Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 6

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 42-64).

6. — Le développement du droit naturel

L’humanisme italien avait un cachet d’aristocratie intellectuelle. Sa grande importance résidait dans la fondation d’une libre vie de l’esprit. Mais il se souciait assez peu de la conduite de la vie humaine dans des sphères plus étendues. Il laissait faire l’Église, l’État et la société, pour s’occuper essentiellement de problèmes intellectuels et esthétiques. Machiavel lui-même, malgré son grand intérêt pour la nationalité et la politique, ne fait pas à vrai dire exception. Ce qui captive le plus son regard, c’est bien le développement de la puissance des gouvernants ; il n’accorde aucune attention aux forces plus profondes et aux conditions de la vie sociale. L’humanisme tomba avec la liberté politique en Italie ; mais ce fut la faute de l’humanisme, si la liberté fut abolie et s’il ne se développa pas de vie politique nationale ; cela résultait de sa conception bornée de l’idéal humain, et de la crainte qu’il avait de l’élargir et de l’approfondir. C’est aussi pour cette raison qu’il n’aborda pas la question religieuse et se contenta de l’écarter. Les nations septentrionales, où la Renaissance revêt un moindre éclat, poursuivirent et étendirent davantage l’affranchissement.

La Réforme eut le grand mérite de ne pas se contenter de tourner la question religieuse, mais de l’avoir attaquée en face et d’avoir proclamé dans le domaine religieux le même principe que l’humanisme avait émis dans d’autres domaines. La Réforme, c’est l’application de l’idée de la Renaissance au domaine religieux. Non pas que Luther et Zwingle aient commencé par s’assimiler cette idée pour l’appliquer ensuite. Ce qui fait la grandeur de ces personnages, c’est qu’ils ont découvert à nouveau cette pensée par leur propre expérience et qu’ils lui ont donné une forme absolument originale. Ils assignent directement l’expérience personnelle et immédiate de la vie comme base propre à la religion, et s’appuyant là-dessus, ils combattent l’Église et la théologie du Moyen Âge. Les facultés internes de l’homme furent affranchies de leurs formes artificielles. Le christianisme fut ramené réellement (pour employer l’expression de Machiavel), au principe dont il était issu à l’origine. Tout en n’abordant pas l’examen critique du christianisme primitif, Luther saisit cependant un point important des idées de la communion chrétienne ancienne, en prenant pour base la théorie de saint Paul de la justification par la foi. En s’attachant personnellement au Christ, l’homme s’élève au-dessus de toutes les circonstances extérieures. Il développa cette pensée en particulier dans son ouvrage De la liberté du chrétien (1520). De cette façon, la personnalité s’affranchissait de toute autorité extérieure dans ses rapports les plus cachés, dont dépendait sa destinée éternelle. Il était tout naturel d’effectuer un affranchissement semblable dans d’autres domaines. Il est du reste incontestable qu’à plusieurs points de vue la Réforme de Luther eut une action stimulante. Dans sa lutte contre l’Église, Luther devait nécessairement se faire l’interprète de la nature humaine. Vis-à-vis de l’Église, il affirme l’autonomie de la famille et de l’État et, établissant un rapport naturel avec sa théorie de la justification par la foi seule, il insiste en particulier sur l’importance des faits et gestes de la vie humaine ordinaire, à l’encontre du catholicisme qui la méprisait en comparaison avec l’ascétisme. Luther ne put cependant fonder un rapport positif avec les intérêts humains naturels. Vis-à-vis de la science, il observa une attitude méfiante (notamment dans ses jeunes années) en vertu de son principe de la foi ; et dans la vie politique, il demeura fidèle au principe de l’obéissance passive. Dans son ouvrage De la liberté du chrétien il divisait ses considérations en deux parties : il commence par montrer la liberté intérieure que possède le chrétien, puis il assigne le développement complet de cette liberté à l’au-delà et prétend que le chrétien est, pour ce qui est de son individualité extérieure, exactement : « un valet corvéable et sujet de tout le monde ». Ce dualisme de l’intérieur et de l’extérieur fut le motif pour lequel le luthéranisme ne prit pas, dans le développement intellectuel et politique, l’importance qu’il aurait pu acquérir, en raison de la grande et vigoureuse personnalité de son fondateur. Le religieux et l’humain n’étaient posés côte à côte que comme un dimanche et un jour ouvrable, sans lien intime essentiel. Et ainsi en fût-il notamment du rapport de la foi avec la science. Luther s’autorisa à Worms de la Bible et de raisons claires et évidentes. Les rapports réciproques de ces deux principes n’apparurent cependant pas en toute clarté5, à moins que l’on ne veuille appeler clarté le développement de la scolastique qui se forme bientôt dans la théologie luthérienne, et qui fut moins grandiose et d’esprit plus étroit que celle du Moyen Âge.

