Histoire de la philosophie moderne/Livre 4/Chapitre 6

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 464-477).

6. — Successeurs et critiques de Hume en Angleterre

Hume marque l’apogée du développement de la pensée philosophique en Angleterre au XVIIIe siècle. En partant des points de vue que Bacon et Hobbes, mais surtout Locke avaient fait valoir, on avait atteint les dernières conséquences qu’on pouvait en tirer ; l’ordre d’idées où l’on s’était engagé avait été suivi jusqu’au bout par ces éminents penseurs ; l’un reprenait la tâche où l’autre s’arrêtait. Le développement ne pouvait se poursuivre qu’en partant de points de vue entièrement nouveaux, étrangers à l’horizon de l’École anglaise, qui devaient venir d’un autre pays et qui en vinrent en effet. Cela n’empêche pas que, après Hume et avant le long arrêt subi par l’activité philosophique en Angleterre et qui va presque à notre siècle, il a paru une série d’ouvrages considérables complétant et conti- nuant l’action de Hume, ou bien qui s’y opposent et réagissent contre elle.

a. L’œuvre de Hume dans le domaine de la morale et de l’économie politique fut continuée dans un esprit d’indépendance par Adam Smith, son ami, né en 1723 à Kirkaldy en Écosse. Il étudia d’abord à Glasgow, où il suivit avec enthousiasme les cours de Hutcheson, et ensuite il alla à Oxford. À juger par ce qu’il dit des Universités anglaises dans son célèbre ouvrage d’économie politique, l’atmosphère d’Oxford ne lui plaisait pas. Lord Brougham raconte (Lives of philosophers of the Time of George III, p. 179) qu’il apprit à ses dépens l’étroitesse d’esprit des autorités universitaires. L’exemplaire du Treatise de Hume qu’il était en train d’étudier lui fut confisqué, et il fut blâmé pour avoir lu un pareil livre ! C’est là un trait caractéristique de la considération qu’on avait pour Hume et pour ses œuvres dans la métropole de la science anglaise. Du reste Hobbes et Locke avaient déjà été traités avec les mêmes égards. Durant un certain nombre d’années (à partir de 1751), Smith fut professeur à Glasgow. Son cours de philosophie morale comprenait quatre parties : théologie naturelle, éthique, droit naturel (d’après la méthode historique de Montesquieu), et économie politique. Ce n’est que de la deuxième et de la quatrième parties de ce cours qu’il a fait des ouvrages indépendants. En ce qui concerne la théologie naturelle, nous savons seulement ce que nous pouvons conclure de ses écrits. En matière de religion il était plus conservateur que Hume ; peut-être était-il à ce dernier comme Cléanthe à Philon (dans les Dialogues de Hume[1]). Ses ouvrages de morale et d’économie politique attestent l’ardeur avec laquelle il étudiait la réalité historique pour éclairer des questions de principes, et c’est un parti pris de la part de Buckle, que de caractériser dans la biographie, du reste instructive, qu’il donne d’Adam Smith dans son histoire de la civilisation anglaise, la méthode de ce dernier comme étant purement déductive. D’intéressants articles de sa main sur l’origine du langage et sur l’histoire de l’astronomie témoignent également de son sens historique. — Quelques années après la publication de la Theory of moral sentiments (1759) il cessa d’enseigner à l’Université et séjourna quelques années en France où la connaissance qu’il fit notamment de Quesnay, de Turgot et de Necker fut d’une grande utilité pour ses études d’économie politique. À son retour, il passa dix ans dans son pays natal de Kirkaldy, où il écrivit l’ouvrage qui lui valut la plus grande gloire, puisqu’on a l’habitude de dater de son apparition le commencement de l’économie politique scientifique Inquiry into the nature and causes of the wealth of nations (1776). Pendant ses dernières années Smith avait une situation dans les douanes d’Édimbourg, ville où il mourut en 1790.

