Histoire de la philosophie moderne/Livre 4/Chapitre 4

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 435-446).

4. — Georges Berkeley.

a) Biographie et caractéristique

Il nous faut patienter un moment avant d’accompagner dans leur voyage à travers l’Europe les idées posées par Locke, par Newton et par les déistes. Après avoir montré l’origine de ces idées, l’histoire de la philosophie se tourne vers un penseur qui s’en empare pour les élaborer dans un esprit philosophique nouveau, soit en les continuant, soit en les combattant, et qui par là s’écarta beaucoup du cadre dans lequel la conscience populaire se meut et peut seule se mouvoir. La singularité de Georges Berkeley, un des esprits les plus fins et les plus clairs que connaisse l’histoire de la philosophie, c’est qu’il se fait le champion de la cause de la conscience pratique immédiate contre les abstractions et les spéculations scientifiques, alors que par ses propres résultats il se trouve en opposition directe avec cette conscience et que par ses paradoxes il l’irrite à outrance. À d’autres points de vue encore, Berkeley allie dans sa pensée des antinomies qui pourraient sembler insolubles. La critique aiguë et la naïve foi religieuse, la joie du savant et le zèle ardent du missionnaire ne présentèrent sans doute jamais une liaison aussi intime et aussi originale que chez Berkeley.

Georges Berkeley naquit le 12 mars 1685 à Dysert dans le comté irlandais de Kilkenny. Il appartenait à une famille anglaise qui semble avoir passé en Irlande aussitôt après la Restauration, et qui était une branche latérale de la maison noble des Berkeley. On dit que Swift, ami de Georges Berkeley, le présenta au comte de Berkeley en ces termes : « Mylord, voici un jeune homme de votre famille. Je puis assurer votre Seigneurie que c’est pour vous un bien plus grand honneur d’être son parent, que pour lui d’être le vôtre. » Ce qui est certain, c’est que l’adolescent montra de bonne heure de brillantes dispositions. Il étudia à Dublin, où les écrits de Boyle, de Newton et de Locke formaient la base de l’enseignement à l’Université. Dès sa prime jeunesse, il conçut les pensées fondamentales de sa philosophie ultérieure. Nous voyons le développement graduel de ses idées dans le cahier de notes (Common-place book) de ses années de jeunesse édité par Fraser dans son excellente biographie de Berkeley (Life and letters of George Berkeley, Oxford, 1871, et plus tard dans le 1er volume de The Works of George Berkeley, Oxford, 1901). Il parvint de bonne heure à la conviction que si la science et la philosophie étaient débarrassées de leurs abstractions vides de sens et de leurs termes obscurs, l’antinomie du savoir et de la croyance disparaîtrait. Il s’efforce de faire remonter les hommes à l’expérience et à l’intuition immédiates. Il veut mettre une fin aussi bien à ce qui reste encore de la vieille scolastique qu’à celle qui a pris la place de l’ancienne. Sa pensée centrale, c’est de démontrer qu’il n’y a pas d’idées abstraites au pied de la lettre. À cette pensée se rattachent intimement ses géniales découvertes ainsi que sa conception personnelle de la vie.