Aux côtés de Luther était un homme qui, dans le secret de son enthousiasme, cherchait à concilier les idées de la Réforme avec celles de la Renaissance. Philippe Melanchthon, « le précepteur de l’Allemagne » représente, à l’encontre de Luther, un côté plus rationnel du protestantisme. Ce n’était pas seulement un théologien, mais aussi un philologue et un philosophe, et s’il lui en coûtait de voir Luther et les Luthériens condamner impitoyablement l’homme non régénéré, la raison n’en était sans doute pas tant que cela répugnait en général à sa conception débonnaire des choses humaines, mais encore et surtout que cela retombait sur ses chers classiques. À l’université de Wittenberg, Melanchthon professait, outre la théologie, la physique et les sciences philosophiques, telles que la psychologie, la logique (« dialectique ») et l’éthique. Ces cours se distinguent par l’élégance de l’exposition et la connaissance détaillée de la littérature de l’antiquité. C’est l’éthique qui offre le plus d’intérêt. Dans la physique, il combat (ainsi que nous le verrons plus loin), la nouvelle théorie de Copernic, et, comme psychologue, il ne peut être comparé à Vives, dont l’ouvrage parut à peu près à la même époque. D’une grande importance pour son éthique fut sa théorie de la lumière naturelle ; la reproduction donnée par Cicéron de la philosophie stoïcienne eut sur cette doctrine une influence prépondérante ; mais elle s’appuie également sur les paroles prononcées par l’apôtre Paul à propos de la loi, gravée dans le cœur des hommes. Toute conclusion, toute énumération, tout calcul, toute acceptation des principes premiers des sciences et tout jugement moral ont pour base certaines idées, implantées par la divinité et innées dans chaque homme (noticiae nobiscum nascentes, divinitus sparsae in mentibus nostris) ; voilà pourquoi ce n’est pas un hasard si la connaissance scientifique et l’appréciation morale ne s’éteignent jamais dans l’espèce humaine. (Melanchthon développe cette théorie en partie dans le Liber de anima, en partie dans les Erotemata dialectices). Cependant la lumière naturelle a été obscurcie par la chute ; aussi a-t-il été besoin d’en révéler le fond moral essentiel sur le Mont Sinaï au moyen des dix commandements. C’était une opinion partagée par tous les réformateurs que les dix commandements et la loi morale naturelle révélaient le même fond. Elle se trouve aussi bien chez Luther que chez Calvin et remonte jusqu’aux premiers temps du Moyen Âge. Cette doctrine, renouvelée par Melanchthon, établit que l’on peut, au moyen de raisons claires, aboutir au même résultat que la révélation de l’Ancien Testament. Melanchthon donnait ainsi à la loi naturelle, qui signifie pour lui aussi bien la loi morale que le principe suprême de tous les rapports juridiques, un fondement indépendant, naturel et rationnel. Néanmoins de ses hypothèses théologiques, il découlait que la conduite éthique de la vie possible sur cette base, ne pouvait s’étendre qu’à la vie extérieure et civile, mais non aux mouvements les plus intimes de l’âme. Il définit la philosophie morale : « la connaissance des commandements relatifs à toutes les actions morales (honestis actionibus), qui d’après la raison sont conformes à la nature humaine et nécessaires à la vie sociale ; on devra donc autant que possible chercher l’origine de ces commandements par la voie scientifique. » Le fond de la vie de l’âme, d’après la conception du réformateur, n’était donc pas « conforme à la nature humaine » ; il fallait au préalable qu’une influence surnaturelle vînt lui donner l’impulsion. Il croit sans doute (Philosophiæ moralis epitome) à la possibilité pour la philosophie d’enseigner qu’il n’y a qu’un Dieu, qu’on doit l’adorer et que la volonté divine établit la grande distinction du bien et du mal. Les trois premiers commandements appartiennent à la philosophie morale au même titre que les sept derniers. Cependant le commerce véritable, intime avec Dieu, « où nous avons immédiatement affaire à Dieu », sort du cadre de la philosophie. Ici se révèle le contre-sens qu’il y a à faire coïncider le fond du décalogue avec le fond de la loi naturelle. Car il n’était guère dans la pensée de Melanchthon de contester à la religiosité de l’Ancien Testament un commerce immédiat et intime avec Dieu. Et d’autre part, cette coïncidence avec le préjugé théologique avait pour effet d’empêcher de penser le fond de l’homme autrement que sous une forme religieuse. Pour Melanchthon était humain seulement ce qui était purement civil. Nous retrouvons ainsi, même chez cet humaniste, le contraste entre l’intérieur et l’extérieur. Toutefois, la concession qu’il fit à la vie humaine de se régler dans ses relations extérieures sur des lois rationnelles pouvant être fondées, avait une grande importance. Désormais, la vie sociale, toute la vie politique pouvaient se développer librement, en se conformant à leurs propres principes purement humains.

Cette indépendance fut développée avec plus de précision encore dans l’École de Melanchthon que par le maître lui-même. Le théologien danois Niels Hemmingsen, que l’on nomme le « précepteur du Danemark », de même que l’on appelle Melanchthon par qui il fut instruit, le « précepteur de l’Allemagne », demandait dans son ouvrage De lege naturæ apodictica methodus (1562) un développement rigoureusement scientifique du droit naturel. Ainsi qu’il le déclare à la fin de l’ouvrage, il s’abstint à dessein de toute discussion théologique, afin de permettre à la lumière de se faire « sur la portée que peut avoir la raison sans le secours de la parole prophétique et apostolique ». Il prétend acquérir une connaissance claire et distincte de la nature du droit au moyen de l’analyse. N’est vraie loi que celle qui non seulement s’appuie sur l’autorité du prince et des magistrats, mais qui a un « fondement solide et nécessaire », et cette base, on ne doit la chercher nulle part ailleurs que dans la nature et dans la fin de la loi. Les germes de la morale et de la justice sont donnés dans la nature humaine, ainsi que la faculté de discerner le juste de l’injuste. Pour obtenir une loi au vrai sens du mot, on devra user de ces moyens. Hemmingsen démontre ensuite qu’il y a dans la nature humaine un élément sensible et un élément raisonnable, et que l’appétit animal éveillé par la perception des sens doit obéir à la raison, en qui réside la vraie loi humaine de nature (lex naturæ seu recta ratio). Le but de la vie humaine, c’est la connaissance du vrai et la pratique du bien. Au-dessus de la vie de famille et de la vie politique s’élève la vie spirituelle (vita spiritualis, en opposition avec la vita oeconomica et politica), et qui consiste dans l’adoration de Dieu, but suprême. Ici les facultés naturelles ne suffisent plus, car personne ne saurait connaître la vraie manière d’adorer Dieu sans une révélation divine. Mais pour la connaissance du droit naturel proprement dit, la révélation n’est pas nécessaire. Comme Melanchton, Hemmingsen considère les dix commandements comme l’abrégé du droit naturel (epitome legis nature) ; mais il commence par développer la loi naturelle avant d’en examiner la concordance avec les dix commandements. Voilà donc le progrès de fait, que l’éthique et la doctrine du droit (le « droit naturel » les comprend toutes deux), deviennent indépendantes de la théologie et ne s’appuient plus sur une autorité surnaturelle.

