Histoire de la philosophie moderne/Livre 5/Chapitre 1

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 482-488).

1. — Voltaire et Montesquieu

Dans ses Lettres sur les Anglais (1783) Voltaire (né en 1694, mort en 1778) exposait à ses compatriotes une nouvelle science de la nature, une nouvelle philosophie et une organisation nouvelle de la société. Il opposait Locke et Newton à Descartes, les Sociniens, les Quakers et autres dissidents aux catholiques, la constitution parlementaire à l’autocratie. Son opinion était assez claire, là même où il n’indiquait pas de comparaison formelle et où il se confinait dans la description pure ; du reste on ne s’y méprit pas : le livre fut brûlé. Beaucoup de Français regardaient d’ailleurs Voltaire (ainsi que plus tard Montesquieu) comme un mauvais patriote à cause de son admiration pour le caractère anglais. Mais ses lettres marquent une révolution dans l’histoire de la civilisation : l’inoculation au continent de pensées anglaises. Plus tard, Voltaire donna un bon exposé populaire des théories physiques de Newton (Éléments de la philosophie de Newton, mis à la portée de tout le monde, 1738), ouvrage qui contribua beaucoup à propager et à faire triompher la nouvelle physique. L’importance de Voltaire n’est pas d’être un penseur indépendant, mais un grand abréviateur et un grand vulgarisateur. Le titre d’un de ses ouvrages les plus considérables : Dictionnaire philosophique portatif (1764) est caractéristique à ce point de vue. Les idées sont prêtes ; il ne s’agit plus que de les formuler de façon à les rendre facilement transportables. Il vante Locke de nous avoir fourni l’histoire de l’âme, tandis qu’auparavant tant de « raisonneurs » nous en avaient donné un roman, et de faire dériver de la sensation tout ce qui est dans l’entendement. Mais Voltaire serait assez enclin à aller plus loin, et à voir dans tout souvenir et dans toute pensée une simple continuation et un simple changement de la sensation ; lorsque Condillac (dont nous parlerons plus tard) eut posé cela en théorie, Voltaire se rangea à ce qu’avait dit « le grand philosophe » (art. : « Sensation » du Dict. phil.). Or si tout provient des sens, que pouvons-nous savoir de l’éternel et de l’infini, et de la nature de l’âme ? Presque rien. Caractéristiques de Voltaire — à l’encontre de Locke et de Condillac — sont les résultats sceptiques qu’il fait dériver de ce principe, que tout dans notre conscience provient de la sensation. Officiellement il nous assure, il est vrai, avec une ironie sur laquelle on ne peut se méprendre, que la révélation nous a appris que l’âme est une substance spirituelle. Mais sa conviction sur « les bornes de l’esprit humain » (voir l’art. : « Bornes de l’esprit humain » dans le Dict. phil.) ne laisse pas de s’exprimer dans les termes par lesquels il finit l’article de l’âme dans son Dictionnaire philosophique : « Ô Homme ! Dieu t’a donné l’entendement pour te bien conduire, et non pour pénétrer dans l’essence des choses qu’il a créées ! »