Le premier ouvrage de Berkeley est la New theory of vision (1709) ; il y expliquait que le sens de l’ouïe et le sens du toucher coopèrent à la conception de l’espace, et que l’espace en soi est une abstraction à laquelle ne correspond aucune sensation immédiate. L’année suivante parut son œuvre capitale en philosophie : Principles of knowledge, dans laquelle il commence par critiquer la vieille théorie de l’abstraction pour chercher ensuite à montrer que la notion de matière est une abstraction illégitime et que nous n’avons d’autres objets immédiats de connaissance que nos propres sensations. Nous montrerons ensuite comment de ce point de départ il passe à ses idées religieuses. Peu d’années après l’apparition de ces œuvres, il alla à Londres, coudoya les cercles littéraires et commença à combattre les libres penseurs dans des articles qui paraissaient dans la revue de Steele, « The Guardian ». Sa polémique a un caractère enfantin et naïf ; il s’étonne par exemple (dans les Remarks on Collins Discourse of Freethinking) que les libres penseurs ne cherchent pas dans les jouissances sensuelles une compensation à la félicité surnaturelle, et qu’ils vivent presque toujours loin du monde et tout entiers à leurs études ! (Lorsque Berkeley déclare dans un autre passage de ces articles : « Si je ne croyais pas en l’immortalité, j’aimerais mieux être une huître qu’un homme ! » il se trouve par conséquent en contradiction avec lui-même, en tant qu’il ne dit pas que l’huître a en partage des jouissances sensuelles toutes particulières.) Les libres penseurs, dit-il, proclament publiquement qu’ils ont moins de raison d’être vertueux que les autres hommes. Mais c’est mal connaître la force de la passion, que de croire que la beauté de la vertu soit un contre-poids suffisant à l’heure de la tentation ! — Après avoir publié un brillant exposé populaire de ses idées philosophiques sous forme de dialogue (Dialogues between Hylas and Philonous, 1713), il passa plusieurs années à voyager en France et en Italie. Son journal de voyage nous montre des yeux et une intelligence ouverts à la nature, à l’histoire et aux questions sociales. À son retour, il accepta une fonction ecclésiastique en Irlande, mais il ne put y rester bien longtemps. Il perdit l’espoir de réaliser son projet, de ramener les hommes de la vieille Europe au naturel et à la simplicité de la pensée et de la vie. Il trouvait l’Europe trop affaiblie par l’âge. Il attendait du jeune et vierge pays situé au delà de l’Atlantique un âge d’or pour la foi, la science et l’art comme pour la vie. À cela se joignait son zèle pour la propagation du christianisme parmi les païens et un goût romantique pour la libre nature. Il épancha ce désir dans une poésie (Du projet de transplanter les arts et les sciences en Amérique). Il conçut le dessein de créer dans les Bermudes une institution pour former des missionnaires américains. Après avoir obtenu de l’État au prix de longs efforts la promesse qu’il le soutiendrait dans cette entreprise, il s’établit à Rhode-Island, afin de diriger les préparatifs de l’établissement du collège. Mais une grande déception lui était réservée. La promesse ne fut pas tenue, et au bout de trois ans de séjour en Amérique il dut revenir (1731). Il ne se consola jamais de l’échec de ses grandes espérances. Depuis cette époque il vit la vie sous de plus sombres couleurs. — Les souvenirs de la belle nature qui s’offrait à ses yeux à Rhode-Island se trouvent dans la riche mise en scène du dialogue Alciphron (1732), dans lequel il reprit sa polémique contre les libres penseurs, tout en cherchant en même temps à donner un exposé clair et populaire de ses idées philosophiques. Il émet dans cet ouvrage, sur les difficultés communes à la religion naturelle et à la religion révélée, une idée analogue à celle que son ami Butler développa en détail peu d’années après dans l’Analogy. Il dirige sa polémique contre deux types différents de libres penseurs, contre ceux de l’espèce de Mandeville, aussi bien que contre ceux de l’espèce de Shaftesbury, et il triomphe en montrant qu’ils se prennent aux cheveux quand le représentant de Mandeville déclare que la religion naturelle est une chose incomplète, si elle n’est pas soutenue par la religion surnaturelle. — Les dialogues de Berkeley offrent même aujourd’hui un grand intérêt pour la discussion des problèmes philosophiques et théologiques, ainsi que pour leur belle langue et la perfection de leur forme dialoguée.

Nommé évêque de Cloyne, dans le sud de l’Irlande (depuis 1734), Berkeley se montra également père spirituel zélé, philanthrope et patriote. Il était estimé et aimé non seulement des protestants, mais encore des catholiques (qui formaient presque les 5/6 de la population de son évêché). Il préconisa l’admission des catholiques à l’Université. Dans son Querist (1735-1737), il agita une foule de problèmes sociaux et de questions relatives au patriotisme irlandais. La médecine n’était pas elle-même étrangère à son activité. Il croyait avoir trouvé dans « l’eau de goudron » une panacée contre diverses maladies, et il cherche à en expliquer la raison dans un de ses derniers ouvrages (Siris, 1744) ; cet ouvrage est en même temps remarquable en raison de la tendance mystique et platonicienne de sa pensée. Les derniers ouvrages sortis de sa main sont des traités sur la pétrification et sur les tremblements de terre. Ce subjectiviste et cet idéaliste s’intéressait à tout ce qui appartient au monde de la réalité. Il passa ses dernières années à Oxford, où il mourut en 1753.