Mais en même temps s’interrompt le mouvement dans le luthéranisme. Certains savants juristes, tels que Oldendorp et Winkler, maintinrent bien le progrès de ces idées, mais les conditions internes et externes nécessaires pour continuer l’affranchissement de l’éthique et de la jurisprudence ne se trouvaient que dans les pays réformés. Chez Zwingle et chez Calvin, on ne constate pas cette distinction scrupuleuse entre la liberté de la personnalité au dedans, et les bornes qu’elle rencontre partout au dehors. Ils rejettent le principe d’autorité dans une bien plus large mesure que le luthéranisme. L’homme affranchi par la grâce sent le droit qu’il a de disposer de lui-même en toutes choses, spirituelles ou temporelles. Zwingle, cette nature claire et vigoureuse, en qui la piété profonde du réformateur s’alliait à la logique du penseur, à l’amour de l’humaniste pour l’antiquité et au besoin de liberté politique du républicain, préconisa l’autonomie dans le domaine civil aussi bien que dans le domaine ecclésiastique. Calvin, quoique moins bien doué et d’esprit plus étroit, continua son œuvre. Leurs idées furent le point de départ des grandes luttes qui se déroulèrent aux xvie et xviie siècles en France, aux Pays-Bas et en Angleterre, et d’où est sortie la liberté civile, religieuse et scientifique des temps modernes. C’est à ces luttes que l’État moderne et la science moderne doivent d’exister. Ce que l’humanisme italien n’avait pu réaliser, à cause de sa mollesse et de la tournure aristocratique de son esprit, ce que le luthéranisme n’avait pu atteindre, par suite de son timide désir de profondeur et d’obéissance, les disciples du réformateur suisse l’accomplirent avec les secours de l’esprit et à la force du bras. Ici encore, il fallut soutenir un rude combat pour abattre les barrières confessionnelles ou l’Église réformée, tout comme les autres Églises, cherchait à contenir le mouvement de l’esprit. Toutefois, la conception plus impartiale que cette Église se faisait des rapports de l’âme avec le monde extérieur, et l’absence de contraste saillant entre le fond de la vie individuelle et tous les intérêts humains furent d’une grande importance. Voilà pourquoi les pays réformés devinrent une nouvelle patrie pour la philosophie moderne, lorsque l’Italie, son premier berceau, eut été asservie par les forces de la réaction. Et c’est ainsi que le droit naturel moderne, qui est jusqu’en notre siècle la base fondamentale de toute réforme politique et sociale, a principalement sa source vive dans ces pays.

Les guerres de religion aux Pays-Bas et en France, ainsi que la littérature politique qu’elles inspirèrent, contribuèrent puissamment à développer l’idée de la liberté du peuple et de l’indépendance de l’État vis-à-vis de l’Église. La lutte pour l’affirmation de la liberté religieuse était étroitement liée à la lutte pour la conquête de la liberté civile. Le droit qu’ont les sujets de résister, au moyen de leurs représentants légaux, au prince qui viole le droit du peuple, et au pis aller, de le déposer, fut affirmé avec une grande énergie. On posa en principe que tout pouvoir gouvernemental vient d’une délégation qui a pour condition l’accomplissement de devoirs déterminés de la part des gouvernants. Ainsi était proclamé le principe de la souveraineté du peuple, et l’idée d’un contrat primordial entre le peuple et le gouvernement devenait la base de toutes les recherches ayant trait au droit public. La théorie du contrat avait déjà été employée au Moyen Âge, au cours de la querelle de l’Église avec l’État, comme arme contre les prétentions de l’Église à la suprématie. Le souvenir de l’origine de l’Empire romain, issu de la démocratie romaine, agissait ici de concert avec les conséquences que l’on tirait de l’idée d’un État de nature paradisiaque, sans jurisprudence ni politique. Cette théorie était employée maintenant par le peuple contre les princes, alors qu’au Moyen Âge elle était appliquée au service des princes contre l’Église. Un certain nombre de publicistes protestants, dont, au premier rang, Hubert Languet et François Hotman, la prirent comme point de départ dans leurs ouvrages de polémique. Mais elle fut également accueillie du côté des catholiques. Là surtout où la domination du prince était plutôt tiède ou hérétique, on trouva son compte à s’autoriser du droit du peuple dérivé d’un contrat primitif. Quelques écrivains jésuites, doués en partie d’une grande sagacité et d’une énergie considérable, s’exprimèrent en ce sens. L’Église devait désormais subsister comme l’unique société issue d’en haut, tandis que l’État était édifié d’en bas.

Les guerres de religion, tant physiques que littéraires, devaient naturellement pousser les patriotes qui avaient souci de la conservation de l’État, menacé par la lutte des confessions, à envisager les conditions de la vie politique en dehors des opinions religieuses controversées. En France, il se forma, par opposition aux Huguenots et aux Ligueurs, le parti des « politiques » dont la conception fut exprimée en littérature par Jean Bodin dans son ouvrage de la République, qui parut en 1577. Cet homme remarquable, dont la superstition fait songer au plus ténébreux Moyen Âge, alors que sa conception politique et historique devance de beaucoup son siècle, était un juriste français. Il posséda pendant un certain temps la faveur de Henri III, mais la perdit de gaieté de cœur par la suite, en défendant les droits des États et du peuple contre le roi. Il eut quelque temps accès auprès du duc d’Alençon, le chef des politiques, et fut un des premiers qui s’attachèrent à Henri IV, lorsque celui-ci termina les guerres civiles en rapprochant les combattants par la sauvegarde de la tolérance. Il mourut deux ans avant la publication de l’Édit de Nantes. Son importance pour l’histoire de la doctrine du droit réside dans la clarté et dans la logique avec lesquelles il développa la notion de souveraineté. Il sépare catégoriquement la souveraineté du gouvernement. Le pouvoir suprême n’est pas la même chose que la souveraineté, car le pouvoir peut se transmettre pour quelque temps et se diviser, alors que la souveraineté est indivisible. Comme il ne peut y avoir plusieurs dieux, si l’on veut que Dieu soit un être absolu, ainsi il ne peut y avoir dans un État plusieurs souverains. Bodin distingue la forme d’État de la forme de gouvernement. Les formes d’État varient selon les détenteurs de la souveraineté. Les marques de la souveraineté sont le pouvoir législatif, le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix, le droit de grâce et le droit de nommer aux plus hauts emplois. Le pouvoir suprême peut être aux mains du peuple, de l’aristocratie ou du prince. Mais la forme de gouvernement peut très bien être monarchique, alors que la forme d’État serait démocratique ; tel est le cas, quand le peuple entier élit le roi.

Bodin éprouvait le besoin d’inculquer la notion de la souveraineté absolue en face des royalistes protestants et catholiques. Mais il ne conteste pas pour cela le droit du peuple. Le souverain pouvoir est subordonné à la morale et au droit naturel ; il ne saurait abolir le droit personnel de propriété, et pour cette raison il ne peut non plus imposer des contributions. Bodin ne voyait pas qu’à la longue le pouvoir législatif ne peut se maintenir sans le vote des impôts et, en adjugeant ce dernier pouvoir au peuple, il lui adjugeait aussi en réalité la souveraineté, en sorte que la différence entre les diverses « formes d’État » disparaissait et qu’il ne restait plus que la différence entre les « formes gouvernementales ». Ce furent ses successeurs qui tirèrent cette conséquence de la notion de souveraineté.

