélia.

Il y a de tout dans le roman de Senancour ; mais la traditionnelle observation de psychologie s’y produit sous le sentiment et la métaphysique.

Dans un chef-d’œuvre plus récent, on retrouvait des qualités que, depuis Marivaux, les romanciers semblaient avoir délaissées. Adolphe (1810) est un roman d’analyse, d’une précision aiguë et puissante, où Benjamin Constant a noté toutes les phases d’un amour douloureux, les palpitations et les sursauts d’un amour qui s’éteint : jusque-là on avait plutôt étudié l’éveil et les lents progrès de la passion. Rien de plus classique que ce roman à deux personnages, où les sobres indications de cadre et de milieu laissent la crise morale s’étaler largement. Mais Adolphe et Ellénore, c’est B. Constant et Mme  de Staël ; et s’il a eu la délicatesse de ne pas faire d’Ellénore un portrait cruellement applicable, il n’a pas essayé de peindre un autre que lui-même dans Adolphe. Par-là, ce roman est à la vie sentimentale de l’auteur exactement dans le même rapport que René pour Chateaubriand ou Delphine pour Mme  de Staël. L’art et le talent restent classiques.

Sous le débordement de l’invention romantique, les principales directions du genre vont subsister : le roman individualiste va se charger de lyrisme ; le roman analytique et objectif se maintiendra cependant, et le roman de mœurs se réveillera. Mais à la première heure, une nouvelle forme du roman s’épanouira, qui semblera devoir éclipser ou étouffer toutes les autres : c’est le roman historique.


1. ROMAN HISTORIQUE : V. HUGO.


Le roman historique n’avait jamais été tenté chez nous : je ne puis appeler de ce nom les contrefaçons de l’histoire, les simples falsifications de faits que l’on avait parfois essayées[209]. Avec les romantiques, l’intérêt passe des faits aux mœurs, à la couleur : de récit apocryphe le roman historique devient ou prétend devenir peinture exacte, évocation : c’est l’éveil du sens historique.

Les restitutions de mœurs lointaines et de civilisations disparues faisaient souvent éclater l’étroitesse de la forme dramatique : nos romantiques se trouvèrent plus à l’aise dans la forme indéterminée du roman, qui se resserrait ou s’étendait selon la matière ou la fantaisie. Ils furent d’autant plus ardents à se porter vers ce genre que W. Scott venait de lui donner en Angleterre un incomparable éclat.

Les romans historiques pullulèrent, plus fantastiques souvent qu’historiques, et mêlant les plus excentriques aventures au plus criard bariolage de couleur locale : ce ne sont souvent que de noirs ou extravagants mélodrames, mis en forme narrative. Han d’Islande (1823) est le modèle du genre, où l’on peut classer aussi quelques-unes des œuvres de jeunesse de Balzac.

Mais entre les mains de quelques grands artistes, le genre s’éleva et des œuvres puissantes naquirent. Cinq-Mars (1826) a bien vieilli, et poussé au mélodrame : les caractères historiques, dont les originaux sont trop voisins et trop connus, sont d’une fausseté choquante ; les intentions sentimentales et philosophiques jurent avec la date et le costume du sujet ; les inventions pathétiques sont outrées et grimaçantes ; le style est trop appliqué et ronflant, de qualité médiocre au fond sous l’éclat travaillé des images. C’est l’œuvre la plus manquée d’Alfred de Vigny.

La Chronique de Charles IX (1829), d’une facture sobre et serrée, a gardé une couleur plus fraîche : c’est d’un homme qui a le sens de l’archéologie, qui sait la valeur et l’emploi du petit fait unique, documentaire, apte à représenter toute une série. Mais nous retrouverons ailleurs Mérimée.

L’œuvre maîtresse de la grande époque romantique, en ce genre, c’est Notre-Dame de Paris (1831). Le roman est bourré de digressions, de dissertations, où l’auteur s’étale sur tous les sujets qui l’intéressent autour et à propos de son sujet : cette composition est caractéristique du goût romantique : et par là, comme par tant d’autres aspects de son génie, V. Hugo est le romantisme incarné. L’histoire est mince et quelconque, très factice en même temps dans sa contexture : une bohémienne aime un beau capitaine, est aimée d’un prêtre sombre et d’un grotesque difforme. Ce sont les épisodes et les tableaux qui font l’intérêt du livre : il faut y voir comme une suite d’estampes, où sont rendues, avec de saisissantes oppositions de blanc et de noir, des scènes tour à tour amusantes, fantastiques ou terribles. Les individus sont peu vivants, d’essence banale, tout en surface, et, si l’on peut dire, en silhouette : mais ces silhouettes sont souvent d’une précision pittoresque qui charme. Plus vivantes sont les foules, les foules populaires surtout, le grouillement des gueux et des truands : plus vivante est la ville même, le Paris du xve siècle, noir, infect, fourmillant, curieusement ressuscité dans sa topographie compliquée et dans sa physionomie bizarre. Mais vivante surtout est la cathédrale dont l’ombre couvre la ville ; Notre-Dame de Paris est le seul individu qui ait vraiment une âme dans le roman ; ce monstre terrible et séduisant, où le poète a saisi un « caractère », est le vrai héros de l’œuvre. En somme, psychologie nulle, drame insignifiant, tableaux curieux, art original et puissant, vision presque hallucinatoire du vieux Paris et de son immense cathédrale, voilà ce que V. Hugo nous présente dans un roman qui peut-être n’est pas une restauration certaine, mais qui du moins est une évocation prestigieuse.

Le Rouge et Noir (1831), la Chartreuse de Parme (1839) et diverses Nouvelles de Stendhal, quelques romans de Balzac et de George Sand se rattachent par certains côtés au genre du roman historique[210]. Puis Dumas s’en empare[211] et le dérive hors de la littérature, hors de l’art, pour l’amusement de la foule. Le roman littéraire s’est engagé dans d’autres voies ; le temps du romantisme est passé.

C’est pourtant un roman historique que donne Flaubert dans Salammbô (1862), un roman archéologique et scientifique, purgé de lyrisme, tout objectif et impersonnel. Mais le romantisme survit, puisque V. Hugo est toujours là : et cette année 1862 voit paraître avec le petit volume de Salammbô les dix volumes des Misérables. C’est un monde, un chaos que ce roman, encombré de digressions, d’épisodes, de méditations, où se rencontrent les plus grandes beautés à côté des plus insipides bavardages. V. Hugo a réalisé là cette vaste conception que le drame étouffait. Tout dans tout. Il a mêlé tous les tons, tous les sujets, tous les genres. Il y a des parties de roman historique : Waterloo, Paris en 1832, la barricade, etc. L’ensemble est un roman philosophique et symbolique : d’abord c’est le poème du repentir, du relèvement de l’individu par le remords et l’expiation volontaire. Puis c’est un poème humanitaire et démocratique : en face du bourgeois égoïste et satisfait, le peuple opprimé, trompé, souffrant, irrité, mourant, l’éternel vaincu ; en face des vices des honnêtes gens, les vertus des misérables, des déclassés, d’un forçat, d’une fille. C’est un roman lyrique où s’étalent toutes les idées du penseur, toutes les émotions du poète, toutes les affections, haines, curiosités, sensations de l’homme : lyrique aussi par l’apparente individualité de l’auteur, qui s’est représenté dans son héros. L’insurgé Marius, fils d’un soldat de l’Empire, race de bourgeois, c’est bien visiblement le fils du général comte Hugo, le pair de France de Louis-Philippe, qui est allé au peuple, et qui s’est fait le serviteur glorieux de la démocratie. Enfin, il y a même des chapitres de roman réaliste dans les Misérables : on y trouve des descriptions de milieux bourgeois ou populaires, de mœurs vulgaires ou ignobles, des scènes d’intérieur ou de rue, qui sont d’une réalité vigoureuse. Les vraies origines de M. Zola doivent se chercher bien plus dans les Misérables que dans Madame Bovary.

Cette œuvre immense, fastidieuse ou ridicule par endroits, est souvent admirable. L’idée morale que V. Hugo veut mettre en lumière, donne aux premiers volumes une grandeur singulière : et cette fois, le poète, si peu psychologue, a su trouver la note juste, marquer délicatement les phases, les progrès, les reculs, les angoisses et les luttes d’une âme qui s’affranchit et s’épure : Jean Valjean, depuis sa rencontre avec l’évêque, jusqu’au moment où il s’immole pour empêcher un innocent d’être sacrifié, Jean Valjean est un beau caractère idéalisé, qui reste vivant et vrai.

Autour de lui, le poète a groupé une innombrable foule de figures poétiques ou pittoresques, angéliques ou grimaçantes, amusantes ou horribles : la psychologie est courte, souvent nulle ; mais ici encore les profils sont puissamment dessinés, les costumes curieusement coloriés. Comme dans Notre-Dame de Paris, les tableaux d’ensemble sont supérieurs à la description des individus : si les amours de Marius et Cosette sont de la plus fade et banale élégie, l’insurrection fournit une large narration épique. Par malheur, le symbolisme prétentieux de l’œuvre y répand souvent une fade ou puérile irréalité. Les individualités s’évanouissent dans l’insubstantielle abstraction des types, et Enjolras, l’idéal insurgé, Javert, l’idéal policier, Jean Valjean, l’idéal racheté, dégradent la pathétique peinture de la barricade.


2. ROMAN LYRIQUE. GEORGE SAND.


Le romantisme lyrique, considéré comme l’expansion d’une sentimentalité effrénée et de tous ces états extrêmes dont Chateaubriand et Byron donnèrent les modèles, s’exprima surtout dans le roman par George Sand[212].

Aurore Dupin commence à écrire vers 1831, lorsque, séparée de son mari, elle doit se procurer des ressources pour vivre. Elle rend vite célèbre son pseudonyme de George Sand : Indiana parait en 1832 et Lélia en 1833. Dès lors, elle ne s’arrête plus : chaque année, pendant quarante ans, elle donne un ou deux romans, des nouvelles, des récits biographiques ou critiques. Sa vie n’est plus qu’un prodigieux labeur d’écrivain. J’ai tort de dire labeur : elle s’est découvert, quand elle s’est mise à écrire, une inépuisable facilité. Souvent elle ne sait pas où elle ira, lorsqu’elle s’assied à sa table pour commencer un roman : les incidents, les sentiments naissent les uns des autres, se suscitent et s’engrènent dans son imagination ; elle n’est que le spectateur et le rédacteur d’une action qui se développe en elle, sans elle.

Ce système, qui n’en est pas un, a ses inconvénients : le pire est la prolixité ; quand on n’a pas marqué d’avance le terme où l’on doit arriver, il n’y a pas de raison pour s’arrêter ; il n’y en a pas non plus pour borner l’étendue de chaque partie, par son rapport à un ensemble qui n’existe pas. Il arrive aussi que les caractères se déforment au courant de l’histoire, ou qu’un récit entamé d’enthousiasme avec une robuste allégresse se traîne péniblement après les premières étapes, sans que l’auteur, qui a marché au hasard, puisse naturellement ni continuer ni finir.

À son exercice littéraire George Sand apportait une intelligence plus vive qu’originale, plus apte à refléter qu’à produire des idées, toute soumise aux impulsions de la sympathie et de l’imagination. Aussi, selon ses lectures, ses fréquentations et ses états de sentiment, distingue-t-on dans son œuvre trois courants, ou trois sources d’inspiration, qui y caractérisent trois périodes successives.

Élève de Rousseau, gagnée par la fièvre romantique, blessée par la dure expérience de son mariage, elle fait l’amour souverain et sacré, sans mesure et sans frein ; elle condamne la société qui opprime la passion par l’intérêt, la raison et la loi. Elle écrit des romans débordants de lyrisme, d’idéalisme, de romantisme, Indiana (1832), Lélia (1833 ; éd. complétée 1839), Jacques (1834). Dans Mauprat (1837), le thème lyrique s’enveloppe el se tempère d’une sorte de restitution historique : dans ce décor xviiie siècle, le romantisme de 1830 semble retourner à ses origines, à la sensibilité de la Nouvelle Héloïse ; il y a plus d’objectivité, de calme impersonnel dans cette peinture de l’amour matant, polissant, affinant une brute sauvage.

Puis la vue de George Sand s’élargit : un peu apaisée par sa liberté reconquise, elle regarde hors d’elle-même, et sa sympathie cherche d’autres objets que les affaires ou les états de son propre cœur. Lectrice des philosophes du xviiie siècle, amie de Barbès, de Michel (de Bourges), de Pierre Leroux, de Jean Raynaud[213], et surtout bonne, d’une bonté immense et profonde, elle adopte la religion de l’humanité. Elle se fait socialiste, à la façon de ce temps-là, d’un socialisme doux, sensible, déclamatoire, volontiers mystique. Elle écrit alors le Compagnon du tour de France (1840), Consuelo (1842), le Meunier d’Angibault (1845), le Péché de Monsieur Antoine (1847) ; elle crée un roman social et humanitaire, où elle expose son rêve d’un âge d’or, entrevu dans l’avenir, établi par l’égalité et la fraternité, et par la fusion des classes. Le difficile problème de cette fusion est résolu — avec une facilité un peu naïve — par l’amour : un beau et génial jeune homme, ouvrier ou paysan, aime une belle et parfaite demoiselle, noble et riche ; ils se marient, et voilà les classes fondues. Rien de plus romanesque, parfois de plus fantastique que ces histoires d’amour, traversées de déclamations philosophiques et d’exposés souvent bien verbeux de théories égalitaires.

Enfin, élevée à courir par les traînes du Berry, elle a appris de toute la littérature depuis Rousseau la valeur littéraire des impressions qu’on ramasse au contact de la nature. Déjà, dans tous ses romans précédents, on trouvait des paysages charmants, et George Sand s’était révélée comme un grand peintre de la nature. En pleine éruption de roman socialiste, par une évolution imprévue, elle revient à son Berry, s’y renferme, et se met à décrire les aspects de sa chère province, des scènes rustiques toutes simples, sans éclats de passion ni tapage de doctrines : elle écrit la Mare au Diable (1846), la Petite Fadette (1848), François le Champi (1850), qui sont les chefs-d’œuvre du genre idyllique en France, avec leurs paysans idéalisés, et pourtant ressemblants, leurs dialogues délicats, et pourtant naturels[214]. Ce n’est pas la réalité : mais c’est une vision poétique qui transfigure la réalité sans la déformer.

À ces trois périodes de la vie littéraire de George Sand est venue s’en ajouter une quatrième, dans sa vieillesse sereine et souriante. Elle se met à conter des histoires, comme une aimable grand’mère qu’elle est : elle traite le public comme son enfant ; elle lui offre Jean de la Roche (1860), le Marquis de Villemer (1861), des idylles bourgeoises ou aristocratiques, de beaux récits d’amour sans brutalité, encadrés dans des paysages qu’elle va étudier sur place, d’après nature, prenant plaisir à sortir de son Berry et à caractériser d’autres provinces. Parfois elle s’enfonce dans le passé, et elle nous conte avec bonheur, un peu verbeusement, son rêve d’un xviie siècle précieux, galant, et généreux, un rêve formé d’après l’Astrée : ce sont les Beaux Messieurs de Bois-Doré (1858).

Nous pouvons laisser de côté les théories politiques, sociales et philosophiques de George Sand : elles attestent la force de ce grand courant d’idées humanitaires, démocratiques et socialistes qui a traversé la société et la littérature après 1830, et surtout entre 1840 et 1850. Mais ces idées manquent d’originalité et de précision : ce ne sont que des reflets, et de vagues reflets, dont la générosité intime de l’âme de George Sand s’enchante aux dépens souvent de la perfection littéraire.

La faculté la plus forte de George Sand, c’est l’imagination, et elle en a toutes les formes, toutes les qualités, de la plus vulgaire à la plus fine. Elle s’est complu parfois aux combinaisons mélodramatiques, fantastiques, qui ont l’intention d’être terrifiantes ou merveilleuses, et qui ne sont aujourd’hui que déconcertantes et ridicules. Mais ce n’est pas dans l’intrigue à l’ordinaire qu’elle met l’intérêt de ses romans. Théories à part, elle est curieuse surtout des âmes et de la vie.

On l’oppose ordinairement à Balzac, comme l’idéalisme au réalisme ; mais cette antithèse, ainsi que beaucoup d’autres du même genre, est fausse dans ses deux termes. De même qu’il y a en Balzac autre chose qu’un réaliste, ainsi George Sand ne s’est pas confinée dans le pur idéalisme. Sans doute, dans les deux premières périodes de sa vie littéraire, le parti pris dogmatique, la foi romantique ont souvent faussé sa vue, et déformé les personnages que la réalité lui présentait. Sans doute aussi, dans les deux autres périodes, son optimisme féminin, son besoin d’aimer les gens dont elle disait l’histoire, lui ont fait peupler ses romans d’êtres plus généreux, de passions plus nobles, de plus belles douleurs qu’on n’en rencontre selon la loi commune de l’humanité ; elle forme des idées de pures ou hautes créatures sur qui sa large sympathie puisse se reposer sans regret.

Cependant elle sait que les modèles dont son art a besoin sont dans la vie ; elle professe que, pour trouver des sujets de roman, il n’y a qu’à regarder autour de soi ; elle prend son point de départ dans la réalité. Mais elle ne s’astreint pas à la suivre ; elle s’en éloigne insensiblement par le développement des situations et des caractères ; et c’est encore une raison qui fait que ses commencements sont souvent ce qu’il y a de meilleur dans ses œuvres ; ils retiennent plus de réalité et de vie. Il arrive aussi que ses héros, ses personnages de premier plan sont plus vaporeux, plus insubstantiels — plus faux, pour parler brutalement — que les comparses et caractères accessoires : c’est qu’elle embellit, et déforme les types réels, selon l’intérêt, la sympathie qu’ils lui inspirent. Elle laisse les personnages secondaires tels qu’elle les a observés.

Elle ne se pique pas d’observation scientifique : Mme  Sand a su éviter toutes les poses littéraires ; elle a fait simplement, avec bonhomie, son œuvre d’écrivain, sans plus d’embarras que si elle eût raccommodé du linge. Mais elle voit juste, et son œil retient fidèlement l’impression des choses. Intelligente et fine, elle saisit les dessous des actes, les mobiles, les passions et les réactions internes. Sans affectation de profondeur, elle a des analyses pénétrantes, comme, sans jouer à l’artiste, elle sait esquisser de pittoresques silhouettes. George Sand a plus de psychologie que Balzac.

Voilà comment à côté des fantaisies furibondes du lyrisme, dans Indiana, dans Jacques, on rencontre soudain des coins de réalité prochaine et précise, une figure, une scène, un bout de dialogue ou de description, qui donnent la sensation de la vie telle qu’elle est. Dans les romans de sa vieillesse, les dénouements, et toutes les pièces de sentiment ou d’intrigue qui servent à les faire sortir, portent la marque de l’optimiste illusion de l’auteur : mais les données, et leur développement, jusqu’à ce tournant qui va les rabattre vers la fin souhaitée, sont souvent d’une fine exactitude. Ainsi, dans Jean de la Roche, cette famille anglaise : le père, un savant, doux, distrait, ayant peur de vouloir ; le fils, un enfant intelligent, débile, égoïste, despote, et la sœur sacrifiée à ce malade, qui est jaloux d’elle, l’empêche de se marier, et confisque sans scrupule toute cette existence : dans le Marquis de Villemer, la peinture d’un amour réciproque qui naît insensiblement, se révèle par de fines nuances jusqu’à devenir une ardente passion : voilà des parties vraies et bien vues.

Un mérite de George Sand, et qui tient à sa facilité même, c’est qu’elle n’emprisonne pas ses caractères dans des formules : elle les laisse ondoyants, inachevés, capables de se compléter et de se compliquer ; en sorte que, par la négligence de sa composition, elle imite plus exactement le perpétuel devenir de la vie. Elle a su faire des personnages qui évoluent, dont le caractère se défait et se refait. Voyez dans Mauprat la peinture de ce brigand qui se civilise comme un cheval qu’on dresse, cent fois cabré et ruant, doux à la fin et soumis. Étant femme, elle a évité l’ordinaire écueil des romans et du théâtre, la jeune fille ; elle est sortie des formules banales et convenues. Ses jeunes filles sont plus nuancées, plus compliquées, et — malgré leur idéale perfection — plus finement vivantes que les imaginations d’hommes ne savent les faire.

Elle est aussi un des rares écrivains qui aient su peindre le grand monde : elle en était, elle en avait la tradition par sa grand’mère Mme  Dupin. Elle en a le ton, les manières, l’esprit, quand il faut que ses personnages les aient. Mais hors de la nécessité du dialogue, elle n’est mondaine que par l’exquise distinction de son style naturel. Elle est toute bonne, toute sensible, rêveuse, enthousiaste, « bête », comme elle disait ; elle ne se plaît nulle part autant que dans son Nohant, au milieu de son Berry, dont elle a si complaisamment décrit les aspects.

Elle voit le détail et l’ensemble du paysage ; elle en sent l’âme comme la forme. Elle n’en efface pas le contour et la couleur ; elle n’en fait pas une vision hallucinatoire ; elle n’y fourre point de symboles ; elle n’en donne pas une traduction précise et encadrée comme un tableau. Elle jouit profondément des lignes et des formes, de l’air, de la lumière, de la douceur, de la gaieté, de la mélancolie du paysage. Elle s’unit à la nature par une sympathie profonde, elle aime partout la vie, elle mêle son âme aux choses : sa description, pittoresque et poétique tout à la fois, emplit l’œil et le cœur, nous livre à la fois l’objet et le sujet, le peintre ajouté et comme fondu dans son modèle.


3. DU ROMANTISME AU RÉALISME : BALZAC.


Balzac[215] eut des parties d’admirable artiste : c’est une nature vulgaire, robuste, exubérante. Il a un besoin fiévreux d’activité. D’abord clerc de notaire, c’est là qu’il prend l’idée et le goût de ces plaisanteries odieuses qu’il a si prolixement étalées dans ses romans ; puis il s’associe avec un imprimeur. Il a l’imagination des affaires : il passe son temps à inventer des combinaisons qui contiennent des fortunes. Un ou deux ans avant sa mort, il s’enflamme pour l’idée d’amener 60 000 chênes de Pologne en France : il voit 1 200 000 francs à gagner là dedans. Il lui manquait le sens pratique : il ne réussit qu’à s’endetter pour une partie de son existence. Cette imagination, périlleuse dans la réalité, devint une grande qualité littéraire pour représenter par le roman une société où les affaires et l’argent tenaient tant de place.

Pour solder ses dettes et vivre, Balzac dut produire incessamment. « On met bien du noir sur du blanc en douze heures, petite sœur, écrivait-il, et, au bout d’un mois de cette existence, il y a pas mal de besogne de faite. » Il se couche à six heures, « avec son dîner dans le bec », il se lève à minuit, prend du café, et travaille jusqu’à midi. Ainsi se fait en vingt ans (1829-1850) la Comédie humaine : œuvre puissante, comme le siècle en offre peu ; non pas parfaite à coup sûr. Les défauts sont énormes et sautent aux yeux.

D’abord le style manque : de ce côté-là, Balzac n’est pas du tout artiste ; dès qu’il se pique d’écrire, il est détestable et ridicule ; il étale une phraséologie pompeuse, ornée de métaphores boursouflées ou banales. Cela lui rend impossible les notations délicates de sentiments poétiques, les fines analyses de passions tendres, d’exaltations idéalistes : là Balzac s’enfonce dans le pire pathos, étale un pâteux galimatias ; lisez, si vous pouvez, le Lys dans la vallée. Son impuissance éclate cruellement partout où la perfection du style est nécessaire à la valeur de l’idée.

Puis, Balzac est un penseur : il exerce sa fonction de romancier comme V. Hugo sa fonction de poète. Il se croit une lumière des esprits, tout au moins un médecin qui, gravement, tâte le pouls au siècle, il réfléchit, disserte, expose, coupe son récit de tirades sociales ou philosophiques, où il affaiblit et délaie les observations justes dont l’action même du roman fournissait une expression concrète.

Puis, Balzac, comme George Sand, manque de sobriété. Même où il excelle, il en met trop, sans goût et sans mesure. Au délayage du penseur succède l’intempérance de l’artiste, qui ne se lasse pas de ce qui l’amuse, qui s’efforce d’embrasser ou d’égaler toute la réalité, tous les détails avec tout l’ensemble : descriptions de mobiliers et de propriétés, conversations de portiers ou d’employés ; là-dessus Balzac est intarissable.

Puis, absence totale du sentiment de la nature : ses paysages sont de l’écriture quelconque, des inventaires d’homme du métier qui applique sa vision ; devant les champs et les bois, ce grand peintre a des émotions de commis-voyageur.

En un sens, il est de la tradition classique : il n’y a que l’homme qui l’intéresse, et tout ce qui accompagne ou révèle l’homme. Si on le prend où il est lui-même, il est exclusivement peintre des relations sociale et des natures humaines.

Mais, ici encore, il faut d’abord marquer des défauts et des lacunes. Balzac est déplorablement romanesque : la moitié de son œuvre appartient au bas romantisme, par les invraisemblables ou insipides fictions qu’il développe sérieusement ou tragiquement. Mélodrame, roman-feuilleton, tous les pires mots sont trop doux pour caractériser l’écœurante extravagance des intrigues que combine lourdement la fantaisie de Balzac. Il fait concurrence à Eugène Sue, et à Dumas père, dans Ferragus, et les Treize, dans la Dernière Incarnation de Vautrin, dans Une ténébreuse affaire, dans la Femme de Trente Ans, dans maint épisode ou incident des meilleurs romans. Une seule fois peut-être il a tiré d’une donnée extraordinaire un pathétique puissant : c’est dans la nouvelle du Colonel Chabert.

Balzac, avec son génie robuste et vulgaire, est incapable de rendre les caractères et les mœurs dont la caractéristique est la délicatesse. Son aristocratie de la Restauration, ses grandes dames, douairières ou coquettes, nous mettent en défiance, sans que l’on connaisse l’original. Elles nous font l’effet de cabotines jouant des rôles de duchesses dans un théâtre de sous-préfecture : elles ont des grâces épaisses, et un étrange sans-façon, sous prétexte d’aristocratique désinvolture. Ses jeunes filles sont des répliques de l’ingénue banale ; il les a tirées de la même armoire que Scribe : de fades poupées, modestes, patientes, aimantes : la vertu, comme la grâce, réussit mal à Balzac ; son génie commence à la vulgarité et au vice.

Nous avons ainsi les limites de notre romancier : dans son domaine, rien ne l’égale ; et ce domaine, c’est la peinture des caractères généraux dans les classes bourgeoises et populaires. Il a une rare puissance d’imagination synthétique ; il met comme personne un personnage sur pied ; il lui donne une vie intense, par la netteté de sa vision, par la conviction de sa description. Sans doute, il ne fait pas de psychologie profonde ; il ne s’attache pas au travail intérieur qui fait ou défait une âme ; il n’essaie pas d’isoler et de peser tous les éléments qui se mêlent dans une volonté, dans un désir. Il compose solidement son personnage intérieur ; il y met une passion forte, qui sera le ressort unique des actes, qui forcera toutes les résistances des devoirs domestiques ou sociaux, des intérêts même. Il lui faut, en somme, pour modèles des maniaques. Mais jamais on n’a plus vigoureusement représenté le ravage de toute une vie, la destruction de toute une famille par l’incoercible manie d’un individu. Jamais de l’identité immuable d’un tempérament on n’a tiré plus logiquement des effets plus variés et plus saisissants. C’est l’avarice chez Grandet, la débauche chez Hulot, la jalousie chez la cousine Bette, l’amour paternel chez Goriot, la tyrannie d’une invention chez Balthazar Claës ; partout un irrésistible instinct, noble ou bas, vertueux ou pervers ; le jeu est le même dans tous les cas, et la régularité toute-puissante de l’impulsion interne fait du personnage un monstre de bonté ou de vice.

Mais ces types énormes sont réels, à force de détermination morale et physique. Voyez l’avare : c’est le bonhomme Grandet, le paysan de Saumur, avec telle physionomie, tel costume, tel bredouillement ou bégaiement, engagé dans telles particulières affaires. Voyez l’envieuse : c’est la cousine Bette, une vieille fille de la campagne, sèche, brune, aux yeux noirs et durs. Tout le détail sensible du roman, descriptions et actions, traduit et mesure la qualité, l’énergie du principe moral intérieur.

L’homme d’affaires qu’il y avait eu Balzac a rendu un inappréciable service au romancier. La plupart des littérateurs ne savent guère sortir de l’amour, et ne peuvent guère employer que les aventures d’amour pour caractériser leurs héros. Balzac lance les siens à travers le monde, chacun dans sa profession. Il nous détaille sans se lasser toutes les opérations professionnelles par lesquelles un individu révèle son tempérament, et fait son bonheur ou son malheur : le parfumeur Popinot lance une eau pour les cheveux, voici les prospectus, et voilà les réclames, et voilà le compte des débours. Le sous-chef Rabourdin médite la réforme de l’administration et de l’impôt : voici tout son plan, comme s’il s’agissait de le faire adopter. Ce ne sont que relations de procès, de faillites, de spéculations ; mais, à la fin, on croit que c’est arrivé.

Balzac est incomparable aussi pour caractériser ses personnages par le milieu où ils vivent. On peut dire que sa plus profonde psychologie est dans ses descriptions d’intérieur, lorsqu’il nous décrit l’imprimerie du père Séchard, la maison du bonhomme Grandet, la maison du Chat qui pelote, un appartement de curé ou de vieille fille, les tentures somptueuses ou fanées d’un salon ; c’est sa méthode, à lui, d’analyser les habitudes morales des gens qui ont façonné l’aspect des lieux. Balzac était extrêmement scrupuleux sur toutes les parties de la vraisemblance extérieure. Il se promenait au Père-Lachaise pour chercher sur les tombes des noms expressifs ; il écrivait à une amie d’Angoulème pour savoir « le nom de la rue par laquelle vous arrivez à la place du Mûrier, puis le nom de la rue qui longe la place du Mûrier et le palais de Justice, puis le nom de la porte qui débouche sur la cathédrale ; puis le nom de la petite rue qui mène au Minage et qui avoisine le rempart[216] ». Et il exigeait un plan. Il était collectionneur, amateur de bibelots et de curiosités, et bien qu’il ait un peu trop complaisamment donné dans l’étalage du bric-à-brac, il assortit en général très finement les mobiliers à la condition et au moral des personnages.

Il distingue très bien aussi les groupes sociaux, monde élégant, bourgeoisie riche, petit commerce, peuple de Paris, aristocratie et bourgeoisie provinciales ou campagnardes, paysans, fonctionnaires, employés, journalistes, toutes les coteries, toutes les professions, toutes les conditions : dans chaque groupe, les individus-types, qui accusent un des travers, un des instincts, un des manèges spéciaux du groupe. Voici les paysans âpres au gain, chez qui la passion de posséder de la terre, et d’en posséder toujours plus, affine la lourdeur de la nature brute. Voici les employés, et la stupide vie de bureau : l’employé vaudevilliste, l’employé loustic, l’employé abruti, le plat intrigant qui avance, l’honnête imbécile ou le travailleur naïf qui marquent le pas, les « potins », les protections, la collaboration des femmes à l’avancement des maris, et la cour obligatoire aux femmes des chefs. Voici les salons ou les sociétés de petites villes, médisances, calomnies, prétentions, jalousies, espionnages, marches et contremarches pour le gain d’un héritage, la conclusion d’un mariage, le succès d’une élection, la nomination d’un fonctionnaire. Le curé de Tours, César Birotteau, des parties d’Ursule Mirouet, de la Vieille Fille, certains morceaux des Paysans, de Un grand homme de province à Paris, etc., sont de curieuses scènes de mœurs locales ou professionnelles : même dans cette extravagante Femme de Trente Ans, ou dans ces fastidieux Employés, il y a quelques tableaux d’une réalité intense.

Balzac est le peintre vigoureux et fidèle d’un moment et d’une partie de la société française : il a représenté la bourgeoisie, qu’en bon légitimiste il détestait, cette bourgeoisie parisienne et provinciale, laborieuse, intrigante, servile, égoïste, qui voulait l’argent et le pouvoir, qui allait à la fortune par le commerce et l’industrie, qui à la seconde génération se décrassait par les titres et les places. Une fois faites toutes les réserves qu’il faut faire, on reste saisi de cette puissance créatrice : tous ces romans qui se tiennent et se relient, ces individus qu’on retrouve d’une œuvre à l’autre à toutes les époques de leur carrière, ces familles qui se ramifient, et dont on suit l’élévation ou la décadence, tout cela forme un monde qui donne la sensation de la vie. Tous les défauts disparaissent dans la grandeur de l’ensemble, et lorsqu’on feuillette le Répertoire de la comédie humaine, on a besoin de faire effort pour distinguer les personnages fictifs des individus historiques qui sont mêlés parmi eux. L’œuvre de Balzac, par cette cohésion et par la puissance d’illusion qui en résulte, est unique.

On voit aisément par où Balzac a pu passer pour le père du réalisme contemporain. Il a été effrénément romantique : mais comme il manquait de sens artistique, de génie poétique et de style, les romans et les scènes d’inspiration romantique sont justement aujourd’hui les parties mortes, ayant été toujours les parties manquées de son œuvre. Au contraire il a représenté en perfection les âmes moyennes ou vulgaires, les mœurs bourgeoises ou populaires, les choses matérielles et sensibles ; et son tempérament s’est trouvé admirablement approprié aux sujets où il semble que l’art réaliste doive toujours se confiner chez nous. Ainsi, par ses impuissances et par sa puissance, Balzac opérait dans le roman la séparation du romantisme et du réalisme. Il reste cependant dans son œuvre quelque chose d’énorme, une surabondance et une outrance qui en trahissent l’origine romantique.


4. LE ROMAN PSYCHOLOGIQUE : SAINTE-BEUVE, STENDHAL.


Sainte-Beuve n’a donné qu’un roman, Volupté (1834) : cette œuvre très moderne, plus facile à goûter aujourd’hui qu’il y a soixante ans, est lyrique par certains détails d’exécution, par des couplets effrénés, fort ridicules aujourd’hui, mais surtout par le caractère strictement intime et personnel de l’étude morale. Si l’on veut comprendre comment Sainte-Beuve passa de Joseph Delorme à Port-Royal et aux Lundis, il faut lire Volupté. L’analyse psychologique y est d’une finesse, d’une pénétration étonnantes : nous y retrouvons le Sainte-Beuve que nous connaissons, expert à démêler toutes les traces d’influences physiques et sociales dans la composition d’un caractère, curieux surtout des formes d’âmes imprécises et complexes, des états mêlés, morbides, anormaux, extrêmes, sentant avec une sûreté singulière le travail invisible des consciences, les effondrements, les crises, les agonies internes, sous les apparences unies et paisibles de la santé morale. L’art est analogue à l’observation : un art flou, souple, insinuant, enveloppant surtout, où l’expression à chaque instant diffuse ou entortillée finit par donner le sentiment des plus fines nuances.

La psychologie de Sainte-Beuve s’exerçait, dans son roman, surtout sur lui-même. Pour trouver des études vraiment impersonnelles il nous faut venir à Stendhal.

En 1842 mourait un homme à demi célèbre, Henri Beyle[217]. Il avait publié, sous le pseudonyme de Stendhal, des romans, des nouvelles, des récits de voyage, des impressions d’art : il passait pour un esprit paradoxal, ironique, froid, qui aimait à mystifier et scandaliser les gens. Il disait de lui-même : « Je serai compris vers 1880 ». Et grâce à Taine, malgré Sainte-Beuve, il l’a été. Il a même été surfait par des idolâtries peu convenables à son genre de talent.

L’homme est assez vulgaire, un peu déplaisant, tour à tour grossier ou prétentieux : on lui a fait tort en étalant indiscrètement ses paperasses, ses notes les plus plates ou les plus sottes. Il a dit ce qu’il avait à dire dans deux ou trois romans, et dans quelques nouvelles : comme nos classiques, il faut le chercher là, et non ailleurs. En dehors des grandes lignes de sa vie, ses aventures personnelles ne sont guère intéressantes.

Stendhal est un disciple du xviiie siècle, de Condillac, de Cabanis, des encyclopédistes et des idéologues. Il a pour principe que tous les hommes tendent au bonheur ; et la peinture de la vie, c’est pour lui la peinture des moyens qu’ils choisissent pour s’y diriger. La méthode qu’il emploie, est l’analyse : il décompose l’action de ses personnages en idées et en sentiments, et chaque état de conscience est résolu en ses éléments par une opération délicate et précise. Tout ce qui est peinture extérieure, description physique, paysage, ne tient guère de place dans les romans de Stendhal : sa profession, c’est d’être « observateur du cœur humain »; et il est en effet de première force dans l’observation, dans l’imagination psychologique. Il fouille les motifs d’un acte, détaille les nuances d’un sentiment avec une exactitude minutieuse.

Cependant cet analyste est un homme d’action : les plus rares jouissances de sa vie lui sont venues de l’action. Il s’est rappelé toujours avec délices le temps où il était dragon à l’armée d’Italie. Plus tard il fait la campagne de Russie dans l’intendance : il y donne la preuve d’une fermeté plus rare que le courage, lorsque, dans la désastreuse retraite, il se présente chaque jour à son chef dans la tenue la plus correcte, n’ayant jamais omis de faire sa barbe. Avec son sang-froid, il garde ses curiosités de psychologue, dont nul péril, nulle fatigue ne le détournent : il observe, dans les deux armées, les soldats des diverses nations pour y saisir les caractères propres à chacune.

La préoccupation principale de Stendhal, dans son œuvre littéraire, se rattache à ce goût de l’action et de la volonté. Classique de discipline comme il était, il sort du xviiie siècle, par son horreur de l’atonie où deux cents ans de politesse et de mœurs de salon avaient réduit les âmes. Il voyait distinctement cet effet, et c’est lui qui a fourni à Taine l’idée de l’Ancien Régime : par la vie mondaine, le ressort de l’énergie a été si bien détruit que la noblesse s’est trouvée, en 1792, incapable d’une résistance active : elle n’a su que mourir avec une grâce passive. En 1789 et en 1825, il n’y a d’énergie que dans le peuple : la justification de la Révolution est là, et la condamnation de la Restauration. Car il aime l’énergie plus que tout. Ainsi s’explique le culte qu’il a voué à Napoléon : Napoléon représente à ses yeux la plus grande somme d’énergie qu’il lui ait été donné de voir ramassée dans un individu. Les héros qu’il expose sont à l’ordinaire des natures énergiques, qui ont suivi leur volonté jusqu’au crime. M. Faguet reproche à Stendhal de confondre l’énergie volontaire avec la passion impulsive qui en est tout juste le contraire : il a tort, je crois. Car cette apparente confusion repose sur une fine observation : ces passions brutales ou forcenées dont il nous étale les effets dans l’Italie du xvie siècle, c’est bien de l’énergie, non pas de l’énergie volontaire, si l’on veut, mais de l’énergie apte à devenir énergie volontaire. Le réservoir des forces qu’emploie la volonté est dans la sensibilité : la volonté maîtrise et manie l’impulsion, mais, l’impulsion défaillant, la volonté n’a plus où s’exercer.

L’étude de l’énergie est l’âme des romans de Stendhal : mais sous cette idée maîtresse il a saisi, expliqué bien des caractères individuels et divers états sociaux.

Il a aimé passionnément l’Italie : dans son passé et dans son présent. Il a voulu qu’on mit sur sa tombe : Henri Beyle, Milanais. Le secret de cette sympathie, c’est peut-être la place que l’amour — toutes les qualités d’amour — tient à ses yeux dans la vie italienne : c’est surtout que le tempérament italien lui semble plus impulsif, plus énergique que le français. Voilà pourquoi il a souvent traité des sujets italiens.

L’une de ses deux œuvres maîtresses, la Chartreuse de Parme, est presque entièrement une étude de l’âme et de la vie italiennes. À peine touche-t-elle à la France par le fameux récit de la bataille de Waterloo : récit d’un homme d’expérience, original et saisissant par la médiocrité voulue et l’insignifiance expressive du détail. A quoi se réduit la plus grande bataille du siècle pour un conscrit qui la traverse ! Stendhal a vraiment donné là un modèle d’art réaliste, ou plutôt d’art vrai. Mais, après ce début, nous revenons en Italie, et nous y restons. Beaucoup de lecteurs s’en plaignent : toutes ces aventures et toutes ces analyses les surprennent, les laissent incrédules et étourdis. Cependant il y a dans ce roman une peinture fine et serrée de l’Italie après 1815, de ces petites principautés, où l’intrigue, la tyrannie, toutes les passions et tous les manèges s’offraient à l’observateur dans un champ borné, où la course au bonheur se faisait avec moins de scrupules, plus d’habileté et plus d’énergie qu’en France. On sent que Stendhal a été idolâtre de son modèle : il donne l’impression d’être entré dans l’âme italienne plus avant qu’aucun Français.

On est moins dérouté quand on lit le Rouge et le Noir. Cette fois nous sommes en France, et nous reconnaissons la France issue de la Révolution. D’une vulgaire affaire de cour d’assises. Stendhal a fait une étude profonde de psychologie et de philosophie historiques. En cinq cents pages, il nous apprend autant que toute la Comédie humaine sur les mobiles secrets des actes et sur la qualité intérieure des âmes dans la société que là Révolution a faite. Balzac nous montrait les faits : l’effort universel, la lutte brutale pour la fortune, pour les places, pour le pouvoir. Il prenait comme une hypothèse fondamentale l’appétit du succès, le déchaînement des convoitises. Stendhal va plus au fond des choses. Il regarde dans le secret des âmes comment se forme la disposition d’où sortent tous les effets qui donnent à la société contemporaine sa physionomie : il trouve que la Révolution a établi l’égalité entre tous les Français, et, supprimant tous les privilèges, a proportionné les droits au mérite. On inculque ce beau principe aux individus dès le bas âge ; ils apprennent que le talent mène à tout : ils ont le talent ; ils apprennent que la supériorité sociale suit la supériorité intellectuelle : ils sont des esprits supérieurs.

Et quand, à vingt ans, ils sont lâchés à travers la société, avec l’ambition et avec l’assurance d’arriver à tout, ils trouvent toutes les places prises ; les parentés, les protections, l’argent, l’intrigue ont poussé et poussent devant eux des médiocrités dans tous les emplois. Nos esprits supérieurs crèvent de faim : il faut suivre la filière, restreindre son appétit, s’user dans de petits emplois pour de maigres résultats, s’aplatir, servir, pour arracher peut-être bien péniblement après vingt ans d’un travail de forçat, ou pour manquer finalement, malgré tout le talent et toutes les bassesses, ce que l’on s’estimait légitimement dû. La société fait une honteuse banqueroute aux meilleurs des enfants qu’elle élève. Ceux qui sont artistes ou philosophes, se réfugient dans le rêve. Ceux qui sont d’honnêtes natures, douces et veules, se résignent à vivre mesquinement, à avancer lentement ou à marquer le pas dans leur carrière, contents du lopin qu’on leur abandonne, ou bien découragés par les compétitions, abrutis par l’effort. Mais les natures énergiques — et nous revenons à l’idée favorite de Stendhal — les forts, qui n’ont ni protecteurs ni parents pour leur aplanir la route, que feront-ils ? Ils ne renonceront pas, ils mettront habit bas, bas aussi toutes les délicatesses de sentiment, toutes les idées de moralité dont l’éducation les ligotte, et ils entreront dans la mêlée, la tête haute et le poing levé : ils feront leur trou, hardiment, brutalement[218]. Ils seront assommés, ou ils seront maîtres : rien de médiocre ne leur convient. L’homme supérieur redevient un animal de proie. Par malheur le gendarme est là, et l’homme supérieur finit parfois sur l’échafaud, comme Julien Sorel, le héros de Rouge et Noir, un caractère d’une autre envergure que tous les ambitieux de Balzac, à qui il n’a manqué qu’un peu de chance pour faire agenouiller devant lui la société qui le condamne.

La forme, dans Stendhal, est indifférente ; elle n’existe pas comme forme d’art ; elle n’est que la notation analytique des idées. Notre romancier a appris à écrire dans l’Art de raisonner, l’Art de penser, et la Grammaire de Condillac.


5. LA NOUVELLE ARTISTIQUE : MÉRIMÉE.


On a souvent donné Mérimée[219] comme un disciple de Stendhal : les deux hommes furent liés d’amitié. Il y avait entre eux des sympathies de tempérament, des communautés d’antipathie ; quelques idées littéraires aussi les rapprochaient. Ils aimaient tous les deux à bousculer la morale bourgeoise ; ils étaient tous les deux flegmatiques, observateurs, ils se moquaient des beaux enthousiasmes romantiques ; ils avaient tous les deux l’esprit de la psychologie. Mais bien des différences aussi les séparaient. Stendhal reprochait à Mérimée de n’avoir pas lu Helvétius ni Condillac ; il lui reprochait son ironie cruelle et son manque de tendresse. Mérimée est le moins humanitaire des hommes, et son pessimisme est ce qu’il y a de plus opposé au rationalisme optimiste des encyclopédistes ; il méprise trop l’homme pour avoir foi au progrès.

Il ne tient au xviiie siècle que par certaines audaces et certaines crudités de pensée : par l’aspect extérieur aussi de sa personne intellectuelle. Et il ne se rattache guère qu’au xviiie siècle sceptique et sec ; Mérimée est un homme du monde, de tenue parfaite, d’esprit aigu et mordant, sans illusion, sans élan, volontiers cynique, avec la plus exquise correction de langage. Il a peut-être plus de sensibilité qu’il n’en montre : il est capable d’affection ; mais il craint extrêmement le ridicule ; il pose pour l’homme fort et détaché.

Il tient beaucoup à ce qu’il écrit, mais il ne veut pas paraître y tenir. Il fait effort pour n’avoir pas l’air d’un écrivain de profession. Il s’est donné une spécialité, l’histoire, et surtout l’archéologie, volontiers il présente ses nouvelles comme des propos d’archéologue qui évoque quelque souvenir de ses voyages. Aussi son œuvre est-elle, extérieurement, moins objective que celle de Stendhal : il parle de lui, des objets qui l’intéressent, des recherches pour lesquelles il s’est mis en route. Il mêle des réflexions, des dissertations d’archéologue à ses récits ; il nous rappelle ainsi de temps à autre, de peur que nous ne l’ignorions, que ce n’est pas son affaire de faire un roman, et qu’il ne s’est mis ci conter que par accident, pour nous faire plaisir. La même coquetterie se fait paraître par d’autres procédés ; ainsi quand dans la Chronique de Charles IX il laisse au lecteur le soin de choisir le dénouement qui lui plaira : grossier défaut, mais défaut voulu.

Cependant, il ne faut pas s’arrêter aux accessoires ni à la surface de l’œuvre. En réalité le roman de Mérimée est essentiellement objectif : il se répand autour de son sujet, mais le récit lui-même est impersonnel. Lisez ses chefs-d’œuvre : les parties principales de la Chronique de Charles IX. Colomba, Tamango, Matteo Falcone, le corps du récit de Carmen, etc. ; Mérimée s’efface ; ce n’est plus qu’un scrupuleux artiste qui s’efforce à faire sortir le caractère du modèle naturel. Personne ne s’est, en notre temps, plus rapproché que lui du réalisme classique.

D’abord il compose, très solidement, très soigneusement : dans la moindre nouvelle, il pose ses caractères, il établit son action initiale, et tout se déduit, s’enchaîne ; le progrès est continu, et les proportions exactement gardées. Puis, il est sobre, il ne s’étale pas. Il sait faire vingt pages, où les romantiques s’évertuent à souffler un volume. Aussi quelle plénitude dans cette brièveté ! Un paysage est complet en cinq ou six lignes. Les caractères se dessinent par une action significative, que le romancier a su choisir en faisant abstraction du reste. Il ne se perd pas en longues analyses : il se place entre Balzac et Stendhal : comme le premier, il indique le dedans par le dehors, mais il indique avec précision des états de conscience perceptibles seulement au second.

Il est simple aussi : ni sensibilité ni grandes phrases ; un ton uni, comme celui d’un homme de bonne compagnie qui ne hausse jamais la voix. On peut imaginer l’effet de cette voix douce et sans accent, quand elle raconte les pires atrocités. Car Mérimée est « cruel » : il conte avec sérénité toutes sortes de crimes, de lâchetés et de vices, les histoires les plus répugnantes ou les plus sanglantes ; ne croyant ni à l’homme ni à la vie, il choisit les sujets où son froid mépris trouve le mieux à se satisfaire.

Il se plaît à déconcerter nos intelligences, à troubler nos nerfs, par des récits étranges, qui nous laissent dans le doute, si nous avons affaire à un mystificateur ou réellement à un miracle. Ce sont des aventures singulières, qui à la rigueur se peuvent expliquer par un concours de circonstances naturelles, qui laissent pourtant une sorte de saisissement dont on ne peut se défendre, comme devant une apparition authentique du surnaturel. Quelque sujet qu’il ait choisi, Mérimée le traite avec une puissance singulière d’expression. Il n’y a guère dans la littérature de personnages plus complets et plus vivants que Colomba, que Carmen : nous les voyons pleinement, dans toutes leurs particularités morales et physiques ; et leur individualité singulière n’en fait pas des êtres d’exception : nous en sentons la solide humanité, revêtue d’une forme unique.

Il n’y a pas de réalisme plus expressif que certaines parties de la Chronique de Charles IX : les propos de soldats, et d’autres scènes vulgaires ont une intensité pittoresque, qui dépasse peut-être ce qu’on trouve dans le Camp de Wallenstein, le modèle littéraire du genre. Il n’y a pas de morceaux d’art où l’imitation soit plus adéquate que dans l’Enlèvement de la redoute à la vue même des choses. Le style de Mérimée, propre, précis, objectif, plus fin et moins abstrait que celui de Stendhal, concourt à l’illusion.

Mérimée appartient à la grande période romantique : son œuvre de romancier tient à peu près toute dans une vingtaine d’années, elle est achevée en 1847. V. Hugo faisait du roman tantôt une vision historique, tantôt un poème symbolique. George Sand l’inondait de lyrisme. Balzac y poursuivait une enquête sociologique. Stendhal l’employait comme un instrument d’observation psychologique. Mérimée, lui, est purement artiste : son œuvre relève de la théorie de l’art pour l’art. Morale, philosophie, histoire, il a tout subordonné à l’effet artistique. Ainsi en un sens il tient dans le roman la place que tiennent au théâtre Scribe. Gautier dans la poésie. Mais il est infiniment supérieur à Scribe ; et il ne donne jamais cette sensation de perfection vide que Gautier nous procure parfois. C’est ici que l’on voit combien les théories valent par les hommes qui les appliquent. Mérimée est un homme d’une intelligence très distinguée, doué d’une réelle aptitude à former des idées : cela suffit. Il peut ne penser qu’à l’art ; il évitera la niaiserie ingénieuse de Scribe, le néant intellectuel de Gautier.


6. UN DISCIPLE DU XVIIIe SIÈCLE : CL. TILLIER.


Cl. Tillier[220] n’est romantique que par l’époque où il a vécu. Son œuvre principale. Mon oncle Benjamin, est un récit de pur goût voltairien, alerte, narquois et mordant. Mais il vivait en Nivernais : Paris ne le distingua pas. Très oublié en France, Cl. Tillier nous est revenu d’Allemagne où son culte par hasard s’était conservé. Il mérite en effet de ne pas rester inconnu. Il y a eu d’un bout à l’autre du xixe siècle beaucoup de ces lettrés qui, sans renoncer à être de leur temps, ont fait l’éducation de leur goût et de leur plume chez Voltaire. Tillier se place, esthétiquement comme par sa date, entre Cousin et About, mais il n’est à aucun degré attique ou parisien, et il garde de sa province une verdeur un peu sauvage.


CHAPITRE VI

L’HISTOIRE


Le romantisme suscite un grand mouvement d’études historiques. — 1. L’histoire philosophique. Guizot : il soumet son érudition à sa foi politique. Tocqueville : catholique et légitimiste, il étudie avec impartialité la démocratie et la Révolution. — 2. Passage de l’histoire philosophique à l’expression de la vie : Thierry. Ses vues systématiques. Étude des documents ; récolte des petits faits, pittoresques et représentatifs. — 3. La résurrection intégrale du passé : Michelet. Son idée de l’histoire : le moyen âge retrouvé dans les archives. Michelet prophète de la démocratie, ennemi des rois et des prêtres : influence de ses passions sur son histoire. Œuvres descriptives et morales de Michelet.

L’histoire et la poésie lyrique, voilà les deux lacunes apparentes de notre littérature classique. En trois siècles, de la Renaissance au romantisme, le genre historique est représenté par le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet, qui est une œuvre de théologie, par l’Histoire des Variations, du même, qui est une œuvre de controverse, par l’Esprit des Lois, de Montesquieu, qui est un essai de philosophie politique et juridique : restent l’Essai sur les mœurs et le Siècle de Louis XIV de Voltaire, qui sont vraiment de l’histoire, malgré la thèse antireligieuse de l’auteur. Cinq ouvrages, dont trois relèvent d’autres genres, c’est peu pour trois siècles de production intense.

Voltaire, en faisant l’histoire de la civilisation, avait donné une esquisse de l’histoire de France : en dehors de ses ouvrages, les Français ne pouvaient rien lire de passable sur l’histoire de leur nation. Fénelon, dès le début du xviiie siècle, s’en plaignait. On sentit vivement ce manque au commencement de notre siècle ; « Existe-t-il, demandait A. Thierry en 1827, une histoire de France qui reproduise avec fidélité les idées, les sentiments, les mœurs des hommes qui nous ont transmis le nom que nous portons, et dont la destinée a préparé la nôtre ? » Et il passait en revue tous ces prétendus historiens de France, depuis les Chroniques et Annales de Nicole Gilles, secrétaire de Louis XI, du Haillan, Dupleix, Mézeray, Daniel, Velly, Anquetil, etc. : il montrait combien l’ignorance des sources, le manque de science et de critique, l’inintelligence de la vie du passé, le goût romanesque, la rhétorique, l’esprit philosophique, avaient partout déformé l’histoire : combien froides et fausses étaient toutes ces annales, où avortaient vite quelques bonnes intentions d’exactitude.

Chateaubriand, avec son sixième livre des Martyrs et ses Franks sauvages, fut l’initiateur : A. Thierry, en le lisant, se sentit historien. Combien ces Franks à cheveux roux, à grandes moustaches, serrés dans leurs habits de toile, et maniant la francisque, ressemblaient peu aux Franks incolores d’Anquetil ! Quentin Durward et Ivanhoe s’ajoutèrent aux Martyrs. Le romantisme vulgarisa le sens de l’histoire dont les éléments fondamentaux sont la curiosité des choses sensibles et extérieures, la recherche de l’individualité, de la singularité, de la différence. Pour l’histoire de France, le grand réveil du patriotisme que la Révolution provoqua lui donna un intérêt qui attira de ce côté auteurs et lecteurs. Puis la lutte des partis, après la Restauration, profita aux études historiques : les libéraux s’efforcèrent de fonder leurs revendications et les droits nouveaux sur le développement antérieur de la nation ; ils allèrent chercher jusqu’aux temps féodaux et aux invasions barbares les germes de l’état contemporain, ou les titres de la souveraineté populaire et surtout de la suprématie bourgeoise. Cette influence politique devança même l’influence romantique.

L’essor que va prendre le genre historique s’annonce par les publications de documents originaux, par les collections de Mémoires et Journaux authentiques[221], qui séduisent souvent les littérateurs et le public par le pittoresque des tableaux et le dramatique des événements. Outre les vastes recueils de Mémoires sur l’Histoire de France, qui furent une mine de romans et de drames, il faut signaler tout particulièrement la publication des Mémoires de Saint-Simon, qui renouvelèrent dans les esprits l’image du siècle de Louis XIV et de la cour de Versailles.

Les œuvres originales ne se firent pas attendre. Dès le premier moment, deux courants se distinguent dans le genre historique : les uns s’appliquent à dégager la philosophie de l’histoire ; et ne sont en somme que les continuateurs du xviiie siècle, de Montesquieu et de Voltaire ; les autres s’efforcent de ressusciter la forme du passé, de représenter les mœurs et les âmes des générations disparues ; ceux-ci sont la lignée de Chateaubriand, proches parents de lyriques. Les deux rénovateurs des études historiques en notre pays, Thierry et Guizot, représentent ces deux tendances : Guizot, plus philosophe, opère sur des idées ; Thierry, plus imaginatif, essaie d’atteindre les réalités.


1. LE PASSAGE DE L’IDÉE A LA VIE : THIERRY.


Lorsque Augustin Thierry, en 1817[222], donna au Censeur Européen et au Courrier Français ses premières études sur l’Histoire d’Angleterre et sur l’Histoire de France, il avait de grandes ambitions philosophiques : il prétendait trouver la loi suprême, unique, du développement national de chaque peuple[223]. Il esquissait l’histoire de l’Angleterre depuis l’invasion normande au xie siècle jusqu’à la mort de Charles Ier, et « la révolution de 1640 s’y présentait sous l’aspect d’une grande réaction nationale contre l’ordre des choses établi six siècles auparavant, par la conquête étrangère ». Quand il abordait l’histoire de France, il voyait dans l’affranchissement des communes « une véritable révolution sociale, prélude de toutes celles qui ont élevé graduellement la condition du Tiers État » : remontant plus haut, il crut trouver dans l’invasion franque « la racine de quelques-uns des maux de la société moderne : il lui sembla que, malgré la distance des temps, quelque chose de la conquête des barbares pesait encore sur notre pays, et que des souffrances du présent on pouvait remonter, de degré en degré, jusqu’à l’intrusion d’une race étrangère au sein de la Gaule, et à sa domination violente sur la race indigène » Ainsi, occupé à chercher des armes « contre les tendances réactionnaires du gouvernement », Thierry ne voulait encore que faire l’histoire « à la manière des écrivains de l’école philosophique, pour extraire du récit un corps de preuves et d’arguments systématiques ».

Tout cet effort aboutissait en somme à faire de 1789 et de 1830 la revanche de la conquête franque : 1830 devenait le complément nécessaire de 1789, le terme glorieux de tout le développement national. Par le triomphe de la classe moyenne, nos pères, « ces serfs, ces tributaires, ces bourgeois, que des conquérants dévoraient à merci », étaient vengés. Jamais Augustin Thierry n’a su s’affranchir assez de cette philosophie par trop orléaniste et bourgeoise : elle éclate surtout par son exposition de la révolution communale, dans ses Lettres sur l’Histoire de France (1827) et ses Dix Ans d’études historiques (1834), plus sensiblement encore d’un bout à l’autre de son Histoire du Tiers État (1853).

Cependant, lorsqu’il se mit à étudier les documents originaux, il s’aperçut que « l’ordre des considérations politiques où il s’était tenu jusque-là » était « trop aride et trop borné », que par ses vues systématiques il « obtenait des résultats factices », enfin qu’il « faussait l’histoire ». Il sentit alors « une forte tendance à descendre de l’abstrait au concret, à envisager sous toutes ses faces la vie nationale » : alors se fit la complète éclosion de son génie d’historien[224].