La fin principale, que se proposa Berkeley dans sa philosophie, lui assigne dans l’histoire de la pensée une place analogue à celle de Leibniz. Tous deux veulent faire dépasser par la pensée la conception purement mécanique de la nature, sans toutefois la nier. Ils mettent à l’épreuve les notions avec lesquelles Descartes, Spinoza, Newton et en grande partie encore Locke, opèrent sûrement comme si c’étaient des réalités. Ils prennent le système du monde construit par la science de la nature et par la philosophie non pour une réalité absolue, mais pour un phénomène. Mais alors que Leibniz décompose le système mécanique du monde principalement par la méthode objective, en ramenant le mouvement à la force et en identifiant la force à la tendance subjective des monades à acquérir des états nouveaux, Berkeley suit surtout la méthode subjective, en cherchant à montrer psychologiquement comment se forment nos idées de l’espace et de la matière — dont dépend toute la science mathématico-physique du monde. — Berkeley continue les recherches de Locke sur l’origine des idées et discute la question de savoir ce que, à vrai dire, nous pouvons savoir de plus que la réalité donnée dans nos propres sensations et dans nos idées. Il poursuit ses conclusions avec une rigueur qu’il n’aurait guère montrée peut-être malgré son amour de la vérité, si l’ardeur de sa foi religieuse n’eût été prête à restituer ce que retranchait sa critique philosophique. En rejetant l’espace absolu et la matière absolue, ce qui est le résultat de sa philosophie, il se sentait plus près de son Dieu, il se sentait en contact immédiat avec lui. Son sentiment religieux profond et primitif ne pouvait se contenter de la théologie d’horloger avec ses rapports extérieurs entre Dieu et le monde, professée par Locke, Newton et la plupart des théologiens et des libres penseurs de l’époque. Ce n’est pas toutefois comme penseur religieux, mais comme psychologue et comme philosophe critique qu’il mérite notre attention. Dans notre exposé, nous nous bornons à l’accompagner jusqu’au seuil de la théologie. Sa philosophie était pour lui une croisade, qui avait pour but de reconquérir la Terre promise. Mais il eut le même sort que les croisés, en réalité il travailla pour d’autres objets et d’autres fins que les fins qu’il s’était proposées.

b) De l’espace et des idées abstraites.

Berkeley examine la nature psychologique de la conception de l’espace dans sa Theory of vision, l’un des ouvrages psychologiques les plus géniaux qui aient été écrits. Il démontre que la distance et la grandeur ne peuvent être perçues immédiatement à l’origine. La perception de la distance et de la grandeur tient à ce que des sensations visuelles sont liées à des sensations qui sont produites par le mouvement ou par la tension des yeux (sensations que Berkeley appelle sensations tactiles, et qu’on nomme maintenant sensations kinesthésiques). Il s’y ajoute encore des souvenirs et des associations (Berkeley les appelle : suggestions) de sensations tactiles, que nous avons acquises auparavant dans nos rapports immédiats avec l’objet. L’idée de contact éveillée par la sensation visuelle se fond donc avec elle au point que par la suite nous « voyons » immédiatement l’objet dans un certain éloignement et sous une certaine grandeur. L’importance pratique de la sensation visuelle vient de ce qu’elle prédit de cette manière des sensations tactiles que nous aurions en nous rapprochant. Mais l’union des deux espèces de sensations provient de l’expérience et de la pratique. Nous « voyons » l’éloignement et la grandeur, de même que nous « voyons » la honte ou le repentir dans le regard d’un homme. La vue et le toucher n’ont rien de commun ; l’habitude seule les unit dans un résultat commun. Mais à ce résultat — l’espace — ne correspond pas de sensation vraiment simple. L’espace ne correspond qu’à l’association subjective répétée des deux espèces d’idées sensibles. En soi, c’est un mot vide.

