Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Situation de la littérature pendant l’empire

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LIVRE II.


I.

Coup d’œil sur la situation de la littérature
pendant l’empire.


Il n’entre point dans le plan de cet ouvrage de raconter l’histoire de la littérature sous l’empire ; nous tâcherons seulement de saisir et d’indiquer, dans la période napoléonienne, les faits intellectuels qui relient la phase littéraire des quinze années de la restauration au grand mouvement d’idées de 1794 à 1802, afin qu’on puisse voir, d’une manière claire et précise, quelle était la situation des esprits quand la restauration commença, et l’influence qu’elle exerça sur la littérature. Cette étude offre des difficultés inhérentes au sujet. Sans doute, le fleuve des idées ne s’arrête point sous l’empire ; mais son cours est plus lent, et il est profondément encaissé entre deux rives qui le cachent en le contenant. Peu d’éclat, peu de bruit ; l’empire, cette grande prise d’armes militaire, semble produire une espèce de suspension d’armes dans la guerre des idées. Cependant, cette trêve est plus apparente que réelle. On n’aperçoit guère la lutte intellectuelle, d’abord parce qu’elle est fortement contenue, ensuite parce que l’attention est ailleurs.

Il y a des conditions à la dictature. La première de toutes, c’est de ne pas être discutée. Ce n’était donc pas une affaire de choix pour le premier consul devenu empereur, que ce joug imposé à la presse ; c’était un acte inévitable dans les conditions du nouveau pouvoir qu’il venait de créer. Une dictature qu’on discute ou sous laquelle on discute, cesse d’exister ; pour qu’un seul homme commande, il faut qu’il soit le seul à parler. Les idées étaient donc fortement contenues sous l’empire, celles auxquelles Joseph de Maistre, Chateaubriand, Bonald, avaient prêté l’appui de leur talent, comme celles de leurs adversaires. Après tant de controverses qui n’avaient pu amener un dénoûment dans les faits, et cette lutte intellectuelle qui avait partagé les esprits, naguère presque exclusivement dominés par le philosophisme, un homme de force et de gloire était venu, et, de la pointe de son épée, il avait imposé silence à tout le monde, et s’était hardiment offert pour gouverner cette société, qui prolongeait depuis dix ans sa longue polémique sur le gouvernement. Il faut dire que la lassitude générale des esprits les disposait à accepter un pouvoir de conquête et de fracas au dehors, d’organisation et de silence au dedans. La génération si ardente et si passionnée de 89 avait été décimée par les catastrophes successives de la révolution ; son sang s’était calmé dans ses veines en s’épuisant. Les illusions qui l’avaient soutenue dans les sentiers âpres et difficiles où elle avait marché, s’étaient peu à peu envolées ; elle avait laissé ses espérances, une à une, aux ronces et aux épines du chemin. Tant d’horreurs commises au nom de la liberté l’avaient accoutumée à la pensée du pouvoir absolu d’un seul, pourvu qu’il fût intelligent et protecteur. De leur côté, les partis, après avoir tant souffert, avaient des blessures à cicatriser, et un despotisme impartial était pour eux un progrès. La génération nouvelle, qui avait grandi au milieu des orages révolutionnaires, aspirait à un état plus calme et plus régulier ; elle était dégoûtée des spéculations politiques venue après celle de 89, elle ressemblait un peu à l’expérience au pied boiteux, comptant tristement les débris sur les traces de l’espérance, qui n’aperçoit ni le passé loin duquel son vol l’emporte, ni le présent qu’elle effleure de ses ailes, l’œil tourné vers un avenir qu’elle n’atteindra jamais.