Dans ces longues séances aux bibliothèques qu’il a racontées, il préparait son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, qui parut en 1825. Il recueillait « les détails les plus minutieux des chroniques et des légendes, tout ce qui rendait vivants pour lui ses vainqueurs et ses vaincus du xie siècle, toutes les misères nationales, toutes les souffrances individuelles de la population anglo-saxonne ». Dans tous ces petits faits, dans les plus mesquines avanies, il prenait « la forte teinte de réalité » qui devait faire l’intérêt de son ouvrage. Il réussit en effet remarquablement à représenter la vie des vainqueurs et des vaincus ; la thèse, s’exprimant toujours par des faits, n’en diminue pas la valeur pathétique ou pittoresque.

Dès 1820 il avait commencé à appliquer la même méthode à l’histoire de France : il s’était mis à lire la grande collection des historiens de France et des Gaules : et une indignation l’avait saisi en voyant comment les historiens modernes avaient « travesti les faits, dénaturé les caractères, imposé à tout une couleur fausse et indécise », combien de niaises anecdotes, de fables scandaleuses s’étaient substituées à la savoureuse simplicité de la vérité[225]. Il s’était alors donné une mission : « guerre à Mézeray, guerre à Velly, à leurs continuateurs et à leurs disciples ! » À son dessein politique de réhabiliter les classes moyennes se superposèrent heureusement une large passion scientifique, un amour désintéressé de la vérité, un absolu besoin de la connaître et de la dire. Il commença, dans ce double esprit, ses Lettres sur l’Histoire de France : mais son chef-d’œuvre, ce sont les Récits mérovingiens (1840). Le parti pris politique s’y fait peu sentir, par la vertu du sujet ; l’état d’esprit orléaniste s’élargit en pitié des vaincus, en sentiment douloureux des misères individuelles ou collectives ; l’historien est tout à la joie de faire sortir des vieilles chroniques, dans toute la barbarie de leurs noms germaniques hérissés de consonnes et d’aspirations, les Franks et leurs chefs, les Chlodowig, les Chlother, les Hilderik, les Gonthramm, de montrer par de petits faits significatifs ce qu’était un roi franc, comment étaient traités les Gaulois, de substituer dans l’imagination de son lecteur, à la place des dates insipides et des faits secs qu’on apprend au collège, une réalité précise, dramatique, vivante. Il est tout occupé à son œuvre de résurrection, qu’il mène avec une rare intelligence : ses idées générales ne lui servent plus qu’à distinguer sûrement les détails aptes à figurer comme types.

Aug. Thierry chercha une forme pour l’histoire ainsi comprise. Il rêvait d’allier « au mouvement largement épique des historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires, et la raison sévère des écrivains modernes ». Je n’oserais dire qu’il ait absolument réussi. Il saisit très adroitement dans les documents originaux l’expression colorée qui date et caractérise le récit, qui contient comme l’âme du passé : mais, malgré tout, il n’est pas suffisamment artiste. Le fond de style est du temps de Louis-Philippe : on sent qu’il écrit entre Béranger et Thiers. Par un certain manque de poésie et de beauté, la forme est inférieure à la matière comme à l’intention de l’auteur. Malgré cette insuffisance, il lui reste d’avoir été le premier qui ait su chercher et lire dans les faits le caractère particulier d’une époque, mettant ainsi l’histoire d’un seul coup dans sa véritable voie.


2. L’HISTOIRE PHILOSOPHIQUE : GUIZOT, TOCQUEVILLE.


Thierry a écrit des Récits mérovingiens : en une page, Guizot nous en donne toute la substance. Thierry raconte la Conquête de l’Angleterre par les Normandes : une demi-page de Guizot ramasse toutes les idées de ses quatre volumes. C’est dire que Guizot[226] élimine les faits, les hommes, la vie. Il connaît les sources : il établit solidement sur les documents originaux les bases de son travail. Mais il ne s’intéresse qu’aux idées, aux idées générales, qu’il fait sortir avec une rare puissance. Il discipline les faits, pour qu’ils montrent leurs lois, et pour qu’ils donnent un enseignement par ces lois : mais entendez qu’ils donnent un enseignement orthodoxe, c’est-à-dire selon l’orthodoxie doctrinaire. L’Histoire de la Révolution d’Angleterre[227], l’Histoire de la Civilisation en Europe, l’Histoire de la Civilisation en France, ces grandes œuvres froides et fortes, sont la démonstration, impartiale et scientifique en apparence, systématique et passionnée au fond, de ces deux vérités : qu’une royauté même légitime n’a pas de droits contre les représentants de la nation ; et que le gouvernement doit appartenir aux classes moyennes qui ont la richesse et les lumières, qui, par intérêt et par capacité, assureront la prospérité du corps social. Il faut voir avec quelle sûreté d’analyse, et quelle subtilité habile à se déguiser sous une sévère exactitude, Guizot étudie les quatre éléments de la société du moyen âge : aristocratie féodale, Église, royauté, communes, en conduit les relations et les progrès, de façon à faire apparaître le régime de 1830 comme le couronnement nécessaire et légitime de toute l’Histoire de France.

M. de Tocqueville[228] est plus réellement impartial ; il a l’esprit plus large et plus profond que Guizot. Ses deux grands ouvrages, la Démocratie en Amérique (1835-39), l’Ancien Régime et la Révolution (1850), sont vraiment en notre siècle les chefs-d’œuvre de la philosophie historique. M. de Tocqueville, légitimiste et chrétien, a tâché de comprendre son temps, cette France nouvelle qui rejetait la légitimité et faisait la guerre à l’Église. La haute conception qui jadis avait permis à Bossuet d’étudier si librement les sociétés païennes de l’antiquité, et de rechercher les causes physiques ou morales des événements, la croyance au gouvernement de la Providence, a mis Tocqueville à l’aise : assuré que la France allait où Dieu la menait, il a regardé sans haine et sans désespoir la civilisation issue de la Révolution. Il a observé partout, dans les idées, dans les mœurs, et dans le gouvernement, la plus étrange confusion : les législateurs occupés à détruire ou neutraliser les effets de la Révolution, à restreindre la liberté, borner l’égalité ; l’autorité méprisée et redoutée, l’administration centralisée et oppressive ; le riche et le pauvre en face l’un de l’autre, se haïssant, ne croyant plus au droit, mais à la force ; les chrétiens épouvantés de la démocratie, qui est selon l’Évangile ; les libéraux hostiles à la religion, qui est essentiellement libérale ; les honnêtes gens en guerre contre la civilisation dont ils devraient diriger la marche : dans tout cela, le progrès évident, irrésistible, de l’égalité, partant de la démocratie. Ce progrès a frappé Tocqueville comme le fait caractéristique de la société nouvelle. Et comme le triomphe de la démocratie était récent en France, et encore incomplet, il a été étudier la démocratie là où elle était pure et maîtresse, aux États-Unis : il est allé regarder ce qu’elle est là-bas, pour tâcher de deviner ce qu’elle peut ou doit devenir chez nous. La Démocratie en Amérique est une « consultation » sur la nature, le régime, la marche de la démocratie, une œuvre de philosophie expérimentale, qui repose sur une intelligente et sérieuse enquête de la civilisation américaine.

S’appuyant solidement sur la configuration géographique du pays, et sur l’histoire des colonies anglaises, il recherche les origines de l’esprit démocratique en Amérique : il expose l’organisation des États de l’Union et de l’État fédéral, leurs relations et leurs attributions ; il montre comment le peuple gouverne, et tous les effets de la souveraineté de la majorité. Tout le système politique de la république américaine apparaît dans cette première partie. Dans une seconde partie, plus originale et plus profonde encore, Tocqueville nous découvre l’influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel, sur l’état moral et sentimental, sur les mœurs, et la réaction des idées, des sentiments et des mœurs sur le régime politique. Cet admirable ouvrage n’est pas aussi lu chez nous qu’il devrait l’être : et la raison en est qu’il y a trop de pensée pour le commun des lecteurs : jamais de saillies, rien pour l’amusement ni le délassement : c’est un enchaînement austère et vigoureux de faits, de jugements, de prévisions.

L’autre œuvre de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, a pour base une idée d’historien. Tocqueville, comme les historiens orléanistes, voit dans la Révolution la conséquence, le terme d’un mouvement social et politique qui a son commencement aux origines mêmes de la patrie : au lieu que presque toujours, pour les légitimistes et pour les démocrates, la Révolution était une rupture violente avec le passé, une explosion miraculeuse et soudaine que les uns maudissaient, les autres bénissaient, tous persuadés que la France de 1789 et de 1793 n’avait rien de commun avec la France de Louis XIV ou de saint Louis. Mais les orléanistes faisaient servir leur vue de l’histoire aux intérêts d’un parti : Tocqueville, plus philosophe en restant strictement historien, se contente d’établir la continuité du développement de nos institutions et de nos mœurs : la Révolution s’est faite en 1789, parce qu’elle était déjà à demi faite, et que, depuis des siècles, tout tendait à l’égalité et à la centralisation ; les dernières entraves des droits féodaux et de la royauté absolue parurent plus gênantes, parce qu’elles étaient les dernières. Il explique l’influence de la littérature et de l’irréligion sur la Révolution, et la prédominance du sentiment de l’égalité sur la passion de la liberté.

Ayant ainsi rend u compte de la destruction des institutions féodales et monarchiques, Tocqueville avait projeté de montrer comment la France nouvelle s’était reconstruite des débris de l’ancienne : c’est à peu près le vaste dessein que Taine a réalisé dans ses Origines de la France contemporaine. Mais Tocqueville n’eut pas le temps de donner ce complément de son ouvrage.

Les deux œuvres austères dont nous avons parlé, ne montrent pas toute la physionomie de Tocqueville. Ce n’est pas par impuissance qu’il n’y a mis ni esprit ni saillies : c’est par convenance ; mais dans ses Lettres et ses Souvenirs, où il s’abandonne à son impression, on est tout surpris de trouver chez cet homme grave tant de vivacité et tant de mordant.


3. LA RÉSURRECTION DU PASSÉ : MICHELET.


Ce que Augustin Thierry voulut être et ne fut pas pleinement, Jules Michelet le fut avec une incomparable puissance.

Michelet[229] eut ses erreurs, ses préjugés, ses haines ; âme infiniment tendre, il a détesté furieusement certaines idées, et les hommes aussi qui les représentaient. La vérité, la sérénité de son œuvre en ont été diminuées. Son excuse, c’est tout ce qu’il a souffert : les impressions de son premier âge ont été le froid, la faim, la maladie, l’incertitude du lendemain ; dans sa douloureuse enfance de misère et de lutte, son caractère s’est aigri, sa sensibilité s’est surexcitée, son intelligence s’est aiguisée, son imagination s’est enfuie éperdument loin des réalités qui blessent.

Son père qui, dans sa pauvreté, avait foi à l’instruction, le mit au collège Charlemagne : et l’enfant comprit ; obstinément, virilement, il s’efforça jusqu’à ce qu’il fût des premiers de sa classe. Les récits d’une tante, une promenade au musée qui avait recueilli les tombes de Saint-Denis, lui révélèrent sa vocation : à peine sorti du collège, il s’appliqua à l’histoire. Vico lui fournit une philosophie, pour débrouiller et classer les faits. Après divers essais, il entreprit son Histoire de France qui, pendant près de quarante ans, de 1830 à 1868, sera sa vie.

L’œuvre de Michelet est née « dans le brillant matin de juillet », de l’immense espoir, sitôt déçu, dont la révolution de 1830 enflamma son âme populaire. C’est alors qu’il vit la France « comme une âme et une personne » : et il voulut être l’historien de cette âme et de cette personne. Le problème historique se posa pour lui comme une résurrection de la vie intégrale, dans ses organismes intérieurs et profonds.

Thierry se contentait de regarder les races : Michelet sentit qu’aux races il fallait donner « une bonne, forte base, la terre » qui les porte et les nourrit[230]. Le climat, la nourriture, toute sorte de causes physiques, déterminent le caractère des populations : « telle la patrie, tel l’homme ». Il ne se contenta point de regarder de haut les grandes divisions territoriales : dans l’admirable morceau où, dès le début, il assied son histoire sur la géographie, il saisit comme autant de personnes distinctes toutes les unités provinciales dont la France est la somme ; il marque puissamment la physionomie de chaque région, au physique et au moral.

Thierry posait l’antagonisme des races comme donnée primordiale et comme loi supérieure de l’histoire, en Angleterre, en France : les races étaient pour lui des entités irréductibles, indestructibles ; et il lui semblait, au bout de six ou de dix siècles, retrouver les vainqueurs et les vaincus face à face. La fausseté de cette conception absolue choque Michelet ; il a reçu de Vico son « principe de la force vive, de l’humanité qui se crée ». Ce qu’il aperçoit, au lieu de races immuables, « c’est le puissant travail de soi sur soi, où la France par son progrès propre va transformant tous ses éléments bruts ». Au début, il y a des races, et dans les temps barbares, la race est un facteur considérable de l’histoire : plus on va, plus la race est faible et plus elle s’efface. Michelet veut voir comment la France est née, comment elle a formé sa personnalité morale, de quelle vie elle a vécu.

Mais « la vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle n’est véritablement la vie qu’autant qu’elle est complète ». Il fallait retrouver tous les organes et toutes les fonctions de la France, en saisir la formation et le jeu. L’abstraction systématique des doctrinaires ne suffisait pas ici. Il ne fallait pas non plus s’arrêter aux surfaces, au décor de l’histoire : un imagier, comme M. de Barante, qui ne s’attache qu’à reproduire l’éclat extérieur de la narration des vieux chroniqueurs et qui étale aux yeux comme une suite magnifique de tapisseries à sujets historiques, manque au devoir essentiel de l’historien. Il s’agit, en montrant la vie, d’expliquer la vie : loin de chercher l’effet dramatique, loin d’emplir le public de stupeur par l’étrangeté ou l’énormité des choses, l’historien doit réduire tout à la nature, faire la guerre au miracle, découvrir la simplicité du prodige sans en diminuer la grandeur. Ainsi Jeanne d’Arc expliquée sera toujours Jeanne d’Arc, et plus admirable que jamais : « le sublime n’est point hors nature, c’est au contraire le point où la nature est le plus elle-même, en sa hauteur, profondeur naturelles ».

Voilà comment Michelet a conçu sa tâche : il fallait, pour en venir à bout, deux conditions difficiles à réunir, la science et la poésie. Michelet réunit ces conditions. Il sut rassembler laborieusement les fragments de la vérité, et saisir par intuition la vérité totale. Il eut cette force de sympathie qui seule atteint et ressuscite l’âme des siècles lointains.

Thierry avait tenté de retourner aux sources : Michelet élargit la méthode et la complète. Aux documents imprimés il joint les inédits ; aux chroniques, les actes, chartes, diplômes de toute sorte ; il interroge les œuvres de la littérature et de l’art ; une pièce de procédure ou un livre de dévotion révèlent la vie d’une époque, et mieux que les témoignages, si souvent falsifiés, des analystes et des historiographes. Michelet eut une grande joie en 1831 : il fut nommé chef de la section historique aux Archives nationales ; c’était, pour ainsi dire, tout le dépôt de notre histoire nationale qu’on lui confiait : il avait désormais sous la main, à sa discrétion, dans cette masse de documents, le dossier authentique, inconnu, de la vieille France. Il en tira parti avec une allégresse, une activité, une intelligence admirables.

Les vues systématiques et politiques, qui menaient Guizot ou Thierry à forcer le sens des faits, étaient étrangères à Michelet. Il n’était pas bourgeois[231] ; il était peuple et poète. Il aborda son travail d’historien dans un élan d’amour pour les masses anonymes dans lesquelles la France avait successivement vécu, et par qui elle s’était faite. Il avait « le don des larmes », une âme frémissante, qui partout aimait, partout sentait, partout mettait la vie. À cette sensibilité extrême il unissait tous les plus rares dons de l’artiste : la puissance d’évocation, l’imagination « visionnaire », qui obéissait à toutes les suggestions d’une sympathie effrénée, l’expression intense et solide, qui fixait le caractère en dégageant là beauté. Ce style de Michelet, âpre, saccadé, violent, ou bien délicat, pénétrant, tendre, en fait un des deux ou trois écrivains supérieurs de notre siècle.

Michelet a cru s’éloigner des romantiques autant que des doctrinaires. En réalité, son histoire est un chef-d’œuvre de l’art romantique. [Comme les romantiques, il a l’âme obsédée de conceptions métaphysiques et l’imagination symbolique. Philosophe avant de devenir historien, sous l’influence des Allemands et de Vico, Quinet et Cousin aidant, il voit dans l’histoire le grand duel de la matière et de l’esprit, de la fatalité et de la liberté. Tout fait manifeste à ses yeux une idée, et il ne peint si puissamment le réel que parce qu’il y lit et nous y fait lire l’invisible[232]. Mais sa métaphysique et ses symboles sont commandés par ses affections et ses haines : son cœur mène sa pensée, et par là encore il est bien romantique.] Depuis l’invasion barbare jusqu’à la révolution française, il nous donne moins l’histoire objective, impersonnelle, scientifique de la France, que les émotions de Jules Michelet lisant les documents originaux qui peuvent servira écrire cette histoire : on entend ses cris de joie, de douleur, d’amour, de haine, d’espérance, de dégoût, tandis que les pièces qu’il dépouille font passer sous ses yeux les passions, les désirs, les actes de nos ancêtres. Nous regardons notre histoire dans l’âme lyrique de Michelet, et nous n’atteignons les faits qu’à travers les réactions fiévreuses du narrateur.

Selon les sujets et les époques, cette méthode personnelle a eu plus ou moins d’inconvénients ou d’avantages. Les inconvénients sont presque nuls, et les avantages immenses, quand Michelet écrit son moyen âge (1833-1843). Il s’abandonne, avec une joie d’artiste, comme il l’a dit, à l’impression des documents qu’il est le premier à consulter : il atteint à la vérité par la force de sa sympathie ; il a voulu « retrouver cette idée que le moyen âge eut de lui, refaire son élan, son désir, son âme, avant de le juger » ; il se fait à lui-même une âme du moyen âge : de sorte que les obscurs instincts des masses populaires deviennent, dans sa conscience d’érudit, une claire notion du rôle de l’Église et du rôle de la royauté.

Il n’avait pas grand effort à faire pour comprendre la puissance du christianisme au moyen âge. Il ne croyait pas ; il n’était pas soumis à l’Église. Mais il avait l’âme toute religieuse, mystique même. En lisant l’Imitation, tout enfant il avait « senti Dieu » : il resta toute sa vie un inspiré, et les livres qui parlèrent le plus à son cœur furent toujours les livres des voyants et des prophètes, l’Imitation, la Bible, les Mémoires de Luther ; même il sera tendre à Mme  Guyon. Il avait le sens des symboles, et la grandeur poétique, la plénitude morale du symbolisme chrétien l’ont saisi : à mesure que la religion du moyen âge se matérialisera, se desséchera, il pleurera cette grande ruine ; il cherchera de tous côtés les illuminés, les indépendants, les révoltés, qui ont gardé la vue de l’Idée et le contact de Dieu : il mettra en eux son amour et sa joie. Il sera toujours avec les plus effrénés chrétiens.

Michelet eut la faiblesse de se repentir d’avoir rendu justice au catholicisme. Il a traité de mirage, d’illusion poétique son tableau du moyen âge. Il a essayé d’y mettre après coup tout le contraire de ce qu’il y avait mis d’abord, il a voulu rattraper, il a rétracté ses jugements[233]. Son livre se défend contre lui, et ne se laisse ni diffamer ni travestir. Heureusement un scrupule d’artiste a empêché Michelet de retoucher ses premiers volumes, pour les imprégner de ses nouvelles idées.

La même année 1843, où il termine son moyen âge, Michelet public avec Quinet son livre des Jésuites. C’est fini de sa sereine activité de savant. Les passions contemporaines l’ont saisi : l’historien se surcharge d’un démocrate forcené, qui a les prêtres et les rois en abomination. Michelet, désormais, se voue à la prédication démocratique ; et pour commencer, laissant là l’histoire de l’ancienne France, il court à la Révolution. Il en fait la légende plutôt que l’histoire, malgré ses très sérieuses recherches : maudissant, invectivant, embrassant, bénissant, dressant au-dessus de tous ses ennemis, amis et serviteurs, la sainte figure du peuple, du peuple idéal, terrible, fécond et généreux comme la Nature, toujours grand et toujours pur, quoi qu’il fasse.

Lorsqu’il reviendra de là au xvie siècle, Michelet se posera devant les rois, les prêtres et les nobles comme un justicier : qu’avez-vous fait du peuple ? qu’avez-vous fait pour le peuple ? À chaque individu, à chaque époque, il posera la terrible question, ayant déjà prononcé la sentence. Il lira dans les textes tout ce qu’il voudra, avec une subtilité féroce d’inquisiteur ; il n’y aura bassesse, ou crime, qu’il ne prête à ceux qu’il n’aime pas. Il exprimera aussi des faits tout ce qu’il voudra, par le plus outré, le plus intempérant symbolisme qu’on puisse voir. Son imagination dominée par sa foi et ses haines devient une machine à déformer toute réalité. Son histoire, dès lors, débordant de diffamations et de calomnies fantaisistes, tournant à l’hallucination délirante, nous donne à chaque instant l’impression d’être du même ordre que la Légende des siècles ou les Châtiments.

Cependant Michelet écrira encore d’admirables pages, toutes pleines d’idées profondes et suggestives, sur la Renaissance, sur la Réforme, sur les guerres de religion : il nous donnera en tableaux merveilleux une vision précise, colorée du xvie siècle. Puis les défauts, l’injustice, la folie iront en s’accusant[234], jusqu’à ce que Michelet regagne la Révolution : çà et là, le penseur et le poète, l’historien de génie se retrouvent. Malgré tout, d’un bout à l’autre, l’œuvre est étrangement vivante. On a beau se défier, se défendre : cette passion brûlante vous prend.

Michelet restera surtout comme l’historien du moyen âge : c’est là la partie vraiment éternelle de son œuvre, où s’équilibrent l’érudition et l’imagination, où la sensibilité vibrante devient un instrument d’exactitude scientifique. C’est là qu’il a touché le but qu’il avait fixé à l’histoire : la résurrection intégrale du passé. Dans cette partie, il n’y a rien peut-être de plus beau que le tableau du xive et du xve siècle. Michelet assiste, avec une pitié immense, à la naissance du sentiment de la patrie dans l’âme obscure des masses populaires, pendant l’horrible guerre de Cent Ans ; il voit éclore ce sentiment dans la dévotion chrétienne et monarchique, il le voit s’incarner dans la douce voyante qui sauve la France, dans Jeanne d’Arc ; et jamais la pieuse fille n’a été mieux comprise que par ce féroce anticlérical. Les pages qu’il lui consacre, où il analyse les causes de tout ordre qui ont produit et fait réussir la mission de Jeanne d’Arc, peuvent être étudiées comme contenant tout le génie de Michelet.

Dans la dernière période de sa vie, Michelet, chassé du Collège de France, chassé de ses chères Archives, pour refus de serment après le coup d’État de 1851, se retire aux environs de Paris, puis près de Nantes, puis, pour sa santé, près de Gênes. Là, son âme de poète, plus tendre, plus enthousiaste, plus juvénile que jamais, s’ouvre à la grande et divine nature, qui toujours, du reste, avait été la religion de son intelligence, la joie de ses sens. Il fixe ses impressions, ses visions, ses frissons, ses suggestions dans des livres étranges, difficiles à classer, souvent délicieux, l’Oiseau, l’Insecte, la Montagne, la Mer : le lyrisme y déborde, mais un lyrisme nourri de fortes idées, pénétré de science solide. On comprendrait moins bien le génie historique de Michelet, si l’on n’avait vu dans ces ouvrages à quel point la poésie de son style et ce don d’évocation qui rend ses récits si vivants résultent d’une communion d’âme avec toutes les manifestations de la vie. Les descriptions qu’ils renferment, paysages, ou phénomènes naturels, ou bien actes des êtres vivants, nous aident aussi à reconnaître la singulière acuité de sa vision : son œil reçoit l’impression des plus fines modifications de la nature sensible, et sa mémoire les rend en leur fraîcheur première.


La nature, si dure et si immorale au sentiment de beaucoup de nos contemporains, est pour Michelet une inépuisable source de joie, de force et de foi : il y renouvelle sa vie morale. Spiritualisée par lui, elle est la grande consolatrice de son âme délicate ; il s’y plonge, et il revient à l’humanité, avec un espoir plus fort, une pitié plus large.

Il mêle parfois à ses enseignements une indiscrète physiologie, une politique ou une philosophie d’apocalypse ; il exagère jusqu’à la dureté les reliefs de son style. Mais il rachète tous ses défauts par l’ardente virilité, par la générosité foncière des prédications dont il essaie de fortifier les générations nouvelles. A force de vibrante et candide sincérité, il est un des rares laïcs à qui il ait été donné de catéchiser sans ridicule.

On a publié depuis sa mort quelques carnets de notes de voyage, où les belles descriptions, les fortes émotions ne manquent pas : on sait ce que Michelet peut en ce genre. Mais que d’idées ! et quelle rare, large, vive intelligence avait ce romantique enragé ! quelle abondance aussi de remarques prises sur le vif, saisissantes de justesse ! et comme il apparaît que cet éperdu visionnaire avait le sens de l’observation, le discernement instantané des réalités suggestives !

Michelet est un des écrivains de notre siècle qui me semblent destinés à grandir dans l’avenir, quand dans son œuvre trop riche on aura fait une part à l’oubli, à la mort : le reste, et un reste considérable, une fois allégé, n’en montera que plus haut.

LIVRE III

LE NATURALISME
1850-1890

CHAPITRE I

PUBLICISTES ET ORATEURS

1. Le mouvement des idées sous le second empire. Esprit scientifique. Progrès industriel. Luttes politiques. — 2. Publicistes et journalistes : Veuillot. Paradol, About. — 3. Orateurs politiques : Thiers, Jules Favre, Gambetta. Évolution de l’éloquence politique. — 4. Éloquence universitaire : Caro, M. Brunetière. La conférence : M. Sarcey.

L’essor du naturalisme est le grand fait littéraire qui domine la seconde moitié du xixe siècle[235]. Ce mouvement de réaction contre le romantisme, malgré l’incompatibilité théorique des formules d’art, fut en fait un effort souvent impuissant pour échapper au romantisme, qui contenait en sa vaste confusion tous les éléments dont la nouvelle école allait s’emparer pour le détruire et le nier : elle eut beau faire, elle mit quelque chose de lui dans presque tous ses chefs-d’œuvre.

1. ESQUISSE SOMMAIRE DU MOUVEMENT POLITIQUE ET SOCIAL.

Le développement de la littérature se lie à l’histoire générale de la société française pendant ces quarante années, et la correspondance est assez facile à saisir. Sans élargir outre mesure le cadre de cette étude, nous pouvons, comme pour la période précédente, tâcher de définir en deux mots le milieu social où se produit le naturalisme.

Ce qui donne à ce demi-siècle sa physionomie, c’est d’abord la prédominance du positivisme scientifique sur la foi religieuse, en second lieu la prédominance des intérêts matériels sur les intérêts moraux, enfin la prédominance des questions politiques sur les questions sociales.

Il semble que l’influence de Rousseau et de Chateaubriand soit épuisée : la forme religieuse, enthousiaste, qu’ils avaient rendue aux âmes, s’efface. L’Église, par une fausse manœuvre qui lui a coûté cher, s’était laissé lier aux partis politiques : elle apparaissait comme la grande ennemie de la liberté et de l’égalité. L’hostilité à l’Église était le premier principe, la première nécessité de tout libéralisme. Mais, dans la génération de 1830, beaucoup avaient séparé le christianisme du catholicisme, et l’on avait vu des républicains évangéliques, des socialistes épris de Jésus. Ceux qui ne gardaient aucune attache avec la religion portaient dans le culte de l’humanité, dans l’amour du progrès même industriel, un enthousiasme d’apôtres, des dons étranges d’attendrissement sentimental et du ravissement mystique. La pensée se réalisait alors naturellement sous forme de religion : le chef d’école était un prêtre, l’École une Église[236]. Vers 1850, les âmes se dessèchent. Les nouvelles générations croient à la science — ce sont les hauts esprits ; au succès, au bien-être — c’est le grand nombre. Positivisme scientifique, scepticisme voluptueux, matérialisme pratique, voilà les formes d’âme de très inégale valeur que la période où nous entrons offre le plus souvent.

Le second empire a été, pour notre malheur, idéaliste dans sa politique extérieure, sans l’ètre d’ailleurs avec suite et clairvoyance : dans le gouvernement intérieur, il a capté les égoïsmes, séduit les intérêts, poussé toutes les parties de la nation vers l’exclusive recherche des avantages matériels. De la doctrine saint-simonienne, si large et généreuse à l’origine, l’utopie tombant, il n’est guère resté que la forte impulsion donnée à l’activité industrielle : du grand rêve humanitaire sort un accroissement prodigieux de richesse pour les classes moyennes. Le peuple, cependant, le paysan propriétaire surtout, mais aussi l’ouvrier salarié reçoivent leur part dans l’accroissement du bien-être universel : mais cette part est si justement mesurée par un calcul de politique plutôt que par un élan de justice ou de charité, que les appétits s’y aiguisent au lieu de s’y satisfaire, du moins chez l’ouvrier.

L’Empire s’efforçait ainsi de durer : mais son origine lui rendait la chose malaisée. Il eut contre lui tous les partis qui représentaient les formes antérieures du gouvernement : légitimistes, orléanistes, républicains. Mais voici la vraie cause de sa faiblesse : au lieu qu’en 1830, la victoire du peuple sur la royauté violatrice de la Charte avait opéré la séparation du libéralisme et de la démocratie, en 1851 la restauration du pouvoir personnel réunit toutes les formes du libéralisme avec la démocratie dans une opposition irréconciliable : derrière les défenseurs de la légalité parlementaire se rangèrent les masses populaires des grandes villes, qui avaient foi encore à la République, au droit, à la liberté. Ainsi le second empire fit repasser au premier plan les questions politiques, et interrompit pour vingt-cinq ou trente ans en France le progrès des idées socialistes, si violemment déchaînées de 1830 à 1848. Les revendications sociales s’effacèrent, et pendant tout le second empire, l’objet de l’opposition, dans la nation comme à la chambre, fut la restauration du régime parlementaire.

Le coup d’État du 2 décembre avait supprimé l’éloquence politique. Elle reparut peu à peu au Corps Législatif et au Sénat, à mesure que le droit de discussion, le droit d’interpellation, la publicité des débats furent rétablis. De 1860 à 1870, les orateurs des partis coalisés pour l’opposition ne donnèrent pas de répit aux ministres de l’Empire, qui n’avaient pas pour eux la supériorité du talent. Exploitant avec une passion adroite toutes les fautes, toutes les iniquités, toutes les incohérences de la politique extérieure et intérieure du gouvernement, ils ne lui laissèrent d’autre soutien que l’intérêt de la masse rurale, à qui l’empire paraissait une garantie de paix et de bien-être.

L’Empire renversé, la lutte fut entre les partis, monarchistes contre républicains d’abord, et « cléricaux » contre « anticléricaux ». Puis l’écrasement des partis monarchiques, la retraite de l’Église hors du champ de bataille politique, donnèrent au régime républicain une assiette solide : mais au lendemain de la victoire s’est produit, comme on pouvait s’y attendre, la dislocation de la majorité. Derrière les rivalités politiques et les divisions parlementaires, une séparation plus grave s’est faite, celle du libéralisme bourgeois et de la démocratie socialiste. La situation redevient, sous la troisième république, ce qu’elle était sous la monarchie de Juillet, avec cette différence que le socialisme, grâce au suffrage universel, n’est plus seulement dans la rue, mais à la Chambre. Dès lors, la politique repasse au second plan. Une guerre sociale s’ouvre, et ce que les uns défendent, ce que les autres attaquent, c’est la propriété, base et symbole à la fois de tout l’ordre établi.

Il s’en faut, encore ici, que tous les directeurs de ces divers mouvements aient droit de figurer dans une histoire littéraire : elle ne doit tenir compte que de quelques hommes, qui ne sont pas toujours les plus grands par la pensée ou les actes.


2. PUBLICISTES ET JOURNALISTES.


La presse du second Empire, soumise à un dur régime de censure, d’amendes et de procès, nous offre trois remarquables tempéraments d’écrivains : Veuillot, Prévost-Paradol, About.

Louis Veuillot[237], d’origine populaire, et qui se cultiva sans s’éloigner du peuple, homme de volonté forte et d’ardente charité, devint catholique en visitant Rome : le catholicisme lui apparut comme l’unique croyance où les misérables pouvaient se consoler, comme l’unique autorité qui devait guérir les misères. Rédacteur (1843), puis directeur (1848) de l’Univers, il se fit le serviteur de l’Église catholique, serviteur sans défaillance et sans complaisance, impérieux aux amis, injurieux aux adversaires. Il fit une rude guerre à l’Université, foyer d’athéisme et de corruption, aux études classiques, à tous les libéralismes, à toutes les libres pensées, ne séparant pas les modérés des révolutionnaires, ni les spiritualistes des matérialistes ; il fit la police de l’Église française, interdit par Dupanloup, appelant à Pie IX, défendant le pouvoir temporel, poursuivant l’extermination du gallicanisme, lançant l’anathème et l’invective contre tous ceux qui contestaient l’infaillibilité du pape. Ce fut un superbe pamphlétaire, dont l’absolu désintéressement, l’humilité profonde, mirent à l’aise le tempérament ; écrivain puissant, nourri des grands maîtres, au commerce desquels il a développé son originalité, ayant une rare intelligence littéraire, il a écrit des pages qui vivront, par la vivacité mordante de l’esprit ou par l’éclat violent de la passion.

Prévost-Paradol[238], normalien, esprit brillant, inquiet, ambitieux, entre aux Débats en 1836 : là, et dans le Courrier du Dimanche, il harcela l’Empire autoritaire de son ironie hautaine, plus désagréable aux gouvernants que dangereuse aux gouvernements, si ce n’est qu’elle tournait l’opposition politique en volupté intellectuelle, chose toujours de conséquence en France. Il est le plus remarquable de tous ces libéraux, sortis des écoles, qui combattirent par la presse le régime impérial en attendant que la tribune leur fût rouverte. Paradol donna en 1868 un livre de la France nouvelle qui lit grand bruit : il y disait, avec une précision poignante de clairvoyance, la désorganisation et la faiblesse militaire de la France impériale, le conflit prochain et redoutable de la France et de l’Allemagne ; mais il voyait aussi, avec une douleur non moins profonde[239], le mouvement démocratique qui emportait les masses, les aspirations égalitaires qui ne représentaient pour lui qu’une terrifiante anarchie. Paradol, qui ne put être député, était un pur parlementaire : le salut était pour lui dans certaines formes constitutionnelles. Lorsque l’empire s’en revêtit, les instincts conservateurs de Paradol, étouffant ses défiances patriotiques, le rallièrent au régime qu’il avait ruiné, à la veille des désastres qu’il avait prédits, et auxquels il ne survécut pas.

Un autre normalien, tout voltairien d’esprit et de style, conteur exquis et charmant causeur, d’intelligence plus agile que forte, et plus en surface qu’en profondeur, impertinent, tapageur et gamin, Edmond About[240], fut un indépendant agréable à l’Empire, qui le protégea, le décora : il y avait un point pourtant sur lequel About ne transigeait pas, c’était la question religieuse ; il représentait l’opinion anticléricale dans le parti bonapartiste, et il combattit toujours vivement le gouvernement lorsqu’il voulut se servir de l’Église ou parut la servir. La guerre de 1870 fit de cet Alsacien un républicain : il se jeta alors avec passion dans le journalisme, où il n’avait été jusque-là qu’amateur. Mêlant ensemble républicanisme, anticléricalisme et patriotisme, il écrivit de brillants articles, où tout l’esprit, toute la sincérité de l’écrivain ne masquent pas certaine maigreur ou étroitesse de la pensée, depuis que l’actualité ne les soutient plus.

Depuis 1870, la presse, débarrassée de toutes les entraves, s’est transformée. Rien n’y maintenait plus certains mérites de style que la présence d’un pouvoir fort, dont il fallait tromper la sévérité ou humilier la brutalité. Mais surtout le beau temps du journalisme littéraire semble passé[241] : l’information prime l’invention.


3. LES ORATEURS POLITIQUES.


Dans le grand nombre des orateurs et des hommes d’État qui soutinrent à la tribune les croyances ou les intérêts de leurs partis[242], il faut distinguer trois hommes, comme représentant les formes supérieures de l’éloquence politique : Thiers, Jules Favre et Gambetta.

Thiers[243] doit beaucoup au second empire. Par sa politique et par sa chute, l’empire fournit à Thiers la plus belle situation que jamais homme d’État puisse rêver : celle où tous les intérêts personnels coïncident avec le bien public et le devoir patriotique, celle où il suffit de s’oublier pour s’élever, de penser à soi pour bien mériter de tous. Tout ce qu’il y avait de petit, d’étroit, d’égoïste dans Thiers disparut par le bénéfice des circonstances ; et il faut dire qu’il ne leur faillit point. Il saisit de toute son intelligence, de tout son cœur le rôle qui lui était présenté ; et tout en lui, défauts et qualités, y servit. À la clarté de sa parole s’évanouissaient les budgets, se découvraient les fautes politiques de l’Empire. Son expérience diplomatique, ses prétentions militaires, son réel patriotisme lui faisaient dénoncer dès 1864 l’imprudence d’un gouvernement qui laissait grandir la Prusse et n’avait pas d’armée. Jusqu’en 1870 il ne cessa de prophétiser sans être cru. Après le désastre, il lui suffit de s’attacher à sa place, pour réduire à l’impuissance les minorités monarchiques ; il lui suffit de rester le président de la République, pour fonder la république : quand il se retira (le 24 mai 1873), il était trop tard, l’heure d’une restauration avait passé. Dans ce rôle encore, il fut admirable de souplesse, de netteté d’esprit, d’éloquence dans toutes les occasions qu’il eut de parler ou d’écrire.

Jules Favre[244], Lyonnais, républicain dès 1830, avocat des procès politiques de la monarchie de Juillet, démocrate un peu incohérent dans la seconde République, défenseur d’Orsini[245], rentra au Corps législatif en 1858. Orateur ardent, parlant une belle langue, étoffée, ample, ferme, correcte, il fut le chef de l’opposition. La déconsidération profonde que la lointaine expédition du Mexique jeta sur le gouvernement, est due en grande partie à l’éloquence passionnée de Jules Favre, qui pendant quatre sessions ne laissa passer aucune faute, aucun scandale de cette malheureuse entreprise. Chrétien, mystique, sentimental, il laissait parfois déborder dans son éloquence des effusions un peu troubles ; il n’évitait pas toujours la déclamation ni le pathos, lorsqu’il se laissait aller à son émotion. Ce grand orateur fut dix ans dans le Parlement de la troisième République, sans éclat, sans crédit, sans récompense.

Un procès politique fit connaître Gambetta[246] tout à la fin de l’Empire ; c’était un fougueux méridional, à la parole éclatante et large, très avisé, très intelligent, très maître de sa volonté, capable de voir plus haut que les intérêts et les haines de parti : un véritable homme d’État. Je laisse son grand rôle dans la guerre de 1870 : l’orateur seul nous appartient. Il disciplina le parti républicain, en calma les impatiences, lui imposa la confiance en M. Thiers. Il classait les problèmes, les réformes, marquant toujours un but principal, mais ne fixant jamais de terme où l’on n’aurait plus rien à faire : il voulait que le progrès de la démocratie se fit par un mouvement régulier et continu. Sa hauteur d’esprit et son patriotisme lui représentaient l’union morale des Français comme un objet désirable ; déposant les rancunes après la victoire de ses principes, il ne voulait pas retenir indéfiniment les mots d’ordre et les moyens de combat qu’imposaient les nécessités provisoires île la politique. Mais c’étaient là de trop grandes vues. On ne le laissa pas gouverner ; et quand il fut mort, on revint peu à peu aux idées pour lesquelles on avait renversé son ministère. Quel malheur qu’avec cette éloquence puissante, cette pensée forte et généreuse, Gambetta parle une mauvaise langue, trouble, incorrecte, abondante en jargon ! On souffre dès aujourd’hui à le lire ; et pourtant, si médiocre que soit la forme, le mouvement y est encore, parfois la flamme.

Entre 1880 et 1890 semble s’être achevée une évolution de l’éloquence politique, dont le commencement remonte presque aux débuts du régime parlementaire. Ce qui maintient et produit la grande, la retentissante éloquence, ce sont les luttes de principes, les questions universelles : à mesure que les intérêts deviennent plus nombreux et plus pressants, l’orateur est sollicité à devenir un homme d’affaires, capable surtout d’exposer clairement, de discuter précisément, sans bruyants éclats, sans gestes violents, qui troublent l’intelligence et distraient l’attention. En même temps, le goût littéraire évoluait en tout vers la simplicité,[247]vers la familiarité, parfois même le débraillé : la causerie sans façon s’est introduite à la tribune ; insensiblement les magnifiques rhéteurs se sont démodés, ont paru un peu ridicules. L’éloquence a semblé devenir une chose d’un autre âge. Je me demande, toutefois, si elle n’aura pas sa revanche, et bientôt : depuis 1878 ou 1880, on s’est battu plutôt pour des intérêts que pour des principes ; mais voici que, de nouveau, deux conceptions générales de l’ordre social sont en présence. Il y a là une abondante matière de grande éloquence, si les hommes se rencontrent : et quelques expériences récentes nous invitent à douter que, chez nous, le dégoût du développement oratoire soit profond et définitif[248].


4. ORATEURS UNIVERSITAIRES ET CONFÉRENCIERS LITTÉRAIRES.


J’ai parlé précédemment, pour n’y pas revenir, de l’éloquence religieuse : l’orientation nouvelle de l’Église, dans notre société, n’a pas encore eu le temps de donner des résultats littéraires, que peut-être elle donnera bientôt.

L’éloquence judiciaire, comme toujours, se subordonne à l’éloquence parlementaire. Les grands avocats sont d’ordinaire les meneurs des chambres ; les grands procès sont des affaires politiques[249]. Au reste, l’éloquence du barreau échappe de plus en plus à la littérature : elle se place ou bien hors de l’art, par la controverse juridique, ou au-dessous de l’art, par les gros effets[250].

Reste l’éloquence d’enseignement. La période qui nous occupe n’a pas l’éclat de la précédente. L’esprit scientifique, ici encore, est victorieux, aux dépens du talent oratoire : le dédain de l’éloquence est sensible chez Taine et Renan ; celui-ci même donne un sens défavorable aux mots littérateur et littérature. La mode n’est plus aux amples expositions qui émerveillent un auditoire nombreux, peut-être incompétent. Après l’inertie que l’empire a favorisée, l’activité, le travail reprennent, mais les maîtres s’enferment dans leurs laboratoires avec quelques élèves. La tradition des cours publics est reprise avec éclat par Caro[251] ; elle parait si lointaine, que son succès étonne, scandalise, et permet de le couvrir de ridicule.

C’était pourtant un homme de réelle valeur, instruit, intelligent, d’une rare probité intellectuelle, plus apte à expliquer les systèmes qu’à les réfuter, et ne dissimulant rien des doctrines qu’il ne réussissait pas à détruire : il avait la parole un peu trop ronde et fleurie, élégante et chaude. Ses dons d’orateur lui firent la réputation de ne point penser.

Dans ces dernières années[252], un orateur puissant s’est révélé en M. Brunetière, dont la sévère méthode, le rigoureux enchaînement de doctrine ont fortement saisi le public : sans nulle concession à la frivolité des auditeurs, il les gagne par l’ardente conviction que son action, sa voix, toute sa personne dégagent.

À l’éloquence universitaire doit s’annexer une autre forme de la parole publique qui s’est développée surtout depuis vingt-cinq ans. Je veux parler de la conférence. Littéraires, politiques, économiques, scientifiques, anecdotiques, humoristiques, quelles conférences n’a-t-on pas eues depuis 1870 ? Tout le monde s’y est mis : avocats, professeurs, députés, comédiens, femmes. Et chaque conférencier y a porté la distinction ou la médiocrité qui lui appartenait dans l’exercice de ses fonctions ordinaires. Je ne vois qu’un homme à signaler, qui vraiment a fait de la conférence autre chose qu’un discours ou une lecture, et s’y est créé une forme originale de parole. C’est M. Sarcey[253]. Comment définir ses conférences ? Est-ce de l’éloquence ? est-ce du théâtre ? Je ne sais trop. Ne pourrait-on pas dire qu’il a inventé une variété de monologue, le monologue à sujet littéraire, joué par l’auteur ? Il est certain que ni les idées — et il y en a beaucoup — ni l’esprit — et il y en a plus encore — ni tous les dons du critique, de l’écrivain, de l’orateur même, ne suffisent à expliquer le plaisir complexe et complet que donne, à la foule comme aux délicats, M. Sarcey mettant en scène les idées de M. Sarcey sur Corneille ou sur Racine.


CHAPITRE II

LA CRITIQUE


Vinet, Schérer. — 1. Sainte-Beuve ; la critique biographique. L’histoire naturelle des esprits. Réalisme psychologique des Lundis et de l’Histoire de Port-Royal. — 2. Taine ; la psychologie scientifique. Influence de sa doctrine. Déterminisme littéraire : la race, le milieu, le moment. Principes de l’imitation artistique de la nature ; principes de la classification des œuvres. Caractères généraux de l’œuvre de Taine. — 3. Fromentin : la critique d’art fondée sur le métier ; définition mais non détermination de l’individualité.

La critique, dans la seconde moitié du xixe siècle, a exercé une très forte action sur la création littéraire. C’est qu’elle n’offrait plus aux écrivains un idéal absolu, un « canon » de beauté, sur lequel ils devaient « patronner » leurs œuvres : elle était comme le canal qui amenait en leur conscience les résultats, les hypothèses ou les méthodes de l’histoire, de la philosophie, de la science. La direction de l’esprit public n’appartenait plus à la littérature, qui demandait à la critique les moyens de se mettre en harmonie avec les besoins nouveaux des intelligences.

La première partie du siècle appartient à Villemain[254], qui met à l’épreuve les idées de Mme de Staël, et aux théoriciens du romantisme, qui, plus ou moins confusément, expliquent ou justifient la révolution accomplie dans les œuvres. Le plus avisé, le plus fin de ces apologistes fut Sainte-Beuve, qui, comme je l’ai dit plus haut, joua aux classiques le bon tour de leur escamoter la poésie du xvie siècle qu’ils avaient eu le tort d’oublier, pour la donner aux romantiques désireux de se créer une tradition et des ancêtres. C’est Sainte-Beuve que nous retrouvons, d’abord, dans la période qui nous occupe : de 1840 à 1865 environ, il est le maître incontesté de la critique.

Mais je dois, avant de me tourner vers lui, nommer deux hommes de grand talent, qui sont en dehors du courant principal des idées littéraires, et que pourtant l’on ne saurait oublier. A. Vinet[255], un Suisse, un protestant, a mêlé de fortes préoccupations morales à l’étude des œuvres littéraires : esprit grave, solide, ingénieux, fécond en idées et en vues sur toutes les parties de notre littérature qui posent le problème moral ou religieux. E. Schérer[256], enfin, d’origine suisse aussi, protestant aussi, mais protestant libéré, critique subtil et hardi, théologien devenu philosophe, très au courant des choses d’Angleterre et d’Allemagne, a ainsi exercé une réelle, bien que restreinte, influence[257].


1. SAINTE-BEUVE.


Une puissance de création médiocre ; un peu de jalousie, de malignité à l’égard des grands contemporains, où l’on sent un dépit de n’avoir pas percé soi-même au premier rang ; un excès de sévérité pour les vaincus du combat politique qui ne sont pas satisfaits de leur défaite, une insistance à les convertir, où le journaliste officiel, payé, protégé, se découvre trop, et qui fait que des Lundis, à les lire tout d’une suite, émane un déplaisant parfum de servilité ; certain goût de commérages et d’investigations scabreuses, où l’on devine que, sous prétexte d’exactitude historique, se satisfait une imagination inapaisée de vieux libertin : voilà le mal qu’on peut dire de Sainte-Beuve[258]. C’est, au reste, l’intelligence la plus fine, la plus souple, la plus curieuse, la plus « soupçonneuse » de problèmes et de difficultés, qui ait jamais été appliquée à la critique.

Très agile et très mobile, Sainte-Beuve a traversé tous les milieux, romantisme chrétien, xviiie siècle sceptique, sciences médicales, saint-simonisme : rien ne l’arrête ; dès qu’il a compris, il échappe. Les impuissances de fauteur servent au développement du critique : il essaie le roman et la poésie, de façon à connaître le métier. Il n’est d’aucune spécialité, d’aucune école, d’aucune église. Ce voluptueux matérialiste parle gravement, dévotement du jansénisme. Son esprit est plus compréhensif que toute doctrine : il ne veut que comprendre et expliquer ; et comprendre, pour lui, c’est aimer ; expliquer, c’est justifier. Il n’est guère capable de tenir rigueur à ce qui exerce son intelligence.

Malgré ses allures de dilettante, il a couvert sa curiosité d’une intention de philosophie et de science. Il semble, d’abord, qu’il continue l’œuvre de Villemain, qui avait été de réduire la critique littéraire à l’histoire. Villemain, largement, un peu lâchement, en orateur, avait établi les relations de quelques grands mouvements littéraires aux faits sociaux correspondants : Sainte-Beuve pousse plus loin, cherche des correspondances plus fines, des déterminations plus rigoureuses. Villemain traçait les lignes générales, les grandes directions d’une vaste période : il laissait flotter dans ces larges cadres les individus, de qui émanent immédiatement les œuvres. Sainte-Beuve s’attache aux individus : et par là il introduit d’abord une relativité plus grande dans la critique. Il cherche, dans l’œuvre littéraire, l’expression, non plus d’une société, mais d’un tempérament : tous ses jugements sur les livres sont des jugements sur les hommes. Il remet cet homme sur pied, en pleine réalité, il le rattache par tous les côtés à la terre, selon son expression ; il suit dans son origine, dans son éducation, dans ses fréquentations, dans toute sa vie intime et domestique, la formation, les agrandissements, les abaissements du caractère et de l’esprit. À la fin de ces minutieuses enquêtes, l’homme, et par l’homme le livre, se trouve relié à quelque courant connu et défini de la civilisation générale.

Mais l’histoire n’est pas, pour Sainte-Beuve, le terme ou le but de la critique : il a la prétention d’être un philosophe, un savant ; il cherche des lois générales. Il donne ses études sur les individus pour une « série d’expériences » qui forment « un long cours de physiologie morale ». Il se piquait de faire « l’histoire naturelle des esprits ». Il pensait qu’il y a des familles d’esprits, comme en histoire naturelle il y a les races et des variétés. Mais on ne voit pas que Sainte-Beuve ait constitué ces familles d’esprits : il a poursuivi partout l’individualité, en ce qu’elle a de plus distinct. Je ne lui en ferai pas un reproche ; mais cette méthode est juste le contraire de la science.

En réalité, Sainte-Beuve, se couvrant de quelque dessein scientifique, a poursuivi son plaisir. Et ce plaisir, c’était le spectacle de l’individu vivant. Il n’y a pas tant à raffiner sur son cas : c’est un homme que le jeu des réalités morales a prodigieusement intéressé. Regardez les deux grandes masses qui constituent son œuvre : les Lundis et l’Histoire de Port-Royal. Ces Lundis sont une incohérente collection d’âmes individuelles : Sainte-Beuve ne s’emprisonne pas dans la littérature ; il suffit qu’un homme ou une femme ait écrit quelques lettres, quelques lignes, pour lui appartenir : le général Joubert aussi bien que Gœthe, et Marie Stuart avec Mlle  de Scudéry ; généraux, ministres, gens de lettres et gens du monde, français, anglais, allemands, toutes sortes d’individus l’arrêtent ; il extrait de leurs accidents biographiques toutes les particularités psychologiques et physiologiques qui les définissent en leur unique caractère. L’admirable Port-Royal, où revit toute une partie de la société française du xviie siècle, où se dessine une des grandes forces qui aient agi sur la littérature de ce temps, ce Port-Royal est surtout un chef-d’œuvre de restitution psychologique. Dans l’identité de la doctrine janséniste, Sainte-Beuve suit l’irréductible distinction des tempéraments, marque les formes et les valeurs très diverses qu’ils ont imprimées aux communes idées : au bout du livre, on a moins retenu l’évolution du jansénisme que des physionomies de jansénistes. L’auteur nous a présenté un groupe historique, nullement une espèce morale : il y a là autant d’espèces que d’individus.

Sainte-Beuve a donné — rien de plus, rien de moins — d’étonnantes biographies d’âmes. Sa critique est purement réaliste, d’une grande valeur artistique, par l’expression des caractères individuels, d’une insignifiante portée scientifique, parce qu’il n’y a pas de science de l’individu.


2. TAINE.


Hippolyte Taine[259] a été le théoricien du naturalisme, et en général de la littérature à intentions ou prétentions scientifiques. Son influence, depuis 1865 environ, a été immense. Son œuvre se distribue en trois masses principales : philosophie, critique, histoire.

Le livre de l’Intelligence parut en 1870 : il y avait vingt ans que Taine l’avait dans la pensée. C’est un puissant effort pour faire de la psychologie une science, dans toute la rigueur du mot. Je n’ai pas à discuter ni même à exposer la valeur philosophique de ce système original, où Taine, utilisant et dépassant certaines théories de Condillac et des philosophes anglais contemporains, Stuart Mill, Bain, Spencer, réduisait l’esprit à être « un flux et un faisceau de sensations et d’impulsions, qui, vus par une autre face, sont aussi un flux et un faisceau de vibrations nerveuses[260] », faisait de la faculté d’abstraction l’unique faculté qui distingue l’intelligence humaine de l’intelligence des animaux, et engendrait toutes les idées, l’idée même du moi, par une série d’opérations d’abstraction. Je ne veux ici qu’indiquer les points saillants ou simplement apparents qui saisirent l’attention des littérateurs, des artistes, du public cultivé, et par lesquels, à l’exclusion du reste ou à peu près, s’exerça l’influence du système hors de la philosophie.

La méthode d’abord, sévèrement expérimentale : « de tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà aujourd’hui la matière de toute science[261] ». Et voilà l’origine du document humain : de là les carnets de notes que remplissent fiévreusement nos romanciers, et qui se déversent dans leurs œuvres ; de là l’usage du fait divers, judiciaire ou médical, et ce reportage acharné qui est la forme vulgaire de la chasse aux petits faits. D’autant que par Taine s’est vulgarisée une notion qui a donné aux romanciers une haute idée de leur fonction : la base de l’histoire doit être la psychologie scientifique, et « ce que les historiens font sur le passé, les grands romanciers et dramatistes le font sur le présent[262] ». Quel est le romancier qui refuserait d’être un grand romancier, en s’abstenant de faire de la science ?

Taine liait tous les faits psychologiques à des faits physiologiques : toutes nos idées et sensations sont conditionnées par des mouvements moléculaires des centres nerveux. Il ramenait l’idée à l’image et l’image à la sensation. Ces fines observations, ces exactes analyses se traduisent grossièrement en littérature par cette notion : il n’y a dans l’homme que des sensations et des instincts : tout le reste est mensonge, sottise, spiritualisme, indigne de l’attention d’un savant. Puis — comme, pour obtenir le grossissement des faits sans lequels l’observation, partant l’explication auraient été impossibles, Taine recueillait les cas anormaux, singuliers, extrêmes, somnambulisme, hypnotisme, hallucination, aliénation mentale, — nos littérateurs ont estimé que le propre objet du roman sérieux était le moi détraqué, jamais le moi normal, et qu’il n’y avait point de psychologie sans névrose. Enfin, en regrettant de n’avoir pas de mémoires où Poe, Dickens, Balzac, Hugo, « bien interrogés », auraient livré le secret de leur mécanisme mental, Taine a indiqué aux psychologues un curieux sujet d’études que quelques-uns ont récemment abordé[263] mais il a donné à nos romanciers une fâcheuse idée de leur importance, il les a provoqués à des examens, des étalages de leur moi, qui n’apportent guère de lumières à la science, sinon peut-être sur la vanité du type « littérateur ».

Taine, à l’analyse, n’aperçoit plus, dans l’univers moral et physique, que des sensations et des mouvements : chaque être est « une ligne d’événements dont rien ne dure que la forme » ; selon notre perception des choses, « un écoulement universel, une succession intarissable de météores qui ne flamboient que pour s’éteindre et se rallumer et s’éteindre encore sans trêve ni fin, tels sont les caractères du monde », et la nature est « comme une grande aurore boréale[264] ». Par ces mots et par sa théorie de l’hallucination vraie. M. Taine définit la presque constante position de la poésie en face de la réalité, depuis trente ou quarante ans : l’universel écoulement, l’universelle illusion, n’est-ce pas là le thème commun ?

L’Essai sur La Fontaine et ses fables (1853)[265]. l’Essai sur Tite-Live (1856), mais surtout l’Histoire de la littérature anglaise (1863) et les études sur la Philosophie de l’art (1865-1860), voilà les maîtresses pièces de la critique de Taine. Cette critique procède de sa philosophie : elle en fait même partie intégrante ; toutes les études littéraires de Taine sont des « observations » de psychologie scientifique. « L’homme, dit Spinoza, n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, et les mouvements de l’automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris. » Voilà le principe, formulé dans la Préface de l’Essai sur Tite-Live. Déterministe, puisqu’il veut faire de la science, Taine professe que les œuvres littéraires sont des produits nécessaires dont une bonne méthode peut expliquer les éléments et la formation. Sainte-Beuve a fait des « cahiers de remarques[266] » ; on doit aller plus loin que lui, pour avoir une connaissance complète. La littérature est déterminée par trois causes générales, la race, le milieu (physique ou historique), le moment (poids du développement antérieur, pression de ce qui est sur ce qui veut être). « Il n’y a ici comme partout qu’un problème de mécanique : l’effet total est un composé déterminé tout entier par la grandeur et la direction des forces qui le produisent[267]. »

Ainsi, la littérature anglaise est le produit de la race anglaise, sous tel climat, dans telles circonstances historiques, telles croyances religieuses : Shakespeare, Milton, Tennyson, sont des « résultantes », qui représentent diverses forces appliquées en divers points. Les Fables de La Fontaine s’expliquent par le caractère de la Champagne, patrie de l’auteur, par la vie qu’il a menée, et par les habitudes intellectuelles et morales de la société du xviie siècle. La tragédie française est ce que, dans notre race, devait donner la tradition antique à la cour de Louis XIV.