Les deux ouvrages qui fondent la réputation de penseur d’Adam Smith, offrent entre eux un singulier contraste ; dans son ouvrage d’économie politique il prend en effet pour base l’esprit d’industrie, et dans son ouvrage de morale la sympathie. Buckle a déclaré que Smith a voulu poser chacune sous leur forme abstraite deux tendances de la nature humaine, pour permettre ainsi à la pensée une marche claire et déductive. Cette assertion se heurte au fait que le contraste des deux ouvrages est caractéristique, sans être toutefois absolu, et que Smith n’emploie pas la méthode purement déductive. Quant à savoir comment Smith s’est représenté lui-même le rapport de ses deux ouvrages entre eux, c’est une question encore irrésolue ; il n’a pas donné d’examen psychologique et historique du rapport de ces deux tendances de la nature humaine. Mais on a souvent été injuste à son égard en oubliant qu’il est l’auteur non seulement de l’ouvrage sur la richesse des nations mais encore de la théorie des sentiments moraux.

Comme moraliste, Smith enseigne que le sentiment moral ne prend naissance que lorsque l’homme vit dans la société d’autres hommes. Alors se manifeste en lui un instinct naturel qui le porte à imiter les gestes et la conduite des autres, à se mettre à leur place, à sentir et à souffrir avec eux. C’est là une tendance involontaire que l’homme le plus égoïste lui-même ne peut supprimer complètement. Cette sympathie instinctive prend un caractère plus défini par ce fait, qu’il se forme des idées touchant les causes et les effets des dispositions et des actions d’autrui. Nous approuvons les sentiments d’autrui quand nous avons conscience que, dans la même situation, nous aurions des sentiments de la même nature et de la même force. Le sentiment doit avoir un certain rapport avec la cause qui l’a produit, pour que nous puissions sympathiser avec lui. Mais si le sentiment d’un autre devient le motif d’actions entraînant des effets pour une tierce personne, nous nous mettons à la place de ce tiers, et dès lors nous ne pouvons sympathiser avec une action, que si son effet a un rapport convenable avec la cause primitive du motif. Dans la bienveillance et dans l’amour du prochain nous sympathisons aussi bien avec celui qui donne qu’avec celui qui reçoit. Dans la reconnaissance et dans la vengeance, la sympathie cesse pour celui qui agit, si l’effet est disproportionné à la cause primitive. À l’encontre de Hume, Smith prétend que la considération de l’utilité des qualités du caractère qui sont approuvées n’est pas la raison première de l’approbation. C’est un moment qui vient par la suite s’ajouter comme appui, mais c’est une « after thought », une pensée venant après le jugement involontaire, lequel se forme quand on se met à la place de celui qui agit et de celui qui subit l’influence.

Nos premiers jugements moraux portent sur d’autres hommes dont nous observons la conduite en spectateurs impartiaux. Mais nous ne tardons pas à apprendre que les autres considèrent et jugent de même notre conduite, et nous apprenons alors à la juger nous-mêmes, provisoirement au point de vue d’autrui. Ce n’est qu’en vivant en commun avec autrui que nous apprenons de cette façon à tenir toujours un miroir à nos propres actions. Nous nous partageons en deux personnes : un acteur et un spectateur. Et ce spectateur intérieur ne reste pas toujours simple représentant des censeurs extérieurs : nous lui attribuons naturellement une plus grande connaissance de nous-mêmes que ne peuvent en avoir les autres hommes ; nous le créons involontairement juge intérieur et nous appelons à sa sagesse et à sa justice compétentes des jugements bornés et injustes de nos entourages.

D’autre part le repentir peut naître quand notre volonté contredit ce que le spectateur intérieur et impartial approuverait, alors même que personne ne saurait ce qui s’agite en nous. — L’approfondissement et l’idéalisation du sentiment moral que décrit ici Smith, auraient pu être mieux expliqués par une mise à profit de la théorie de Hume sur la tendance de l’imagination à retenir et à fortifier ses objets.