On voit à quel point Berkeley prend au sérieux l’exigence posée par Locke, d’éprouver la valeur des idées au moyen de l’analyse de leur origine. L’espace ne plane plus, telle une chose incompréhensible, générale, au-dessus de tous les sens ; son origine est ramenée à un processus d’association. C’est tout ce que nous en savons. Toutefois Berkeley lui-même le conçoit en même temps comme un langage de signes émané de Dieu et que nous apprenons par la voie de l’association.

Dans son examen des idées abstraites (introduction aux Principles of Knowledge), il tourne sa polémique contre Locke, en qui il voit le dernier représentant considérable de la vieille théorie de l’abstraction, Locke nous attribuait un pouvoir d’abstraction en ce sens, que nous avons la faculté de former des idées contenant des marques distinctives communes seulement à plusieurs objets. De trois idées, de l’idée d’une chose verte, d’une chose rouge et d’une chose jaune, nous pouvons « abstraire » par exemple l’idée de couleur en général (ni verte, ni rouge, ni jaune). Berkeley conteste que des idées de ce genre puissent exister dans notre conscience : nous pouvons naturellement diviser une idée, par exemple nous représenter une partie d’un objet sans ses autres parties ; mais nous ne pouvons pas former d’idées nouvelles, ayant pour fond ce qu’il y a de « commun » à plusieurs qualités ; nous avons des mots pour désigner ce caractère commun, mais nous n’avons pas d’idée du caractère même. Cela ne veut pas dire que nous ne puissions former des idées générales valables pour tout un groupe de phénomènes ; mais cela tient à ce qu’une idée, concrète en soi, individuelle (particular) sert à représenter (represent or stand for) toutes les autres idées concrètes de la même espèce. Nous pensons en exemples !

Par cet examen, Berkeley a encore fourni une contribution considérable à la psychologie. Nous laissons à celle-ci le soin de montrer ce qui manque encore à Berkeley pour réaliser une théorie complète des idées générales, et nous passons à l’examen des conséquences philosophiques que Berkeley tire de ses recherches psychologiques.

c) Conséquences pour la théorie de la connaissance.

Berkeley dit (dans les Principles) qu’on ne s’avise pas d’attribuer l’existence aux objets du sens intérieur, quand ils ne sont pas perçus ; on est par contre d’avis que les objets du sens extérieur existent, qu’ils soient perçus ou non. Mais c’est là une hypothèse impossible à démontrer et invraisemblable. Les objets de la connaissance n’existent conformément à la nature de la chose qu’en tant qu’ils sont connus ; leur essence consiste en ce qu’ils sont perçus (their esse is percipi). Si l’on examine de plus près la raison de cette opinion, on y retrouve la vieille théorie de l’abstraction. C’est bien la plus violente de toutes les abstractions de se représenter l’objet sans ce qui en fait pour nous un objet. Nous devrions ainsi faire abstraction de toutes nos sensations ! On dit, il est vrai, que nous devrions faire abstraction simplement des qualités secondes (couleur, goût, odeur, etc.), mais non des qualités primaires (étendue, densité). Par matière, on entend quelque chose qui ne possède que les qualités primaires, qui a une étendue et une forme, et qui peut se mouvoir. Toutefois on oublie que les qualités primaires ne peuvent pas être perçues sans les secondaires, et que les premières comme les secondes n’existent pour nous qu’au moyen des sensations. Si l’on voulait dire par exemple que l’étendue peut exister en dehors de notre conscience, il faudrait se demander : est-ce l’étendue telle que la vue nous la montre, ou telle que le toucher nous la montre ? Peut-être telle que ces deux sens ensemble nous la montrent — mais nous avons déjà montré que l’idée d’étendue ne se forme que par association. Il ne peut y avoir de chose étendue et mobile qui ne soit grande ou petite, éloignée ou proche, qui ne se meuve vite ou lentement ! Alors même qu’il y aurait en dehors de la conscience des substances solides, figurées et mobiles, comment le saurions-nous ? Comment peut-on s’autoriser des sens pour certifier quelque chose qui n’est pas du tout perçu par les sens ?