Cette forte doctrine a le défaut de tout expliquer : elle ne fait pas apparaître les éléments encore inexplicables de l’œuvre littéraire. Elle ne tient pas compte de la nature individuelle : non pas du caractère, qui est résolu en influences composées de la race, du milieu et du moment ; mais du génie, de la précision de la vocation, et de l’intensité de la création. Je comprends bien pourquoi il y a eu une tragédie française : mais pourquoi l’individu Corneille, pourquoi l’individu Racine ont-ils fait des tragédies ? La Fontaine, écrivant, devait manifester l’originalité analysée par Taine : devait-il la manifester par des Fables ? Je ne le vois pas clairement. Sans faire intervenir la liberté, il y a là un effet dont les trois causes de Taine ne rendent pas compte. Puis, la théorie explique Pradon et Racine : elle explique même, je le veux bien, pourquoi Racine, helléniste, janséniste, a mis dans son œuvre ce que Pradon, ignorant et galant, ne mettait pas dans la sienne ; mais la différence d’intensité, d’énergie dans les esprits, de beauté dans les ouvrages, d’où vient-elle ? Pourquoi le niveau de Pradon et de Racine n’est-il pas le même ? Voilà ce que la théorie ne fait pas voir. Tout ce qui fait Shakespeare pouvait faire un Shakespeare médiocre aussi bien qu’un Shakespeare puissant : l’écrivain est déterminé, la grandeur de l’écrivain ne l’est pas. Il y a là un résidu inexplicable, qu’il faut, en bonne critique, soigneusement dégager.

Dans ses belles études sur la Philosophie de l’art, Taine, procédant toujours, comme il a dit, en naturaliste, suit dans la sculpture grecque, dans la peinture et la sculpture italiennes, dans la peinture des Pays-Bas, l’action déterminante de la race, du milieu et du moment. Il donne les formules d’un art objectif, impersonnel, classique, sinon de méthode, du moins d’effet : l’imitation de la nature est posée comme l’objet de l’art, mais non pas l’imitation exacte ; ce que l’art imite, « ce sont les rapports et les dépendances des parties » ; encore les altère-t-il souvent. Il a pour objet les caractères essentiels, dominateurs ; il les dégage, suppléant à la nature partout où elle les fait insuffisamment saillir. Ainsi l’œuvre d’art vaut plus ou moins, selon qu’elle exprime des traits superficiels ou profonds, passagers ou permanents, du modèle naturel : ce qui revient à dire, en fin de compte, selon sa plus ou moins grande généralité. Au principe de classification des œuvres d’art, Taine en ajoute deux autres. Elles se hiérarchisent selon que le caractère exprimé est plus ou moins bienfaisant : principe dangereux, qui ferait Aricie supérieure à Phèdre, Eugénie Grandet au père Grandet. En second lieu, elles se hiérarchisent selon « le degré de convergence des effets », entendez : selon leur puissance d’expression, c’est-à-dire selon la puissance d’invention et d’exécution de l’auteur. Par cette dernière considération, Taine arrive à faire enfin une place dans sa critique au jugement du « style », de la « forme », de la « technique ».

En histoire, Taine a repris le sujet qui avait tenté Tocqueville faire comprendre, par la description de l’ancien régime, de la Révolution, du régime nouveau, ce qu’est la France contemporaine. Il s’est placé devant ce vaste sujet « comme un naturaliste devant la métamorphose d’un insecte ». M. Monod dit plus justement comme un médecin devant un malade intéressant. Étalant à nos yeux son ample collection de petits faits significatifs, il a encore ici fait jouer ses trois forces, race, milieu, moment, avec une étonnante vigueur d’imagination philosophique : quelques erreurs dans l’estimation des sources, de violents partis pris dans l’interprétation de l’enchaînement des faits, ne diminuent pas la solidité de l’œuvre, ni surtout sa richesse suggestive[268].

Taine est un des grands esprits de ce siècle : il a eu au suprême degré l’intelligence et la volonté. La faculté d’abstraction était sa faculté maîtresse ; c’est peut-être en lui-même qu’il a trouvé qu’elle était toute l’intelligence. Appliquant à la science des facultés de métaphysicien et de logicien, il a enfermé l’univers, extérieur et intérieur, dans des formules abstraites. De bonne heure, sans doute, il a passé de la déduction à l’induction ; et il s’est imposé de procéder toujours par la méthode expérimentale, la seule scientifique, à son gré, hors des mathématiques.

Mais il a changé ses procédés, non son esprit. Il a retenu ses idées a priori à titre d’hypothèses directrices ; et, à son insu, elles ont déterminé ses observations. Il avait plus de volonté que de spontanéité : il a regardé la réalité le jour où il s’est fait un principe de la regarder ; mais elle ne le sollicitait pas d’elle-même, elle n’avait pas de séduction puissante sur son être intime. Or le sens exquis de la vie ne va pas sans l’amour de la vie, sans la capacité de jouir des formes particulières de la vie. L’intuition, chez Taine, est insuffisante. Il ne voit que ce qu’il veut voir ; s’il va en Angleterre, ses impressions seront celles que comportent ses idées : Michelet est bien autrement capable d’être assailli par des sensations étrangères ou hostiles à son système intellectuel. Ces petits faits significatifs dont Taine compose ses œuvres m’apparaissent comme des échantillons soigneusement recueillis pour une démonstration voulue ; ces fragments de réalité font l’effet d’une collection de minéralogie. Il y a des morceaux de toute la nature, et je ne sens pas la nature, la vie de la nature, comme les apportent parfois les impressions irraisonnées d’une âme. Sous son style de grand artiste, sous ce style nerveux, coloré, intense, Taine ne fait circuler que des abstractions.

Il a été toute sa vie ce qu’il était à ses débuts : il s’est épanoui, développé, élevé ; il n’a pas changé. Immuable ainsi et identique à lui-même, il n’a pas eu le sens du changement. Les forces qu’il manie s’appliquent diversement, tantôt ensemble, et tantôt séparées : elles restent toujours distinctes et inaltérables. Dans Tennyson entre en composition l’Anglo-Saxon, dont la formule a été fixée au début de l’ouvrage ; et cette formule s’est retrouvée à chaque siècle comme élément de tous les écrivains. Le fond de l’homme, c’est, pour Taine, aujourd’hui comme aux temps préhistoriques, « le gorille féroce et lubrique » : des éléments multiples se sont superposés à celui-là, mais ne s’y sont pas mêlés, ne l’ont pas altéré. Dans un de nos contemporains, on détache une enveloppe, puis une autre, et l’on rencontre enfin le noyau, le gorille. Dans son effort pour constituer la psychologie scientifique, Taine s’est comparé souvent au naturaliste, botaniste ou anatomiste ; d’autres fois, au chimiste ; parfois il a donné ses recherches comme des problèmes de mécanique : ces comparaisons ne laissent pas de révéler quelque incertitude sur le caractère de l’objet étudié. Ce qu’il y a de sûr, c’est que sa science suppose l’immutabilité des substances, l’identité des forces, que son analyse distingue : pour mieux dire, sa synthèse n’est qu’une analyse retournée. Cela vient encore de ce qu’il opère en réalité sur des abstractions, et, dans la synthèse comme dans l’analyse, les facteurs, les signes qui représentent les choses, restent les mêmes, gardent une valeur constante.

Nous touchons ici à un dernier caractère par où l’œuvre de Taine entre en étroite relation avec le mouvement de la pensée contemporaine : ce grand esprit, qui, par sa théorie des signes, n’estime avoir prise que sur un monde abstrait et irréel, équivalent intelligible des réalités insaisissables, ce grand esprit a voulu se faire un style sensible et coloré. Qu’on y réfléchisse un peu, et l’on verra que son procédé d’expression est essentiellement symbolique, lorsqu’il adapte si artistement à ses concepts un vêtement de sensations choisies.

Toutes les générations arrivées à maturité depuis 1865 lui doivent plus qu’à personne, sauf (pour une minorité) à Renan : c’est dire assez que toutes les réserves que je puis faire ici ont pour objet de le définir, et point de l’amoindrir.


3. FROMENTIN.


Je crois être strictement juste en faisant ici une place à Fromentin[269], ce peintre exquis de l’Algérie et de l’Orient, cet esprit inquiet, intelligent, qui comprit, sentit, conçut plus qu’il ne sut exécuter, et qui par là fut éminemment un critique. Il a fait la critique de lui-même, dans ce roman de Dominique (1863) qui est, en dehors de toutes les écoles, une des œuvres excellentes du roman contemporain : dans une forme impersonnelle, avec une délicate psychologie, il a mis les doutes, les amertumes, le renoncement final de l’homme qui a essayé de créer et qui a jugé sa création médiocre. Les deux volumes où il a consigné ses impressions du Sahara et du Sahel contiennent des tableaux étonnants, dont la couleur intense fait pâlir les finesses charmantes de sa peinture : ces descriptions sont en un sens de la critique, la critique des sujets, si je puis dire ; car on y voit la réflexion de l’artiste analyser à l’aide des mots des sensations pittoresques dont sa main ne saurait rendre la puissance.

Fromentin, enfin, a laissé, dans ses Maîtres d’autrefois (1876), un remarquable essai de critique d’art. Ce sont les notes d’un voyage en Belgique et en Hollande : le livre n’a rien de systématique. L’auteur dit ses surprises, ses découvertes, ses dépits, ses ravissements devant des tableaux : c’est un peintre qui saisit la facture, les procédés, et qui, dans la technique, atteint le génie des maîtres. Il n’a pas de prétentions d’historien ni de penseur : mais il utilise l’histoire et il est philosophe, toutes les fois qu’il le faut pour comprendre.

Il note très finement les caractères généraux que la race, le milieu, le moment déterminent ; il explique la nette opposition de l’art flamand et de l’art hollandais ; il voit dans chaque groupe les éléments communs, ce qui rapproche, par exemple, Paul Potter, Ruysdael et Rembrandt. Mais il aperçoit surtout ce qui les distingue, la singularité personnelle de leur œuvre. Par l’étude du métier et de la technique, il réintègre dans la critique ce que Taine en éliminait trop, l’originalité de l’individu. Comme Sainte-Beuve dans un livre, Fromentin, dans un tableau, retrouve l’auteur, son développement personnel, ses hésitations, ses recherches, ses acquisitions, toutes les influences qui l’ont modifié, mais aussi et d’abord l’irréductible fond de l’individualité. Devant une Adoration des mages, c’est Rubens ; devant la Leçon d’anatomie, c’est Rembrandt que ce délicat critique découvre : eux-mêmes en ce qui les fait être eux et non autres, eux-mêmes, et non seulement la définition de l’art flamand ou de l’art hollandais


CHAPITRE III

LA POÉSIE : V. HUGO ET LE PARNASSE


V. Hugo après 1850. — 1. V. Hugo et son œuvre. Caractère de l’homme. Sa sensibilité morale et physique ; son intelligence. Les idées de V. Hugo : il pense par images. L’imagination créatrice de mythes. Les épopées symboliques de la Légende des siècles. Composition, langue, rythmes. — 2. Fin du romantisme. Évolution du lyrisme vers l’expression impersonnelle. Baudelaire. Bouilhet. M. Leconte de Lisle : archéologie, pessimisme, objectivité. Les Parnassiens. M. Sully Prudhomme : poésie scientifique ; généralisation de l’émotion personnelle par l’intelligence philosophique. Essais de poésie réaliste.

Après 1850 il n’y a plus de classiques. Musset est fini ; Lamartine écrit pour vivre. Sans adversaires et sans rivaux, V. Hugo règne ; il prolonge d’un quart de siècle le romantisme. Grandi par l’exil, déifié par la passion politique, il gagne bien sa gloire, qu’il sait administrer : c’est un robuste ouvrier aux forces intactes, et dans les huit années qui suivent le coup d’État, il donne trois grands recueils de poèmes, définitive expression de son talent.

L’Empire, qui l’a jeté hors de France, lui fournit la matière des Châtiments (1853) : explosion puissante de satire lyrique. Toutes les variétés d émotions et de pensées intimes sont réunies dans les Contemplations (1856) : copieux épanchement de poésie individualiste, et journal, pour ainsi dire, du moi poétique de l’auteur. La philosophie humanitaire de V. Hugo, enfin, d’objective dans la Légende des siècles (1859) : pittoresque galerie de tableaux symboliques. Tout Victor Hugo est dans ces trois recueils : toute son œuvre antérieure s’y ramasse et s’y termine. Toute son œuvre postérieure en est, sauf exception, la répétition ou le déchet.

V. Hugo est maintenant complet : c’est le moment d’essayer, à l’aide surtout de ces trois grandes œuvres, de caractériser l’homme et d’en définir le génie.


1. V. HUGO ET SON ŒUVRE.


L’homme[270], moralement, est assez médiocre[271] : immensément vaniteux, toujours quêtant l’admiration du monde, toujours occupé de l’effet, et capable de toutes les petitesses pour se grandir, n’ayant ni crainte ni sens du ridicule, rancunier impitoyablement contre tous ceux qui ont une fois piqué son moi superbe et bouffi, point homme du monde, malgré cette politesse méticuleuse qui fut une de ses affectations[272], grand artiste avec une âme très bourgeoise[273], laborieux, rangé, serré, peuple surtout par une certaine grossièreté de tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère brutale, charmé du calembour et débordant en injures : nature, somme toute, vulgaire et forte, où l’égoïsme intempérant domine.

V. Hugo est peu sensible. Il a la sensibilité des orgueilleux, cette irritabilité du moi hypertrophié que tous ses ennemis ont sentie. Il n’est pas tendre : quand il parle d’amour pour son compte personnel, il mêle un peu de sensualité très matérielle à la galanterie mièvre, à la rhétorique éclatante : il ne s’aliène pas assez pour connaître les grandes passions ; de sa hauteur de poète pensif, il se plaît trop à regarder l’amour de la femme « comme un chien à ses pieds[274] ». Ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est sa capacité des joies de la famille, son affection de père ou grand-père. Il a dit avec un accent pénétrant la douceur intime du foyer, la séduction ingénue des enfants. Il y a bien de l’ostentation, de la puérilité dans l’Art d’être grand-père ; ce grand-père exerce sa fonction comme un pontificat, avec une niaiserie solennelle qui dégoûte. Mais, dans les Feuilles d’automne et les premiers recueils, avec quelle simplicité charmante il parle des enfants ! Surtout, lorsqu’il eut perdu en 1843 sa fille et son gendre, nouveau-mariés, qui se noyèrent à Villequier, il dit son désespoir, ses souvenirs douloureux, ses appels au Dieu juste, au Dieu bon en qui il crut toujours, dans un livre des Contemplations[275], où la perfection du travail artistique n’enlève rien à la sincérité poignante du sentiment.

Il n’est que juste aussi, je crois, d’ajouter que l’amour collectif de l’humanité, des humbles, des misérables, fut très réel chez V. Hugo. Parce qu’il donna à cette passion des expressions parfois bizarres et déraisonnables[276], parce que surtout elle servit fortement à son apothéose et qu’il l’exploita certainement pour sa popularité, il ne faut pas méconnaître le vif sentiment de pitié sociale qui est antérieur en lui à sa conversion politique[277].

La sensibilité de V. Hugo est donc assez limitée, et presque toujours contenue, dirigée, refroidie par la préoccupation d’agrandir son personnage. En revanche, il a une puissance illimitée de sensation, une acuité rare des sens, et particulièrement du sens de la vue. Sa vision est une des plus nettes qui se soient jamais rencontrées chez un poète ; son œil garde à la fois le détail et l’ensemble des choses. Il voit moins les couleurs que les reliefs ; il est sensible surtout aux oppositions de l’ombre et de la lumière, qui lui fournissent l’antithèse fondamentale de sa poésie.

Je ne sens pas qu’il soit uni par une sympathie morale à cette nature extérieure dont il reçoit si fortement toutes les valeurs : nul autre lien entre elle et lui que la sensation physique. De là, l’usage qu’il en fait. Les simples tableaux, les paysages à la plume d’après nature, sont beaux, mais assez rares dans son œuvre. Il se fait de la nature un vaste magasin d’images, où sa pensée se fournit tantôt de thèmes à variations verbales pour l’exercice de sa prodigieuse invention, tantôt de formes à vêtir les idées ; et c’est parce que nulle affection permanente de son âme n’est engagée dans sa perception du monde extérieur qu’il dispose si librement de toutes ses sensations pour les transformer en métaphores ou en symboles au service de ses conceptions intellectuelles.

Mais quelle intelligence a-t-il ? Hélas ! il faut avouer que ce très grand poète est incapable de définir et raisonner[278]. Il lâche d’énormes contresens quand il veut faire le critique, d’énormes contradictions quand il veut faire le théoricien. Ses idées littéraires sont vagues et troubles. Ses idées philosophiques, politiques, sociales, son déisme, son républicanisme, son « démocratisme », sont des idées moyennes, sans originalité, tout à fait imprécises et médiocrement cohérentes.

Impuissant à penser, il a le respect, la religion de la pensée : il a l’ambition d’être un penseur. N’est-ce pas un devoir du poète, d’être l’instructeur des peuples, le « phare » de l’humanité ? Et c’est un spectacle à la fois comique et touchant de voir ce primitif s’appliquer à penser, manier laborieusement, gauchement, fièrement, des doctrines, dont il n’embrasse que les mots. Plus il entasse ou gonfle ses métaphores, plus il s’imagine élever ses idées, et il s’est attiré de Veuillot par certaines méditations délirantes le mot cruel que l’on sait : Jocrisse à Pathmos[279].

Mais ce mot est injuste : prenons garde d’aller trop loin. V. Hugo n’a pas d’idées originales : il n’en sera que plus apte à représenter pour la postérité certains courants généraux de notre opinion contemporaine. Il n’a pas d’idées claires : c’est un poète, non pas un philosophe. Son affaire n’est pas d’apporter des formules exactes, des solutions sûres. Il suffit qu’il tienne la curiosité en éveil sur de grands problèmes, qu’il entretienne des doutes, des inquiétudes, des désirs. Une idée abstraitement insuffisante peut déterminer un sentiment efficace. Et voilà par où l’œuvre de V. Hugo est excellente et supérieure : à défaut d’idées nettes, il a des tendances énergiques, et il agite en nous certaines angoisses sociales et métaphysiques. Dieu, l’inconnaissable, l’humanité, le mal dans le monde, la misère et le vice, le devoir, le progrès, l’instruction et la pitié comme moyens du progrès, voilà quelques idées centrales que V. Hugo ne définit pas, ne démontre pas, mais qui sont comme des noyaux autour desquels s’agrègent toutes ses sensations. Ces idées hantent son cerveau : il ne les critique pas, il s’en grise. Elles lui dictent des hymnes admirables de mouvement et d’ampleur, discours imprécis sans doute, mais visions improvisées et lucides d’un idéal obsédant : Ibo, les Mages, Ce que dit la bouche d’ombre. Et cela ne vaut-il pas mieux, après tout, que d’avoir dit éternellement Sarah la baigneuse ou le pied nu de Rose ? N’est-ce pas en somme de là que la poésie de V. Hugo, dans l’égale perfection de la forme, tire sa plus haute valeur ? Et où trouvera-t-on, si ce n’est chez lui, l’expression littéraire de l’âme confuse et généreuse de la démocratie française dans la seconde moitié du xixe siècle ? Par sa philosophie sociale, le lyrisme de V. Hugo devient largement représentatif.

Il faut nous défaire pour juger ses idées de toutes nos habitudes d’abstraction et d’analyse. Impropre à la pensée pure et à la logique idéale, il a philosophé avec sa faculté dominante, à grands coups d’imagination. Mais par là même il a moins gâté les idées que s’il avait essayé de les versifier en philosophe : il a évité la sécheresse de la poésie raisonnablement didactique. Des doctrines, il ne garde que quelques mots, les mots essentiels dont chacun en gros connaît le sens, où chacun peut mettre toute la richesse de sa pensée personnelle : et à ces mots il associe des images que la nature lui fournit.

V. Hugo ne pense que par images : l’idée, ramassée en un seul mot, lui apparaît liée à une forme sensible, qui la manifeste ou la représente, qui par ses affinités propres en détermine les relations, en sorte que les associations d’images dirigent le développement de la pensée.

Une chose vue éveille l’idée qui sommeillait en lui, ou l’idée inquiète se projette dans l’objet qui frappe ses yeux. Dès lors le poète est délivré de l’embarras des opérations intellectuelles : il a fait passer dans sa sensation son idéal ou sa doctrine ; il n’a que faire d’analyser ; il n’a qu’à utiliser son admirable mémoire des formes, et ce don qu’il a de les agrandir, déformer ou combiner sans les détacher de leur soutien réel, ce don aussi de suggestion qui lui fait trouver des passages inconnus entre les apparences les plus éloignées. Ainsi la pensée devient hallucination, le raisonnement description : au lieu d’un philosophe nous avons un visionnaire. Mais, ainsi, les propriétés intellectuelles des idées restent intactes, et les formes que déploie le poète sont éminemment réceptives : le lecteur, selon sa puissance d’esprit, remplit ces symboles, aptes à contenir tout ce que le poète n’a pas pensé.

En réalité, V. Hugo a les gaucheries et les spontanéités de l’humanité primitive : sa raison obscure, troublée de mille problèmes, qu’elle ne peut résoudre ni manier en leur abstraction, les pose en images concrètes : il crée des mythes. Ce que les races lointaines ont fait dans les temps qui précèdent l’histoire, V. Hugo, au siècle de Comte et de Darwin, le répète avec aisance : le mythe est la forme essentielle de son intelligence. Sa volonté candide de penser ne laisse dans la nature aucun phénomène où il n’aperçoive la transcription sensible de quelque redoutable énigme ou d’une auguste vérité : toute sensation tend à devenir symbole, tout symbole à se développer en mythe. Absolument dénué du sens psychologique, il ne peut voir l’individu : un pauvre qu’il rencontre devient tout de suite le pauvre[280]. Toute métaphore dans une telle organisation évolue, s’organise, s’étend : l’objet propre ou l’idée première reculent ; et naïvement, spontanément il retrouve, dans ce pâtre promontoire qui garde les moutons sinistres de la mer[281], la forme d’imagination qui, sur les côtes tourmentées de la Sicile, avait animé l’informe Polyphème et la blanche Galatée.

Cette faculté fait que V. Hugo, le plus lyrique des romantiques, est en même temps le plus objectif[282]. Par ces aspirations au progrès, par ces revendications sociales, par ces élans de charité, de bonté, de pitié, de foi ou de colère démocratiques, sa poésie prend un autre objet que le moi du poète. Elle exprime les émotions d’un homme, mais des émotions d’ordre universel. Cela donne à son œuvre un air de grandeur et de noblesse qu’il serait injuste de méconnaître.

Il y a bien des violences, et des plus grossières dans les Châtiments : mais comme le sujet efface ou atténue les petitesses de l’auteur ! On croit entendre les clameurs d’un Isaïe ou d’un Ezéchiel : protestation du droit contre la force, affirmation de la justice contre la violence, espérance superbe de la conscience qui, blessée du présent, s’assure de l’éternité. Les plus belles pièces sont les plus impersonnelles, les plus largement symboliques[283].

La Légende des siècles traduit dans une forme objective et mythique la même conception humanitaire et démocratique dont les deux derniers livres des Contemplations, par leurs fougueuses apocalypses, donnaient l’expression lyrique.

On a parlé d’épopée à propos de la Légende des siècles : il faut s’entendre. Ces épopées n’ont rien de commun avec l’Iliade ou l’Énéide : il faudrait les comparer plutôt à la Divine Comédie ; la forme épique enveloppe une âme lyrique. Une idée philosophique et sociale soutient chaque poème : ici affirmation de Dieu ou de la justice, la dévotion au peuple, haine du roi et du prêtre. Le recueil, complété par deux publications postérieures, forme comme une revue de l’histoire de l’humanité, saisie en ses principales (ou soi-disant telles) époques ; c’est une suite de larges tableaux ou de drames pathétiques, où s’expriment les croyances morales du poète. Toutes ces épopées symboliques, non historiques, sont réellement des mythes, où les formes de la réalité, imaginée ou vue, ancienne ou contemporaine, s’ordonnent en visions grandioses et fantastiques. La précision pittoresque de certaines descriptions ne doit pas nous faire illusion : la plus simple, la plus vraie, la plus réaliste, est toujours une « légende morale »[284], le sujet apparent n’étant que l’équivalent concret du sujet fondamental.

V. Hugo, évidemment, a manqué de mesure, comme il a manqué d’esprit : visant toujours au grand, il a pris l’énorme pour le sublime, et il a été extravagant avec sérénité. Mais, hormis ce vice essentiel de son tempérament, il a été l’artiste le plus conscient, le plus sûr de lui. Il n’a pas toujours voulu sainement : il a toujours fait ce qu’il a voulu ; son exécution n’a jamais trahi sa conception.

Cette maîtrise se marque bien dans la composition de ses poèmes. Regardons les Châtiments : évidemment la table des matières est un trompe-l’œil. En donnant des titres à ses sept livres, comme il les donne, le poète veut nous faire croire à un ordre intelligible, qui s’évanouit dès qu’on feuillette le recueil. Il n’y a pas là de critique méthodique du programme politique et social de l’Empire : et c’est tant mieux. Mais laissons les formules qu’il attache comme des étiquettes sur chaque paquet de satires. La composition poétique est admirable. Le mélange des formes lyriques et narratives, des apostrophes directes et des symboles objectifs, la variété des tons et des rythmes préviennent le dégoût ou la fatigue du lecteur : avec quel art, parmi tant d’invectives virulentes, développe-t-il le vaste poème de l’Expiation ! avec quel art jette-t-il, au milieu des tableaux de meurtre, de persécution et de servitude, comme de larges taches de nature, claires dans cette ombre, et gaies dans cette horreur ! Comme il nous repose adroitement du Deux-Décembre tant de fois maudit par la vision sereine de Jersey, par la vision grandiose du désert[285] !

L’antithèse est le principe de la forme de V. Hugo, dans la composition d’un recueil ou d’un poème comme dans le détail du style. Il aime à dresser l’une contre l’autre deux parties symétriques, contraires de sens ou de couleur[286]. Une scène réaliste se termine en hallucination fantastique : un fait familier, trivial, s’élargit en symbole de l’infini ou de l’incompréhensible. Tout s’équilibre, et l’on sent partout une volonté consciente qui a déterminé les relations et les proportions des parties[287].

Même sûreté dans le maniement de la langue. V. Hugo a l’un des plus riches vocabulaires dont poète ait usé. Aucun mot technique ne l’effraie. Il aime les mots étranges, inconnus, pour les effets d’harmonie qu’on en peut tirer. Il sent le mot comme son, d’abord ; et de là son goût pour les noms propres, qui, avec un minimum irréductible de sens, font tout leur effet par leurs propriétés sensibles, par la sensation auditive qu’ils procurent. De là ces énumérations écrasantes dont il nous étourdit : sa vanité, de plus, s’y détecte dans une apparence de science qui produit l’impression d’un monstrueux pédantisme.

Toutes les valeurs, toutes les associations, toutes les combinaisons des mots lui sont connues. Il a la phrase tantôt plastique et nettement élégante, tantôt robustement sentencieuse et ramassée. Mais sa forme originale, c’est la métaphore continue. Seulement la métaphore chez lui n’est pas un procédé d’écrivain laborieux, c’est, comme je l’ai dit, l’allure spontanée de la pensée. Aussi, dès qu’il est maître du moins de son talent, la métaphore n’est-elle jamais banale chez lui : toujours rafraîchie à sa source, renouvelée par une sensation directe, elle peut être bizarre, ridicule, elle est toujours vraie et naturelle.

S’étant fait une loi rigoureuse de la propriété, de la particularité des termes, possédant le plus riche vocabulaire d’expressions locales et pittoresques, V. Hugo fait une dépense curieuse des adjectifs emphatiques, à sens indéterminé : étrange, horrible, effrayant, sombre, etc. Il les mêle aux mots techniques : c’est un moyen d’agrandir la réalité, de développer des images finies en symboles fantastiques. Il exécute cette opération avec une incontestable sûreté de main.

Je signalerai encore un autre procédé qui s’étale dans les trois recueils donnés après 1850 : c’est l’emploi du substantif en apposition : la marmite budget, le bœuf peuple, le pâtre promontoire, etc. Ordinairement respectueux de la langue, V. Hugo s’est obstiné pourtant dans cette tentative : c’est qu’elle répond à la constitution intime de son génie. Cette construction supprime le signe de comparaison, elle établit l’équivalence, l’identité des deux objets dont l’un va prendre la place de l’autre dans l’imagination et la phrase du poète. Cette opération verbale est le principe même de la création mythique.

Enfin, la puissance d’invention rythmique de V. Hugo apparaîtra aussi dans les trois recueils : on y verra comment les mots sonores se groupent en vers expressifs, avec quelle science la distribution des coupes dans le vers, l’ordonnance des strophes ou des parties dans la pièce règlent le mouvement, selon la nature du sentiment ou de la pensée, avec quelle justesse se fait presque toujours l’adaptation d’une certaine structure métrique au caractère du sujet. Il faudrait trop d’exemples pour mettre en lumière cette partie du génie de V. Hugo, et je ne puis ici que l’indiquer. On devra étudier la première Légende des siècles presque vers par vers, pour comprendre la délicatesse, la puissance et la variété des effets que le poète fait rendre à toutes les formes de vers, et particulièrement à l’alexandrin : c’est là qu’on devra chercher, en leur perfection, les types variés du vers romantique.

2. LA POÉSIE PARNASSIENNE.


Derrière le magnifique déploiement de V. Hugo, la poésie se transforme et suit le mouvement général de la littérature.

Le temps des exaltations passionnées est si bien fini que le plus impénitent des romantiques n’a pas plus de sentiment que les autres. Ame égale, sans fièvre et sans orages, esprit moyen, sans idées ni besoin de penser, Théodore de Banville [288] jongle sereinement avec les rythmes. C’est un charmant poète et bien original, chez qui sens, émotion, couleur, comique, tout naît de l’allure des mètres et du jeu des rimes. Chez ce fervent, le romantisme aboutit à la plus étincelante et stérile fantaisie [289]. Gautier mettait encore dans ses vers des sujets de tableaux : Banville n’y met rien, que des souplesses étonnantes de versification. Ce délicieux acrobate finit le romantisme. Après lui, rien : rien du moins que le délire d’invention verbale de M. Richepin, dont les prodigieux effets de vocabulaire et de métrique, dans le néant brutal du sens, représentent le dernier état du pur romantisme.

Vers 1850, la poésie est devenue moins personnelle, elle s’est imprégnée d’esprit scientifique ; elle veut rendre les conceptions générales de l’intelligence, plutôt que les accidents sentimentaux de la vie individuelle. La direction de l’inspiration échappe au cœur, est reprise par l’esprit, qui fait effort pour sortir de soi, et saisir quelque ferme et constant objet [290]. Au reste, le maître lui-même rend témoignage du changement des temps par les recueils qu’il envoie de son exil. Sa poésie, bien personnelle, enveloppe une poésie impersonnelle que d’autres dégageront. Bientôt aussi reparaîtra Vigny dans les saisissants symboles de ses œuvres posthumes (1864), qui enseignent à effacer le moi et la particularité de l’expérience intime.

Mais, à cette date, la détermination nouvelle de la poésie est achevée. Il faut, pour la surprendre en pleine transformation, nous arrêter à Baudelaire [291]. Je ne lui reprocherai pas d’avoir peu produit : ce peut être d’un sage autant que d’un stérile. Un petit volume peut contenir toute une âme, tout un esprit ; et loué soit qui se concentre, au lieu de se diluer. Le talent de Baudelaire est assez étroit et en même temps assez complexe. Il représente à merveille ce que j’ai déjà appelé le bas romantisme, prétentieusement brutal, macabre, immoral, artificiel, pour ahurir le bon bourgeois. Dans cet étalage de choses répugnantes, dans cette volonté d’être et paraître « malsain », dans ce « caïnisme » et ce « satanisme », je sens beaucoup de « pose » et la contorsion d’un esprit sec qui force l’inspiration. La sensibilité est nulle chez Baudelaire : sauf une exception. L’intelligence est plus forte, médiocre encore : sauf une exception. La puissance de la sensation est limitée : le sens de la vue est ordinaire. Baudelaire n’est pas peintre, et ses tableaux parisiens sont de la peinture inutile. Mais il a deux sens excités, exaspérés : le toucher et l’odorat[292].

L’idée unique de Baudelaire est l’idée de la mort ; le sentiment unique de Baudelaire est le sentiment de la mort. Il y pense partout et toujours, il la voit partout, il la désire toujours ; et par là il sort du romantisme. Son dégoût d’être ne paraît pas un produit de mésaventures biographiques : il se présente comme une conception générale, supérieure à l’esprit qui se l’applique [293]. Obsédé et assoiffé de la mort, Baudelaire, sans être chrétien, nous rappelle le christianisme angoissé du xve siècle : par une propriété de son tempérament, la mort qui est sa pensée, la mort qui est son désir, c’est la mort visible en la pourriture du corps, la mort perçue sur le cadavre par l’odorat et le toucher. Une originale mixture d’idéalisme ardent et de fétide sensualité se fait en cette poésie.

L’artiste est puissant. Laborieux, raffiné, parfois prosaïque, souvent prétentieux, il vise à la perfection, et il y atteint plus d’une fois. Il aime les formes sobres, pleines, solides, le vers large, signifiant, résonnant [294]. Sa forme préférée est le poème symbolique, court et concentré ; parfois, de, la plus banale idée, il fait un poème saisissant par la nouveauté hardie du symbole [295].

Par sa bizarrerie voulue et provocante, mais aussi par sa facture magistrale, Baudelaire a exercé une influence considérable : ne lui reprochons pas les sots imitateurs qu’il a faits ; c’est le sort de tous les maîtres.

Nous saisissons encore l’évolution du romantisme chez Louis Bouilhet [296] : vestiges de passion orageuse, exotisme effréné dans l’orientalisme et la chinoiserie, fantaisie capricieuse des rythmes, voilà le romantisme ; mais essai de restitution érudite de la vie romaine, effort pour saisir la vie contemporaine en sa réalité pittoresque, et surtout sérieuse tentative pour traduire en poésie les hypothèses de la science, voilà les directions nouvelles vers l’art objectif et impersonnel. Le petit volume de Bouilhet est un témoin curieux des impulsions incohérentes auxquelles obéissaient entre 1850 et 1860 les talents secondaires qui n’avaient pas la force de s’affranchir et de s’orienter une bonne fois.

Venons aux maîtres en qui s’exprime le besoin nouveau des esprits. Dès 1853, M. Leconte de Lisle [297] a trouvé sa voie dans les Poèmes antiques que suivront les Poèmes barbares (1862). Ce poète est un érudit ; il traduit Homère, Eschyle, Sophocle, Horace, et il est intéressant de constater ce retour à l’antiquité grecque qui coïncide avec l’effort pour objectiver le sentiment lyrique. Il demande à l’érudition la matière de sa poésie : ses poèmes sont une histoire des religions. Il raconte toutes les formes qu’ont prises dans l’humanité le rêve d’un idéal, la conception de la vie universelle, de ses causes et de ses fins : légendes indiennes, helléniques, bibliques, polynésiennes, scandinaves, celtiques, germaniques, chrétiennes, tous les dieux et toutes les croyances défilent devant nous et se caractérisent avec une étonnante précision[298].

Le poète n’est pas, comme on l’a dit, un impassible. C’est un désespéré. Il regarde la vie avec une tristesse qui nait d’un absolu, d’un incurable pessimisme. Tout est illusion, écoulement sans fin de phénomènes ; rien ne s’arrête, rien n’est, pas même Dieu. Il n’y a que la mort. En certains endroits, un accent personnel se laisse sentir, et certain appel à la mort, certaine effusion de pitié sur les vivants, nous découvrent l’âme douloureuse du poète. Mais ces élans de sensibilité sont aussitôt comprimés qu’aperçus.

Au lieu de crier en pur lyrique ses incertitudes ou ses angoisses, M. Leconte de Lisle a préféré les dérober derrière les incertitudes et les angoisses de toute l’humanité, dont son mal est le mal. De là, ce défilé des dieux et des religions qui sont les formes par où l’humanité tente toujours de tromper son ignorance et d’éterniser sa brièveté ; mais ces formes elles-mêmes passent, portant témoignage de l’universel écoulement et de l’éternelle illusion, démasquant le néant dans leur mélancolique succession.

Comme Vigny, et par un effet analogue du pessimisme, M. Leconte de Lisle aime les fugitives apparences de l’être. Il regarde, il saisit la vie universelle en tous ses accidents. De chaque phénomène, il fixe la particulière beauté ; et ainsi le poëte des religions se double d’un peintre de paysages et d’animaux. Les descriptions de M. Leconte de Lisle sont puissamment objectives, d’une intensité de couleurs, d’une énergie de reliefs[299], à quoi rien dans la poésie contemporaine ne saurait se comparer. La personnalité du poète ne s’affirme plus que par l’élection de la forme : une forme belle et large, impeccable et précise, aveuglante parfois à force d’éclat, dure aussi à force de fermeté. Cette poésie, en sa continue perfection, a des reflets, un grain, une solidité de marbre.

V. Hugo était absent : M. Leconte de Lisle, après ses deux admirables recueils, fut le maître incontesté de la poésie française ; autour de lui se groupèrent un certain nombre de jeunes poètes, qui prirent le nom de Parnassiens, lorsque l’éditeur Lemerre publia leurs vers dans le recueil du Parnasse contemporain[300]. Chacun y apporta son tempérament original, sa force de sentiment ou de pensée : le trait commun de l’école fut le respect de l’art, l’amour dés formes pleines, expressives, belles. Tous ont une remarquable science de la facture, et si parfois la matière semble maigre ou vile dans leurs œuvres, il faut reconnaître que presque tous ont dit en perfection ce qu’ils avaient à dire. Il n’en est guère qui, grâce à la probité du métier, n’aient eu la bonne fortune de donner la forme qui dure à quelque sujet bien rencontré ; et l’on formera, l’on a formé déjà de charmantes anthologies, où tout est de premier ordre, parce que chacun fournit très peu.

Mais nous ne pouvons regarder ici que les chefs de file pour ainsi dire, ceux qui se séparent par une énergique originalité, ou dont l’impérieux exemple indique des directions nouvelles.

M. Sully Prudhomme[301] est un philosophe, et il a voulu donner à la poésie philosophique plus de rigueur, plus d’exactitude qu’elle n’en a jamais eu. Il a en effet apporté dans l’expression des idées une netteté, dans la suite des raisonnements un ordre, dans l’exposition des doctrines une précision qu’on ne retrouverait pas ailleurs. Et la philosophie qu’il présente, tout imprégnée de science, attentive aux découvertes, aux hypothèses de l’histoire naturelle, de la physique, est bien une philosophie d’aujourd’hui. A la métaphysique joindre la science, cela est d’un poète que la difficulté n’effraie pas.

Après avoir traduit le premier livre de Lucrèce, pour se faire la main, M. Sully Prudhomme a fait un poème sur la Justice : il la cherche dans l’univers, qui lui montre partout la lutte, la haine, la faim ; il ne la trouve enfin que dans la conscience de l’homme. Pour ces hautes conceptions, le poète a choisi une forme étriquée et raffinée : d’un bout à l’autre s’égrènent des sonnets alternant avec quatre quatrains. Plus heureuse est l’épopée symbolique du Bonheur : ni les sens, ni la pensée, ni la science ne donnent le bonheur ; il est uniquement, absolument dans le sacrifice. Sans, doute la force de l’idée, la logique du raisonnement font obstacle parfois à la poésie et imposent aux vers une précision de prose scientifique. N’était la valeur de la pensée philosophique, on croirait par endroits lire un discours de Voltaire. Cependant il y a dans ces poèmes d’admirables choses ; surtout dans le Bonheur, l’idée se fond dans le sentiment, s’enveloppe dans le symbole ; une poésie subtile, vaporeuse sans être nuageuse, précise sans être abstraite, saisit à la fois l’imagination et l’intelligence.

Cependant M. Sully Prudhomme a réussi plus constamment dans la courte méditation qui réalise par une image gracieuse ou touchante quelque vérité philosophique, un fait de notre vie morale, une loi de la vie universelle. Rien de plus achevé, de plus neuf que ces petites pièces, la Mémoire, l’Habitude, les Chaînes, la Forme : il faudrait citer presque tout le recueil. M. Sully Prudhomme a de profondes tendresses et d’abondantes pitiés, qui naissent en lui d’un pessimisme délicat et pénétrant. Ni cri, ni révolte, ni tension même : une tristesse douce et discrète, toute en demi-teintes, un vif sentiment de l’humaine misère, une déploration sans violence des êtres et des formes qui passent. Quelles sont les expériences intimes qui donnent un tel accent de sincérité à cette poésie raffinée ? Je ne sais, et le poète ne laisse guère entrevoir sa vie dans son œuvre. Il a un esprit de généralisation, qu’il applique même aux faits de sa sensibilité ; il ne s’arrête qu’aux émotions où transparaît quelque servitude ou quelque aspiration de l’impersonnelle humanité ; mais ces généralités sentimentales ne sont pas des lieux communs, et ces poèmes exquis notent je ne sais combien de fines nuances d’impressions, l’ont apparaître je ne sais combien d’invisibles forces morales.

Avec M. Leconte de Lisle, la poésie fuit vers l’archéologie et l’histoire : avec M. Sully Prudhomme, elle s’allie à la philosophie et à la science[302]. Une troisième direction reste, dans laquelle la poésie objective peut se trouver : elle consiste à recevoir de la perception extérieure la matière des vers, en sorte que le moi n’y contribue que par sa représentation du non-moi. Parallèlement au roman naturaliste peut se développer une poésie naturaliste, tout appliquée à rendre les aspects de la vie familière, de la réalité vulgaire, même triviale, même laide.

La voie fut décidément ouverte par M. E. Manuel[303] qui tenta d’enfermer dans de petits tableaux, discrètement teintés d’émotion, les mœurs du peuple parisien, les scènes de la rue et de l’atelier ; mais l’idéalisme du poète le condamnait à dérober une partie de ses modèles derrière la noblesse de son propre sentiment. Dans ce genre, M. Coppée[304] s’est acquis le nom d’un maître. Moins artiste que Gautier, sans être plus penseur, il avait débuté par des mièvreries sentimentales, dont les formes travaillées ont je ne sais quel aspect de bijouterie fausse. Puis il a visité les faubourgs, les usines, les gares, la banlieue parisienne ; il a frôlé la vie populaire ; il s’est constitué le poète des formes humbles de la nature et de l’humanité. La tentative était intéressante : par malheur, on ne trouve dans les vers de M. Coppée ni la sincère énergie ni la large pitié que de tels sujets exigent. Le souffle est court ; l’artifice littéraire est trop sensible. L’œuvre reste laborieusement prosaïque, et l’intensité de l’impression réaliste n’y compense pas la sécheresse poétique.

La poésie réaliste, si elle est possible, n’a pas rencontré d’homme : il faut en chercher les esquisses éparses un peu partout dans les vers de ces vingt dernières années, surtout dans quelques pièces de Maupassant[305] ou de Verlaine[306] : disons aussi, pour être juste, çà et là, par hasard, dans la Chanson des Gueux[307].


CHAPITRE IV

LA COMÉDIE


1. Vaudeville : Labiche. Opérette : Meilhac et Halévy. — 2. Comédie : Émile Augier. Portée morale de l’œuvre. Relief des caractères ; vérité des peintures de mœurs. — 3. M. Dumas fils. Prédication morale : pièces à thèses personnages symboliques. Fragments d’études réalistes.

Au théâtre comme ailleurs, et presque plus qu’ailleurs, éclate l’opposition des deux parties du siècle : avant 1850, les enthousiasmes, les fureurs, l’idéalisme gonflé du drame romantique ; après 1870, la comédie triomphe sur toute la ligne, étale toutes ses formes, vaudevilles drolatiques, copieuses bouffonneries, peintures réalistes des mœurs.

1. VAUDEVILLE ET OPÉRETTE.

Le vaudeville eut de beaux jours entre 1850 et 1870, avec Labiche[308], qui donna, principalement au théâtre du Palais-Royal, les chefs-d’œuvre du genre. Ce serait une lourde sottise de prendre trop au sérieux cette fantaisie fertile en inventions cocasses, ces cascades de situations folles qui tombent si aisément des données initiales d’un sujet. Mais si Labiche a pris la place qu’il tient au-dessus de tous ses rivaux, dont quelques-uns ne lui cèdent pas en gaieté, il la doit au grain de bon sens qui presque toujours relève ses drôleries. Tantôt un solide lieu commun d’observation morale sert de thème et de conclusion à la pièce, comme dans le Voyage de M. Perrichon (1860) ; tantôt derrière les gestes, les attitudes, les propos des plus grotesques bonshommes, on aperçoit nettement les mouvements des pantins réels que la caricature amplifie comme dans Célimare le bien-aimé (1863), et tantôt — ce qui est le mieux — la charge s’amortit, s’affine en un joli tableau de mœurs, comme dans cette soirée sous la lampe, en province, qui fait le premier acte de la Cagnotte (1864). Sans poser pour le moraliste, sans avoir de mots amers ni cruels, le bon Labiche nous donne assez souvent l’inquiétante sensation que ces imbéciles, ces ahuris, ces détraqués qui nous réjouissent, ne sont pas loin de nous.

Je mets plus haut, pour ses chefs-d’œuvre, un genre qui appartient spécialement au second empire, et qui en est, à certains égards, l’originale expression : je veux parler de l’opérette telle que l’a compris Offenbach[309], surtout lorsque ses rythmes échevelés coururent sur les livrets de Meilhac et Halévy. Dans ces livrets d’une bouffonnerie énorme et pourtant fine[310], dont la fantaisiste irréalité semble se rapprocher parfois de la comédie de Musset, dans cette « blague » enragée qui démolit tous les objets de respect traditionnel, en politique, en morale, en art, et qui ne reconnaît rien de sérieux que la chasse au plaisir, revit ce monde du second empire que les romans et les comédies, plus brutalement ou plus sévèrement, s’efforceront de représenter : monde effrénément matérialiste, si vide de conviction qu’il ne croyait même pas à lui-même, se moquant du pouvoir et de l’argent qu’il détenait, et se hâtant, avant de les perdre, d’en acheter le plus possible de plaisir. La plus démoralisante séduction émane de ces œuvres légères, où se mêlent subtilement la froide ironie et la griserie sensuelle. Hors de là, les livrets d’opérette ne sont que vulgaire polissonnerie ou fadeur sentimentale.


2. LA COMÉDIE : ÉMILE AUGIER.


La comédie proprement dite, étouffée entre le vaudeville à prétentions de Scribe et le drame à grand fracas des romantiques, reparut avec éclat vers 1850, quand Augier donna sa Gabrielle (1849) et M. Dumas fils sa Dame aux Camélias (1852) : non point la comédie classique, joyeuse et générale, mais une comédie dramatique, enveloppant quelque thèse morale dans une peinture exacte des mœurs contemporaines, une comédie émouvante et réaliste, qu’influençait fortement le voisinage du roman de Balzac.

Deux noms caractérisent de 1850 à 1880 ou 1885 l’évolution de la comédie : les noms de MM. Augier et Dumas. Si l’on n’écoutait que le bruit des succès, il faudrait leur joindre M. Sardou[311]. Mais ce vaudevilliste éminent, à qui n’a pas manqué une verve amusante, encore qu’un peu grosse, de caricaturiste[312], n’a apporté dans la pièce sérieuse que le goût des effets qui forcent l’applaudissement, le génie des trucs et des ficelles. Peinture des mœurs, description des caractères, invention du pathétique, tout est machiné, artificiel, « insincère », dans ces œuvres dont le brillant déjà s’écaille de toutes parts. Elles jouent à la grande comédie, et l’on n’y sent rien qu’un faiseur qui spécule sur la vulgarité intellectuelle et morale de son public, sans donner d’autre but à son art que de faire cent ou deux cents fois salle comble. Nous nous en tiendrons aux vrais artistes, à MM. Augier et Dumas.

Émile Augier[313] a fait des pièces en vers et des pièces en prose : celles-là sont la partie morte de son œuvre. Augier, esprit solide et bourgeois, fait le vers en bon élève de Ponsard, qui serait nourri de Molière ; son style poétique a quelque chose de lourd, de pénible, rien du poète. Mais sa prose est ferme, nette, toute pleine de pensée et chaude de sincérité. C’est par son œuvre en prose qu’il faut le mesurer, non par l’éloquence gauche de l’Aventurière (1848) ou les grâces vieillottes de Philiberte (1853).

Augier est un bourgeois : et son théâtre exprime les idées d’un bourgeois de 1850, qui aurait l’âme saine, sens droit, volonté ferme, moralité intacte. Le romantisme d’abord le révolte : il démasque dans Gabrielle (1849) la fausseté de l’idéal romantique, le danger de la passion effrénée et souveraine. Aux sentimentalités issues du romantisme, aux réhabilitations hypocritement ou naïvement attendries de la courtisane, il oppose le Mariage d’Olympe (1855). Mais ce n’est pas pour mettre à l’aise le matérialisme bourgeois qui fait passer l’intérêt et l’argent avant tout : contre ce qu’on pourrait appeler le scribisme, contre l’immoralité décente des classes moyennes, il maintient la nécessité de fonder le mariage sur l’amour. La dot devient la misère des jeunes filles riches, l’obstacle au bonheur, dans Ceinture dorée (1855), dans Un beau mariage (1859), dans les Fourchambault (1878), déjà dans Philiberte (1853).

Mais Augier regarde le mouvement de la société contemporaine, et, avec indignation, il en dénonce les vices. Deux surtout : la fièvre des spéculations, la poursuite enragée de la fortune par le mélange de l’adresse et de l’effronterie, par l’alliance de la Bourse et du journal (les Effrontés, 1861) : puis la « blague », l’ironie dissolvante qui tourne les scrupules de conscience en ridicules gothiques, et nettoie le terrain pour l’âpre et sec matérialisme (la Contagion, 1866 ; Jean de Thommeray, 1873). À ces deux traits de la société du second empire, Augier, en pur bourgeois libéral, en ajoutera un troisième : le jésuitisme. Ennemi déclaré du parti religieux, au point qu’il lancera son Fils de Giboyer (1802) contre Veuillot et le journalisme catholique, il aura surtout l’horreur des Jésuites, dont il dénoncera l’effrayante politique avec une violence ingénue dans Lions et Renards (1869).

Toutes ces œuvres, robustes et saines, dans leur philosophie un peu courte, sont d’excellentes études de mœurs[314]. Un vigoureux sens des réalités soustrait l’œuvre aux dangers de la thèse, et l’empêche de s’évanouir dans l’abstraction comme de se dessécher dans le symbole. Les caractères sont d’un relief remarquable, d’une analyse un peu sommaire, mais bien vivants et dramatiques en leurs énergiques raccourcis. Il est fâcheux qu’une conception grossière du personnage sympathique ait peuplé la comédie d’Augier de jeunes savants vertueux et de polytechniciens candides, qui valent les beaux colonels de Scribe. Mais, sauf le fantastique agent des jésuites, Augier a bien réussi les coquins, les demi-coquins, les honnêtes gens entamés, tout ce qui a tare ou vice, jusqu’à l’égoïsme inconscient et la veulerie pernicieuse.

Ses grandes qualités ressortent surtout dans ces admirables pièces, où, sans thèse, il ne s’est attaché qu’à exprimer les mœurs qu’il voyait, en leur ridicule ou navrante corruption : dans le Gendre de M. Poirier (1854), qui met aux prises deux types si vrais de bourgeois enrichi et de noble ruiné ; dans les Lionnes pauvres (1858), où l’honnête Pommeau et sa femme forment un couple digne de Balzac, et nous offrent le tableau des ravages que l’universel appétit de richesse et de luxe peut faire dans un modeste ménage ; dans Maître Guérin (1864), enfin, qui, malgré son sublime colonel, est peut-être l’œuvre la plus forte de l’auteur par le dessin des caractères : ce faux bonhomme de notaire, qui tourne la loi et qui cite Horace, gourmand et polisson après les affaires faites, cette excellente Mme Guérin, vulgaire, effacée, humble, finissant par juger le mari devant qui elle s’est courbée pendant quarante ans, cet inventeur à demi fou et férocement égoïste, qui sacrifie sa fille à sa chimère, ces trois figures sont posées avec une étonnante sûreté ; Guérin surtout est peut-être le caractère le plus original, le plus creusé que la comédie française nous ait présenté depuis Molière : Turcaret même est dépassé.


3. M. ALEXANDRE DUMAS FILS.


M. Alexandre Dumas[315] était encore tout imprégné de romantisme, lorsqu’il débuta en 1852 par la réhabilitation de la courtisane, dans la Dame aux Camélias : c’est l’idée même de Marion de Lorme. Il sembla changer de voie quand il donna le Demi-Monde, étude réaliste de certaines parties gâtées de la société. La contradiction des deux œuvres n’est qu’apparente ; si l’auteur semble changer de principe, c’est que les espèces ne sont pas les mêmes : l’amour absent dans un cas, présent dans l’autre, détermine la sévérité ou l’indulgence de l’auteur. M. Dumas me semble n’avoir jamais répudié la moralité de sa première œuvre : comme j’y retrouvais Marion de Lorme, je retrouverais dans les Idées de Madame Aubray quelque chose des Misérables, la thèse même qu’implique l’histoire de Fantine. Cette thèse restera une des idées fondamentales de l’œuvre de M. Dumas. Mais au romantisme sentimental des premiers temps s’est substituée en lui une austérité évangélique d’un goût singulier, qui s’est épanchée surtout en éloquentes préfaces.

M. Dumas est un moraliste visionnaire, qu’obsède et qu’enfièvre la décomposition sociale qui résulte de la mauvaise organisation de la famille. Il s’est donné pour tâche de reconstituer la famille, sur l’égalité, la justice, et l’amour. Il attaque l’argent comme viciant l’institution du mariage ; il attaque les mœurs qui dissolvent la famille en autorisant ou excusant l’inconduite de l’homme ; il attaque l’éducation qui ne prépare pas plus l’homme que la femme à son devoir domestique ; il attaque les préjugés qui, dans l’estimation des fautes, accablent l’ignorance et n’absolvent pas le repentir ; il attaque les lois qui, avec la femme, sacrifient l’enfant à l’égoïsme, au vice de l’homme.

Cette prédication sévère s’est exercée dans des pièces brillantes, contre la séduction desquelles il est difficile de se mettre en garde. Une construction très solide, qui fait ressortir la thèse, qui dresse les situations comme des arguments et nécessite le dénouement par une pressante logique, un dialogue éclatant d’esprit, trop ingénieux parfois et trop pétillant, mais d’une singulière précision dramatique, d’incroyables tours d’adresse pour éviter les difficultés en paraissant les aborder de front, autant de romanesque qu’il en faut pour amorcer ou désarmer le public, des brutalités voulues et mesurées, et, par un contraste piquant, les plus rigides conclusions préparées par les plus scabreuses situations ; au milieu de tout cela, des coins de scènes qui donnent la sensation immédiate de la vie, des parties de caractères, qui éclairent fortement certaines profondeurs de l’âme contemporaine : voilà l’impression mêlée et puissante que donnent les comédies de M. Dumas.

Le danger du genre qu’il a créé, et dans lequel nul jusqu’ici n’a pu le suivre, c’est que la thèse ne détruise le drame. Parfois, en dépit du très habile emploi de tous les ressorts dramatiques, on croit n’avoir pas devant soi une image de la vie : l’abstraction l’emporte, et la pièce s’écoute, en dépit des acteurs, comme un dialogue moral ; l’accent de l’auteur domine dans toutes les voix des personnages. Il y a quelques œuvres surtout, où les caractères semblent vidés de toute réalité, à l’état de purs symboles : toute la Femme de Claude, et le principal rôle de l’Étrangère nous laissent l’impression de dessins apocalyptiques sous lesquels il ne faut chercher que des idées. Dans beaucoup de personnages, le symbole s’efface par la substantielle réalité de l’imitation, qui parfois est très délicatement et minutieusement poussée : il s’efface, mais il subsiste. Et je n’en veux pour preuve que le jugement porté par l’auteur sur les actes de ses personnages : il s’en faut que nous en estimions comme lui la valeur morale ; l’écart est précisément d’autant plus grand que nous les prenons davantage comme individus réels, astreints aux infirmités, aux incertitudes, aux délicatesses des réelles consciences. Pour l’auteur, ils sont des symboles, purs représentants de l’absolu ; reprochera-t-on à des symboles d’être arrogants, indiscrets, brouillons, brutaux ?

La dernière œuvre de M. Dumas atteste la souplesse toujours jeune de son talent : il est, cette fois, tout à fait purgé de Scribe ; il semble que, sous certains souffles venus de loin, sa dureté ait fondu. Plus de factice roman, plus de raide logique : la comédie de Francillon ne nous offre que réalité et humanité. La moitié du rôle de la femme, une détraquée honnête, mais surtout les trois rôles d’hommes qui sont de vivantes expressions de la veulerie contemporaine, chacun avec sa physionomie propre, font de la pièce une des excellentes études de mœurs que nous ayons. Et de plus, une sorte de tristesse philosophique imprègne certaines scènes, où la désillusion pessimiste apparaît à la suite de la ruine de la volonté. L’œuvre, sans fracas de morale, sans étalage de pitié, est large et profonde[316].


CHAPITRE V

LE ROMAN


1. Gustave Flaubert : sa place entre le romantisme et le naturalisme. Objectivité, impersonnalité, impassibilité de l’œuvre. — 2. Romanciers naturalistes : M. Zola. Prétentions scientifiques, tempérament romantique. Puissance descriptive. — 3. MM. de Goncourt : naturalisme, nervosité, impressionnisme. M. Alphonse Daudet : sensibilité et sympathie dans l’effort pour atteindre l’expression objective. Le peintre des humbles. Vastes tableaux de mœurs. Guy de Maupassant : un vrai, complet, pur réaliste. — 4. Hors du naturalisme : M. P. Bourget : le roman psychologique et analytique. Pierre Loti : le roman subjectif, pittoresque et sentimental.

Le genre dominateur de la littérature, entre 1850 et 1890, a été le roman, comme, dans la première moitié du siècle, la poésie lyrique. Et ce déplacement de la supériorité est à lui seul le signe d’une nouvelle orientation littéraire : par définition, le lyrisme est l’expression du moi, et le roman doit être la perception du non-moi.

1. GUSTAVE FLAUBERT.

Entre les deux écoles romantique et naturaliste se place Gustave Flaubert, qui procède de l’une et fonde l’autre, corrigeant l’une par l’autre, et mêlant en lui les qualités de toutes les deux : d’où vient précisément la perfection de son œuvre. Au moment unique où le romantisme devient naturalisme, Flaubert écrit deux ou trois romans qui sont les plus solides qu’on ait faits en ce siècle[317].

