Aller au contenu

Histoire de la littérature française (Lanson)/Quatrième partie/Livre 1/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 357-365).

CHAPITRE I

MALHERBE

Le progrès de Malherbe. Sa personnalité, étroite et vigoureuse. Tendance à l’universel ; goût de l’éloquence. — 2. Desseins et théories de Malherbe : la réforme de la langue. La réforme de la poésie. Il a sauvé l’art. Malherbe et Théophile. — 3. Raisons du succès de Malherbe. Erreur capitale de sa pratique.
1. PROGRÈS ET CARACTÈRE DE MALHERBE.

Les premiers vers de Malherbe (1575) sont d’un provincial pour qui Vauquelin est un grand homme[1]. Ses Larmes de saint Pierre sont dignes de Desportes : l’original est italien, et la traduction en rend à merveille l’afféterie brillante. La consolation à Du Périer (1599) et l’ode à Marie de Médicis (1600) marquent une meilleure manière, et plus originale. Malherbe suit son siècle : il marche vers la simplicité et vers le naturel ; ses vers ont cette abondance aisée, cette mollesse aimable, ces vives couleurs qui sont les qualités communes de la littérature au temps de Henri IV. Une touche plus ferme, certains accents de vigueur, et surtout la beauté achevée du travail révèlent la personnalité de l’écrivain. La Prière pour le roi allant en Limousin, par la douce allure de la strophe fleurie d’images, n’est encore que la perfection du style des Montchrétien et des Bertaut : mais déjà dans l’ode sur l’attentat de Jacques des Isles (1606), plus sensiblement dans l’ode sur le voyage de Sedan (1607), le style se serre, se tend ; les images se ramassent en traits énergiques et précis ; l’effort de l’artiste qui veut égaler son expression à sa pensée se trahit par une sorte de brusquerie nerveuse ; cette poésie forte, pleine, un peu dure, trouvera ses plus complètes expressions dans la Paraphrase du Psaume CXLV et dans l’Ode à Louis XIII allant châtier la Rebellion des Rochelois (1628).

Voilà le progrès de Malherbe, qui aboutit à la création du style dont la première génération des classiques du xviie siècle usera. Il n’avait pas un tempérament très riche. Chapelain estime qu’il « a ignoré la poésie », et le met, pour le génie naturel, au-dessous de Ronsard, ce qu’accordent aussi La Bruyère et Boileau. En effet, si l’on regarde les quatre mille vers qu’il a écrits, ce n’est ni l’abondance des idées, ni la force de l’imagination, ni la profondeur du sentiment qu’on y peut admirer. Ce poète lyrique n’a guère parlé de la nature ; il n’en tire même pas beaucoup de comparaisons, ou d’images ; celles dont il use le plus volontiers, et qu’il répète infatigablement, il les prend moins dans la nature que dans la mythologie et l’histoire. Il a l’imagination livresque de l’honnête homme qui a fait ses classes et vécu à la ville. Il a parlé de l’amour, plus souvent qu’il ne l’a ressenti : plus ingénieux encore, plus guindé et plus alambiqué, quand il adresse ses propres soupirs à la vicomtesse d’Auchy, que lorsqu’il porte ceux du roi à la princesse de Conti. Il a parlé de la mort : toujours on sent Horace, ou Sénèque, ou la Bible derrière lui. Il n’a guère varié les éléments de sa poésie : toutes ses grandes odes, à Henri IV, à Marie de Médicis, a Louis XIII, au duc de Bellegarde, présentent les mêmes matériaux et le même argument : éloge des actions passées, prédiction des prospérités futures, développements moraux et applications mythologiques. Jamais il n’a pu parler à Henri IV sans lui promettre la conquête de l’Égypte.