Mais la différence n’est-elle pas du même coup supprimée entre le réel et l’imaginaire ? Berkeley le nie résolument. La nature réelle, dit-il, je ne la nie pas ; je nie seulement la matière abstraite. Tout ce qui est vu, entendu, senti, et, d’une façon générale, tout ce qui est perçu par les sens, je le crois positif, mais en revanche j’en excepte la matière, cette chose inconnue (somewhat-if indeed it may be termed somewhat) sans qualités sensibles et inaccessible à toute perception sensible et à tout entendement. La différence entre la réalité et l’illusion repose sur la différence entre la sensation et le souvenir ou l’imagination. Les sensations font une impression plus forte sur nous, sont plus distinctes et se présentent dans un ordre déterminé que nous ne pouvons interrompre. En même temps nous avons conscience que nous ne les avons pas produites nous-mêmes. De là vient, dit Berkeley, la notion que j’ai de la réalité ; aux autres de voir s’ils trouveront davantage dans leur notion de la réalité. — La légitimité de la science de la nature n’est pas non plus ébranlée par cette destruction de la notion de matière. La science de la nature cherche bien à expliquer les phénomènes par d’autres phénomènes, par des causes qui doivent être elles-mêmes perçues par les sens, et non par la croyance en des substances mystiques. Expliquer les phénomènes, ce n’est pas autre chose que de démontrer que dans telles ou telles circonstances nous avons telle ou telle sensation. Ce que la science de la nature expose, ce sont les rapports déterminés et rigoureux qui règlent l’apparition de nos sensations, en sorte qu’une sensation peut être considérée comme l’indice d’une autre. Cela nous permet d’induire et de déduire. En examinant avec soin les phénomènes qui nous sont accessibles, nous découvrons les lois générales de la nature, ou nous posons certaines formules pour les phénomènes du mouvement. La science de la nature n’a affaire ni à la force, ni à la matière, mais seulement aux phénomènes. — Toute démonstration de loi relative à l’enchaînement des phénomènes et toute conclusion tirée d’une loi de ce genre reposent en fin de compte sur l’hypothèse que le créateur des phénomènes agit toujours de façon uniforme et en observant des règles générales, hypothèse qui pour Berkeley (Principles, § 107 in fine) ne peut, il est vrai, se prouver.