La politique de Bodin se distingue par l’importance qu’il accorde à la famille et aux petites sociétés ou corporations. Il demande la conservation et le développement de leur autonomie et de leur originalité, autant que cela est compatible avec les devoirs politiques communs. En général, il a la vue claire et robuste des réalités de la vie humaine dans leurs divers sens, et il blâme Machiavel, dont il dit : « il n’a jamais exploré avec la sonde les eaux navigables de la science politique » pour avoir considéré les finesses des tyrans comme le point capital de la politique. Dans un petit écrit spécial (De la méthode de l’histoire) il démontre l’importance de la méthode comparée et de la méthode historique pour la doctrine du droit. « L’histoire, dit-il, renferme la meilleure partie du droit universel, et les lois nous permettent de connaître les mœurs des nations, le fondement de l’État, son développement, ses formes, ses révolutions et sa ruine, chose utile pour bien apprécier les lois. » Il croit que par cette voie il faudra en revenir de la croyance à un âge d’or : « comparé à notre époque, l’âge que l’on est convenu d’appeler l’âge d’or ne serait qu’un âge de fer ! » Il étaye sa foi au progrès principalement sur le développement de l’industrie. Il souligne fortement les inventions et les découvertes des temps modernes, ainsi que les relations devenues plus actives entre les différentes nations. Il distingue cependant le progrès de la civilisation du progrès de la moralité ; à ce dernier point de vue sa croyance ne promet pas autant. — Il sera question par la suite de son ouvrage sur la philosophie de la religion, dont nous apprécierons l’importance.

Le créateur proprement dit de la théorie du droit naturel des temps modernes fut Jean Althusius. Cet homme, qui, grâce à Gierke, fut tiré d’un oubli extrêmement injuste, naquit en 1557 à Diedenshausen, étudia à Bâle, probablement aussi à Genève, fut pendant un certain temps professeur de droit à Herborn, pour être ensuite de longues années bourgmestre d’Emden, dans la Frise orientale. Il défendit avec zèle les droits de cette ville contre les empiètements des comtes et des chevaliers de cette province. C’était un calviniste ardent, qui suivait avec enthousiasme la lutte soutenue par les Hollandais, parents des Frisons de l’est, pour la conquête de leur liberté religieuse et politique. Dans ses écrits, il fait plusieurs fois allusion à cette lutte. Dans la Frise, la vieille liberté des paysans s’était conservée, tandis qu’elle avait péri dans le reste de l’Allemagne. Althusius sauvegarde donc aussi les droits des paysans à côté de ceux de la noblesse et de la bourgeoisie. Sa foi religieuse, aussi bien que ses études, les événements qui se déroulaient alors dans le pays voisin, ainsi que la situation sociale de sa patrie spéciale, contribuèrent à former sa conception de la philosophie du droit et de l’État, qu’il développa dans son ouvrage sur la politique (Politica methodice digesta atque exemplis sacris et profanis illustrata 1603). Parmi ses autres ouvrages, outre plusieurs purement juridiques, il faut citer le traité des vertus employées dans le commerce avec autrui (Civilis conversationis libri duo). Il mourut en 1638, après une vie longue et bien remplie.

Althusius s’accorde à dire avec Bodin qu’il n’y a qu’une souveraineté une et indivisible. Dans un État, il ne peut y avoir qu’un seul souverain, de même que dans un corps il ne peut y avoir qu’une seule âme. Mais il combat l’exposé que fait Bodin des diverses formes d’État. La souveraineté ne peut résider qu’en un seul point ; elle ne saurait se transmettre, ni s’aliéner. Les princes et les aristocrates peuvent exercer le pouvoir ; mais ils ne peuvent jamais posséder la souveraineté, qui doit avoir nécessairement son siège dans le peuple entier. La nation ne meurt jamais, et tout gouvernant est responsable envers elle de son administration. L’État doit favoriser le bien du peuple et l’assister dans ses besoins ; telle est la cause, telle est la fin de l’État. Le gouvernant pris isolément meurt, mais le peuple ne meurt pas. Et le gouvernant n’est que l’homme isolé ; le peuple, c’est la multitude. Voilà pourquoi tout pouvoir doit sortir du peuple, et pourquoi il retourne toujours au peuple.

La forme de gouvernement seule peut varier, mais non la forme d’État. Le peuple, uni par des conditions de vie communes (corpus symbioticum), étant la source de tout pouvoir, ne peut le déléguer pour toujours à une autorité quelconque. Tous ceux qui exercent le pouvoir gouvernemental sont des représentants du peuple, et dès qu’ils passent les bornes assignées à leur activité par la loi de nature, contenue dans les dix commandements, et par le bien de la société, ils cessent d’être les serviteurs de la société ; ils ne sont plus que des particuliers, auxquels il n’est pas dû obéissance, là où ils ont trangressé les limites fixées à leur puissance. Mais ce n’est pas au premier venu qu’il incombe de faire rentrer le pouvoir de l’autorité dans ses barrières. Dans tout État bien organisé, il y a, outre les magistrats, une autre sorte d’« administrateurs », à savoir des surveillants (ephori), qui ont pour tâche d’élire le représentant suprême de l’autorité, de sauvegarder les droits inaliénables du peuple, d’éloigner le magistrat qui les viole, mais aussi de protéger et de soutenir chaque représentant de l’autorité dans les limites de son pouvoir. On connaît ces éphores dans les États antiques, par exemple les sénateurs et les tribuns du peuple ; dans les États modernes, ce sont les États généraux, les princes électeurs et les conseillers municipaux. Sous une forme ou sous une autre il faut toujours qu’il y ait un pouvoir organisé pour exercer la surveillance6).

Althusius trouve des preuves historiques de son idée de la souveraineté du peuple : d’abord dans la plupart des États il y a une autorité de ce genre, qui doit, au nom du peuple entier, soumettre à la critique la conduite du magistrat suprême ; ensuite, autre preuve, le peuple a secoué la domination d’un prince tyrannique. Il fait allusion à la lutte que soutinrent les Hollandais pour la liberté ; et, dans l’avant-propos de la troisième édition, il déclare que son ouvrage est dédié aux États de la Frise. Ils ont vu, dit-il, et avec eux les autres habitants des Pays-Bas, que la souveraineté n’est pas inséparablement liée à la personne du prince, qu’il n’en peut avoir que l’usufruit, tandis que le droit de majesté proprement dit appartient au peuple. Et il les loue d’avoir lutté avec autant de courage, de clairvoyance et de persévérance pour ce principe.

