Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Écrivains polémiques de l’école révolutionnaire

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IV.

Écrivains polémiques de l’école révolutionnaire. — Le pamphlet ; Paul-Louis Courier.


À la faveur de la guerre civile allumée entre les écoles monarchiques, soit dans la presse, soit à la tribune, une plus redoutable polémique se développa. Les écrivains et les orateurs qui discutaient avec ardeur les bases de la monarchie dont ils voulaient tous le maintien, quoique dans des conditions différentes, et chacun avec une politique qui amenât sa nuance aux affaires, ne s’apercevaient pas assez qu’ils ouvraient, dans les murailles de la place, des brèches par lesquelles la grande armée de destructeurs, qui l’assiégeait au dehors, finirait par pénétrer pour tout renverser. Ils avaient une trop haute opinion de la stabilité de la monarchie, et comme ces architectes qui ne proportionnent pas les résistances aux pesanteurs, ils laissaient charger le pont de manière à le faire crouler. Nous retrouvons ici l’école que l’on rencontre dans tous les embranchements intellectuels, pendant la restauration, et que, faute d’autre nom, nous avons appelée l’école révolutionnaire ; école formée de provenances diverses, ayant souvent des aspirations contradictoires, ceux-ci venant du despotisme de l’empire, ceux-là du stoïcisme de la république, quelques-uns mus par des rancunes personnelles, résultats d’une position prise ou acceptée, presque tous réunis dans un sentiment de haine contre l’autorité politique et l’autorité religieuse fondées sur un principe incontesté, et préférant le dénigrement de toute autorité morale à la liberté.

Dans les premiers temps de la restauration, un recueil fondé par opposition au Conservateur centralisa cette coalition de haines identiques et d’espérances opposées. Ce fut la Minerve, dont les principaux rédacteurs étaient Benjamin Constant, Étienne, Jay, Jouy, Tissot, Pagès, Aignan, Courier, Béranger. La Minerve n’était point un recueil rédigé d’après un symbole politique précis, et développant un corps de doctrines arrêtées ; elle prenait tous les tons, même celui de la flatterie envers le roi tout en dénigrant la royauté, s’adressait à toutes les opinions hostiles et caressait les opinions les plus contraires. Être ennemi de la restauration et lui nuire, voilà le seul titre d’admission qu’elle exigeait. Du reste, depuis l’élégie sur les régicides jusqu’à l’églogue sur les soldats laboureurs, depuis le pamphlet révolutionnaire jusqu’à la dissertation constitutionnelle, tout trouvait place dans cette espèce de Babel de l’opposition. Comme le démon dont il est parlé dans l’Évangile, la Minerve aurait pu dire : Je m’appelle Légion.

Un peu plus tard, un journal à la fondation et à la rédaction duquel contribuèrent, dans une large proportion, les débris de cette littérature sceptique qui, sous les auspices de M. Fouché, avait combattu les doctrines et les écrivains du Journal des Débats pendant l’empire, le Constitutionnel, devint l’expression la plus prudente et la plus vulgaire de cet esprit profondément malveillant. Le dix-huitième siècle régnait tout entier dans ses colonnes. En littérature, il continuait ses doctrines tendant à faire prévaloir l’élément païen des littératures antiques au préjudice de l’élément chrétien et de l’élément indigène ; en religion, il opposait à la foi un rationalisme absolu dénigrant et querelleur, et évoquait sans cesse devant ses lecteurs effrayés le fantôme des jésuites, tels que Béranger les avait peints dans ses chansons érigées par le Constitutionnel en histoire ; en politique, il s’engageait avec un esprit de défiance et de dénigrement contre le principe d’autorité. La charte, par le parti qu’il en tirait dans sa polémique, paraissait être, à ses yeux, non pas une transaction définitive entre le passé et le présent, mais une de ces places de sûreté qui, pour les protestants, devenaient aussi bien le point de départ d’une offensive nouvelle prise contre le catholicisme, que le moyen légitime d’une défensive autorisée par les traités. Les écrivains polémiques de cette école étaient des rhétoriciens diserts, élégants, ornés, mais un peu froids. MM. Jay, Étienne et leurs collaborateurs ne manquaient point de malice d’esprit et avaient de la littérature ; mais ils manquaient d’idées, d’inspiration et de jeunesse de style.

Un écrivain qui datait de plus loin, puisqu’il remontait à l’école constitutionnelle de madame de Staël, et dont la plume avait plus de portée, M. Benjamin Constant, l’ancien panégyriste du coup d’État du 18 fructidor, romancier, publiciste, critique, philosophe, poëte, avait pris place plus avant dans la presse révolutionnaire, pour punir la restauration des torts qu’il s’était donnés lui-même. À la veille du 20 mars, en effet, le lendemain du jour où la chambre des députés déclarait « la guerre nationale contre Bonaparte, » Benjamin Constant, craignant sans doute que les trompettes et les clairons manquassent à cette guerre, avait publié un violent manifeste qui se terminait ainsi : « Du côté du roi est la liberté constitutionnelle, la sûreté, la paix ; du côté de Bonaparte, la servitude, l’anarchie et la guerre. Quel peuple serait plus digne que nous de mépris si nous lui tendions les bras ? Nous deviendrions la risée de l’Europe, après en avoir été la terreur ; nous reprendrions un maître que nous avons nous-mêmes couvert d’opprobre. Du sein de notre abjection profonde, qu’oserions-nous dire au roi que nous aurions pu ne pas rappeler, car les puissances voulaient respecter le vœu national ? Lui dirions-nous : Vous avez cru aux Français ; nous vous avons entouré d’hommages et rassuré par nos serments ; un peuple immense vous a étourdi par ses acclamations bruyantes ; vous n’avez pas abusé de son enthousiasme. Si vos ministres ont commis beaucoup de fautes, vous avez été noble, bon, sensible ; une année de votre règne n’a pas fait répandre autant de larmes qu’un seul jour du règne de Bonaparte. Mais il reparaît sur l’extrémité de notre territoire, il reparaît cet homme teint de notre sang et poursuivi naguère par nos malédictions unanimes ; il se montre, il menace, et ni les serments ne nous retiennent, ni votre confiance ne nous attendrit, ni la vieillesse ne nous frappe de respect. Vous avez cru trouver une nation, vous n’avez trouvé qu’un troupeau d’esclaves ! Parisiens, non tel ne sera pas votre langage ; tel ne sera pas du moins le mien. J’ai vu que la liberté était possible sous la monarchie ; j’ai vu le roi se rallier à la nation. Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. »

Quelques jours après cette fougueuse protestation, l’empereur rentrait aux Tuileries, y faisait appeler Benjamin Constant et lui offrait les fonctions de conseiller d’État. Celui-ci les acceptait avec la mission de travailler à la rédaction des articles additionnels aux Constitutions de l’empire. C’est là un de ces exemples par lesquels Dieu, mettant la vanité humaine à bout, nous enseigne combien les dons de l’intelligence eux-mêmes deviennent méprisables, quand l’élévation du cœur ne répond point à la puissance de l’esprit.

À l’époque de la seconde restauration, Benjamin Constant était naturellement devenu, dans la presse et à la tribune, l’ennemi irréconciliable d’un gouvernement dont la vue seule, comme un reproche vivant, lui rappelait ses palinodies. Le camp révolutionnaire, peu difficile sur le choix de ses auxiliaires et les jugeant comme on juge une arme par le tranchant de la lame et la finesse de la pointe, accepta sans scrupule le secours de cette parole caustique et mordante, et de cette plume finement taillée qui avait besoin de trouver la restauration coupable pour s’excuser elle-même. Les écrivains de la Minerve, du Constitutionnel, et Benjamin Constant lui-même, ont publié des pages politiques dont l’intérêt éphémère n’a pas survécu aux circonstances et aux passions qui les avaient inspirées. Il y a ainsi, dans chaque époque, une littérature de circonstance qui meurt avec le tour d’opinion qui l’avait fait naître. Mais en s’enfonçant plus profondément dans le camp révolutionnaire, on rencontre un auteur qui a trouvé, dans un talent original, le secret d’écrire quelques pages durables sur des choses d’un intérêt passager : c’est Paul-Louis Courier.

C’est ici le cas d’étudier, dans sa personnification la plus puissante, cette forme de la littérature politique qu’on appelle le pamphlet. Parmi les hommes qui livrèrent à la monarchie, dans la sphère intellectuelle, cette rude guerre dont les résultats descendirent plus tard dans les faits, nul, si ce n’est Béranger avec lequel il a plus d’une analogie, ne frappa de plus rudes coups et n’enfonça l’épée plus avant. Il y avait, à cette époque, toute une tribu d’écrivains qui paraissaient avoir oublié que les idées de pouvoir sont nécessaires aux peuples, et la société, dans leurs mains, ressemblait assez à un tableau dont tout le monde voudrait ôter le cadre, sous prétexte qu’il gêne la toile, sans réfléchir que cette toile, formée de divers morceaux rapprochés, se déchirera d’elle-même, si on enlève l’entourage plus solide qui les soutient en les contenant. Qui n’a rencontré dans sa vie quelqu’un de ces caractères contrariants et fâcheux dont on pourrait presque dire, tant l’opposition leur est naturelle, qu’ils naissent de l’opposition ? Il semble qu’une fée maligne se soit tenue à côté de leur berceau pour les douer d’un génie pointilleux et querelleur. Ils ont le nerf optique construit d’une telle manière, qu’ils ne se servent des rayons du soleil que pour découvrir ses taches ; l’oreille tellement organisée que, dans le plus beau concert, ils ne seront sensibles qu’à la fausse note qui a troublé un moment l’harmonie, et leur odorat subtil découvrira, à la longue, un vice au parfum de la rose. Race haineuse et haïssable qui dénigre tout ce qu’elle voit ! Famille vraiment satanique, qui reconnaît pour premier père celui qui, dans les jardins de l’Éden, trouva un mauvais côté à l’ouvrage de Dieu lui-même ! En effet, le premier auteur de satires que l’on vit dans le monde s’appelait Satan.