Mais méfions-nous : Malherbe a pourtant une personnalité vigoureuse. C’est quelqu’un, c’est même un étrange original, que ce gentilhomme de Normandie, si fier de sa race, d’un si robuste orgueil, au verbe rude et incivil, autoritaire, brusque, indifférent en religion, mais respectueux de la croyance du prince et de la majorité des sujets, très soumis à l’usage et très épris de raison, disputeur, argumenteur, philosophe et fataliste, plus stoïcien que chrétien, très matériel et positif, au demeurant honnête homme, et de plus riche sensibilité qu’on ne croirait d’abord. La mort de son fils Marc-Antoine l’affola : bien des années auparavant, il avait écrit à sa femme, sur la mort de leur fille, une lettre déchirante. Sa poésie est plus étroite et plus sèche que sa nature. Il n’a guère laissé passer dans ses vers que les parties de son humeur qui étaient inséparables en lui de toute pensée : il a retenu, renfermé tout ce qu’il a pu de ses émotions intimes. S’il a donné un sonnet à Marc-Antoine, ce consolateur de Du Périer n’a pas fait un vers sur sa propre fille, qu’il pleurait tant. Je sens chez Malherbe, dans le choix des idées et des thèmes, un effort pour écarter le particulier, le subjectif : il choisit les sujets où son esprit communie avec l’esprit public, les sujets d’intérêt commun. Il chante la paix rendue à la France, l’ordre restauré avec la monarchie, la haine de la guerre religieuse et civile : choses qui lui tiennent au cœur, mais à tout le monde avec lui. Il dit aussi les grands lieux communs de la vie et de la mort ; il les dit en apparence sans intérêt personnel, dérobant la particularité de ses expériences sous l’impersonnelle démonstration de la vérité générale. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il élimine le lyrisme au profit de l’éloquence, qu’il donne à la raison la préférence sur le sentiment, et qu’enfin il est d’un temps où le moi commence à paraître haïssable ?

Prenons Malherbe dans ses bonnes pièces, dans ses odes historiques et ses stances religieuses : ce sont des œuvres fortes et simples, où il y a, en vertu même des sujets, plus de conviction que de passion, plus de raisonnement que d’effusion ; le mouvement, la chaleur viennent surtout de l’intelligence. Cela est sobre, juste, fort, exactement proportionne et solidement équilibré : en un mot, cela est complet. Bonnes en elles-mêmes, ces pièces sont, excellentes surtout par les leçons qu’elles donnent : et Malherbe a bien entendu qu’il en fût ainsi. Sa pratique n’est que le reflet et l’effet de sa théorie, où l’ont amené, aux environs de l’an 1600, sa réflexion, le besoin profond de son esprit, et sans doute aussi le contact d’une intelligence telle qu’était celle du président Du Vair.


2. RÉFORME DE LA LANGUE ET DE LA POÉSIE.


Avec une très claire conscience du possible et du nécessaire en l’état présent des choses, Malherbe fit la liquidation générale du xvie siècle. Il fut grammairien autant que poète ; il se donna pour mission de réformer la langue et le vers, et d’enseigner aux poètes à manier ces deux outils du travail littéraire. Avant toute chose, il est de son temps ; et c’est pour cela qu’il réussit. Il ignore les Grecs, et méprise Pindare ; il est plutôt latin ; ou mieux il est tout français, et donne autorité à ceux des Latins qui lui offrent des modèles de son goût intime : aux orateurs tels que Tite-Live, aux moralistes tels que Sénèque, aux gens de savoir et d’esprit tels que Stace. Il méprise les Italiens, en théorie, encore qu’il se laisse aller trop souvent à faire des pointes. Il ne distingue la poésie de la prose que par le mécanisme, non point par la nature de l’inspiration. Dans l’une comme dans l’autre, il demande les mêmes qualités de conception et d’exécution, il poursuit le même résultat, qui est l’éloquence. Aussi sa doctrine, en dehors des règles techniques du vers, s’applique-t-elle à toute la littérature aussi bien qu’à la poésie.

Esprit exact plutôt que vaste, minutieux, formaliste, il s’attache passionnément à perfectionner la langue. Dans sa chambre de l’hôtel de Bellegarde, dont les six ou sept chaises étaient toujours occupées, il donnait des arrêts qui décidaient du sort des mots : de quel ton brusque et rogue, c’est ce que les lourdes incivilités du Commentaire sur Desportes nous permettent aisément d’imaginer. Tout ce qui regardait la pureté du langage était pour lui affaire d’importance. « Vous vous souvenez, dit Balzac, du vieux pédagogue de la cour et qu’on appelait autrefois le tyran des mots et des syllabes, et qui s’appelait lui-même, lorsqu’il était en belle humeur, le grammairien à lunettes et en cheveux gris… J’ai pitié d’un homme qui tait de si grandes différences entre pas et point, qui traite l’affaire des gérondifs et des participes comme si c’était celle de deux peuples voisins l’un de l’autre, et jaloux de leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait accoutumé de dire que depuis tant d’années il travaillait à dégasconner la cour et qu’il ne pouvait pas en venir à bout. La mort l’attrapa sur l’arrondissement d’une période, et l’an climatérique l’avait surpris délibérant si erreur et doute étaient masculins ou féminins. Avec quelle attention voulait-il qu’on l’écoutât, quand il dogmatisait de l’usage et vertu des participes ? »