Il trouve une preuve philosophique de sa théorie en observant la fin et la cause de la vie publique. La fin n’en est pas le bien des autorités, mais le bien de tout le peuple ; la cause pour laquelle les hommes s’associent les uns aux autres et fondent des sociétés, c’est l’état d’abandon et de misère où se trouve l’individu isolé. Le besoin des individus isolés et le sentiment de leur isolement, telle est la cause dernière de la vie publique. Au début se forment de petites sociétés, comme la famille et le voisinage. Ces sociétés étroites sont les pépinières de sociétés plus grandes, qui naissent de la réunion de plusieurs petites. Alors se forme une société non plus seulement privée, mais politique. L’État, c’est la société universelle qui comprend en elle toutes les sociétés plus petites. Althusius rappelle ici Bodin, qui attachait une si grande importance aux petites sociétés au sein des grandes. Le détenteur de la souveraineté, c’est le peuple, organisé en groupes sociaux différents et représenté par les éphores. — À ce point de vue, ces vieux auteurs possèdent un grand avantage sur les théoriciens du droit naturel du xviiie siècle, qui ne connaissaient à vrai dire que l’individu isolé et l’État en tant que totalité. Toutefois il est bon de rappeler ici que les corporations avaient révélé une foule d’inconvénients inhérents à leur existence, et ensuite que la royauté absolue en France, et ses imitations en d’autres lieux, avaient tout fait pour réduire les termes intermédiaires entre l’individu et l’État au minimum d’importance.

La société sous sa forme la plus simple, celle qui sert de base fondamentale à toutes les autres, est née d’une convention qui, à son tour, a pour cause les besoins de l’homme. Pour bien comprendre la théorie ainsi posée du contrat social, il convient de considérer d’un peu plus près la façon dont Althusius conçoit la convention qui doit former la base de toute vie sociale. Elle sera produite par le besoin. Mais il ne semble pas à Althusius que ce besoin doive être conçu comme purement égoïste. Là notamment où il parle de la formation de la famille et de la société du voisinage, il emploie, pour expliquer sa pensée, non seulement le terme de « nécessité », mais encore celui de « sentiment naturel » (naturalis affectio). Il adhère à la définition d’Aristote, l’homme est un « animal sociable » à un bien plus haut degré que les abeilles ou que les autres animaux vivant en communauté. On ne voit pas clairement les rapports de ce « sentiment naturel » et de cette inclination sociale avec l’instinct de conservation personnelle. Althusius n’a pas éprouvé le besoin de faire une plus ample analyse psychologique. Il aurait dû cependant se sentir d’autant plus poussé dans cette voie qu’il réduit le pacte purement individuel à la société la plus simple pour en faire sortir les autres sociétés. La croyance au développement naturel de la société se trouve en contradiction manifeste avec la tendance arbitraire immédiate de l’individu pris isolément. Même si, d’après Althusius, c’est la volonté des individus fondateurs d’une société qui donne naissance à cette société, ceux-ci ne peuvent cependant, d’après sa propre doctrine, qu’en donner l’impulsion première ; dans la suite ils ne figurent pas comme individus, mais comme membres de la corporation, non comme atomes indépendants, mais comme éléments d’une molécule composée, dont les mouvements ne partent pas de l’atome individuel seul. Il n’y a pas d’individus absolus ; tous les individus ont malgré eux une tendance sociale. La théorie du contrat, en posant des individus absolus, se trouve dès le début en opposition avec la conception historique de l’évolution de la vie sociale, qui regarde les individus comme le produit de la société, au lieu d’en être seulement les forces actives. Althusius voulait fondre les deux points de vue. Ici également, ce n’est que plus tard qu’apparut le problème définitif.

À ce problème se rattache une autre question : le pacte primitif, qui fonda la société, fut-il conclu sciemment ou non ? Il est évident qu’on ne peut entendre par ce pacte un événement purement historique, accompli en un temps et à un endroit déterminés, que s’il fut conclu sciemment. Ce n’est pas ainsi qu’Althusius semble concevoir les faits. La société, dit-il, a été formée par un pacte exprès ou tacite (pacto expresso vel tacito). Mais que signifie « pacte tacite» ? D’après Althusius, il est nécessaire d’admettre un contrat, non seulement pour saisir la formation de la société, mais pour comprendre aussi la transmission du pouvoir aux autorités. Nous commencerions donc par avoir un pacte social, pour arriver ensuite au pacte des souverains, le premier entre les individus, le second entre le peuple entier et ceux qui doivent gouverner. Or Althusius dit du dernier contrat (ce que l’on doit appliquer également au premier), que le peuple conserve lui-même les droits qu’il n’a pas délégués expressément au prince, et que là où le peuple se soumet à une autorité sans conditions expresses, les exigences générales d’équité et de justice et le contenu du décalogue doivent s’ajouter d’eux-mêmes par la pensée : « car il n’est pas vraisemblable que le peuple ait donné pour sa propre perte une liberté illimitée au prince ; le peuple n’a pas voulu non plus se priver lui-même de la faculté de conservation ou donner à un individu un pouvoir qui serait plus grand à lui seul que celui de tous les autres ensemble ». En d’autres termes, Althusius conclut de ce qui raisonnablement doit être l’opinion du peuple à la teneur du contrat primitif, supposant ainsi que le peuple a procédé par raison lors de la conclusion du contrat. Malheureusement, le peuple ne procède jamais plus par raison que les princes, et le droit d’admettre en cette occasion une raison « tacite » ne peut donc pas se prouver. Or, il est manifeste que ce pacte, (notamment dans sa partie « tacite »), exprime bien plutôt l’idéal que se faisait Althusius de la société qu’un fait historique. Le droit naturel, et surtout sa théorie du contrat, sont une expression mythologique de la perfection idéale que l’on demande à l’ordre et au développement social. Il transporte son idéal dans le passé. Peut-être est-ce la question de savoir si la plupart des théoriciens du droit naturel ont réellement conçu le pacte primitif comme un fait historique. Aux yeux de Bodin, l’idée d’un âge d’or tenait à une illusion, et il en est ainsi de toute hypothèse d’un état de nature absolu. La grande importance du droit naturel tient à ce que l’idée du contrat primitif renfermait une forme où le droit de l’individu pouvait se faire valoir avec clarté et énergie contre la société et ses autorités. Mais Kant enseigna le premier qu’il y a une différence entre une idée directrice, régulatrice, et une donnée réelle. À l’aide de cette distinction, on peut reconnaître à la fois les défauts et la grande importance du droit naturel. —