Paul-Louis Courier appartenait, par son origine, par son éducation, comme par la nature de son talent, à cette classe d’intelligences indisciplinées et indisciplinables. C’était un de ces esprits chagrins et mécontents pour qui l’approbation est une fatigue et l’admiration un supplice. Né à Paris le 4 janvier 1772, il avait puisé ses rancunes contre l’aristocratie dans des souvenirs de famille : son père, riche bourgeois, homme d’esprit et de littérature, avait été obligé de quitter Paris pour éviter la vengeance d’un grand seigneur dont il avait séduit la femme[1]. Il est assez remarquable que le pamphlétaire qui devait flétrir avec tant de sévérité les vices de l’aristocratie, au nom de l’austérité bourgeoise, fût sorti d’une famille bourgeoise dont le chef avait eu un tort si grand envers une famille aristocratique. Paul-Louis, par suite de cet événement, fut élevé en Touraine. Son éducation fut surtout littéraire. Il avait peu de goût pour la science ; mais, dès son enfance, il étudiait avec passion les classiques grecs : il disait qu’il donnerait toutes les vérités d’Euclide pour une page d’Isocrate. Cet écrivain, idolâtre de la forme, avouait lui-même qu’il n’avait guère lu l’histoire qu’à cause du style des historiens[2]. Cette éducation était ce qu’il y avait de plus propre au monde à faire de Paul-Louis un rhéteur, c’est-à-dire un homme beaucoup plus occupé de l’art de bien dire que du devoir de bien faire ; un esprit choisi, délicat sur les mots et indifférent sur les choses, curieux de jouissances littéraires, un égoïste lettré, suivant en tout sa fantaisie, bien plus capable de parler du dévouement en bons termes que d’en avoir. C’est sous ces traits qu’il apparaît au début de sa carrière. La révolution, qui remua si vivement presque tous les cœurs dans un sens ou dans un autre, laissa le sien assez calme : il ne fut ni royaliste, ni très-zélé républicain ; il aimait trop à vivre d’une vie à son choix, pour prendre en bonne part des événements qui entraînaient violemment toutes les destinées particulières dans le torrent des destinées publiques. Il se montra très-médiocre soldat pendant les guerres républicaines ; aussi obtint-il peu d’avancement. En 1795, il quitta sans autorisation l’armée qui assiégeait Mayence, et il a lui-même dit de ce siège, dans un billet d’un héroïsme équivoque : « J’y pensai geler, et jamais je ne fus plus près d’une cristallisation complète. » On retrouve, à quelque temps de là, le soldat réfractaire de l’armée de Mayence traduisant tranquillement l’oraison pro Ligario dans une docte retraite près d’Alby, pendant que ses compagnons d’armes continuaient à se battre. La république, il faut le dire, telle que la Convention la comprenait, souriait peu aux idées de Courier ; les exécutions politiques lui étaient odieuses, la langue révolutionnaire choquait la délicatesse de son goût, et l’austérité spartiate, législativement décrétée, allait peu à ses mœurs faciles. Aussi se jeta-t-il très-vivement dans la réaction directoriale contre le puritanisme conventionnel ; si vivement, qu’un jour vint où il dut quitter au plus vite Toulouse pour échapper, comme son père, au ressentiment d’une famille outragée. C’est ainsi que Paul-Louis préludait à cette magistrature morale qu’il devait se décerner à lui-même dans les premières années de la restauration.

Pendant le Directoire et le Consulat, il est aux armées d’Italie, faisant la guerre plutôt en lettré, en antiquaire et en artiste qu’en soldat, toujours à la recherche des manuscrits, pleurant comme un compatriote de Praxitèle sur les bas-reliefs écornés, et envoyant à ses amis, au lieu de bulletins militaires, l’oraison funèbre des statues mutilées. « Les bas-reliefs dont la colonne Trajane est ornée, écrit-il, sont hors de la portée du sabre et pourront par conséquent être conservés. Il n’en est pas de même des sculptures de la villa Borghèse et de la villa Pamphili, qui présentent de tous côtés des figures semblables au Déiphobe de Virgile [3]. Je pleure encore un Hermès, enfant que j’avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d’une peau de lion, et portant sur son épaule une petite massue. C’est, comme vous le voyez, un Cupidon dérobant les armes d’Hercule, morceau d’un travail exquis, et grec si je ne me trompe. Il n’en reste que la base, sur laquelle j’ai écrit avec un crayon : Lugete, veneres, cupidinesque, et les morceaux dispersés qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s’ils avaient eu le malheur de vivre assez longtemps pour voir ce spectacle. Des soldats qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir quelques dorures dont il était orné. Vénus de la villa Borghèse a été blessée à la main par quelque descendant de Diomède, et l’Hermaphrodite (immane nefas !) a un pied brisé[4] ! »

Ce fragment donne une idée assez exacte de la tournure d’esprit et de style de Courier. Dans son meilleur temps, il n’a rien écrit de plus exquis. C’est le même mouvement d’indignation lettrée qu’on rencontre dans la pièce où Casimir Delavigne déplore la dévastation du Musée ; seulement, la langue est plus naturelle, moins minaudière, et on comprend mieux cette douleur d’artiste chez un vainqueur de l’armée d’Italie que chez un vaincu, dans l’âme duquel les regrets de l’homme de goût doivent être étouffés par la douleur du citoyen. Une autre lettre, écrite quelques années plus tard sur un tout autre sujet (il s’agissait de l’établissement de l’empire), pouvait faire pressentir que Paul-Louis excellerait dans l’art de raconter d’une manière plaisante les choses sérieuses. Dans cette lettre, on sent comme un avant-goût du sel qu’on trouvera plus tard dans le Pamphlet des pamphlets. Voici comment, à la date du mois de mai 1804, Courier raconte la proclamation de l’empire dans l’armée : « Nous venons de faire un empereur ; pour ma part, je n’y ai pas nui. Ce matin, d’Anthouard nous rassemble et nous dit de quoi il s’agit, mais bonnement, sans préambule ni péroraison : Un empereur ou une république, lequel est le plus de votre goût ? Comme on dit : Rôti ou bouilli, potage ou soupe, que voulez-vous ? Sa harangue finie, nous voici tous à nous regarder assis en rond. — Messieurs, qu’opinez-vous ? — Pas un mot, personne n’ouvre la bouche. — Cela dura un quart d’heure ou plus, et devenait embarrassant pour d’Anthouard et pour tout le monde, quand Maire, un jeune homme, un lieutenant, se lève et dit : — S’il veut être empereur, qu’il le soit ; mais pour en dire mon avis, je ne le trouve pas bon du tout. — Expliquez-vous, dit le colonel ; voulez-vous ou ne voulez-vous pas ? — Je ne veux pas, répondit Maire. — À la bonne heure ! — Nouveau silence ; on recommence à s’observer les uns les autres comme des gens qui se voient pour la première fois. Nous y serions encore, si je n’eusse pris la parole. — Messieurs, dis-je, il me semble, sauf correction, que ceci ne nous regarde pas. La nation veut un empereur, est-ce à nous d’en délibérer ? — Ce raisonnement parut si fort, si lumineux, si ad rem, que veux-tu ? J’entraînai l’assemblée. Jamais orateur n’eut un succès si complet. On se lève, on signe, on s’en va jouer au billard. Maire me disait : — Ma foi, commandant, vous parlez comme Cicéron ; mais pourquoi voulez-vous tant qu’il soit empereur, je vous prie ? — Pour en finir et faire notre partie de billard. Fallait-il rester là tout le jour ? Mais vous, pourquoi ne le voulez-vous pas ? — Je ne sais, me dit-il, mais je le croyais fait pour quelque chose de mieux. Voilà le propos du lieutenant ; je ne le trouve pas tant sot. »

On comprend que l’écrivain qui racontait en ces termes la proclamation de l’empire dans l’armée fit, pendant l’empire, la guerre sans grand enthousiasme. Quand il avait vu la gloire en face, il n’avait plus aperçu que le mauvais côté de la gloire. Le grand empereur gênait, plus que l’on ne saurait dire, ce caractère d’opposition et de dénigrement. Paul-Louis était, par l’intelligence, citoyen de cette ville d’Athènes d’où l’on exila Aristide, à cause de ce nom de Juste qui revenait toujours. L’Athénien de Paris ne prenait pas avec plus de patience le nom de Victorieux et d’Invincible que Bonaparte porta si longtemps. Aussi eût-il fait de l’opposition sous l’empire, si l’opposition eût été une chose possible sous le régime impérial qui, la regardant comme une infraction à la discipline, la punissait sans miséricorde ; force lui fut donc d’enterrer ses épigrammes dans ses lettres : il n’y avait, dans ce temps-là, ni publicité, ni public. Paul-Louis, qui n’aimait point agir comme tout le monde, se consola de cette privation en faisant la guerre en artiste, au lieu de la faire en officier. Comme dans l’armée il n’y avait que des soldats, il prit le parti d’être helléniste : c’était un moyen de ne pas ressembler à ceux avec lesquels il vivait et de ne pas être entraîné dans le tourbillon général, chose que Paul-Louis craignait par-dessus tout. Il chevauchait, à la manière des cavaliers de Xénophon, cherchait des manuscrits là où ses compagnons cherchaient des victoires, et c’est dans une de ces excursions qu’il jeta, sur un manuscrit original[5], ce pâté d’encre resté célèbre ; image assez fidèle du génie de l’auteur qui retrouva ce même pâté d’encre, quand il s’agit de cacher, à ceux pour qui il écrivait, les grandeurs de la monarchie ; car, par une fatalité singulière, la phrase de Paul-Louis Courier faisait tache, comme sa plume, sur tout ce qui était élevé et grand.

Quoique admirateur sincère de cet écrivain, Armand Carrel, dans le précis qu’il a tracé de sa vie, avec cette vigueur de style et cette netteté d’aperçus qui lui était propre, n’a pu dissimuler ce qu’il y eut de fantasque et de désordonné dans sa carrière militaire. Mais, par une condescendance d’homme de parti, il n’a pas marqué la véritable source de ces bizarreries. Cette source, c’était l’orgueil, autre qualité de ces esprits inapplicables et nés pour une négation éternelle. C’était par le sentiment exagéré d’une personnalité enivrée d’elle-même que Courier cherchait, dans cette espèce de fanatisme d’artiste, une singularité dont il se faisait une supériorité. Il y avait plus d’affectation qu’on ne le pense dans ces prétendues distractions de savant et d’antiquaire, dans ces oublis de la discipline et des devoirs de son grade, et les calculs de l’acteur étaient pour beaucoup dans cette conduite où Armand Carrel n’a laissé voir que l’originalité de l’homme.

César disait : J’aimerais mieux être le premier dans un village que le second à Rome. Il y a toute une race de Césars manqués qui se font un village au sein de Rome même, pour y occuper la première place. Ainsi faisait Paul-Louis Courier. Ne pouvant faire mieux ou aussi bien sur le champ de bataille que beaucoup de braves militaires avec lesquels il se trouvait, il voulut du moins faire autrement. Il dit : « Je serai Diogène, puisque je ne suis pas Alexandre ; » en retournant cette phrase d’une vanité vraiment satanique et qui, mieux encore que les honneurs divins exigés dans l’Asie, révèle tout l’orgueil qui se remuait dans le cœur du roi de Macédoine. En un mot, ne pouvant occuper le faîte de l’échelle, il voulut, au moins, ne pas être classé ; il évita de prendre rang dans la hiérarchie, et fut une exception.