Bien que quelques moyens termes fassent défaut, l’exposé de Smith offre cependant un intérêt exceptionnel, et marque un progrès considérable dans l’intelligence du développement du sentiment moral. Il rejette l’idée d’un sens moral particulier, primordial, qui serait complet une fois pour toutes, ainsi que l’explication de toute la moralité par l’égoïsme ou par la raison pure. Il ne nie pas la grande importance de la raison pour le développement moral ; mais les expériences morales particulières dont peuvent se dériver les principes généraux et rationnels de la morale, doivent être faites selon lui au moyen de cette sympathie involontaire et instinctive pour les états et la conduite d’autrui. La raison ne coopère qu’à la généralisation, mais non aux perceptions spontanées du bien et du mal. En ce point il est d’accord avec Hutcheson, qu’il loue d’avoir été le premier à voir clair. — Dans la dernière partie de la « Theory of moral sentiments », Smith donne une excellente critique de théories précédentes, qui est maintenant encore d’un grand intérêt.

Ce qui a inspiré l’idée que les deux grands ouvrages de Smith offrent non seulement un certain contraste, mais même une certaine contradiction entre eux, c’est la grande importance qu’il attache dans l’ouvrage sur la prospérité nationale à la nécessité de permettre à l’esprit d’industrie de l’individu de se manifester librement. La source de toute richesse, c’est l’épargne et le travail ; et ceux-ci ne se développent que là où l’esprit d’industrie n’est pas opprimé. « L’instinct, dit Smith, qui nous porte à épargner, c’est le désir d’améliorer notre situation, désir, il est vrai, d’ordinaire, calme et exempt de passion, mais qui nous accompagne du berceau jusqu’à la tombe. » L’individu est le mieux placé pour voir de quelle façon il peut le mieux satisfaire cet instinct. L’État ne doit pas intervenir ici avec des lois ou des défenses. Chacun achète où il trouve le meilleur marché, que ce soit dans son pays ou à l’étranger. L’offre et la demande régleront tout pour le mieux. C’est sous l’influence de la loi de l’offre et de la demande que la division du travail s’est opérée, et celle-ci est la condition de tout développement de la civilisation. L’individu lui-même trouve en effet comme les autres son compte à restreindre son travail à ce qui est le plus approprié à ses capacités. C’est ce qui se montre en grand comme en petit. Ce qui dans un ménage particulier est intelligence ne peut pas être folie dans un grand empire ! La tâche du gouvernement se borne à protéger les sujets contre la violence extérieure, à conserver la paix intérieure et à créer et à maintenir des œuvres et des institutions publiques dont l’entretien ne profiterait à personne en particulier. Par cette dernière clause, Smith reconnaît qu’il y a des tâches qui ne peuvent s’accomplir par l’action réciproque des individus isolés, guidés tous en particulier par l’esprit d’industrie. Il faut remarquer d’une façon générale qu’en composant son ouvrage d’Économie politique, Smith se place lui-même au point de vue du « spectateur impartial ».

Bien loin d’être écarté, le point de vue éthique fait absolument le fond de l’ouvrage. S’il célèbre le système libéral, cela vient de ce qu’il est « noble et généreux ». S’il réclame pour l’individu la liberté d’agir selon le calcul de ses intérêts, c’est qu’il croit que l’individu peut « être guidé par une main invisible, pour produire une fin qu’il ne s’est pas proposée ». « En recherchant son propre avantage, souvent il travaille dans l’intérêt de la société avec plus d’énergie que s’il se proposait en effet de travailler pour elle. » — Qu’on considère le mot « souvent ».

Comme Knies l’a montré : « Die politische Okonomie vom geschichtlichen Standpunkte. Neue Aufl. Braunschweig 1883, S. 226 », on a cité cette phrase de Smith en omettant le mot « souvent ». ce qui donne à sa théorie l’apparence d’une théorie de l’harmonie absolue des intérêts égoïstes, harmonie qui rendrait superflues et même nuisibles toute sympathie et toute action morale. Alors les deux chefs-d’œuvre de Smith offriraient à la vérité une contradiction absolument inconciliable.