Bodin et Althusius continuent l’effort tenté par Machiavel pour faire de la politique une science purement humaine. Althusius s’appuie sans doute, comme l’indique déjà le titre de son ouvrage, sur l’histoire biblique aussi bien que sur l’histoire profane. Mais il ne lui emprunte que des exemples purement historiques. Il n’emploie pas (comme les défenseurs de la monarchie) des arguments théologiques. Il admet avec saint Paul que toute autorité vient de Dieu ; ici cependant l’activité divine n’est pas directe, mais indirecte : les forces et les instincts qui poussèrent à créer les sociétés et à nommer les autorités, provenaient, par delà la nature, de Dieu. Le pouvoir des princes et des éphores vient immédiatement du peuple, indirectement de Dieu. Ce n’est pas au prince seul, mais encore aux éphores ou aux diètes que Dieu a confié le soin de l’État. L’hypothèse théologique se trouve ainsi reléguée dans un arrière-plan plus éloigné. En calviniste ardent qu’il était, Althusius assigne cependant la propagation de la religion pour fin principale à l’État. Il prend catégoriquement parti contre la liberté religieuse, en renvoyant au livre V de Moïse 13, 5, où la peine de mort est décrétée contre celui qui enseigne une foi autre que celle de ses pères. À son avis, la liberté religieuse rendrait la foi incertaine et abolirait l’unité qui doit régner dans l’État : qui n’est pas pour moi, est contre moi. Le point de vue théologique d’AIthusius se manifeste également en ce qu’il conteste l’autonomie de l’éthique individuelle par rapport à la théologie. Chacun apprend dans les dix commandements quels sont ses devoirs, en tant qu’ils n’appartiennent pas aux devoirs qu’enseignent la politique et la jurisprudence. Il ne reste donc à la morale que les règles d’une conduite pleine de dignité dans le langage et dans les actions, règles traitées par Althusius dans son ouvrage du « commerce civil » (civilis conversatio). Il s’en tient ainsi logiquement au contraste maintenu par Melanchthon entre l’homme interne et l’homme externe, tout en ayant pour la vie humaine extérieure un intérêt qui donne à penser, et en tenant pour possible de lui trouver un ordre réglé par des lois purement naturelles. Il reconnaît les forces naturelles de la vie sociale avec une énergie qui aurait excité la colère de Melanchthon. Dans sa « Politique » le conseiller municipal d’Emden formula des idées nées pendant la guerre d’indépendance des Pays-Bas, qui, après avoir été élaborées et poussées jusqu’à leur dernière conséquence formelle par l’âme passionnée de Rousseau, formèrent l’ensemble des dogmes qui dominèrent la Convention nationale française. Elles furent l’Évangile de la liberté politique. Melanchthon et son École n’auraient jamais accordé l’existence d’un semblable Évangile. Le fait qu’Althusius lui-même rejette la liberté religieuse offre un contraste frappant avec cet Évangile, témoignage du conflit intérieur de la pensée héritée du Moyen Âge, que ne pouvait pas même dépasser le courant le plus impartial du protestantisme d’Église.

Ce n’est pas Althusius, mais Hugo Grotius qui est considéré par les générations suivantes comme le fondateur moderne proprement dit du droit naturel. La raison doit en être cherchée dans le point de vue radical, démocratique que représentait l’auteur des Politica, et qui s’écartait à l’extrême de celui qu’adoptèrent les hommes d’État dirigeants et les doctrinaires politiques du xviie siècle, soit dans le fondement historique plus grand et plus profond que donna Grotius des principes du droit naturel, soit encore et surtout dans le fait que dans son célèbre ouvrage : Du droit de la guerre et de la paix (de jure belli ac pacis, 1625) Grotius partit de la question de la justification de la guerre et du droit valable pendant la guerre. Il rattachait ainsi le droit naturel au droit des gens, en partant d’un fait qui captivait la pensée des hommes d’État et touchait les intérêts de tous les hommes. Le point de départ de son observation, ce ne sont pas les rapports intérieurs entre les autorités et le peuple, mais les rapports extérieurs d’États souverains entre eux. Ce qui lui mit la plume à la main, ce fut le spectacle des nombreuses guerres commencées souvent sans raison plausible, ce fut le déchaînement de toutes les passions sauvages, comme si, après l’explosion de la guerre, les hommes se changaient en animaux furieux. Il se mit donc à rechercher dans quelles limites le droit devait vraiment s’effacer ici, et cette question le fit remonter à la base dernière du droit.

Hugo de Groot naquit en 1583 à Delft. Déjà du temps de ses études à Leyde, il acquit la réputation d’un grand érudit. À l’âge de seize ans, il accompagnait Oldenbarneveldt à Paris où Henri IV le présenta, paraît-il, à son entourage comme la merveille de Hollande. Il parvint rapidement à de hautes situations dans sa patrie comme jurisconsulte et comme homme d’État. Lorsque Maurice d’Orange renversa Oldenbarneveldt et le fit exécuter avec l’aide du clergé orthodoxe, Grotius fut condamné à la détention perpétuelle, peine à laquelle il échappa, grâce à une ruse de son épouse. Il s’établit alors à Paris, où il fut pendant un certain temps soutenu par le gouvernement français. Il y composa l’ouvrage auquel s’attache son nom. Dans la suite, il fut ambassadeur de Suède à Paris. Il mourut en 1645 à Rostock, au retour d’une visite en Suède.