Comme il ne se refusait jamais un paradoxe, il en vint à soutenir que l’art militaire, où il réussissait peu, n’était point un art, et que c’était le hasard tout seul qui gagnait les batailles. Dans la conversation chez la comtesse Albany, à Naples (2 mars 1812), il développe très-sérieusement cette thèse : Il y a une victoire à la fin de toutes les batailles, parce qu’il faut bien que les batailles finissent, et le seul mérite des vainqueurs est d’avoir joint leurs noms aux événements qu’amenait le cours des choses. Il faisait profession de ne point croire aux grands hommes, ce qui est consolant pour ceux qui n’atteignent point à la grandeur. Cependant, après avoir beaucoup médit de la guerre, des généraux illustres et de la victoire, il eut la fantaisie, lui qui n’avait jamais assisté à de grandes journées militaires, de suivre Napoléon qui partait pour la campagne de Wagram. La chose était difficile, parce qu’en 1808, sous le coup d’un de ces accès de mauvaise humeur auxquels il était sujet, il avait donné sa démission. N’importe, aussi prompt à courir à la bataille qu’à la quitter, il se glisse comme ami dans l’état-major d’un général d’artillerie et, sans fonctions et sans qualité bien décidée, il arrive à la grande armée. « Il ne savait pas, dit Armand Carrel, ce que c’était que la guerre comme Bonaparte la faisait. Il ne vit rien, ne comprit rien, ne sut que faire dans les quarante-huit heures qu’il passa dans la célèbre île de Lobau, pendant la grande destruction d’hommes d’Essling et de Wagram. La fatigue, la faim, eurent bientôt triomphé de l’illusion qui l’avait amené. Il tomba d’épuisement au pied d’un arbre, et ne se réveilla qu’à Vienne, où on l’avait transporté. Aussi prompt à revenir qu’à se prendre, il quitta la ville autrichienne comme il avait quitté Paris, sans permission, sans ordre, et il alla se remettre en Italie des épouvantables impressions qu’il était allé chercher à la grande armée. »

Ici s’arrête la vie militaire de Paul-Louis Courier. Dès qu’il aura vidé sa querelle avec le ministre de la guerre, qui voulait le faire poursuivre comme déserteur, il appartiendra tout entier à la vie littéraire. Ce fut dans cette situation que la restauration le trouva, démissionnaire, mécontent, assez mal noté, se félicitant dans ses lettres « d’avoir laissé son vil métier, » et menant en Italie la vie d’un oisif lettré, d’un épicurien intellectuel qui jouit des beautés et des trésors littéraires de cette péninsule, en attendant qu’il puisse aller visiter Athènes, sa véritable patrie ; car c’est à lui bien plus qu’à Béranger qu’il appartenait de dire :


Oui, je fus Grec, Pythagore a raison.
Sous Périclès, j’eus Athènes pour mère ;
Je visitai Socrate en sa prison ;
De Phidias j’encensai les merveilles ;
De l’Ilissus j’ai vu les bords fleurir,
J’ai sur l’Hymette éveillé les abeilles :
C’est là, c’est là que je voudrais mourir.


Ce que Courier avait été pour l’empire, il devait le devenir pour la monarchie. En face de l’empire, il s’était posé en philosophe ami de l’humanité, quoiqu’il eût dans l’esprit une malignité et une sécheresse exclusive de la sensibilité ; mais c’était un moyen de contrôler, d’une manière au moins indirecte, l’empereur et l’effroyable consommation d’hommes qu’il faisait sur ses champs de bataille : on se souvient qu’à la même époque Béranger écrivait sa chanson sur le roi d’Yvetot. Il s’était posé dans les armées impériales en artiste, quoiqu’il eût dans le caractère une roideur impérieuse très-peu compatible avec le laisser-aller et la facilité de la vie des arts ; mais c’était un moyen de contrôler cette vie de discipline et de régularité que l’empereur avait imposée à la France. Quand vint la restauration, il changea de rôle sans changer de caractère. La liberté de la presse ouvrait une belle carrière à son esprit naturellement chagrin et mécontent ; il devait être conduit à en profiter pour verser sur le papier le fiel qu’il avait dans le cœur.

C’est là l’écueil de presque tous les gouvernements libres : au lieu de faire servir à un intérêt général les garanties qu’ils donnent, il arrive que la plupart des hommes heureusement doués cherchent à en tirer parti dans un intérêt de fortune ou de vanité. L’opposition devient une carrière ou un rôle, on y entre pour parvenir ou pour briller. Il y a des honneurs, des positions ou des applaudissements à gagner ; en faut-il tant ? Paul-Louis eut cependant un moment d’hésitation. Le peu d’enthousiasme qu’il avait montré pour l’empereur, le mettait en bonne situation sous le nouveau régime ; il jouissait de la faveur qui s’attachait à un disgracié de l’empire ; il écrit lui-même sur un ton de plaisanterie à sa femme, en janvier 1816, à propos d’un bal de la haute société de Tours : « Si tu t’étais trouvée ici, aurais-tu été assez pure ? Tu es de race un peu suspecte. On t’eût admise à cause de moi, qui suis la pureté même ; car j’ai été pur dans un temps où tout était embrené. » Il hésita donc. Quelques avances de M. Decazes, alors ministre, ne le trouvent pas complètement insensible. Mais la pente de sa nature était trop forte ; elle l’entraînait à l’opposition qui lui offrait l’emploi des qualités de son esprit et des défauts de son caractère. La première circonstance devait déterminer la résolution d’un homme aussi disposé au dénigrement ; cette circonstance fut son échec dans sa candidature à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, où il désirait remplacer M. Clavier, son beau-père ; échec qui motiva sa Lettre à Messieurs de l’Académie des inscriptions et belles-lettres[6]. C’était un véritable pamphlet, plein de sel, mais avec plus de fiel encore que de sel ; une satire qui n’avait pas sacrifié aux Grâces, et dans le style de laquelle le mot brutal n’était pas ménagé par le candidat éconduit, moins soucieux de justifier sa colère par de bonnes raisons, que de la satisfaire par les épigrammes les plus cuisantes et les mots les plus vifs. Quand Courier eut pris son parti, il arrangea à sa manière ce passé militaire qu’il avait supporté à contrecœur, et dont il faisait naguère si bon marché. L’officier qui, en haine de toute contrainte et de toute discipline, laissait là son corps, sous la république comme sous l’empire, et marchait suivant sa fantaisie, se présenta comme une espèce de Cincinnatus qui avait quitté la charrue pour défendre le sol, et qui avait conservé les sentiments d’une fierté républicaine sous les aigles, tandis qu’il n’avait été, au fond, qu’un orgueilleux, mécontent de sa position, un pessimiste rompant en visière avec le genre humain, et un voluptueux littéraire cherchant à satisfaire ses goûts. Comme la restauration était un gouvernement de paix, et que la paix était nécessaire, indispensable, à l’époque où il écrivait, Paul-Louis se sentit saisi, comme Béranger, d’un enthousiasme rétroactif pour la gloire. Il se fit donc un rôle mi-soldat, mi-peuple, qui lui donna une position excellente d’offensive contre la monarchie. Les grands noms de notre histoire reparaissant avec elle, il se cantonna dans les idées de démocratie les plus avancées. Comme il ne pouvait pas signer Paul-Louis, baron de Montmorency, il signa : Paul-Louis, vigneron. C’est toujours le mot d’Alexandre : « Si je n’étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. »

Ne peut-on pas comparer, en effet, toute cette affectation de simplicité, cet étalage de modestie, ce luxe d’humilité, au manteau déchiré que le cynique Athénien avait choisi pour vêtement, et au tonneau qu’il avait adopté pour demeure ? Ô Diogène ! je vois votre orgueil à travers les trous de votre manteau. Ce tonneau de quatre planches à demi pourries contient une vanité aussi immense que celle qui déborde dans les somptueux palais d’Alexandre. C’est-à-dire, ô Paul-Louis ! tout le mal que vous vous donnez pour paraître humble, nous révèle la vanité napoléonienne qui vous travaille. Si vous vous croyiez un vigneron, comme les paysans de la Chavonière, vos voisins, vous feriez comme eux, vous n’accoleriez pas cette épithète à votre nom ; vous ne la prenez que parce que vous savez que personne ne vous la donne. C’est un contraste que vous cherchez, c’est de l’étonnement que vous voulez produire. Vous désirez que chacun dise autour de vous : « Courier, ce savant homme qui sait le grec aussi bien qu’homme du monde, Courier, ce grand écrivain dont la plume s’est trempée dans le style de Rabelais et de Montaigne, a la fantaisie de signer ses ouvrages Paul-Louis Courier, vigneron. Le

« lent est fantasque, et le génie a de ces caprices. »

L’opposition révolutionnaire a, sur un gouvernement normal et régulier, un merveilleux avantage. A la différence des gouvernements irréguliers, un tel gouvernement ne peut employer que les qualités des hommes; l’opposition se sert surtout de leurs défauts. Or, il y a toujours plus de défauts que de vertus. Ces caractères chagrins qui mettent obstacle à tout, ces esprits querelleurs qui intentent des procès au premier venu, ces capacités négatives, admirables dans la critique et nulles dans l’action, ces intelligences duellistes qui vivent l’épée à la main, sont d’inappréciables auxiliaires pour une opposition démocratique. Elle leur fait une vertu de leur mauvaise humeur. Leur incapacité d’affaires devient un noble éloignement pour les brigues et une abnégation sublime. Leur caractère intraitable est qualifié de stoïcisme antique, leur brusquerie d’austérité, leur orgueil de haute indépendance et leur haine de tout ce qui est élevé, de dévouement sincère aux faibles et aux petits. Ainsi fit-on pour Courier, le plus altier des hommes, comme on peut le voir dans la lettre étincelante d’esprit et de méchanceté qu’il écrivit à cette Académie assez audacieuse pour ne point lui avoir donné la palme de l’hellénisme. L’opposition le prit pour ce qu’il voulut. Il fut un Cincinnatus, un Caton à la demi-solde, un Franklin en retraite, que sais-je? un philanthrope. Comme on n’était pas bien sûr que ce cœur plein de fiel aimât quelqu’un, on assura qu’il aimait tout le monde, ce qui laissait les choses dans un vague tout à fait propre à favoriser l’illusion.