Il se disait romantique, et il l’était par son éducation, par ses admirations littéraires : Hugo était son Dieu. Il avait des préjugés, des manies de romantique échevelé : cet excellent homme professait candidement, avec une féroce truculence de paroles, la haine du bourgeois, de la vie et de la morale bourgeoises ; il avait soif d’étrangeté, d’énormité, d’exotisme. On le sent tout voisin de Gautier et de Baudelaire. Puis, le romantisme a fait l’éducation artistique de Flaubert : du romantisme, il a retenu le sens de la couleur et de la forme, la science du maniement des mots comme sons et comme images ; de la seconde génération romantique, de Gautier et de l’école de l’art pour l’art, il a pris le souci de la perfection de l’exécution, la technique scrupuleuse et savante. Le choix d’un adjectif le fait suer d’angoisse ; il tourne et retourne sa phrase, la faisant passer par son gueuloir, jusqu’à ce qu’elle satisfasse son oreille par d’expressives harmonies.

Mais voici par où il sort du romantisme : il a senti le besoin de dompter son imagination, et il s’est mis à la rude école de la nature. Docilement, patiemment, il s’applique à la copier pour la rendre en son propre et singulier caractère. Il travaille à s’éliminer de son œuvre, c’est-à-dire à n’y rester que par la maîtrise de sa facture. Il veut que le roman soit objectif, impersonnel, « impassible » ; et, malgré les violences ou les gaucheries des formules dont il use dans sa Correspondance, il a raison lorsqu’il veut que l’émotion, la pitié sortent, s’il y a lieu, des choses mêmes, et non pas d’une pression directe de l’auteur sur le lecteur, lorsqu’il défend au romancier de forcer pour ainsi dire la carte de la sympathie ou de l’attendrissement par une intervention indiscrète. Le roman, ainsi, ne sera plus la confidence d’un individu et souvent le jeu de sa fantaisie : il sera ce que sa définition veut qu’il soit, un miroir de l’âme humaine, un tableau de la vie. Par ces théories, Flaubert se rapproche sensiblement de la doctrine classique, et son impassibilité ressemble fort à la raison du xviie siècle[318]. De fait, il a abdiqué les haines littéraires des romantiques : il admire jusqu’à Boileau, dont il ne souffre pas qu’on dise du mal, parce qu’enfin il a fait ce qu’il a voulu. Il sent dans Boileau un art impersonnel et la perfection d’une certaine technique.

Madame Bovary (1857) a chance d’être le chef-d’œuvre du roman contemporain : c’est une œuvre d’observation minutieuse et serrée dans une forme tout à la fois éclatante et sobre. Le réalisme de Flaubert n’est jamais une servile et plate copie des apparences superficielles. Tous ses personnages sont si patiemment étudiés, qu’en faisant saillir tous les détails de leur individualité, il dégage les traits profonds qui en font des types puissants et compréhensifs. L’œuvre a paru brutale en son temps ; dans l’ensemble, elle n’est que forte et triste. Il est permis aujourd’hui de dire que, si Flaubert avait en horreur les prédications morales comme les effusions sentimentales, cependant ces vies étalées impassiblement devant nous laissent à la fin de la pitié et dégagent une leçon. La leçon, grave et profonde, c’est le danger du romantisme : nous voyons ce que les grandes aspirations lyriques, les vagues exaltations, transportées dans la vie pratique par des âmes vulgaires, peuvent produire d’immoralité, de chutes et de misères sans grandeur. Le romantisme incurable de Flaubert a rendu son analyse plus pénétrante et plus sûre ; il n’a pu donner cette admirable description du morbus lyrique que parce qu’il en observait certains effets en lui-même. Et ces êtres vulgaires, formes dégradées de l’humanité, nous blessent dans notre amour-propre ; ils nous affligent, et nous les méprisons : pourtant ils sont si réels, si vivants, ils souffrent avec une si énergique intensité, qu’ils prennent droit de représenter la pauvre humanité, et qu’un peu de notre pitié, une pitié loyalement, rudement gagnée par eux sans complaisance ni tricherie de l’auteur, adoucit nos dégoûts, notre tristesse et notre révolte. L’ironie impitoyable de l’auteur s’abat seulement sur ceux que la vie ne châtie pas, qui fleurissent en leur sottise et leur bassesse, sur l’heureux, hilare et décoré Homais.

Plus navrante et plus grise est l’impression que laisse l’Éducation sentimentale (1869) : Madame Bovary prenait une grandeur tragique par les convulsions passionnées, et par la mort de l’héroïne. Ici, plus rien de grand dans le modèle : c’est l’aplatissement lent et progressif d’une âme par la vie ; ce Frédéric Moreau est un médiocre, un faible, qui manque l’existence rêvée dans la fièvre idéaliste de ses vingt ans ; par une suite d’expériences sans éclat, minutieusement décrites en leur terne réalité, se rabattent peu à peu toutes les ambitions, s’évanouissent toutes les chimères. La profondeur et la tristesse de l’œuvre, c’est cet écoulement d’une vie, où il n’arrive rien, et, sans qu’il arrive rien, la submersion finale de toutes les espérances juvéniles dans la niaise, stupide et monotone existence du bourgeois de petite ville. Et que surnage-t-il ? un souvenir, pas même un souvenir de bonheur, le souvenir d’une velléité sans effet ; mais il suffit que ce soit un souvenir de la première montée de sève virile, pour que l’âme en soit à jamais ensoleillée et réjouie.

Triste encore, mais d’une tristesse plus tendre, est le premier des trois Contes que Flaubert donna en 1877 : cette histoire d’un cœur simple — il s’agit d’une pauvre servante de province — est d’une sobriété puissante et d’un art raffiné ; dans l’insignifiance des faits, dans l’absolue pauvreté intellectuelle du sujet, dans la bizarrerie ou la niaiserie de ses manifestations sentimentales, transparaît constamment l’essentielle bonté d’un cœur qui ne sait qu’aimer et se donner ; quelque chose de grand et de touchant se révèle à nous par des effets toujours mesquins ou ridicules ; et ces deux sentiments qui s’accompagnent en nous, donnent une saveur très particulière à l’ouvrage.

En face de ces études réalistes sur la vie contemporaine, Flaubert nous présente de hardies, d’étranges tentatives de restitution de mœurs ou d’âmes bien lointaines : la Légende de saint Julien l’Hospitalier, Hérodias, dans les Trois Contes, la Tentation de saint Antoine (1874), et surtout le roman carthaginois de Salammbô (1862). En réalité, il n’y a pas de contradiction entre les deux parties de l’œuvre de Flaubert. Il a tout simplement « appliqué à l’antiquité les procédés du roman moderne », et la Tentation ou Salammbô ne sont pas construits autrement que Madame Bovary ou le Cœur simple. Seulement, l’observation directe étant impossible ici, il y a suppléé par l’étude des documents qui permettaient de reconstituer la réalité disparue.

La Tentation de saint Antoine, qui paraît une si prodigieuse fantaisie, est aussi strictement objective que l’Éducation sentimentale. Cette hallucination fantastique est sortie tout entière d’une patiente étude de documents ; de là, justement, la froideur de l’œuvre, et la fatigue qu’elle laisse : tellement l’auteur s’est mis en dehors de la vie contemporaine, tellement il a éliminé toute idée personnelle, toute conception philosophique, morale ou religieuse, qui eussent donné direction, sens et portée à ce splendide cauchemar. L’âme qui anime la Légende des siècles manque ici[319].

Pareillement la couleur historique de Salammbô est tout à fait différente de la couleur locale des romantiques. Je ne sais quelle estime un archéologue peut avoir pour le roman de Flaubert : pourtant il est sûr que l’œuvre n’est ni symbolique ni philosophique, mais strictement historique. Flaubert n’a rien voulu exprimer de lui-même, ni sa conception ni son rêve de la vie. Il a essayé de comprendre, de voir et de faire voir comment avaient pu vivre des Carthaginois, ainsi qu’il avait montré des Normands. Il a essayé de déterminer sa vision par une solide et vaste érudition, de diriger et limiter son imagination par tout ce qui pouvait contribuer à former la connaissance exacte de la vie carthaginoise : visite des lieux et vue de tous les débris de l’art punique, étude de textes anciens et modernes, examen de toutes les formes analogues ou voisines de civilisation.

Au reste, il prétendait l’aire œuvre, non pas d’archéologue, mais d’artiste. Il suppléait à toutes les lacunes de l’érudition : il allait chercher à travers les siècles et les races de quoi compléter ses textes, cueillant ici un trait du Sémite biblique, et là faisant concourir sainte Thérèse à la détermination du type extatique de Salammbô. « Je me moque de l’archéologie, écrivait-il ; si la couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages, et les architectures au climat, s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non[320]. » Il n’était pas dans le faux. Il a fait ce qu’il voulait, et cette œuvre, en son éclat étrange, est forte comme Madame Bovary. La psychologie, naturellement, est moins intérieure, plus sommaire ; les passions, bizarres parfois en leurs effets, ou monstrueuses, sont élémentaires en leur principe. Mais c’était une condition du sujet. Tout l’intérêt va aux manifestations extérieures par lesquelles cette humanité lointaine se représente à nous, formes de meubles ou de palais, formes de sentiments ou d’actes. Un peu lourd, quoi qu’en ait pensé Flaubert, en sa richesse descriptive, ce roman est supérieur à tout ce qu’on a pu tenter en ce genre, par la largeur pittoresque et l’énergie dramatique des tableaux.

Il serait injuste de juger comme une œuvre achevée le roman posthume de Bouvard et Pécuchet (1881). Ces expériences incessamment renouvelées de la bêtise bourgeoise deviennent vite fastidieuses et fatigantes. L’accumulation des petits faits, vraisemblables ou vrais chacun isolément, a quelque chose d’artificiel, de mécanique : ces bonshommes sont des caricatures sèches et tristes. C’est là surtout que l’ironie s’alourdit jusqu’à la cruauté : précisément parce que Flaubert prend son point de départ dans son préjugé personnel, c’est là qu’il y a le moins de vérité objective, et, sous la platitude réaliste du détail, le plus de fantaisie arbitraire : cette étude n’est, qu’un vieux paradoxe romantique traité par le procédé naturaliste.

Une dizaine de volumes, dont trois ou quatre sont des chefs-d’œuvre, voilà l’œuvre de Flaubert, et il faut lui compter cette sobriété, qui révèle l’artiste difficilement satisfait de sa production. Aussi se faisait-il de l’art la plus haute idée : c’était sa religion, le remède au mal métaphysique, la raison de vivre. Par l’art seul, l’intelligence et la volonté saisissent leurs objets qui, partout ailleurs, leur échappent : dans l’art seulement, l’homme peut connaître et créer ; hors de l’art, il n’y a qu’illusion et impuissance. Le fanatisme artistique de Flaubert n’est pas griserie d’imagination ni expansion de sympathie : c’est la dernière étape d’une pensée philosophique, qui n’a point voulu s’arrêter dans le scepticisme pessimiste. Par là encore, il clôt l’âge romantique et remet la littérature sous la direction de la réflexion critique.


2. ROMANCIERS NATURALISTES : M. É. ZOLA.


L’école naturaliste, que Flaubert se défendait d’avoir fondée, s’est constituée à la fin du second empire, sous l’influence de Madame Bovary et des théories littéraires de Taine, sous l’influence plus lointaine et d’autant plus prestigieuse des grands travaux des physiologistes et des médecins. Le maître qui a fourni les formules les plus impérieuses, les applications les plus éclatantes de la doctrine, est M. É. Zola[321].

Flaubert n’était encore qu’un artiste : M. Zola est, prétend être un savant. Il s’inspire, outre Taine, de Claude Bernard. Un roman n’est plus seulement pour lui une observation qui décrit les combinaisons spontanées de la vie : c’est une expérience, qui produit artificiellement des faits d’où l’on induit une loi certaine et nécessaire. Il n’y a pas lieu de nous arrêter à la théorie du roman expérimental : elle repose sur la plus singulière méprise. M. Zola n’a jamais aperçu la différence qui existe entre une expérience scientifiquement conduite dans un laboratoire de chimie ou de physiologie, et les prétendues expériences du roman où tout se passe dans la tête de l’auteur, et qui ne sont en fin de compte que des hypothèses plus ou moins arbitraires[322]. M. Zola ne nous a-t-il pas confié lui-même, dans une lettre rendue publique, que son roman du Rêve était une « expérience scientifique » conduite « à toute volée d’imagination » ?

Passons donc condamnation sur les prétentions scientifiques de M. Zola : toute la série des Rougon-Macquart, cette histoire naturelle d’une famille sous le second Empire, ne nous apprend rien sur la loi de l’hérédité, ne la démontre ni ne l’explique. Dans l’hypothèse de la parenté qui unit tous les héros de ces romans, je ne puis voir qu’un artifice littéraire, assez inutile du reste : les œuvres ne perdraient rien à rester isolées dans leurs titres, comme elles le sont de fait. Car toutes les branches de la famille des Rougon-Macquart poussent de tous côtés, à toutes hauteurs, et la série ne me donne pas même cette impression générale que produit la Comédie humaine de Balzac : les récits divergents ne concourent pas à former en moi l’idée d’un vaste ensemble social, où les diverses parties se tiennent et se raccordent.

La faiblesse de la conception scientifique de M. Zola apparaît assez curieusement dans le caractère particulier de chacun des romans qui doivent l’exprimer. Il semblerait que l’objet principal du romancier devrait être l’étude de l’individu en qui se continue la névrose héréditaire : mais pas du tout. L’individu s’efface : et les documents qu’apporte M. Zola sont relatifs à une spécialité professionnelle, ici les chemins de fer, là les mines, là la broderie, ailleurs la finance. C’est Gervaise qui est une Rougon-Macquart, mais c’est à l’alcoolisme de Coupeau que l’auteur s’attache ; et Gervaise, avec son hérédité, n’aurait pas déraillé, si Coupeau n’avait bu.

Au reste, expérimentations scientifiques, ou explications techniques, tout le scientifique et tout le technique se valent chez M. Zola : il n’est même pas vulgarisateur comme M. Jules Verne. Ce n’est chez lui qu’agitation confuse, étalage incohérent de mots savants ou spéciaux, qui étourdissent sans éclairer. C’est de la science en trompe-l’œil. La psychologie des romans de M. Zola est bien courte. Sa doctrine lui disait — et son tempérament ne protestait pas contre sa doctrine — que l’observation scientifique est extérieure, non intérieure. Il ne s’est pas douté que ce n’est qu’en soi qu’on connaît les autres. Il a vu passer des gens en blouse ou en redingote, gesticuler des bras, étinceler des yeux, râler ou saigner des corps : et il s’est demandé ce que cela signifiait. Ou plutôt, il l’a demandé à sa science : ses manuels de médecine lui ont montré des cas pathologiques ; ses manuels de physiologie lui ont expliqué les fonctions de la vie animale. Persuadé qu’il tenait tout l’homme, il n’a rien cherché dans la vie humaine au-delà des accidents de la névrose et des phénomènes de la nutrition. Des agitations de fous, ou des appétits de brutes, voilà tout ce qu’il nous offre : de là, l’indigence psychologique, le vide inquiétant de ses bons-hommes : de là, la mécanique brutale et grossièrement conventionnelle de leurs actes. Ce sont des fous ou des brutes, de qui, au bout de quatre cents pages, après qu’ils ont étalé leur vie, on n’a rien à dire, sinon que ce sont des brutes ou des fous.

Malgré ses ambitions scientifiques, M. Zola est avant tout un romantique. Il me fait penser à V. Hugo. Il a un talent vulgaire et robuste, où domine l’imagination. Ses romans sont des poèmes, de lourds et grossiers poèmes, mais des poèmes. Les descriptions sont intenses, éclatantes, écrasantes, et tournent en visions hallucinatoires[323] : l’œil de M. Zola, ou sa plume, déforme et agrandit tous les objets. C’est un rêve monstrueux de la vie qu’il nous offre : ce n’en est pas la réalité simplement transcrite. Sa fantaisie effrénée anime toutes les formes inertes ; Paris, une mine, un grand magasin, une locomotive, deviennent des êtres effrayants qui veulent, qui menacent, qui dévorent, qui souffrent ; tout cela danse devant nos yeux comme dans un cauchemar. La pauvreté et la raideur des caractères individuels les inclinent à devenir des expressions symboliques[324], et le roman tend à s’organiser en vaste allégorie, où plus ou moins confusément se déchiffre quelque conception philosophique, scientifique ou sociale, de mince valeur à l’ordinaire et de nulle originalité. Tout cela est bien d’un romantique, et l’on a pu qualifier de réalisme épique le genre de M. Zola. Des épopées sociologiques, voilà bien en effet ce qu’il a donné, et j’y trouve à peu près autant de document humain que dans les épopées humanitaires de la Légende des siècles.

Mais c’est précisément ce romantisme, cette puissance poétique qui font la valeur de l’œuvre de M. Zola : cinq ou six de ses romans sont des visions grandioses qui saisissent l’imagination. Surtout, incapable, comme il est, de faire vivre un individu, il a le don de mouvoir les masses, les foules : il est sans égal pour peindre tout ce qui est confus et démesuré, la cohue des rues, une réunion de courses, une grève, une émeute. Toutes les parties de Germinal qui expriment la vie et l’âme collectives des mineurs, sont étonnantes de largeur épique.

Avec ce Germinal, qui est l’épopée du mineur du Nord, l’œuvre maîtresse de M. Zola est l’Assommoir, l’épopée de l’ouvrier parisien. Par un heureux accord de ces sujets vulgaires et de son talent brutal, M. Zola a mis dans ces deux romans plus de vérité, une observation plus serrée et plus précise que dans les autres : là aussi, plus de sincérité, je crois, et moins d’artifice verbal. Ce sont les deux maîtresses œuvres qui resteront de ce laborieux ouvrier. Je ne dis rien de sa Débâcle : grand sujet, œuvre manquée[325]. Toute l’émotion est dans la matière : et pour preuve, qu’on relise les plus ordinaires correspondances des journaux de 1870, on sera tout aussi douloureusement empoigné.


3. MM. DE GONCOURT, DAUDET, MAUPASSANT.


MM. Edmond et Jules de Goncourt[326] ont inventé trois choses, ils le disent du moins : le naturalisme, la vogue du xviiie siècle, et le japonisme. Pour nous en tenir à la littérature, ils se flattent un peu ; cependant Germinie Lacerteux est de 1865, et suivait Renée Mauperin, qui est de 1864. Or tant par l’une que par l’autre de ces deux œuvres, ils indiquaient trois caractères du naturalisme : d’abord l’usage du document, de la note prise au vol dans les rencontres de la vie ; traduisons : la substitution du reportage à la psychologie ; en second lieu, la superstition ou la prétention scientifique, la fréquentation de la clinique, l’étude de l’hystérie ici, là de la maladie de cœur, donc la substitution de la pathologie à la psychologie ; enfin, dans Germinie Lacerteux, le principe si contestable que les faits vulgaires et les milieux populaires sont le propre domaine de l’art réaliste, qu’il y a plus de réalité dans l’œuvre quand il y a plus de grossièreté dans la matière.

MM. de Goncourt ont conscience d’avoir été « des créatures passionnées, nerveuses, maladivement impressionnables » : ils ont été en effet des maniaques littéraires. Sur leurs terribles carnets ils ont couché tout ce que leurs yeux et leurs oreilles ont rencontré, choses et hommes, meubles et idées ; plus sensitifs qu’intelligents, ils ont à l’ordinaire curieusement fixé l’aspect des choses, cruellement aplati les idées des hommes. Surtout ils ne se sont jamais doutés combien cette féroce application à tout convertir en notes pour des livres pouvait fausser les justes proportions, altérer la vraie couleur de la vie. Dans leur œuvre laborieuse, ils ont réussi surtout à exprimer certains types de détraqués et de déclassés, gens de lettres, artistes, acrobates ; ils ont rendu avec une singulière originalité les formes d’âmes les plus factices qu’une civilisation trop raffinée fait éclore, la jeune fille du grand monde parisien, par exemple, dans ce roman de Renée Mauperin, qui demeurera, je pense, l’une des œuvres caractéristiques de notre temps.

Enfin, par leur style tourmenté, raffiné, souvent extravagant ou alambiqué, souvent aussi d’une intense et originale précision, MM. de Goncourt ont exercé une grande influence sur leurs contemporains. Ils ont créé vraiment le style impressionniste : un style très artistique, qui sacrifie la grammaire à l’impression, qui, par la suppression de tous les mois incolores, inexpressifs, que réclamait l’ancienne régularité de la construction grammaticale, par l’élimination de tout ce qui n’est qu’articulation de la phrase et signe de rapport, ne laisse subsister, juxtaposés dans une sorte de pointillé, que les termes producteurs de sensations.

M. Alphonse Daudet[327], un fin Méridional, nature souple, nerveuse, séduisante, a subi l’influence de MM. Zola et de Goncourt. Ce n’a pas été toujours pour son bien : mais le mal, en somme, n’est pas grave, et son œuvre met suffisamment en lumière son originalité. Lui aussi, il a eu des calepins noirs de notes ; lui aussi, il a déversé ses notes dans ses romans ; on y a trouvé le fait divers, le procès scandaleux de la veille ou de l’avant-veille. Lui aussi, il a pris une gravité de médecin consultant, il a tâté le pouls à la société ; on l’a vu déposer en justice comme un expert en psychologie, dont la consultation fait preuve.

Mais M. Daudet avait trop de spontanéité pour que ses théories pussent gâter son talent : et il nous a donné quelques-uns des plus touchants, des plus séduisants romans que nous ayons. Tout ce qui est dans son œuvre impression personnelle et vécue, non pas seulement chose vue, mais chose sentie, ayant fait vibrer son âme douloureusement ou délicieusement, tout cela est excellent : il a été supérieur dans la description de tout ce qui intéressait sa sympathie. L’impersonnalité du savant n’a jamais été son fait : mais il a su objectiver sa sensation, remonter à la cause extérieure de son émotion, et, domptant le frémissement intérieur de son être, que l’on sent toujours et qui prend d’autant plus sur nous, il s’est appliqué à noter exactement l’objet dont le contact l’avait froissé ou caressé. Il est arrivé à faire une œuvre objective et point du tout impersonnelle. Provençal, il a décrit la Provence, son soleil, ses paysages, depuis le caricatural Tartarin jusqu’au très réel Roumestan. Ayant vécu à Lyon et à Paris, dans les quartiers populeux, parmi la petite bourgeoisie, ayant peiné, et longtemps coudoyé les gens qui peinent, commerçants, employés, ouvrières, il a représenté les vieilles maisons, les rues bruyantes de Lyon et de Paris, la vie laborieuse et tumultueuse des fabriques, les durs combats pour arriver aux échéances ou atteindre le jour de paye, l’effort journalier, épuisant, contre la misère : le Petit Chose, Jack, Fromont jeune et Risler aîné, des coins du Nabab et de l’Évangéliste sont d’exquises et fortes peintures de la vie bourgeoise et presque populaire. M. Daudet a l’intuition psychologique et la bonne méthode : il a su fabriquer son œuvre avec son expérience intime, sans étaler son moi. Il se pourrait bien que la vraie poésie réaliste, que nous cherchions précédemment, ce fût lui qui l’eût trouvée.

Enfin, M. Daudet a tenté aussi de grandes études historiques de mœurs contemporaines : le monde du second empire dans le Nabab, le monde des souverains en déplacement ou en disponibilité dans les Rois en exil, le monde de l’Institut dans l’Immortel. Ce dernier roman est une complète erreur ; mais les précédents, dans le décousu et l’incohérence de leur composition, présentent d’admirables parties. M. Daudet, finement et nerveusement, a su rendre certains aspects du Paris d’il y a trente ans, aspects de la ville, aspects des âmes ; il a dessiné de curieuses et vivantes figures : il a rendu aussi, en scènes touchantes ou grandioses, l’idée que de loin, par les indiscrétions des journaux ou la publicité des tribunaux, nous pouvons nous faire des existences princières dans les conditions que le temps présent leur fait. Mais il a donné des analyses plus serrées et plus poignantes, dans ce roman de l’Évangéliste, où il a dépeint le ravage du fanatisme religieux dans certaines âmes contemporaines. Dans son écriture, comme on dit, un peu hâtive, trop voisine parfois des documents du calepin, c’est là vraiment une œuvre forte. Il a réussi peut-être encore mieux dans Sapho, sujet scabreux et navrant, qu’il a traité avec une délicatesse, une force, une sûreté incomparables.

La répression de la sensibilité, l’étude sévère de l’objet, ne coûtaient aucune peine à Guy de Maupassant[328] : aussi est-ce chez lui, après Flaubert, qu’il faut chercher la plus pure expression du naturalisme. Talent robuste plutôt que fin, sans besoin d’expansion sympathique, sans inquiétude intellectuelle, Maupassant n’avait ni affections ni idées qui le portassent à déformer la réalité : ni son cœur ne réclamait une illusion, ni son esprit ne cherchait une démonstration. Flaubert lui apprit à poursuivre le caractère original et particulier des choses, à choisir l’expression qui fait sortir ce caractère. Une fois formé, au gré de son maître, Maupassant se mit à écrire des nouvelles et des romans remarquables par la précision de l’observation et par la simplicité vigoureuse du style.

Dans tout cela, pas de philosophie profonde : dans l’air ambiant, Maupassant a pris la doctrine de l’écoulement incessant des phénomènes ; elle dispense de philosopher, et il s’en tient là. Il voit l’homme assez laid, médiocre, brutal en ses appétits, exigeant en son égoïsme, fort ou rusé selon son tempérament et sa condition, et, par force ou ruse, chassant au plaisir ou au bonheur : les satisfactions physiques et les biens matériels sont les objets presque toujours de cette chasse. En somme, le gorille méchant ou polisson de Taine, tel que le peuvent babiller les classes moyennes ou populaires en notre France. Dans cette vue de l’homme, rien de systématique, aucun parti-pris : Maupassant s’est regardé, jugé dans sa soif de bien-être, de jouissances, d’active expansion de son être physique et sensible ; il a regardé, jugé nombre d’individus, paysans et bourgeois, en qui il n’a rien trouvé aussi de plus.

Dans le développement de ses caractères, point d’outrance philosophique, point d’exclusion a priori de la psychologie. Ce sont des corps, mais aussi des esprits et des âmes dont il parle : il ne se prononce pas sur la cause des phénomènes, mais il lui suffit que tout le monde s’entende sur les ordres de faits désignés par les noms d’idées, désirs, affections, volontés. Il fera au tempérament sa place, rien que sa place.

Mais il n’a point de goût, ni d’aptitude aux fines études psychologiques. Au fond, le roman psychologique est analytique, le roman de Maupassant est synthétique. Il veut représenter les apparences de la vie, faisant entendre par les mouvements, par les actes, les ressorts et les forces intimes de la conscience. Il y aura quelque chose de court et sommaire dans sa psychologie ; en revanche, rien d’abstrait, rien de purement logique : tout sera solide et réel.

L’œuvre de Maupassant nous représente tous les milieux et tous les types qui sont tombés successivement sous son expérience : paysans de Normandie, petits bourgeois normands ou parisiens, propriétaires ou employés, il a dessiné des types vulgaires avec une puissante sobriété, sans férocité, sans sympathie aussi, parfois avec une sorte de dédain concentré qui donne à son récit un accent d’ironie âpre. Plus commune dans les nouvelles des premiers temps, cette nuance de comique un peu dur s’atténue dans les principales œuvres. Son champ d’expériences s’étant agrandi, il a dit, dans Bel Ami, la lutte sans scrupules pour la vie, c’est-à-dire pour l’argent, le pouvoir et le plaisir, dans le monde de la presse et de la politique ; puis il a touché les choses du cœur, dans des milieux plus délicats (Fort comme la mort). Enfin, il a paru incliner vers les sujets fantastiques, vers le merveilleux physiologique et pathologique : son système nerveux qui commençait à se détraquer, lui imposait ces visions.

Si l’on veut avoir une idée de la simplification hardie par laquelle Maupassant dégage le caractère de la réalité complexe et touffue, on devra prendre de préférence Une vie : une pauvre vie de femme, vie de courtes joies et de multiples déceptions, de misères médiocres et communes qui font de profondes blessures, vie d’espérance obstinée, indéracinable, qui, trompée par un mari, trompée par un fils, se reporte avec une navrante candeur sur le petit enfant destiné peut-être à lui fournir la dernière leçon de désillusion, si la mort ne vient pas avant. Cette vie, très particulière en son détail, est si vraie, d’une vérité si moyenne en sa contexture et qualité, qu’elle en prend une valeur générale : à sa tristesse s’ajoute toute la tristesse des innombrables vies que nous apercevons derrière ce cas unique, et la puissance douloureuse de l’œuvre en est infiniment accrue.


4. HORS DU NATURALISME : MM. BOURGET, FRANCE ET LOTI.


Le roman a été, depuis une trentaine d’années, le plus heureux et le plus fécond des genres : c’est celui aussi où les tempéraments ont été le moins comprimés par les traditions ou les théories. Je ne puis que nommer rapidement les principaux écrivains qui ont donné des œuvres agréables ou fortes, m’attachant de préférence aux originalités représentatives d’un groupe ou d’une tendance.

Au temps même où Flaubert donnait le type du roman naturaliste, le roman idéaliste survivait en George Sand, toujours active, et en Feuillet[329]. Défenseur du devoir, de la vieille morale chrétienne, avocat de la femme à qui la société, l’homme rendent la vertu difficile et lourde, amateur de combinaisons romanesques, arrangeur d’accidents tragiques, Feuillet est précieux par son expérience du monde : certaines parties aristocratiques de notre société n’ont été vues et bien rendues que par lui. Sous l’élégance parfois maniérée de son style, il y a plus de réalité qu’on ne croit. A mesure qu’il vieillissait, il a marqué de traits plus forts, presque brutalement, la décomposition, la démoralisation de certain grand monde, exquis gentilshommes aux âmes vides ou dures, délicieuses jeunes filles aux propos cyniques.

M. Cherbuliez[330] a conté des histoires bizarres, aux aventures compliquées, dosant adroitement la surprise et la sympathie, assez banal en sa psychologie et superficiel en son émotion. Mais ce romancier médiocre est un homme intelligent, d’esprit ouvert à toutes les idées, curieux d’art, de science, de philosophie, universel et cosmopolite comme un Genevois cultivé peut l’être. Il a mis dans ses romans des silhouettes exotiques, qui sont amusantes et paraissent exactes. Mais surtout il a eu le don de la causerie philosophique : il excelle à faire dialoguer sur les questions actuelles de sociologie ou de science des personnages légèrement caractérisés et spirituellement excentriques[331]. Toutes les parties de ses romans qui ne sont ou peuvent n’être que des contes à la Voltaire, sont charmantes : quel malheur qu’il ne s’en soit pas tenu là !

Deux romanciers qui ont circonscrit leur observation, sont arrivés à rendre supérieurement certains milieux particuliers, avec les espèces morales qui s’y développent : M. Ferdinand Fabre[332] a fait quelques tableaux remarquables de la dévotion rustique et populaire dans les Cévennes méridionales, mais surtout de vigoureuses études des caractères ecclésiastiques, des formes très spéciales que l’Église impose aux passions, aux convoitises, aux haines des hommes ; M. Émile Pouvillon[333], esprit délicat et pénétrant, peint des paysans languedociens et gascons avec un très fin sentiment des harmonies de l’homme et du sol.

Les trois œuvres les plus considérables que nous rencontrions, dans ces vingt dernières années, à côté du naturalisme, sont celles de MM. France, Bourget et Loti.

M. Anatole France[334] a fait passer, semble-t-il, dans le roman l’influence de Renan. Avec un dilettantisme plus apparent que réel, mêlant de façon originale la sympathie et l’ironie, il conte des légendes religieuses, les miracles du mysticisme ou de l’ascétisme ; d’autres fois, il nous promène à travers le monde moderne, prenant plaisir à nous détailler les plus excentriques ou immorales combinaisons de la sensualité et de l’intelligence, du positivisme et de l’esthétisme dans les âmes contemporaines. Le jeu raffiné de l’esprit autour de la foi et de la morale évangéliques, ce goût intellectuel pour la simplicité du cœur qui n’est encore qu’une perversion de plus dans nos incohérentes natures, ont trouvé en M. A. France le plus curieux, le plus séduit, et le plus impitoyable pourtant des historiens. Amateur de curiosités philosophiques, érudit, bibliophile, il se promène de l’alexandrinisme au xviiie siècle, de la Thébaïde à la rue Saint-Jacques, de Paris à Florence, mettant dans tous ses romans ses goûts de fureteur et de chartiste, son tour de pensée spirituel et séduisant, et son exquis sentiment de l’art. Il s’est fait en ces derniers temps le peintre des mœurs politiques de la France ; et il y a manifesté, avec l’observation la plus aiguë, une chaleur insoupçonnée, un amour passionné de la raison et de la justice : l’ironie est devenue l’arme d’un croyant, [Enfin M. Anatole France a écrit une Vie de Jeanne d’Arc en deux volumes, qui est un chef-d’œuvre. S’étant instruit patiemment de ce qu’un historien doit connaître pour traiter un pareil sujet, bien informé de tous les documents et de tous les résultats de la critique, il a essayé avec beaucoup de subtilité, de puissance et de bonheur, d’interpréter les données de fait de cette étonnante histoire : il a construit la plus fine et la plus vraisemblable psychologie de l’héroïne qui ait jamais été présentée ; il a cherché dans la reconstruction de toute la mentalité du xve siècle, chez les diverses classes, chez les Anglais et les Français, chez les principaux personnages, l’explication naturelle du miracle de la Pucelle. M. France a, dans cette œuvre de premier rang, montré de quelle façon on pouvait dans notre âge de critique et d’érudition remplacer le roman historique.]

M. Bourget[335] s’est fait le peintre du high-life : c’est le côté déplaisant de son talent. Mais il a été depuis Stendhal, le plus grand maître du roman psychologique que nous ayons eu. Lourdement, minutieusement, prolixement, mais enfin avec puissance et profondeur, il nous décrit des âmes, des états d’âmes, des formations et des transformations d’âmes ; ce que peut donner dans une âme contemporaine la situation d’Hamlet (André Cornélis), ce que peut être l’amour d’une femme du monde ou l’amour d’une coquine dans notre société contemporaine (Mensonges), ce que peut produire telle doctrine philosophique dans une âme résolue à conformer sa pratique à son idée (le Disciple), etc. Et il y a bien, dans ce dernier roman, les cent cinquante pages d’analyse les plus étonnantes qu’on ait écrites, lorsque M. Bourget fait l’éducation de son « disciple », notant toutes les circonstances et influences qui déterminent le caractère, de la première enfance à l’âge d’homme. Là, le roman redevient vraiment ce que Taine souhaitait, un document d’histoire morale[336].

Pierre Loti, pseudonyme qui cache M. le lieutenant de vaisseau Julien Viaud[337], est un écrivain sensitif et subjectif à la façon de Chateaubriand. Il en a l’intensité d’impressions pittoresques, la profondeur de mélancolique désillusion ; mais Loti, au reste, est très personnel et tout moderne. Détaché de toute croyance religieuse, il n’essaie pas de colorer en sentiment chrétien son incurable pessimisme de sensuel mélancolique : il sent l’être, en lui, hors de lui, s’écouler incessamment dans les phénomènes, et il poursuit la jouissance passagère de la sensation attachée aux apparences ; mais il savoure, dans le moment même où il jouit, l’amertume de l’inévitable anéantissement de l’apparence hors de lui, de la sensation en lui. Sa carrière de marin lui a fourni le moyen de développer, d’achever son tempérament : elle l’a promené par le monde, à travers toutes les formes de la nature et de la vie ; elle a rendu plus aiguës ses perceptions et ses mélancolies. Sa vocation littéraire est née de l’idée que le livre seul pouvait fixer dans une réalité durable quelques parcelles de ce moi et de ce monde toujours en fuite.

Dans des œuvres sincères, en un style étrangement vibrant et intense, Loti a dit quelques-unes des impressions qu’il a recueillies en ses campagnes : dans le Spahi, les soleils du Sénégal ; dans Mon frère Yves, les vastes paysages de pleine mer, quand le vaisseau fuit et que « l’étendue miroite sous le soleil éternel », des coins de Bretagne pluvieuse rendus avec une singulière délicatesse ; dans Pêcheurs d’Islande, la Bretagne encore, et la mer boréale, et le Tonkin, et les mers tropicales. Loti est un des grands peintres de notre littérature : il se place à côté de Chateaubriand, par la fine ou forte justesse des tons dont il fixe les plus mobiles, les plus étranges aspects de la nature.

Nulle psychologie, du reste, dans les bonshommes qui peuplent ses tableaux : quelques états de sensibilité, les siens, aspirations vagues et douloureuses, désirs de l’impossible, regrets de l’écoulé, nostalgies, désespérances, toutes les nuances enfin de cette disposition élémentaire qu’on peut appeler l’égoïsme sentimental.

Avec ce tempérament, Loti est l’écrivain le moins fait pour la fabrication mécanique des productions littéraires. Le subjectivisme, à ce degré, ne se sauve que par l’absolue spontanéité.


CHAPITRE VI

SCIENCE, HISTOIRE, MÉMOIRES


1. Science et philosophie : Claude Bernard. Nos moralistes. — 2. Érudition et histoire : Fustel de Coulanges. — 3. Ernest Renan : morale idéaliste et science positive. L’esprit de l’homme et l’influence de l’œuvre. — 4. Mémoires, lettres, voyages : Mme  de Rémusat, Marbot, Pasquier, Doudan, etc.

Il est très difficile de marquer aujourd’hui où s’arrête la littérature : l’intelligence est diffuse, la curiosité vaste ; hors des genres définis qui promettent des impressions d’art, jamais, je crois, plus d’ouvrages spéciaux n’ont pris place dans la littérature. J’entends par là qu’ils sont parvenus à un public qui en juge sans compétence particulière, qui n’y cherche aucune instruction technique, qui s’en fait, plus ou moins frivolement ou grossièrement, des moyens de culture générale, de plaisir intellectuel. Il n’est pas possible aujourd’hui, moins encore qu’au xviiie siècle, de s’enfermer dans la littérature d’art, et il faut qu’un homme qui ne se désintéresse pas des choses de l’esprit, ait l’œil ouvert sur ce qui se passe dans les mondes divers de l’érudition, de la science et de la philosophie.

Je suis donc obligé d’indiquer approximativement l’extension que la littérature a reçue de là. Il est clair que ces indications seront très superficielles, très incomplètes ; et il ne faut pas y chercher même une esquisse de développement des ordres de connaissances auxquelles se rapportent les ouvrages que je citerai. Je me fais seulement public, et je ne veux que désigner les œuvres qui ont fait sortir du cercle restreint des spécialistes les idées, les notions, les hypothèses, les acquisitions récentes de la philosophie, de la science et de l’érudition.


1. SCIENCE ET PHILOSOPHIE.


Taine, dont j’ai parlé, Renan, dont je parlerai, l’Anglais Darwin[338], qui ne m’appartient pas, voilà les trois grands modificateurs des esprits contemporains : c’est d’eux, de l’un plus, de l’autre moins, assez souvent de tous les trois tant bien que mal amalgamés et fondus, c’est d’eux que nous tenons la plupart de nos idées générales. Darwin surtout — plus mal compris à mesure qu’il était moins directement étudié — est devenu presque populaire.

Un grand nombre de traductions d’ouvrages étrangers sont devenues matières de lecture courante : avec le naturaliste Darwin, l’Angleterre nous a fourni ses philosophes, Stuart Mill, Herbert Spencer, Alexandre Bain[339]. De l’Allemagne, nous avons connu surtout, de première ou de seconde main, le matérialisme scientifique de Büchner[340], l’évolutionnisme systématique de Hæckel ; le pessimisme de Schopenhauer nous a conquis ; et M. de Hartmann a mis pour un temps l’inconscient à la mode. Et voici que commence le règne de Nietzche, destructeur du kantisme, du christianisme, et restaurateur de la vraie morale par le culte irréfréné du moi.

Mais rentrons en France. Nos savants se sont, en général, rigoureusement renfermés dans les études spéciales, et n’ont pas cherché à élargir leur popularité par la séduction des hypothèses générales et des vastes perspectives systématiques. Des plus fameux, comme M. Pasteur, on sait les travaux, mais on n’a rien à lire. Cuvier, Arago s’étaient, dans la première moitié du siècle, fait une réputation, comme autrefois Fontenelle, par les éloges académiques : le genre a passé de mode, ou bien leurs dons d’exposition littéraire n’ont pas passé à leurs successeurs. C’est l’intérêt philosophique des idées qui a donné accès à quelques écrits scientifiques auprès des hommes que la chimie ou l’histoire naturelle n’intéressent pas par elles-mêmes ; telles pages[341], par exemple, qui précisent sur certains points la conception qu’un homme de notre âge peut se former de l’univers, ou telles discussions sur le darwinisme[342], d’où nous sortons mieux renseignés sur la valeur générale de la doctrine. Il y a un point où l’histoire se réduit à l’archéologie, qui se confond à son tour dans l’anthropologie ; et la curiosité historique, qui est un des caractères de ce temps, a valu des lecteurs inattendus à des travaux tout à fait techniques[343]. Mais l’œuvre qu’il faut tirer hors de pair, c’est l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard[344] : œuvre de science pure qui est définitivement établie comme une œuvre maîtresse de la philosophie contemporaine, et qui joint au large intérêt du fond la solide simplicité de la forme.

Pour la métaphysique et la psychologie, un homme qui reste amateur en philosophie choisira, parmi la multitude des essais historiques, dogmatiques ou critiques, les forts écrits de M. Renouvier[345], les rigoureuses recherches de M. Ribot, les ingénieuses, parfois aventureuses, et toujours littéraires études de M. Fouillée, les très suggestives discussions de Guyau sur les plus troublants problèmes de l’heure présente. De moralistes à l’ancienne mode, nous n’en avons plus : les maximes sont devenues un jeu innocent, sans conséquence et sans portée. Les écrivains qui se sont senti le don de l’observation morale ont émigré en masse vers le roman et le théâtre, pour mettre en action et en drame leur expérience. Quelques-uns ont coulé tout doucement leurs remarques personnelles, leurs conceptions de l’homme et de la vie, dans les formes de l’histoire ou de la critique. Ce que Prévost-Paradol avait fait pour les moralistes français, M. C. Martha[346] l’a fait, très délicatement, pour les moralistes latins ; M. J. Simon, aussi finement et plus malignement, pour quelques contemporains.[347] Arvède Barine[348], par une création synthétique que dirige un remarquable sens psychologique, rend de pâles figures historiques aussi vivantes, aussi réelles que des personnages de roman.

Une des plus inattendues et originales applications de ce talent est celle que nous présente M. Gréard : il a mis sa clairvoyance de moraliste dans la rédaction des rapports et documents administratifs ; et c’est la première fois, je crois, que des « écritures » de cet ordre sont devenues œuvres littéraires[349].

Au reste, il faut ici réserver la part de ce que l’avenir révélera. La littérature du xixe siècle ne sera complète qu’au xxe ou au xxie siècle : quand nous ne serons plus, nos héritiers découvriront des penseurs qui auront fait leur tâche parmi nous, à côté de nous, à notre insu. Il se rencontrera peut-être alors quelque moraliste, qui aura passé sa vie à noter chaque acquisition de son expérience. C’est ainsi que récemment le Suisse Amiel nous a été découvert après sa mort : type remarquable d’impuissance pratique et d’activité interne, esprit tout occupé à l’analyse de soi, perdant à s’étudier le temps et la faculté d’agir, subtil, pénétrant, triste de clairvoyance aiguë, et, il faut bien le dire, quelquefois insupportable par sa manie de tout compliquer pour décomposer tout[350].


2. ÉRUDITION ET HISTOIRE : FUSTEL DE COULANGES.


Mais c’est toujours l’histoire, avec ses sciences auxiliaires, qui enrichit le plus notre littérature. Par les grands historiens romantiques, l’histoire a été vraiment réunie à la littérature, qu’elle ne touchait jusque-là qu’accidentellement. À la suite de l’histoire, toute l’érudition, toutes les parties de l’archéologie et de la philologie, apportent leur contribution. La valeur littéraire des œuvres d’érudition se mesure à deux caractères : la quantité de pensée philosophique impliquée ou suggérée ; l’intensité de vie concrète exprimée ou dégagée.

Je mets à part Renan, dont toute l’œuvre est sortie en somme de la philologie sémitique : j’y reviendrai tout à l’heure. À l’archéologie appartient la vaste Histoire de l’art dans l’antiquité de M. Perrot[351], qui — je laisse toujours le mérite spécial — nous fait voir dans ses expressions artistiques le mouvement général des civilisations anciennes, et saisir la vie même des siècles lointains dans tous les débris qu’elle a laissés, depuis le temple ou la forteresse jusqu’aux bijoux et aux vases ; c’est aussi comme une ample leçon d’esthétique expérimentale. A la philologie se rattache la fine et suggestive Histoire de la littérature grecque[352] de MM. Alfred et Maurice Croiset, modèle de forme sobre et simple autant que de science exacte. Parmi tant de remarquables travaux qui font concourir la philologie, l’histoire et la critique à l’explication des œuvres grecques ou romaines, il faut nous arrêter aux études diverses de M. Gaston Boissier[353] sur la littérature latine. Très au courant de la science allemande comme de l’érudition française, fortement influencé par Renan, mais s’interdisant d’aborder directement les controverses brûlantes comme de discuter abstraitement les questions philosophiques, M. Boissier s’est enfermé dans son rôle d’historien : historien non des faits, mais des âmes, des idées, des croyances, dont il a recherché de préférence l’expression dans les monuments écrits, dans l’épigraphie et la littérature. Dans son œuvre impartiale et objective, il a porté un fin sentiment de l’originalité des hommes, des nations et des époques, une sûre intuition des mouvements intimes qui transforment incessamment les réalités en apparence les mieux fixées. Des textes et de la sèche érudition, il extrait la vie, vie de Cicéron, ou d’Horace, ou de Virgile, vie de la société romaine aussi en ses divers états, à ses diverses étapes : son style translucide atteint avec une égale aisance les formes sensibles et les invisibles forces, l’être individuel et l’âme collective.

L’histoire elle-même a subi depuis le milieu du siècle les mêmes influences que nous avons retrouvées dans toutes les parties de la littérature : romantique effrénément avec Michelet, elle est devenue objective, c’est-à-dire ou scientifique ou réaliste, souvent les deux à la fois. Pour se faire scientifique, elle n’a eu qu’à se pénétrer d’érudition : à mesure que s’imposait le document, à mesure que la critique des sources et des témoignages se faisait plus rigoureuse, à mesure aussi que les ambitions se restreignaient, que se passait la mode des conceptions universelles et des symboles immenses, les historiens, ne prétendant qu’à faire fonction d’historiens, s’attachèrent à reproduire exactement, par une recherche minutieuse, l’enchaînement des faits, à en définir le caractère et la signification. Il était à craindre que l’histoire ne versât dans l’abstraction, et ne tournât à une sorte de mécanique morale. Mais l’esprit dominant ne portait pas à l’abstraction ; la science expérimentale, le naturalisme littéraire maintinrent dans l’histoire le goût de la réalité concrète et le sens de la vie : d’autant que le développement des sciences auxiliaires, diplomatique, épigraphie, archéologie, faisait sans cesse jaillir une multitude de faits précis, individuels, sensibles, qui menaçaient même d’inonder l’histoire et de noyer toutes les idées ; ces matériaux, du moins, facilitaient la restitution intégrale de la vie et donnaient aux plus forts esprits la tentation de l’essayer.

Cette histoire dégagée de toute philosophie a priori comme de toute fantaisie subjective, j’en trouve les premiers traits dans les excellents travaux de Mignet[354], non pas sa Révolution française, œuvre de jeunesse et trop voisine de 1830, mais son Charles-Quint, sa Succession d’Espagne, où malheureusement l’impersonnalité scientifique de la forme tourne en insignifiance littéraire : puis dans les exactes et sévères études de M. Sorel[355], où les faits bien choisis, bien contrôlés, bien évalués, conduisent d’eux-mêmes la réflexion du lecteur à saisir les états moraux collectifs ou individuels qui s’y révèlent. M. Sorel est un remarquable historien qui n’est qu’historien. Il y a plus de « littérature », au sens esthétique du mot, chez M. Lavisse[356], dans ce style nerveux de psychologue réaliste que réjouit le spectacle des volontés déployées dans les faits, et surtout chez Fustel de Coulanges.

Un grand historien, celui-ci, et un grand écrivain[357]. Quand ce qu’il a apporté d’idées neuves et justes aura passé dans les manuels élémentaires, et que les historiens verront surtout les témérités ou les erreurs de ses livres, il demeurera entier dans la littérature, comme Montesquieu et comme Michelet. Il a réduit au minimum la subjectivité, impossible à éliminer absolument de tous les travaux où l’intelligence ne peut se substituer l’automatisme des instruments. Il y a bien quelque réaction du sentiment français à l’extrême point de départ de ses travaux sur les origines de la féodalité. Dans cette Cité antique qui révèle la force des institutions religieuses parmi les sociétés antiques, je sens passer le même courant d’idées contemporaines que dans les études de Renan sur le christianisme ou de M. Boissier sur le paganisme : je dirais presque le même que dans la poésie mythologique de M. Leconte de Lisle. Mais toutes les suggestions de la personnalité, les pressions du milieu prennent vite chez Fustel de Coulanges la forme scientifique : elles deviennent des idées d’enquêtes historiques, qu’il poursuit méthodiquement, sans parti pris, cédant aux textes critiqués, contrôlés avec la dernière rigueur ; et s’il reste une cause d’erreur, elle est dans l’infirmité humaine, dans la complaisance dont le plus sévère esprit ne peut se défendre pour les pensées qui sont sa conquête ou sa création, dans la facilité avec laquelle il laisse écouler toujours un peu de lui-même dans les choses, et sollicite l’imprécise élasticité des textes.

Mais enfin je ne sais rien de plus pénétrant et de plus fort que les études de Fustel sur les institutions d’Athènes, de Sparte, de Rome, sur la monarchie franque et la transformation de la société gallo-romaine en féodalité française. Il y a là une étendue d’informations et une sobriété puissante d’exposition, une force d’idées dans l’enchaînement et l’interprétation des faits, cette plénitude concentrée enfin et cette fermeté robuste de style qui font les chefs-d’œuvre. Cela est parfaitement simple et beau. Fustel de Coulanges est un philosophe, ou plutôt un homme de science : ce qu’il poursuit, c’est la réduction du réel à des lois ; tous ses travaux sont des généralisations. Et il serait faux d’estimer son œuvre abstraite. Sans dépense de couleur, sans collection de petits faits ni défilé d’anecdotes, avec le plus sobre usage des textes dont il extrait l’essence, il nous fait sentir la vie. On voit bien qu’il l’atteint en ses sources profondes, en ses organes essentiels. Mais, de plus, la précision extrême de son étude exprime toute la réalité : il sait obtenir les plus grands effets par les plus simples moyens, et quelques types compréhensifs, quelques faits caractéristiques — très peu nombreux, mais très soigneusement choisis — nous rendent la Grèce présente, en sa vivante originalité, ou Rome, ou la France des Mérovingiens.

Fustel de Coulanges ne cherche rien au delà de la représentation explicative du passé : Taine emploie l’histoire à faire la psychologie et la sociologie. Et Renan y fait tenir toute la philosophie.


3. ERNEST RENAN.


Renan[358] a le charme, la grâce, l’imagination, l’ironie, la souplesse délicieuse de l’intelligence, la richesse éblouissante des idées : peintre exquis de paysages, pénétrant analyseur d’âmes, penseur profond ; ce sont qualités et séductions que nul ne conteste à son œuvre. Mais on lui fait injustice de ne vouloir souvent voir en lui qu’un incomparable amuseur, un dilettante prestigieux, et comme le plus fort acrobate de l’esprit qui ait existé. Ceux qu’il amuse seulement, sont ceux qui ne l’ont pas compris, ou qui n’ont pas voulu s’en donner la peine : car il n’y a qu’une incurable frivolité ou un violent parti pris qui puisse s’y méprendre.

Pour bien juger ce maître irréparable, il faut se souvenir que l’œuvre de sa vie est une histoire de la religion : Histoire des origines du Christianisme, Histoire d’Israël. Cette histoire est telle, en ses deux parties, qu’elle est rigoureusement et tout entière déterminée par les solutions des problèmes philologiques. Elle ne peut être écrite que par un philologue. Libre aux spécialistes d’être sévères à la science de Renan. Un doute me reste : dans quelle mesure ne lui font-ils pas expier ces dons littéraires par où il était si loin lui-même de chercher le succès ? Je ne suis pas sûr, après toutes les critiques des gens du métier, que la même science, sans aucun soutien de talent littéraire, n’eût pas obtenu davantage leur estime. Si souvent qu’on le prenne en faute, si nombreuses qu’aient été ses erreurs certaines et ses hypothèses téméraires — je m’en rapporte absolument aux gens compétents, — il reste que nous n’avons en France aucun travail synthétique qui se compare à ces deux ouvrages.

Mais, ici, l’intérêt philosophique dépasse l’intérêt d’érudition ou d’histoire. Une conception de l’univers et de la vie s’affirme dans ces œuvres maîtresses qui ont rempli l’existence de Renan : la même qui nous est renvoyée par ces essais de toute sorte, où sa pensée se reposait, où se jouait sa fantaisie, études d’histoire, de critique ou de morale, dialogues ou drames philosophiques, et toutes ces allocutions, confidences, propos, où d’un mot le maître donnait le contact et le secret de son âme.

Et d’abord, Renan n’a pas séparé la théorie de la pratique : sans fracas, sans ostentation, si aisément que l’on n’y fait pas attention, Renan a conformé sa vie à sa croyance. Il a agi, plus que bien d’autres qui se sont bruyamment agités. Toute sa vie de savant, d’écrivain, d’homme de cabinet, est le résultat d’un acte, d’un acte volontaire et libre qui représente une belle dépense d’énergie. Pour des raisons philosophiques, il a cessé de croire à la tradition catholique, et il est sorti du séminaire. Il a pris la voie dure, périlleuse, incertaine, au lieu de la voie facile. Cet acte suffit à une vie. Je ne lui ferai pas honneur du fameux Pecunia tua tecum sit : d’autres l’eussent fait. Cela montre seulement avec quelle douce inflexibilité cet homme savait pratiquer le respect de sa pensée.

L’originalité de Renan dépend principalement de sa rupture avec l’Église : en d’autres termes, de sa double culture. Il a reçu l’éducation ecclésiastique, et il a gardé l’âme ecclésiastique : une âme de douceur, de finesse, de nuances, et puis — ce qui est le grand point — dans la perte de la foi, le sens de la foi, le respect de la foi. Puis il s’est livré à la science, il en a tenté les deux voies maîtresses, les sciences de la nature, et l’érudition philologique ; celles-là pour en comprendre l’esprit, les méthodes, la portée, et pour compléter sa culture, celle-ci pour y chercher la matière de sa pensée et l’aliment de son activité. Il a cru à la science plus ardemment que personne, et il lui a remis avec confiance l’avenir de l’humanité. Du principe fondamental de la science, de l’affirmation du déterminisme des phénomènes, il a fait sortir toute son œuvre.

Mais ce savant, qui n’a jamais cessé de pratiquer et de recommander la recherche méthodique du vrai, la poursuite courageuse de la connaissance rationnelle, savait les limites de la raison et de la science. Du christianisme de sa jeunesse il avait retenu une certitude, que toute son expérience de savant confirma : que la morale n’est point affaire de science, mais article de foi, que le bien et la vertu tirent leur valeur de ce qu’on les choisit librement, gratuitement, et qu’enfin, si on ne courait chance d’être dupe en se désintéressant, en se sacrifiant, ni le désintéressement ni le sacrifice n’auraient grand mérite. Et il a toujours affirmé que celui-là ne se trompe pas, qui déclare en vivant sa foi à l’idéal. Faire de la vérité le but de la pensée, du bien la fin de l’action, le vrai étant l’exclusion du miracle, et le bien l’exclusion de l’égoïsme : on peut juger comme on voudra cette philosophie, on n’a pas le droit d’y voir un jeu de dilettante indifférent.

Toutes les précautions que ce loyal esprit a prises pour éviter le parti-pris, les vues étroites ou exclusives, pour saisir toutes les parties et manifester tous les aspects de la vérité, ont donné le change aux esprits superficiels ou prévenus : en même temps que notre grossière façon d’entendre l’opposition théorique de la science et de la foi nous faisait mal juger tous ces fins sentiments, ces expansions affectueuses ou enthousiastes, qui se mêlaient sans cesse chez Renan aux affirmations du déterminisme scientifique. On hésitait à prendre au sérieux un savant qui tirait tant de révérences à l’idéalisme, un critique qui ne semblait occupé qu’à donner de l’eau bénite.

C’était lui qui avait raison. C’était lui qui était dans le vrai, aisément, largement, sereinement. Et son esprit qui lui survit prouve par l’excellence de son action la bonté de sa doctrine. Renan n’a pas été populaire : il offre peu de prises, par sa richesse et sa souplesse, aux moyens esprits. Mais il a agi sur quelques intelligences, quelques âmes d’élite, et par elles passe, par elles surtout passera dans le domaine commun de la pensée le meilleur de l’œuvre du maître.

Il a refait, d’abord, l’œuvre du xviiie siècle, et il a dissipé les équivoques créées par Chateaubriand. Quelles que soient les réserves des érudits, il a établi sur des raisons d’ordre purement scientifique, historique, philologique, la relativité, l’humanité des religions. Je ne veux pas dire qu’il ait tué la religion ; mais il a réduit la question à ses termes essentiels, à sa forme extrême : il faut choisir entre le déterminisme et la révélation. Et ce choix est une affaire de foi. Contre la foi, nulle critique ne vaut : mais dès qu’on ne croit pas « comme un petit enfant », inutile de se monter la tête, inutile de se griser d’esthétique, de s’inventer des raisons de croire : de l’affirmation déterministe sort la dissolution des religions. À ceux qui ne croient pas, il fournit l’explication rationnelle du phénomène de la croyance, donnant ainsi une base solide à l’incrédulité.

Mais il a fait religieusement cette œuvre de science irréligieuse. Dieu est pour lui « la catégorie de l’idéal » ; et la religion, c’est « la beauté dans l’ordre moral ». Par la religion se satisfait l’instinct moral de l’humanité ; ainsi, aucune religion n’étant vraie, toutes les religions sont vraies ; et toutes sont bonnes — quand on ne les applique qu’à leur office. L’idéalisme philosophique n’est pas à l’usage de-toutes les intelligences : l’idéalisme religieux est accessible aux plus humbles esprits. Des raisons d’ordre intellectuel ont éloigné Renan de l’Église : mais il est parti sans colère, sans rancune, le cœur tout pénétré au contraire et parfumé pour la vie de la vertu fortifiante, consolante, ennoblissante du catholicisme, reconnaissant de tout ce qu’il lui avait dû de pures joies et de bonnes directions, tant que son progrès intellectuel n’en avait pas détruit l’efficacité.