Pour bien comprendre l’importance de Smith comme économiste, il faut se rappeler quelle oppression pesait sur la vie civile tout entière, même dans les pays les plus avancés. Il défend la cause des citoyens industrieux et économes contre les gouvernements ignorants, dissipateurs et arrogants ; il s’appuie sur cette expérience, que malgré les guerres et le gaspillage, l’Angleterre était parvenue à une plus grande prospérité par la bonne administration des particuliers et par les efforts incessants qu’ils firent pour améliorer leur propre situation. Il demande qu’on reconnaisse le travail des obscurs et des humbles qui produisent la somme principale de la force d’une nation. Et il est heureux de voir que les salaires aient monté pendant la période immédiatement précédente, car les ouvriers forment la plus grande partie de la société. — La conception de Smith est donc de nature éthico-sociale même dans son ouvrage d’Économie politique, bien qu’il attache plus d’importance à la production qu’à la répartition, et qu’il parte trop sûrement de cette idée, que les points de vue de l’économie privée peuvent se transporter purement et simplement à l’économie politique. Il a traité dans son cours sous le nom général de philosophie du droit, la justice, l’économie (police), les perceptions et les préparatifs de guerres (Lectures, p. 32). troisième et la quatrième partie du cours s’adaptent exactement.

b. Si nous nommons David Hartley parmi les successeurs de Hume, ce n’est pas parce qu’il a subi l’influence toute particulière de Hume, mais parce qu’il a fait voir sous un jour nouveau des questions dont celui-ci s’était occupé. Il déclare lui-même avoir subi les actions décisives de Newton et de Locke. Il était né en 1705 dans les environs d’York. Son étude fut d’abord la théologie, mais il l’abandonna, parce qu’il ne pouvait pas souscrire aux trente-neuf articles, et il se consacra alors à la médecine. De bonne heure il conçut le projet d’écrire un ouvrage dans lequel il voulait fondre ses idées religieuses, philosophiques et physiologiques. Il puisa l’idée principale de cet ouvrage dans l’essai fait par Gay, auteur moins connu, pour expliquer tous les sentiments supérieurs par l’association des sentiments inférieurs[2]. Toute pensée et tout sentiment, fût-il le plus idéal et le plus sublime, s’est, à l’entendre, développé de cette façon, et le pouvoir que notre volonté peut posséder sur les idées, les sentiments et les actions s’est également formé par association. Ces lois de l’association sont pour Hartley les lois suprêmes des lois naturelles de l’esprit. Hartley définit à la vérité l’association une liaison entre deux idées données simultanément ou dans une succession immédiate (Observations, London 1792, I, p. 66) ; mais il décrit également le phénomène que nous appelons maintenant association par ressemblance (I, p. 291 et suiv.). De même, il mentionne une coïncidence immédiate (coïncidence) des idées, qui apparaît dans la certitude intuitive, fondement de toute autre certitude. — Physiologiquement, à l’association correspond la liaison de plusieurs vibrations dans les molécules cérébrales, et ces mêmes vibrations une fois répétées s’unissent en une seule vibration. Hartley ne veut pas poser de théorie sur les rapports réciproques des idées et des vibrations ; elles sont étroitement liées dans leur source dernière ; mais il ne veut se ranger ni au spiritualisme, ni au matérialisme. — En vertu de la loi d’association, la vie psychique, selon Hartley, se développe graduellement des formes inférieures aux formes supérieures. C’est ainsi que se forment des idées complexes qui peuvent avoir une unité si complète, que l’on ne remarque plus les idées simples dont elles sont nées, de même qu’une matière composée peut posséder d’autres propriétés que ses éléments. De plus, des formes d’activité entreprises au début avec une conscience pleine et entière peuvent devenir, par la répétition, des formes inconscientes, ou, comme Hartley les appelle, des formes automatiques secondaires d’activité. Enfin l’intensité et la force, avec lesquelles se présentent certaines idées, peuvent passer par la suite à d’autres idées reliées à elles par l’association. C’est de ces trois lois dérivées que dépend tout développement de l’esprit, notamment le processus au moyen duquel les sentiments et les formes de volonté primitives, venant des sens, font place à des formes plus idéales. Par cette voie l’égoïsme peut être retranché et supprimé, une sympathie désintéressée et universelle peut se développer. D’un autre côté, l’envie et la cruauté peuvent également se développer conformément à ces lois.

