Histoire de la participation de la France à l'établissement des États-Unis d'Amérique/Tome 3/Avant-propos

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Histoire de la participation de la France à l’établissement des États-Unis d’Amérique. Correspondance diplomatique et documents
Paris, Imprimerie nationale (3p. i-x).

Dès les premières pages de ce troisième volume, le gouvernement de Louis XVI est engage contre l’Angleterre. Une de ses escadres approche de Philadelphie et va bientôt agir ; une autre, qui a la mission de fermer la sortie de la Manche aux forces navales de la Grande-Bretagne, ne tarde pas à se mesurer avec elles.

Le roi et ses conseillers avaient rompu la paix sans l’Espagne, c’est sans elle également qu’ils se sont avancés ainsi. Loin d’être assurés de son concours, ils ont rouvert la guerre qui s’était terminée quinze ans auparavant par la ruine commune ; ils l’ont fait dans la conviction que bientôt ce concours deviendrait inévitable.

Le gouvernement du roi ne redouble pas moins d’efforts pour attirer à ses côtés celui de Charles III. Le Pacte de famille est à ses yeux l’ancre solide. Il n’a aucun doute qu’unies ensemble les deux maisons de Bourbon n’infligent à leur ennemie des échecs rapides ; il croit que la participation de la marine espagnole manquant, au contraire, des circonstances interdites au calcul politique, tellement il les faudrait heureuses, seraient nécessaires pour lutter contre la puissance acquise à l’Angleterre par la paix de 1763, et qu’à leur défaut la France se verrait usée très vite, abattue de nouveau. L’Amérique elle-même, d’ailleurs, demande et espère de faire joindre à nos forces celles de l’Espagne ; la tâche en incombe ainsi aux ministres de Versailles. Une année entière se passe à recommencer les raisonnements pour procurer ce résultat, à chercher quelles satisfactions pourront déterminer cette puissance, à les lui concéder en définitive. Obtenir d’un allié les sacrifices commandés par ses engagements n’aura pas été souvent une œuvre aussi décevante, et rarement une autre aura pesé davantage sur la liberté d’un grand Etat et imposé à son gouvernement plus de responsabilité morale.

En attendant, la France est aux Etats-Unis. Elle y a son plénipotentiaire avoué, et sa marine se bal pour eux ; le comte d’Estaing coopère avec leurs troupes, nouant nos premiers liens militaires avec l’armée de Washington et rattachant à l’intervention ouverte du roi l’initiative hasardée de La Fayette. Des documents qui n’avaient guère été produits jusqu’à présent remettent dans sa lumière cette campagne du comte d’Estaing, réduite par les circonstances presque uniquement à préparer une campagne nouvelle. L’esprit et les dispositions du peuple que nous étions allés assister ressortent de ces documents. Des lettres et des particularités qui n’étaient pas connues encore, ou qui l’étaient très peu, éclairent aussi les commencements de la carrière publique de La Fayette, en qui les deux nations ont dès ce moment leur lien et leur intermédiaire.

La France est aux Etats-Unis avec le désintéressement de toute conquête qu’elle a manifesté le premier jour. Ce sera sa politique constante. Chacune de ses dépêches, en quelque sorte, l’exprime de nouveau et toute sa conduite y répond. Elle est allée dans ce pays pour aider à son indépendance, elle ne veut pas repasser l’Atlantique avant que cette indépendance soit acquise et constitue le fondement de la paix générale. L’amitié qu’elle témoigne à ses alliés est réelle, elle est persuadée de trouver chez eux celle qu’ils lui manifestent, elle ne se préoccupe que de les préserver. Antérieurement on a vu les soins du cabinet de Versailles pour rendre utile à ses vues la recherche que faisait de lui le roi de Prusse : des rapports d’entente sont noués maintenant avec ce souverain, et ce n’est pas le détail le moins intéressant du présent volume. Ce cabinet s’est ouvert par là des relations telles avec la Russie qu’elles lui permettront d’entourer bientôt l’Angleterre de neutres ligués contre sa domination maritime ; il donne ainsi à ses alliés l’appui des gouvernements les plus capables de patronner leur cause et de servir à son succès. C’avait été une satisfaction pour lui de traiter avec eux, c’en est une nouvelle de rendre le contrat public.

Contrat sincère des deux parts, le jour où il est formé. Ceux des Américains avec lesquels le roi l’a conclu ne l’ont pas signé avec moins de bonne foi que lui, et s’il vient à être brisé ce ne sera pas par eux. En tête de notre quatrième volume sera reproduit le portrait de Washington par Le Paon, d’après la peinture que Peale, alors en renom en Amérique, avait faite pour La Fayette. On verra que l’artiste a multiplié dans ce portrait les souvenirs du rôle déjà rempli par ce grand homme. À ceux de ces souvenirs qui sont rappelés par le peintre, il faut en ajouter un qui était moins visible alors qu’actuellement, celui de la constante droiture du grand Américain envers la France. Washington est la personnification des Américains de la première heure par qui ne fut jamais oublié qu’ils nous avaient appelés, et qui surent se montrer nos redevables sans rien sacrifier de la dignité de leur pays. C’est pourquoi nous placerons son image au premier feuillet du volume suivant, comme nous avons placé celles de Vergennes et de La Fayette en tête des volumes déjà publiés.

