Histoire de la littérature française (Lanson)/Cinquième partie/Livre 4/Chapitre 3

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Librairie Hachette (p. 750-754).
Cinquième partie. Livre 4.


CHAPITRE III

BUFFON

Caractère de l’homme, et valeur littéraire de l’œuvre.

Buffon[1] fait avec Diderot le plus parfait contraste. Quand on lit ses lettres, on est saisi de cette sérénité imperturbable, de cette indifférence aux polémiques et aux passions du temps, de cette régularité laborieuse, de cet esprit d’ordre, qui permirent à Buffon de mener à bonne fin le grand ouvrage qu’il avait conçu. Majestueux dans sa figure, dans ses attitudes, dans son style, il l’était aussi dans son caractère : il avait une vraie noblesse d’âme, beaucoup de bon sens, de solidité, d’honnêteté, point de vanité, aucun sentiment bas ou mesquin. Sa dignité, en un siècle de laisser aller et de débraillé, avait sa source dans l’élévation naturelle de son âme ; il n’affectait rien ; et nous devons nous défier de la légende qui s’est attachée à son nom. Indépendant, paisible, il s’est fait de l’exclusion des passions, de la vie intellectuelle et contemplative une philosophie, une morale, un bonheur : sa carrière nous offre l’unité d’une belle existence de savant, tout dévoué à la science et à son œuvre. Il trouve sa voie en 1739, après qu’il a été nommé Intendant du jardin du roi : il se tourne vers l’histoire naturelle ; il prépare ses matériaux. Ses deux premiers volumes paraissent en 1749 : préparer les volumes suivants, sera l’unique affaire des trente-neuf années qui lui restent à vivre. Il fuit Paris dès qu’il peut, et se rend à Montbard : là il se lève à cinq heures, il s’enferme dans son cabinet, et dicte jusqu’à neuf heures. à neuf heures, il déjeune, se fait raser et coiffer. À neuf heures et demie, il se remet au travail jusqu’à deux heures ; à deux heures, il dine. Et c’est ainsi tous les jours, jusqu’à la fin.

Le fond de l’œuvre de Buffon n’est pas de notre ressort. Cependant il faut en marquer le caractère. Comme des anecdotes légendaires sur l’homme, il faut se défier des épigrammes banales sur l’œuvre. On peut en croire Cuvier : Buffon est un grand esprit de savant. Il a la netteté et la précision de l’esprit scientifique : il hait les abstractions, les classifications, les causes finales, trois sources inépuisables d’erreur. Il regarde la nature, elle lui montre des individus ; et elle lui présente des effets, jamais des intentions. Quoi qu’on ait dit, il la regarde souvent, et de près : il observe, expérimente, avec une méthode rigoureuse. Il produit les espèces comme il les trouve dans la nature, dans la même confusion, dans le même isolement : comme il faut un ordre, il prend la première division venue, animaux sauvages, animaux domestiques, les gros d’abord, les petits ensuite. Il n’attache pas d’importance à la chose. Cette indifférence est un tort peut-être, et toutes les sciences expérimentales ont pour fin les définitions et les classifications : mais au temps de Buffon on n’en était encore qu’au commencement, et il fallait bien se tenir en garde contre les êtres de raison et les systèmes a priori ; c’étaient les obstacles qui depuis longtemps retardaient le progrès de la vérité.