Par son genre d’exposition et par sa conception Hartley rappelle Spinoza. Il fit faire à la psychologie de l’association un progrès considérable en posant la théorie des combinaisons psychiques douées d’autres qualités que celles des éléments et en mettant en relief le phénomène de la transposition des motifs. Comme Spinoza, Hartley est convaincu que ces sortes de lois psychologiques permettent de concilier les plus grandes oppositions de l’esprit ; la conservation de soi, grâce à l’association et au déplacement des motifs, peut se transformer en abnégation mystique. L’amour de Dieu, dit Hartley, naît en partie de motifs égoïstes ; mais Dieu étant la cause de toutes choses, une foule infinie d’associations doivent s’unir dans l’idée de Dieu et cette idée peut pour cela devenir si prédominante que toutes les autres idées, et même l’idée de nous-mêmes, peuvent disparaître devant elle. — On trouve chez Hartley comme chez Spinoza un singulier mélange de mysticisme et de réalisme ; mais le premier manque de la clarté supérieure du second.

La théorie de Hartley demeura assez peu considérée jusqu’au jour où elle trouva un partisan dans Joseph Priestley (1733-1804) qui la popularisa. C’était un savant et un théologien célèbre par sa découverte de l’oxygène, par la lutte qu’il soutint contre le dogme de la Trinité et par son enthousiasme pour la Révolution française. Priestley donne lui-même à son point de vue général le nom de matérialisme, mais il croit — adhérant ainsi à une théorie posée par le jésuite Boscovich — que l’essence de la matière consiste dans la force, force d’attraction ou de répulsion, et que les atomes doivent être conçus comme des points d’énergie, car c’est là tout ce que, en réalité, nous savons d’eux. La solidité n’est qu’une qualité sensible n’exprimant pas l’essence de la matière, c’est seulement une action de cette essence sur les sens. S’il en est ainsi, il n’y a pas de raison (ainsi que Priestley le développe dans ses Disquisitions on Matter and Spirit, London 1777), pour admettre deux substances différentes ; les facultés, tant physiques que psychiques, pourraient tout aussi bien revenir à la même substance. Priestley est persuadé que cette conception concorde bien mieux avec la conception chrétienne primitive que la conception spiritualiste, empruntée à la philosophie païenne.

La théorie de Hartley fut reprise également par un autre savant, Erasme Darwin (1731-1802), grand-père de Charles Darwin, un médecin, qui était naturaliste, poète et philosophe de talent. Dans son œuvre principale, Zoonomia or the Laws of organic Life (London 1794, etc., traduction allemande de J.-D. Brandis, Hanovre 1795, etc.), il explique la formation des instincts par l’expérience et l’association, sous l’influence de l’instinct de conservation individuelle et de l’accommodation au milieu. Il va plus loin que Hartley en soutenant (voir en particulier l’original chapitre xxxix de la Ire partie) que les qualités acquises de cette façon peuvent se transmettre ; la théorie psychologique de l’association s’élargit ainsi en une théorie biologique de l’évolution qui présente de grandes analogies avec l’hypothèse de l’évolution des espèces posée quelques années plus tard par Lamarck, et qui, comme celle-ci, prépare la grande hypothèse à laquelle devait s’attacher le nom de Darwin.