Mais il va être sensible que d’autres politiques des États-Unis auraient répudié volontiers l’amitié de la France encore bien près de la date où elle avait été cimentée. La révolution des colonies anglaises s’était effectuée grâce à quelques hommes seulement. L’éducation puisée dans une vie politique locale depuis longtemps fondée sur la discussion et le suffrage avait mûri en eux l’esprit de libre gouvernement qui anima le dernier siècle jusqu’à l’incruster dans leur nature même. La puissance de leur conviction et leur action résolue, tenace, sage pourtant comme s’ils eussent été les conducteurs éprouvés d’un vieil État d’Europe, amenèrent les autres au but. Toutefois, ce n’est pas le grand nombre qui les avait suivis avec les mêmes inspirations morales qu’eux. L’entraînement, la pensée de jouer prochainement un rôle avaient déterminé beaucoup de gens, et bientôt ceux-ci furent poussés plus qu’agissants[1]. Quand la résistance s’assombrit, quand le but espéré parut douteux et qu’il fallut des sacrifices, quand il n’y eut plus assez de premiers rangs, surtout (au commencement d’un grand effort tous les acteurs se croient au même pian), on entrevit qu’à s’arrêter, voire à revenir en arrière, les privations pouvaient cesser et les avantages personnels se produire. Plus d’un, alors, s’efforça de ralentir le pas ou de prendre un autre chemin. Washington, Franklin, le Congrès lui-même, les Américains qui nous avaient recherchés, qui nous avaient sollicités d’amener l’Espagne, qui tinrent partant leur peuple comme l’obligé du nôtre, eurent presque dès le premier moment pour contradicteur à cause de cela même, bientôt pour adversaire, un parti qui en définitive l’emportera et qu’inquiéteront peu la tiédeur, même l’oubli des égards envers nous.

Sans s’en rendre compte on avait déjà à Paris un représentant de ce parti ; on ne tarde pas à y voir arriver, et il vient à Madrid et ailleurs d’autres de ces politiques étrangers aux considérations qu’à défaut de la gratitude les conséquences naturelles d’une alliance commandent. Ils ne donneront pas au roi et à ses conseillers la seule déception de les voir manquer de foi, mais celle encore de les entendre s’en vanter, et nous assistons à des efforts répétés de leurs descendants pour leur en faire plus qu’un mérite, une gloire[2]. À notre insu, au mépris des stipulations essentielles et réitérées du traité, ils négocieront la paix avec l’Angleterre ; ils la signeront sans nous prévenir, ne se souciant ni de nos engagements avec les puissances que nous avions tournées contre elle, ni de l’épuisement où ils nous laisseraient, devant elle, nous et ces puissances compromises pour eux. Les inspirations de l’égoïsme dans les rapports des peuples semblent dictées par une loi fatale qu’il faut graver au frontispice de chaque nation nouvelle.

Les sympathies du commencement n’ont pas cessé en France pour les États-Unis, et cette conduite est oubliée. Le gouvernement du roi l’oublia lui-même, si blessé qu’il en fût. Elle ne se déroule pas dans ce troisième volume, nous anticiperions à nous y arrêter. Seulement, il y a en Amérique une école d’historiens passionnés à la justifier : il faut au moins dire ici qu’opposer à ses assertions les choses telles qu’elles furent est devenu nécessaire. M. Bancroft a donné les thèmes sur lesquels travaille cette école, poussée par le vieux sentiment anglais du pays et qu’a particulièrement favorisée la politique dominante à de certains moments. Elle cherche à ériger en grands hommes ceux qui nous ont trompés. Ce n’est peut-être qu’un procédé de descendants ou de Page:Histoire de la participation de la France à l'établissement des États-Unis d'Amérique.djvu/22 Page:Histoire de la participation de la France à l'établissement des États-Unis d'Amérique.djvu/23 Page:Histoire de la participation de la France à l'établissement des États-Unis d'Amérique.djvu/24 Page:Histoire de la participation de la France à l'établissement des États-Unis d'Amérique.djvu/25 Page:Histoire de la participation de la France à l'établissement des États-Unis d'Amérique.djvu/26

  1. Le fait ressort avec évidence, aujourd’hui qu’Américains et Anglais regardent par le détail à l’histoire des États-Unis. M. Hartpole Lecky, dans son History of England in the xviiith century, a particulièrement mis ce point en lumière, préoccupé, avec la jeune école historique américaine, de bien montrer à quel degré la population était foncièrement anglaise et peu portée vers la France. C’est une optique nouvelle, pour nos idées françaises ; mais le présent volume fera déjà reconnaître, croyons-nous, qu’au fond cette optique est la vraie.
  2. Un fascicule publié à propos de la célébration du centenaire de Yorktown par un descendant de Jay, The peace negociations of 1782 and 1783, by John Jay, late American minister to Vienna, est à cet égard une sorte de manifeste de parti. Il a été imprimé en 1884 pour la Société historique de New-York.