De là cette curieuse conséquence : pour nombre d’esprits, Renan a rendu la foi impossible, et il a rendu impossible aussi la guerre à la foi. Il a radicalement détruit ce que Voltaire avait ébranlé, mais il a aussi radicalement détruit l’esprit voltairien : il a affranchi de l’anticléricalisme[359] les cœurs qu’il a retirés pour jamais au christianisme. Ni croyants, ni hostiles, témoins sympathiques au contraire de la croyance, et conscients de la bonté morale de la croyance pour ceux qui peuvent croire, voilà ce que Renan nous a faits. On a vu surtout, de son vivant, combien il menaçait l’Église : de jour en jour, on sentira davantage ce que le sens religieux, la tolérance et la paix lui doivent.

Dans le domaine de la littérature, son influence est assez imprécise, parce qu’il n’a pas eu de théorie littéraire. Cependant, je saisis trois traces de son passage : c’est d’abord la curiosité si universellement éveillée sur les choses religieuses, le goût des artistes et du public pour les restitutions des plus singuliers effets de la foi, pour les analyses psychologiques de la sainteté ou de la dévotion. Puis, d’une façon plus générale, il nous a encouragés à ne pas nous arrêter dans le dilettantisme artistique ou dans l’impassibilité scientifique, à considérer la littérature comme une collection d’actes humains, libres et moraux ; c’est-à-dire qu’il nous amène à poser toujours la question de la valeur morale, des propriétés morales de chaque œuvre. Enfin, il a rendu à la critique l’essentiel service de lui donner l’exemple de la sympathie : personne n’a enseigné plus hautement, plus constamment à aimer l’homme, l’effort vers le vrai et vers le bien, même dans les formes qui répugnent le plus à notre particulière nature.

À tous, littérateurs ou autres, il nous a donné cette générale leçon, d’avoir trouvé la paix de la conscience et le bonheur en cette pauvre vie, simplement parce que la vérité toujours l’a conduit. J’aimerais mieux, à vrai dire, qu’il nous ait laissé le soin de le constater ; et dans ses exquis Souvenirs de jeunesse, l’optimiste contentement de soi, enveloppé d’une douceur un peu dédaigneuse, contriste par endroits les plus amicaux lecteurs. Mais ce sont là des impressions fugitives, qu’il faut vite chasser pour être juste[360].


4. MÉMOIRES, LETTRES, VOYAGES.


Il y a du romantisme dans Renan : c’est-à-dire qu’il a souvent mêlé sa personne dans son œuvre, et jeté des impressions toutes subjectives à travers l’objectivité de sa science. Par-là, comme par ces Souvenirs que je rappelais, il nous conduit à des ouvrages qui sont tout juste l’opposé de ceux dont je me suis occupé au commencement de ce chapitre, aux mémoires, aux lettres, aux récits et impressions de voyages. Ces écrits, pourtant, peuvent se considérer dans leur rapport à l’histoire : ils sont documents d’histoire et la matière d’où la science méthodique extraira plus tard son œuvre.

Un bon nombre de Mémoires ont été publiés en notre siècle, se rapportant, en général, comme il est naturel, aux deux ou trois siècles précédents. Quelques personnages considérables de notre temps, toutefois, ont déjà fait parvenir au public leurs souvenirs, presque toujours leurs apologies : ainsi Chateaubriand, Guizot et Tocqueville. Mais ce qu’il y a de caractéristique en ce genre, c’est l’éclosion, dans ces dernières années, des Mémoires relatifs au premier Empire : chaque jour en voit paraître de nouveaux[361]. Il y en a de toutes sortes, de toute origine et de toute qualité : hommes et femmes, civils et militaires, soldats et généraux, c’est à qui nous rendra, plus ou moins complète ou frappante, l’image de l’Empereur et de son immense aventure. Trois de ces Mémoires me paraissent se distinguer dans la foule : ceux de Mme de Rémusat[362], qui a pour ainsi dire donné le branle, une femme intelligente, curieuse, un peu commère ; ceux de Marbot[363], un soldat, très brave et pas du tout paladin, qui nous donne la note très juste et très réelle de l’héroïsme militaire du temps, mélange curieux de naturelle énergie, d’amour-propre excité et d’ambition d’avancer ; ceux enfin de Pasquier[364], un honnête homme sans raideur, excellent serviteur de tous les régimes pour des motifs légitimes, fidèle à ses maîtres sans servilité, à sa fortune sans cynisme, et très clairvoyant spectateur de toute l’intrigue politique ou policière qui se machinait derrière le majestueux tapage des batailles[365].

Pour les lettres, des écrivains comme Constant d’abord, et Sand ou Mérimée, des artistes comme Delacroix et Regnault, en ont laissé d’intéressantes. Parmi les gens du monde, Mme  de Rémusat, avec quelque diffusion et sans grande force de pensée, en a écrit de charmantes, qui sont d’un esprit éclairé, agile, fin connaisseur du monde : mais les plus originales, je crois, sont celles de ce Doudan[366] qui vécut précepteur, puis ami, dans la famille de Broglie. Il a ses limites et ses préjugés : mais que de pénétration, quel jugement sain et droit, quelle abondance de vues personnelles ! C’est un des meilleurs moralistes que nous ayons eus en ce siècle.

Pour les récits de voyages, qui se rattachent tantôt aux Lettres et plus souvent aux Mémoires, les meilleurs sont des œuvres d’art, comme les deux livres de Fromentin sur l’Algérie, ou le Voyage aux Pyrénées de Taine, ou ces exquises Sensations d’Italie qu’a données M. Bourget. À côté de ces œuvres consciemment composées pour un effet esthétique, se rencontrent de vrais journaux écrits au jour le jour, au hasard des rencontres : comme ces notes posthumes de Michelet qu’on a récemment publiées.

Tous ces ouvrages sont accueillis avec empressement, et il faut qu’ils soient bien médiocres pour n’obtenir aucun succès. Il semble que le public soit las de fictions et savoure la certitude de la réalité des récits et descriptions que ces sortes d’écrits lui offrent. Il semble aussi que son éducation esthétique soit au point qu’il est apte à extraire lui-même d’une matière brute les possibilités de plaisir littéraire qu’elle contient, et qu’il se plaise à faire ce travail plutôt qu’à le recevoir tout fait d’un artiste habile. Il cueille la psychologie et le pittoresque épars dans toutes ces écritures, et si peu qu’il en récolte, son effort, autant que son gain, le contente. Enfin, il est vrai aussi que la frivolité d’esprit, l’inaptitude à penser, trouvent leur compte à ces lectures qui ne présentent que des choses particulières.

LIVRE IV

LA FIN DU SIÈCLE

CHAPITRE UNIQUE

LA LITTÉRATURE EN FORMATION[367]

1. État général du milieu littéraire et social. Fin du naturalisme. Influences étrangères. Malaise moral et tendances sociales. — 2. Les genres et les œuvres : la critique. M. Brunetière et la doctrine de l’évolution. MM. Faguet et Lemaître. F. Sarcey. La crise de la critique. — 3. Le roman. Renouvellement de MM. Zola et France. MM. Barrès, Rod, Margueritte, Marcel Prévost, Paul Adam. Renaissance du roman historique. Vogue du roman social. — 4. Le théâtre. M. Becque. Échec du théâtre naturaliste. Le Théâtre-Libre. MM. du Curel, de Portoriche, Brieux, Donnay, Hervieu. MM. Lemaître et Rostand — 5. Poésie. M. de Heredia. Le mouvement symboliste et sa signification. Mallarmé et Verlaine. M. Henri de Régnier. MM. Moréas, Rodenbach, Verhæren, etc.

Notre étude doit demeurer sans conclusion : les faits sont trop près de nous et nous ignorons trop ce qui sera demain pour qu’il nous soit permis d’arrêter en quelque sorte le compte de la littérature à l’année 1900. Nous ne saurons la valeur de ce qui est que par ce qui sera, et en viendra : et il serait bien imprudent de porter un pronostic précis sur ce que le vingtième siècle réalisera.

Mais sans prétendre juger les œuvres d’aujourd’hui ou d’hier comme fixes ou complètes, nous pouvons nous en figurer assez nettement le caractère et la direction : d’autant, que, par une heureuse rencontre, nous sommes évidemment placés à un point de partage, ou, si l’on veut, à un tournant de la littérature. Nous sentons bien que quelque chose vient de finir, et nous commençons à entrevoir plus distinctement ce qui commence.


1. ÉTAT GÉNÉRAL DU MILIEU LITTÉRAIRE ET SOCIAL.


Le fait capital, en littérature, est ce qu’on a appelé la banqueroute du naturalisme. L’école de M. Zola, qui regardait plus ses théories que ses œuvres, s’est perdue dans l’insignifiance et dans la grossièreté. Tout caractère d’art et toute poésie ont disparu des productions de ses disciples. Un moment est venu où les meilleurs parmi les jeunes naturalistes ont senti le besoin de s’affranchir : ils ont pris le premier prétexte de lâcher le maître[368]. Si le naturalisme n’existe plus, rien ne le remplace encore. Chacun va de son côté, innove, imite, selon son tempérament intime ou son affection actuelle. Des symptômes de religiosité apparaissent, une certaine soif de mystère, d’incompréhensible. Les uns vont se satisfaire aux confins de la science, dans les phénomènes anormaux, d’apparence irrationnelle, insuffisamment expliqués ou établis : hallucination, hypnotisme, maladies de la personnalité, télépathie, etc. D’autres exploitent — avec quelle sincérité ? — les sciences occultes, astrologie, magie. D’autres prennent pour thèmes les phénomènes psychologiques du mysticisme et de l’extase religieuse. Par réaction contre le naturalisme, on a fui les réalités finies, les idées définies ; le symbolisme, qui en poésie a succédé à l’art Parnassien, a semblé un moment vouloir étendre sa domination sur toute la littérature ; mais voici que déjà la fièvre symboliste semble se calmer, et la mode se retirer de ce mouvement.

À cette dissolution du naturalisme et a l’absence d’une doctrine dirigeante, se lie cet autre fait que l’on est allé chercher au dehors des formules et des modèles d’art. Depuis 1880 la littérature française a reçu de l’étranger certainement plus qu’elle ne lui a donné. Toutes les littératures européennes ont versé dans lu nôtre leurs œuvres et leurs influences. L’Angleterre nous a donné d’abord sa George Eliot[369], puis la Russie son Dostoïevski[370] et son Tolstoï[371] : et sont venus les Scandinaves avec leur Ibsen[372], et leur Bjœrnson[373]. L’Allemagne nous a envoyé le romancier Sudermann[374] et le dramaturge Hauptmann[375], sans parler de son apocalyptique Nietzsche[376] ; l’Italie, d’Annunzio[377] et Fogazzaro[378]. Nous nous sommes même avisés qu’une renaissance du roman s’opérait dans la léthargique Espagne, et les noms de Pereda, de Perez Galdos, de Pardo Bazan[379], de Blasco Ibanez, ne nous sont pas inconnus. Puis une incarnation de l’âme anglaise, combien différente de celle que nous offrait George Eliot, s’est manifestée à nous par le romancier impérialiste, Rudyard Kipling[380], et du côté de la Russie, derrière le vieux Tolstoï, s’est levé le jeune Gorki[381], pendant qu’une vogue inouïe, pour des raisons diverses et d’inégale valeur, répandait en France et dans le monde entier les romans du Polonais Sienkievicz[382].

Tous ces écrivains étaient si différents, tant par le caractère individuel que par le tempérament national, qu’ils ne pouvaient concourir à établir en France une doctrine d’art ou favoriser la domination d’une école. Ils ne s’accordaient guère que sur un point : ils portaient le coup de grâce au naturalisme français. Il y avait parmi eux d’assez puissants naturalistes pour nous affermir dans le respect du principe essentiel, excellent, de l’observation exacte et de l’expression intense de la nature, dans le goût de la vérité objective de imitation. Mais leur naturalisme était psychologie, poésie, pitié. Ils montraient de l’âme dans les choses, et leur âme en sympathie parfaite avec les choses. Dans les rouages du mécanisme social, et dans les phénomènes de la physiologie, ils voyaient et faisaient voir des créatures humaines : et même impure, même dégradée, même mesquine, ils nous faisaient aimer la vie ; ils nous faisaient respecter la souffrance, même méritée et avilissante. Un souffle de charité évangélique, de solidarité humaine passait sur nous, et achevait de fondre la dureté de notre naturalisme.

Même Ibsen — chez nous — travaille en ce sens. Il a rappelé notre théâtre, qui se perdait dans l’insignifiance dégoûtante ou féroce, dans la « rosserie » plate ou grimaçante, il l’a rappelé au souci des idées, à l’expression de la lutte des volontés affirmant leurs diverses conceptions de la vie ou du bien. Il a représenté l’individu travaillant à se délivrer des servitudes intérieures de l’hérédité ou de l’éducation, ou de l’oppression extérieure de la société et de l’opinion. Son symbolisme, dans ses meilleures œuvres, se traduit en formes vivantes d’action et de sentiment. Bjœrnstierne Bjœrnson et Hauptmann, si éloignés d’Ibsen par la philosophie de leurs œuvres, ont par leur forme renforcé son influence : ils ont fait la guerre au vaudeville, à l’intrigue bien faite, aux « joujoux » dramatiques de Scribe et de M. Sardou. Ce qui importait pour notre théâtre, c’était seulement que l’on montrât comment la forme dramatique pouvait, devait exprimer de la pensée et de la vie, quelle que fût d’ailleurs la nature de cette pensée et de cette vie.

M. Jules Lemaître a reproché à tous ces étrangers de nous avoir rapporté ce que nous avions trouvé il y a cinquante ou soixante ans, ce que nos romantiques, Victor Hugo, George Sand, nous avaient donné. Il y a du vrai dans ce reproche : mais les étrangers après tout ne nous le rapportaient que parce que nous l’avions laissé perdre. D’autres ont craint que le génie national ne s’altérât sous ces influences exotiques : crainte puérile. Ces influences sont trop incohérentes, trop peu convergentes pour être oppressives ; et d’ailleurs, comme toujours, nous ne prenons au dehors que ce qui répond au besoin de nos consciences et de nos pensées, quand notre littérature nationale, figée momentanément dans des formules surannées, ne correspond plus à l’état présent de nos âmes. Ce qui en nous est proprement français est inaltérable comme incommunicable : et il serait absurde de croire que pour un peuple, ou pour un individu, l’ignorance et l’infatuation soient des préservatifs de l’originalité.

Il est aisé de voir qu’à chaque moment nous demandons ou chérissons chez les étrangers l’art et les doctrines qui flattent notre prédisposition intérieure. Eliot et Tolstoï nous ont servi à manifester certaines tendances évangéliques qui nous travaillaient, une égale aversion pour les dogmatismes étroits et intolérants des Églises constituées et pour la sécheresse brutale des négations matérialistes et de l’égoïsme individualiste. Tolstoï et Hauptmann et Bjœrnson ont donné une nourriture aux esprits avides de fraternité et de justice sociale, pendant qu’Ibsen venait au secours des défenseurs du droit individuel de la conscience, et maintenait l’indépendance de la personne humaine contre toutes les contraintes sociales, même les plus réellement nécessaires ou les plus apparemment légitimes. Cependant le droit d’être soi, et le devoir d’agir pour les autres, dans les œuvres de ces maîtres, se confondaient plus souvent qu’ils ne s’opposaient. Le magnifique épanouissement de l’individualité égoïste, le jeu effréné et splendide de l’animalité robuste et de l’intelligence esthétique se sont étalés dans l’œuvre immorale et lyrique de Gabriel d’Annunzio, à la joie de nos esthètes appliqués à la culture de leur moi : et la brutale énergie d’une race qui s’affirme supérieure, et faite pour la domination ou l’exploitation du monde, s’est exprimée dans les récits si puissamment pittoresques d’un Kipling, juste au moment où la concentration violente du sentiment national semblait menacer chez nous la longue tradition humaine et généreuse de la France.

Autant qu’on en peut juger lorsqu’on a si peu de recul, l’invasion des littératures étrangères a été un effet plutôt qu’une cause. Depuis vingt ans, un travail profond s’est opéré dans l’âme et dans la société françaises ; et des faits considérables se sont produits dans l’ordre moral, politique et social, qui ont eu leur contre-coup sur la littérature.

Il a semblé d’abord entre 1880 et 1890 que la République avait définitivement triomphé des anciens partis monarchistes. La question politique paraissait résolue ; et l’on abordait les problèmes sociaux.

L’Église, par la politique adroite de Léon XIII[383], revenant à la doctrine thomiste, se déclarait indifférente et supérieure aux formes de gouvernement[384], laissait les nations organiser à leur fantaisie ces choses relatives et éphémères : en France, elle acceptait la République comme gouvernement légal et légitime, elle refusait de se mettre plus longtemps au service des partis monarchistes, et de recevoir des coups pour leur intérêt. On put même croire, à la lecture de certaine encyclique (De conditionne opificum) que le chef de l’Église ouvrait les yeux sur les injustices sociales, et que l’Église allait, sous sa direction, redevenir une grande force démocratique.

En même temps, un malaise avait saisi beaucoup d’âmes. On accusait la science de n’avoir pas tenu toutes ses promesses : elle n’avait pas trompé les savants, mais elle n’avait pas réalisé les illusions téméraires de la foule, qui en avait attendu ce qu’elle ne s’était vanté jamais d’apporter, la certitude absolue et le bonheur parfait. La voyant demeurer inadéquate aux rêves et aux désirs, on se mit çà et là à en proclamer la faillite[385]. Le goût de la religion se réveilla : le dilettantisme idéaliste et poétique de Renan, les influences évangéliques du dehors, dont je disais un mot tout à l’heure, remirent à la mode le sentiment chrétien. Des gens qui, trente ans plus lot, auraient été des matérialistes fanatiques et de fervents irréligieux à la suite de Robin ou de Littré, narguaient la science, et sentaient fondre leurs âmes aux souffles tièdes d’un christianisme nouveau. M. de Vogüé[386], M. Édouard Rod, M. Paul Desjardins[387], venus de trois camps ennemis, l’un de chez les catholiques, l’autre de chez les protestants, et le troisième du camp des dilettantes ironistes, se réunissaient pour prêcher la valeur moralisatrice des croyances religieuses, pour affirmer énergiquement le postulat moral et la nécessité d’en l’aire une règle de vie, le devoir de se conformer à la volonté de Dieu, même sans croire à Dieu. Toutes ces prédications étaient imprégnées d’un vif sentiment de la fraternité humaine, qui semblait devoir apporter au collectivisme dogmatique le secours d’un socialisme sentimental, très propre à énerver la défense de la bourgeoisie.

Il y avait, en réalité, dans cette situation beaucoup de trouble, d’équivoque et de malentendu. Une crise qui constitua véritablement le pays pendant deux années en état de guerre civile, éclaircit la situation et dissipa les équivoques. Chaque groupe, chaque individu montra, si je puis dire, le fond de son sac, et sa tendance intérieure.

L’Église renonça à peu prés aux velléités d’action démocratique, et choisit la fonction, dont les avantages étaient plus immédiats, de protectrice de l’ordre social contre le collectivisme et l’anarchie : elle offrit son autorité, sa hiérarchie, son enseignement, son ascendant moral à la bourgeoisie, qu’elle a en grande partie ramenée à elle et arrachée au voltairianisme irrespectueux. Le néo-christianisme se scinda, et les uns retournèrent dans le camp conservateur et catholique, tandis que les autres s’enfonçaient davantage dans la voie de la liberté, à la poursuite d’une vérité relative et d’une justice absolue. Même scission parmi les républicains : les uns, plus conservateurs et persuadés qu’il y a dans une société des principes et des lois intangibles, ont achevé l’évolution qui les rapproche de l’Église et des anciens partis monarchistes, au point que, d’une part, l’Église, longtemps obligée de se tenir sur la défensive, a pu reprendre l’offensive contre les lois ou les idées de la société moderne qui contredisent son autorité et sa doctrine, d’autre part les partis monarchistes ont senti renaître leur espoir, longtemps découragé, de jeter à bas la République. D’autres républicains, plus démocrates, et convaincus qu’il n’y a rien dans les institutions comme dans les idées des hommes que de relatif et de conditionné, se sont avancés vers le socialisme, jusqu’à combattre avec lui, et, en réalité, à le servir, même sans y adhérer expressément. Ainsi s’est opérée la séparation du libéralisme et de la démocratie. Les libéraux, les conservateurs et les catholiques, malgré leurs divergences de principes et leurs vieilles rancunes, marchent maintenant ensemble. Il n’y a plus réellement que deux grands partis en présence, le parti de la défense sociale et le parti de la révolution sociale, les bourgeois et les collectivistes. Voilà les deux oppositions irréductibles : tout le reste n’est plus que nuances, ou le parait être momentanément.

La lutte est plus vive que jamais, et elle est partout. C’est là un fait grave dont lu conséquence pour la littérature est facile à constater. Dans l’état de division et d’excitation des consciences, l’écrivain dilettante a presque disparu. Les gens aimables qui prêchent la retraite dans l’étude, dans le culte fervent et solitaire des lettres ou de la science, tout l’effet d’hommes d’un autre âge, et, pour dire le mot, d’égoïstes obstinés. Savants, historiens, romanciers, dramaturges, portes, il n’est presque personne qui ne se croie le devoir de prendre parti, de dire dans quel camp il combat, et pour quel idéal. La neutralité déshonore. Tandis que M. Duclaux quitte son laboratoire, M. Émile Zola, M. François Coppée, M. Maurice Barrès, M. Ferdinand Brunetière, M. Maurice Bouchor, M. Jules Lemaitre même et M. Anatole France sortent de leurs cabinets de travail, pour s’exposer aux coups dans la mêlée politique et sociale. La littérature désintéressée, indifférente, ne se trouve plus guère : il y a un élément de polémique dans presque toutes les œuvres d’art et de critique. Même où la polémique fait défaut, un élément d’actualité se laisse discerner, une préoccupation inquiète ou enthousiaste des problèmes sociaux dont la France est travaillée.

En même temps, un souci, longtemps inconnu à nos écrivains, travaille un bon nombre d’entre eux. Ils pensent au peuple. Notre littérature classique était faite pour les salons : notre littérature romantique était faite pour les cénacles et les coteries, pour le monde spécial de la littérature, du journalisme et des arts. Notre littérature naturaliste avait la haine aussi du philistin, du bourgeois et de la foule. Le roman et le théâtre, les genres dont l’extension est la plus ample, ne dépassaient guère les limites de la bourgeoisie parisienne et européenne ; notre bourgeoisie provinciale n’était que rarement entamée. Aujourd’hui beaucoup d’écrivains, et non les moins artistes, songent à n’étre pas entendus d’une élite seulement, mais de toute la France. Le problème d’une poésie populaire, d’un théâtre populaire, en un mot d’une littérature populaire — toujours artistique en sa forme, mais populaire par sa diffusion — s’est posé. Et sans doute cette préoccupation nouvelle a été pour quelque chose déjà dans le choix de plus d’un sujet de pièce, de poème ou de roman : elle contribue à détourner les littérateurs des éternels thèmes de l’adultère et du lyrisme égotiste vers les cas d’un intérêt humain, national et social.


2. LES GENRES ET LES ŒUVRES. — LA CRITIQUE.


Depuis que Taine et Renan ont disparu, les maîtres de la critique ont été des hommes qui paraissaient se soucier peu ou être peu capables de construire une philosophie générale, et dont l’activité semblait s’enfermer dans le domaine de la littérature. Tous, cependant, en ont franchi les limites un certain jour, pour tirer les conséquences pratiques de leurs idées, et s’attaquer aux problèmes politiques et sociaux.

Au premier rang, par l’importance de l’œuvre et l’originalité du caractère, se place M. Brunetière[388]. Malgré sa volonté hautement publiée de faire une construction impersonnelle et objective, ses écrits laissent deviner un fonds de pessimisme un peu amer et très énergique. Il a appliqué à l’étude de la littérature un fort tempérament de polémiste et d’orateur, une rare puissance d’abstraction, de logique et de synthèse, une grande richesse d’information bibliographique et chronologique ; et tout cela par soi-même valait déjà beaucoup : mais il y a ajouté, heureusement, des impressions fines et originales, de vives intuitions déterminées au contact des œuvres, un goût esthétique enfin aussi sur que prompt, qui lui ont fourni des matériaux excellents pour ses imposantes constructions. Il a plus que personne remis en honneur le xviie siècle et le naturalisme classique. Il a un peu durement d’abord, puis avec un excès, à mon sens, de plus en plus injuste, proclamé l’infériorité littéraire du xviiie siècle, comparé à son devancier. Il a fait une rude et efficace guerre au naturalisme français : il a anéanti les prétentions tapageuses et confirme les titres durables du roman contemporain. Il a défendu l’autorité et la tradition, en marchant assez librement dans des voies nouvelles. Il a toujours recommandé l’objectivité de l’œuvre d’art, le respect de la nature fidèlement rendue, et il a toujours affirmé que les œuvres d’art valent par les idées qu’elles traduisent, par la force morale qu’elles contiennent. Venant après Taine, il a ouvert et rempli un chapitre nouveau de l’histoire de la critique. En appliquant la doctrine de l’évolution à la littérature il a obtenu deux résultats : évaluer plus justement la pression des œuvres déjà écrites sur les esprits qui créent ensuite d’autres œuvres, faire saillir par conséquent parmi toutes les causes de détermination la force de la tradition littéraire ; ensuite, et surtout, laisser à l’individualité son libre jeu, marquer nettement, toutes les causes étant définies et classées, ce que l’accident imprévu d’un grand homme qui survient peut apporter de perturbation dans le mouvement littéraire, en le déviant ou en le transformant. Cette doctrine a forcé les historiens de la littérature à rechercher plus scrupuleusement la continuité soit dans les courants d’idées soit dans les genres d’art, et par suite à examiner de prés les problèmes multiples des époques de transition, si longtemps négligés. On peut seulement reprocher à M. Brunetière d’avoir poussé trop loin, par une logique artificielle, l’analogie ou l’identification des sciences naturelles et de la littérature, et d’avoir multiplié les formules d’apparence scientifique, aboutissant par là malgré lui à masquer la réalité plutôt qu’à l’exprimer, et à donner l’impression d’une construction arbitraire dans les cas même où il travaillait réellement sur une base d’observations exactes. Il lui est arrivé quelquefois aussi de suppléer par la logique aux lacunes de l’observation, et de donner ses idées un peu témérairement pour des faits. Mais le principal vice de son système est d’être un système : excellent, en somme, pour appeler l’attention sur certains ordres de problèmes, faire surgir des questions, définir des champs de recherche, la doctrine de l’évolution des genres ne saurait s’imposer à l’histoire littéraire comme suffisant à elle seule et embrassant toute l’étendue d’une littérature. Si on prétend employer cette méthode à l’exclusion de toute autre, on arrive à mutiler la réalité, et à rejeter des écrivains importants, sous le prétexte que la méthode ne les rencontre pas. On ignore systématiquement de grandes œuvres, parce que la loi de l’évolution des genres ne semble pas s’y manifester.

Jusqu’en 1894 on pouvait croire M. Brunetière uniquement appliqué à l’étude de la littérature. Depuis 1894, il nous a montré que toute une conception sociale était inscrite dans son esthétique. Il s’est fait dans l’ordre social, comme en littérature, l’avocat de la tradition, de l’autorité, et par suite de l’Église, qui incarne pour lui la tradition et l’autorité. Positiviste, il s’est voué à la restauration du catholicisme. Il n’a pas fait, comme Chateaubriand, un acte de foi, ni la confession publique de sa croyance intime ; ce n’est pas sa manière. Mais il a vu dans l’Église le pouvoir spirituel et la hiérarchie séculaire qui pouvaient procurer la paix sociale. Il a mis au service de sa doctrine politique, d’éclatantes qualités de polémiste et d’orateur. Mais il a du même coup renoncé à cette impersonnalité dont il faisait avec raison la qualité fondamentale du critique ; il a souvent sacrifié l’observation impartiale et l’étude exacte des faits à la fougue de l’imagination et aux subtilités de la logique ; et même dans les morceaux de littérature qu’il a donnés en ces dernières années, l’éloquence passionnée et apologétique s’est glissée. Il faut souhaiter qu’il revienne bientôt à l’histoire littéraire : s’il se donnait tout entier à l’action politique, la perte, pour la littérature, ne serait pas actuellement réparable[389].

M. Faguet[390], se gardant avec soin des théories générales comme de l’information érudite, nous a donné de curieuses analyses d’esprits. Il ne s’applique qu’à distinguer, à définir les êtres moraux qui se révèlent par les œuvres ; et tous ces mélanges de tempéraments, d’intelligences, et d’affections sont dosés par lui avec une fine précision. Il n’a point d’égal pour construire un esprit, pour en dessiner la structure et en démêler les fonctions essentielles. Il n’y a presque point de grands écrivains ou penseurs dans les cinq siècles de la littérature moderne, dont il n’ait ainsi pris les mesures et donné la description. Son influence a surtout été sensible dans le relèvement du xviie siècle aux dépens du xviiie, qu’il a assez maltraité, en regardant les individus plutôt que la société et le mouvement général des idées. Car il a fait beaucoup de monographies, et n’a presque jamais essayé d’étude d’ensemble : il s’est contenté de mettre des préfaces, substantielles et fortes, avec des partis pris un peu tranchants, aux recueils de monographies qu’il publiait. On n’a de lui qu’un livre d’esthétique littéraire, sur le théâtre : œuvre’de jeunesse visiblement malgré sa tardive publication, mais pleine de vues originales et intéressantes. En ces derniers temps, M. Faguet s’est donné lui aussi à la discussion des questions actuelles d’organisation politique et sociale : il y a porté la même indifférence à l’égard de l’érudition méthodique, la même puissance d’analyse, et la même richesse d’idées personnelles.

M. Jules Lemaître[391] a eu une fortune analogue à celle de Renan : il a passé par un petit séminaire ; et puis il a traversé l’École normale. Il a su, comme Renan, retenir la grâce et la force de deux cultures opposées ; et son charme complexe vient de là. Poète, sans s’être mis au premier rang, auteur dramatique, sans avoir réussi à s’imposer décidément au public, il a fait bénéficier sa critique de se dons d’invention poétique et de création dramatique. Ce qui n’a pas suffi pour l’aire un grand artiste, a donné au critique une grâce artistique dont on est irrésistiblement séduit. On a vu sa puissance le jour où il a coupé en pleine floraison le succès de M. Ohnet : depuis l’article de M. Lemaître, bien des gens ont continué de lire M. Ohnet, mais personne plus ne s’en est vanté. Avec son ondoyante et nonchalante allure, ses souples passages du pour au contre, ses balancements ironiques, M. Lemaître a longtemps eu l’air d’un dilettante qui jongle avec les idées, d’un fantaisiste qui s’amuse. « Au fond, disais-je en 1894, je crois sentir en lui certaines directions d’esprit très précises, certaines tendances morales très nettes ; c’est un Français, un Beauceron, de ferme sens, amoureux de clarté, de vérité, déliant de tout ce qui est trouble, lointain, hors de prise et de portée, de l’exotisme et du symbolisme, très positif en somme en même temps que très artiste. Son scepticisme m’a bien l’air de n’être qu’un moyen de défense. » Il a eu en effet des curiosités et des gambades de jeune chat : l’âge venant, il s’est assis dans son vrai caractère, beaucoup plus conservateur et plus attaché à l’étroite tradition française que son agilité juvénile ne laissait croire. La politique aussi a pris M. Lemaître, et là encore il a développé son vrai caractère, son esprit de Beauceron. Il mène avec une ardeur exempte de dilettantisme la guerre contre le socialisme ; il est un des grands chefs du nationalisme. Il en a un peu oublié la littérature et s’en laisse oublier[392].

Seul, Francisque Sarcey[393], qui jadis avait été un solide champion de la libre pensée, n’a pas cédé à la tentation des polémiques récentes, et s’est jusqu’à son dernier jour claquemuré dans son emploi de critique. Son feuilleton dramatique a été son seul champ de bataille. Trente ans durant, et plus, il a défendu dans le même journal sa vérité : et cette vérité, au fond, c’est la doctrine de l’art pour l’art. Ceci est du théâtre, cela ne l’est pas. Il n’y a on ceci ni vérité d’observation, ni valeur de pensée : mais c’est du théâtre ; applaudissons. Ceci est philosophie, ou poésie, ou nature prise sur le vif ; mais ce n’est pas du théâtre : bon à siffler. Il y a un fonds de vérité dans cette doctrine, en ce qui touche la valeur de la technique, pour chaque art et pour chaque genre. Sarcey connaît comme personne la technique du théâtre français, et je crois bien qu’à peu près tout ce que savent là-dessus les hommes venus à maturité entre 1870 et 1890, ils le lui doivent.

Mais voici la première erreur : Sarcey a fini par ne plus voir que la technique, et certaine technique, celle d’une école française, de Scribe, de Dennery, de M. Sardou. Il a jugé Sophocle, Racine, Shakespeare par rapport à Scribe, à Dennery et à M. Sardou, et ne les a admirés que par ce qu’il retrouvait chez eux ou croyait retrouver de la technique qu’il aimait. Il l’a considérée comme immuable et intangible : tout ce qui ne s’y réduit pas est répréhensible. Par cette vue, il continue la critique classique, maintenant un idéal absolu pour tous les siècles et tous les pays. Et voici la seconde erreur : Sarcey a excellé-à flairer, démêler, dégager le goût du public ; au lieu de le hausser à lui, il s’y est rabaissé. Cependant il se vantait volontiers de résister au public et de combattre les succès qu’il savait injustifiés. La vérité était qu’il s’opposait aux inconséquences du public : il le blâmait de mal appliquer son critérium et de se laisser surprendre par de mauvais vaudevilles et des mélodrames mal faits ; il ne lui en voulait pas moins d’élargir son goût par une surprise d’admiration, et de se laisser parfois élever à goûter simplement, en dehors de toute habileté d’intrigue, la réalité saisissante ou la poésie profonde de la vie. Au lieu d’aider la foule à s’affranchir, il la flattait dans la médiocrité de ses goûts, il l’entretenait dans l’illusion béate qu’il n’y a rien de mieux à chercher au théâtre que les satisfactions du vaudeville et du mélodrame. Par la solidité de l’éducation universitaire, Sarcey garda jusqu’au bout l’intelligence de Corneille, de Racine, de Molière, qu’il expliquait pourtant un peu trop par Scribe. Il ferma ses oreilles aux abominations russes et scandinaves. Et il a fini par rejeter Shakespeare, qu’en sa folle jeunesse il avait presque accepté. Voilà où trente ans de pratique du théâtre, et d’auscultation trop curieuse du goût commun, ont mené un esprit des plus libres, hardis et vifs qu’il y eût. Malheureusement, par sa compétence, par son esprit, par toute sa ronde, robuste et spirituelle personne, Sarcey s’était acquis sur le public une autorité incroyable. S’il avait entrepris d’en faire l’éducation, il aurait pu faciliter l’évolution du théâtre. Il a préféré la retarder, dans la mesure où un homme peut s’opposer au cours des choses. Son jugement donnait aux gens le droit d’estimer ce dont ils s’amusaient : chose énorme en France. Et ainsi il barrait la route aux nouveautés, plus que tous les vaudevillistes ensemble et directeurs de théâtre.

Le genre de la critique subit actuellement une crise grave. M. Brunetîère a disparu, M. Lemaître s’est détourné. Avec Sarcey, un âge du feuilleton dramatique a pris fin. Presque partout dans les journaux le reportage a remplacé la critique. On rend compte des pièces de théâtre le lendemain de leur première représentation[394] : on se réduit forcément à l’analyse hâtive, on encense amicalement, ou l’on assomme curieusement auteurs et acteurs. L’étude réfléchie, approfondie, curieuse des pièces et de l’interprétation n’est plus possible. La critique des livres, elle aussi, a fait place à l’annonce, à la réclame, aux interviews : on aime à faire causer l’auteur sur son œuvre. Même les Revues sont de moins en moins hospitalières à la critique littéraire : une grande revue s’est fondée (1894) en excluant de parti pris l’examen périodique des ouvrages nouveaux. Journaux et revues suivent le goût du public : les études d’esthétique, les discussions de doctrines ne le divertissent guère ; il veut des biographies, de l’histoire, des faits[395].

Et d’autre part la critique n’est pas moins menacée par l’orientation actuelle des études littéraires[396]. Il y a dans la critique une part d’arbitraire, de subjectivité, de préférence sentimentale ou de logique a priori, qui en détourne les esprits dressés à la discipline des sciences historiques et philologiques. On en applique les méthodes exactes à l’étude du développement et des chefs d’œuvre de la littérature ; et tandis que la critique languit, l’histoire littéraire se fait ; de ce côté, l’activité est grande, et les résultats excellents. Il semble bien que, prise ainsi entre le journalisme et l’histoire, la brillante critique d’autrefois ait peine à subsister comme genre : si elle n’était plus permise qu’aux esprits exceptionnels qui nous intéressent plus à eux-mêmes qu’à ce dont ils parlent, on n’aurait pas à regretter ce changement.


3. LE ROMAN.


Le roman est stationnaire. Il n’y a plus d’école, ce qui n’est pas un mal : chacun va à son idéal, selon sa nature, par ses procédés, et change parfois d’idéal ou de procédés sous des pressions extérieures, par la vertu des circonstances, plutôt que par la tendance de la nature intime.

Les maîtres de l’époque précédente continuent de produire. Mais qu’ajoutent Loti et Bourget à leur définition, par leurs œuvres récentes ? Loti est éternellement le même dans des paysages et sous des costumes toujours divers. M. Bourget ne change rien à son art en changeant ses doctrines politiques et religieuses. Le renouvellement est plus sensible chez M. Zola et M. France. M. Zola, en ses derniers romans, n’est plus le témoin impassible des mœurs contemporaines : il juge, il prêche, il combat, dans ses Trois Villes, dans Fécondité et dans Travail ; il défend des thèses philosophiques et sociales[397]. C’est un article important de la doctrine naturaliste qui est changé. Pour M. Anatole France, il nous a fait comprendre, par son Histoire contemporaine[398], ce que dans sa philosophie sceptique et négative il y avait de positif, ce que son apparent dilettantisme admettait, commandait de foi et d’action ; il a révélé qu’il avait, comme Montaigne, son dogmatisme et son énergie pratique. En même temps, par contre-coup, son art s’est modifié : les grâces ondoyantes, l’ironie détachée ont fait place souvent, dans ses derniers écrits, à l’attaque directe, à la véhémence indignée ; sa phrase a pris une tension, un nerf, une âpreté qu’on n’en aurait pas attendus : les préoccupations et les passions de la lutte sociale ont élargi la facture de l’artiste.

Dans la génération suivante des romanciers, les talents distingués abondent : aucune personnalité capable de reléguer toutes les autres au second plan n’a émergé. Il faut nous contenter d’indiquer les principales physionomies d’écrivains, et les principales directions du genre. M. Maurice Barrès[399] nous a fait connaître un art subtil, obscur, tourmenté : insupportable parfois dans la culture prétentieuse de son moi, il a une puissance originale dans ses analyses d’états moraux, une délicatesse exquise dans ses impressions des paysages ; il excelle à faire tenir toute l’histoire d’un pays et la psychologie d’une race dans la description du sol. M. Rod[400], néo-chrétien, critique, moral comme un protestant et cosmopolite comme un Genevois, fait de vigoureux romans, un peu lourds, un peu ternes, un peu lâchés de facture, solides du moins et intéressants, où il scrute l’âme contemporaine et débat les problèmes les plus troublants de la vie contemporaine : ce sont des œuvres intelligentes, où se révèle un critique clairvoyant plutôt qu’un artiste créateur. M. Paul Margueritte[401], un révolté de naturalisme, a su garder la scrupuleuse étude des réalités, en y joignant l’intuition de la vie intérieure et une large pitié philosophique : il a donné deux ou trois œuvres qui, à leur date, étaient ce que l’art français soumis aux influences d’Éliot et de Tolstoï avait produit de meilleur. Il faudrait encore nommer M. Paul Hervieu[402], écrivain d’abord bizarre et tourmenté, en marche vers une lecture plus sobre et plus simple, observateur pénétrant et féroce des classes aristocratiques, créateur de types solides et lins : il était en train de prendre la première place dans le roman contemporain, lorsqu’il s’est détourné vers le théâtre ; — M. Marcel Prévost[403], peintre subtil de cas compliqués et de mœurs singulières, amateur de sujets où l’analyse psychologique confine à l’observation pathologique, invinciblement attiré par le mystère des âmes féminines ; — M. Paul Adam[404], improvisateur hâtif et fougueux, imagination puissante, esprit curieux, tour à tour attiré vers les sujets les plus divers, depuis l’idéalisme le plus fantaisiste jusqu’au plus pur réalisme, capable tour à tour de voir le présent, d’imaginer le passé et de rêver l’avenir, de peindre largement les masses ou de noter minutieusement les plus infimes détails[405]. Je ne dois pas surtout oublier M. Huysmans, un vigoureux et personnel disciple de M. Zola, dont il s’est mis un beau jour à appliquer le procédé naturaliste à la peinture de la vie religieuse. Cathédrales, couvents, culte, plain-chant, dévotions mystiques, superstitions, sacrilèges, agitations de la conscience et progrès de la pénitence, M. Huysmans nous peint toutes ces choses et tous ces états avec une prodigieuse richesse de vocabulaire et d’images ; son art fougueux et brutal a conquis le public, et même l’Église, où quelques voix seulement ont exprimé des craintes sur la qualité de cette foi et la vertu de son expression[406].

Dans la multiplicité incohérente des œuvres, plusieurs directions se laissent distinguer. Le roman psychologique et le roman d’étude de mœurs continuent de subsister. Mais le roman historique a eu une renaissance brillante avec le Saint-Cendre de M. Maindron[407] (xvie siècle) et la Force de M. Paul Adam (Révolution et premier Empire) : deux restitutions minutieuses qui sont en même temps des évocations vigoureuses du passé[408]. M. Barrès aussi a fait du roman historique, mêlé de plaidoyer politique et social, dans ses Déracinés et dans son Appel au soldat ; romans historiques aussi, le Désastre avec les trois œuvres qui lui font suite de MM. Paul et Victor Margueritte, et l’Apprentie de G. Geffroy, tableaux pathétiques et navrants de la guerre de 1870 et de la Commune[409]. Mais l’espèce dominante, et à laquelle se rattachent la plupart des œuvres les plus distinguées du temps, est celle du roman social ou sociologique : les ouvrages de MM. Barrès et Margueritte que je viens de nommer y rentrent aisément. La psychologie et les tableaux de mœurs sont employés à illustrer ou a démontrer une idée sociale. M. Hervieu nous fait voir la décomposition morale de l’aristocratie (Peints par eux-mêmes) et la toute-puissance de l’argent (l’Armature). M. Prévost, après avoir étudié la corruption féminine dans les hautes classes, le mal qui détourne la femme de son vrai rôle social, s’applique à observer le féminisme et son effort pour protéger et relever la femme dans la société actuelle (les Vierges fortes). Paul Adam nous fait le tableau de la misère et de l’injustice qui résultent du régime économique, et nous décrit avec un idéalisme ardent la réforme nécessaire de la société (la Force du mal, Cœurs nouveaux). M. Estaunié[410], un nouveau venu d’un talent bien personnel, nous dépeint l’éducation cléricale, plus précisément la prise de possession des consciences enfantines dans les collèges de Jésuites (l’Empreinte), et nous découvre les bassesses ou les révoltes que la disproportion de la culture et des moyens d’existence produisent dans une classe où nous croyons le succès facile et la fortune assurée, dans la classe des ingénieurs (le Ferment). Ainsi, par l’entremise des romanciers, les principales causes du trouble social à l’heure présente, sont mises et remises sous les yeux du public, qui s’habitue lentement à croire à la réalité du mal, et à admettre la nécessité des remèdes[411].


4. LE THÉÂTRE.


An théâtre, le renouvellement nécessaire se fait lentement, par l’inerte et frivole incuriosité du public, par la routine étroite et la médiocrité générale de la critique. Nous ne parvenons pas à nous débarrasser de l’art habile et insincère, du toc et du truc ; on nous offre toujours du vaudeville prétentieusement déguisé en comédie et en drame ; on rafraîchit au petit bonheur tous les oripeaux, tous les clichés romantiques ; on nous fabrique à l’occasion du symbolisme et du mysticisme en faux. Et la vie, la vie vraie, saisie en sa profondeur, dégageant cette essence de poésie que le plus vulgaire événement humain recèle, c’est là ce que la production courante et ses ordinaires fournisseurs songent le moins à nous montrer. Cependant de grands efforts ont été faits, le mouvement se dessine et des résultats considérables ont apparu. Peut-être même la situation est-elle plus nette que dans le roman.

La comédie naturaliste, minutieusement exacte, brutalement pessimiste, n’a pu arriver à s’établir. M. Becque[412] y a usé son rare talent, son ironie aiguë, son observation sèche et perçante : le public a méconnu l’originale valeur de ces œuvres dont l’impression était douloureuse et dure. Il n’a pas fait un meilleur accueil à ses successeurs, aux implacables réalistes qui prétendaient lui servir des tranches de vie toutes crues ; après les avoir encouragés un moment par amusement, par mode, il s’en est brusquement détourné dès que la nouveauté et le scandale ne l’y ont plus attiré : voyez l’histoire de la réputation de M. Ancey[413].

Le fait important, pour l’évolution du genre dramatique, en ces dernières années, n’en a pas moins été la tentative du Théâtre-Libre[414]. Ce Théâtre, a été fondé en 1887, pour établir l’art naturaliste. Grossièreté allant jusqu’à l’obscénité, puisque c’est notre erreur favorite, à nous autres Français, de croire que plus le modèle est répugnant, plus l’imitation est réelle, et d’autre part, minutieuse exactitude du décor, de la mise en scène, du jeu et du débit des acteurs, voilà les deux caractères apparents que présente d’abord le Théâtre-Libre. M. Antoine n’a pas réussi comme il voulait : il a réussi peut-être mieux qu’il ne voulait, et plus utilement. On s’est blasé sur le genre brutal, ou amer, ou immoral : c’est un « poncif » qui ne vaut pas mieux que celui de Scribe. Mais M. Antoine a certainement inoculé à quelques-uns de ses acteurs, à beaucoup de ses spectateurs, le sens de la vérité de l’imitation dramatique. Sa mise en scène, à quelques détails près, a le mérite d’être toujours expressive, de traduire, donc de renforcer le sentiment, l’idée, la couleur de la pièce. Son jeu et celui de quelques acteurs qu’il est parvenu à instruire n’a rien qui étonne : mais, après, les meilleurs comédiens ne paraissent que des comédiens. Ce jeu a un tel caractère de naturel, que les défauts de l’acteur collent, si je puis dire, au personnage : ils font l’effet d’en être les tics ou les imperfections, et en augmentent l’originale individualité : c’est un homme qui parle vite, ou sourdement, voilà tout ; on ne songe pas que c’est un rôle débité vite ou sourdement.

Il est remarquable que, du réalisme, insensiblement, par la force des choses, le Théâtre-Libre est passé au symbolisme. Les œuvres étrangères qu’il nous présentait, l’engageaient dans cette voie : le naturalisme cru et sans signification idéale ne s’y contrait guère, et Tolstoï, Ibsen, Hauptmaim n’offraient qu’un réalisme gonflé de pensée et de poésie. Naturellement le Théâtre-Libre s’est ouvert aux Français téméraires qui voulaient faire comme ces étrangers. Et dans la guerre entreprise pour détruire la religion du vaudeville, pour ruiner le machinisme dramatique le genre Scribe, le genre Sardou, les pièces poétiques ou sociales n’étaient pas moins utiles que le simple naturalisme. Le Théâtre-Libre contribuait donc aussi à faire aimer les idées au théâtre idées psychologiques, morales, sociologiques, traduites lyriquement et dramatiquement, en états de conscience, en résonances de la sensibilité, en tensions de la volonté.

Le succès d’Antoine lui a suscité des imitateurs : je ne citerai que le Théâtre de l’Œuvre[415], spécialement voué au théâtre symboliste, idéaliste, exotique ; son influence et ses résultats, au total, ont été médiocres, quoique point du foui indifférents.

De ces Théâtres à côté, affranchis de la servitude de la recette et du grand public, du Théâtre-Libre et du Théâtre de l’Œuvre, sont sortis plusieurs des auteurs marquants qui se sont imposés, sinon toujours à la faveur, du moins au respect du grand public sur les autres scènes : MM. de Curel, de Portoriche, Brieux et Donnay.

M. François de Curel[416] a fait jouer plusieurs pièces d’une conception curieuse, parfois profonde, toujours originale. Certaines gaucheries d’exécution, certaines outrances de logique qui portent parfois ses caractères au delà de la limite des possibilités morales que le public admet, enfin, il faut le dire, un lier et franc dédain des petites habiletés qui escroquent le succès, et des mensonges scéniques qui sont doux aux bourgeois, ont fait que ni le public ni la critique n’ont encore rendu à M. de Curel la justice qui lui est due. Ses études de psychologie individuelle et sociale sont tout à fait fortes et neuves. Il unit une poésie intense à une réalité saisissante ; il pose et discute les idées dramatiquement avec un précision et une vigueur singulières. Il écrit la plus belle langue qu’on ait de nos jours entendue sur le théâtre. Il faut le mettre très haut pour l’estimer assez.

M. de Portoriche[417] est le peintre de l’amour, de ses fièvres, de ses fougues, de ses souffrances. Il en exprime l’éternelle essence dans une note très curieusement moderne.

M. Brieux[418], talent probe, puissant, un peu fruste et un peu gros, étudie des cas sociaux. Il découvre et sonde, d’une main un peu rude, les plaies vives, de la conscience et de la société moderne. Il applique successivement son observation, à la fois précise et sommaire, aux institutrices, aux courses, à la corruption politique, aux institutions charitables, à la magistrature, aux nourrices, au divorce, aux désespérantes doctrines de l’hérédité : il dit sur toutes ces choses un mot juste, sans nuance. Son art est comme sa pensée : clair, fort, sans tricherie et sans finesse. Ni Renan ni Sainte-Beuve n’ont été ses maîtres : qui sait s’il en a eu ? Il est lui, il dit ce qu’il a à dire, sa pensée laborieusement conquise, dans une forme qui l’exprime loyalement. Et ce n’est pas un mérite médiocre.

M. Donnay[419] est un ironiste, qui de la fantaisie aristophanesque est passé à l’étude des formes les plus modernes de l’amour et de l’âme féminine. Puis de la peinture non flattée de la moralité déconcertante des gens qui mènent la haute vie, il s’est tourné, emporté par le courant de l’époque, vers l’examen des problèmes sociaux du féminisme et du collectivisme. Il a beaucoup d’esprit, un dialogue vif et charmant, une fantaisie amusante avec un arrière-goût d’âcreté, une psychologie subtile et imprévue, avec des trouvailles d’une justesse qui saisit, un dédain content de s’étaler des artifices scéniques et de toute la vieille technique.

M. Hervieu[420] est plus austère. Il produit peu ; il se concentre. Il a simplifié sa forme, d’abord, même au théâtre, compliquée, tortueuse et alambiquée. Il a mis sa force à nu. Il étudie des cas sociaux, les iniquités de la loi, l’oppression des faibles par la loi, l’expression de l’égoïsme de l’homme dans la loi. C’est à la loi qu’il fait la guerre, pour l’individu, pour la justice et pour l’humanité. Il lui arrive de regarder la loi, non plus de la société, mais de la nature : et les effets qu’il en observe ne sont pas plus consolants. La loi de la nature est aussi créatrice de mal, de souffrance et d’injustice pour les individus : et le dévouement maternel a pour envers l’ingratitude filiale. La nature, comme la loi, se moque de la raison et de la justice. Observateur âpre, sans illusion et sans complaisance, M. Hervieu s’est fait un art conforme à sa pensée. Sa pièce est une démonstration vigoureuse ; il n’y a plus que les personnages, les effets, les propos qui font ressortir sa thèse. Tout porte, avec une justesse écrasante, qui ne laisse pas respirer le spectateur. M. Hervieu atteint ainsi à l’émotion puissante, une émotion un peu sèche, qui étreint sans réjouir. Aussi est-il plus estimé du petit nombre que de la foule, qui vient au théâtre pour se réjouir.

Voilà quels sont à l’heure actuelle les maîtres de la scène. Je dois pourtant nommer encore M. Jules Lemaître et M. Rostand.

M. Lemaître[421], sans répudier bruyamment la technique établie, sans déconcerter les habitudes du public, sans prétention philosophique aussi et sans fracas de symboles, nous avait, dès son début, donné la sensation rafraîchissante d’une originalité sincère. Une fine psychologie, vécue et sentie, non livresque ni théâtrale, d’où l’émotion sortait d’elle-même sans violences et sans ficelles, fait le mérite éminent des principales œuvres qu’il a écrites, où par surcroit il a rais toutes les grâces de son esprit et la forme exquise de son style. Il a traité les problèmes de la vie intérieure avec plus de bonheur et de délicatesse que les études sociales, où il a porté une observation un peu grosse. Il a débattu des cas de conscience subtils et douloureux avec une philosophie clairvoyante et humaine. Mais la politique et la polémique l’ont, semble-t-il, détourné du théâtre, où l’on pouvait espérer qu’il apporterait un jour le chef-d’œuvre complet dont jusqu’ici il ne nous a donné que la promesse et l’ébauche.

Pour M. Rostand[422], son étonnant succès n’est pas un accident individuel. Le public, secoué dans son prosaïque amour du vaudeville, harcelé, inquiété, prêché par les œuvres de l’étranger et des théâtres particuliers, s’est senti sollicité de changer quelque chose à son goût, d’élargir le cercle ordinaire de ses amusements. Et qu’a-t-il fait ? Puisque le temps d’Ibsen. d’Hauptmann et de la poésie au théâtre était venu, il est retourné au drame romantique. Il a fait des succès aux attardés, aux survivants de l’idéalisme lyrique : il a porté aux nues des drames de M. Coppée el de M. Richepin[423], sans s’inquiéter trop si cet idéalisme était creux et si ce lyrisme était verbal. Ce courant une fois déterminé, Cyrano de Bergerac s’est présenté : et ce qu’il y avait de facile et claire abondance, de gaieté jeune, de poésie à la portée de tout le monde, dans cette pièce romantique, a séduit le public jusqu’à un degré incroyable. Cyrano est le plus grand succès du théâtre contemporain, depuis le Maître de Forges, les Deux Orphelines, et les Cloches de Corneville. Des critiques avisés ont cru que M. Rostand venait de faire une révolution sur la scène française, alors qu’avec un charme personnel dans l’exécution, il la ramenait à la formule de Tragaldabas et des Trois Mousquetaires. Les autres œuvres dramatiques de M. Rostand, avant après Cyrano, manifestent les mêmes qualités poétiques, plus de grâce sentimentale au début, dans la suite plus d’abondance chatoyante : elles pourront assurer à M. Rostand un rang personnel dans l’histoire de la littérature contemporaine ; elles n’intéressent pas, je crois, l’évolution de la forme dramatique, autrement que comme de brillantes survivances d’un art antérieur[424].


5. POÉSIE.


C’est dans la poésie que l’évolution a été le plus nette : elle a pris même une apparence de révolution. Sans doute, il se fait encore de bons vers, des vers délicats et parfois puissants, dans les formes traditionnelles. Sans rien innover dans la technique, M. Jean Lahor[425] nous a offert une poésie bouddhique, dont le pessimisme a un accent énergique et bien personnel. M. Maurice Bouchor, dans ses drames pour marionnettes[426], comme dans ses Symboles, a su, par le vers et le style que les romantiques et le Parnasse lui avaient appris, exprimer un exquis mélange de philosophie et d’émotion, un fin sentiment des antiquités et des religions.

C’est aussi par une erreur singulière, qui est une victoire du goût spontané sur la théorie réfléchie, que les jeunes ont salué comme un maitre M. de Heredia[427], un pur parnassien, un excellent faiseur de sonnets, qui procède même encore plus de Gautier que de Leconte de Lisle. Son éclatante poésie semble moins reproduire la nature vivante que des pièces d’orfèvrerie. Chaque sonnet est comme un plat somptueux, où, dans nu champ limité, la fantaisie d’un puissant artiste aurait enfermé des sujet historiques ou mythologiques. Ce maitre ciseleur a réussi par la splendeur de son art : mais c’est un art qui n’est pas du tout dans le mouvement.

La réaction contre les formes dures, arrêtées, métalliques ou marmoréennes dé la poésie parnassienne, et contre les photographies impassibles des scènes naturelles et sociales, a commencé à devenir sensible aux environs de 1885. On a repris goût aux idées, et aux émotions, dans lesquelles s’expriment les lois du monde ou de la vie, et l’intime essence de l’individualité. Vigny et Lamartine sont revenus à la mode concurremment. Des jeunes, groupés en écoles ou en coteries, autour de quelques revues batailleuses, ont déclaré la guerre à la tradition de la poésie française et annoncé l’aurore d’une poésie nouvelle. Le public a connu cette agitation par les étiquettes voyantes de poésie décadente, ou symboliste, ou romane ; il a entendu parler de vers libérés, libres, ou polymorphes. Il a entendu porter aux nues avec Baudelaire, qui était mort, deux vivants, Mallarmé et Verlaine : les vers énigmatiques de l’un, la vie scandaleuse de l’autre l’ahurissaient. La bizarrerie et l’obscurité des œuvres, le fracas fumeux des doctrines, le nombre des noms étrangers qu’on rencontrait parmi ces restaurateurs de la poésie française[428], la légèreté railleuse des informations des journaux, plus occupés d’amuser le lecteur que de l’éclairer, tout, pendant un temps, fit croire qu’il n’y avait là qu’une immense mystification, ou une immense prétention, une furieuse réclame, et un magnifique avortement. En réalité le mouvement était sérieux et fécond, et la révolution tumultueuse enveloppait une très raisonnable évolution[429].

Les deux maîtres dont on se réclamait, étaient fort inégaux. Mallarmé[430], qui a exercé par sa conversation, paraît-il, exquise, une action considérable, est un artiste incomplet, inférieur, qui n’est pas arrivé à s’exprimer. Verlaine[431] est un vrai poète : et plus d’une fois, il a été un grand poète. Naïf et compliqué, très savant et très spontané, il a exprimé avec un art raffiné et sincère le duel de l’esprit et de la chair, les douloureuses angoisses de l’âme élancée vers son Dieu, et les furieuses joies du corps vautré dans sa corruption. Il retournait au romantisme, en faisant de la poésie le cri d’une âme manifestant sa destinée.

Mais décadents et symbolistes, en rompant avec le Parnasse, ne voulaient pas retourner au romantisme. Ils en avaient assez des tableaux d’histoire ou de mœurs, des paysages précis et comme solides, des discours de science et de philosophie, de toute la poésie objective et impersonnelle ; mais ils ne voulaient pas recommencer le journal ou la confession de leur vie, emplir leurs vers de leurs expansions biographiques. Dans les paysages, ils saisirent non la forme fixe des choses matérielles, mais le reflet fugitif de l’heure ou de la saison, du temps qui passe, mais le rythme incessant de la vie en travail, la décomposition et la recomposition qui ne s’arrêtent pas. Dans le moment et dans le mouvement ils inscrivirent les choses éternelles, les lois secrètes de la nature et de l’être. Entre la fluidité des apparences et l’éternité des causes, la réalité particulière du corps sembla s’évaporer. Toute la nature ne fut plus qu’une image mobile, un symbole voilé et flou des conditions qui la déterminent.