c. Tout autre est la position prise vis-à-vis de la philosophie de Locke et de Hume par Thomas Reid et ses successeurs. Plus d’analyse patiente comme celle qui faisait la force et la grandeur de l’École anglaise, mais qui comportait aussi le danger de miner le fondement de la conception certaine et populaire ainsi que celui de la conception spéculative et religieuse du monde ; on fait maintenant appel aux jugements de la conscience naïve et du sens commun, et la philosophie a dès lors pour objet de rendre compte de ce que contiennent ces jugements et d’en systématiser le contenu. Fatigué et rendu incrédule par l’analyse, on se tourne vers la réalité immédiate, dont on réclame les droits. C’est là une réaction qui s’annonce sous diverses formes au cours du siècle, et qui fait pressentir la réaction profonde contre la tendance générale du xviiie siècle qui se fit jour au début du siècle nouveau, — réaction qui fut féconde et juste à bien des égards, car elle défendait la cause des faits historiques ; par contre elle montra souvent infiniment peu d’esprit critique toutes les fois qu’il s’agissait de déterminer ce qui dans un cas particulier était donné comme fait réel. L’École écossaise (c’est ainsi que s’appelle la tendance créée par Reid, tendance dont on trouve des traces déjà chez Hutcheson et chez Smith, mais qui prit le dessus avec Reid dans les Universités écossaises), a rendu des services à la science de l’esprit par sa psychologie saine et descriptive ; mais elle a ce défaut de confondre description et explication, et de glisser sous la description des thèses théoriques. — Thomas Reid (1710-1796), le représentant le plus notable de cette tendance, fut d’abord prédicateur, puis professeur à Aberdeen et à Glasgow. Il raconte dans son ouvrage le plus considérable (Inquiry into the Human Mind on the principles of Common Sense, 1764) qu’il était partisan de la philosophie de Locke et de Berkeley, mais que le Treatise de Hume lui a montré qu’elle menait à de dangereuses conséquences : au renversement de toute science, de toute religion, de toute vertu, de tout sens commun (common sense) ! Voilà pourquoi il a soumis à la critique toute la tendance et découvert qu’elle contredit l’expérience ; aussi est-ce sur le terrain de l’expérience qu’il veut la combattre. Il suivra la méthode de Bacon et de Newton. — Ce qu’il avait exposé sous une forme concise dans son Inquiry, Reid le développa plus tard en tenant compte des domaines psychologiques spéciaux dans ses ouvrages plus considérables : Essays on the Intellectual Powers of Mind (1785) et Essays on the Active Powers of Mind (1788).

Toute notre connaissance a pour fond, d’après Reid, certaines suppositions instinctives qu’aucun doute ne saurait ébranler. Aussi gouvernent-elles avec une puissance irrésistible les opinions et la conduite de tous les hommes dans les conditions générales de la vie. Elles sont les principes du sens commun (principles of common sense), antérieures à toute philosophie, et pour cette raison possèdent une autorité plus grande que celle-ci. Ce sont des parties intégrantes de notre constitution originale, de celle qui vient de la main de Dieu.

À ces principes primordiaux appartient en premier lieu la croyance à un monde extérieur matériel et à l’existence de l’âme. Chaque sensation que je reçois suscite par une suggestion naturelle (natural suggestion) la croyance à un objet extérieur de la sensation, ainsi qu’à un moi qui a la sensation. Entre la sensation et le souvenir d’une part, et l’imagination d’autre part, la différence n’est pas seulement quantitative, mais aussi qualitative, et celle-ci ne s’explique pas davantage. La croyance en l’objet de la sensation ou du souvenir est un simple acte de conscience qui ne peut se décrire plus amplement, pas plus qu’il ne s’explique par association. Sans doute nous nous trouvons ici en présence d’un remarquable trait de notre nature : la sensation, au moyen d’une sorte de magie naturelle (by a natural kind of magie) provoque dans notre conscience quelque chose dont nous n’avons jamais fait l’expérience et que pourtant nous concevons et nous croyons ! —