Grotius remarque qu’il est plus aisé de dire ce qu’est l’injustice, que de dire ce qu’est le droit. Est injustice, tout ce qui répugne à la nature de la vie sociale menée par des êtres raisonnables. — On voit que Grotius est plus près de l’expérience et de l’histoire que ses prédécesseurs. Car le moment où l’on pourra le mieux découvrir que la vie de la société humaine exige certaines conditions pour subsister, c’est lorsque ces conditions viennent à manquer. On se trouve ainsi en quelque sorte en présence d’une expérience. Si les conditions existaient toujours, on ne leur prêterait aucune attention. — D’après Grotius, une impulsion involontaire porte l’homme à s’attacher à d’autres hommes. À supposer même que nous n’ayions absolument pas besoin d’eux, nous rechercherions leur commerce et la vie en commun avec eux. Il se trouve en réalité que nous ne saurions nous passer de l’assistance d’autrui, mais telle n’est pas la raison proprement dite de la vie sociale. Chez les enfants, on peut déjà constater un penchant à faire le bien et à éprouver de la compassion pour le malheur d’autrui. Cette impulsion naturelle (appetitus societatis) se développe et s’épure à mesure que les relations avec autrui deviennent, au moyen du langage, un commerce intellectuel, et que l’homme acquiert la faculté d’organiser sa connaissance et ses actions d’après des principes généraux, de façon à traiter les cas semblables de semblable manière. L’origine du droit naturel réside dans la tendance à garantir une vie sociale de cette sorte. Les actions humaines sont jugées dès lors d’après leur concordance ou leur contradiction avec les exigences de cette vie sociale. Le droit naturel découle ainsi de principes situés dans l’homme lui-même (ex principiis hominis internis) et qui seraient valables, même si Dieu n’existait pas. Cependant on peut qualifier Dieu de créateur du droit naturel, car il est le créateur de la nature, et a par conséquent voulu que ce droit fût reconnu.

Le premier précepte du droit naturel, qui en est aussi le plus important, est que les traités doivent être observés et les promesses tenues. Cela est impliqué dans la volonté originelle qui fait la société. Toute obligation a sa raison dans une convention préalable ou dans une promesse donnée. La loi positive (jus civile) dérive ainsi de la loi naturelle. Car la vie sociale ne saurait subsister, si les hommes ne pouvaient prendre d’engagements les uns vis-à-vis des autres. La vie civile tout entière repose donc sur une justice éternelle et immuable qui fait loi, aussi bien pour Dieu que pour tout être raisonnable. La nature humaine, qui est la mère du droit naturel, devient ainsi l’aïeule du droit positif, puisque la source du droit positif est la nécessité selon le droit naturel de tenir sa parole.

Mais d’où le principe de remplir les promesses et d’observer les traités tire-t-il donc sa force originale ? Ici il apparaît que Grotius, tout comme Althusius, part de la théorie du contrat. Le principe suivant lequel les conventions doivent être mises en vigueur est en effet établi par un contrat. Seulement ce contrat primordial n’a pas besoin d’être conclu en pleine conscience. Il peut être tacite, supposé, être dans la nature des choses ; en d’autres termes, il n’est qu’une autre manifestation de la volonté de faire subsister la société, qui est, encore une fois, la condition de toute vie sociale. La société, c’est le produit d’une association libre, où chaque individu engage sa volonté comme fraction de la volonté commune. Toutes choses en particulier doivent être jugées d’après cette volonté primordiale (ex primaeva voluntate). L’État est un corps qui a une origine volontaire (corpus voluntate contractum). D’où découle entre autres cette clause importante que l’individu ne peut jamais perdre complètement ses droits dans ses rapports avec la société : il n’a jamais pu vouloir se détruire lui-même ! Il ne peut pas renoncer au droit de conservation personnelle qu’il possédait avant d’entrer dans la société.

Ici se présente la même idée mythologique de l’état de nature que chez Althusius : il est remplacé également par la vie d’État au moyen d’un acte de volonté. Mais là où à l’aide de cette idée Grotius déduit des états de choses juridiques spéciaux (tels que l’injustice du mensonge7, la propriété privée, la prescription, le droit coutumier), il affectionne l’idée d’une convention tacite, exprimant ainsi ce qu’exige le besoin de la cause (aut expresse, aut ex negotii natura tacite promittere, silentio convenire). Pour ce qui le concerne, il devient donc problématique de dire dans quelle mesure il concevait le contrat social comme un événement historique. Mais il est étrange que, tout en partant de l’injustice et de la discorde comme faits directeurs, Grotius a de la vie humaine, telle qu’elle serait sans être ordonnée en sociétés, une conception extrêmement idyllique. Il regarde l’instinct social comme direct, désintéressé, et ses rapports avec la conservation personnelle sont, comme chez Althusius, laissés dans le vague. Hobbes le premier engendra le mouvement qui permit aux hypothèses psychologiques sur le droit de revêtir une clarté plus grande.

Grotius se distingue d’Althusius en un point : il prétend qu’après s’être constitué en société au moyen du contrat, le peuple peut déléguer pour toujours la souveraineté à un prince ou à un État, tout comme l’individu peut se faire lui-même esclave. Il s’attaque directement à la théorie d’Althusius sur la souveraineté du peuple, bien que, on ne voit pas pour quelle raison, il ne le nomme pas par son nom. Il démontre que peu importe de savoir quelle est la meilleure forme d’État (car les opinions pourraient toujours varier à ce sujet), que ce qui importe, c’est la volonté, c’est-à-dire l’origine du droit (ex voluntate jus metiendum est). Et pourquoi le peuple ne pourrait-il pas avoir confiance pleine et entière dans le pouvoir d’un homme seul ou de plusieurs hommes ? La minorité, même dans un État démocratique, doit se soumettre à la majorité ; les femmes, les enfants et les pauvres ne participent pas aux décisions, et par suite, à la souveraineté. La volonté première peut créer une nécessité engageant pour tous les temps. Il ne sert à rien de dire que l’État est fait non pour les gouvernants, mais pour le peuple ; une tutelle est bien faite pour les pupilles, et non pour le tuteur, et pourtant c’est lui qui a le pouvoir sur eux. — En donnant ainsi au contrat, qui transmet le pouvoir au gouvernant, un caractère autre qu’à celui par lequel le peuple se constitue en nation, Grotius se fait le prédécesseur de Hobbes, et permet à la monarchie absolue elle-même de s’appuyer sur la théorie du contrat. Cependant ses arguments n’ébranlent point l’assertion d’Althusius, qu’il n’est guère vraisemblable que le peuple ait voulu se dessaisir pour toujours de sa liberté. La conception d’Althusius s’accorde évidemment mieux avec la théorie du contrat, prise dans son sens mythologique aussi bien que dans son sens rationnel.