Malherbe s’était donné pour tâche de nettoyer la langue française : il voulait mettre dehors les archaïsmes, les latinismes, les mots de patois, les mots techniques, les créations arbitraires, mots composés ou dérivés, enfin tout ce dont l’ambition du siècle précédent avait surchargé, encombré la langue. Il voulait la réduire aux mots purement français, comme disait Du Bellay. Est-ce à dire qu’il nous ramenait à Marot ? Non, et bien au contraire ; car sa règle était l’usage, l’usage présent et vivant sans doute, non pas l’usage des gens qui étaient morts depuis trois quarts de siècle. Cela revient à dire que Malherbe acceptait précisément les innovations que l’usage avait consacrées, repoussait celles que l’usage avait condamnées : il n’appauvrissait pas la langue, il la débarrassait. La langue qu’il mit à nu, dans sa beauté nerveuse, c’était celle même que le xvie siècle avait formée : il ne lui enlevait que ce qu’elle se refusait à assimiler, ce qui la chargeait sans la nourrir. On peut blâmer ses décisions dans le détail, et il y en eut d’injustes, de bizarres, d’ineptes : en principe, par l’esprit général, son travail était excellent.

Mais où Malherbe prenait-il l’usage ? Il semble se référer toujours au langage « courtisan », et d’autre part nous savons qu’il donnait autorité aux crocheteurs du port Saint-Jean, ce qui semble assez contradictoire. Mais rappelons-nous qu’il s’acharnait, comme dit Balzac, à dégasconner la cour, et nous comprendrons que le « courtisan », au nom duquel il blâmait Desportes, était pour lui un idéal plus qu’une réalité. Le « courtisan », c’était sans doute la forme exquise de la langue que le peuple de Paris offrait à l’état brut et non raffiné : les crocheteurs de la Grève devaient fournir l’étoffe, et la cour y mettre la façon ; mais il n’est pas au pouvoir de la cour, ni même du roi, de faire français ce qui n’est pas du français de Paris.

L’usage aussi lui fournissait la règle du sens et du genre des substantifs, et de l’usage il tirait des lois universelles et nécessaires. À l’usage encore il demandait de prononcer sur l’arrangement des mots, sur leurs alliances, leurs rapprochements, leurs dépendances, sur la structure et l’ordonnance des propositions. Mais ici se découvre un autre principe, que Malherbe extrait de ce qu’il estime être la fonction littéraire de la langue : il veut qu’on satisfasse à la raison, ainsi qu’à l’usage ; et l’usage même tire son autorité de la raison. Car si l’on parle pour se faire entendre, c’est raison qu’on parle comme tout le monde. Et pareillement, c’est raison qu’on élimine de sa parole tout ce qui nuit ou ne sert pas à l’intelligence des choses ; l’expression parfaite est celle qui met la pensée en pleine lumière. Donc propriété, netteté, clarté, fuir tout ce qui est fantaisie, irrégularité, équivoque, voilà en somme l’enseignement de Malherbe. Il tend visiblement à constituer la langue comme une sorte d’algèbre, à donner à la phrase une rectitude géométrique. Il poursuit les métaphores fausses, les comparaisons inexactes : il a une sorte de brutalité matérialiste dans la vérification des figures. Au fond il n’y a guère que l’expression propre et directe qui lui plaise. Et voilà la raison de son goût pour la mythologie : elle est un répertoire d’images raisonnables, c’est-à-dire universellement intelligibles. C’est une langue symbolique, où les termes ont des valeurs fixes, où les formes sensibles qui servent à l’expression de la pensée, sont indépendantes pourtant de la sensibilité individuelle de l’écrivain. Aussi se réduit-il à peu près absolument aux images mythologiques.