Courier commença alors contre la restauration une guerre qui lui fit un mal incroyable. C’était une tracasserie perpétuelle au sujet de toutes ses tendances et de tous ses actes ; mais une tracasserie spirituelle, mordante, acérée. Ce terrible homme ne lui laissait point une heure de relâche, et sous sa plume les plus petits faits devenaient des événements. Un curé, plus rigoureux ou moins indulgent que les prêtres des paroisses voisines, exhortait-il les filles d’un village à ne point aller à la danse, ou les paysans à ne point hanter le cabaret, les épigrammes de Courier montaient au clocher et sonnaient le tocsin pour annoncer l’arrivée de l’inquisition à la France, que le pamphlétaire faisait assister tout entière à ce prône. Comme cet esprit d’opposition savait admirablement arranger les choses pour donner tort à l’autorité, il se trouvait toujours que le prêtre était d’un ridicule infini, un perturbateur des plaisirs innocents d’une population de l’âge d’or ; car, depuis que Courier s’était proclamé vigneron, il avait arrêté qu’il n’y aurait plus que des vertus sous les toits de chaume. Hélas ! il devait, par sa propre destinée, donner lui-même à ce paradoxe un triste démenti ! Un maire exerçait-il son autorité d’une manière qui déplaisait à Paul-Louis, refusait-il de donner toujours raison au garde de ses bois, cette affaire de village devenait une affaire d’État. Puis, passant du particulier au général, le redoutable pamphlétaire

gnait la France courbée sous la double tyrannie du sacerdoce et du municipe. Il refaisait, à l’usage de la chaumière, l’histoire des trente tyrans d’Athènes, le grand helléniste qu’il était ! C’étaient les peintures les plus pathétiques, les mouvements les plus éloquents, les phrases les plus passionnées, les apostrophes les plus émouvantes ; car, Paul-Louis, en homme qui connaissait les ressources de la rhétorique, avait un goût particulier pour l’apostrophe, et l’illusion est encore si grande que, si l’on n’avait pas été contemporain de la restauration, on serait tenté de croire qu’à cette époque il y eut une tyrannie réelle en France, tyrannie invisible pour l’histoire, et visible seulement pour le pamphlet.

Le premier pamphlet qu’il avait écrit était sa Pétition aux deux Chambres (10 décembre 1816), commençant par ces mots : « Je suis Tourangeau ; j’habite Luynes, sur la rive droite de la Loire, lieu autrefois considérable que la révocation de l’édit de Nantes a réduit à mille habitants, et que l’on va réduire à rien si votre prudence n’y met ordre. » Venait ensuite l’exposé des faits : Le paysan Fouquet, cheminant à cheval, a rencontré le curé de son village qui conduisait un mort au cimetière en récitant les prières de l’Église; il a refusé de céder le pas au convoi, d’ôter son chapeau, et il a blasphémé le nom de Dieu à la vue du cercueil et du prêtre. Pour ces méfaits, il a été arrêté et conduit, « pieds nus et les mains liées, entre deux voleurs, » ajoute Paul-Louis, aux prisons de Langeais, où douze autres paysans, arrêtés à Luynes pour propos séditieux ou conduite suspecte, ont été enfermés aussi quelques mois après. Voilà toute la substance de l’affaire. Elle perd quelque peu de ses proportions aujourd’hui où l’on ne nie plus qu’il y ait eu des conspirations contre la restauration, et où l’on a vu opérer des gouvernements qui comprenaient d’une manière incomparablement plus grandiose la répression ou l’arbitraire, quand il s’agissait de se défendre ou de s’établir. C’était pourtant pour ce mauvais homme qui avait insulté en face les deux majestés les plus saintes, la religion et la mort, et à l’occasion de douze paysans brouillons, non pas déportés sans jugement loin de leur pays, mais attendant leur jugement dans la prison voisine, que Paul-Louis écrivait ces grandes phrases : « Justice ! équité ! Providence ! Vains mots dont on nous abuse ! Quelque part que je tourne les yeux, je ne vois que le crime triomphant et l’innocence opprimée ! » La cause, en se rapetissant, aujourd’hui qu’on la juge à la lumière impartiale de la postérité, fait paraître, même au point de vue de l’art, les paroles de Paul-Louis Courier, ridiculement grandes, sesquipedalia verba, et donne à son plaidoyer quelques traits de parenté avec celui du Petit-Jean de Racine ; c’est un effet d’optique semblable à celui que produisent de nos jours un grand nombre de chansons de Béranger. Après quelques hésitations qui viennent se refléter dans la correspondance de Paul-Louis avec sa femme[7], et qui naissaient, de l’accueil que lui avait fait M. Decazes, alors ministre, il s’enrôla, on l’a vu, définitivement dans l’opposition en 1819, après avoir écrit dans un style au moins aussi brutal que spirituel sa Lettre à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui avait commis le crime irrémissible de ne pas l’élire comme successeur de son beau-père M. Clavier.

C’est dans ses lettres écrites au Censeur, entre le mois d’avril 1819 et le mois de juillet 1820, qu’on trouve l’idéal de sa politique, et que son style définitif commence à se montrer. Il dit dans un de ces petits pamphlets : « La nation fera marcher le gouvernement comme un cocher qu’on paye et qui doit nous mener, non où il veut et comme il veut, mais où nous prétendons aller et par le chemin qui nous convient. » La comparaison est ici à la hauteur de la pensée ; elle peint l’homme tout entier et, en même temps, tout l’esprit révolutionnaire dont il est la personnification, quand il cherche ainsi à se consoler du devoir d’obéir, en revendiquant, contre le pouvoir, le droit de l’insulte et du mépris.

Il y a des hommes qui haïssent l’autorité à cause du mauvais usage qu’on en fait ; Courier la haïssait pour elle-même, et tout simplement parce qu’elle était l’autorité. Le plus grand tort du pouvoir à ses yeux, c’était d’être le pouvoir. « Notre ennemi, c’est notre maître, » telle était sa morale ; morale assez immorale, quoiqu’elle soit de Jean la Fontaine, ce fabuliste d’une bonhomie méchante, qui souvent se trouve être un satirique bien au-dessus de Perse et Juvénal. Tout le secret de la politique de Paul-Louis est dans cette maxime. C’était au même titre qu’il attaqua pendant la restauration les trois personnes sociales qu’il trouvait au-dessus de sa tête : le roi, le noble et le prêtre. Le tort du roi, c’était de dominer du haut du trône ; le tort du noble, de dominer du haut de son arbre généalogique, qui enfonçait ses racines dans un glorieux passé ; le tort du prêtre, de dominer du haut de la chaire. Avez-vous ressenti quelquefois, par un temps de pluie et de boue, ces mouvements de colère dont le piéton est animé contre l’homme en carrosse ? Eh bien ! agrandissez cette disposition d’esprit et faites-en une habitude permanente, et vous aurez une définition exacte de la nature de Paul-Louis Courier. C’était un piéton qui voulait éclabousser les voitures.

Il faisait dans la littérature politique précisément ce qu’on a fait plus tard au théâtre, ce que Béranger faisait à la même époque dans ses chansons, et ce que la révolution de 93 avait fait en action, avant Béranger et Courier. Il sacrifiait la tête de la société à ses membres inférieurs, il humiliait les loges devant le parterre ; moyen infaillible d’obtenir un succès au moins transitoire, car les Frétillons sont plus nombreuses dans un pays que les grandes dames, et ce ne sont point les loges, où l’on blâme et l’on applaudit tout bas, c’est le parterre, où l’on siffle à outrance, comme on y bat des mains avec fracas, qui fait la chute ou le succès. Nous serions tenté de dire que, malgré tant de révolutions, on ne connaît bien la violence effrénée de cet orgueil que nous portons tous au fond du cœur, que depuis la révolution française. Ce sentiment d’égalité, qui éleva tant d’échafauds, où monta tout ce qui était grand en France, vertu, naissance, talent, beauté, n’était pas autre chose au fond que l’orgueil implacable et homicide des classes et des natures inférieures qui, prenant à la lettre l’allégorie de Tarquin, l’appliquaient à bras de bourreau, non plus sur des pavots, mais sur des hommes. On connaît cette illusion d’optique qui fait croire à ceux qui naviguent entre les rives d’un fleuve que ce sont ces rives qui fuient, et que le navire reste immobile : par une illusion contraire, ceux qui renversèrent la royauté, le clergé, la noblesse, puis bientôt après la bourgeoisie, ayant abaissé le niveau qu’ils voyaient au-dessus de leur tête, crurent s’être élevés. Il ne faut rien négliger en histoire, et les mots mêmes servent à pénétrer les secrètes pensées des partis. Ainsi, quel fut le berceau et le symbole du parti de l’égalité ? Ce fut la Montagne. Ceux qui ne parlaient que de tout abaisser au même niveau, commencèrent par s’établir au faîte. L’illusion qui eut, au temps de 93, des conséquences si déplorables, se reproduit facilement, parce qu’elle tient à un vice de notre nature. C’est à ce sentiment éminemment révolutionnaire que s’adressa surtout Paul-Louis Courier dans ses pamphlets, comme Béranger dans ses chansons.

Entre le célèbre chansonnier et le puissant pamphlétaire (nous pouvons bien lui donner ce nom qu’il prenait lui-même et dont il se faisait honneur), entre le chansonnier et le pamphlétaire, il y avait plus d’un trait de ressemblance. C’était la même haine de toute supériorité, le même tour d’esprit aigu et tranchant, la même acidité d’expression, la même verve satirique ; cependant on peut aussi marquer entre eux une différence essentielle. Béranger mariait ensemble, on l’a vu, l’école du Portique et celle d’Épicure ; il empruntait ses inspirations à la licence aussi bien qu’à l’orgueil. Sa philosophie entrait au cabaret et s’humanisait avec la grande famille des Lisette et des Frétillon, et raisonnait ou déraisonnait après boire. Paul-Louis Courier, au contraire, était un stoïcien en frac ; il ne puisait ses inspirations et sa verve qu’à la source de l’orgueil. La licence de l’entendement était plus grande chez lui que celle des sens, ou plutôt cette licence de l’entendement existait seule. C’était de sa tête que débordait cette ironie implacable, amère, qui teignait tous les objets et toutes les personnes qu’elle touchait, des couleurs du fiel. Courier developpait, dans un style de puriste, une morale aux dogmes puritains que l’officier, obligé de fuir à la hâte Toulouse, à l’époque du Directoire, pour échapper à la vengeance d’une famille offensée, n’avait pas toujours pratiquée. Il savait quelquefois prendre les dehors de la bonhomie ; mais c’était un faux bonhomme. L’amour qu’il affectait pour les classes inférieures de la société n’était, au fond, que l’inimitié qu’il portait aux classes élevées ; il ne s’attendrissait que pour avoir droit de se mettre en colère, et son affection était un moyen détourné de haïr[8]. On aurait pu croire que Voltaire s’était dédoublé pour enfanter ces deux esprits qui eurent tant d’analogie avec le chef du philosophisme, qu’on pourrait les appeler ses miniatures. Au chansonnier, il avait donné cette verve de licence et d’immoralité déployée dans le poëme le plus honteusement célèbre du dix-huitième siècle ; au pamphlétaire, cette âcreté de génie et cette malignité d’intelligence qui étincelle dans tous ses écrits. En effet, Courier pas plus que Béranger, et ces deux écrivains pas plus que Voltaire, n’ont de gaieté dans l’esprit ; ils n’ont que de la malice. Le sourire à demi formé sur leurs lèvres se termine par la convulsion de l’ironie ; ils ne rient presque jamais, ils raillent.