Et, d’autre part, les choses ne sont, ou, si l’on veut, ne sont atteintes par nous que dans notre sensation : elles sont en nous, elles sont nous. Ma vision de la nature est la vie même de mon esprit ; et c’est moi que je sens, que je trouve dans les choses. Peindre les paysages que je vois, en la nuance que je vois, assembler dans mes vers les fragments des choses qui coexistent ou s’attirent en ma pensée, c’est — sans indiscrétion biographique — raconter le secret de mon âme ; c’est dire la saveur de la vie à mes lèvres, et comment les lois de la destinée humaine se réfractent en mon individuelle singularité. Toute la nature sera le symbole de mon être et de ma vie.

Ainsi s’explique la prédominance de la forme symbolique dans la poésie récente. Par le symbole se renouvelaient à la fois la traduction artistique des choses de l’âme et celle des choses du dehors.

Pour mettre la forme d’accord avec l’inspiration, la langue et le vers ont été bouleversés. On a essayé de rendre la langue poétique plus individuelle, de l’affranchir de toutes les lois générales qui tendaient à uniformiser l’expression, à imposer à la pensée d’un seul le verbe de tous[432]. La limite de l’expression individuelle, c’est l’inintelligible, et plus d’un décadent ou symboliste, Mallarmé en tète, a héroïquement ou ingénument affronté cette conséquence. Mais sans aller aussi loin, beaucoup se sont efforcés de se dérober aux associations tyranniques, aux convenances de régularité, de dignité, de bon ton : ils ont tâché de se faire le style qui n’exprimait qu’eux, et exprimait tout d’eux. Surtout une tendance s’est prononcée pour changer la nature des rapports grammaticaux et syntaxiques. Les lois qui président aux relations des mots ont eu pour fin jusqu’ici l’intelligible : les nouvelles écoles ont voulu qu’elles eussent pour fin le sensible. Grouper les mots non plus selon la logique, pour réaliser un sens perceptible à tous, mais selon la sensation, pour manifester une impression perçue par le poète ; seul, a été le but plus ou moins consciemment poursuivi.

On a achevé la réforme romantique de l’alexandrin, en faisant dis parai ire les derniers vestiges de césure à l’hémistiche, eu effaçant le repos et même l’accent final du vers. La distinction individuelle des vers s’est abolie dans la continuité fluide du poème, où les pauses et les accents se sont posés hors de toutes les places connues et régulières. Ceux qui ont continué de considérer le vers comme une unité, comme un long mot, se sont évertués à en détruire uniformité, la fixité par la suppression des rapports internes de nombre : à l’alexandrin libéré de Verlaine, ont succédé les vers libres de Laforgue, Gustave Kahn, et autres[433]. Le vers est composé d’un nombre quelconque de syllabes : quelconque, pour le profane, mais déterminé pour l’oreille du poète par la loi mystérieuse du rythme. On a créé des vers de dimensions inusitées, on a défait les strophes précises et fermes, on a tenté des rythmes instables et mobiles. On a remplacé les rimes par des assonances ; on s’est dispensé de la rime. On a cherché en un mot, en bousculant toute l’ancienne métrique, à rendre le vers plus varié, plus souple, capable d’harmonies plus fines, plus expressives. Le but a été encore ici de trouver le rythme individuel, je ne dis pas de chaque poète, mais de chaque poème, l’accompagnement musical (car c’est à la musique que s’assimile toute cette poésie, comme celle du Parnasse aux arts plastiques), l’accompagnement musical uniquement et exclusivement propre à chaque vibration intime de l’être.

Qu’il y ait eu beaucoup de fracas, de présomption, d’incohérence, dans cet assaut livré à toute la tradition poétique de la France ; que l’ancienne inspiration et l’ancienne facture, entre les mains d’artistes sincères, gardent leurs droits et leur vertu, cela ne fait pas de doute. Mais il ne faut pas nier que cette remise à la fonte des formes traditionnelles de notre poésie ne soit venue à son heure et n’ait eu d’excellents effets. Après un grand siècle de production intense et glorieuse, cette vérification s’imposait. Plus d’un procédé, plus d’une règle en sortirent déconsidérés. Les parties excellentes de la technique traditionnelle en ressortirent plus solides. Et l’art est enrichi par le symbole, s’il ne s’y doit pas réduire ; la langue et le vers, après tous ces exercices de dislocation, sont assouplis.

Enfin le symbolisme nous a donné de belles, de fortes œuvres. M. Henri de Régnier[434], dès aujourd’hui, est reconnu comme un maitre : personne n’a des rythmes plus souples et plus enveloppants, un sentiment plus intense de la vie mobile des choses, une plus vive aperception de l’éternel dans l’éphémère. M. Moréas[435], sobre et fin, Rodenhach, le mélancolique amant de Bruges, Verhaeren[436], emplissant d’une amertume tragique ses visions claires du monde sensible, Samain[437], coulant en discrets symboles ses langoureuses tristesses, M. Viélé-Griffin[438], dont l’ambition noble évoque les symboles héroïques autour des mystères de la vie, sont des compagnons avec lesquels l’âme française d’aujourd’hui aime à faire son étape : et j’en pourrais nommer d’autres encore, qui, à de certaines heures, ont été de beaux poètes, allant au cœur par les images et par le rythme.

L’heure du symbolisme, en tant qu’école et crise révolutionnaire, est passée. Il restera, de cette heure orageuse, quelques œuvres ; mais surtout, mêlé dans la tradition qu’il aspira d’abord a remplacer, élargissant ou brisant les formules antérieures, sans pouvoir rendre la sienne tyrannique, le symbolisme aura façonné l’instrument des artistes de demain, il aura rendu de nouveau possible l’éclosion d’une grande poésie qui ne soit pas la répétition de la poésie d’hier ni de la poésie d’avant-hier[439].

  1. À consulter : Hugo P. Thieme, La littérature française au XIXe siècle, bibliographie. Paris et Leipzig, 1908.
  2. À consulter : Th. Muret, l’Histoire par le théâtre, 3 vol. in-12, 1865 (t. I). ; H. Welschinger, le Théâtre de la Révolution, Paris, 1881, in-12 ; la Censure sous le 1er l’Empire, 1886 G. Merlet, Tableau de la littérature française de 1800 à 1815, 3 vol. 1883. Potez, Bertrand, ouvr. cités.
  3. Voici, par exemple, comment, en 1769, la France littéraire établit la liste des « journalistes et auteurs d’écrits périodiques » : Gazette de France, MM. l’abbé Arnaud et Suard. — Journal des savants, une société de Gens de lettres. — MERCURE de France, M. de la Place (addition : pour le Mercure, mettez M. Lacombe, libraire, avec une société de Gens de lettres, au lieu de M. de la Place. Le même M. Lacombe fait l’Avant-Coureur). — Journal de Trévoux, MM. l’abbé Aubert et Castillon. — Journal de Verdun. M. Bonamy. — Journal économique, une société de Gens de lettres. — Petites Affiches de Paris, M. l’abbé Aubert. — Petites Affiches de province, M. de Querlon. — Année littéraire, M. Fréron. — Journal de médecine, M. Roux. — Journal encyclopédique, MM. Rousseau, Castillon, à Paris, et Castillon à Bouillon, les deux frères. — Journal du commerce. M. (N). — Gazette du commerce, M. (N). — Gazette comestible, M. (N). — Avant-Coureur. . de Lacombe. — Journal des dames, MM. Mathon de la Cour et Sautreau. — Journal ecclésiastique, M. l’abbé Dinouard. — Aucun de ces journaux n’était quotidien. La Gazette de France était hebdomadaire, le Mercure mensuel. — À consulter : E. Hatin, Histoire de la presse française, 1859-61, 8 vol. in-8 ; Bibliographie hist. et crit. de la pr. française, 1806, in-8.
  4. J.-B.-S. Suard (1733-1817), journaliste, censeur dramatique, académicien en 1774, proscrit au 18 Fructidor, revint à Paris après le 18 Brumaire. — A. Rivarol (1753 1801) se fit connaître par son Discours sur l’Universalité de la langue française (1784). Il combattit la Révolution dans le Journal politique national et dans les Actes des apôtres. Cf. A. Lebreton, Rivarol, sa vie, ses idées, son talent, Paris, 1896, in-8. — J. Mallet du Pan (1749-1800), Genevois, collabora au Mercure de Panckoucke. Il était royaliste constitutionnel. Il émigra après le 10 août 1792. Mémoires et correspondance pour servir à l’histoire de la Révolution française ; publ. p. A. Sayous, 1851, 2 vol. in-8.
  5. C. Desmoulins (1760-1794), né à Guise, fit son droit, prit une part active aux mouvements populaires de la Révolution, se fit journaliste, fut élu député de Paris à la Convention, et devint secrétaire général de Danton, ministre de la justice. Il fut guillotiné le 5 avril 1794, avec Danton et ses amis. — Œuvres, 1828, 2 vol. in-8. Correspondance inédite, in-8. 1836.
  6. À consulter : A. Chabrier, les Orateurs politiques de la France, Paris, 1888 ; F. A. Aulard, les Orateurs de l’Assemblée Constituante, 1882 ; les Orateurs de la Législative et de la Convention, 2 vol. 1885.
  7. Biographie : Mirabeau (1749-1791) fut mis par son père chez l’abbé Choquard qui tenait une pension pour les enfants indisciplinés ; sous-lieutenant à Saintes, il est emprisonné à l’île de Ré par lettre de cachet pour dettes et intrigues amoureuses ; de là envoyé en Corse, puis marié en Provence (1772), interdit pour dettes, incarcéré au château d’If pour voies de fait sur un gentilhomme qui a insulté sa sœur et ne veut pas se battre ; d’If, on le transfère au fort de Joux, d’où il s’évade, et fuit avec Mme de Monnier. On les arrête en Hollande, et Mirabeau est enfermé à Vincennes (1777-1780). Député du Tiers en 1789, il devient président de l’Assemblée en 1791.

    Éditions : Lettres originales écrites du Donjon de Vincennes, Paris, 1792, 4 vol. in-8 ; Corr. de Mirabeau avec Cerutti. 1790. in-8 ; Lettres de Mirabeau à un de ses amis en Allemagne (le major Mauvillon), Brunswick, 1792, in-8 ; Lettres de Mirabeau à Chamfort, 1796, in-8 ; Lettres inédites, etc., 1806, in-8 ; Correspondance de Mirabeau et du comte de la Mark, 1854, 3 vol. in-8 ; Œuvres oratoires de Mirabeau, 1819, 2 vol. in-8. — À consulter : Lucas Montigny, Mémoires de Mirabeau (cf. p. 729. n. 2) ; L. de Loménie (continué par Ch. de Loménie), les Mirabeau, 5 vol. 1889-1892. Guibal, Mirabeau et la Provence, 1891, 2 vol. E. Faguet, xviiie siècle.

  8. N. Lemercier, Du second théâtre français.
  9. Maury (1746-1717), né à Valréas (Vaucluse), lauréat académique, académicien, prédicateur, député à l’Assemblée constituante, émigré, rentre en 1804, est fait par Napoléon archevêque de Paris, et meurt à Rome. — J.-A. de Cazalès (1752-1805), ancien officier de cavalerie.
  10. Barnave (1761-1793), député aux États Généraux, fut un des membres chargés de ramener Louis XVI et sa famille après son arrestation à Varennes.
  11. Guadet, né en 1755 à Saint-Émilion, avocat à Bordeaux, député de la Gironde à la Législative et à la Convention, fut arrêté à Bordeaux le 29 prairial an II, condamné et exécuté. —Gensonné, né à Bordeaux en 1758, avocat, puis juge à la cour de Cassation, député de la Gironde à la Législative et à la Convention, fut arrêté et exécuté à Paris en 1793. — Isnard, né à Draguignan entre 1750 et 1760, député du Var à la Législative et à la Convention, se déroba à la chute de son parti, rentra en 1795 à la Convention, fut député aux Cinq-Cents, et applaudit en 1804 à l’Empire : il mourut en 1830. — Barbaroux, né en 1767, député de Marseille à la Convention, décapité en 1794. — Louvet, né à Paris en 1760, publia son Faublas de 1787 à 1790, fut député du Loiret à la Convention, se cacha dans le Jura, et rentra à Paris après le 9 Thermidor ; il fut élu aux Cinq-Cents, et mourut en 1797. — Buzot, né en 1760, député à la Constituante, président au tribunal d’Évreux sous la Législative, député à la Convention, ami de Mme  Roland, essaya de soulever la Normandie, passa dans la Gironde, et s’empoisonna.
  12. P.-V. Vergniaud, né à Limoges en 1753, avocat à Bordeaux, député à la Législative et à la Convention, arrêté le 2 juin 1793, guillotiné en octobre.
  13. G.-J. Danton, né en 1759 à Arcis-sur-Aube, avocat, ministre de la Justice après le 10 Août, député à la Convention, guillotiné en avril 1794. — M. Robespierre, né en 1759 à Arras, député aux États Généraux et à la Convention, guillotiné en juillet 1794.
  14. M. Mathiez, récemment, a réagi contre le culte de Danton. De ses troublantes études ressort au moins un doute sur la probité de cet homme d’État. J’ai peur en revanche d’avoir été trop dur pour Robespierre : sa politique a peut-être mieux valu que sa littérature (14e éd.).
  15. À consulter : E. Yung, la Jeunesse de Bonaparte, 3 vol in-12.
  16. Correspondance de Napoléon, 28 vol. in-4 et in-8, 1858-1869. (Les proclamations y figurent.)
  17. Biographie : Germaine Necker, née en 1766, figure dès l’âge de onze ans aux réceptions de sa mère. Son esprit se forme à entendre Raynal, Thomas, Grimm, Morellet, Suard, Buffon, etc. Elle épouse en 1786 le baron de Staël, ambassadeur de Suède. Elle accueille d’abord la Révolution avec joie et avec foi ; son salon est le lieu de réunion des amis de la constitution anglaise, Mounier, Malouet, Clermont-Tonnerre, Montmorency ; mais, en sept. 1792, elle est forcée de se réfugier à Coppet, au bord du lac de Genève. Elle rentre à Paris en 1795, et son salon est très fréquenté : Daunou, Cabanis, Garai, Rœderer, M.-J. Chénier, B. Constant surtout, y sont assidus. Suspecte au Directoire, elle est obligée de retourner à Coppet, d’où elle revient en 1797. Elle vie d’abord en paix avec Bonaparte ; elle ne rompt pas encore après le 18 Brumaire ; mais c’est chez elle que B. Constant prépare en janvier 1800 le discours où il dénonce au Tribunal l’aurore de la tyrannie. Dès lors, la rupture est certaine quoique dans sa Littérature (1800) elle semble mêler encore les avances aux allusions malignes. Son salon est le premier de Paris en 1802 : autour d’elle sont Mme  Récamier, Mme  de Beaumont, B. Constant, C. Jordan, Fauriel. On y fait à Bonaparte une guerre d’épigrammes ; on cabale avec Bernadotte et Moreau ; on souhaite hautement la chute du régime nouveau. Bonaparte finit par éclater ; et en octobre 1803, Mme  de Staël reçoit ordre de se tenir à 40 lieues de Paris. Elle s’en va visiter l’Allemagne, puis revient à Coppet, trop tard pour assister à la mort de Necker : de là elle va en Italie. En 1805, elle est de retour à Coppet, où elle écrit Corinne, dont le succès est immense. Tout ce que Napoléon ne domine pas, anciens amis et amis nouveaux. Français et étrangers, Barante, Elzéar de Sabran, Monti, Sismondi, Bonstetten, G. Schlegel, le jeune Guizot la visitent ou séjournent auprès d’elle. On cause et on joue la comédie. Elle retourne en Allemagne en 1807 ; après ce voyage, elle se convertit à la religion. Elle écrit son livre de l’Allemagne, dont toute l’édition française est détruite par la police impériale ; elle-même reçoit ordre de sortir du territoire français (1810). Elle est surveillée et comme internée à Coppet. On lui défend de recevoir ses amis ; Mme  Récamier, Mathieu de Montmorency sont exilés ; les Schlegel expulsés. Elle s’évade en 1812 et se réfugie à Pétersbourg, puis en Suède, et de là en Angleterre. La Restauration l’attriste par le tour qu’elle prend. Elle meurt en 1817, ayant à peu près achevé ses Considérations sur la Révolution française. Elle avait épousé en 1811 M. de Rocca, beaucoup plus jeune qu’elle.

    Éditions : De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, an viii, 2 vol. in-8 ; Delphine, roman, 1802 ; Corinne, roman, 1807 ; de l’Allemagne, Londres, 1813 ; Considérations sur la Révolution française, publ. par le duc de Broglie et le baron de Staël, 1818 ; Dix années d’exil (publ. par le baron de Staël, 1821) ; éd. P. Gautier, 1904. Œuvres complètes. Paris, Didot. 3 vol. Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution, éd. J. Vienol, 1906. — À consulter : Lady Biennerhassett, Mme  de Staël et son temps, trad. Dietrich, Paris, 1890, 3 vol. ; A. Sorel, Mme  de Staël, coll. des Gr. Écriv. français, 1890 ; F. Brunetière, Évolution de la critique, VIe leçon ; Faguet, Politiques et moralistes du xive siècle, 1re série, 1891 ; Dejob, Mme  de Staël et l’Italie, avec une bibliographie de l’influence française en Italie, 1890 ; E. Ritter, Notes sur Mme  de Staël, 1899. P. Gautier, Mme  de Staël et Napoléon, 1903.

  18. Comparez Corinne, l. I. ch. v, et l. V, ch. i, avec la Lettre à M. de Fontanes.
  19. De Brosses, cf. p. 745. — Dupaty. Lettres sur l’Italie en 1785 (1788 et 1824)
  20. Disons pourtant qu’elle faisait appel à la bonne volonté des hommes. Un républicanisme large et généreux, exclusif de toute haine, et qui ne demandait le remède aux maux de la liberté que dans le développement des principes de liberté, respire dans ce livre des Circonstances qui peuvent terminer la Révolution, récemment publié, qu’elle n’eut pas le temps de terminer. Le 18 brumaire la prévint (11e éd.).
  21. Réflexion sur la paix intérieure (1795), 2e part., ch. i.
  22. Elle écrit, au début de sa Littérature ces lignes funestes : « L’égalité politique, principe inhérent à toute constitution philosophique, ne peut subsister que si vous classez les différences d’éducation avec encore plus de soin que la féodalité n’en mettait dans ses distinctions arbitraires ». Il y a là en germe la lutte des classes ; et ce conseil porte la bourgeoisie libérale à répéter la faute de la noblesse privilégiée du xviiie siècle. Cela aboutit à rendre suspect au peuple l’homme bien élevé autant que le propriétaire et le capitaliste : il sent peut-être plus le mépris qui le tient à distante, que la richesse dont il est exclu.
  23. Chap. xi.
  24. L. III, ch. vii.
  25. L. II, ch. xxxi.
  26. Il partit vers le 10 avril, et se rembarqua le 10 décembre pour le Havre, où il arriva le 2 janvier 1792.
  27. Mais il ne faut pas lui faire ce plaisir. Il a beaucoup hâblé sur ce voyage d’Amérique. M. Bédier a démontré qu’il n’avait pas eu matériellement le temps de faire le trajet qu’il a prétendu avoir fait, et qu’il avait copié (à sa manière, en les élevant au style) les descriptions de divers voyageurs (11e éd.).
  28. Cf. Lebraz, Chateaubriand professeur de français, Revue de Paris, 1907. Au pays d’exil de Chateaubriand, ibid., 1908 ; Dick, le Séjour de Chateaubriand en Suffolk, Revue d’Hist. litt., 1908.
  29. Joubert (1754-1824) fut nommé par son ami Fontanes inspecteur général de l’Université. On a imprimé en 1842 un recueil de ses Pensées et Correspondance ; c’est d’un esprit fin, chercheur, de cet esprit qui empêche un homme de rien créer et qui souvent fatigue le lecteur, parfois aussi l’illumine.
  30. Il écrivit à Napoléon une demande en grâce, en consultant ce qu’il se devait plutôt que ce qui toucherait le juge : il blessa l’empereur, qui jeta la lettre au feu.
  31. Voici les principaux faits : 1814, De Buonaparte et des Bourbons, brochure écrite à la fin de la campagne de France, avant l’abdication ; 1815, il suit Louis XVIII à Gand, et il est ministre de l’intérieur par intérim : la seconde Restauration le fait pair de France ; 1816, il publie la Monarchie selon la Charte, dont l’édition fut saisie, après quoi l’auteur fut rayé de la liste des ministres d’État et sa pension supprimée (elle lui fut rétablie en 1821) ; 1818, il fonde le Conservateur ; 1821, il devient ambassadeur à Berlin, puis à Londres ; 1822, il représente la France au Congrès de Vérone ; 1823, ministre des affaires étrangères, il fait décider la guerre d’Espagne ; 1824, il est renvoyé du ministère ; 1828, sous le ministère Chabrol et Martignac, il va en ambassade à Rome, et donne sa démission an ministère Polignac. Il donne sa démission de pair de France en 1830. Ayant distribué 12 000 francs aux victimes du choléra de la part de la duchesse de Berry, il fut arrêté et emprisonné. En 1832, il fut poursuivi devant le jury, qui l’acquitta, pour son Mémoire sur la captivité de la duchesse de Berry. Il servit encore d’intermédiaire entre la duchesse et Charles X, lorsqu’elle épousa le comte Lucchesi-Palli. Des embarras d’argent inquiétèrent sa vieillesse, et il fut obligé, comme il dit, d’hypothéquer sa tombe, c-à-d. de vendre à une société la propriété de ses Mémoires qui ne devaient paraître qu’après sa mort.

    Éditions : Atala, 1801, in-12 ; Génie du Christianisme, 1802, 5 vol. in-12 ; Atala et René, 1805, in-12 ; les Martyrs, 1809, 2 vol. in-12 ; Itinéraire, 1811, 3 vol. in-8 ; Œuvres complètes (contenant la 1re éd. des Natchez), 1826-1831, 31 vol. in-8 ; éd. Garnier, 12 vol. in-8, 1859-61. Mémoires d’outre-tombe, 1849-50, 12 vol. in-12 ; nouvelle édition, par Ed. Biré, 6 vol. in-18, 1898-1900.

    À consulter : Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, 1860, 2 vol. in-8. L’abbé G. Pailhès, Mme  de Chateaubriand d’après ses mémoires et sa correspondance, 1887, in-8 ; Mme  de Chateaubriand, Lettres inédites à M. Clausel de Coussergues, 1888. Comte d’Haussonville, Souvenirs, 1885. Chédieu de Robethon, Chateaubriand et Mme  de Custine, 1893, in-18. Bardoux, la Comtesse de Beaumont, C. Lévy in-8, 1884 ; Chateaubriand (Classiques Populaires), 1893, in-8. De Lescure, Chateaubriand (Coll. des Gr. Ecriv. fr.), Hachette, in-18, 1892. E. Faguet, xixe siècle. A. France, Lucile de Ch., ses contes, ses poèmes et ses lettres, 1894. G Bertrin, la Sincérité religieuse de Chateaubriand, 1900. J. Bédier, Chateaubriand en Amérique, Rev. d’hist litt., 1899, 1900, 1901. V. Girand, Chateaubriand, études littéraires, 1907.

  32. La Préface de l’éd. de 1826 est un curieux document de cet orgueil.
  33. P. I, L. 1, Introd.
  34. P. IV, L. 1, ch. vi.
  35. P. I, L. V et VI.
  36. P. I, L. VI, ch. ii.
  37. Lettre du 12 sept. 1801. Toute la lettre est à lire.
  38. Surtout dans les parties I et IV.
  39. P. II et III.
  40. Très caractéristiques est la page qui ravissait Fontanes (Mémoires d’outre-tombe, t. V, p. 111, éd. 1849).
  41. Mémoires, l. 1, p. 233.
  42. Je me reprocherais de ne pas citer cette phrase de la lettre de René à Céluta ; « Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents de l’orage, lorsque, après vous avoir portée de l’autre côté du torrent, j’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur ! »
  43. Mémoires, l. III, p. 67 et 69, et de 67 à 100.
  44. Mémoires, t. V, p. 113.
  45. Mémoires, t. I, p. 240 ; René, au début.
  46. Ajoutez la Lettre à M. de Fontanes, avec cette incomparable description de la Campagne romaine.
  47. Génie, I, v, l2 ; Martyrs, l. I ; Itinéraire.
  48. Génie, I, v, 7 et 12 ; Itinéraire, I, éd. Garnier, p. 193 ; Martyrs, l, XIX (éd. G., p. 263), et Itinéraire, III.
  49. Dans René et les Natchez, l’inspiration de l’Isolement et en général des Méditations. La méditation de René voyageant, et la pièce de l'Homme, adressée à Byron. Jocelyn s’attache au Génie, p. IV, l. I, ch. 7, 8, 9, et l. III, ch. 2, et à René. Les Mémoires d’outre-tombe sont tout pleins de thèmes lamartiniens (I, 214 ; III, 207, etc.), mais vu la date de leur publication, il y a ici seulement harmonie, et non influence.
  50. Génie, II, iv, 10.
  51. A V. Hugo et à tous les autres, le Génie a révélé le moyen âge, le gothique.
  52. Comparer l’énumération des tribus indiennes, chacune avec sa particularité pittoresque, et les énumérations de V. Hugo (l’armée de Sennachérib dans Cromwell, l’armée de Xerxès dans la Légende, etc). Comparer le Waterloo du t. VII, p. 21, des Mémoires, au Waterloo des Châtiments (Expiation). La manière historico-dramatique et historico-pittoresque de Chateaubriand (Mém., t. VII. p. 65) est celle de V. Hugo. Je ne sais si la lecture des Mémoires d’outre-tombe (la partie postérieure à 1815), n’a pas été pour quelque chose dans la conception historico-sociale des Misérables. En général, il me semble que Chateaubriand, dans sa personne, dans sa vie, a été le modèle que V. Hugo a voulu répéter et dépasser.
  53. De Chateaubriand (après une lettre du Pr. de Ligne et les Ruines de Volney) date le voyage, pittoresque, sentimental et philosophique à la fois, mélange de tableaux et de méditations.
  54. Voir une page curieuse, dans les Mémoires, t. II, 230. Cette page, écrite en 1822, est une critique du manque de vérité et de couleur de l’historien Velly.
  55. Biographie : J. de Maistre (1754-1821), fils du président du sénat de Savoie, sénateur en 1788, se retira en 1792 à Lausanne, quand la Savoie devint française, résida de 1802 à 1816 à Saint-Pétersbourg comme ministre du roi de Sardaigne, dont il avait été d’abord grand chancelier en 1799. — Son frère Xavier de Maistre (1763-1852) a écrit le Voyage autour de ma chambre (1795) et le Lépreux de la cité d’Aoste (1811).

    Éditions : Considérations sur la France, Neuchâtel, 1790, in-8 ; Du Pape, Lyon, 1819 et 1821, 2 v. in-8 ; Soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, Paris, 1821, 2 vol. in-8 ; De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife, Paris, 1821, in-8. ; Œuvres, Lyon, 8 vol. in-8, 1864. ; Lettres et opuscules inédits, 1851, 2 vol. in-8 ; Mémoires politiques, 1858, in-8 ; ' Correspondance diplomatique, 1860, 2 vol. in-8. — À consulter : F. Descostes, J. de Maistre avant la Révolution, 2 vol. in-8, 1893. E. Faguet, Politiques et moralistes du xixe siècle, G. Cogordan, J. de Maistre (coll. des Gr. Écr. fr.), Hachette, in-16.

  56. Soirées de Saint-Pétersbourg, 7e et 1er entretiens.
  57. Considérations sur la France. Il tenait l’idée de morceler et de détruire la France pour une idée absurde, et le fait, s’il se réalisait, pour un des plus grands maux qui pussent arriver à l’humanité. (Cf. la lettre du 28 oct. 1794 au baron Vignet des Étoles.)
  58. Biographie : P.-L. Courier de Méré (1772-1825), lieutenant d’artillerie en 1703, servit sur le Rhin, puis en Italie ; chef d’escadron démissionnaire en 1809, il rentre au service presque aussitôt, et le quitte de nouveau au milieu de la campagne d’Autriche. Il se maria à la fille de l’helléniste Clavier. Il vivait sous la Restauration dans son domaine de la Chavonnière, à Veretz en Touraine : il fut assassiné en 1805 par son garde.

    Éditions : Pastorales de Longus, ou Daphnis et Chloé, Florence. 1810, in-8 ; Pétition aux deux Chambres, 1816. in-8 ; Procès de Pierre Clavier-Blondeau. 1819. in-8 ; Simple discours de Paul-Louis, vigneron de la Chavonnière, aux membres de la commune de Veretz, à l’occasion d’une souscription pour l’acquisition de Chambord, 1821. in-8 ; Pétition pour des villageois qu’on empêche de danser, 1822, in-8 ; Gazette du village, 1823. in-8 ; Pamphlet des Pamphlets. 1824, in-8. Œuvres : éd. A. Carrel. 1834, 4 vol. in-8 ; éd. Caussade, Lemerre. 1880.

  59. Lettre du 1er nov. 1807 à Mme  Pigalle ; cf. Héptaméron, nouvelle 34.
  60. Pétition aux deux Chambres.
  61. Du commandant de la cavalerie, et de l’Equitation.
  62. C’est alors qu’il fit sur le manuscrit de Lougus la fameuse tache d’encre, qui donna lieu à tant de débats.
  63. Biographie : Hugues-Félicité-Robert de La Mennais (1782-1854), né à Saint-Malo, prêtre en 1816, fonda avec Chateaubriand, Villèle et Bonald le Conservateur. Il avait, dans un premier voyage à Rome en 1824, refusé le chapeau de cardinal que lui offrait Léon XII ; en 1832, Grégoire XVI le condamna. Les Paroles d’un croyant furent écrites en 1833, en quelques jours, à la Chesnaie, près de Dinan, où il s’était retiré. Il eut sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet de retentissants procès de presse. Après la révolution de 1848, il fonda un journal, le Peuple constituant, et fut élu député : il n’eut pas d’influence. Il mourut sans se réconcilier avec l’Église. — Éditions : Essai sur l’indifférence en matière de religion, 4 vol. in-8, 1817-1823 ; Paroles d’un croyant, 1834, in-8 ; Affaires de Rome, 1836. in-8 ; Esquisse d’une philosophie, 4 vol. in-8, 1841-1846 ; Amschaspands et Darvands, 1843, in-8. Œuvres complètes, Paris, 1836-1837. 12 vol. in-8 ; Correspondance, pub. par E. Forgues, 1865, 2 vol. in-8 ; Œuvres posthumes, pub. par A. Blaize, 1866, 2 v. in-8. Lettres inétdites à Montalemhert, publ. par G. Forgues, 1898. Lettres à Benoit d’Azy, p. p. Aug. Laveille, 1898. — À consulter : Sainte-Beuve, Portraits. Renan, étude en tête du Livre du Peuple. Spuller, Lamennais, Hachette, 1892. P. Janet, la Philosophie de Lamennais, Revue des Deux Mondes. 1889, 1er févr., 1er et 15 mars. F. Brunetière, Lamennais, Revue des Deux Mondes. 1er février 1893. A. Roussel (de l’Oratoire de Rennes), Lamennais, d’après des doc. inéd., Paris, 2 vol. 1893 ; Lamennais intime, 1897 ; Boutard, Lamennais, sa vie et ses doctrines, 1905-1908, 2 vol.
  64. Article de l’Avenir, du 9 nov. 1830 (t. X, p. 179).
  65. Affaires de Rome, XII, 26 ; cf. aussi p. 302.
  66. Avenir, 30 juin 1831 (X, 338).
  67. On aura une idée de son tour d’imagination par ce seul passage : « Les Bourbons reviennent, ils reparaissent au milieu d’un peuple nouveau, entourés des solennelles antiquailles de l’ancien régime, de prélats anti-concordataires pleins des idées serviles d’autrefois, ennemis de tout ce que n’avait pas vu leur jeunesse, tiers de n’avoir rien appris depuis quarante ans ; de vieux abbés dont l’ambition moisie dans l’exil infectait les antichambres du château ; de valets aux genoux d’autres valets : tout cela se remuait et fourmillait à la cour des fils de Louis XIV, comme des vers dans un cadavre. » (XII. 262.)
  68. Des maux de l’Église, Épilogue (XII, 269).
  69. Biographie : Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), né à Besançon, collabore a une Encyclopédie catholique et fait un mémoire sur la célébration du dimanche. Il écrit en 1840 le mémoire sur la Propriété, pour répondre à une question de l’Académie de Besançon. Il donne ensuite son Système des contradictions économiques (1846). Il fonde de 1858 à 1850 quatre journaux : le Représentant du Peuple, le Peuple, la Voix du peuple et de nouveau le Peuple. Il fut député de la Seine en 1848. La Banque du Peuple, créée en 1849, échoua. — Éditions : Œuvres complètes, Librairie Internationale, 33 vol. in-18. 1868-1876 ; Correspondance. 14 vol. in-18, 1875. — À consulter : Droz, P.-J. Proudhon, 1909.
  70. Inutile de distinguer les nobles des bourgeois ; le savoir-vivre et l’éducation, établissent, en dépit des préjugés et des rancunes, l’assimilation de la noblesse et de la bourgeoisie, en face du peuple. Au reste, les orateurs des prétentions nobiliaires, dans les deux Chambres, sont presque toujours des robins, c’est-à-dire des bourgeois, d’origine ou d’éducation. — À consulter : Chabrier, les Orateurs politiques de la France, 1888, in-16 ; J. Reinach, le Conciones français, Delagrave, 1893, in-12 ; Cormenin, le Livre des Orateurs, 1836, in-8.
  71. Souvenirs, Plon, in-8, t. III, 1894.
  72. Séance du 4 mars 1823. Manuel (1773-1827), répondant à Chateaubriand sur la guerre d’Espagne, avait paru faire l’apologie de la condamnation de Louis XVI. L’expulsion fut discutée les 2 et 3 mars, et votée. Le vicomte de Foucauld commandait les gendarmes requis pour faire exécuter le vote.
  73. Le comte de Serre (1776-1824), Lorrain, émigré, officier de l’armée de Condé, rentré en 1802, avocat à Metz, puis magistrat impérial, suivit Louis XVIII à Gand, fut président de la Chambre en 1817, ministre de la justice en 1818 et 1821, ambassadeur à Naples en 1822. Il s’était séparé des libéraux en 1820. Discours. 2 vol. in-8, 1865. — Le comte Max.-Séb. Foy (1775-1825), général de division en 1810, député de l’Aisne en 1819, de Paris en 1824 : il se donna pour rôle principal de défendre dans leur réputation et leurs intérêts collectifs ou individuels les anciens soldats de la Révolution et de l’Empire, Discours. 2 vol. in-8, 1826.
  74. Camille Jordan (1771-1821), Lyonnais. Discours, in-8. 1826. — Le duc Victor de Broglie (1785-1869), gendre de Mme  de Staël, fut un des principaux doctrinaires, plusieurs fois ministre sous Louis-Philippe : Écrits et Discours, 1863, 2 vol. in-8 ; Souvenirs, 4 vol. in-8, G. Lévy.
  75. Biographie : B. Constant de Rebecque (1767-1830), né à Lausanne, reprit la nationalité française comme descendant de famille française réfugiée en Suisse après la révocation de l’édit de Nantes, membre du Tribunat après le 18 Brumaire, exclu comme opposant avec Chénier et d’autres, fut très lié avec Mme  de Staël et l’accompagna en Allemagne et en Italie ; ministre de Napoléon aux Cent-Jours, journaliste libéral sous la Restauration, député en 1819. Louis-Philippe lui donna, en 1830, 100 000 francs pour payer ses dettes. — Ses grands ouvrages sur la religion ont été sans influence : Constant y considère surtout le sentiment religieux comme fait psychologique et social ; l’époque n’était guère favorable à une telle étude.

    Éditions : Adolphe, 1816, in-12. De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements, 1824-1831, 5 vol. in-8. Du polythéisme romain considéré dans ses rapports avec la philosophie grecque et la religion chrétienne, 1833, 2 vol. in-8. Discours, 1828, 2 vol. in-8. Mélanges de littérature et de politique, 1829, in-8. Œuvres politiques, in-12, 1874. J-H. Menos, Lettres de B. Constant à sa famille, Paris, 1888. (Mme  Lenormant), Lettres de B. C. à Mme  Récamier, in-8, 1821. Lettres à Mme  de Charrière, Revue de Paris, 15 oct. 1894. B. Constant, Journal intime et lettres à sa famille et à ses amis, publ. p. Melegari. Ollendorff, 1895, in-8. Le Cahier rouge, 1907. — À consulter : E. Faguet, Politiques et moralistes du xixe siècle ; lady Blenherrassett, Mme  de Staël, passim et notamment t. II, ch. iv. G. Rudler, la Jeunesse de Benjamin Constant, 1909 ; Ph. Godet, Mme  de Charrière et ses amis, 1906, 2 vol

  76. Biographie : Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845), né à Sompuis (Marne), avocat, secrétaire de la première commune de Paris, député aux Cinq-Cents, exclu au 18 Fructidor, fut nommé en 1811 professeur d’histoire de la philosophie moderne à la Sorbonne. Il combattit l’école de Condillac et le sensualisme, et suivit Reid et les Écossais. Député de la Marne à la Chambre introuvable, élu en 1827 par sept collèges électoraux à la fois, il s’effaça après 1830. — À consulter : Vie politique de M. Royer-Collard, ses discours et ses écrits, publ. par M. de Barante, 1861, 2 vol. in-8. H. Taine, Philosophes français du xixe siècle. Faguet, Politiques et moralistes du xixe siècle., L. Séché, les Derniers Jansénistes. Spuller, Royer-Collard, 1895, in-16.
  77. Discours du 17 mai 1820, sur la loi électorale.
  78. Discours du 21 nov. 1815, sur l’inamovibilité des juges.
  79. Discours à propos de la loi sur la presse (janvier 1820) : c’est, je crois, la plus belle composition de Royer-Collard.
  80. Ibid.
  81. Souvenirs, C. Lévy. 1893, in-8.
  82. Biographie : François-Pierre-Guillaume Guizot, né à Nîmes en 1787, protestant, élevé à Genève, professeur d’histoire moderne à la Sorbonne en 1812, suivit Louis XVIII à Gand ; conseiller d’État sous la Restauration, il reprit son cours en 1821 après la chute du ministère Decazes ; ce cours fat suspendu de 1822 à 1828. Après la révolution de 1830, Guizot fut ministre de l’intérieur (1830), de l’instruction publique (1832-1834, 1834-1836, 1836-1837), ambassadeur en Angleterre (1840), ministre des affaires étrangères (1840-1848). Sa carrière politique fut terminée en 1848 : il écrivit quelques brochures sur la situation de 1849 à 1852. Puis il reprit ses travaux littéraires, qui l’occupèrent jusqu’à sa mort (1874), avec le gouvernement de l’église calviniste française, où il se montra sévèrement orthodoxe. — Il épousa en 1812 Pauline de Meulan (1773-1827), en 1828 Mlle  Dillon (1804-1833), nièce de sa première femme.

    Éditions : Pour l’œuvre historique de Guizot, cf. p. 1000. Nouveau Dictionnaire des synonymes français, 1809, 2 vol. in-8. Vies des poètes français du siècle de Louis XIV, t. I, 1813, in-8 (devenu en 1852 Corneille et son temps, in-8). Du gouvernement représentatif et de l’état actuel de la France, 1816, in-8 ; Washington. 1841, in-18 ; De la démocratie en France, 1849, in-8 ; Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, 1858-67, 8 vol. in-8 ; Discours académiques, 1861, in-8 : Histoire parlementaire de la France (discours prononcés aux Chambres de 1819 à 1848), 5 vol. in-8, 1863 ; Méditations sur l’état actuel de la religion chrétienne, 1866, in-8 ; Lettres de Guizot à sa famille et à ses amis, 1884, in-8. M. et Mme  Guizot, le Temps passé (Mélanges de critique), 1887, 2 vol. in-12. — À consulter : J. Simon, Thiers. Guizot, Rémusat. 1885. E. Faguet, Politiques et moralistes. A. Bardoux. Guizot, in-16, 1894

  83. Biographie : Adolphe Thiers (1797-1877), né à Marseille, avocat, arriva à Paris en 1820 ou 1821, avec Mignet, son ami de toute la vie ; il écrivit au Constitutionnel et aux Tablettes universelles ; de 1823 à 1827, il publia son Histoire de la Révolution française, œuvre facile et brillante, réhabilitation de l’esprit révolutionnaire contre la réaction légitimiste. Rédacteur au National en 1830, il rédigea la protestation des journalistes contre les ordonnances. Député, puis ministre de l’intérieur en 1832, en 1834, président du conseil en 1836 (mars à septembre), il se ligua avec Guizot pour renverser M. Molé. Il redevint président du conseil et ministre des affaires étrangères en 1850 (mars à octobre) ; il passa les huit dernières années du règne dans l’opposition. Député de 1848 à 1851, il soutint la candidature de Louis Bonaparte contre Cavaignac : puis il se prononça contre le prince pour l’Assemblée et les institutions parlementaires. Pour la fin de sa carrière, cf. p. 1018.

    Éditions : Histoire de la Révolution française, 10 vol. in-8, 1823-27 ; Histoire du Consulat et de l’Empire, 20 vol. in-8. 1845-1862 ; De la propriété. 1848 ; Discours parlementaires, publ. p. Calmon, C. Lévy, 16 vol. in-8, 1879-1889. — À consulter : J. Simon, Thiers, Guizot, Rémusat. P. de Rémusat, A. Thiers (coll. des Gr. Écr. fr.), Hachette, in-16, 1889.

  84. Je parle ici de cette œuvre, pour n’en point parler ailleurs. C’est une œuvre remarquable d’éloquence narrative : une œuvre de science et de philosophie médiocre, une œuvre d’art médiocre. Mais c’est un grand mérite d’avoir osé débrouiller un aussi vaste et redoutable sujet, et d’avoir si lestement parcouru une carrière où dix scrupuleux savants auraient usé leur vie. Cette vive intelligence ne pouvait pas ignorer, comprenait tout, décidait tout, et ne se sentait jamais écrasée, ni dépassée
  85. Biographie : Le comte de Montalembert (1810-1870), né à Londres, fondateur de l’Avenir avec Lamennais, pair de France, se fit sous la monarchie de Juillet le défenseur de l’intérêt catholique, des Jésuites, de l’Irlande, des chrétiens de Syrie, de la Pologne, de la Grèce, etc. Député en 1848, il soutint Louis Bonaparte jusqu’au coup d’État. Il ne fut pas réélu en 1857. — Œuvres, 1861-68, 9 vol. in-8 ; Lettres à un ami de collège, in-12, 1873 et 1884.
  86. Pierre Antoine Berryer (1790-1868), député de 1830 à 1851. — Édition : Œuvres, 9 vol. in-8. 1872-78, Paris, Didier. — À consulter : E. Lecanuet (de l’Oratoire), Berryer, sa vie et ses œuvres, Paris, 1893.
  87. Biographie : V. Cousin (1792-1867), successeur de Royer-Collard à l’École normale, et suppléant du même à la Sorbonne (1815), enseigna d’abord la philosophie écossaise ; puis il découvrit l’Allemagne, qu’il visita en 1817 et 1818, se liant avec Hegel, Jacobi et Shelling. En 1820 son cours fut suspendu. Il retourna en Allemagne en 1824, et fut emprisonné six mois pour carbonarisme. Il reprit son cours en 1827. La révolution de Juillet le fit pair de France, membre du conseil supérieur de l’instruction publique, directeur de l’École normale, ministre de l’instruction publique.

    Éditions : Cours de philosophie professé à la Faculté des Lettres pendant l’année 1818, 1836, in-8 (Du vrai, du beau et du bien, 1853, in-8) ; Cours d’histoire de la philosophie, 1826 (revu 1840 et 1863) ; Cours d’hist. de la phil. moderne, 1841, in-8 ; Cours d’hist. de la phil., morale au xviiie siècle., 1840-41 ; Fragments philosophiques, 1826, in-8 ; édition de Descartes, 11 vol. in-8, 1826 ; traduction de Platon, 1825-1840, 13 vol. in-8. Œuvres, 1846-47, 22 vol. in-18. Rapport sur la nécessité d’une nouvelle édition des Pensées de Pascal, 1842, in-8 ; Jacqueline Pascal, 1844, in-18 ; la Jeunesse de Mme  de Longueville, 1853, in-8 ; Mme  de Sablé, 1854, in-8 ; la Duchesse de Chevreuse, 1856, in-8 ; Mme  de Hautefort, 1856, in-8 ; la Société française au xviiie s., 1858, 2 vol. in-8 ; Mme  de Longueville pendant la Fronde, 1859, in-8 ; la Jeunesse de Mazarin, 1865, in-8. — À consulter : P. Janet, Victor Cousin’et son œuvre ; J. Simon, V. Cousin (coll. des Gr. Écr. fr.), 1887, in-16 ; H. Taine, Philosophes français au xixe s.

  88. Biographie : Th. Jouffroy (1796-1842), suppléant de Royer-Collard à la Sorbonne en 1830, professeur au Collège de France, député de 1831 à 1838. — Éditions : Mélanges philosophiques, 1833, in-8 ; Nouveaux Mélanges, 1842, Cours de droit naturel, 3 vol. in-8, 1835-42. Cours d’esthétique, in-8, 1843. — À consulter : H. Taine, Philosophes français au xixe siècle.
  89. Biographie : Abel-François Villemain (1790-1870) fut couronné pour ses éloges de Montaigne et de Montesquieu (1812 et 1816). Appelé en 1816 à la chaire d’éloquence française, il fut sous Louis-Philippe député, pair de France, deux fois ministre de l’instruction publique (1839-40, 1840-44). En 1832, il devint secrétaire perpétuel de l’Académie française, dont il était depuis 1821.

    Éditions : Cours de littérature française (Tableau de la litt. fr. au xviiie s.), 4 vol. in-8 ; (Tableau de la litt. au moyen âge), 2 vol. in-8. 1828. Tableau de l’éloquence chrétienne au ive s., 1849, in-8 ; Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique, 1859, in-8. Souvenirs contemporains, 2 vol. in-8, 1862.

  90. Michelet fut nommé professeur au Collège de France en 1838 : son cours fut fermé en 1851.
  91. Biographie : E. Quinet (1803-1875), né à Bourg en Bresse, fut nommé en 1842 à la chaire de langues et littératures de l’Europe méridionale au Collège de France. Il la perdit au coup d’État et se retira en Suisse. Député en 1870 à l’Assemblée nationale.

    Éditions : Traduction des Idées sur la philosophie de l’histoire de Herder, 1827, 3 vol. in-8 ; Ahasverus, 1833, in-8 ; Napoléon, poème, 1836, in-8 ; Prométhée, 1838, in-8 ; Allemagne et Italie, 1839, 2 vol. in-8 ; Des Jésuites, 1843, in-18 (avec Michelet) ; Révolutions d’Italie, 1848, in-8 ; Œuvres complètes, in-8, 1857-1858, t. I-X ; 1870, t. XI ; 1877-79. t. XII-XXVIII ; le Livre de l’exilé, 1875, posthume ; Lettres d’exil, 4 vol. in-12, 1884-88. Cinquante ans d’amitié. Lettres de Quinet et de Michelet, 190). — Si l’on tenait compte de l’intelligence, de l’activité, de la générosité, plus que des réussites littéraires, Quinet mériterait une étude plus détaillée (11e éd.).

  92. Biographie : Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861), originaire de la Côte-d’Or, commença en 1835 ses conférences de Notre-Dame (1835, 1843-1851). Il se fit entendre aussi à Bordeaux, Grenoble, Nancy, Lyon, Toulon, etc. Député en 1848 ; académicien en 1860. Il mourut au collège de Sorèze, qu’il dirigeait. — Éditions : Œuvres complètes, 9 vol. in-8 et in-12, 1872-73 ; Correspondance inédite, 1870, in-8 ; Lettres à la Csse  E. de la Tour du Pin, 1863, in-8 ; Lettres à des jeunes gens, publ. p. l’abbé Perreyve, in-8, 1862 ; Correspondance du P. Lacordaire et de Mme  Swelchine, publ. p. M. de Falloux, 1864, in-8. — À consulter : d’Haussonville, Lacordaire, Hachette, in-16, 1895.
  93. Le P. de Ravignan (1795-1858), avocat, puis jésuite. Conférences, 1849, 4 vol. in-8. — Félix Dupanloup (1802-1878), supérieur du petit séminaire de Paris, prof, d’éloquence sacrée à la Sorbonne, év. d’Orléans en 1849 ; après 1871, député et sénateur. Gallican ardent, il se soumit pourtant après le concile de 1869. Œuvres choisie, 4 vol., 1861 ; Nouvelles Œuvres choisies, 7 vol., 1873-5 ; Lettres choisies, 1888. — Le P. Hyacinthe Loyson (né en 1827), prêtre, puis carme, débuta à Paris en 1864, fut très attaqué par Veuillot, rompit en 1869 avec l’ordre des carmes, puis avec le pape, qui l’excommunia : il prétendit rester catholique malgré tout. L’occasion de la rupture, très honorable pour lui, fut une déclaration libérale et philosophique dans une séance de la Ligue internationale de la paix (juin 1869) : il mettait le judaïsme, le catholicisme et le protestantisme sur le même pied, comme « les trois grandes religions des peuples civilisés ». Il n’a pas eu le génie qu’il aurait fallu pour le rôle qu’il prenait : noble esprit d’ailleurs et belle âme.
  94. Né en 1840. L’Homme selon la science et la foi, 1875 ; la Science sans Dieu, 1878 ; Vie de Jésus-Christ, 2 vol. in-8, 1890 ; la Divinité de Jésus-Christ, 1894.
  95. À consulter : Pellissier, le Mouvement littéraire au xixe siècle, in-16 ; Brunetière, l’Évolution de la poésie lyrique au xixe siècle, leçons I et II ; Th. Gautier, Histoire du romantisme ; Asselineau, Bibliographie romantique, 3e éd. 1873, in-8 ; David-Sauvageot, le Réalisme et le naturalisme dans la litt.  et dans l’art, 1889, in-18.
  96. La religion, jadis, drainait, canalisait dans la vie individuelle et dans le domaine littéraire, l’émotion et la pensée métaphysiques : quand, par le progrès de la philosophie, elle a cessé de faire son office pour les classes supérieures de la nation, alors tous les sentiments qu’elle enfermait dans certains actes de la vie et certains genres de littérature, ont inondé toute la vie et toute la littérature. Le classique s’inquiète de sa destinée à l’église, ou bien en lisant ou faisant un sermon ; le romantique mêle cette inquiétude dans tous ses actes (d’où il perd vite la faculté d’agir), et ne peut exprimer aucune pensée qui ne la contienne (d’où la pente rapide vers le lyrisme).
  97. Il faut noter que les classiques et les romantiques ne distinguent ni les uns ni les autres Boileau de Voltaire et Voltaire de Viennet : les classiques du xixe siècle se croient les représentants de l’art de Racine, et les romantiques jugent nécessaire de démolir Racine pour écraser M. de Jouy.
  98. J. Texte, l’Influence allemande dans le romantisme français. Revue des Deux Mondes, 1er déc. 1897. Baldensperger, Gœthe en France, 1904, Estève, Byron et le romantisme français, 1907.
  99. J. Grimm. Selva de romances viejos, 1815 ; Depping, autre romancero, 1817 ; Bohl de Faber, autre, 1821 ; A. Duran, romancero general, 1822 (réimp. et augm., coll. Ribadeneira, Madrid, 1855, 2 vol. gr. in-8).
  100. Voici une simple liste qui nous aidera à comprendre sous quelle pression du milieu a éclaté la poésie romantique :

    1809. B. Constant, Wallenstein, tragédie, avec Quelques réflexions sur la pièce de Schiller et le théâtre allemand, in-8.

    1814. A.-G. Schlegel, Cours de littérature dramatique, trad. par Mme  Necker de Saussure, 3 vol. in-8.

    1814 et 1823. Creuzé de Lesser. Romances du Cid (en vers).

    1816-21. Raynouard, Choix de poésies originales des troubadours, 6 vol. in-8.

    1817. W. Scott, Des troubadours et des cours d’amour, in-8.

    1821. Guizot, trad. de Shakespeare (révision de Letourneur).

    1821. Barante, Théâtre de Schiller, 6 vol. in-8.

    1822-1825. Pichot, trad. de Byron.

    1822. Abel Hugo, Romances historiques (en prose), in-12.

    1823. Fauriel, trad. des tragédies de Manzoni, in-8.

    1824. Lœve-Veimars, Mélanges littéraires, politiques et morceaux inédits de Wieland, in-8.

    1825. — trad. d’Obéron du même, in-32.

    1824-25. Fauriel. Chants populaires de la Grèce moderne, 2 vol. in-8.

    1825. Pichot, Essais sur lord Byron, in-8.

    1825. Lœve-Veimars, Ballades, légendes et chants populaires de l’Angleterre et de l’Écosse, in-8.

    1825. Pichot, Voyage historique et littéraire en Angleterre et en Écosse, 3 vol. in-8 (réimpr. 1826, 3 vol. in-12 ; il y a des chapitres sur le pays, les peintres, le théâtre depuis Shakespeare, Cowper, les Lakistes, Moore, Byron, W. Scott, Shelley, etc.

    1826. J. Cohen, Tableau de la Grèce en 1825.

    1827. E. Quinet, Idées sur la philosophie de l’histoire de Herder, 3 vol. in-8.

    1828. Villemain, Tableau de la littérature au moyen âge, leçons faites précédemment en Sorbonne.

    1828. Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au xvie siècle, in-8.

    1828. Nodier, Faust, drame en trois actes.

    1828. Gérard de Nerval, le Faust de Gœthe.

    1828. E. Deschamps, Études françaises et étrangères (la Cloche de Schiller, le Romancero de Rodrigue, etc.).

    1829. A. Deschamps, la Divine Comédie de Dante.

  101. Gœthe en parle à Eckermann le 29 novembre 1826.
  102. Nés en 1802, 1790 et 1797.
  103. Nés en 1810 et 1811.
  104. Il y a un fond de vérité dans ce qu’ont dit Vigny (Servitude militaire, ch. I) et Musset (Confessions d’un enfant du siècle).
  105. Je trouve ce détail dans Pichot (Voyage hist. et pitt. en Angl.), Avant-Propos, t. I, p. 14, éd. de 1826.
  106. Ch. Nodier (1783-1844) fut nommé, le 1er janvier 1824, directeur de la Bibliothèque de Monsieur (Arsenal). Il a fait les Proscrits (1802), le Peintre de Salzbourg (1803), dans le genre allemand sentimental, les Essais d’un jeune barde (1804), l’Histoire des Sociétés secrètes de l’armée (1815), où il invente un colonel qui est à Napoléon ce que d’Artagnan est à Mazarin, des nouvelles et romans, de Jean Sbogar (1818) à Trilby (1822), Bertram ou le Château de Saint-Ablebrand, tragédie imitée de l’anglais (1821), etc. À consulter : M. Salomon, Ch. Nodier et le groupe romantique, 1908.
  107. E. Deschamps (1791-1871) traduira en 1839 Roméo et Juliette, puis Macbeth en 1844. Œuvres complètes, Lemerre, 6 vol. in-12. — Il avait un frère, Antony Deschamps (1800-1869), qui traduisit Dante.
  108. Le second Cénacle est celui de 1829, d’où ont disparu les demi-classiques, les précurseurs timides, où les artistes se mêlent aux poètes : chez Nodier se réunissent Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, Dumas, les deux Devéria, L. Boulanger, David d’Angers. On y amène le jeune Musset.
  109. La Muse française fut fondée en 1823 (Réimpr. par J. Marsan, pour la Soc. des textes fr. modernes. 2 vol. in-16, 1907-1909) ; le Globe en 1824. Le Globe était libéral, il accueillit pourtant les idées littéraires des romantiques. — Les articles de Deschamps dans la Muse française furent réunis en 1829 (le Jeune Moraliste du xixe siècle). Cf. l’article : la Guerre en temps de paix, t. II de la Muse fr., p. 293, 1824. « Vous appelez romantique ce qui est poétique. » Voilà le mot essentiel. — À consulter : J Marsan, Notes sur la bataille romantique, Rev. d’Hist. litt., 1906 ; L. Séché, le Cénacle de la Muse française, 1908.
  110. Hugo ne dit pas, comme les autres, la liberté de l’art, mais la liberté dans l’art, c’est-à-dire la liberté et l’art, être libre, à condition de respecter l’art : comme il dit la liberté dans l’ordre, pour l’union de la liberté et de l’ordre, son idéal politique à cette époque.
  111. Préface de 1826.
  112. L. Thiessé, Mercure du xixe siècle, 1826 (cité par Dorison, cf. p. 953, n. 1). — J. Lefevre-Deuinier (1797-1857) se plaça aux côtés de Vigny et de Hugo par le recueil qui contenait le poème du Parricide (1823) : bel exemple du naufrage complet d’une grande réputation littéraire.
  113. Muse française : Sur les romances du Cid (1823) ; la Guerre en temps de paix (1824). Préface des Études françaises et étrangères (1828). Sur la nécessité d’une prosodie.
  114. 1828.
  115. 1829.
  116. D. Nisard (1806-1884) écrivit aux Débats et au National, professa au Collège de France et à la Sorbonne, et fut, de 1857 à 1867, directeur de l’École normale supérieure. Il avait d’abord été favorable à V. Hugo.
  117. 13e éd., 4 vol. in-18, 1880, Didot. — Le 4e volume a été ajouté en 1861
  118. Nep. Lemercier (1771-1840), auteur d’Agamemnon (1797), de Pinto, comédie historique (1800), de la Panhypocrisiade (1819), épopée symbolico-comico-satirique, d’un Cours de Litt. (1817, 4 v. in-8). Ce fut un esprit original et chercheur, un artiste insuffisant.
  119. Hugo, Contemplations (Réponse à un acte d’accusation).
  120. Ex. le style de Taine.
  121. Feuilles d’automne, II (la Glaneuse), XIII (au début), XVIII (au milieu). Voix intérieures, XXVIII (passim). Notez, par ex., les étoiles des chars, pour les lanternes des voitures (F. d’aut., 35).
  122. Cf. F. d’aut., 34 : par habitude, par tradition, le poète s’astreint à commencer et finir par une pensée : au reste les mots ne sont plus pour lui que des couleurs.
  123. Ils servent à accuser plus vigoureusement la qualité de l’objet, l’accident sur lequel l’artiste veut fixer notre regard. Maupassant s’est moqué du procédé qui ne doit pas se juger par l’abus (Préf. de Pierre et Jean).
  124. Ils ont tenté de faire revivre quelques archaïsmes. Th. Gautier s’applique à dire navrer pour blesser.
  125. Cf. Art d’être grand-père (Fenêtres ouvertes. Le matin en dormant).
  126. À consulter : W. Tenint, la Prosodie de l’École moderne, 1844. Becq de Fouquières, Traité de versification française, 1879, in-8. G. Pellissier, Essais de litt. contemporaine, 1893, (p. 117-157). Faguet, xixe siècle (V. Hugo, p. 237-55). M. Grammont, le Vers français, 1904. On se reportera pour les exemples que les limites de cet ouvrage ne me permettent pas de donner.
  127. Formules (le nombre des syllabes étant représenté par les chiffres) 12, 6, 12, 6. — 12, 8, 12, 8. — 12, 12, 12, 12, 8. — 12, 12, 12, 12, 12, 6. — 12, 12, 6, 12, 12, 6, etc.
  128. Formules : 8, 8, 4, 8, 8, 4. — 8, 4, 8, 4, 8, 4. — Pour le vers de 6 syll. : 6, 4, 6, 4 et des quatrains ou sizains. — Pour les vers de 7, des sizains, et des huitains et la forme : 7, 3, 7, 7, 3, 7 (l’Avril de Belleau).
  129. Lamartine, 2e Méditation. Vigny, Moïse, etc. Hugo, Pensar, dudar ; Sagesse ; Ce qui se passait aux Feuillantines.
  130. Hugo, Navarin, Prière pour tous, Dicté après Juillet 1830, A la Colonne, etc. Lamartine, les Laboureurs dans Jocelyn.
  131. Sainte-Beuve, la Rime. Th. de Banville, Traité de prosodie française (1872).
  132. xxxC’est Vénus | tout entière || à sa proie | attachée. (Racine.)
  133. On trouve : 3 + 5 + 4 ; 4 + 5 + 3 ; 3 + 4 + 5 ; 2 + 6 + 4 ; 1 + 6 + 5, etc.