Faut-il imputer aussi à Malherbe la fatale distinction d’une langue et d’un style nobles ? Il a eu certaines idées, parfois singulièrement étroites, sur la décence de l’expression : mais ses scrupules sont plus mondains que littéraires. Si l’on compense les critiques que cet enragé contradicteur adressait à Desportes par sa plus ordinaire pratique, on se persuadera qu’il ne reconnaît point une langue poétique plus noble que la langue épurée du bon usage : il distingue très sensément la langue commune des langues techniques, et pour la clarté, il se réduit à celle-là ; mais, de celle-là, tout est bon, et les trivialités énergiques de ses plus beaux vers nous démontrent que le principe unique de la noblesse du style réside pour lui dans la qualité de la pensée.

Il porte le même esprit dans la réforme de la poésie : il n’invente pas, il choisit. Dans le magasin trop rempli de la Pléiade, il tire quelques formes, quelques rythmes, strophes de quatre, de six ou de dix vers : alexandrins dans les stances de quatre ou de six vers, vers de sept ou de huit syllabes dans les strophes de dix vers, vers de six mêlés diversement aux alexandrins. Ces formes ne sont pas nouvelles. Mais ce qui est nouveau, c’est la façon qu’il leur donne. C’est une grande affaire pour lui que de placer un repos : il estimait son écolier Maynard « l’homme de France qui savait le mieux faire les vers », parce que Maynard lui avait fait sentir la nécessité d’une pause après le troisième vers dans les strophes de six. S’il estimait Racan un hérétique en poésie, c’était surtout parce que, contre son avis et celui de Maynard, Racan se refusait à mettre une pause après le septième vers, comme après le quatrième, dans les strophes de dix. Il préférait les formes nettes et arrêtées : il n’aimait pas les alexandrins qui s’en vont en rimes plates, indéfiniment : il voulait réduire les élégies en quatrains et même en distiques.

Il exigeait très rigoureusement la justesse et la richesse de la rime. Il défendait de rimer le simple et composé, comme jour et séjour, mettre et permettre ; ou les mots trop faciles à accoupler, comme montagne et campagne, ou les noms propres, faciles toujours à enchaîner, comme Italie et Thessalie. Il condamnait la rime d’un a long avec un a bref. « La raison qu’il disait pourquoi il fallait plutôt rimer des mots éloignés que ceux qui avaient de la convenance, est que l’on trouvait de plus beaux vers en les rapprochant qu’en rimant ceux qui avaient presque une même signification ; et s’étudiait fort à chercher des rimes rares et stériles, sur la créance qu’il avait qu’elles lui faisaient produire quelques nouvelles pensées, outre qu’il disait que cela sentait son grand poète de tenter les rimes difficiles qui n’avaient point été rimées [2]. » Pour peu qu’on soit familier avec la poésie romantique, on ne peut avoir de doute sur la valeur et la portée de ces idées.

Malherbe proscrivait toute licence et toute faiblesse, cacophonie, inversion, hiatus, enjambement, manque de césure. Il faisait une guerre impitoyable aux chevilles, à ce qu’il appelait pittoresquement la bourre de Desportes. Il voulait un rythme impeccable, une forme pleine et parfaite, et qu’on ne plaignît pas sa peine. Il disait « qu’après avoir fait un poème de cent vers ou un discours de trois feuilles, il fallait se reposer dix ans tout entiers ». Il prêchait d’exemple, produisant peu, et gâtant parfois « une demie rame de papier à faire et refaire une seule stance [3] ». Voilà la leçon excellente qu’il donnait : une leçon de travail et de patience ; ce n’est pas assez dire, une leçon de grand art. Car, si d’autres avaient eu plus de génie, personne avant lui n’avait mieux vu que la poésie est un art, et que la forme d’art ne s’improvise pas. Il enseignait l’importance de la technique, et la facture serrée qui fait les chefs-d’œuvre. Le sens profond de ses boutades et de ses maussades jugements, c’est que l’intention a besoin du métier pour s’exprimer ; c’est aussi que la perfection consiste à condenser : le moyen d’être fort, c’est d’être sobre. Il a fait rendre au vers français, détendu par la molle fluidité des Bertaut et des Montchrétien, de plus âpres, mais de plus fiers accents. On peut trouver sa forme étriquée, ses rythmes monotones et simples : songeons que la liberté antérieure était indétermination, confusion : il a réglé la cadence de la poésie comme il était possible en son temps, et il fallait passer par la simplicité classique pour arriver à la complexité plus riche de l’harmonie romantique.