Certes, pour que Courier, comme Béranger, ait exercé une influence si grande, il fallait que l’homme littéraire eût une valeur réelle. C’était, en effet, un écrivain habile que cet homme, et il avait rapporté dans notre langue des qualités qui lui étaient particulières dans ce siècle et qu’il devait au commerce des anciens. La trempe de son génie était plutôt antique que moderne ; mais elle était moins romaine que grecque. Il y avait dans sa moquerie un sel cuisant et léger qui venait en droite ligne d’Athènes, et on reconnaissait dans sa manière quelque chose du génie d’Aristophane, marié avec celui de Lucien. Il avait une certaine netteté d’expression, une pureté dans son tour de phrase, une élégance de style, et, dans ses bons moments, un atticisme d’ironie dont les écrivains de son siècle n’approchèrent pas. Peut-être recherchait-il un peu trop curieusement la naïveté des formes et, par éloignement pour l’emphase, tombait-il quelquefois dans l’affectation de la simplicité, en travaillant à rapprocher la langue de notre siècle de celle d’Amyot ; mais cette simplicité était toujours élégante, et le dessin de sa phrase restait correct et gracieux. Il y avait aussi dans le talent de Courier un reflet rabelaisien ; mais c’était Rabelais épuré par le goût et écrivant dans une langue formée, au lieu de pétrir dans ses mains puissantes un chaos plein de couleurs et contenant dans son sein la lumière et la nuit encore confondues. Si, dans le génie de Paul-Louis Courier, il y avait un reflet de la manière d’Aristophane et de celle de Lucien, cela est vrai non-seulement pour le style, mais pour l’ordre des idées. L’auteur du Pamphlet des pamphlets peut être mis en effet à côté de l’auteur des Nuées, sans trop d’injustice, soit que l’on considère le mal qu’il a fait, soit que l’on envisage les trésors d’esprit et de malignité qu’il a dépensés pour le faire. Quant à Lucien, on connaît les vives allures de cet esprit satirique et hardi, dont la phrase audacieuse allait attaquer les dieux sur leurs autels et dont l’ironie encyclopédique s’attachait à tous les sujets. Malgré ce mérite littéraire qu’il ne faut pas songer à contester, il importe d’ajouter que, si le talent de l’écrivain était remarquable, l’intelligence de l’homme était rétrécie par la vanité. Si l’on voulait examiner de près les fautes qui ont perdu les intelligences les plus élevées de ce siècle, il faudrait remonter à cette source. À défaut des grandes passions qui ont suscité les égarements des âges précédents, celle-ci a été le mobile de presque toutes les erreurs de notre âge. Cette passion s’exprime, chez Paul-Louis Courier, par une tendance invincible à approuver tout ce qui peut déclasser la société, et par conséquent la désorganiser. Toute distinction qu’il n’avait pas lui pesait comme une injure, et tout honneur qui s’adressait à un autre semblait, en passant, le blesser au front, tant il portait haut la tête. Il aurait voulu que la société fût un vaste pêle-mêle, de manière à ce qu’aucune supériorité sociale n’existant, il ne demeurât que cette supériorité d’esprit et d’épigrammes qu’il se reconnaissait. Il souffre volontiers « Georges le laboureur, André le vigneron, Jacques le bonhomme et toute cette classe qui ne meurt pour personne et, sans dévouement, fait tout ce qui se fait, bâtit, cultive, fabrique, autant qu’il est permis ; lit, médite, calcule, invente, perfectionne les arts ; » mais il voudrait qu’il y eût le moins de gouvernement possible et, au fond, il préférerait qu’il n’y en eût pas. Il oublie que ce n’est pas tout de cultiver, de bâtir, de fabriquer, et même de lire, de méditer, de calculer et d’inventer ; que la morale des intérêts privés n’est pas celle de l’intérêt général ; qu’il y a des heures dans la vie des nations où, si le dévouement n’existe pas, les nationalités périssent, et où, faute d’une haute impulsion donnée aux efforts communs par une raison et une volonté supérieures, ces efforts languissent ou s’éparpillent et demeurent stériles. Ce n’est ni André le vigneron, ni Georges le laboureur qui écriront au général de notre dernière armée, dans les désastres de la fin du règne de Louis XIV : « Si vous êtes battu, écrivez-le à moi seul ; je traverserai Paris, votre lettre à la main, et je vous conduirai cent mille hommes pour m’ensevelir avec vous sous les ruines de la monarchie ! » comme ce n’est pas Jacques Bonhomme qui se roidira contre la défaillance universelle d’un royaume réclamant la paix à tout prix, fût-ce une paix honteuse et désastreuse, pour faire une campagne suprême qui conduira à une paix honorable et avantageuse. Quand cette puissance d’impulsion, de direction, manqua dans les régions gouvernementales, il fallut que Dieu, pour sauver la France, fit, en sa faveur, un miracle, et lui envoyât Jeanne d’Arc. Mais le pamphlétaire n’a point la perception de ces choses ; il hait l’unité, l’autorité, la hiérarchie, et poursuit partout et toujours tout ce qui leur ressemble.

Cette singulière disposition d’esprit éclate dans tous ses pamphlets ; cette haine de tout ce qui est organisé, c’est-à-dire de tout ce qui est classé, embrasse, non-seulement la royauté, le clergé, l’aristocratie, la magistrature, l’administration, mais l’armée. Il y a dans un des pamphlets de l’auteur une sorte de plan tracé contre l’Europe en cas d’invasion, et il se félicite, en commençant, de ce que la France n’est plus défendue ni par le grand empereur ni par son invincible garde. À la manière dont ces mots sont jetés, on aperçoit la trace de l’antipathie que nourrissait l’écrivain, comme nous l’avons dit, contre la hiérarchie militaire forte et arrêtée de l’empire. Ce qui lui déplaisait dans l’armée, c’était précisément ce qui le choquait dans l’organisation sociale, c’est-à-dire l’organisation même. Il proposait de remplacer le système de guerre des nations civilisées par le système de guerre des Hurons et des Mohicans. Il voulait faire de la France un tirailleur, chacun combattant comme il l’entendrait : qui derrière un buisson, qui dans un fossé, qui à l’abri d’un mur, une espèce de combat singulier où chacun serait à la fois soldat et général. Voilà l’étrange moyen que proposait Paul-Louis Courier pour empêcher une invasion. Sans doute cette utopie militaire pouvait bien avoir quelques inconvénients pour le pays. Dans une contrée aussi plate et aussi découverte que la nôtre, surtout depuis que la révolution a abattu tant de bois et dévoré tant de forêts, cette guerre de partisans, dirigée contre de nombreuses armées, aboutirait à faire écraser en détail des hommes qui auraient pu vaincre en se réunissant. Mais Paul-Louis Courier voyait les choses tout autrement que le vieillard de la Fontaine, qui unissait les branches en faisceau pour qu’elles ne pussent être rompues. Lui, au contraire, il déliait le faisceau, parce qu’en le déliant il détruisait la hiérarchie, parce qu’avec la guerre des volontaires et des tirailleurs, il n’y avait plus ni généraux, ni maréchaux, ni empereur surtout. L’égalité était à l’instant rétablie, et le plus grand homme de guerre du monde ne valait ni plus ni moins que le dernier caporal de l’armée. Nous ne sommes pas très-loin, on le voit, du système de cet écrivain moderne qui préconise l’anarchie comme la forme la plus parfaite de gouvernement. S’il est une des compositions de Paul-Louis Courier où cette tendance que nous signalons comme le fond de sa nature éclate à chaque ligne, c’est le plaidoyer plein d’injustice et de verve qu’il publia contre la souscription destinée à acquérir le château de Chambord[9]. Nous laissons de côté le point de vue politique. L’écrivain dont il s’agit était un homme d’opposition ; il pouvait ne point voir avec satisfaction les communes de France offrir au jeune héritier de la race des Capétiens le château bâti par François Ier ; mais, à côté de la question politique, il y avait une question d’art qui aurait dû trouver grâce devant l’helléniste, devant l’Athénien. Chambord n’était-il point le chef-d’œuvre du Primatice, et n’était-ce point une manière toute naturelle de conserver ce bel édifice, menacé d’être démoli, que de le placer sous la protection du jeune prince qui venait de rouvrir devant la famille de Louis XIV un avenir qui semblait prêt à se fermer ? Certes, tous les hommes éclairés attachaient de l’importance à la conservation de ce monument. Un édifice est une page de pierre où le génie de l’homme écrit un poëme : qu’aurait dit Paul-Louis Courier de celui qui, retrouvant un chant de l’Iliade, se serait empressé de le jeter aux flammes ?

Chambord, cette page monumentale de Primatice peut bien valoir une page d’Homère. Cependant, Paul-Louis Courier se déclara l’adversaire constant, opiniâtre, implacable, de la conservation du château. Le Grec qui avait pleuré, en Italie, sur la Vénus de la villa Borghèse et sur la statue de l’Hermès enfant, devint un barbare, l’artiste un iconoclaste, l’Athénien accepta le titre de pamphlétaire ordinaire de la bande noire. Au lieu de calculer tout ce que le Primatice avait dépensé de génie dans la construction du monument, il supputa ce qu’on pourrait en tirer de livres de plomb et de toises de pierres ; il fit, pour ainsi parler, l’autopsie du château de Chambord. Il donna, pour le détruire, les plus mauvaises raisons du monde, développées dans un style étincelant d’esprit et tout pétillant de malice. Le voyez-vous, le grand helléniste, le voilà tout à coup devenu docteur ès sciences agronomes. Il plaint l’agriculture spoliée du terrain occupé par ce beau monument, comme si les terres à cultiver et même les terres à défricher manquaient en France, et il calcule le nombre des pommes de terre qu’on pourrait planter sur un chef-d’œuvre. Tout est de cette force dans cette étrange philippique. Il n’a pas fallu moins que les passions du temps, le prodigieux esprit de l’auteur et la forme littéraire qui couvre ses sophismes, pour faire lire et accréditer des pauvretés pareilles. Que si l’on demandait pourquoi cette grande haine contre le château de Chambord, nous serions tenté de vous répondre que Paul-Louis Courier était ennuyé de voir le toit de la demeure de François Ier s’élever au-dessus de son toit. Il n’aimait pas Chambord par la même raison qui lui faisait haïr la royauté, parce que Chambord tenait trop de place. C’était un roi de granit que ce monument, et Paul-Louis Courier n’aimait ni les empereurs ni les rois. Sa maison lui semblait sans doute plus petite, quand il avait passé devant la façade colossale du château ; son existence s’amoindrissait à ses yeux, quand il avait considéré ce cadre immense d’une existence royale ; il aurait dit volontiers, du fond de sa métairie, au château de François Ier, ce que Diogène disait à Alexandre du fond de son tonneau : Ôte-toi de mon soleil !