Les choses étaient donc merveilleusement disposées pour l’omnipotence de Bonaparte : la situation convenait à son génie, comme son génie à la situation. À tous les avantages qu’il devait à son caractère, à son talent, à sa renommée, qui marchait devant lui en aplanissant les voies, venait s’ajouter cette condition suprême du succès, l’à-propos. Mais ce n’est pas seulement parce qu’il ne pouvait et ne voulait laisser que des libertés bien restreintes aux idées, que la littérature de l’empire a quelque chose de secondaire et de subalterne ; c’est que l’immense activité de l’empereur occupait, à elle seule, le premier plan du tableau. C’était encore une des conditions de sa dictature. Malgré l’épuisement de la génération de 89 et le désir de la génération qui suivait d’échapper aux agitations révolutionnaires, il n’eût pas été sûr de laisser sans aliment l’activité du génie français. Sous les Valois, il avait été occupé par les guerres religieuses, la Ligue, les révolutions ; Henri IV lui avait donné pour aliment la lutte contre la maison d’Autriche ; Richelieu y avait ajouté l’assujettissement de l’aristocratie et la réaction contre les protestants ; Louis XIV avait occupé cette activité jusqu’à la lasser par ses guerres européennes, destinées à asseoir la France entre ses véritables frontières, par ses créations dans tous les genres, la législation, l’industrie, le commerce, l’architecture, les merveilles de la littérature chrétienne et monarchique de son siècle. Dans l’âge suivant, l’activité intellectuelle avait remplacé l’activité du gouvernement, et le philosophisme, descendant comme un audacieux mineur une lampe à la main, dans les profondeurs sociales, en entraînant les esprits à sa suite, avait ébranlé toutes les bases, sous prétexte de les explorer. Pendant la révolution, le renversement d’une société, les luttes retentissantes de la tribune, véritables batailles qui avaient leurs morts, car les chefs du parti vaincu appartenaient au bourreau, les agitations populaires de la place publique, les tempêtes des clubs, la vie passionnée et furieuse des comités révolutionnaires, avaient satisfait ce besoin d’émotion que la nation française éprouve, dès qu’elle n’est plus sous l’influence d’un sentiment de lassitude invincible, qui ne dure jamais longtemps. Bonaparte se chargea de remplacer, à lui seul, la littérature, désormais sans intérêt, car il ne laissait la parole qu’à ceux qui étaient de son avis, et la tribune devenue muette. Non-seulement il entreprit de gouverner la France, mais il entreprit de l’intéresser, et ces deux choses se tiennent plus qu’on ne le croit communément, car les nations sont comme les hommes : elles ne vivent pas seulement de pain, et il n’y a rien de plus terrible qu’un peuple qui s’ennuie. Il déploya donc pour ce peuple les ressources d’un génie fécond en surprises. On se demanda, chaque matin, dans Athènes : « Que fait ou que fera Alexandre ? » Le mouvement de cette époque se personnifia en lui ; il fut le véritable poëte de ce temps-là. Ses Iliades se nommaient Marengo, Austerlitz, Friedland, Iéna, Tilsitt, Wagram ; et, obligé, comme les poëtes, de faire croître l’intérêt à mesure qu’il avançait dans la carrière, il conçut enfin le plan de la campagne de Russie, qui, dans sa pensée, devait être une prodigieuse épopée et qui, avortant par sa grandeur même, resta à l’état de roman. Ce perpétuel besoin de combattre et de vaincre n’était pas pour lui seulement une affaire de goût et de caractère, c’était un inconvénient de situation. Au fond, le gouvernement de la France était à ce prix. Il le comprenait si bien que, s’il faut en croire les traditions contemporaines, lorsque, dans les entr’actes de paix, il était moins bien reçu qu’à l’ordinaire à son entrée au théâtre, il lui arrivait de dire aux confidents qui l’entouraient : « Messieurs, il faudra bientôt rentrer en campagne. » Le véritable titre de sa toute-puissance, c’était sa supériorité. Le canon des Invalides, annonçant de nouvelles victoires, affermissait la première en constatant la seconde, et empêchait de remarquer le silence auquel étaient condamnées à l’intérieur toutes les voix, hors celle de l’empereur. La guerre lui était indispensable à deux points de vue : non-seulement il couvrait avec les drapeaux ennemis les blessures que son gouvernement intérieur était obiigé de faire à la dignité humaine et aux libertés les plus précieuses de la France, mais il donnait une issue sur les champs de bataille à tous les tempéraments ardents, à toutes les natures vigoureuses qui lui eussent créé des embarras à l’intérieur, et il pratiquait ainsi le grand art du gouvernement, qui est de se faire des moyens avec les obstacles.