Quelle origine les phénomènes ou les sensations ont-ils donc, en tant que je ne les produis pas moi-même ? Alors que Berkeley croit le principe de causalité impossible à démontrer en ce qui concerne les rapports réciproques des phénomènes, il ne met nullement en doute sa valeur quand il s’agit de l’origine de nos sensations reçues passivement. Il doit y avoir une activité qui entre en action là où nous restons nous-mêmes passifs. Or notre faculté de provoquer des idées et de les changer est le seul exemple d’activité que nous possédions. Berkeley trouve l’expression de notre être propre dans cette faculté : l’âme est la volonté (the soul is the will) dit-il (Common-place Book, p. 428, éd. 1871). Berkeley désigne toute activité interne, même la pensée, par le terme de volonté : « Ce que je pense, quoi que ce soit, je le nomme idée (idea). La pensée ou l’acte de pensée lui-même n’est pas une idée, mais un acte, c’est-à-dire un acte de volonté, ou — par opposition aux effets — une volition (Common-place Book, p. 460). Son essence n’est pas d’être perçu, mais de percevoir (son esse est percipere). La volonté est la seule forme d’activité que nous connaissions. Berkeley n’est pas d’accord avec lui-même sur la connaissance que nous avons de notre volonté, c’est-à-dire de l’essence vraie de notre esprit. Mais ce qu’il y a de certain pour lui, c’est que la science que nous avons de notre propre nature active ne peut pas être une idée (idea), puisque toute idée est passive. Ce n’est pas une idée, mais une notion (notion) que nous avons de nous-mêmes. Mais dans un autre passage (Principles, § 27) il enseigne que nous connaissons l’esprit ou l’élément actif au moyen de ses effets (c’est à-dire des changements d’idées) ; dans un autre passage (Dialogues between Hylas and Philonous, 3. Dial., Edit. Fraser, 1871, I, p. 326 et suiv.), il nous attribue une connaissance immédiate de notre esprit et de ses idées : nous les saisissons au moyen de la-réflexion (by reflection). Mais de quelque façon que nous percevions notre esprit, nous sommes réduits pour former l’idée de la source des phénomènes, à nous appuyer sur l’analogie avec notre esprit. Nous pensons Dieu par analogie avec notre esprit, seulement à la condition d’y élever les puissances à l’infini. Les idées réelles sont dès lors celles que Dieu nous suggère, et en même temps nous comprenons maintenant comment les choses peuvent exister alors même que nous ne les percevons pas : elles existent en puissance à l’état de possibilités en Dieu, leur cause constante (cf. Common-place Book, p. 489). La volonté divine se manifeste à nous dans l’ordre et l’enchaînement de nos sensations, la divine providence dans la finalité qu’offrent les phénomènes de la nature. Si la nature était un être différent de Dieu, elle serait une chimère païenne. La conception ordinaire fait d’abord créer la matière par Dieu, puis celle-ci agit sur nous. Pourquoi ce détour ? Pourquoi ne pas faire créer directement nos sensations par Dieu ? Plus nous pensons clairement, plus nous nous trouverons en rapports immédiats avec Dieu. Il n’y a pas de causes secondes. Berkeley dit : nous vivons et nous existons en Dieu, et il croit pouvoir le faire avec plus de raison que Spinoza, — Berkeley s’adonna de plus en plus à cette conception mystico-panthéiste pendant ses dernières années, ainsi qu’on le voit à la Siris ; mais nous ne pouvons poursuivre davantage la forme qu’il donna à sa pensée en ce sens. Nous nous bornons à attirer l’attention sur un point où Berkeley et Leibniz se ressemblent en passant de leur philosophie expérimentale à leur philosophie spéculative : ils usent tous deux du principe d’analogie, qui est le principe de tout idéalisme métaphysique. —

Le principal mérite de Berkeley, c’est d’avoir persévéré avec une énergie que ne purent affaiblir les résultats paradoxaux auxquels sa pensée le fit aboutir, dans cette question : comment savons-nous que les choses sont quelque chose de plus que nos sensations et que nos idées ? De quel droit passons-nous de la conscience, la seule donnée immédiate pour nous, aux choses, qui ne sont jamais données immédiatement ? — En ce qui concerne la réponse que fait Berkeley à cette question, on voit à l’exposé ci-dessus qu’il ne se contente nullement de faire de la réalité une succession de sensations. Premièrement, il distingue entre les sensations et l’esprit : l’essence des premières consiste seulement à être perçues (esse = percipi) ; l’essence du second consiste dans la perception (esse = percipere), c’est-à-dire dans l’action. Deuxièmement, il reconnaît le principe de causalité et l’emploie pour résoudre la question soulevée. Mais alors que la conception ordinaire (la métaphysique populaire) part de ce fait, que la cause de nos sensations doit leur être semblable, Berkeley part de ce fait, que la cause de nos états passifs doit être pensée par analogie avec l’activité qui est en nous. — C’est un idéaliste, non un subjectiviste ; mais son idéalisme prend aussitôt une forme théologique. Ses idées théologiques sont prêtes à bondir pendant qu’il philosophe, et dès qu’il a exposé la difficulté et qu’il a montré une question irrésolue, elles se précipitent pour combler les lacunes. Voilà pourquoi sa pensée s’arrête trop tôt. Les idées théologiques elles-mêmes ne sont pas mises à l’épreuve. La conception entière du monde devient anthropomorphique. L’enchaînement de la nature n’est plus qu’un enchaînement de la volonté divine, qui fait la cohérence des phénomènes, et les phénomènes ne sont plus qu’un assemblage de signes arbitraires. Le principe de causalité n’est pas lui-même examiné de plus près, et pourtant il supporte toute la solution du problème. En ce dernier point, le successeur immédiat de Berkeley se mit à l’œuvre en continuant et en contredisant son devancier, comme Berkeley lui-même fit de Locke.