Le Simple Discours de Paul-Louis, vigneron de la Chavonière, aux membres du conseil de la commune de Veretz, à l’occasion d’une souscription proposée par S. E. le ministre de l’intérieur pour l’acquisition de Chambord (1821), est donc plein de venin politique. En regard de l’éducation que le duc de Bordeaux devait recevoir à Chambord, Paul-Louis met l’éducation universitaire du jeune duc de Chartres, et cherche, dès lors, à faire naître une compétition entre les deux branches de la famille royale. Il trace avec amour cet idéal d’une royauté bourgeoise, que son successeur immédiat dans le genre du pamphlet devait si cruellement exploiter contre le prince au profit duquel Paul-Louis le dessinait alors. Il semble que Chambord soit le seul lieu du monde où l’on ait vu des adultères. Le fils du bourgeois qui, avant 1789, avait été obligé de fuir Paris après avoir déshonoré la femme d’un grand seigneur, le théoricien de morale qui lui-même avait dû fuir Toulouse après une aventure scandaleuse, est sans pitié pour « la femme Montespan et la fille la Vallière » (c’est ainsi qu’il les nomme du haut de son puritanisme démocratique). La cour, qui certes a abrité bien des vices, parce qu’il y a des vices partout où il y a des hommes, n’est, à ses yeux, qu’un antre, une caverne « où l’on ne voit qu’empoisonnement, débauche de toute espèce, prostitution, et où l’on vit pêle-mêle. » Tous les tableaux qu’il en fait sont de cette couleur à la Rembrandt, que pas un rayon n’éclaire. Que voulez-vous ? il faut que ces pages à la Suétone fassent ressortir les fraîches pastorales écrites par le traducteur de Longus sur les vertus champêtres, qui, hélas ! ne sont visibles trop souvent que dans les églogues. Point de vertus, point de qualités même possibles dans les palais, où l’on vit cependant saint Louis, Louis XII et Louis XVI, et où brillèrent, sinon par les mœurs, au moins par de grandes et de royales qualités, Charles V, Charles VII, François Ier, Henri IV et Louis XIV. Quant à la noblesse, comme elle vit à la cour, elle n’est pas mieux traitée que la royauté : « Sachez, dit l’auteur du Simple Discours, qu’il n’y a pas en France une seule famille noble, mais je dis noble de race et d’antique origine, qui ne doive sa fortune aux femmes, vous m’entendez. » On reconnaît bien l’historien qui disait de Plutarque, en croyant le louer, qu’il aurait fait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela avait pu arrondir sa phrase. La phrase de Paul-Louis, il faut le reconnaître, gagne dans ce pamphlet tout ce que la vérité historique perd. Elle est légère, alerte, armée en guerre. Point de grands raisonnements, des affirmations qui frappent à coups redoublés, des mouvements rapides, des épigrammes. Le style est vif ; il court au but comme la flèche, mais il manque d’haleine ; il suffit dans un pamphlet, il fatiguerait dans un livre par cette brièveté dont l’affectation lasse, et par un tour de phrase heureux, mais un peu monotone. Aussi Paul-Louis a-t-il grand soin, dans le Pamphlet des pamphlets, qui est son chef-d’œuvre, de mettre le pamphlet bien au-dessus du livre. Tout ce qui est beau doit être court, puisque Paul-Louis est court. Ce peintre en miniature apprécie peu les fresques de Michel-Ange. Il se compare en passant à Franklin, qui, bien qu’un peu sec, avait un autre sens pratique des choses, avec un véritable désir d’être utile ; à Pascal, qui avait une autre élévation de pensées et une autre envergure ; à Démosthènes, qui avait une autre éloquence. La postérité, qui remet les hommes à leurs places, obligera Paul-Louis à en rabattre. Il avait le sentiment de l’antique, un style du seizième siècle, raffiné par le goût moderne, sorte de transaction savante entre les grâces naïves de nos vieux conteurs et l’art exquis des Grecs, trop savante pour que l’artifice ne paraisse pas quelquefois ; mais c’est, au demeurant, un penseur sans portée et un écrivain d’une respiration courte, qui fournit vivement une carrière peu étendue, et qui resterait en chemin, on le sent, si la carrière était plus longue. Comme Béranger, il fut servi par les circonstances et les passions de son temps, parce qu’il s’enrôla à leur service.

Le Simple Discours fut incriminé par le parquet. Courier ne paraît pas beaucoup s’en étonner ni s’en affliger ; peut-être s’y attendait-il. Il écrit à sa femme à ce sujet (juin 1821) : « Je ne sais pas encore si je serai mis en jugement. Cela sera décidé demain. Je suis bien sûr de n’avoir point de tort. J’ai le public pour moi, et c’est ce que je voulais. On m’approuve généralement, et ceux-là qui blâment la chose en elle-même conviennent de la beauté de l’exécution. » Voilà bien l’artiste ! Pourvu qu’on admire la forme, cela lui suffit. Aussi ajoute-t-il que deux personnes (M. Étienne était l’une des deux) lui ont dit que « cette pièce était ce que l’on avait fait de mieux depuis la révolution. Ainsi, continue-t-il, j’ai atteint le but que je me proposais, qui était d’emporter le prix. » Ce mot encore peint l’homme. Qu’importe qu’il ait flétri la royauté, insulté toute une classe de Français, enflammé les passions, troublé les esprits ? Il a fait un beau morceau de littérature ; il a emporté le prix du style ; dès lors, il est content. Les trois mois de prison auxquels il fut condamné ne diminuèrent point son contentement. Ce fut pour lui l’occasion d’écrire l’histoire de son procès, en y joignant le discours qu’il aurait voulu prononcer pour sa défense, s’il avait su parler, bien entendu, car il lui était impossible de dire deux mots de suite en public. Comme dans ce nouveau pamphlet il tournait en ridicule le procureur général qui avait conclu contre lui, il appelait cela son Jean de Broé. Le succès de ce nouveau pamphlet mit le comble à sa joie : « Ma brochure a un succès fou, écrivait-il à sa femme. Tu ne peux pas imaginer cela ! C’est de l’admiration ! de l’enthousiasme ! Quelques personnes voudraient que je fusse député, et y travaillent de tout leur pouvoir. Je suis convaincu que cela serait pour moi un malheur. Cela ne me convient pas du tout. Au reste, il y a peu d’apparence, car je crois que je ne conviens à aucun parti. » Vous reconnaissez ici le même sentiment de sagacité un peu égoïste qui empêcha Béranger et Casimir Delavigne de prendre une part active aux affaires de leur parti et de leur temps. Les clairons sonnent la charge pour tout le monde et ne la fournissent avec personne. Voilà donc Courier en prison. Dans ce temps-là, les prisons politiques étaient une espèce de Capitole où rien ne manquait, ni les visites, ni les dîners, ni les ovations. « Tout le monde est pour moi, écrivait Courier à sa femme. Je puis dire que je suis bien avec le public. L’homme qui a fait de jolies chansons (Béranger) disait l’autre jour : — À la place de M. Courier, je ne donnerais pas ces deux mois de prison pour cent mille francs. » Dans une autre lettre Courier disait à son tour : « Les chansons de Béranger, tirées à dix mille exemplaires, ont été vendues en huit jours. On en fait une autre édition. On lui a ôté sa place ; il s’en moque, il était simple expéditionnaire. Mes drogues se vendent aussi très-bien. » On voit le genre de terreur que les prisons politiques de la restauration inspiraient aux écrivains. Deux mois de captivité étaient un excellent placement. Cela n’empêchait pas de se plaindre tout haut ; mais on riait tout bas, en vendant bien ses drogues, comme parle Paul-Louis.

On ne peut s’empêcher de sourire quand on voit avec quel sérieux l’ancien échappé de l’armée républicaine de Mayence et de l’armée impériale de Wagram se pose en soldat belliqueux, depuis que l’on ne se bat plus. Dans sa Pétition pour des villageois qu’on empêche de danser (juillet 1822), Courier, s’adressant à un jeune curé élevé par un frère de Picpus et qui avait interdit la danse sur la place de l’endroit, lui dit du ton d’un vétéran de nos grandes guerres qui s’appuie à regret sur sa vieille épée de combat que la restauration l’aurait forcé de remettre au fourreau : « Ainsi, l’horreur de ces jeunes gens pour les plus simples amusements leur vient du triste Picpus, qui lui-même tient d’ailleurs sa morale farouche. Voilà comme, en remontant dans les causes secondes, on arrive à Dieu, cause de tout. Dieu nous livre aux Picpus. Ta volonté, Seigneur, soit faite en toute chose ! Mais qui l’eût dit à Austerlitz ! » L’homme qui traduisait l’oraison pro Ligario pendant que nos gens se battaient, écrit encore dans le même style qui sent son bivouac : « Je suis du peuple ; je ne suis pas des hautes classes ; j’ignore leur langage et n’ai pas pu l’apprendre ; soldat pendant longtemps, aujourd’hui paysan, n’ayant vu que les camps et les champs. » La vue des camps lui plaisait assez peu, puisqu’il les quittait sans congé ; et quant aux champs, quoiqu’il s’écrie dans le même pamphlet, « Foi de paysan ! » cela ne l’empêchait pas, quand les paysans lui coupaient ses arbres dans ses bois de la Chavonière, de vouloir être cru sur parole, par son maire, dans ses dénonciations contre eux, quand il avait dit, « Foi de propriétaire ! » Courier était désormais trop engagé par ses succès dans la carrière du pamphlet pour la quitter. Il continua donc à écrire sur les événements du jour ; seulement, pour éviter les saisies et les procès, le premier avait suffi à sa réputation, il ne fit plus imprimer ses pamphlets sous son nom. Il attaqua ainsi à peu près tout ce que l’on respecte, en religion comme en politique. Il peignit le confessionnal comme il avait peint le palais, et à l’occasion d’un mauvais prêtre qui avait abusé, pour commettre un crime, de cette grande et sainte institution de la confession, il écrivit ce morceau, qui est devenu le point de départ de toutes les attaques modernes contre ce sacrement : « Confesser une femme, imaginez ce que c’est. Tout au fond d’une église, une espèce d’armoire, etc… » Courier oublie qu’entre le prêtre qui juge et la femme qui s’accuse, il y a un invisible témoin à la présence duquel l’un et l’autre croient : c’est Dieu. Comme le rôle de victime est toujours un bon rôle devant le public, il feignit de penser que ses attaques contre le clergé l’exposaient à des périls réels, et, dans un de ses derniers pamphlets, il se fait dire par un de ses interlocuteurs, sorte de personnages complaisants imaginés par Voltaire pour donner la réplique, comme les confidents des tragédies : « Prends garde, Paul-Louis, prends garde : les cagots te feront assassiner ! » Il ne s’imaginait pas que cette insinuation, jetée à la légère, pouvait devenir une calomnie posthume !