On a conservé le souvenir de deux mots qui résument assez bien les deux attitudes que l’on trouve chez la plupart des hommes d’intelligence de cette époque. On demandait au métaphysicien Siéyes, sous l’empire : « Que pensez-vous ? » Il répondit : « Je ne pense pas. » Cette parole d’un penseur fatigué, désenchanté de ses théories, plein de mépris pour celles des autres, exprimait la situation du plus grand nombre. On ne pensait pas, on regardait l’empereur agir, quand on n’agissait pas sous ses ordres. Le second mot n’est pas moins remarquable que le premier. On demandait au général La Fayette ce qu’il avait fait pour ses opinions, sous l’empire ; il répondit : « Je suis resté debout. » Rester debout au milieu d’hommes agenouillés ou inclinés, c’était le dernier effort des esprits fermes et des cœurs intrépides, effort assez rare dans ce temps d’énervement et aussi d’affaiblissement moral ; car le scepticisme, après avoir tout ébranlé dans la sphère religieuse, avait remplacé, chez la plupart des hommes, les passions révolutionnaires dans la sphère politique. On ne croyait plus guère à rien qu’au besoin de faire sa fortune, ou de la conserver si elle était faite ; la plupart croyaient en outre à la fortune de l’empereur, et les esprits sagaces, qui conservaient en secret quelque incrédulité sur la durée de cette fortune prodigieuse, faisaient semblant d’y croire. On compterait, dans ce temps, les têtes levées, les hommes demeurés debout, selon le mot de M. de La Fayette, soit dans le camp du philosophisme, soit dans le camp opposé. C’étaient quelques esprits comme le sien, à convictions roides et fortes, ou au caractère marqué au coin de la philosophie stoïque, comme M. Destutt de Tracy qui trouvait, dans des traditions de race et l’énergie d’un caractère vigoureusement trempé, une fermeté qui semblait en contradiction avec la triste philosophie du sensualisme dont il était l’adepte[1]. Puis venaient des intelligences appuyées sur les principes religieux et monarchiques, et sur un sentiment élevé du devoir et de l’honneur, comme M. de Chateaubriand qui, à l’époque du meurtre juridique du duc d’Enghien, avait donné sa démission de chargé d’affaires dans le Valais, poste auquel le consul Bonaparte avait appelé l’auteur du Génie du christianisme, qui venait de quitter le cardinal Fesch, ambassadeur à Rome. Cette démission audacieusement donnée qui, pour arriver jusqu’à Bonaparte, traversa le silence universel, ne fit pas seulement honneur à M. de Chateaubriand ; elle valut à la littérature française un ouvrage qui continua et compléta le Génie du christianisme : les Martyrs, épopée historique, dont la pensée avait été conçue sur les ruines du Colisée, arrosé du sang chrétien, et qui était destinée à raconter les victoires de la religion chrétienne sur le paganisme, des victimes sur les bourreaux, d’Eudore sur Cymodocée, furent le fruit du long pèlerinage du poëte démissionnaire. S’embarquant le 14 juillet 1806, M. de Chateaubriand avait visité l’Italie, la Grèce, Smyrne, la Terre sainte, qui lui inspira l’Itinéraire à Jérusalem, l’Égypte, une partie de l’Afrique, et il était rentré en France le 5 mars 1807, précédant ainsi lord Byron dans ses courses poétiques, comme il devait lui laisser le type de René pour modèle. Les Martyrs, publiés en 1809, n’obtinrent pas le succès du Génie du christianisme. Les circonstances n’étaient plus les mêmes : le gouvernement, favorable à M. de Chateaubriand en 1802, lui était contraire en 1809. Les journaux, qui contribuent tant au succès des livres s’ils ne le font pas, ne pouvaient soutenir l’auteur : les Débats avaient été confisqués. Hoffmann critiqua vivement l’ouvrage ; puis, comme l’auteur le fait remarquer avec raison dans ses Mémoires, il est rare qu’en France la malignité et la jalousie supportent deux succès consécutifs. Plus tard, en 1811, l’empereur tenta de ramener à sa cause l’écrivain rebelle aux menaces de sa puissance comme aux séductions de sa gloire et aux promesses de sa fortune, en le faisant nommer à l’Académie française, lorsque Marie-Joseph Chénier laissa un fauteuil vacant par sa mort. Ce fut en vain. Le discours du récipiendiaire, qui était une censure éloquente jetée aux principes politiques de Chénier et au régicide, ricochait, comme un boulet meurtrier, contre une partie des dignitaires de l’empire, entachés du meurtre de Louis XVI, et contre l’empereur lui-même, depuis qu’il avait laissé tremper le pan de son manteau dans le sang du duc d’Enghien. La commission académique devant laquelle M. de Chateaubriand avait été appelé à lire son discours, le repoussa presque à l’unanimité. L’empereur voulut en prendre connaissance ; il en ratura de sa main une grande partie, et fit rendre le manuscrit à l’auteur. On voulait le contraindre à en composer un second ; Chateaubriand refusa. À partir de ce moment, le divorce entre le conquérant et le poëte fut irrémédiable.