    De la fleur, | de l’oiseau chantant, | du roc muet. (3 + 5 + 4)
    Car partout | où l’oiseau vo | le, la chèvre y grimpe. (3 + 4 + 5)
    On entendait | aller et venir | dans l’enfer, etc. (4 + 5 + 3)

  134. M. Pellissier évalue à un sur dix le nombre des vers romantiques dans V. Hugo. Pour la période antérieure à 1850, il faut en rabattre sensiblement. — Pour les enjambements, cf. Feuilles d’aut., II.
  135. Biographie : Né en 1790 à Mâcon, élevé à Milly. Secrétaire d’ambassade à Florence (1821), il donna sa démission en 1830. Il s’était marié en 1822 ; il partit en 1832 avec sa femme et sa fille pour un Voyage en Orient (Grèce, Syrie, Palestine, Liban) qu’il a plus ou moins poétiquement raconté. Député en 1833, sans s’affilier à aucun groupe, il est hostile en général au gouvernement. En 1848, il fut quelque temps chef du gouvernement provisoire. L’Empire le chassa de la politique. Il n’avait jamais eu le sens bourgeois de l’ordre, de l’économie : il se trouva à soixante ans ruiné et endetté. Il écrivit pour vivre, avec une intarissable abondance. Le gouvernement impérial lui fit voter par les Chambres en 1867 la rente viagère d’un capital de 500 000 francs. Il mourut en 1869 et fut enterré à Saint-Point.

    Éditions : Méditations poétiques, 1820, in-18. Nouvelles Méditations, 1823. Harmonies poétiques et religieuses, 1830. Voyage en Orient, souvenirs, impressions, pensées, paysages, 1835, 4 vol. in-8. Jocelyn, 1836, 2 vol. in-8. La Chute d’un ange, 1838, 2 vol. in-8. Recueillements poétiques, 1839, in-8. Histoire des Girondins, 1847, 8 vol. in-8. Les Confidences, 1849, in-8. Raphaël, 1849, in-8. Nouvelles Confidences, 1851. in-8, Graziella, 1852, in-12. Œuvres : 1860-63, 40 vol. in-8 ; Hachette, 23 vol. in-8 ; et 37 vol. in-16 ; Lemerre, 12 vol. in-16, 1885-87. Poésies inédites, publ. p. Mlle  Valentine de Lamartine, 1873, in-8. Correspondance, publ. p. Mlle  Valentine de Lamartine, 6 vol. in-8, 1872-75. — À consulter : E. Faguet, xixe siècle. Brunetière, la Poésie de Lamartine, R. des D. M., 15 août 1886. Évolution de la poésie lyrique, 3e leçon. Rod, Lamartine (Class. populaires). De Pomairols, Lamartine, 1890, in-8. J. Lemaître, les Contemporains, 6e série, in-16, 1896. Ch. Alexandre. Souvenirs sur Lamartine, 1884, in-12. Le baron Chamborand de Périssat, Lamartine inconnu, notes, lettres, documents inédits, souvenirs de famille, Pion, 1891. F. Reyssié, la Jeunesse de Lamartine d’après des documents nouveaux et des lettres inédites, Hachette, 1891. A. France, l’Elvire de Lamartine, Champion, 1893 ; E. Deschanel, Lamartine, 2 vol. in-18, C. Lévy, 1893. Lettres à Lamartine, publ. p. Mme  V. de Lamartine, in-12, C. Lévy, 1892. É. Zyromsky, Lamartine, poète lyrique, 1898. Qentin-Bauchart, Lamartine homme politique, 2 vol., 1903 et suiv. L. Soché, Lamartine de 1816 à 1830, 19O6. R. Doumie, Lettres d’Elvire à Lamartine, 1906.

  136. À noter le titre, qui mettait ces poèmes hors des genres consacrés, définis, figés, et laissait toute indépendance au poète. De la littérature mystique, le mot avait été appliqué par Malebranche à la philosophie : plus récemment Volney avait qualifié ses Ruines de méditation. Par ce mot Lamartine signalait l’intimité de sa poésie.
  137. Il ne donna guère aux libraires, dans sa besogneuse vieillesse, que de la prose
  138. Quand le sentiment ne le soulève pas, Lamartine versifie dans le style de la Henriade, dit M. Faguet ; dans le style de Delille. dit M. Guyau. Ils ont tous les deux raison.
  139. Il est capable d’idées, capable même de connaissance exacte. Mais à l’ordinaire il ne se soucie pas d’être exact. Lorsqu’il parle de lui, en prose, il rêve encore et poétise : faits, lieux, dates, il brouille tout. Il faut croire à ses vers qui coulent de son âme, et se défier de sa prose qui prétend nous instruire de sa vie.
  140. 2e Méd.
  141. Il s’y était essayé dans la Mort de Socrate (1823), récit platonicien, parfois incohérent, souvent admirable, et dans le Dernier Chant de Childe-Barold (1825), où il a tiré le héros révolté de Byron vers sa propre ressemblance.
  142. Cf. Jocelyn, 4e époque ; Médit. 5e.
  143. Jocelyn, 4e époque.
  144. Biographie : Le comte A. de Vigny, né en 1797 à Loches, fut nommé en 1814 sous-lieutenant aux gendarmes rouges, et mis en 1815 dans la garde à pied. Il donna sa démission en 1828. Assez indifférent à la politique, et dédaigneux des hommes politiques, il eut pourtant un moment, après 1830, l’idée d’entrer dans la diplomatie, et il fut candidat à la députation en 1848. Il fut reçu à l’Académie en 1846 par M. Molé, qui lui fit une des plus injurieuses réponses que jamais récipiendaire ait subies. Il mourut en 1863. — Éditions : Poèmes, 1822 ; Eloa, 1824 ; Poèmes antiques et modernes, 1826 ; les Destinées, 1865 ; Journal d’un poète, 1867, M. Lévy. Œuvres complètes, C. Lévy, in-8, 6 vol, in-18, 5 vol. ; Lemerre, 8 vol. in-16, 1883-85. Correspondance d’Alfred de Vigny, p. p. E. Sakellaridès, 1905. Helena, réimpr. par Estéve, 1907. — A consulter : Faguet, xixe siècle. Brunetière, Évolution de la poésie lyrique, 9e leçon ; Guyau, l’Art au point de vue sociologique ; A. France, A. de Vigny, 1868 ; Dorison, A. de Vigny, poète philosophe, 1891 ; Un Symbole social, 1893, M. Paléologue, A. de Vigny (coll. des Gr. Ecr. fr.), 1891 ; Spœlberch de Lovenjoul, Lundis d’un chercheur. 1894 ; A de Vigniy et son temps, s. d.
  145. Au successeur de Vigny. M. C. Doucet.
  146. Moïse, 1822.
  147. La Maison du Berger. — Le symbole de cette pièce parait suggéré par une phrase de Chateaubriand, Martyrs, l X.
  148. Mont des Oliviers.
  149. On lit encore dans son Journal : « Je sens sur ma tête le poids d’une condamnation que je subis toujours. Seigneur ! mais ignorant les fautes et le procès, je subis ma prison. J’y tresse de la paille, pour oublier. » C’est le divertissement de Pascal.
  150. Mont des Oliviers.
  151. Mort du loup. — Byron a suggéré ce symbole (Childe Harold, iv, 21.)
  152. Maison du Berger. Byron disait nu contraire : « J’ai pitié de loi, qui aimes ce qui doit périr. » (Lucifer, dans Caïn, ii, 2.)
  153. L’Esprit pur. La Bouteille à la mer est aussi un acte de foi aux idées
  154. Aux poèmes déjà mentionnés, ajouter la Colère de Samson.
  155. Pour la biographie et bibliographie, cf. p. 1051.
  156. Plusieurs des Orientales ne sont au reste que des Espagnoles : une même est une Espagnole de Paris (Fantômes).
  157. Pan.
  158. Noces et festins ; l’Aurore.
  159. Les Deux Guitares. Rencontre. Et Océano nox est l’abstraction sentimentale qui deviendra le récit épique des Pauvres Gens.
  160. Biographie : Alfred de Musset, né en 1810, fut introduit dans le Cénacle en 1828 publia en 1829 ses Contes d’Espagne et d’Italie. Il se sépara presque aussitôt du Cénacle (Secrètes Pensées de Rafaël, juillet 1830). En 1832, il donna le Spectacle dans un fauteuil ; en 1833, Rolla. La rencontre avec G. Sand est de 1833 ; le voyage en Italie, de déc. 1833 à avril 1834, où Musset rentre à Paris. La rupture définitive eut lieu en 1835. De ses souvenirs, Musset fait la Confession d’un enfant du siècle, roman (1836). De 1835 à 1838 il donne la Lettre à Lamartine, l’Espoir en Dieu, et surtout les Nuits, de mai et de décembre (1835), d’août (1836), d’octobre (1837) ; le Souvenir est de 1841. Il mourut en 1857. Pour le théâtre, Lorenzaccio est de 1834 ; les Caprices de Marianne, de 1833 ; Fantasio, de 1834, comme On ne badine pas avec l’amour ; le Chandelier, de 1835 ; Il ne faut jurer de rien, de 1836. Presque tout l’œuvre de Musset a paru d’abord dans la Revue des Deux Mondes. — Éditions : Charpentier, 11 vol. in-18 et 5 vol. in-8 ; Lemerre, 10 vol. in-16, et, depuis 1886, in-4 (t. IX, 1895) ; Correspondance de George Sand et d’Alfred de Musset, Bruxelles, 1904 ; Correspondance d’Alfred de Musset, p. p. L. Séché, 1907 — À consulter : P. de Musset, Biogr. d’A. de M., in-16, 1877 ; Lui et Elle, 1859 ; G. Sand, Elle et Lui ; Mme  C. Jaubert, Souvenirs, 1881 ; A. Barine, A. de Musset (coll. des Écriv.), 1893. Brunetière, Evol. de la p. lyr., 7e leçon. Evol. de la poésie dramatique, 15e conf. Faguet, xixe siècle ; Spælberch de Lovenjoul, Lundis d’un chercheur, 1894 ; M. Clouard, Bibliographie des œuvres d’A. de M., 1883 ; L. Séché, A. de Musset, 1907, 2 vol.
  161. Mardoche, Namouna, Lettres de Dupuis à Cotonet.
  162. Il écrivait une très jolie prose, alerte, limpide, toute voisine du xviiie siècle. Voir ses Contes et Nouvelles.
  163. Une bonne fortune, Après une lecture, Soirée perdue, la Mi-Carême, etc.
  164. Notons aussi ses visions, rêvées et charmantes, d’une Grèce antique, aimable et lumineuse.
  165. Cf. Rolla, mélange de rhétorique juvénile et d’amertume byronienne, qui produit parfois une impression profonde.
  166. Musset est le seul romantique qui ait eu l’intuition psychologique.
  167. Biographie : Théophile Gautier, né à Tarbes en 1811, amené à Paris en 1814, entra dans l’atelier de Rioult, fit paraître ses premières Poésies en 1830, puis Albertus (1832) ; les Jeune France (1833), et Mlle  de Maupin (1835), romans. Il fit de 1836 à 1855 la critique d’art, puis la critique dramatique à la Presse ; d’où il passa au Moniteur universel, remplacé ensuite par le Journal officiel. Il publia la Comédie de la Mort et autres poésies en 1838 ; España en 1845, après avoir fait en 1840 le Voyage d’Espagne ; en 1850, il alla en Italie ; en 1852, à Constantinople et Athènes; en 1858, en Russie. Il publia en 1832 ses Émaux et Camées ; de 1861 à 1863, le Capitaine Fracasse, roman commencé depuis vingt-cinq ans. Il mourut en 1872.

    Édition : Charpentier, 34 vol. in-18 (Poésies, 2 vol., Émaux et Camées, 1 vol.).

    À consulter : Le vicomte Spœlberch de Lovenjoul, Hist, des œuvres de Th. G., Paris, 1887, 2 vol. in-8 ; Lundis d’un chercheur. M. Du Camp, Th. Gautier (coll. des Gr. Écr. fr.), in-16, 1890. E. Faguet, xixe siècle. F. Brunetière, Évol. de la Poés. lyriq., 10e leçon. E. Richet, Th. Gautier, l’Homme, la Vie et l’Œuvre, 1873.

  168. Entendez l’intelligence philosophique, le pouvoir d’abstraction (11e)
  169. Poésies, I, 12, 21, 85, 87, 206, 207.
  170. Ibid., I, 208.
  171. Ibid., I, 215.
  172. Poésies, II, 245. 147, 152.
  173. Ibid., II, 266, 221, 256.
  174. « J’ai toujours préféré, disait-il, la statue à la femme, et le marbre à la chair. »
  175. Sur l’ensemble du mouvemens qui a pour devise cette formule fameuse, voyez Cassague, la Théorie de l’art pour l’art, 1906.
  176. Émaux et Camées, 111.
  177. Poésies, I, 281.
  178. Cf. plus loin, p. 1040.
  179. Aug. Barbier (1805-1882) ; Iambes et poèmes (1831) ; il Pianto, Lazare (1833) ; Satires et poèmes (1837), etc.
  180. Malgré mon aversion pour les énumérations de noms, je ne puis m’empêcher d’inscrire ici Gérard de Nerval (1808-1855), le traducteur de Faust (1828), romantique d’imagination et de vie, qui sombra dans la folie, délicieux écrivain pourtant de la plus saine tradition du xviiie siècle, qui sut trouver la couleur sans renoncer à la finesse, à l’esprit, à l’élégance, dans la prose exquise de ses récits de voyages et de ses contes (Sylvie, 1854). — À consulter : Gauthier Ferrières, Gérard de Nerval, 1906. — Il faudrait nommer aussi cet original Maurice de Guérin qui mourut jeune, ne laissant que des essais incomplets. Le fragment intitulé le Centaure est un poéme en prose où la puissance du sentiment naturaliste et panthéiste anime une forme pleine et ferme, sobrement, largement ]pittoresque Maurice de Guérin a l’Ame romantique, mais par ce morceau il se classe parmi les précurseurs de Leconte de Lisle. — Éditions : Reliquiæ, p. p Trébiitien, 1861, 2 vol. Journal et poèmes 1862. — À consulter : A. Lefranc, Revue bleue. 1908 (11e éd.)
  181. Béranger (1780-1857), né à Paris, publia ses recueils de Chansons en 1815, 1821 (trois mois de prison et 500 fr. d’amende). 1825, 1828 (10 000 fr. d’amende, neuf mois de prison), 1833. Œuvres posthumes, œuvres complètes. 2 vol. in-8, 1857. Ma biographie. 1857. Correspondance. 1860. 4 vol. in-8.
  182. Paul Adam, dans son roman l’Enfant d’Austerlitz, a bien mis en lumière cette signification historique et cette valeur sociale des chansons de Béranger. (11e éd.)
  183. J’ai ajouté dans cette 11e édition quelques mots sur le rapport de Béranger au public, libéral dont il exprima l’esprit. Un écrivain n’est jamais médiocre quand l’âme d’une nation presque entière se reconnaît dans ses formules et s’y trouve à l’aise. Maigre cette correction, mon jugement demeure trop sévère dans l’ensemble. L’idéalisme de Renan, sans indulgence pour Béranger, m’avait séduit. J’ai miens de dédain aujourd’hui pour toute cette « vulgarité bourgeoise ou populaire ». Je regarde de moins haut ces consciences de braves gens, médiocres sans doute par rapport à des conceptions idéales d’héroïsme ou de pureté, mais qui ont l’avantage d’être des consciences vivantes, agissantes, et non des visions de l’esprit ; cette honnêteté un peu grosse, qui vaut mieux, étant réelle, que les raffinements de doctrine qu’on ne traduit jamais en actes ; ces idées pas très hautes, pas très fines, rétrécissement ou abaissement des grandes idées morales ou métaphysiques, mais qui ont gagné à cette transformation théoriquement fâcheuse une extension, une puissance de diffusion, une aptitude à pénétrer dans les masses, que sans cela elles n’auraient jamais eues. On ne s’étonne pas que l’idéal chrétien ne se soit réalisé et répandu qu’en s’épaississant et en se dégradant : pourquoi exiger de l’idéal rationaliste et libéral qu’il s’affranchisse des conditions naturelles qui s’imposent à toute vulgarisation d’une idée ? (11e éd.).
  184. Voici une liste un peu plus complète :
    1809. B. Constant, cf. p. 922, n. 2.
    1815. Mme  de Staël, Allemagne, part. II. ch. xv-xxvi.
    1820. Rémusat, la Révolution du théâtre dans le Lycée Français, t. V (Critiq. et ét. litt., Paris, 1857, 2 vol. in-12), à propos du théâtre du comte J.- R. de Gain-Montagnac.
    1821. Le Shakespeare de Guizot et le Schiller de Barante (cf. p. 932, n. 2) ; la Notice de Guizot sur Shakespeare.
    1823. Fauriel. trad. du théâtre de Manzoni (contenant un article de Goethe, un dialogue de H. Visconti sur l’Unité de temps et de lieu, une lettre de Manzoni à M. C*** sur le même sujet). Cf. p. 922, n. 2.
    1824. Vigny. Muse française, p. 62 (sur les Œuvres posthumes du baron de Sorsum).
    1825. Mérimée, le Théâtre de Clara Gazul.
    1826. Brugnière de Sorsum. Chefs-d’œuvre de Shakespeare, trad. conformément au texte original en vers blancs, en vers rimés et en prose,… 1826. in-8.
    1827. V. Hugo, Cromwell.
    1827. (Dittmer et Cavé), les Soirées de Neuilly, esquisses dramatiques et historiques, par M. de Fougeray, in-8 (lire Malet ou une conspiration sous l’Empire).
    1827-1829. Vitet, les Barricades (Préface intéressante de la 4e éd., 1830).
    1827-1830. (Lœve-Veimars). Scènes contemporaines et scènes historiques, par le vic. de Chamilly (lire Le 18 brumaire).
    1828. Mérimée, la Jacquerie.
  185. V. Hugo : Préface de Cromwell (éd. Souriau, Paris, 1897, in-16) ; Préfaces des autres drames. Dumas, Un mot (en tête de Henri III) ; Préface de Charles VII chez ses grands vassaux. Vigny, Dernière Nuit de travail (Préface de Chatterton) ; Avant-Propos de la Maréchale d’Ancre ; Avant-Propos de l’éd. de 1839 et Lettre à Lord *** (avant le More de Venise). À consulter : P. Nebout, le Drame romantique, Paris, 1897, in-8.
  186. Lettre à Lord***.
  187. L’Homme à trois visages (1801), de Pixérécourt, d’après Abellino, trag. romantique de Zschokke ; le Belvédère (1818) du même, d’après Jean Sbogar ; la Sorcière (1821) de Ducange, d’après Guy Mannering ; Trente ans ou la Vie d’un joueur (1827), du même, d’après Le 24 février de Z. Werner. Notez que les deux grands acteurs romantiques, Frederick Lemaître et Mme  Dorval, sont des acteurs de mélodrame, formés par les pièces de Ducange.
  188. V. Hugo, Œuvres, éd. définitive Hetzel et Quantin, Drame, t. III, p. 435. Lire toute la page, qui finit ainsi : « Ce serait le rire, ce serait les larmes ; ce serait le bien, le mal, le haut, le bas, la fatalité, la Providence, le génie, le hasard, la société, le monde, la nature, la vie ; et au-dessus de tout cela on sentirait planer quelque chose de grand ! »
  189. À consulter : Th. Gautier, Histoire du Romantisme. A. Royer, Histoire du théâtre contemporain, 2 vol. in-8 ; Paris, 1878.
  190. A. Dumas (1803-1870), né à Villers-Cotterêts, fils d’un général de la Révolution, petit-fils d’un créole et d’une négresse : Henri III, 1829. Christine, 1830. Antony, 3 mai 1831. Charles VII chez ses grands vassaux, Richard Darlington, 1831. La Tour de Nesle (avec Gaillardet), 1832. Kean, 1836. Mlle de Belle-Isle, 1839. Romans : le Comte de Monte Cristo, 1841-1845, 12 vol. ; les Trois Mousquetaires, 1844, 8 vol. ; la Reine Margot, 1845, 6 vol. — Édition : Calmann Lévy, in-12. À consulter : H. Parigot, Le drame d’Al. Dumas, 1898.
  191. Hernani, 1830. Marion de Lorme, 1831. Le Roi s’amuse (une seule représ.), 1832. Lucrèce Borgia, Marie Tudor, 1833. Angelo, 1835. Ruy Blas, 1838. Les Burgraves, 7 mars 1843.
  192. Par ex. : M. J. de Larra (Figaro). Obras, Garnier Hermanos, 4 vol. in-12.
  193. Il y a dans le théâtre de Hugo un drame lyrique, pathétique et pittoresque, qui n’a pu se réaliser, opprimé par la préoccupation que le poète avait d’obéir à la tradition de l’intrigue, par les surprises et les péripéties du mélodrame qu’il se croyait obligé d’inventer (11e éd.).
  194. L’imagination du décor et de la figuration qui égare parfois Hugo, s’accorde parfois avec l’imagination lyrique : le poète crée alors une beauté scénique originale ; ainsi quand le duo d’amour de Dona Sol et d’Hernani se déroule et se termine dans le cadre de Saragosse incendiée (11e éd.).
  195. Dernière Nuit de travail. — À consulter : E Sakellaridès, A. de Vigny auteur dramatique, 1902.
  196. La Nuit Vénitienne, à l’Odéon, 1830. Après le Caprice (1847) vinrent (je ne cite que les principales pièces) : Il ne faut jurer de rien, le Chandelier, et André del Sarto, en 1848 ; les Caprices de Marianne, en 1851 ; Fantasio (1866) n’a jamais réussi ; On ne badine pas avec l’amour (1861) est resté au répertoire de la Comédie-Française ; Barberine a été jouée en 1882. — À consulter : Lafuscade, le Théâtre d’A. de Musset, 1901.
  197. Et toute la comédie À quoi rêvent les jeunes filles ?
  198. C. Delavigne (1793-1843), né au Havre, fit des odes classiques qu’il réunit sous le nom de Messéniennes (1818-1819). — Édition : 4 vol. in-18, 1870, Paris, Didot.
  199. Une famille au temps de Luther, 1836.
  200. F. Ponsard (1814-1867), né à Vienne (Isère). — Édition : 3 vol. in-8, C. Lévy. — À consulter : C. Latreille, La fin du théâtre romantique et François Ponsard, 1899.
  201. Élisa-Rachel Félix (1820-1858). Elle quitta la Comédie-Française en 1855.
  202. L.-B. Picard (1769-1828) : Médiocre et rampant (1797) ; le Collatéral ou la Diligence à Joigny (1799) ; Duhautcours ou le Contrat d’Union (1801) ; les Marionnettes (1806) ; la Vieille Tante (1806). — Édition : Théâtre, 1821, 8 vol. in-8.
  203. E. Scribe (1791-1861), fils d’un marchand de la rue Saint-Denis, eut sa grande vogue entre 1815 et 1850. De 1820 à 1830 il travaille surtout pour le Gymnase : Michel et Christine (1880), le Mariage de raison (1826). À la Comédie-Française, Bertrand et Raton (1833) ; la Camaraderie (1837) ; la Calomnie (1840) ; le Verre d’eau (1840) ; Une chaîne (1841) ; Adrienne Lecouvreur (1849). — Édition : Dentu, 76 vol. in-12, 1874-85 (9 vol. de comédies et drames ; 33 vol. de comédies et vaudevilles).
  204. Le Colonel : une jeune fille déguisée en colonel du 12e hussards est acceptée pour telle par les officiers du régiment ; la vue d’un pistolet la fait évanouir et reconnaître.
  205. Voyez encore la cascade de quiproquos du Diplomate.
  206. Théâtre : Charpentier. 6 vol. in-18, 1876-78. Harnali ou la Contrainte par Cor (1820) ; un Scandale (1834) ; le Mari de la Dame de Chœurs (1837) ; la Sœur de Jocrisse (1840), etc.
  207. L’Ours et le Pacha, aux Variétés, 1820, avec Odry, qui jouait aussi dans les Saltimbanques (1830) de Dumersan et Varin, autre type fameux du genre.
  208. À consulter : J. Levallois, Un précurseur, Senancour, Paris 1897, in-8.
  209. Cf. pp. 667-668.
  210. Ainsi les Chouans de Balzac et ses Études sur Catherine de Médicis, Mauprat ; Consuelo, la comtesse de Rudolstadt, de George Sand.
  211. Cf. p. 976.
  212. Biographie : Aurore Dupin, arrière-petite-fille du maréchal de Saxe, née en 1804, est élevée en Berry, puis au couvent des Anglaises, d’où elle revient à Nohant, déjà mélancolique, dégoûtée de la vie, au point qu’elle a des velléités de suicide. Mariée à M. Dudevant, elle s’en sépare, ayant deux enfants. En 1831, elle vient vivre à Paris (cf. p. 961, n. 1). En 1839, elle se fixe à Nohant, d’où elle ne sortira plus guère que pour quelques voyages. Ceux qui l’y ont vue la peignent hospitalière mais peu démonstrative, point bavarde, nonchalante, écoutant et comme ruminant ce qu’on dit, jardinant avec plaisir, et dirigeant avec passion son théâtre de marionnettes. Elle mourut en 1876. — Éditions : Romans et nouvelles, Calmann Lévy, 84 vol. in-18. Mémoires, souvenirs, impressions, voyages (Histoire de ma vie, 1855, etc.), 8 vol. in-18. Théâtre, 4 vol. in-18. Théâtre de Nohant, 1 vol. in-18. Correspondance, 1882-84, 6 vol. in-18. — À consulter : Caro, George Sand (coll. des Gr. Écr. fr.), 1887, E. Faguet, xixe siècle. H. Amie, Mes souvenirs, 1893. P. Mariéton, G. Sand et A. de Musset, Paris, 1897. S. Rocheblave, Lettres de G. Sand à Musset et à Sainte-Beuve, Paris, 1897, in-18 ; G. Sand et sa fille, 1906. in-16, W. Karénine, G. Sand. 1899-1901. 3 vol Doumic, G. Sand, 1909.
  213. Très liée aussi avec Ledru-Rollin, elle rédige en 1848 le Bulletin de la République, journal du Ministère de l’Intérieur.
  214. Du même genre sont les comédies Claudie et le Pressoir.
  215. Biographie : Honoré de Balzac, né à Tours en 1799, clerc de notaire, puis associé avec un imprimeur, fait de mauvaises affaires ; il publie divers romans sous des pseudonymes de 1822 à 1825. Il donne en 1829 la première œuvre qui fera partie de la Comédie humaine : ce titre général ne paraît qu’en 1842 (éd. Furne, Dubochet et Hetzel, 1842-1845, 4 vol. in-8). La Comédie humaine comprend : scènes de la vie privée (le Colonel Chabert, le père Goriot), scènes de la vie de Province (le Lys dans la Vallée ; Ursule Mirouet ; E. Grandet ; le Curé de Tours ; Illusions perdues) ; scènes de la vie parisienne (César Birotteau) ; scènes de la vie politique ; scènes de la vie militaire ; scènes de la vie de campagne (les Paysans ; le Curé de village) ; études philosophiques (la Recherche de l’absolu) ; études analytiques. Balzac avait établi en 1845 un plan qui comprenait un assez grand nombre d’œuvres qu’il n’a pas eu le temps d’écrire. Il mourut en 1850.

    Éditions : Œuvres complètes, 24 vol. in-8, Calmann Lévy (Comédie humaine, 17 vol. ; Théâtre, 1 vol. ; Contes drolatiques, 1 vol. ; Œuvres diverses inédites, 4 vol. ; Correspondance, 1 vol.) ; 45 vol. in-16 (Com, hum., 40 vol. ; Contes, 3 vol. ; Théâtre, 2 vol.). Œuvres de Jeunesse, 10 vol. in-16. — Lettres à l’Étrangère (Mme  Hanska, qui devint Mme  de Balzac), in-8, 1899.

    À consulter : Vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, Histoire des œuvres de Balzac, 3e éd., in-8, Calmann Lévy. Autour de H. de B., 1897, in-8. Cerfbeer et Christophe, Répertoire de la Comédie humaine, in-8, Calmann Lévy. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire. Faguet, xixe siècle. P. Flat, Essais sur Balzac, in-18, Paris, 1892. G. Ferry, Balzac et ses amis, in-12, Paris, 1888. E. Biré, H. de Balzac, 1897, in-18 (cf. Lovenjoul, p. 351-409 et 471-96, pour les ouvrages et articles relatifs à Balzac avant 1884). Brunetière, H. de Balzac, 1906

  216. Lettre à Mme J. Carraud. juin 1836.
  217. Biographie : Henri Beyle, né en 1783 à Grenoble, va en Italie en 1800 comme attaché à l’intendance, puis devient sous-officier et sous-lieutenant au 6e dragons. Plus tard il rentra dans l’intendance (1806-1814). De 1814 à 1821, il se fixe à Milan, d’où il est expulsé par la police autrichienne. Il revient à Paris. En 1830, il est nommé consul à Trieste, puis à Civitavecchia. Il meurt en 1842. Il publie, en 1817, Rome, Naples et Florence, et une Histoire de la peinture en Italie ; en 1822, son Essai sur l’Amour, et sa brochure sur Racine et Shakespeare ; en 1827, Armance, son premier roman; en 1831, le Rouge et le Noir ; en 1838, les Mémoires d’un touriste ; en 1839, la Chartreuse de Parme.

    Éditions : Calmann Lévy, 22 vol. in-18 (Corresp. inédite, 2 vol.). Lettres intimes, Calmann Lévy, in-8, 1892. Journal, Charpentier, 1888, in-12. Vie de Henri Brûlard (autobiographie). Charpentier, 1890. Lamiel (roman inédit), Quentin, 1889. Souvenirs d’Egotisme et Lettres inédites, Charpentier, 1893, in-12. Lucien Leuwen, œuvre posthume reconstituée sur les manuscrits originaux, par J. de Mitty, Paris, in-18, 1895. Napoleon, etc. Inedits p. p. J. de Mitty, 1897, in-12. Correspondance, 1908. 3 vol, in-8. — À consulter : Comment a vécu Stendhal, in-12, 1900. Le Procès de Julien Sorel, Revue Blanche, mars 1894. P. Bourget, Essais de Psychologie contemporaine. E. Rod, Stendhal (Gr. Ecriv. fr.), 1892. H. Cordier, Stendhal raconté par ses amis et amies, 1893. E. Faguet, Stendhal, dans Politiques et Moralistes 3e série. Chuquet, Stendhal-Beyle, 1902.

  218. À moins que l’étal social ne leur recommande plutôt l’hypocrisie, comme c’est le cas de Julien Sorel sous la Restauration, qui fait la Congrégation toute-puissante.
  219. Biographie : Prosper Mérimée (1803-1870), né à Paris, secrétaire du comte d’Argout en 1830, puis chef de bureau au ministère de la Marine, devient en 1831 inspecteur des monuments historiques ; il se lie en 1840, en Espagne, avec la famille Montijo ; ami particulier de l’impératrice Eugénie, il devient sénateur en 1853. Il donne le théâtre de Clara Gazul en 1825, la Guzla en 1826, la Jacquérie en 1828, puis la Chronique de Charles IX (1829), des nouvelles de 1830 à 1841 (Tamango, Vénus d’Ille, Matteo Falcone, Colomba, etc.) ; Carmen (1847). Il a publié des voyages archéologiques et des ouvrages historiques : Essai sur la guerre sociale (1841) ; les Faux Démétrius (1854) ; Mélanges historiques et littéraires (1855). Il fut un des premiers chez nous à s’intéresser à la littérature russe.

    Éditions : Calmann Lévy, 13 vol. in-18. Lettres à une inconnue, 1873, in-18. Lettres à une autre inconnue, 1875, in-18. Lettres à Panizzi, 2 vol. in-8, 1881. Lettres à la Princesse Julie, Revue de Paris, 1er et 15 juillet 1894. Une Corr. inédite, Paris, Calmann Lévy, 1896, in-18. — À consulter : E. Faguet, xixe siècle. A. Filon, Mérimée et ses amis, 1894, in-16 ; Mérimée (Coll. des Gr. Écriv. fr.), in-16, 1898.

  220. Né à Clamecy, mort à Nevers (1801-1840) Mon oncle Benjamin, 1813. Œuvres complètes, 1846, 4 vol. Pamphlets, éd. critique par. M. Gérin, 1906. — À consulter : M. Gérin, Études sur Cl. Tillier, 1902.
  221. Petitot et Monmerqué, Collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, depuis le règne de Philippe Auguste jusqu’à la paix de Paris de 1763, 1819-29, 131 vol. in-8. Guizot, Coll. des Mém. relatifs à l’Hist. de Fr., depuis la fondation de la monarchie jusqu’au xiiie siècle, trad. et annotes, 1823-1827, 29 vol. in-8 ; Coll. des Mém. relatifs à la Révolution d’Angleterre, trad. et annotés, 1823 et suiv., 26 vol. in-8. Buchon, Coll. des Chroniques nationales écrites en langue vulgaire, du xie au xvie s., 1824-29, 47 vol. in-8. Michaud et Poujoulat. Nouvelle Coll. de Mém. relatifs à l’Hist. de Fr., 1836 et suiv.. 32 vol. in-8.
  222. Il a précédé Guizot et Villemain ; il est le premier. — Augustin Thierry (1795-1856), au sortir de l’École normale, fut quelque temps saint-simonien. Plus tard il fut lié avec Auguste Comte.

    Éditions : Hist. de la conquête de l’Angleterre par les Normands, 1825, 3 vol. in-8, dern. éd. préparée par l’auteur, 1858 ; Lettres sur l’histoire de France (10 publiées en 1820 dans le Courrier Français), 1827, in-8, Dix Ans d’études historiques (presque tout a paru dans le Censeur Européen, le Courrier Français et ailleurs, de 1817 à 1827), 1834, in-8 ; Récits des Temps mérovingiens, 2 vol. in-8, 1840 ; Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers État, 1853, in-8.

  223. Préface de Dix Ans d’études historiques Cf. aussi la Préface des Lettres sur l’Histoire de France.
  224. Alors, comme il dit, il se mit à aimer l’histoire « pour elle-même » (Préface des Lettres sur l’Hist. de Fr.).
  225. Cf. les Lettres I-V sur l’Hist. de France, et les Notes sur quatorze historiens antérieurs à Mézeray. dans Dix Ans d’études historiques.
  226. Cf. p. 920. Éditions : Histoire de la Révolution d’Angleterre, 1827-28, 2 vol. in-8 ; Cours d’Histoire moderne, 1828-30, 6 vol. in-8 (dédoublé en Hist. gén. de la Civilisation en Europe et Hist. gén. de la Civilisation en France).
  227. L’histoire d’Angleterre est mise presque au même plan que l’histoire de France par les Guizot, les Villemain, les Thierry ; la révolution d’Angleterre est la première étude qui occupe Guizot et Villemain. Ce fait montre bien l’influence des idées politiques sur les travaux historiques.
  228. Alexis de Tocqueville (1805-1859). magistrat, député, ministre en 1849 sous la présidence de Louis Bonaparte. — Éditions : La Démocratie en Amérique, 1re partie, 1835, in-8 ; 2e partie. 1839. in-8 ; 16e éd., 3 vol. in-8, 1874 ; l’Ancien Régime et la Révolution, 1850, in-8 ; 8e éd., 1877 ; Correspondance et œuvres inédites, 2 vol. in-8, 1860. Œuvres complètes, 9 vol. in-8. Souvenirs. 2 vol. in-S. 1893. — À consulter : Faguet, Politiques et Moralistes, 3e série.
  229. Biographie : Jules Michelet (1798-1874), fils d’un imprimeur ruiné par le Consulat et l’Empire, répétiteur dans une pension en 1817, professeur au collège Sainte-Barbe en 1822, maître de conférences à l’École normale en 1827, supplée Guizot à la Sorbonne (1833-1836), puis est désigné pour la chaire de morale et d’histoire du Collège de France (1838).

    Éditions : Principes de la philosophie de l’histoire ; Précis d’histoire moderne, 1828 ; Histoire romaine, 1831 ; les Mémoires de Luther, 1835. 2 vol. in-8 ; Du Prêtre, de la Femme et de la Famille, 1844. in-8 ; le Peuple, 1846. in-8 ; le Procès des Templiers, 1841-52, 2 vol. in-4 ; l’Oiseau, 1856, in-12 ; l’Insecte, 1857, in-18 ; l’Amour, 1858, in-18 ; la Femme, 1859, in-18 ; la Mer, 1861, in-18 ; la Sorcière, 1862, in-18 ; la Bible de l’humanité, 1864. in-18 ; la Montagne, 1868, in-18 ; Histoire de France (Moyen Age, 1833-43, 6 vol. in-8 ; Révolution, 1847-53. 7 vol. in-8 ; Renaissance et Temps modernes, 1855-67, 11 vol. in-8), 1878-80, Marpon, 28 vol. in-12 ; 1885 et suiv., Lemerre, 28 vol. pet. in-12. — Œuvres posthumes : Histoire du xixe siècle, 3 vol., 1876 ; Ma Jeunesse (pub. p. Mme  Michelet). 1884, Calmann Lévy ; Mon Journal (id.), 1888, in-10 ; Un Hiver en Italie, 1879. 2e éd., Marpon et Flammarion, in 18, 1893 ; Sur les chemins de l’Europe, in-18, 1893, Lettres à Mlle  Mialaret, 1899. — Œuvres complètes, en cours de publication, depuis 1893, chez Marpon et Flammarion.

    À consulter : E. Faguet, xixe siècle ; Corréard, Michelet (Classiq. populaires), in-8, 1887. Noël, Michelet et ses enfants, 1878 Mme  E. Quinet, 50 ans d’amitié, 1899, G. Lanson, La formation de la méthode historique de Michelet, Rev, d’hist. moderne, 1905. G. Monod, J. Michelet, 1905.

  230. Voilà pourquoi il va en Italie avant d’écrire son Histoire Romaine : il veut avoir l’impression, le contact du sol, du climat, du paysage.
  231. Les doctrinaires aiment l’Angleterre : Michelet la hait. Il adore l’Allemagne : une Allemagne idéaliste, poétique, sentimentale, métaphysicienne et religieuse
  232. La première manifestation de ce symbolisme se trouve dans la curieuse Introduction à l’histoire universelle, admirable poème philosophique plutôt qu’histoire. Dans l’Histoire de France, on pourra étudier le Tableau de la France, au tome II ; on en apercevra sans peine la signification symbolique (11e éd.).
  233. Préface de 1869, et Introduction à la Renaissance.
  234. Importance donnée à la santé de François Ier, de Louis XIV, pour l’explication de la politique française ; interprétation du sens historique des œuvres littéraires du xviie siècle (l’Amphitryon par exemple), etc.
  235. À consulter sur la plupart des écrivains de l’époque contemporaine : J. Lemaître, les Contemporains, 7 vol., in-16.
  236. Religion saint-simonienne, Religion positiviste ; Michelet, G. Sand. P. Leroux, J. Reynaud, etc.
  237. Biographie : Veuillot (1813-1883), fils d’un ouvrier tonnelier, travailla d’abord dans les journaux de province, et fut un moment secrétaire du maréchal Bugeaud (1842). Sa conversion date de 1838. L’Univers fut suspendu de 1861 à 1867. — Éditions : Soc. générale de librairie catholique. Paris et Bruxelles, in-8 et in-12. Je citerai : les Odeurs de Paris (1866), 1 vol. in-12 ; Rome pendant le concile. 2 vol. in-8 ; les Libres penseurs, 1 vol. in-12 ; Dialogues socialistes (l’Esclave Vindex : 1849), 1 vol. in-12 ; Historiettes et fantaisies, 1 vol. in-12 ; Molière et Bourdaloue (1877). in-12, etc. Correspondance, 6 vol. in-8. — À consulter : J. Lemaître, les Contemporains, 6e série, 1896, in-16.
  238. Biographie : Prévost-Paradol (1829-1870), sort de l’École Normale en 1851. Un de ses articles fait supprimer le Courrier du Dimanche en 1866. Il accepta le poste de ministre de France à Washington. Il se tua en juillet 1870 : de tout temps il avait, me dit-on, considéré le suicide comme un moyen de sortir des situations sans issue.

    Éditions : Du rôle de la famille dans l’éducation, 1857, in-8 ; les Anciens Partis, 1860, in-8 ; Quelques Pages d’histoire contemporaine, 4 séries. in-18, 1862-66 ; Études sur les moralistes français, 1864. in-18 ; la France nouvelle, 1868, in-18.

    À consulter : O. Gréard, Lettres de P.-P., in-16, 1894.

  239. Il en voulait aussi à l’empereur et à ses gens de tenir le pouvoir et l’argent, c.-à-d. la source des jouissances.
  240. Biographie : E. About (1828-1885), Lorrain, au sortir de l’École Normale alla à l’École d’Athènes, d’où il a rapporté cette satire plus amusante que juste ou charitable, la Grèce contemporaine (1855). Pour Tolla (1855), il fut violemment accusé de plagiat. Il eut au théâtre des chutes éclatantes : Guillery, au Théâtre-Français (1856), et surtout Gaëtana, à l’Odéon (1862). Il écrivit au Figaro, au Moniteur, à l’Opinion Nationale, au Gaulois. Après la guerre, il fonda le xixe siècle, journal républicain.

    Éditions : Romans et nouvelles : Tolla, Hachette, in-16 ; Mariages de Paris (1856), in-16 ; le Roi des Montagnes (1856), in-16 ; Trente et Quarante (1858), in-16 ; l’Homme à l’oreille cassée (1861), in-16 ; le Nez d’un notaire (1862), in-16 ; les Mariages de province (1868) in-16. — Pamphlets et articles de journaux : la Question romaine, Bruxelles, gr. in-8, éd. française 1861 ; Rome contemporaine (1860). in-8 ; le xixe siècle, publ. p. J. Reinach. — Divers : Alsace (1871-72), in-16.

  241. Jugement un peu sévère et pronostic trop sombre, du moins pour la période de 1870 à 1909 : les noms de Clemenceau et de Jaurès, de Drumont et de Barrès, suffiront à avertir qu’il faut ici une correction. Cependant il est réel que la place du journalisme littéraire se réduit de plus en plus (11e éd.).
  242. M. E. Rouher, ministre d’État de 1863 à 1869 ; et dans l’opposition, MM. E. Picard, J. Simon, Ollivier : ce dernier rallié à l’Empire à la fin de 1869. Depuis 1870, MM. de Broglie, de Muo, à droite ; MM. Dufaure, J. Simon, Challemel-Lacour, Ribot, à gauche ; etc. — À consulter : J. Reinach, le Conciones français, 1894, in-16.
  243. Cf. p. 921. — Thiers redevint député en 1863.
  244. Biographie : Jules Favre appartint au barreau de Lyon de 1831 à 1836. De 1848 à 1851, il vota tantôt avec la droite, tantôt avec la gauche. Député de Paris en 1858, de Lyon en 1863 (élu aussi à Paris), de Paris en 1869. Membre du gouvernement de la Défense Nationale en 1870. Il meurt en 1880, sénateur. — Éditions : Discours parlementaires, 4 vol. in-8, 1881 ; Plaidoyers politiques et judiciaires, in-8, 1882, Plon et Cie.
  245. Italien, qui avait jeté une bombe sous la voiture de l’empereur.
  246. Biographie : Léon Gambetta (1838-1882), de Cahors, plaide en 1868 pour Delescluze ; élu député en 1869 à Paris et à Marseille. Membre du gouvernement de la Défense Nationale en 1870, chef de la délégation de Tours. Président du conseil en 1881. — Édition : Discours et plaidoyers politiques, Charpentier, 11 vol. in-8, 1881-85. P. B. Gheusi, Gambetta par Gambetta (Lettres), 1909.
  247. Entendez le dédain des ornements : mais cette simplicité moins parée est souvent plus compliquée.
  248. Waldeck-Rousseau, Millerand, Briand, Jaurès : celui-ci plus ample, plus cicéronien, à la fois plus poète, plus philosophe et plus rhéteur, les autres, de forme plus simple et plus pratique, plus hommes d’action et hommes d’affaires (11e éd.).
  249. Jules Favre (procès d’Orsini) ; Gambetta (procès de Delescluze) ; avec eux, Dufaure.
  250. M. Raymond Poincaré a trouvé ce jugement sévère. Il a cru que je reprochais à l’éloquence du barreau de se faire plus simple et plus familière. C’est le reproche contraire que je voulais lui faire : elle demeure trop souvent encore empêtrée dans une rhétorique tapageuse et banale. Il est vrai que M. Poincaré lui-même, et quelques-uns de ses confrères (Waldeck-Rousseau, Millerand), ont donné l’exemple au Palais d’une éloquence moins ornée et plus réelle : je souhaite qu’ils trouvent beaucoup d’imitateurs (11e éd.).
  251. E.-M. Caro (1826-1887), professeur à la Faculté des Lettres de Paris en 1864. — Édition : Œuvres, Hachette, 17 vol. in-16 (Études morales sur le temps présent, 2 vol. l’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques, 1 vol. ; le Pessimisme au XIXe s., 1 vol. ; le Matérialisme et la science, 1 vol. ; M. Littré et le positivisme, 1 vol., etc.).
  252. Depuis 1891.
  253. Francisque Sarcey (né en 1828), sorti de l’École Normale en 185, professeur de 1851 à 1858, puis journaliste, chargé de la critique dramatique au Temps depuis 1867, se fit remarquer par ses conférences dès les dernières années de l’empire. — Éditions : Souvenirs de jeunesse, in-16. 1884 ; Comment je devins conférencier, n-16. Quarante ans de théâtre, t. I, 1900 (série complète en 7 volumes).
  254. Cf. p.926.
  255. Alexandre Vinet (1797-1847) professa à Bâle, puis à Lausanne. — Éditions : Histoire de la litt. fr. au xviiie s., 2 vol. in-8, 1853 ; Études sur B. Pascal, 1848, in-8 ; Moralistes des xvie et xviie s., 1849, in-8.
  256. Edmond Schérer (1815-1889), né à Paris, étudia en Angleterre et à Strasbourg, professa l’exégèse religieuse à Genève, et donna sa démission en 1850. — Éditions : Mélanges d’histoire religieuse, in-18 ; Études sur la litt. contemporaine, 9 vol. in-18 ; Diderot, 1881 ; Melchior Grimm, Calmann Lévy. in-8, 1887.
  257. Edmond Schérer (1815-1889), né à Paris, étudia en Angleterre et à Strasbourg, professa l’exégèse religieuse à Genève, et donna sa démission en 1850. — Éditions : Mélanges d’histoire religieuse, in-18 ; Études sur la litt. contemporaine, 9 vol. in-18 ; Diderot, 1881 ; Melchior Grimm, Calmann-Lévy, in-8, 1887.
  258. Biographie : Aug. Sainte-Beuve (1804-1869), né à Boulogne-sur-Mer, étudia la médecine, puis se lia avec les romantiques, et fit paraître, en 1828, son Tableau de la poésie au xvie s. (éd. nouvelle, 1843). Il donna ses Poésies de Joseph Delorme (1829), et ses Consolations (1830), fut un moment saint-simonien sous l’influence de Pierre Leroux, puis, après avoir défendu l’irréligion du xviiie s., subit l’influence de Lamennais et de l’abbé Gerbet. En 1834 parut le roman de Volupté. D’un cours fait en 1837 à Lausanne sortit l’Histoire de Port-Royal (1840-1860) ; d’un cours professé à Liège en 1848, l’ouvrage intitulé Chateaubriand et son groupe littéraire (1860). Professeur au Collège de France, puis à l’École Normale, il fut nommé sénateur en 1865. Il avait dès 1829 commencé à faire des Portraits littéraires : en 1850, il entreprit dans le Constitutionnel la série des Causeries du lundi : il passa ensuite au Moniteur et au Temps. — Éditions : Port-Royal (3e éd., 1866), 5e éd., Hachette. 1888-91. 7 vol. in-18 ; Poésie au xvie s., 1 vol. in-18. Charpentier ; Portraits contemporains, 1846, nouv. éd., Calmann Lévy, 5 vol. in-12, 1870-71 ; Causeries du lundi, Garnier, 15 vol. in-18. 1857-62. Table, 1881, in-8. ; Premiers Lundis, 1875, 3 col. in-18, Calmann Lévy ; Nouveaux Lundis, 10 vol. in-18, C. Lévy, 1863-72 ; Correspondance, C. Lévy, 2 vol. in-12, 1877-78 ; Nouv. Corr. 1880, in-12 ; Lettres à la princesse, 1873, in-18. Sainte-Beuve inconnu, par le vicomte Spoelberch de Lovenjoul, 1901. — À consulter : Levallois, Sainte-Beuve, 1872. Nicolardot, Confession de Sainte-Beuve, 1882. Brunetière, Évolution de la critique, 8e leçon ; E. Faguet, Politiques et Moralistes, 3e série.
  259. Biographie : H. Taine (1828-1893), né à Vouziers, entre à l’École Normale en 1848, professe peu de temps, étant très suspect pour ses opinions philosophiques. Outre les ouvrages que je nomme ci-dessous, il a écrit son Voyage aux Pyrénées (1855), ses études sur les Philosophes français du xixe siècle (1855-56), sa Vie et opinions de Thomas Graindorge (1863-65), ses Notes sur l’Angleterre (1872).

    Éditions : Hachette, in-18 : De l’Intelligence, 2 vol ; Histoire de la Littérature anglaise, 5 vol. ; Philosophie de l’art, 2 vol. ; Essais de critique et d’histoire, 1 vol. ; Nouveaux Essais, 1 vol. ; Origines de la France contemporaine, 7 vol. in-8 (Ancien Régime, 1 vol ; Révolution, 3 vol. ; Empire, 2 vol.) ; Derniers Essais, 1894 ; Carnets de voyage, 1896.

    À consulter : F. Brunetière, Évolution de la critique, 9e leçon ; G. Monod, Renan, Taine, Michelet, 1894, in-18 ; Am. De Margerie, H. Taine, Paris, 1984, in-8 ; E. Giraud, Essai sur Taine, son œuvre et non influence, 1901 ; E. Faguet, Politiques et Moraliste, 3e série ; Aulard, Taine historien de la Révolution française, 1907.

  260. Préface de l’Intelligence.
  261. Ibid.
  262. Préface de l’Intelligence.
  263. M. Binet.
  264. Préf. de l’Intelligence.
  265. Refait en 1860.
  266. Préface de la Littérature anglaise.
  267. Ibid.
  268. Le premier volume des Origines de la France contemporaine parut en 1875. — Il est difficile aujourd’hui de soutenir, après la démonstration de M. Aulard, que la solidité de l’ouvrage de Taine ne soit pas diminuée par ses erreurs de méthode et ses partis pris. Il reste suggestif : mais il faut prendre toutes ses vues pour des hypothèses ou des affirmations sentimentales. Taine, par peur et haine de la Commune, a établi la philosophie de l’Histoire de la Révolution dont le centre droit avait besoin en 1874 (11e éd.).
  269. Eugène Fromentin (1820-1876). — Éditions : Un été dans le Sahara, 1 vol. in-18, 1857 ; Une année dans le Sahel, in-18, 1850 ; Dominique, in-18. 1863 ; les Maîtres d’autrefois, in-18, 1876. Lettres de jeunesse, p. p. G. Blanchon, 1909, in-16.
  270. Biographie : Victor Hugo, fils du général Hugo, né à Besançon en 1802, suivit son père en Italie, en Espagne, fut quelque temps élevé au séminaire des nobles à Madrid ; à Paris, il vécut avec sa mère dans cette maison des Feuillantines qu’il a chantée. Lauréat aux Jeux Floraux de Toulouse en 1819, pensionné par Louis XVIII après les Odes, il se marie jeune. Pair de France sous Louis-Philippe, député de Paris en 1848, exilé au 2 Décembre, il est devenu républicain et démocrate vers 1850 : il avait été d’abord légitimiste, puis libéral, très bien vu de la maison d’Orléans. Ses changements d’opinions sont tout à fait légitimes : il eut le tort de vouloir les dissimuler, et de recourir à toute sorte de falsifications de ses propres écrits pour mettre après coup l’unité dans sa vie et dans ses convictions. Rentré en France après le 4 septembre 1870, il mourut en 1885 : ses funérailles furent une apothéose. Ses principales œuvres poétiques sont les Odes (1822) ; autre éd. (1826), les Orientales (1829) ; les Feuilles d’automne (1831) ; les Chants du crépuscule (1835) ; les Voix intérieures (1837) ; les Rayons et les Ombres (1840) ; de 1853 à 1859, les trois recueils cités ci-dessus ; les Chansons des rues et des bois (1865) ; L’Année terrible (1872) ; deux nouveaux recueils de la Légende des siècles (1877 et 1883) ; L’Art d’être grand-père (1877) ; les Quatre Vents de l’esprit (1881).

    Éditions : Œuvres complètes, éd. définitive, Hetzel-Quantin, 48 vol. in-8, 1880 et suiv. ; Hetzel et Cie, in-16 (en cours de public, depuis 1889). Éd. nationale illustrée, pet. in-4 (en cours de public, depuis 1889). Œuvres posthumes (en cours de public, depuis 1886). Correspondance, Calmann-Lévy, 2 vol. in-8, 1896-1898. Lettres à la fiancée, 1901.

    À consulter : E. Biré, V. Hugo avant 1830, 1 vol. in-18, 1883 ; V. Hugo après 1830, 2 vol. in-18, 1891 ; V. Hugo après 1852, 1 vol. in-18, 1894. E. Dupuy, V.Hugo, l’homme et le poète, in-18, 1887. L. Mabilleau, V. Hugo (Gr. Écr. français), in-16, 1893. Renouvier, V. Hugo, le poète ; le philosophe, in-18, 1893-1900. E. Faguet, xixe siècle. F. Brunetière, Évolution de la p. lyrique, 5e et 11e leç. Guyau, l’Art au point de vue sociologique. P. et V. Glachant, Papiers d’autrefois, 1899. E. Rigal, V. Hugo poète épique, 1900. G. Simon. L’enfance de V. Hugo, 1904.