Ses adversaires dont plusieurs eurent plus de génie que lui, le combattirent sans le comprendre. « Comment serait-il possible, disait la pétulante demoiselle de Gournay, que la poésie volât au ciel, son but, avec une telle rognure d’ailes, et qui, plus est, écloppement et brisement ?… Belle chose vraiment, pour tant de personnes qui ne savent que les mots, s’ils savent persuader au public qu’en leur distribution gise l’essence et la qualité d’un écrivain… Eux et leurs imitateurs ressemblent le renard qui, voyant qu’on lui avait coupé la queue, conseillait à tous ses compagnons qu’ils s’en tissent faire autant pour s’embellir, disait-il, et se mettre à l’aise… Ils ont vraiment trouvé la fève au gâteau d’avoir su faire de leur faiblesse une règle et rencontrer des gens qui les en crussent. » Elle criait que cette poésie correcte et populaire était trop facile à faire, trop facile à comprendre. Régnier, avant elle, dans sa Satire IX, avait méprisé ce grammairien, ce regratteur de mots, qui mettait le génie à la gêne et ne savait qu’éplucher le détail. Théophile disait fièrement :

Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui…
J’aime sa renommée, et non pas sa leçon…
La règle me déplaît, j’écris confusément,
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément.

Le pauvre garçon, qui eut tant de belles qualités, de si heureuses inspirations, et qui n’est arrivé qu’à être inconnu ou ridicule, est la vivante justification de Malherbe. Il s’est perdu par la négligence et par la fantaisie ; il n’a su atteindre, avec sa libre humeur, ni l’impérissable beauté de la forme, ni l’universelle vérité des choses. Il eût mieux fait de pratiquer la leçon de Malherbe, qui lui eût appris à le surpasser.


3. RAISONS DU SUCCÈS DE MALHERBE.


Les ennemis de Malherbe n’y purent rien : il obtint gain de cause auprès de ses contemporains. Ils trouvaient en lui des idées et un esprit conformes aux leurs. Il exprimait le besoin de paix, d’ordre, de discipline, qui était celui de toute la France. Il exprimait aussi ce besoin non moins universel de comprendre, cette disposition rationaliste, qui n’a pas été créée par le cartésianisme, mais qui l’a créé au contraire : il était avide de clarté, de netteté, prenant pour guide et souverain maître « le sens commun, contre lequel, disait-il, la religion à part, vous savez qu’il n’y a orateur au monde qui me pût rien persuader ». Il entrait encore dans le grand chemin du siècle, en laissant les sentiers des libertins comme des hérétiques, et, tout indifférent qu’il était au dogme, il enveloppait son stoïcisme des façons de parler chrétiennes. Il déterminait la position qu’en somme l’esprit classique gardera à l’égard de l’antiquité, quand il traduisait selon son jugement plutôt que selon le texte, déclarant qu’ « il n’apprêtait pas de viandes pour les cuisiniers » : entendez qu’il écrivait pour les gens du monde et non pour les savants ; c’était soumettre l’antiquité au sens commun. Mais s’il satisfaisait par tant de côtés l’esprit de son temps, il l’enrichissait aussi, et, par un juste instinct de la grande poésie, il imposait au rationalisme le respect de la forme d’art, que celui-ci n’aurait eu que trop de pente à méconnaître.

Ainsi, en rejetant Ronsard et tout ce qui se rattachait à Ronsard, Malherbe sauvait le meilleur et l’essentiel de l’œuvre de Ronsard. S’affranchissant des doctrines aristocratiques et pédantesques de la Pléiade, ce gentilhomme normand, qui avait le sens pratique d’un bourgeois, trouvait la conciliation du rationalisme et de l’art. Il rendait à la littérature française le plus grand service qu’il fût possible alors de lui rendre : il lui révélait le prix de la vérité, et celui de la perfection. Il n’importe, après cela, que ses vers soient médiocrement suggestifs, médiocrement aimables. Son œuvre est grande, si l’on ajoute son influence à ses vers.