Après ou avec M. de Chateaubriand, il faut nommer Delille dont la voix, toujours prête à parler quand il s’agissait d’honorer les adversités des Bourbons, gardait envers les prospérités du nouveau pouvoir un silence inflexible. Napoléon avait aussi inutilement tenté, dès le consulat, de rattacher à sa cause le caractère naturellement indépendant de Ducis. À cette époque, le vieux poëte tragique avait été invité à dîner à la Malmaison ; à la fin du repas, le premier consul s’empara de lui et l’emmena dans le parc. La conversation s’ouvrit ainsi[2] : « Comment êtes-vous venu ici, papa Ducis ? — Dans une bonne voiture de place, qui m’attend à votre porte, et me ramènera ce soir à la mienne. — Quoi ! en fiacre ! à votre âge, cela ne convient pas. – Général, je n’ai jamais eu d’autre voiture quand le trajet m’a paru trop long pour mes jambes. — Non, non, vous dis-je, cela ne se peut pas ; il faut qu’un homme de votre âge, de votre talent, ait une bonne voiture à lui, bien simple, bien commode. Laissez-moi faire, je veux arranger cela. — Général, reprit Ducis en apercevant une bande de canards sauvages, qui traversaient un nuage au-dessus de sa tête, vous êtes chasseur voyez-vous cet essaim d’oiseaux qui fend la nue ? Il n’y en a pas là un seul qui ne sente de loin l’odeur de la poudre et ne flaire le fusil du chasseur. Eh bien ! je suis un de ces oiseaux, je me suis fait canard sauvage. » Cette réponse fit une espèce de scandale à la Malmaison. Un des beaux esprits du salon s’étant écrié : « Ce Ducis est donc un Romain ? » quelqu’un ne put s’empêcher d’ajouter : « Pas du temps des empereurs ! » L’esprit est, de toutes les libertés, la dernière qui périt en France. Ducis, comme Chateaubriand, comme Delille, demeura inébranlable jusqu’au bout. Trois numéros du Moniteur annoncèrent en vain sa nomination comme sénateur ; sa résistance lassa l’insistance du nouvel empereur. Aussi, quand on voulut lui donner plus tard la croix d’honneur, il se contenta de répondre : « J’ai refusé pis. »

Au premier rang de ces écrivains jaloux de la dignité des lettres et de la liberté de leur pensée, vient se placer naturellement le nom de madame de Staël, dont l’esprit indépendant et le talent peu fait à la discipline avaient été invités à voyager hors des frontières, et qui ne pouvait publier son livre de l’Allemagne qu’au dehors, « attendu, » lui écrit le ministre de la police impériale, en lui signifiant son passe-port, « qu’il a paru que l’air de la France ne lui convient pas. » Il est remarquable que les écrits les plus éclatants de cette époque, les Martyrs, l’Itinéraire à Jérusalem, Corinne, l’Allemagne, la Pitié, furent l’œuvre de plumes exilées ou disgraciées.

Ces noms, en y ajoutant celui de Carnot, représentent à peu près les trois nuances où l’on trouvait encore des personnes qui conservaient la liberté d’un silence public sur l’empereur, et toute l’indépendance de leur parole privée ; car c’était un acte d’opposition que de se taire sur le maître, quand on écrivait ou que l’on parlait. On voit, en 1811, le rapporteur de la classe des lettres signaler cette lacune dans le Génie du Christianisme, et le ministre de la police, écrivant à madame de Staël, a grand soin de lui dire que ce n’est pas le genre de délit dont cette fois elle est accusée. « Il ne faut pas chercher la cause de l’ordre que je vous ai signifié, dans le silence que vous avez gardé à l’égard de l’empereur dans votre dernier ouvrage : ce serait une erreur ; il ne pouvait pas y trouver une place qui fût digne de lui. » Parole d’un enthousiasme irréprochable pour le maître, mais d’une convenance équivoque et d’une politesse controversable à l’égard d’une femme que son talent et ses malheurs auraient dû faire traiter avec plus de ménagements.

Hélas ! toute médaille a son revers ; c’était le revers de la brillante médaille de l’empire frappée par la victoire. Nous l’avons dit, la conduite du gouvernement impérial n’était guère plus libre à cet égard qu’à l’égard de cette guerre perpétuelle, interrompue seulement par quelques trêves, pendant lesquelles les armées reprenaient haleine. Il n’y a qu’un gouvernement incontestable par son principe et de plus tempéré, qui puisse supporter le voisinage des intelligences libres et des caractères indépendants. La dictature ne le peut pas ; il faut qu’elle soit tout, sous peine de n’être rien. Le despotisme est une servitude pour tout le monde, même pour celui qui l’exerce.