La vie de Courier est maintenant expliquée, son talent apprécié. Sa vie, c’est la lutte de l’individualité indisciplinée contre la société, du membre contre le corps, de la personnalité contre l’organisation générale ; le duel de l’exception contre la règle. Il réunit dans son talent les avantages et les inconvénients de cette position une fois prise. Il est original, vif, piquant, spirituellement paradoxal, plein de verve, de saillies ; mais il manque d’autorité et de hauteur comme de largeur dans les vues. C’est un chicaneur admirable, mais c’est un mauvais logicien.

Ici une considération morale se présente pour fermer le tableau de la vie et du talent de ce grand pamphlétaire qui fut un si petit esprit.

La guerre que Courier avait déclarée à la société n’était point, vous le savez, une guerre d’avant-poste : c’était une guerre universelle. Tout ce qui était social lui était antipathique. Dans une haine qui s’élargissait jusqu’à l’infiniment grand et se rétrécissait jusqu’à l’infiniment petit, il embrassait depuis le roi jusqu’au garde champêtre, en traversant tous les degrés intermédiaires de l’échelle, pour descendre du sommet à la base. Il avait attaqué d’abord la royauté comme symbole et type de l’existence du pouvoir social ; il avait attaqué la force armée comme le bras de ce pouvoir ; il avait attaqué le pouvoir judiciaire comme l’émanation du pouvoir royal, qui n’est lui-même que la forme politique, la personnification princière de cette puissance sociale représentée par une famille incontestée. Ses attaques contre le pouvoir judiciaire n’avaient rien épargné ; toute la hiérarchie avait passé sous le feu des épigrammes. Le sel du Pamphlet des pamphlets avait été aussi cuisant que le sel des chansons de Béranger. Une ironie immense, incessante, amère, avait été déversée sur les tribunaux comme sur les parquets. Courier avait exécuté en effigie ces magistrats qui avaient eu la hardiesse irrespectueuse de troubler le grand pamphlétaire dans les passe-temps qu’il se donnait contre l’ordre social, et ces autres magistrats qui avaient eu le tort de le punir. Il avait attaqué encore le clergé, cette grande puissance morale, accréditée par le ciel auprès des intérêts de la terre ; il lui avait fait une guerre d’autant plus violente, qu’à l’imitation d’un grand nombre d’écrivains de son école il regardait le clergé comme un usurpateur dangereux qui disputait aux écrivains philosophiques leur influence légitime. Il était entré enfin dans des tombeaux où dormait le souvenir de femmes trop fragiles, dont l’existence avait été peu chaste sans doute, mais que le repentir, cette vertu qui naît des larmes que nous versons sur nos vices, avait peut-être justifiées devant Dieu, et il avait secoué d’une main impitoyable ces linceuls, pour verser le mépris sur de hautes familles et de grands noms. Dans sa haine contre la royauté et l’aristocratie, il avait prodigué les plus dures paroles, les dénominations les plus odieuses à ces femmes égarées, parmi lesquelles il en est une à qui Bossuet, aussi pur et peut-être aussi irréprochable que Paul Courier, disait avec l’accent d’une ineffable miséricorde : « Levez-vous, et entrez dans la piscine de la pénitence, ma sœur. » Vous le voyez, rien n’avait été inviolable ni sacré pour l’âpre génie de cet écrivain. La société, dans toutes ses parties ; au faîte de l’édifice, la royauté ; plus bas, l’ordre judiciaire ; dans la sphère morale, le clergé ; dans l’ordre matériel, la force publique ; enfin, l’honneur des familles, tout avait été une proie pour ce génie irascible et violent. Sa vie avait été intraitable et sans pitié. Au bout de pareilles vies, il y a quelquefois des morts étranges et pleines d’enseignements. Voyons.

Dans ces mêmes bois de la Chavonière, d’où Paul-Louis Courier, vigneron, datait ses furieuses philippiques, et où, au nom de ce droit de fiction dévolu aux pamphlétaires comme aux peintres et aux poëtes, il avait rassemblé toutes les vertus de l’âge d’or, qu’il ne mettait dans les forêts que pour les montrer plus éloignées des cours, on vint un jour à rencontrer un homme étendu sur le sol, un cadavre. La blessure dont il conserve la trace encore sanglante, ne permet pas d’avoir un doute sur le genre de sa mort. Il y a eu meurtre : cet homme a été assassiné. Quelqu’un s’est trouvé dont la haine atroce n’a plus été retenue par ces lois de l’ordre social qui arrêtent quelquefois le bras de l’assassin. Tout s’est passé comme dans une embuscade de Hurons ou d’Iroquois, dans ces pays régis par les instincts d’une nature encore sauvage. Il y avait haine, il y a eu guet-apens ; le canon d’un fusil s’est penché, et, quand il s’est relevé, il y avait un homme de mort.

Des représentants de la force publique, destinés à prévenir, à empêcher de pareils crimes, aucun ne s’est trouvé là. Peut-être la bouche suppliante de l’homme assassiné les a-t-elle appelés ; pas un n’a répondu, pas un n’était sur le théâtre de l’assassinat. Peut-être le mourant a-t-il demandé du secours, aucun secours n’a pu lui être donné. Il est mort seul, délaissé de la nature entière.

Cet homme avait une âme, il était né chrétien. Peut-être à son heure dernière, les premiers sentiments de son enfance se sont-ils réveillés en lui ; peut-être, suivant la belle parole de ce général chargé par le gouvernement impérial d’arrêter le souverain pontife, sa première communion lui est-elle apparue dans ce moment suprême où l’intelligence de l’homme, à demi penché sur les gouffres de l’éternité, ne voit plus le temps que comme une ombre qui s’efface et qui blanchit à l’approche du jour sans fin. Les yeux du mourant ont alors interrogé les profondeurs de la forêt, et leur ont demandé celui qui soulage les consciences du fardeau des souvenirs qui les accablent. Le mourant est demeuré seul. Cette suprême consolation n’était pas réservée à son agonie. Aucun prêtre n’a pressenti que, dans les détours cachés de ce bois, il se passait une scène de mort qui réclamait son ministère sacré. Quand tout a été dit, que l’homme a eu rendu le dernier soupir, qu’on a trouvé le cadavre, l’affaire a dû s’instruire, la justice a dû rechercher les auteurs du crime, le parquet a dû appeler sur le criminel la vindicte des lois, les tribunaux ont dû prononcer. Mais le voile qu’on cherchait à percer s’appesantissait et s’épaississait toujours ; à mesure qu’une main le soulevait, il retombait plus impénétrable. Un mystère étrange environnait le crime, et les ténèbres croissaient avec les efforts qu’on faisait pour les dissiper. Le zèle des parquets était vain, la sagesse des tribunaux inutile. Le rayon de lumière qu’on avait cru saisir échappait, et l’on rentrait dans la nuit. Ce procès déconcertait toutes les prévisions, trompait tous les calculs. Il y avait dans tout ceci quelque chose d’inouï et d’indéfinissable. Il y avait là un homme assassiné dont la mémoire criait vengeance ; on sentait, on devinait l’assassin, et cependant on ne pouvait pas dire : « C’est lui ! »

D’effroyables lumières venaient quelquefois à briller, de terribles révélations jaillissaient dans les audiences. Si l’on en croyait ces révélations, le meurtrier aurait été le serviteur de l’homme assassiné ; le coup serait parti d’une main qui aurait dû l’écarter ; le crime aurait eu pour mobile des sentiments en contradiction directe avec toutes les idées de hiérarchie sociale. Ce n’est pas tout encore : on voit l’instruction mettre au jour les tristes dissensions de l’intérieur et ces plaies de famille sur lesquelles il faudrait jeter un voile. Les chastes ombres qui cachent la vie domestique sont éclairées ; ces ténèbres discrètes qui constituent l’inviolabilité de l’existence privée sont dissipées. La partie la plus intime des annales personnelles est livrée au grand jour, et de tristes mystères apparaissent.

On a compris, dès le début de ce récit, que le tableau que nous venons de tracer n’est pas un tableau de fantaisie. Cet homme assassiné sans qu’on ait pu le sauver, dont l’agonie est demeurée sans consolation comme la mort sans vengeance, qui n’a pu être protégé moralement par les lois, sauvegardé matériellement par la force publique, ni assisté dans ses derniers moments par la religion ; cet homme, pour lequel l’ordre judiciaire n’a rien pu, quoiqu’il ait tout tenté ; cet homme, dont la vie a été tranchée par la main d’un de ses serviteurs, et qui a vu l’outrage posthume de fâcheuses insinuations affliger sa mémoire ; cet homme, vous l’avez nommé : c’est lui qui attaquait tout dans la société : les lois, l’ordre judiciaire, le clergé, la force publique, l’autorité et les instruments de l’autorité, la hiérarchie des rangs et l’honneur des familles : c’est Paul-Louis Courier[10].

Toutes les institutions qu’il a insultées et méconnues se trouvent impuissantes à le protéger. La société est comme désarmée quand elle veut agir en faveur de cet homme qui avait tant souhaité, tant demandé que la

société fût désarmée. On dirait une leçon pleine d’une grave et funèbre ironie donnée à toute une famille d’esprits superbes sur un seul cercueil. Encore une fois, celui qui s’isolait de tous est mort isolé ; celui qui avait le cœur rempli de sa personnalité a manqué de secours ; celui qui jetait des paroles de dédain aux lois n’a point été protégé par les lois ; celui qui avait tant attaqué la religion n’a point eu ses consolations dernières ; celui qui préférait l’état sauvage, avec sa brutale égalité, à la hiérarchie de l’état social, est tombé victime des instincts brutaux de la nature humaine.