Tout vient de la sensation, cela ne fait pas de doute pour Voltaire. Mais la sensation ? Locke avait dit, à la grande joie de Voltaire, que rien n’empêche de croire que Dieu ait doué la matière de la faculté de sentir. Voltaire ne s’arrêtait pas à la remarque de Locke, que cette faculté ne peut être conférée qu’au moyen d’un acte miraculeux ; il s’empare de l’observation et s’en sert continuellement comme d’une arme contre les spiritualistes. Toutefois il manifeste en même temps dans son système la tendance à ramener tout à ces deux principes : Dieu et la matière. Il n’avait que faire des esprits comme moyens termes. Mais qu’est-ce donc que la matière ? À vrai dire, on ne le sait pas, pas plus qu’on ne sait ce qu’est l’âme. Néanmoins Voltaire ne doute pas de son existence, il lui attribue même une existence éternelle : « Nul axiome (Art. : « Matière » du Dict. phil.) n’a jamais été plus universellement reçu que celui-ci : « Rien ne se fait de rien ». En effet le contraire est incompréhensible. » Et il cherche à montrer que la religion ne souffre pas de l’hypothèse qu’il y a une matière éternelle organisée par la divinité en vue d’une fin. « Nous sommes assez heureux pour savoir aujourd’hui par la foi que Dieu tira la matière du néant ; mais », etc. À la vérité l’hypothèse d’une matière éternelle présente aussi diverses difficultés et il ne faut pas se flatter de pouvoir les surmonter ; la philosophie ne peut donner une explication de toutes choses. La croyance en une matière éternelle ordonnée par Dieu ne présente pas toutefois de difficultés au point de vue de la morale : nos obligations sont les mêmes, que nous ayions sous les pieds un chaos ordonné ou un chaos créé ! — Voltaire soutient que les solutions spéculatives et dogmatiques ont peu d’importance pour la pratique et pour la morale. C’est peut être-en ce point qu’il a le plus de portée en philosophie et que son scepticisme se montre différent de l’esprit blasé. Le sérieux pratique dont Voltaire pouvait faire preuve au besoin apparaît assez dans le parti qu’il prit comme défenseur des opprimés et des condamnés innocents. Il montra par des actes que s’il renvoyait si souvent par pure ironie ou par malignité aux dogmes de la révélation, il mettait en œuvre toute sa volonté dès qu’il opposait la pratique à la spéculation. En ce qui concerne la croyance en l’immortalité, il semble l’avoir crue nécessaire pour maintenir la morale dans l’humanité. (Le bien commun de tous les hommes demande qu’on croye l’âme immortelle : Lettres sur les Anglais, XIII.) Tout en s’appuyant ici sur « le bien commun »83) il cherche à donner un fondement à la croyance en Dieu en partant (comme Newton) de la finalité de la nature. Il soutient l’idée des causes finales, seulement il faut envisager les effets qui en tout temps et partout sont invariablement les mêmes, et non les effets spéciaux et dérivés. Voltaire souligne fortement et avec un malin plaisir les mauvais côtés du monde, et il combat l’optimisme qui, fixant son attention sur les grandes lois qui règnent dans le Tout, néglige et méprise la souffrance et le malheur qui peuvent résulter pour les êtres individuels de cet ordre universel des choses. La destruction de Lisbonne par un tremblement de terre lui fournit comme l’on sait l’occasion particulière de railler le meilleur des mondes possibles. Il touche en plein cœur le système optimiste de Leibniz lorsqu’il met dans la bouche de Candide (fouetté dans un autodafé qui a lieu en manière de fête expiatoire), après la ruine de Lisbonne, les paroles suivantes : Si c’est là le meilleur des mondes, comment sont donc faits les autres ? Voltaire était indigné que Leibniz et Shaftesbury et, après eux et en vers, Pope aient dit que tout est bien et que l’on ne peut demander que Dieu change ses lois éternelles pour un être aussi chétif que l’homme. « Il faut avouer du moins, dit-il (art. : « Tout est bien », du Dict. phil.), que ce chétif animal a droit de crier humblement, et de chercher à comprendre en criant, pourquoi ces lois éternelles ne sont pas faites pour le bien-être de chaque individu. » Pour Voltaire lui-même, la réponse à la dernière question se trouvait dans sa théorie de Dieu et de la matière qui était peut-être motivée par la réflexion sur les maux qui résultent pour les êtres individuels de l’ordre de la nature. Il croit en un Dieu de bonté, mais les souffrances du monde sont pour lui le témoignage que ce Dieu n’est pas tout-puissant, qu’il doit sans cesse triompher d’une résistance, et cette résistance il l’attribue à la matière. Le côté moral de la religion était pour lui l’essentiel. « Après notre sainte religion, dit-il, en commençant par sa révérence officielle ordinaire (art. : « Religion », du Dict. phil.), qui sans doute est la seule bonne, quelle serait la moins mauvaise ? Ne serait-ce pas la plus simple ? ne serait-ce pas celle qui enseignerait beaucoup de morale et très peu de dogmes ? Celle qui tendrait à rendre les hommes justes, sans les rendre absurdes ? » Tout ce qui dans la religion dépasse l’adoration d’un être suprême, il le déclare superstition. L’idée de simplicité mise à profit par les penseurs de la Renaissance pour comprendre le monde de la nature est appliquée maintenant par les penseurs du siècle philosophique au monde surnaturel. En ce qui concerne la religion positive, la critique de Voltaire s’en tient aux dogmes actuels ; il ne s’interroge pas sur leur formation, sur leur origine dans l’impulsion du sentiment, sur la valeur symbolique qu’ils peuvent avoir comme expression d’expériences psychiques chèrement achetées. Il plaisante sur les îles bizarrement ordonnées de l’océan de la religion et ne songe pas que ce qui apparaît ainsi dispersé, contradictoire et sans règle à la surface peut avoir son enchaînement au fond des mers, et est peut-être l’effet de forces volcaniques souterraines.