Ainsi que nous l’avons déjà remarqué, la guerre inspira à Grotius l’idée d’examiner la notion et l’origine du droit. Il peut y avoir guerre, premièrement, entre individus. Mais dans l’hypothèse d’un État social et d’une vie publique, la guerre équitable entre individus se restreint à la légitime défense, et le pouvoir pénal est entre les mains du gouvernement. Une guerre peut, deuxièmement, être fomentée contre l’État par un particulier. Cela s’appelle révolte, chose inadmissible pour Grotius, qui ici encore s’attaque à Althusius. À son avis, ceux qui ont reconnu aux représentants du peuple le droit de révolte se sont trop accommodés à une situation donnée en un temps et en un lieu déterminés. D’autre part, Grotius lui-même paraît avoir accordé trop peu d’attention à la lutte fondée sur le « droit de la nature » que soutenaient ses compatriotes contre leur souverain. Troisièmement, la guerre peut être faite par l’État contre un particulier. Elle est juste, quand elle est dirigée contre quelqu’un qui a commis une injustice. L’analyse de ce point mène ainsi à examiner la nature et la justification du châtiment. Grotius traite ce problème d’une façon très intéressante. C’est un adversaire déterminé de la théorie du talion. La punition n’a pas sa fin en elle-même ; une âme sauvage et inhumaine peut seule trouver satisfaction à voir faire du mal à un homme, s’il n’en résulte pas un plus grand bien pour l’homme en question lui-même, ou pour autrui, ou pour la société tout entière. Quatrièmement, il peut y avoir guerre entre les États. C’est ce thème qui est le plus longuement traité. Les conditions de la justice d’une guerre et les règles d’humanité à observer pendant ce temps, découlent des principes du droit naturel. Le grand principe, c’est que les hommes, pour être ennemis, n’en sont pas moins des hommes, et que la guerre, étant faite uniquement pour l’amour de la paix, doit être menée avec assez de loyauté et d’humanité pour ne pas rendre la paix impossible. Grotius a parfaitement conscience que le droit des gens manque de la sanction que confère la puissance d’État dans le peuple pris en particulier. Les grandes puissances semblent se croire tout permis. Mais elles ont besoin, elles aussi, de relations suivies avec d’autres peuples, et l’opinion publique de l’humanité ne peut leur être indifférente ; en outre la guerre ne se fait avec énergie que si le peuple lui-même croit à la justice de la cause. En montrant du doigt ces exigences humanitaires et en prouvant l’analogie des conditions du commerce entre peuples avec les conditions du commerce entre individus, Grotius fit une impression extraordinaire sur les hommes d’État des xviie et xviiie siècles. On dit que Gustave Adolphe avait toujours le livre de Grotius dans sa tente. L’autorité de Grotius retint, dit-on, Louis XIV d’exécuter sa menace de ne faire aucun quartier dans la guerre de Hollande ; de même, l’indignation causée par la dévastation du Palatinat, ne se serait pas, de l’avis général, élevée avec tant de force si l’ouvrage de Grotius n’eût auparavant éveillé un courant contraire. Et de nos jours encore, dans la plupart des États, les instructions des officiers en temps de guerre partent en majeure partie des règles posées dans le traité de Grotius8), règles que nous n’analyserons cependant pas dans le détail. Il importait seulement de montrer que le célèbre philosophe juriste et que le théoricien du droit des gens a sa place marquée parmi ceux qui découvrirent l’Humain.

C’était alors un problème important du droit public et du droit des gens, que de savoir si l’on pouvait punir des hommes pour leurs opinions religieuses, et si un État pouvait, pour une question de religion, faire la guerre à un autre État. Au premier point de vue, Althusius prenait une position strictement confessionnelle, et pour ce qu’était la conception générale du deuxième point, les guerres de religion en font foi. Grotius commence par se demander ce que l’on doit entendre par vraie religion. Ce doit être celle qui est commune à tous les contemporains ; elle a pour fond : unité et invisibilité de Dieu, Dieu créateur et conservateur de toutes choses. Ces opinions peuvent se prouver naturellement et leur propagation générale témoigne en outre de l’existence de vieilles traditions. L’existence de Dieu, (soit qu’on admette un ou plusieurs Dieux), et l’action d’une Providence sont du moins des vérités évidentes par elles-mêmes, universellement répandues et moralement nécessaires. Ceux qui les contestent, portent atteinte à la société humaine et doivent être punis. On ne peut faire la guerre pour des raisons religieuses à un peuple étranger que si son culte de Dieu a un caractère immoral et inhumain. À la question de savoir si un peuple peut être combattu pour ne pas vouloir adopter le christianisme, Grotius répond que le fait de réprouver une foi qui s’appuie sur des témoignages historiques et qui ne prend naissance que par une action surnaturelle, ne relève d’aucun tribunal humain, abstraction faite du genre de christianisme proposé. L’horizon est ici plus large que chez Althusius et la théologie qu’il pose est la théologie naturelle. Grotius montre par là de l’affinité avec les tendances dont nous allons maintenant parler.



NOTES

5. P. 44. Sur les positions changeantes de Luther par rapport à la philosophie, voir F. Bahlow Luthers Stellung zur Philosophie, Berlin 1891.

6. P. 53 O. Giercke (Johannes Althusius und die Entwickelung der naturrechtlichen Staatstheorien. Breslau 1880, p. 58) a montré que cette théorie des éphores provient des monarchomaques, voire même de Calvin en personne. Celui-ci conçoit bien l’autorité comme une institution divine, mais il ajoute que là où il se trouve des autorités pour défendre les droits du peuple contre la convoitise et l’arbitraire des princes, telles que les éphores de Sparte, les tribuns de Rome et les États généraux des royaumes modernes, elles ont le devoir et le droit de s’opposer à la volonté des princes quand elle est illégale. Cf. également Lobstein. : Die Ethik Calvins, p. 117 et suiv.

7. P. 60. Grotius fonde l’injustice du mensonge sur un accord tacite coïncidant avec l’origine du langage (De jure belli ac pacis, III, 1, 11). La théorie de P. C. Kirkegaard (dans sa dissertation De vi atque turpidine mendacii), qui fonde la condamnation du mensonge sur la nécessité de conserver la confiance dans le sens des mots, rappelle la théorie de Grotius quand on lui retire sa forme mythologique de contrat.

8. P. 63. Cf. Henry Maine : International Law., London 1888, p. 23 et suiv.