Mais on peut dire que Malherbe a manqué de clairvoyance sur un point essentiel : il n’a pas su reconnaître ou créer la forme poétique de cet esprit nouveau, qu’il était le premier à manifester. Il a retenu les formes lyriques, sans le lyrisme. De là la rareté de son inspiration : c’est pour cela aussi que sa postérité lyrique a été si peu nombreuse et si peu heureuse. Ses enseignements n’ont prouvé leur efficacité que transportés hors de cette forme de l’ode où Malherbe s’est enfermé.

Or, au temps même où il travaillait ses strophes éloquentes, un des plus négligents faiseurs de vers qu’il y ait eu, un des plus grossiers adeptes de la théorie du naturel facile, un barbouilleur qu’on ose à peine nommer un écrivain, et qui, dans les rares moments où les doctrines littéraires le préoccupaient, ne jurait que par Ronsard ; Alexandre Hardy, fournissait à l’esprit classique cette forme nécessaire que Malherbe ne savait pas découvrir, et fondait la tragédie.

  1. Biographie : François de Malherbe naquit à Caen en 1555 d’une famille de magistrats locaux, l’aîné de neuf enfants. Son père était protestant dès 1541 ; quatre de ses frères et sœurs furent baptisés dans l’Église réformée. Malherbe resta catholique, s’attacha au duc, d’Angoulême, fils naturel de Henri II, et le suivit en Provence comme secrétaire, en 1576. Il avait fait l’année précédente ses premiers vers, à l’occasion de la mort d’une jeune fille. Geneviève Rouxel. Il se maria en 1581 à la fille d’un président au Parlement de Provence, Madeleine de Coriolis, deux fois veuve déjà ; il en eut trois enfants, a qui il survécut. Après la mort du duc d’Angoulème (1586), Malherbe vécut en Normandie, assez gêné. Il fit imprimer en 1587 ses Larmes de saint Pierre, qu’il dédia à Henri III. Il habita de nouveau en Provence de 1595 à 1598 et, de 1599 à 1605. En 1600, à Aix, il offrit son Ode déjà de bienvenue à Marie de Médicis. En 1605, Des Yveteaux le présenta au roi, à qui Du Perron l’avait loué, et sur la recommandation de Henri IV, le grand écuyer, M. de Bellegarde, donna une charge d’écuyer du Roi au poète, qui fut aussi gentilhomme de la chambre. Il fut bien traité de la régente, qui lui donna une pension. Il était assez âpre solliciteur, et savait se faire payer de ses vers. Louis XIII lui donna 500 écus pour un sonnet, et Richelieu le fit trésorier de France. Séparé amicalement de sa femme, qui vivait en Provence, les grands chagrins lui vinrent par son fils Marc-Antoine, qui se fit condamner à mort pour duel, et qui, à peine gracié pour cette affaire, était tué dans une autre querelle en 1626 : le vieux Malherbe poursuivit énergiquement le meurtrier et ses compagnons, qu’il accusait d’assassinat. Il mourut en 1628.

    Éditions : Œuvres, Paris, 1630, in-4 ; éd. Lalanne (coll. des Grands Écrivains), Hachette, 5 vol. in-8, 1862. — À consulter : Sainte-Beuve, Poésie au xvie siècle, Roux-Alpheran, Recherches biographiques sur Malherbe, Aix, 1840, in-8. De Gournay, Étude sur la vie et les œuvres de Malherbe (Mém. de l’Acad. de Caen), 1852. A. Gasté, la Jeunesse de Malherbe, Caen, 1890, in-8. G. Allais, Malherbe, 1891. F. Brunot, la Doctrine de Malherbe, Paris, 1891, in-8. F. Brunetiére, la Réforme de Malherbe et l’évolution des genres. Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1892. Arnould, Anecdotes inédites sur Malherbe, supplément de la vie de Malherbe par Racan, Paris, 1892. V. Bourrienne, Malherbe. Points obscurs et nouveaux de sa vie normande. Paris, in-8, 1896.

  2. Racan, Vie de Malherbe.
  3. Balzac.