Toute la partie descriptive de l’histoire naturelle a ennuyé Buffon ; il a eu le tort de le dire. Les grands animaux, cheval, lion, tigre, l’intéressaient encore : mais le chacal, l’hyène, la civette, le pécari, le tamanoir, etc., toute l’interminable file des petits quadrupèdes le désespérait. Il la coupait de discours sur la nature : « Nous retournerons ensuite, disait-il, à nos détails avec plus de courage ». C’est que Buffon est avant tout un philosophe : les faits particuliers ne l’intéressent que par le sens qu’ils contiennent, par la lumière qu’ils apportent dans un essai d’explication générale de l’univers. Buffon n’est à l’aise que dans les grandes vues d’ensemble, les hypothèses sur la structure du monde, sur l’organisation graduelle et les transformations successives de la matière inanimée ou vivante. Le premier, il a ramassé, interprété une multitude de faits, il les a complétés par ses hypothèses ; et le premier, il a offert une représentation précise, détaillée, scientifique de l’histoire de l’univers ; il nous a fait assister aux grandes perturbations géologiques, au développement de la vie, aux humbles commencements, aux étonnants progrès de l’homme. Il y a bien des erreurs, parait-il, bien des lacunes, bien des affirmations téméraires dans son essai d’explication : il y a bien des vérités aussi, bien des idées neuves et profondes, bien des pressentiments hardis et féconds. Il a entrevu la doctrine du transformisme : après avoir hésité, il s’était arrêté à l’hypothèse de la variabilité des espèces vivantes. Songeons que Lamarck. Geoffroy Saint-Hilaire ont été les disciples, les continuateurs de Buffon, et que le grand précurseur français de Darwin, c’est Lamarck.

Les vastes théories de Buffon, erronées ou non, ont été obtenues par des procédés uniquement scientifiques. Il peut abuser des faits, mal raisonner sur eux : c’est d’eux qu’il part, et par eux qu’il se guide. Sa théorie des périodes géologiques, il la cherche dans l’observation de l’état actuel de la terre, où sont épars quelques vestiges des états antérieurs. Il ne fait intervenir dans la science aucune influence étrangère. Aucune influence religieuse d’abord : Dieu n’est nulle part dans son œuvre ; il n’en a pas besoin. Il ne cherche pas à s’expliquer l’origine des choses ; il écarte cet insoluble problème. Il lui suffit qu’il y ait eu à un moment donné de la matière : quels changements relient à l’état actuel le plus ancien état où puissent remonter l’observation et l’hypothèse, voilà l’objet des recherches de Buffon. Il écarte le miracle, l’intervention divine, il affirme le déterminisme des phénomènes : cela, paisiblement, sans tapage, sans violence. Il n’est pas irréligieux : il est indifférent. La religion n’est pas de son ressort. Il ne fait pas de son œuvre une machine pour battre en brèche la religion et l’Église ; il expose l’histoire naturelle pour elle-même, non pour démontrer ceci ou démolir cela. Il demande à la nature ce qu’elle est, comment elle est, non si Dieu est, et si elle le connaît. Les philosophes lui en voulurent : ils ne lui pardonnèrent pas de ne vouloir être que savant dans une œuvre de science.

Buffon n’écrivait pas davantage pour saper les institutions sociales ou les croyances morales. Tandis que d’autres réduisaient l’homme à l’animalité, il se faisait, lui, une haute idée de l’homme ; il le mettait à part dans la nature, au-dessus de tous les êtres vivants ; il l’élevait, grandissait sa puissance et sa noblesse. Il le montrait seul capable de progrès, ayant seul le privilège du génie individuel qui est l’agent actif du progrès, seul fait pour la moralité, et pour trouver le bonheur dans l’exercice continu de ses facultés intellectuelles. Ce n’était pas là le retour à la nature que prêchaient les philosophes. Il croyait avec eux au progrès ; mais il n’y croyait pas comme eux. Son esprit de savant accoutumé à considérer l’immensité des périodes géologiques et la lenteur des transformations de l’univers n’avait pas la fièvre, l’impatience, les révoltes, les illusions puériles, les faciles espérances qui échauffaient les esprits de ses contemporains : il ne croyait pas aux brusques renversements qui renouvellent le monde, il ne croyait pas surtout toucher de la main l’ère de la raison universelle et du bonheur parfait. Il se représentait le progrès de l’humanité comme un gain certain, mais insensible, dont le calcul ne peut se faire que de loin en loin.

Il rendit deux grands services à la science et à la littérature : à la science, le service de la dégager des aventures irréligieuses, immorales, où les philosophes la compromettaient ; à la littérature, le service de lui donner l’histoire naturelle comme une nouvelle province. C’était le plus bel agrandissement qu’elle eût obtenu depuis longtemps.