L’inconscient ou le mi-conscient, l’involontaire et le spontané, l’émotion, c’étaient choses incompréhensibles pour lui. Il voyait tout comme en plein jour. Le crépuscule et le demi-jour étaient à ses yeux indices d’ambiguïté, de folie, de sottise, de ridicule ou de bassesse. Il les traite par cette alternative, qu’il faut être ou « fou ou fripon » pour y croire. Ce qui engendre la superstition, c’est la démence et la sottise du fanatisme, qui peuvent s’élever jusqu’à « l’insolente imbécillité » mais surviennent les fripons qui utilisent les folies pour leurs fins84. Psychologie élémentaire de la religion qui satisfait à n’en pas douter au principe de simplicité et est à un haut degré « portative » !

Voltaire était convaincu que le moment était venu d’abroger tous les préjugés. Il ne pensait pas que tous les préjugés fussent mauvais : il en est qui sont ratifiés par la raison (art. : « Préjugés », du Dict. phil.), mais il ne doutait pas de la puissance de la raison, telle que celle-ci était alors conçue. Il se réjouissait (dans les Lettres à d’Alembert) que le « siècle de la raison » fût venu. En tous points il voyait la puissance de l’Église sur le déclin, dans la conscience des lettrés comme à l’intérieur de l’État. Sans doute — la propagation des lumières avait ses limites : la « canaille », les « savetiers et les servantes » ne peuvent les recevoir en partage. Mais Voltaire se console : Il ne s’agit pas tant d’empêcher nos laquais d’aller à la messe ou à vêpres ; il s’agit d’arracher les pères de famille à la tyrannie des imposteurs et de propager l’esprit de tolérance85. Il ne se doutait pas que les laquais eux-mêmes se mettraient bientôt à philosopher ; n’avait-il pas lui-même rendu la philosophie « portative » ? Il ne pouvait sortir de ce dualisme honnêtes gens et canaille. Ici encore il s’en tint aux antinomies apparentes, sans pouvoir en découvrir la relation, il est vrai, souvent cachée. On ne doit pas oublier néanmoins que l’abîme qui séparait les diverses couches du peuple était à cette époque justement plus grand et plus largement ouvert que nous ne le voyons maintenant, et que Voltaire voyait la solution dans la sollicitude d’une monarchie éclairée pour le peuple.

Montesquieu (1689-1755) possédait des qualités essentielles qui manquaient à Voltaire ; il avait en particulier la faculté de penser les choses dans leur enchaînement déterminé, sans les en détacher en vue d’une pointe. Il s’élève bien au-dessus du niveau ordinaire de la pensée du XVIIIe siècle grâce à l’idée qui est au fond de son chef-d’œuvre (Esprit des lois, 1748) : les institutions et les lois ne sont pas des productions arbitraires, elles supposent, pour pouvoir subsister et agir, certaines conditions naturelles. Il fait ressortir le rapport des lois avec le climat, les mœurs et la façon de vivre, avec la religion et avec l’ensemble du caractère national. « Les lois, dit-il (Esprit des lois, I, 3), doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. » L’école historique moderne a en Montesquieu un de ses plus importants devanciers. — Sa tendance consiste néanmoins à acquérir des idées générales par l’étude des faits historiques. Tout en développant sa méthode historique, il peut montrer en plusieurs endroits le sophisme qu’il y a à défendre, comme on l’avait fait, les abus de la tradition, quand il examine par exemple la liberté personnelle et politique. Et son admiration pour l’antiquité et pour l’Angleterre le porte à des peintures idéales qui étaient autant de condamnations de l’état de choses qui existait en France. Dès son retour, il transforma son jardin en parc anglais, et ses idées politiques prirent aussi un coloris anglais. Et il faut bien tenir compte ici que dans sa célèbre description de la constitution anglaise (Esprit des lois, XI, 6) il s’appuie bien plutôt sur l’étude du livre de Locke Of Civil Government que sur des recherches approfondies sur la constitution anglaise dans ses rapports avec l’histoire et avec les mœurs de la nation. Le traité de Locke était une justification théorique de la révolution ; il ne prétendait pas décrire ce qui existait historiquement, mais fonder le droit de développer dans un certain sens la réalité historique. Montesquieu va même plus loin que Locke en développant bien plus nettement qu’il ne le fait la théorie de la tripartition du pouvoir en pouvoir législatif, judiciaire et exécutif. Il ne voyait pas que cette tripartition ne pouvait en fait s’appliquer en quelque sorte qu’à une certaine période de l’histoire d’Angleterre, à l’époque exactement qui suivit immédiatement la révolution. Avant cette période, le roi prenait une plus grande part au pouvoir législatif, et plus tard, ce fut au tour du Parlement de prendre une part de plus en plus grande au pouvoir exécutif86. Et cependant Montesquieu voyait dans ce système une coutume propre aux anciens Germains : « ce beau système fut inventé dans les forêts ». Il ne le connaissait que sous son complet développement et comme forme extérieure de la vie politique du peuple : l’administration indépendante des petits districts qui sert de base à la constitution parlementaire anglaise, lui échappa. Voltaire s’était emparé des résultats de Locke et de Newton, sans saisir la tendance, l’esprit de recherche, dont ils étaient sortis, de même Montesquieu prit la forme de la constitution anglaise et la systématisa sans emporter le fond solide qui la soutient en réalité. Vu sous cet aspect, il est voisin de la philosophie française du xviiie siècle et trouve place au milieu des philosophes. Même chez lui on sent « l’esprit classique ». Albert Sorel dit justement de lui : « Il ne suit pas les gouvernements dans leur développement historique… il les fait voir arrêtés, complets, définitifs… Point de chronologie ni de perspective ; tout est placé sur un même plan. C’est l’unité de temps, de lieu et d’action portée du théâtre dans la législation. » — Toutefois Montesquieu ne pensait pas que les formes anglaises pussent se transplanter purement et simplement en France. Ses pensées caressaient bien plutôt l’idée de ressusciter la vieille monarchie française avec une classe de fonctionnaires éclairés et surtout avec une classe de juges indépendants. Mais l’esprit de son temps glissa dans son œuvre des tendances contraires à sa propre méthode historique ; et cet esprit avait notamment une telle puissance sur ses lecteurs que son œuvre prit une signification révolutionnaire qui n’était pas du tout dans sa pensée.