Le voilà, ce grand écrivain, cet éloquent pamphlétaire, qui avait employé tout ce qu’il avait de verve et de talent dans le cœur à décréditer les théories sociales et à leur substituer le droit farouche de l’individualisme, d’après lequel chacun est son roi, son juge, son prêtre, son Dieu ! le voilà aujourd’hui malheureusement écrasé par le fardeau qu’il a soulevé ; le voilà devenu un funeste et déplorable exemple de la petitesse de l’homme laissé à sa propre force qui n’est que faiblesse, à son propre pouvoir qui n’est qu’impuissance, à sa propre valeur qui n’est que misère et que néant. Qui nous dira les secrètes pensées qui se sont remuées dans le cœur de Paul-Louis Courier à son heure dernière ? Pensées rapides, car les moments sont courts ; mais pensées profondes, car le poids de l’éternité qui les presse les fait descendre bien avant dans le temps ! Qui nous dira quelles furent ces secrètes pensées qui, dans ce bois de la Chavonière, occupèrent les derniers instants du mourant ? S’il ne comprit pas le muet enseignement que la Providence avait voulu placer peut-être dans cet isolement et dans cet abandon ? S’il ne pressentit pas que ce meurtre accompli loin de tous les regards demeurerait sans vengeance ; que son sang, versé sans témoin, crierait en vain vers les hommes en demandant justice ? Si dans cet instant funèbre bien des voiles ne se déchirèrent pas devant ses yeux, si bien des bandeaux ne furent pas levés ? Si sa vie passée ne lui apparut point, et si alors il n’aurait pas voulu en effacer quelques actes ? Si ses ouvrages ne lui revinrent point à la pensée, et s’il n’aurait pas voulu en effacer avec son sang bien des pages ? S’il ne se repentit pas enfin d’avoir combattu toutes ces institutions sociales, toutes ces idées religieuses, vraies parce qu’elles sont nécessaires, et nécessaires parce qu’elles sont vraies ?


  1. Nous avons puisé ce fait et la plupart des autres détails biographiques relatifs à Courier, dans la notice placée en tête de ses œuvres par Armand Carrel.
  2. Il disait de Plutarque, dans une de ses lettres datées d’août 1809 : « Je corrige un Plutarque qu’on imprime à Paris. C’est un plaisant historien, et bien peu connu de ceux qui ne le lisent pas dans sa langue. Son mérite est tout dans le style ; il se moque des faits et n’en prend que ce qui lui plaît, n’ayant souci que de paraître habile écrivain. Il ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale si cela pouvait tant soit peu arrondir sa phrase. Il a raison. Toutes ces sottises qu’on appelle l’histoire ne peuvent valoir quelque chose qu’avec l’ornement du goût. »
  3. Hic Priamidem laniatum corpore toto
    Deiphobum vidit, lacerum crudeliter ora,
    Ora, manusque ambas, populataque tempora raptis
    Auribus, et truncas inhonesto vulnere nares.

    (Énéide, livre sixième.)
  4. Lettre adressée par Courier à son ami Chlewaski en 1799.
  5. Ce fut dans la bibliothèque de San-Lorenzo, à Florence, que cette aventure bibliographique eut lieu en 1809. Courier, en examinant un manuscrit grec des Amours de Daphnis et Chloé, y trouva six ou sept pages qui manquaient dans le texte tel qu’il avait été jusque-là imprimé. Il se mit aussitôt à copier le passage inédit et à le collationner. Mais une feuille de papier qu’il mit dans le manuscrit, étant tachée en dessous, couvrit et tacha une page ; c’est du moins l’explication que donna Courier. Les bibliothécaires de Florence l’accusèrent d’avoir noirci cette page à dessein. De là une polémique qui détermina Courier à écrire (en 1810) la Lettre à M. Renouard, qui donna la mesure de son talent comme pamphlétaire.
  6. Cette lettre est datée du 20 mars 1819.
  7. Il s’était marié en 1814 ; il avait quarante-deux ans ; sa femme était dans la première fleur de la jeunesse. Sa correspondance indique que le mariage, comme le disait Érasme de Luther, ne l’avait guère adouci : « Ton sermon me fait grand plaisir, écrivait-il à madame Courier, dès la première année de son mariage. Tu me prêches sur la nécessité de plaire aux gens que l’on voit, et de faire des frais pour cela ; et, comme s’il ne tenait qu’à moi, tu m’y engages fort sérieusement et le plus joliment du monde : tu ne peux rien dire qu’avec grâce. Mais je te répondrai, moi : — Ne forçons point notre talent ; c’est la Fontaine qui l’a dit. Si Dieu m’a créé bourru, bourru je dois vivre et mourir. »
  8. On voit, par sa correspondance, qu’il eut fort à faire avec les paysans de la Touraine quand, après vingt ans, il revint habiter la demeure de son père, et qu’il les mena rudement. Il se plaint de ses voisins qui ont empiété sur ses terres, de ses fermiers qui le payent mal, des marchands de bois qui ne le payent pas, et il se montre, selon ses propres paroles, en homme « décidé à ne pas se laisser manger la laine sur le dos ! »
  9. L’idée d’offrir Chambord à Henri de France, au nom de toutes les communes du royaume, avait été mise en avant, quelques jours seulement après sa naissance, par M. de Calonne, ancien officier. « Dans ce moment, écrivait-il, où Monseigneur le duc de Bordeaux, ce fils de la France, repose dans le berceau offert par la cité fidèle du 12 mars, je propose que le château et le domaine de Chambord, unique monument encore entier du siècle de François Ier, soit acheté au nom des quarante-quatre mille municipalités du royaume, et que ce monument prenne le nom du prince, objet de nos plus chères espérances. » Ce château avait été construit par les ordres de François Ier et sous la direction du Primatice, qui, pendant plus de douze ans, y avait employé dix-huit cents ouvriers. Après avoir été l’asile du roi Stanislas pendant ses malheurs, et l’habitation d’honneur du maréchal de Saxe après ses victoires, il avait été donné, en dernier lieu, par l’empereur Napoléon, au prince de Wagram, à condition que la dotation qui lui était accordée serait affectée à la restauration du château. Après la mort du prince de Wagram, la princesse, sa veuve, demanda à Louis XVIII l’autorisation de vendre Chambord. L’autorisation fut accordée, le baron Louis étant ministre des finances, et la bande noire se préparait à dépecer cette proie. Sur une lettre adressée par M. de Calonne à la princesse de Wagram, la vente fut suspendue jusqu’au 5 mars 1821. L’administration de cette époque était opposée à la souscription, qui se rattachait au mouvement d’opinion qui devait amener un ministère de droite. Cependant, le 5 mars, le château de Chambord fut adjugé à M. de Calonne, représentant la commission générale de la souscription. Le prix principal s’éleva à quinze cent quarante-deux mille francs. Parmi les adresses des communes, on remarqua celle de la ville de Caen, qui se terminait ainsi : « L’histoire dira comment, épuisé par d’immenses bienfaits, le roi qui, partout, relève la cabane du pauvre, fut réduit à la noble impuissance de racheter le toit de ses ancêtres ; elle dira aussi qu’alors les fidèles communes de votre royaume sollicitèrent le bonheur de rattacher un fleuron à la couronne des lis, et celui de placer elles-mêmes le duc de Bordeaux dans un palais où tout respire la gloire et l’honneur. »
  10. Le 10 avril 1825, on trouva Courier assassiné dans son bois de Larçay, situé en Touraine. Le magistrat qui releva son corps, M. Valmy Bouic, substitut au tribunal de Tours, constata qu’il était percé de plusieurs balles. Frémont, garde particulier de Courier, soupçonné d’avoir commis le crime, fut mis en jugement, mais acquitté à l’unanimité, le 3 septembre 1825. Un grand mystère continua à planer sur cette mort pendant cinq ans, et l’esprit de parti, qui est implacable, ne manqua point de rappeler la prédiction de Courier, et d’attribuer l’assassinat à des motifs politiques. Mais, au mois de juin 1830, une nouvelle instruction, un nouveau procès, firent apparaître la vérité. « Il devint clair pour tous, dit M. de Sainte-Beuve dans une de ses Causeries, que cette mort n’était point un coup de parti ni une vengeance politique ; mais le guet-apens et le complot de domestiques grossiers, irrités et cupides, voulant en finir avec un maître dur et de caractère difficile. » Voici ce qui amena ce nouveau procès. Une bergère du lieu, la fille Grivault, dont les mœurs dépravées donnaient un démenti à la théorie de Courier sur les vertus champêtres, avait assisté au meurtre, du fond d’un fourré où elle était avec un jeune homme. Pendant cinq ans elle avait gardé le silence ; mais un soir, en passant près du lieu du meurtre, qu’elle avait toujours évité depuis, son cheval eut peur, fit un écart et faillit la renverser. Encore tout émue en arrivant, elle dit à son maître : « Mon cheval a eu presque aussi grand’peur que moi quand on a tué M. Courier. » On l’interrogea alors, et, d’aveu en aveu, elle finit par raconter le meurtre, en désignant le garde Frémont comme en étant l’auteur principal, et deux charretiers de Courier, les frères Dubois, dont l’un était mort, comme en étant les auxiliaires actifs et les complices. Un nouveau procès s’instruisit. Frémont, couvert par le premier verdict du jury, ne pouvait y paraître comme accusé ; il y parut comme témoin. Pressé par les dépositions imperturbables de la fille Grivault, que son demi-idiotisme n’empêcha point de raconter les faits de la manière la plus lucide, il finit par confesser ce meurtre que la justice humaine était contrainte de laisser impuni, car le meurtrier lui échappait par le bénéfice d’un premier acquittement. On eut donc l’étrange spectacle d’un criminel convaincu de son crime, l’avouant lui-même, et jouissant du privilége de l’impunité. Frémont désigna les frères Dubois comme ses complices, et comme les instigateurs du meurtre ; celui qui survivait fut acquitté par le jury à égalité de voix (14 juin 1830). À quelques jours de là, Frémont qui avait vieilli de dix ans pendant les débats, et qui ne paraissait à l’audience que courbé sous le poids de ses terreurs et de ses remords, à tel point qu’on était obligé de soutenir ses pas chancelants, mourait d’un coup d’apoplexie. À défaut de la justice des hommes, la justice de Dieu l’avait frappé.