Il serait injuste de croire cependant qu’à l’exception du petit nombre d’hommes qui se tinrent à l’écart, toute la génération de cette époque ait cédé à de grossières amorces, en se soumettant à l’ascendant de l’empereur. Il avait les séductions si puissantes de la grandeur aimable et du génie bienveillant, et il savait à merveille se servir, quand il le voulait, de ces armes dont il connaissait l’influence, particulièrement sur les hommes à imagination. Un poëte a parlé de l’espèce irritable des poëtes : ils ne sont irritables que parce qu’ils sont sensibles ; les organisations délicates sont celles qui sont le plus faciles à émouvoir par les passions contraires et l’on trouve même, par analogie, dans le règne végétal, une image de ces organisations dans la sensitive. L’empereur exerçait donc un attrait puissant sur les écrivains. Cependant, plusieurs de ceux-là même qui avaient cédé de la manière la plus complète à cet attrait montrèrent, dans des occasions graves, qu’ils n’avaient pas abdiqué le respect d’eux-mêmes, et qu’il y avait des bornes à leur dévouement. Le lendemain du jour où le duc d’Enghien fut fusillé dans les fossés de Vincennes, M. de Fontanes dut prononcer un discours ; il louait, dans ce discours, les nouvelles lois que venait de promulguer le gouvernement consulaire ; au mot de lois on substitua, dans le Moniteur celui de mesures, ce qui étendait l’éloge au meurtre du duc d’Enghien. Fontanes alla au Moniteur et, repoussant la complicité morale qu’il aurait acceptée par cette louange, il exigea un erratum et l’obtint[3].

À la même époque, un ministre écrivait à M. Suard pour lui insinuer qu’il serait utile de « redresser l’opinion publique qui tendait à s’égarer sur un acte récent ». M. Suard, qui jusque-là n’avait point fait preuve d’un grand stoïcisme, adressa au ministre une lettre remarquable, dans laquelle il disait : « L’âge qui commence à roidir mes membres n’a pas assoupli ma conscience, et je ne chercherai certainement pas à redresser une opinion que je partage. » Nous citons ces traits pour l’honneur de la littérature de l’empire en particulier, et à la gloire de la république des lettres en général ; ils rappellent le beau mot de Sénèque après le meurtre d’Agrippine : « Il est plus facile de commettre un parricide que de le justifier. » Il est d’autant plus nécessaire de rappeler de pareils faits, qu’ils restèrent inconnus de presque tous les contemporains. Le courage était discret dans ce temps-là et parlait tout bas, alors même qu’il parlait avec fermeté, devant cette grande fortune que personne ne voulait ébranler, et ce génie que tout le monde admirait, tandis que les voix approbatrices étaient bruyantes. Le blâme prenait la forme d’une confidence, et toutes les paroles publiques étaient louangeuses ; de là l’aspect de l’époque qui paraît plus terne encore et plus dépourvue d’initiative qu’elle ne le fut réellement. Le courage des écrivains, dans ce temps, consistait plus dans ce qu’ils ne disaient pas que dans ce qu’ils disaient.

Il faut ajouter que plusieurs écrivains occupant un rang élevé dans les deux camps littéraires, où se retrouvaient au fond le philosophisme et la religion, la révolution et les doctrines sociales, avaient fait la réflexion que, depuis que Bonaparte était tout, c’était tout que d’avoir Bonaparte. Il y avait donc, autour de l’empereur, une lutte dont il était à la fois l’objet et l’arbitre. C’était son influence qu’on cherchait à conquérir, et c’était son autorité qui contenait dans de certaines limites ce combat dont il profitait, en excitant dans les deux camps une émulation de dévouement envers sa personne, dévouement sans lequel il n’était point possible de prétendre à la faveur. Ces divisions devaient lui être utiles tant qu’il réussirait à les empêcher d’aller trop loin, et qu’il laisserait à chacune des deux écoles la pensée qu’il était son rempart contre l’hostilité de l’autre. Au fond, les idées se disputaient l’opinion de Napoléon, comme elles se disputaient autrefois l’opinion publique.

  1. M. Destutt de Tracy poussa, jusqu’à l’injustice, la liberté de ses saillies sur l’empereur. Il était lié d’une étroite amitié avec M. de Narbonne, aide de camp de celui-ci ; plus d’une fois il dit à l’aide de camp, devant des ministres qui le matin venaient le voir : — « Comment va ton Tibère ? — Si l’empereur était un Tibère, répondait M. de Narbonne en souriant, il y a longtemps que tu aurais cessé de l’appeler ainsi. »
  2. C’est M. de Campenon, ami particutier de Ducis, qui a raconté cette anecdote.
  3. Le mot de mesures fut supprimé, le mot de lois reparut.