  271. Ce portrait me paraît aujourd’hui avoir besoin de rebouches. Il a été écrit sous l’influence du réquisitoire artificieux et fortement documenté de Biré. Les publications de documents et surtout de lettres, qui ont été faites en ces dernières années, ont tourné en général à l’avantage du caractère de Victor Hugo. Je suis d’autre part de plus en plus sensible à sa poésie : soit que je m’habitue à ses défauts et ses outrances, soit que mon goût s’élargisse, je l’accepte mieux qu’autrefois tel qu’il est, et j’y trouve de plus en plus de choses qui me saisissent et me touchent. Pour comprendre la prise que put avoir V. Hugo sur le public, il faut lire les Souvenirs (2 vol., 1908-9) de ce bourgeois de Paris modéré, curieux et intelligent qui s’appelle Henry Boucher (11e éd.).
  272. Pourquoi ne voulais-je pas croire qu’il fût simplement poli, par éducation, et par un gout sincère ? (11e éd.).
  273. Avec des vertus bourgeoises aussi (11e éd.).
  274. Contemplations, éd. défin., in-8, t. I, p. 156. — Peut-être fut-il surtout gauche dans l’expression des sentiments tendres, plutôt qu’insensible. On ne peut douter de la sincérité des Lettres à la Fiancée, si verbeuses pourtant et emphatiques (11e éd.)
  275. Ibid., liv. IV, Pauca meæ.
  276. Symboliques déclarations d’amour à l’araignée, à l’ortie, au crapaud.
  277. De ce côté sa sensibilité fut certainement très étendue. Avec tout son orgueil ses rancunes et ses attitudes théâtrales, il a cru profondément aux grands lieux communs de clémence et de bonté qu’il annonçait : il a essayé parfois de les vivre ; il a ou des postes généreux ; dans ses rapports avec Sainte-Beuve, il mit avec quelque apprêt une vraie noblesse. Nous devons en prendre notre parti : Victor Hugo n’a pas la simplicité aisée du propos et des manières. Mais il y a autre chose chez lui que la pose et le panache (11e éd.).
  278. Oui, je le crois encore. Mais l’intelligence qui définit et raisonne n’est pas l’unique forme de l’intelligence. V. Hugo est intelligent comme un primitif : il pense par fragments juxtaposés de sensations, par séries d’images associées qui défilent. Il est médiocrement érudit, et juge à tort et à travers les doctrines qu’il a mal étudiées. Mais je ne pais plus douter qu’il n’y ait bien de la finesse et parfois de la profondeur dans ses idées littéraires : si l’on prend la peine d’analyser les métaphores, d’ouvrir les symboles sans lesquels V. Hugo ne peut penser, on y trouvera souvent de très précises et intéressantes intuitions sur l’esthétique du style ou du vers (11e éd.).
  279. Cependant c’est un fait que la pensée philosophique de V. Hugo a été méprisée surtout par les purs lettres : des philosophes tels que Goyan et surtout Renouvier l’ont estimée. Des études si originales de Renouvier il résulte que V. Hugo se sert des idées et des systèmes pour donner des expressions à ses sentiments : il incarne successivement ses états de conscience dans les doctrines les plus diverses, christianisme, spiritualisme, panthéisme, manichéisme, etc., selon que chacune d’elles fournit plus justement une formule à l’émotion ou à l’aspiration intérieure du poète. Il n’adhère à aucune philosophie, il les emploie toutes à manifester les tendances de son esprit et de son cœur. Renouvier admire la sûreté avec laquelle V. Hugo a trouvé les images os capables de représenter les conceptions abstraites des philosophes (11e éd.).
  280. Contempl., t. II, p. 118.
  281. Ibid., T. II, p. 154.
  282. Il intéresse plus les philosophes que Lamartine et surtout Musset. Cf. Guyau et Renouvier.
  283. Après la bataille ; la Caravane ; l’Expiation.
  284. Les Pauvres Gens (cf. le thème directement traité dans Oceano Nox).
  285. Châtiments, p. 105 et p. 392.
  286. Dans les Châtiments : Toulon ; À un Martyr. Dans les Contempl., t. I, p. 242.
  287. Contempl., t. II, p. 117, le Mendiant. Chansons des rues et des bois, le Semeur ; Art d’être grand-père, Mise en liberté.
  288. Théodore de Banville (1823-91), Cariatides (1842) ; Stalactites (1846) ; Odelettes (1857) ; Odes funambulesques (1857) ; les Exilés (1867) ; Gringoire (en prose, 1866), Socrate et sa femme (1885), comédies ; Petit traité de poésie française (1872) ; Mes souvenirsÉditions : Lemerre, pet. in-12, 9 vol. Poésies complètes, Charpentier, 3 vol. in-18, 1878-79 ; Mes souvenirs, Charpentier, 1882.
  289. Je ne puis aujourd’hui trouver ce jugement erroné ; mais je le formulerais avec moins de dureté. Après tout, un poète n’est pas obligé de penser ; et Banville est un vrai artiste, dont la place est importante dans l’histoire de la technique du vers : c’est quelque chose (11e éd.).
  290. Cela est très sensible chez Victor de Laprade, philosophe autant que poète, tour à tour platonicien spiritualise, naturaliste mystique, idéaliste chrétien, et partout subordonnant l’émotion à la pensée. Psyché (1841), Odes et poèmes (1843), Poèmes évangeliques (1852), Symphonies (1855), Idylles héroïques (1857), Voix du silence (1865), Pernette (1868), Poèmes civiques (1873), le Livre d’un père (1876). — Entre 1830 et 1840, la tendance à échapper au lyrisme personnel s’était marquée par les épopées symboliques, Ahasverus, Jocelyn, la Chute d’un ange : la métaphysique servit de transition entre l’égoïsme passionnel et le naturalisme. Le moi se masque au moins, s’il n’est pas supprimé, dans la forme épique (11e éd.).
  291. Charles Baudelaire (1821-1867), traducteur d’Edgar Poë. — Éditions : les Fleurs du mal (1857 et 1861). Œuvres posthumes et Corr. inédite, publ. p. E. Crépet, 1887. — Lettres, 1906 ; Œuvres posthumes, 1908. — A consulter : P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine ; Brunetière, la Statue de Baudelaire, Rev. des Deux Mondes, 1er sept. 1892 ; C. Mauclair, Baudelaire, 1917.
  292. Cf. ses « chats » définis par le contact et le parfum. Et toutes les notations d’odeurs.
  293. « La poésie de M. Baudelaire est moins l’épanchement d’un sentiment individuel qu’une ferme conception de son esprit. » (Barbey d’Aurevilly.) — Cependant voici un aveu de l’auteur (Lettres, p. 522) : « Faut-il vous dire, à vous qui ne l’avez pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie, et je mentirai comme un arracheur de dents » (11e éd.).
  294. Un appel de chasseurs perdu dans les grands bois.
  295. L’Albatros. On saisit le procédé dans les Phares.
  296. Louis Bouilhet (1822-1869). Mélænis, conte romain, paru en 1851 ; Festons et Astragales, 1859 ; Dernières chansons avec préface par G. Flaubert, 1872 ; Œuvres (poésies), Lemerre, pet. in-12.
  297. Leconte de Lisle (1820-1894), né à la Réunion, s’arrêta un moment dans le Fouriérisme. Poèmes antiques (1853) ; Poèmes barbares (1859) ; Poèmes tragiques (1884) ; Derniers poèmes (1895) ; Premières poésies et lettres intimes (1902). — Édition : Lemerre, in-8, et pet. in-12. — A consulter : P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine ; Brunetière, Évol. de la poésie lyrique, 13e leçon ; F. Calmettes, Leconte de Lisle et ses amis, s. d. ; Marius Ary Leblond, Leconte de Lisle, 1906 ; Vianey, les Sources de Leconte de Lisle, 1907 ; Elsenberg, le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1909 ; J. Dornis, Leconte de Lisle, 1909.
  298. À côté de Leconte de Lisle, comme son ami, et son introducteur au panthéisme, à l’antichristianisme, à l’hellénisme, il faut signaler cet original et parfois délicieux Louis Ménard, trop philosophe pour un poète et trop poète pour un philosophe, érudit plus que ne le sont à l’ordinaire les poètes et les philosophes, esprit un peu encombré de sa richesse, et ployant sous son originalité : il ne sut pas créer la forme souveraine qui l’eût mis au premier rang dont sa fine intelligence était digne. Édition : les Rêveries d’un païen mystique, 1870, réimp. p. Massis, 1909.À consulter : Ph. Berthelot. Louis Ménard et son œuvre, 1902 (11e éd.).
  299. Midi. Le Sommeil du Condor, Les Éléphants, etc.
  300. Le Parnasse contemporain, 1866, 1869 et 1876, 3 séries : cf. Th. Gautier, Rapport sur le progrès de la poésie depuis 1830.
  301. M. Sully Prudhomme (1839-1908). Stances et poèmes, 1865 ; Solitudes, 1869 ; Vaines Tendresses, 1875 ; la Justice, 1878 ; le Bonheur, 1888 ; Testament poétique, 1901 ; la Vraie Religion selon Pascal, 1905. — Éditions : Lemerre, in-18, et pet. in-12. — 'À consulter : Brunetière, Évol. de la poésie lyr., 14e leçon. Zyromsky, Sully Prud’homme, 1907.
  302. Madame Ackermann (1813-1890) a exprimé avec plus d’énergie que d’art l’amer pessimisme d’une âme qui ne peut ni échapper ni se résigner à une conception irréligieuse et positive de l’univers. Poésies, Lemerre, 1874, pet. in-12.
  303. M. E. Manuel, né en 1823. Pages intimes (1866) ; Poèmes populaires (1871) ; Pendant la guerre (1872). — Édition : Calmann-Lévy.
  304. M. François Coppée, né en 1842. Reliquaire (1866) ; Intimités (1868) ; la Grève des forgerons (1869) ; les Humbles (1872) ; Promenades et intérieurs (1872) ; Poésies (1879) ; Contes en vers (1881 et 1887) ; dans le théâtre de M. Coppée, le Passant (1869), où se révéla Mme  Sarah Bernhardt. — Éditions : Lemerre, in-18 et pet. in-12 ; éd. in-4 ; ed. illustrée in-8.
  305. « Au bord de l’eau » (le début), dans Des vers.
  306. « Le Pitre » ou « l’Auberge », dans Jadis et Naguère.
  307. M. J. Richepin a donné la Chanson des Gueux (1876) ; les Blasphèmes (1884) ; la Mer (1886) ; Mes Paradis (1894) ; des romans et des drames. — Édition : M. Dreyfous, in-18.
  308. Émile Labiche (1815-1888). Sa première œuvre caractéristique est le Chapeau de paille d’Italie (1851). — Édition : Calmann Lévy, 10 vol. in-8, 1878-79
  309. Offenbach (1819-1881), né à Cologne. h. Crémieux lui donna le livret d'Orphée aux Enfers (1861).
  310. Ludovic Halévy (1834-1908), a écrit, avec Meilhac (né en 1832), la Belle Hélène (1865), la Vie parrisienne (1866), la Grande-Duchesse de Gerolstein (1867), les Brigands (1869). Ils ont fait quelques comédies, dont Froufrou (1869) et la Petite Marquise. — De M. Halévy on a des études satiriques, des nouvelles et des romans qui sont d’un écrivain délicat ; de M. Meilhac, diverses comédies d’une fantaisie originale.
  311. M. Victorien Sardou (né en 1831) a donné sa première pièce en 1834. Principales pièces : Nos Intimes (1861) ; la Famille Benoiton (1865) ; Séraphine (1868) ; Patrie, drame (1869) ; la Haine, drame (1875) ; Daniel Rochat (1880) ; Fédora. — Éditions : Calmann Lévy, in-18. (Pièces séparées ; celles des dernières années, non imprimées.)
  312. Rabagas (1872) ; Oncle Sam (1875) ; Divorçons (1883), etc.
  313. Émile Augier (1820-1989), né à Valence (Drôme), fit jouer en 1844 la Ciguë. Les Fourchambault (1878) sont sa dernière œuvre. — Édition : Calmann Lévy, 7 vol. in-18. — À consulter : P. Morillot, Émile Augier, 1901.
  314. Ajoutez Mme Caverlet (1875) : la question du divorce.
  315. M. A. Dumas (1824-1895), fils du fameux dramaturge et romancier, a commencé par des romans. Il a publié aussi diverses brochures sur les questions morales et sociales. Comédies : la Dame aux Camélias (1852) ; le Demi-Monde (1855) ; la Question d’argent (1857) ; le Fils naturel (1858) ; le Père prodigue (1859) : l’Ami des Femmes (1864) ; les Idées de Mme Aubray (1867) ; la Visite de Noces (1871) ; la Princesse Georges (1871) ; la Femme de Claude (1873) ; Monsieur Alphonse (1873) ; l’Etrangère (1876) ; la Princesse de Bagdad (1881) ; Denise (1885) ; Francillon (1887).

    Edition : Théâtre complet, Calmann Lévy, 7 vol. in-18 ; Théâtre des autres (pièces refaites par M. Dumas), t. I et II, 1891-95. — À consulter : P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine.

  316. À consulter, pour tout le chapitre : J. Lemaître, Impressions de théâtre, 7 vol. in-18. J.-J. Weiss, le Théâtre et les Mœurs, in-18. R. Doumie, Portraits d’écrivains, in-18 ; De Scribe à Ibsen, in-18. Parigot, le Théâtre d’hier, in-18.
  317. Biographie : G. Flaubert (1821-1880), né à Rouen, fils d’un chirurgien, passa la plus grande partie de sa vie à sa propriété de Croisset, près de Rouen. Il était grand travailleur : très bourgeois d’habitudes et de vie pratique, avec sa haine romantique du bourgeois.
    Éditions : Charpentier, 11 vol. in-18 (Corresp. avec G. Sand, 1 vol. ; Corresp. Générale, 4 vol.) ; Lemerre, 10 vol. in-16 (9 vol. de Romans ; 1 vol. de Théâtre). Quantin, 8 vol. in-16. La première Tentation de Saint-Antoine, p. p. L. Bertrandi, 1908. — À consulter : Notices de G. de Maupassant et de Mme  Commanville, en tête des deux recueils de Correspondance. Max. Du Camp, Souvenirs littéraires, 2 vol. in-18. P Bourget, Essais de psychologie contemporaine. G. Doublet, la Composition de Salammbô, d’après la Correspondance de Flaubert, Toulouse, 1894. E. Faguet, Flaubert, 1899. Dumesnil, Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode, 1905. E.-W. Fischer, Études sur Flaubert (inédit ; tr. fr.), 1908. R. Descharmes, Flaubert, sa vie, son caractère et ses idées avant 1857, 1909.
  318. Mais cette impassibilité est surtout dans la forme et dans le travail. L’analyse retrouve sans cesse tout Flaubert, ses passions et ses souffrances, dans son œuvre, mais il s’est caché, non étale. Il a fait effort pour atteindre la vérité extérieure et générale ; et par là il s’oppose aux romantiques et s’apparente aux classiques. Mais il n’y a pas de vrai artiste qui puisse et qui veuille neutraliser réellement sa personnalité, supprimer cette expérience interne que lui fournissent les réactions de sa sensibilité. Dans toutes les « idées », qui ne peuvent être contrôlées rigoureusement par une méthode scientifique, il entre une part d’imagination, d’émotion et de volonté subjectives. Ce qui revient à dire que la distinction de l’art impersonnel et de la poésie personnelle n’est pas absolue, mais relative ; et qu’ici comme en morale, il faut juger l’écrivain sur ses tendances et ses efforts, sur sa volonté (11e éd.).
  319. Ces réflexions no s’appliquent qu’à la rédaction définitive, la troisième. La première était nettement romantique. Et je ferais même aujourd’hui des réserves sur le caractère objectif de la dernière rédaction. L’exécution est tout objective. Mais l’âme personnelle de Flaubert ne manque pas plus dans cette vision que l’âme de Leconte de Lisle dans les Poèmes antiques. L’auteur a évité de se mettre directement en scène, lui et son temps, et les idées de son temps : mais sa vision historique est en même temps une représentation symbolique, et le triomphe de l’atome de matière, de la cellule, sur lequel s’achève l’ouvrage n’est certainement pas une caractéristique de la civilisation du ive siècle : c’est le terme du développement philosophique et scientifique de l’humanité, tel que le comprend un poète de la fin du xixe siècle (11e éd.).
  320. Lettre à M. Frœhmer, à la suite de Salammbô. Cf. ibid., la lettre à Sainte-Beuve.
  321. M. Émile Zola (1840-1903). Principales œuvres : Contes à Ninon (1864), Thérèse Raquin (1867). Les Rougon-Macquart (1871-1893) : la Conquête de Plassan, la Curée, l’Assommoir (1877), Germinal (1885), la Débâcle (1892). Les Trois villes : Lourdes (1894), Rome (1896), Paris (1898). Les Quatre Évangiles : Fécondité (1889), Travail (1901) ; Correspondance, 1907-1908, 2 vol. — Édition : Charpentier, 40 vol. in-18 (20 vol. des Rougon-Macquart ; 8 vol. de Critique ; 1 vol. de Théâtre ; 2 vol. de Correspondance). — À consulter : E. Zola, le Roman expérimental, 1. vol ; F. Brunetière, le Roman naturaliste, 2e éd. 1892 ; R. Doumie, Portraits d’écrivains ; Larroumet, Nouvelles Études de litt. et d’art ; Massis, Comment Émile Zola composait ses romans, 1906.
  322. Taine (Préface des Essais de critique) invitait à l’erreur (12e éd.
  323. Cf. ce prodigieux Paradou, dans la Faute de l’abbé Mouret : il n’y a pas un exemple même chez Victor Hugo d’un aussi fantastique agrandissement de la réalité : cependant cf. les Misérables (le jardin de la rue Plumet) et les Chansons des rues et des bois. Pour le principe de ce procédé descriptif, voir la « personne » de la cathédrale dans Notre-Dame de Paris.
  324. Les gras et les maigres, du Ventre de Paris. Le paysan et le bourgeois, dans la Débâcle. Ailleurs une femme qui devient la Femme, et son vice le Vice universel. Même dans le couple de l’Assommoir, peu d’individualité, et au contraire, puissante vérité typique.
  325. Je suis un peu revenu de cette idée depuis que j’ai lu des études historiques très fouillées et précises sur la guerre de 1870 : elles donnent la même impression de confusion ; désarroi, incohérence, piétinement, désorganisation, et va-et-vient des masses, c’est bien ce que Zola a compris et peint. Seulement le procédé artistique ici est mauvais : le cadre romanesque est banal ; on voudrait que l’écrivain se fût débarrassé de toute fiction, et eût composé simplement des tableaux de la guerre, sans héros ni épisode de son invention. Je ne dis rien ici des dernières œuvres de Zola : ces romans de philosophie sociale, intéressants pour le biographe, n’ajoutent rien à la gloire littéraire de Zola (11e éd.).
  326. Edmond (1822-1896), et Jules (1830-1870) de Goncourt. Édition : Les Hommes de Lettres (Charles Demailly), 1860 ; Sœur Philomène, 1861 ; Manette Salomon, 1867 ; Madame Gervaisais, 1869 ; Idées et sensations, 1866, in-8 ; la Femme au xviiie siècle, 1862, in-8. M. Edmond de Gnncourt, depuis la mort de son frère, a donné seul quelques romans (les Frères Zemganno, 1879) et leur Journal (3 séries, en 9 vol., 1887-96). De Jules seul : Lettres. 1885. — À consulter : P. Bourget, Essais de psychologie.
  327. M. Alphonse Daudet (né à Nimes en 1840), débute par un volume de vers, les Amoureuses (1858) ; Lettres de mon Moulin (1869) ; Contes du lundi (1873).

    Éditions : Froment jeune et Risler aîné (1874), le Nabab (1877), Sapho (1884), Charpentier, in-18 ; Jack (2 vol., 1876) ; les Rois en exil (1879), l'Évangéliste (1883), Denlu, in-18 ; le Petit Chose (1868), Hetzel, in-18, et Lemerre, pet. in-12 ; l’Immortel (1880), Lemerre, in-18 ; Théâtre, Charpentier, 2 vol. in-18, 1880-1896. Collection Guillaume, illustrée, Flammarion, 13 vol. in-18. — À consulter : A. Daudet, Trente Ans de Paris (1880), Souvenirs d’un homme de lettres (1888), Coll. Guillaume ; F. Brunetière, le Roman naturaliste ; Doumie, Portraits d’écrivains.

  328. Guy de Maupassant (1850-1893), filleul de G. Flaubert. — Éditions : Des vers (1880), Charpentier ; Une vie (1883), Bel ami (1885), la Petite Roque (1886), etc., en tout 9 vol., V. Havard, in-18 ; Pierre et Jean (1888), Fort comme la mort (1889), Notre cœur, etc., en tout 8 vol., Ollendorff, in-18. — À consulter : F. Brunetière, le Roman naturaliste ; R. Doumic, Écrivains d’aujourd’hui ; G. Maynial, La vie et l'œuvre de Maupassant, 1906.
  329. Octave Feuillet (1821-1890) débute dans le roman en 1848. Le fade roman qui le lança en le sacrant romancier idéaliste et mondain, le Roman d’un jeune homme pauvre, est de 1858 ; le roman tragique de sa façon se connaît bien par Julia de Trécœur (1872). Les études sérieuses sont éparses surtout dans Monsieur de Camors (1867), Histoire d’une Parisienne (1881), la Morte (1886), les Amours de Philippe (1887), et quelques traits dans Honneur d’artiste (1890). — Edition : Romans, Calmann Lévy, 14 vol. in-18 ; Théâtre, 5 vol. in— 18.
  330. M. Victor Cherbuliez (né en 1829). Un Cheval de Phidias (1860), le Prince Vitale (1864), sont des causeries d’art et de philosophie ; le Comte Kostia (1863) donne la note de ses romans romanesques.
  331. Cf. la Bête, 1887, et la Vocation du comte Ghislain, 1888 (le personnage humoristique d’Eusèbe Furette).
  332. M. Ferdinand Fabre (né en 1830 à Bédarieux) : l’abbé Tigrane (1873), Dentu, in-18 ; Barnabé (1875) ; Mon oncle Célestin (1881) ; Ma vocation (1889).
  333. M. Émile Pouvillon (né en 1840 à Montauban) : l’Innocent (1884), Jean-de-Jeanne (1886), les Antibel (1892).
  334. M. A. France (né en 1844) ; le Crime de Sylvestre Bonnard (1881) ; le Livre de mon ami (1885) ; Thaïs (1890) ; la Rôtisserie de la reine Pédauque (1893) ; le Lys rouge (1894). Histoire contemporaine (l’Orme du Mail, etc.), 4 vol. (1897-1900).
  335. M. Paul Bourget (né en 1852). Principaux romans : Cruelle Énigme (1885) : Crime d’amour (1886) ; André Cornélis (1887) ; Mensonges (1887) ; le Disciple (1889) ; Un Cœur de femme (1890) ; la Terre promise (1892) ; Cosmopolis (1893). Autres ouvrages : Essais de psychologie contemporaine, 2 séries, 1883-85 ; Études et portraits, 2 vol., 1888 ; Sensations d’Italie, 1891. — Édition : Lemerre, 17 vol. in-18. De plus, 2 vol. pet. in-12 de Poésies. — À consulter : R. Doumiec, Écrivains d’aujourd’hui
  336. M. Bourget, on ces dernières années, s’est fait comme Zola, mais en sens contraire, sociologue et prédicateur de réformes sociales. Ses remèdes, ce sont la monarchie, la religion, la hiérarchie et l’autorité ; il est le théoricien mondain de la France conservatrice. Son œuvre la plus remarquable en ce genre est l’Étape, 1902 (11e éd.).
  337. M. Julien Viaud (né à Lorient en 1850) ; le Mariage de Loti (1880), d’où il prit son pseudonyme ; le Roman d’un spahi (1881) ; Mon frère Yves (1883) ; Pêcheurs d’Islande (1886) ; le Désert et Jérusalem, impressions de voyages (1895), Ramuntcho, 1897. L’Inde sans les Anglais, 1903. Vers Isphan, 1904. – Édition : Calmann-Lévy, 14 vol. in-18. — À consulter : Loti, le Roman d’un enfant (1890) : R. Doumie, ouvr. cité.
  338. Charles Darwin (1809-1882) ; De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle (Londres, 1858 ; trad. De Mlle  Royer, 1862). La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle (trad. Par J.-J. Moulinié, 1872). Vie et Correspondance, publ. p. son fils Fr. Darwin, trad. 1888, 2 vol. in-8.
  339. Stuart Mill : Logique, Principes d’économie politique, Auguste Comte et le positivisme. — Herbert Spencer : Premiers principes ; les Bases de la Morale évolutionniste ; Introduction à la science sociale ; Justice. — Bain : la Science de l’éducation.
  340. Büchner : Force et matière. — Hæckel : Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles ; Anthropogénie. — Schopenhauer : le Monde comme Volonté et comme Représentation (trad. Burdeau, 3 vol. in-8, 1888-90). — De Hartmann : la Philosophie de l’Inconscient.
  341. Berthelot, Préface de la Synthèse chimique.
  342. Quatrefages, Broca, etc.
  343. Broca, de Mortillet, sir John Lubbock, etc.
  344. Cl. Bernard (1813-1878). professeur au Collège de France. Son livre est de 1865. La science expérimentale, 1878.
  345. Renouvier (né en 1815) : Essais de critique générale, 4 vol. in-8, 1854-64. — Th. Ribot : Psychologie de l’attention, 1888, in-12 ; les Maladies de la Mémoire (1881) ; les Maladies de la Volonté (1883) ; les Maladies de la Personnalité, 1885, in-18. F. Alcan. — A. Fouillée : la Philosophie de Platon (1869) ; la Liberté et le déterminisme (1873 et 1884) ; l’Idée moderne du droit (1878) ; la Science sociale contemporaine, 1880, in-18, Hachette. — Guyau : Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction ; l’Art au point de vue sociologique ; l’Irréligion de l’avenir, etc.
  346. C. Martha (né en 1820) : les Moralistes sous l’empire romain (1854) ; le Poème de Lucrèce (1869) ; Études morales sur l’antiquité (1883) ; la Délicatesse dans l’art, 1884, Hachette, in-18.
  347. Dans son étude sur Victor Cousin (Hachette, in-16), dans sa Notice sur Michelet et autres lues à l’Institut, dans ses Mémoires des autres (1889). M. Jules Simon (1814-1896) a fait en outre le Devoir (1854), l’Ouvrier (1863), etc. Il a été l’un des principaux orateurs de l’opposition sous l’Empire. Il est secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales.
  348. Pseudonyme de Mme  Vincens : Essais et fantaisies (1888) ; Portraits de femmes (1888) ; Princesses et grandes dames (1890) ; Bourgeois et gens de peu (1894) ; Nérvrosés (1898).
  349. O. Gréard (1828-1924), vice-recteur de l’académie de Paris. Mémoire sur l’enseignement secondaire des filles, présenté au Conseil académique de Paris (1882). Éducation et instruction, 4 vol. in-18, 1887, Hachette (recueil de rapports et mémoires). L’Éducation des femmes par les femmes (1886).
  350. H.-F. Amiel, Fragments d’un journal intime, précédés d’une étude par Schérer, 2 vol. in-12. 1883-84, Genève.
  351. En cours de publication depuis 1881 : 6 vol. gr. in-8, Hachette. M. Perrot a pour collaborateur M. Chipiez, architecte.
  352. En cours de publication : 4 vol. in-8, Hachette.
  353. G. Boissier (1823-1908), professeur au Collège de France et à l’École normale supérieure : Cicéron et ses amis ; l’Opposition sous les Césars (1875) ; la Religion romaine d’Auguste aux Antonins (1874) ; Promenades archéologiques (1880-1886) ; la Fin du paganisme en Occident : 9 vol. in-18, Hachette. Mme  de Sévigné, Saint-Simon (coll. des Gr. Écriv. français), 2 vol. in-16.
  354. Fr.-Aug. Mignet (1796-1884) : Négociations relatives à la succ. D’Espagne, 4 vol. in-8, 1836-44 ; Antonio Perez et Philippe II, 1845, in-8 ; Histoire de Marie Stuart, 1851, 2 vol. in-8 ; Charles-Quint, son abdication, son séjour et sa morte au monastère de Saint-Just, 854, in-8. Divers recueils de Notices et Éloges historiques.
  355. M. A. Sorel, né en 1842 à Honfleur, mort en 1906. Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, 2 vol. in-8, 1875. La question d’Orient au xviiie siècle, 1878, in-8, L’Europe et la Révolution française, 4 vol. in-8, 1885-1892
  356. E. Lavisse (né en 1842) : Origines de la monarchie prussienne, in-8 ; Études sur l’Hist. de Prusse, in-18, 1879 ; Essai sur l’Allemagne impériale, in-8, 1887 ; la Jeunesse de Frédéric II, in-8, 1889, etc.
  357. Fustel de Coulanges (1830-1889), professeur à la Faculté des Lettres de Paris : la Cité antique, in-18, 1864, Hachette ; Recherches sur quelques problèmes d’histoire, in-8, 1885 ; Nouvelles recherches sur quelques problèmes d’histoire, in-8 ; Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, Hachette, 5 vol. in-8 ; le t. I est de 1875 a été refaite ensuite en 3 volumes, 1888 et suiv.), etc.
  358. Biographie : Ernest Renan (1823-1892), né à Tréguier, étudie au collège de sa ville natale, puis aux séminaires de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, d’Issy et de Saint-Sulpice. Il sortit de ce dernier en 1845. Il suivit les cours de l’École des langues orientales et du Collège de France. Il se fit recevoir agrégé de philosophie, puis docteur ès lettres. Il eut des missions en Italie (1849), en Syrie (1860). Il fut nommé professeur d’hébreu au Collège de France (1861), puis destitué : il reprit sa chaire en 1870. — Éditions : L’Avenir de la science, pensées de 1848, Calmann Lévy, 1890, in-8 ; Averroès et l’averroïsme, 1852, in-8 ; Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, 1855, in-8 ; Études d’histoire religieuse, 1857, in-8 ; Essais de morale et de critique, 1859, in-8 ; les Origines du Christianisme, comprenant : Vie de Jésus (1863), les Apôtres (1866), Saint Paul (1869), l’Antéchrist (1873), les Évangiles (1877), l’Église chrétienne (1879), Marc Aurèle (1881) et un index général (1883) : 8 vol. in-8 ; Calmann Lévy. Histoire du peuple d’Israël, 1888-1894, 5 vol. in-8. Pendant la publication de ces deux grands ouvrages : Questions contemporaines, 1868, in-8 ; Dialogues philosophiques, 1876, in-8 ; Nouvelles Études d’histoire religieuse, 1884, in-8 ; Mélanges d’histoire et de voyages, in-8, 1878 ; Drames philosophiques (Caliban, l’Eau de Jouvence, le Prêtre de Némi, l’Abbesse de Jouarre, 1878-1886), in-8 ; Conférences d’Angleterre, in-18, 1880 ; Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse, in-8, 1883 ; Feuilles détachées, in-8, 1892 ; Discours et Conférences, in-8, 1887, etc. — À consulter : J. Darmesteter, Ernest Renan, Revue Bleue, 14 et 21 oct. 1893. E. Ledrain, Renan, sa vie et son œuvre, 1892, in-8. S. Reinach, E. Renan (Revue archéologique), 1893. L’abbé d’Hulst, E. Renan, Paris, 1894, 4° éd. G. Séailles, E. Renan, Essai de biographie psychologique, 1895, in-12. E. Faguet, Politiques et Moralistes, 3e série.
  359. Dans la mesure où l’anticléricalisme n’est pas un mouvement purement politique. Renan enseigne à distinguer la résistance a l’Église et aux partis qu’elle sert ou qui s’en servent de la guerre aux croyances religieuses. On peut dire qu’il a gain de cause aujourd’hui dans la société française (11e éd.).
  360. Je ne puis omettre aujourd’hui de mentionner le comte de Gobineau dont les idées n’ont pas été sans influence sur Renan : homme du monde intelligent et curieux, causeur brillant, moraliste fin, voyageur intéressant, il eut des-ambitions qu’il ne put réaliser ; sa philosophie des races qu’il croit scientifique est le produit d’une imagination romantique. Ses vues sur la France de la troisième république sont étroitement rétrogrades. Ce n’est ni un grand penseur ni un grand artiste : c’est un homme d’esprit dont on relira plus d’une page avec plaisir. Son système a récemment excité beaucoup d’enthousiasme en Allemagne. — Éditions : Essai sur l’inégalité des races humaines, 1853-1854, 4 vol. Trois ans en Asie, 1859. Les religions et les philosophies dans l’Asie centrale, 1865. Souvenirs de voyage, 1879. — À consulter : E. Seillière, le Comte de Gobineau et l’organisme historique, 1903, in-8 (11e éd.).
  361. Les Cahiers du Capitaine Coignet, publ. p. L.-Larchey, 1883, in-12 ; Mémoires du général Thiébault. 6 vol., 1893-96 ; du général Bigarré. 1893. Souvenirs militaires du baron Seruzier, 1894. Mémoires de Constant (premier valet de chambre de l’Empereur), 4 vol. in-8, 1894. Mémoires du maréchal Macdonald, in-8, 1892. Souvenirs du baron de Barante, 8 vol. in-8, 1891 et suiv. Souvenirs du baron Hyde de Neuville. 3 vol. in-8, 1892. Souvenirs de Chaptal. 1 vol., 1893. Mémoires de Barras. 4 vol. in-8, 1895-96. Mémoires de la comtesse de Boigne, 1907-1908, 4 vol. in-8.
  362. Mme  de Rémusat (1782-1854), fille du comte de Vergennes. Son mari fut préfet du palais sous l’Empire. — Éditions : Mémoires, 3 vol. in-8, 1879-1880. Lettres, 1881, in-8, Calmann-Lévy, 2 vol.
  363. Le général baron de Marbot (1782-1854) : Mémoires, 4 vol. in-8, 1891.
  364. Pasquier (1767-1852), maître des requêtes, puis conseiller d’État, et préfet de police sous l’Empire ; ministre et pair de France sous la Restauration ; président de la Chambre des pairs, chancelier et duc sous Louis-Philippe : Souvenirs, Plon, 1893-95, 6 vol. in-8 (en cours de public.).
  365. Toutes ces œuvres, écrites depuis un demi-siècle ou trois quarts de siècle, comptent encore pour nous dans la littérature contemporaine. Peu à peu elles se replaceront à leur date, comme Saint-Simon et Brantôme. Mais actuellement on ne peut en parler que comme œuvres récentes et fraîches.
  366. Ximénès Doudan (1800-1872), précepteur du feu duc de Broglie : Mélanges et lettres, 4 vol. in-8, Calmann-Lévy, 1876-77. Pensées, in-8, 1880.
  367. G. Pellissier, le Mouvement littéraire contemporain, 1901.
  368. Après la Terre (1887). Le principal de ces dissidents est M. Paul Margueritte.
  369. G. Eliot (1819-1880) : Adam Bede, 1859, trad. 1861 et 1886 ; le Moulin sur la Floss, 1860, tr. 1887 ; Silas Marner, 1861, tr. 1885-1889 ; Daniel Deronda, 1876, tr. 1881.
  370. Dostoïevski (1821-1881) ; Crime et Châtiment, tr. 1884 ; Souvenir de la maison de morts. tr. 1886 ; Krotkaia, tr. 1886 ; les Possédés, tr. 1886.
  371. Léon Tolstoï (né en 1828) a renonce à la littérature d’art et s’est fait, en dehors de tout dogmatisme confessionnel, l’apôtre de l’Évangile ; par le livre et par sa vie, il a enseigné la justice, l'humilité, la pitié, l’amour. Le saint-synode orthodoxe l’a récemment excommunié (1901). L’influence de son christianisme démocratique et philanthropique a été très grande sur notre littérature. Au comte Léon Tolstoï doit surtout se rapporter l’esprit nouveau, plus largement philosophique et plus profondément humain, que je signale ici dans nos romans et notre théâtre. — La Guerre et la Paix, 1872, tr. 1880 et 1885 ; Anna Karénine, 1877, tr. 1885 ; Ma religion, tr. 1885 ; les Cosaques, souvenirs de Sébastopol, tr. 1887, ; la Puissance des ténèbres, drame, tr. 1887 ; Souvenirs, tr. 1887 ; la Sonate à Kreutzer, tr. 1890 ; Qu’est-ce que l’art ? tr. 1898 ; Résurrection (3 parties), tr. 1900. — À consulter : Melchior de Vogüé, le Roman russe ; E. Dupuy, les Grands Maîtres de la littérature russe au xixe siècle.
  372. Henrik Ibsen (né en 1828) : les Revenants ; Maison de Poupée ; le Canard sauvage ; Rosmersholm ; Hedda Gabler : voilà les cinq pièces supérieures ; la Dame de la Mer, Un Ennemi du peuple, Solness le Constructeur ; le Petit Eyolf ; Jean Gabriel Borkmann ; Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, œuvres plus inégales, avec des parties de premier ordre ; Empereur et Galiléen, les Prétendants à la couronne ; les Guerriers à Helgoland ; les Soutiens de la société ; l’Union des Jeunes ; la Comédie de l’Amour, œuvres de jeunesse, ou de tâtonnement, ou manquées ; Brand et Peer Gynt, deux poèmes puissants en forme dramatique : le second délicieux parfois de fantaisie ironique. En tout 12 vol. in-18 de 1889 à 1900. — À consulter : A. Ehrhard, H. Ibsen et le Théâtre contemporain ; J. Lemaître, Impressions de théâtre ; G. Larroumet, Nouvelles études de littérature et d’art, 1894.
  373. Bjœrnstierne Bjœrnson : les Voies de Dieu, roman. Drames ou comédies : le Roi ; le Journaliste ; Un Gant ; et les chefs-d’œuvre : Une Faillite, 1893 ; Au delà des forces humaines, 2 parties, tr. 1896 et 1897. — On avait commencé dès 1880 à traduire cet auteur en français.
  374. Sudermann : la Femme en gris, tr. 1895 ; l’Indestructible Passé (es war), tr. 1897. Drame : Magda.
  375. Gérard Hauplmaun. Ames solitaires, tr. 1893 ; l’Assomption de Hannele Mattern, tr. 1894 ; la Cloche engloutie, tr. 1898. L’œuvre qui a fait la plus profonde sensation est un drame social, les Tisserands, 1893.
  376. Nietzsche : A travers l’œuvre de Nietzsche, 1893 ; Ainsi parlait Zarathoustra, 1898 ; Humain, trop humain, 1er partie, tr. 1899 ; le Crépuscule des Idoles ; le Cas Wagner ; 1893 ; Nietzsche contre Wagner ; Par delà le bien et le mal, 1898 ; Pages choisies, tr, 1899 ; Aphorismes, 1899 ; Généalogie de la morale, 1900.
  377. Gabriel d’Annunzio, l’Intrus, tr. 1893 ; Épiscopo et Cie, tr. 1895 ; Enfant de Volupté (il Piacere), tr. 1895 ; le Triomphe de la Mort, tr. 1896 ; les Romans du Lys ; les Vierges aux rochers, tr. 1897 ; le Feu, tr. 1900. Tragédie : la Ville morte, 1898.
  378. Fogazzaro : Daniel Cortis, tr. 1896 ; Un petit monde d’autrefois, tr. 1897. — Et puis nous est venue Mathilde Serao avec ses tableaux de mœurs napolitaines.
  379. Cf. René Bazin, Terre d’Espagne, 1895. — Sotileza, de Pereda, a eu les honneurs d’une traduction dans la Révue des Deux Mondes, et Pequeñeces, du P. Coloma, adapté en 1893 sous le titre de Bagatelles, a fait un certain bruit.
  380. Rudyard Kipling, le Livre de la Jungle, tr. 1899 ; la Lumière qui s’éteint, tr. 1900.
  381. Maxime Gorki : Voyez la Révue de Paris, 1900.
  382. Le prodigieux succès de Quo vadis (1900. tr.) de Sinkievicz a excité entre les éditeurs français une rivalité, à qui jetterait le plus vite dans la circulation de reste de l’œuvre abondante du mémé auteur.
  383. Je nommais Léon XIII dans ma 1re édition un « grand » pape : j’ai ultérieurement modifie le texte. Je maintiens ce changement. Plus on voit les choses à distance, avec les informations que le temps apporte, plus il me semble que le mot adroit est le mot juste (11e éd.).
  384. Le Toast du Cardinal Lavigerie, 1800, fui suivi bientôt d’une encyclique pontificale, qui définissait l’attitude de l’Église vis-à-vis des gouvernements.
  385. F. Brunetière, la Science et la Religion, 1895.
  386. Le vicomte Melchior de Vogüé (né en 1850), le Roman russe, 1882 ; Souvenirs et Visions, 1888, et divers recueils d’articles. Il a publié divers romans dont le plus significatif est Les morts qui parlent.
  387. Pour Rod, voyez p. 1119. — Paul Desjardins, ironiste subtil, est devenu un moraliste grave et pénétrant. Esquisses et Impressions, 1888 ; le Devoir présent, 1891. Il a fondé l’Union pour l’action morale, et mis beaucoup de pages de direction spirituelle dans le Bulletin de cette société.
  388. Ferdinand Brunetière (1849-1907), de l’Académie française, maître de conférences à l’École normale supérieure, directeur de la Revue des Deux Monde, le Roman naturaliste, 1883 ; Histoire et littérature, 3 séries, 1884-1886 ; Questions et nouvelles questions de critique, 1890. Études critiques sur la littérature française, 1880-1899 l’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature française (évol. de la critique), 1890 ; les Époques du théâtre français, 1892 ; l’Évolution de la poésie lyrique, 1894 ; Discours de combat, 1900. H. de Balzac, 1906. Histoire de la littérature française classique, en cours de publication depuis 1905.
  389. Il n’est pas revenu à la littérature, ou du moins il a voulu se partager : il n’a pu achever la publication ni la rédaction de sa grande Histoire. Et il a laissé une place qui, en effet, de longtemps ne sera pas remplie (11e éd.).
  390. Émile Faguet (né en 1847), de l’Académie française, professeur à la Sorbonne, la Tragédie au xvie siècle, 1883 ; Notes sur le théâtre contemporain, 3 séries, 1888-90 ; Seizième siècle, 1894 ; Dix-septième siècle, 1885 ; Dix-huitième siècle, 1890 ; Dix-neuvième siècle, 1887 ; Politiques et moralistes, 3 séries, 1891, 1898, 1900 ; Drame ancien, drame moderne, 1898 ; Gustave Flaubert, 1899 ; Questions politiques, 1899 ; Problèmes politiques du temps présent, 1901.
  391. Jules Lemaître (né en 1853), de l’Académie française. Les Contemporains, 6 séries, 1886-1896 ; Impressions de théâtre, 8 séries, depuis 1888. Poésies : les Médaillons, 1880 ; Petites orientales, 1883. Romans : Serenus, 1886, les Rois, 1893 ; Dix Contes, 1889. Théâtre : voyez plus bas, p. 1126.
  392. Il y est revenu en ces derniers temps. Sans abandonner son rôle politique, converti même à la monarchie et prodiguant dans les journaux et les banquets les témoignages de su ferveur candide de néophyte, M. Lemaître a donné deux études littéraires où les amis de son ancienne manière l’ont retrouvé, ou à peu près : l’une sur Jean-Jacques Rousseau, dont par malheur sa foi nouvelle ne lui a pas permis de regarder de près les idées, l’autre sur Racine, non exemple d’exagération idolâtrique : toutes les deux charmantes en beaucoup de parties, surtout dans les parties biographiques (11e éd.). Une étude sur Fénelon, un peu faible en sa grâce, une autre sur Chateaubriand, où la foi politique de l’auteur tient fréquemment son admiration littéraire en échec, sont venues depuis (12e éd.).
  393. Cf. p. 1038. — Depuis, on a entrepris de publier un choix de ses feuilletons (Quarante ans de théâtre), qui comprend sept volumes in-18.
  394. Les Débats et Le Temps maintiennent à peu près seuls la tradition du compte rendu hebdomadaire.
  395. Cependant une réaction semble prochaine, au moins dans les Revues (11e éd.).
  396. Cf. G. Lanson, Revue de synthèse, 1re année, no 1. G. Renard, la Méthode scientifique de l’histoire littéraire, 1900.
  397. Cf. p. 1078.
  398. Cf. p. 1087.
  399. Sous l’œil des Barbares, l’Homme libre, le jardin de Bérénice, trois romans idéologiques sous le titre commun : le Culte du moi, 3 vol., 1888-1891 ; Huit jours chez M. Renan, broch., 1888 ; l’Ennemi des lois, 1893 ; Du sang, de la volupté et de la mort (voyage en Espagne), 1894 ; les Déracinés, 1897 ; l’Appel au soldat, 1900 ; Au service de l’Allemagne, 1905. — Dans ses romans sociaux et nationaux (ou nationalistes) la forme de M. Barrès s’est dépouillée de ses complications ; sans perdre de sa finesse et de son élégance, elle est devenue plus sobre, plus nette, plus forte (11eéd.).
  400. M. Ed. Rod (né en 1857) a travaillé dans le même sens que M. de Vogüé et M. Desjardins : Études et Nouvelles études sur le xixe siècle, 1888 et 1898 ; Idées morales du temps présent, 1892 ; le Sens de la Vie, 1889 ; Michel Teissier, 1892 ; la seconde Vie de Michel Teissier, 1893 ; Essai sur Gœthe, 1898 ; etc.
  401. Pascal Gefosse, 1887 ; Jours d’épreuve, 1888 ; la Force des choses, 1882 ; la Tourmente, 1893 ; l’Essor, 1896. Avec son frère Victor, il a donné : le Désastre, 1898 ; les Tronçons du glaive, 1901 ; les Braves gens, 1901 ; la Commune, 1904 quatre volumes qui font un ensemble puissant et pathétique. Comme pour la Débâcle de Zola, je regrette que les auteurs n’aient pas pris le parti de renoncer aux invention romanesques, si mesquines toujours en de tels sujets (11e éd.).
  402. L’Alpe homicide, 1885 ; l’Inconnu, 1887 ; Peints par eux-mêmes, 1893 ; l’Armature, 1895 ; etc.
  403. Le Scorpion, 1887 ; Mademoiselle Jaufre, 1889 ; Lettres de femmes, 1892 ; les Vierges fortes (Léa ; Frédérique), 1900 ; etc.
  404. La Force du mal, Cœurs nouveaux, 1896 ; la Bataille d’Uhde, 1897 ; Basile et Sophia ; la Force, 1899 ; l’Enfant d’Austerlitz, 1901 ; Au soleil de Juillet, 1903 ; la Ruse, 1903 ; le Serpent noir, 1905.
  405. Je nommerais aussi ces incompréhensibles frères Rosay, poètes et philosophes qui dans leurs romans d’une écriture trop personnelle ou, si l’on veut, d’un français trop douteux, ont posé les problèmes moraux et sociaux les plus actuels avec un sens aigu de la vie et une sympathie sincère pour les souffrants, ou parfois, s’emparant des hypothèses de la science contemporaine, ont introduit dans le roman la vision épique des temps préhistoriques : je devrais m’y arrêter s’ils n’avaient, par une production incessante et surabondante, renoncé à faire œuvre de littérateurs pour chercher les succès plus faciles du feuilleton populaire. — Nell Horn, 1886 ; le Bilatéral, 1887 ; le Termite, 1890 ; Vamireh, 1892 ; l’Indomptée, 1894 ; etc.
  406. J. K. Huysmans, Les Sœurs Vatard, 1879 ; A Rebours, 1884 ; Là-Bas, 1891 ; En route, 1894 ; la Cathédrale, 1898 ; Pages catholiques, 1899.
  407. Saint-Cendre, 1898 ; Blancador l’avantageux, 1900.
  408. Il ne faut pas oublier M. H. de Régnier dont le roman « Le bon plaisir » (1902), est une merveille de couleur et de psychologie historique (11e éd.)
  409. Gustave Geffroy, romancier, critique d’art et journaliste, est un réaliste dont la passion intérieure brûle d’autant plus qu’elle est plus contenue : sa manière nette et âpre donne à tous ses tableaux un relief saisissant. (L’Enfermé, 1897, l’Apprentie, 1904) (11e éd.).
  410. L’Empreinte, 1895 ; le Ferment, 1899 ; l’Épave, 1902 ; la Vie secrète, 1908.
  411. Nommons aussi Marcelle Tinayre, dont le talent vigoureux et frémissant excelle à peindre la conscience de la femme d’aujourd’hui et tous les aspects des choses, vieilles villes, vieux logis, campagnes de France, impressions changeantes du ciel et de la lumière (la Maison du péché, 1902 ; la Rebelle, 1905 ; l’Ombre de l’amour, 1909) ; Romain Rolland, l’auteur de cet original et curieux Jean Christophe (3 vol., 1904), biographie psychologique d’un musicien, riche étonnamment d’idée d’observations et d’émotions ; le spirituel Abel Hermant dont la manière sobre sèche et nerveuse, dessine avec une sûreté impitoyable les figures des fantoches où il incarne les travers de certains milieux et de certaines classes d’aujourd’hui (le Cavalier Miserey, 1887 ; la Carrière, 1891 ; le Faubourg, 1900 ; etc.) (11e éd.).
  412. H. Becque (1832-1899), les Corbeaux, 1882 : la Parisienne, 1885 ; Théâtre complet, 2 vol., Charpentier, 1889 ; 3 vol., édit. de la Plume, 1898.
  413. Monsieur Lamblin, 1888 ; les Inséparables, 1889 ; l’École des veufs, 1889 ; Grand’mère, 1890 ; la Dupe, 1891 ; l’Avenir, 1899. — Ancey est le pseudonyme de M. G. de Curnieu (né en 1860).
  414. Cf. les Annales du Théâtre et de la Musique, 1887 et suiv., et les comptes rendus dramatiques de J. Lemaître, Sarcey, Faguet, Jean Jullien. — A. F. Hérold, M. Antoine et le Théâtre-Libre, dans The International Monthly, mai 1901. A. Thalasso, le Théâtre Libre, 1909.
  415. Fondé par M. Lugné-Poë.
  416. L’Envers d’une Sainte, 1892 ; les Fossiles, 1892 ; l’invitée, 1893 ; l’Amour brode, 1893 ; la Nouvelle idole (R. de Paris, 13 mai 1895) ; la Figurante, 1896 ; le Repas du Lion, 1897 ; la Fille sauvage, 1902.
  417. Amoureuse, 1891 ; le Passé, 1897 ; Théâtre d’Amour, 1898 ; le Vieil homme, 1901.
  418. Blanchette, 1892 ; l’Engrenage, 1891 ; l’Évasion, 1896 ; les Bienfaiteurs, 1896 ; le Berceau, 1898 ; Résultat des Courses, 1898 ; la Robe rouge, 1900 ; les Remplaçantes, 1901 ; la Française, 1907 ; Simone, 1903.
  419. Lysistrata, 1893 ; Amants, 1895 ; la Douloureuse, 1897 ; l’Affranchie, 1898 ; le Torrent, 1899 ; avec L. Descaves, la Clairière, 1900 ; l’Autre danger, 1903 ; le Retour de Jérusalem 1901 ; Oiseaux de passage, 1904 ; l’Escalade, 1904 ; Paraître, 1906 ; la Patronne. 1908.
  420. Théâtre, 3 v. in-16, 1902. Les Paroles restent, 1893 ; les Tenailles, 1895 ; la Loi de l’Homme, 1897 ; la Course du flambeau, 1901 ; Théroigne de Méricourt, 1903 : le Dédale, 1904 ; le Réveil, 1905.
  421. Révoltée, 1889 ; le Député Leveau, 1891 ; le Mariage blanc, 1891 ; Phlipote, 1893 ; l’Age difficile, 1891 ; le Pardon. 1895 ; l’Ainée, 1898 ; la Massière, 1905.
  422. Les Romanesques, 1894 ; la Princesse lointaine, 1895 ; la Samaritaine, 1897 ; Cyrano de Bergerac, 1897 ; l’Aigloh, 1900 ; Chantecler, 1910.
  423. Pour la Couronne, 1895. de Coppée ; le Flibustier, 1888, le Chemineau, 1897, de Richepin.
  424. On devrait aujourd’hui mentionner M. A. Capus, vaudevilliste aimable et un, qui trouve moyen d’unir l’observation fine et l’optimisme (Brignol et sa fille, 1895 ; la Veine, 1902 ; l’Adversaire. 1904 : Monsieur Piégois, 1905 ; Notre jeunesse, 1904 ; les Passagères. 1900 ; les Deux Hommes, 1908) ; M. H. Bataille, talent nerveux et hardi, parfois profondément humain (Maman Colibri, 1901 ; la Marche Nuptiale, 1905 ; Potiche, 1906 ; la Femme nue, 1908) ; M. Bernstein, dramaturge vigoureux et malin, qui produit et exploite l’émotion avec un peu trop d’artifice, capable pourtant de remuer de la vie (le Détour, 1902 ; le Bercail, 1901 ; la Rafale, 1905 ; le Voleur, 1906 ; Samson, 1907 ; Israël, 1908 ; l’Assaut, 1912) ; M. Émile Fabre, peintre clairvoyant et censeur âpre des mœurs politiques et financières (l’Argent, 1895 : la vie publique, 1902 ; les Ventres dorés, 1905 ; la Maison d’argile, 1907). Enfin M. Courteline a ramené la farce à l’observation des caractères et des mœurs : ses charges de militaires, de magistrats et de bourgeois sont d’une justesse fine dans leur outrance hardie (les Gaietés de l’escadron, 1886 ; la Vie de Caserne, 1888 ; Boubouroche, 1893). (11e éd.).
  425. Jean Lahor (le Dr  Cazalis, 1810-1909), l’Illusion, 1888, la Gloire du Néant, 1896.
  426. Tobie, 1889, éd. revue, 1899, Noël, 1890, la Légende de Sainte-Cécile, 1891, les Mystères d’Eleusis, 1894. Ce sont les quatre drames pour marionnettes. M. Bouchor a donné encore la Première vision de Jeanne d’Arc, 1900. Les Symboles ont paru en deux séries, 1888-1895. — Il faut noter ici le rôle considérable joué en ces dernières années par M. Bouchor, pour le développement de l’éducation populaire. Il s’est assigné pour mission de présenter au peuple ouvrier et aux enfants des écoles les plus purs chefs-d’œuvre artistiques, de mettre la joie esthétique et l’élargissement intellectuel qui en résulte à la portée des âmes enfermées dans les vies les plus humbles et les plus dures. Rompant avec l’inepte tradition qui consiste à offrir au peuple des œuvres faites exprès peur lui, vulgaires et propres à maintenir la vulgarité, il n’offre que de l’exquis, où il introduit, apprivoise, élève doucement son public par un très habile enseignement dissimulé sous une bonne humeur et une rondeur charmantes. C’est un effort original et heureux pour faire pénétrer notre grande littérature là où il semblait bien qu’il lui fût impossible d’avoir accès.
  427. José-Maria de Heredia, né à Cuba (1842-1906). Les Trophées ont paru en 1893 (Lemerre, in-8 et in-16). Beaucoup de ces sonnets étaient connus depuis longtemps.
  428. Mockel, Mæterlinck, Rodenhach, Verbaeren, Wallons ou Flamands ; Viélé-Griffin, Stuart Merrill, Américains ; Marie Krysinska, Polonaise ; Moréas, Créc. Et puis Kahn, de Souza, etc. Je ne parle que des noms, de leur physionomie et consonance. Plus d’un de ces écrivains est un bon et excellent Français, d’esprit et de cœur : pour le public qui voit du dehors, les noms étaient exotiques.
  429. Sur le, symbolisme, consulter : Charles Morice, la Littérature de tout à l’heure, 1889 ; R. de Souza, le Rythme poétique, 1892 ; E. Vigié-Lecoq, La poésie contemporaine, 1897 ; Ad. van Bover et Paul Léautaud, Poètes d’aujourd’hui, 1900 ; J. Lemaître, Revue bleue, 7 janv. 1888 ; F. Brunetiere, Revue des Deux Mondes, 1er nov. 1888 et 1er avril 1891 : Hurel, Enquête sur l’évolution littéraire, 1891 ; W.G. C. Byvanck, Un Hollandais à Paris en 1891, 1892 ; G. Lanson. The new poetry, dans The International Monlhly, oct. 1901. — L’éditeur ordinaire des symbolistes est l’éditeur Vanier.
  430. Stephane Mallarmé, 1842-1898. Vers et Prose, Perrin et Cie, 1893 : c’est un florilège. Les œuvres de Mallarmé avaient paru en éditions généralement coûteuses ; L’après-midi d’un faune, 1876 ; Poésies complètes, 1888 ; Pages, 1890-1891 ; Les poèmes de Poé, 1888 ; Divagations, 1897.
  431. Paul Verlaine (1844-1896) : Poèmes saturniens, 1866 ; Sagesse, 1881 ; Jadis et naguère, 1885 ; Parallèlement, 1889 ; etc. Œuvres complètes, Vanier, 6 vol., 1899-1903. — Il faut nommer Jean-Arthur Rimbaud (1854-1891). Les illuminations, 1886 ; Œuvres, 1898. Il fut un des ouvriers de la première heure du symbolisme.
  432. Deux tendances : Verlaine, Laforgue, raillant la noblesse académique et le verbe Parnassien, imitant artistement l’incorrection et la grossièreté du langage populaire ; Mallarmé, René Ghil, Péladan, distinguant la langue artistique de la langue pratique et se créant un verbe, a part pour la communication des émotions esthétiques.
  433. Jules Laforgue (1860-1887) : Les Complaintes, 1885 ; Poésies complètes, 1895. Gustave Kahn, né à Metz (1859) : La Vogue, journal, 1886 ; avec Jean Moréas et Paul Adam, le Symboliste, journal, 1886 ; études dans la Revue indépendante. 1888 ; les Palais nomades, 1887 ; Premières poèmes, 1897. Cf. R. de Souza, le Rythme poétique.
  434. Henri de Régnier, né en 1864. Lendemains, 1885, Sites, 1887, etc., recueillis dans Premiers poèmes (1899) ; Poèmes (1887-1892). 1896 ; les Jeux rustiques et divins, 1897 ; les Médailles d’argile, 1900 ; la Cité des eaux, 1902. — M. H. de Régnier, sans déserter la poésie, s’est fait une place place dans le roman (cf. p. 1121, n. 3).
  435. Jean Moréas né à Athénes, 1856. Les Syrtes, 1884 ; les Cantilènses, 1886 ; les Premières armes du symbolisme, 1880 ; le Pèlerin Passionné, 1891 et 1893 ; Poésies (1886-1896), 1898 ; Stances, 1. I et II. 1899 ; III-VI, 1900.
  436. Emile Verhaeren, né près d’Anvers, 1855. Les Flamandes, 1883 ; les Soirs, 1887 ; les Débâcles, 1888, etc. Ces recueils et ceux qui les ont suivis ont été rassemblés en trois séries de Poèmes, 1895, 1896, 1899 ; les Heures claires, 1896 ; le Cloitre, drame en vers, 1900, Philippe II, 1901 ; les Forces tumultueuses, 1902.
  437. Albert Samain (1859-1900), Au jardin de l’infante, 1893 ; Aux flancs du vase. 1898.
  438. Francis Viélé-Griffin, né à Norfolk (États-Unis), 1864. Cueille d’avril, 1886 ; Ancæus, 1888 ; Poèmes et poésies (1886-1893), 1895 ; la Clarté de vie, 1897 ; la Légende ailée de Wicland le forgeron, 1900.
  439. En avons-nous actuellement l’aurore ? Le talent abonde chez les poètes d’aujourd’hui. Je nommerai seulement M. Fernand Gregh, né en 1873 ; la Maison de l’enfance, 1897, la Beauté de vivre, 1900, Clartés humains, 1904, l’Or des minutes, 1905 ; Prélude féerique, 1909, sont des œuvres originales, où l’intelligence rend la sensibilité plus vibrante : M. Gregh s’est affranchi du symbolisme, mais il ne se serait pas fait sans lui ; — Mme la comtesse de Noailles, virtuose médiocre, mais si frémis ante, si joyeuse de vivre et si ardente à vivre, si énergiquement sensuelle et sympathique à toute la vie sensuelle de l’univers ; elle a pu écrire, avec des moyens techniques ordinaires, quelques pièces qui sont de complets chefs-d’œuvre (le Cœur innombrable, 1901 ; l’Ombre des jours, 1902) ; — Charles Guérin ; disparu trop tôt (1873-1902), un pur poète, simple, profond, tendre et consumé de passion, qui passait, lorsque la mort le prit, d’une forme plus abandonnée à une forme plus serrée et plus volontaire (le Cœur solitaire, 1898 ; l’Homme intérieur, 1905), etc. — À une génération antérieure appartient A. Angellier dont les sonnets à l’amie perdue (1896) sont un des plus beaux poèmes d’amour de notre temps : talent robuste, un peu fruste, âme vibrante et pensive, Angellier emploie dans ses derniers recueils (Dans la lumière antique, 1905 et suiv.) les formes de la vie grecque et romaine, à dégager ses expériences personnelles et ses idées modernes des éléments trop particuliers et trop actuels, et à donner à son expression la beauté des lignes simples. — Dans la diversité des écoles et des programmes, ce qui me parait dominer aujourd’hui, c’est un certain traditionalisme dans la technique, on, dans l’inspiration un effort vers une synthèse mesurée du romantisme, du naturalisme et du symbolisme, pour refléter toute la vie et exprimer toute l'humanité, en cherchant l’âme sous les foi mes de la vie, en manifestant le moi profond sans étalage de confidence et de biographie, en formulant sans symbole obscur les aspirations de la conscience sociale ou religieuse d’aujourd’hui (11e éd.).