NOTES

83. P. 484. Il est absolument nécessaire pour les princes et pour les peuples que l’idée d’un être suprême créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur soit profondément gravée dans les esprits (Art. Athéisme, dans le Dict. phil.) — À la fin de cet article il est dit que maintenant il y a moins d’athées qu’auparavant, parce que les vrais philosophes reconnaissent maintenant les causes finales : « un catéchisme annonce Dieu aux enfants et Newton le démontre aux sages. »

84. P. 486. Voltaire dit dans les Lettres sur les Anglais, XIII (à propos de la croyance de Socrate à son démon). Il y a des gens à la vérité qui prétendent qu’un homme qui se vantait d’avoir un génie familier, était indubitablement un fou ou un fripon, mais ces gens-là sont trop difficiles. — Il dit dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (t. II, chap. ix), « le christianisme doit sûrement être divin, puisque 17 siècles de friponneries et d’imbécillités n’ont pu le détruire ». Peu de temps avant il applique le terme insolente imbécillité à un conteur de légendes. — Art. Fanatisme dans le Dict. phil. : ce sont d’ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques. — Les railleries de Voltaire ne l’empêchèrent pas seulement de reconnaître les formes religieuses et ecclésiastiques. On a vu que le vieux Socrate lui-même dut en faire les frais. En d’autres endroits, il exerce son esprit sur Spinoza et sur le naturaliste Maillet, dont Voltaire se moqua pour son pressentiment de l’hypothèse de l’évolution. Et tout cela en vertu du principe que ce qu’il ne pouvait comprendre était ou imbécillité ou friponnerie.

85. P. 486. Cf. D. Fr. Strauss : Voltaire, 3. Aufl. p. 330 et suiv.

86. P. 487. Gneist (Das Selfgovernment in England, 3. Aufl., p. 944) remarque : « Le porte-parole des nouvelles doctrines (c’est-à-dire des nouvelles doctrines politiques en France), Montesquieu, n’avait pas présent à l’esprit la constitution anglaise, mais les Institutions de Blackstone, où le développement historique de l’ensemble et l’institution intermédiaire du self-government font défaut. Ce fut justement ce qui rendit l’exposé acceptable aux yeux français. » Il s’est glissé ici une erreur, l’ouvrage de Blackstone ne parut en effet qu’en 1769, alors que l’Esprit des lois parut dès 1748. C’est justement le contraire qui eut lieu : la théorie de Montesquieu a de l’influence sur Blackstone et partant agit dans une grande mesure sur le développement politique de l’Angleterre. Cf. F. C. Montague : introduction à son édition du Fragment on Government de Bentham (Oxford 1891, p. 68). Montague fait en même temps cette très juste remarque, que c’est certainement le spectacle du système d’oppression des gouvernements continentaux qui a porté Montesquieu à souligner la séparation des pouvoirs plus fortement que la constitution anglaise et les théories anglaises ne le comportaient. Dans le Federalist no 47-51. Madison et Hamilton, les auteurs de la constitution des États-Unis, examinent d’une manière intéressante la théorie de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs et discutent en particulier la façon dont elle doit être organisée, en tenant compte de ce que le pouvoir législatif a toujours un penchant à usurper le pouvoir exécutif.