L’instinct de causalité a une certaine affinité avec la perception sensible (perception, qui comprend, outre la sensation, la natural suggestion). C’est un penchant naturel, bien qu’inexplicable, à croire que les liaisons des phénomènes que nous avons remarquées par le passé, subsisteront encore à l’avenir. C’est sur ce principe que s’appuie toute science ainsi que toute superstition ; on pourrait l’appeler principe inductif. Tout homme de bon sens le reconnaît, et qui ne le reconnaîtrait pas, serait bon à mettre dans une maison de santé. — Dans le domaine pratique, comme exemple de principe primordial, nous avons le sens moral. « Par les sens externes, dit Reid (Active Powers, p. 238), nous acquérons non seulement les idées primordiales des différentes qualités des corps, mais encore les jugements primordiaux, d’après lesquels nous disons que tel corps a telle qualité, et que tel autre a telle autre qualité ; de même, par notre faculté morale nous acquérons à la fois les idées primordiales du bien et du mal de l’action, de la dignité et de l’indignité, nous jugeons par exemple que telle conduite est bonne, telle autre mauvaise, que tel caractère est plein de mérite, tel autre indigne. » Le témoignage de la nature se manifeste dans le sens moral d’une façon analogue à ce qui se passe dans les sens externes. Les principes premiers, dans le domaine pratique comme dans le domaine théorique, possèdent une certitude intuitive (intuitive evidence) devant laquelle il n’y a pas de résistance, à condition que l’esprit soit mûr, calme et sans préjugés. —

Reid et l’École écossaise marquent une réaction contre Hume analogue à celle de l’École de Cambridge en son temps contre Hobbes. Il est caractéristique que cette réaction s’autorise non plus des vérités éternelles, mais du témoignage de l’expérience. Il est vrai qu’elle croit, et c’est là sa grande méprise, pouvoir lire directement des vérités éternelles dans les perceptions les plus simples, et qu’elle croit à autant d’instincts primordiaux qu’il y a de phénomènes énigmatiques. Genre d’explication fort commode ! En même temps elle donne à l’intuition une extension bien plus grande que Descartes, Locke et Leibnitz, qui ne donnaient ce nom qu’à la simple perception d’égalité ou de différence. Les actes de conscience les plus complexes sont déclarés actes d’intuition et, comme tels, regardés comme justifiés. Cette tendance devait forcément avoir pour effet d’entraver toute investigation et toute analyse. Et à vrai dire Hume n’est pas le moins du monde touché par elle, puisqu’il avait déclaré lui-même professer dans la pratique « les principes du sens commun », tout en trouvant extrêmement difficile de les fonder. La justification de Reid vis-à-vis de Hume était que ce dernier négligeait l’enchaînement primordial et perpétuel des sensations qui est un fait au même titre que toute sensation isolée en elle-même. Mais il se dispensait de réfuter scientifiquement Hume par son appel au common sense, qui était la mort de toute philosophie.

D’une façon générale il se produisit après Hume dans l’histoire de la philosophie anglaise un long ralentissement très compréhensible. Ainsi que nous en avons déjà fait l’observation, l’ordre de pensées suivi par l’École anglaise avait été épuisé : on était au bout du rouleau. Et d’un autre côté, l’intérêt pour la politique ou pour la religion passait au premier rang : la politique revendiquait de nouveau des aptitudes éminentes, après une longue période où l’on avait vécu des conséquences de la Révolution de 1688, et le sentiment religieux, étouffé en partie par le latitudinarisme et le déisme, s’enflamma de nouveau danss le méthodisme, qui marque une réaction, très forte et très populaire, contre la période rationaliste précédente. Toutefois cette situation ne saurait être ici mise dans un plus grand jour. Elle est très bien caractérisée par Leslie Stephen dans son ouvrage, History of English Thougt in the 18 th Century.

  1. Nous pouvons nous faire une idée de la troisième partie de ce cours par un cahier de notes trouvé il y a quelques années et qui contient outre la philosophie du droit, un exposé de l’économie politique (le premier brouillon du Wealth of Nations). Voir Lectures on Justice. Police : Revenue and Arms. Delivered in the University of Glasgow by Adam Smith Reported by a student, 1763. Edited by Edwin Cannon, Oxford 1896. Il cherche à montrer le développement du droit public et privé sous l’influence du progrès économique et industriel.
  2. L’ouvrage de Hartley (Observations on man, his frame, his Duty and his expectations) parut en 1749. Hartley exerça la médecine et on le dépeint comme un caractère noble et humain (mort en 1757). Son importance pour l’histoire de la psychologie réside dans l’essai qu’il fit pour expliquer tous les phénomènes psychiques par l’association de sensations et d’idées tout à fait simples.