La science était à la mode déjà : mais Buffon fit aimer une science sérieuse, de première main et d’incontestable valeur ; nous sommes loin avec lui de la physique amusante et des expériences d’amateur, qui, depuis Fontenelle, faisaient partie des divertissements de la vie mondaine. Mais, pour faire goûter son œuvre sévère et impartiale, Buffon eut besoin d’un talent d’écrivain de premier ordre. J’abandonne ses descriptions : elles sont décidément pompeuses ou coquettes, frelatées surtout, et enveloppant la vérité scientifique de lieux communs littéraires, de formes nobles ou d’idées morales ; les animaux reçoivent des sentiments généreux ou vicieux, tout comme dans les Fables de La Fontaine. Mais une bonne partie de ces morceaux, les plus enjolivés et les plus prétentieux, sont dus aux collaborateurs de Buffon : Guéneau de Montbéliard est responsable du paon et du rossignol ; le dévoué abbé Bexon a lissé les plumes du cygne. Ce n’est pas là qu’il faut chercher Buffon : c’est dans la Théorie de la terre et dans les Époques de la nature. Ici il est simple, parce que l’idée est grande et contente son imagination. Sa phrase, large, grave, va d’un mouvement régulier et majestueux, sans faux ornements, ni prétention, ni pompe. Il nous offre alors cette éloquence didactique, ordonnée, lumineuse, animée, dont il a donné la formule dans son discours de réception à l’Académie française.

M. Faguet fait justement observer que Buffon est, avec Rousseau, le plus grand poète du siècle. En un sens, il est plus grand, plus haut que Rousseau. Il a retrouvé la poésie de Lucrèce ; et ses Époques de la nature ont la beauté du cinquième livre du De natura rerum. D’autres ont pu peindre quelques apparences de la nature ; ils ont offert à nos sensations quelques formes particulières, éparses dans l’immensité de l’espace et de la durée, et qui s’assortissaient à la qualité de leur âme. Mais Buffon seul a donné au sentiment de la nature toute sa profondeur ; il en a fait une émotion philosophique où l’impression des apparences s’accompagne d’une intuition de la force invisible, éternelle, qui s’y manifeste selon des lois immuables, où le spectacle de l’ordre actuel évoque par un mélancolique retour les vagues et troublantes images des époques lointaines dont le débris et la ruine ont été la condition de notre existence. Par Buffon, la description de la nature, qui n’était qu’un thème pittoresque, pourra devenir un thème lyrique.

Et cependant, cet homme qui voyait d’une si puissante imagination les transformations anciennes de l’univers, retombait étrangement dans les idées et dans les regards de son siècle, quand il regardait l’état actuel de la nature. Il faisait de l’utilité sociale, du goût contemporain, la mesure de tout bien et de toute beauté. Tout ce qui ne servait pas aux commodités de l’homme lui répugnait : il ne voyait que laideur où la nature s’étalait en sa primitive et sauvage simplicité. Il préférait le champ à la savane et le jardin à la forêt. Le châtelain de Montbard n’aimait pas la terre improductive, qui ne donne pas de revenu, ni la vie désordonnée, dont l’épanouissement n’est pas réglé par la géométrie de l’esprit humain : il avait, je l’ai dit, la passion de l’ordre. Peut-être est-il mieux qu’il ait été ainsi : autre, son siècle l’eût moins goûté.

  1. Biographie : Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), fils d’un conseiller au Parlement de Bourgogne, voyage en Angleterre et en Italie avec un jeune lord anglais, et semble d’abord s’appliquer aux mathématiques. Puis il s’occupe de physique et d’agriculture, et ses travaux lui ouvrent l’Académie des sciences. Il entre à l’Académie française en 1753. — Éditions : Œuvres, 1749-1804. 44 vol. in-4 ; 1835. 9 vol. in-8 ; édit. Flourens, Garnier, 1852, 12 vol. in-8 ; Corr. inédite, éd. Nadault de Buffon, Paris, 2 vol. in-8, 1860. — À consulter : Éloges de Condorcet et de Cuvier ; Faguet, XVIIIe siècle ; A. de Quatrefages, Ch. Darwin et ses précurseurs français. 1870, in-8.